CWM (Fre) Set of 18 volumes
Notes sur le Chemin Vol. 11 of CWM (Fre) 422 pages 2009 Edition
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Dans ces conversations, la Mère confie à un disciple ses expériences sur le chemin du « yoga du corps », au cours des années 1961-1973.

Notes sur le Chemin

The Mother symbol
The Mother

Dans ces conversations, la Mère confie à un disciple ses expériences sur le chemin du « yoga du corps », au cours des années 1961-1973.

Collection des œuvres de La Mère Notes sur le Chemin Vol. 11 422 pages 2009 Edition
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Note de l'Éditeur

Au cours des années 1961-1973, la Mère eut de fréquentes conversations avec un disciple au sujet des expériences qu'elle avait à l'époque. Elle donna son accord pour que certaines de ces conversations soient publiées à mesure dans le Bulletin du Centre International d'Éducation Sri Aurobindo. Cette sélection parut régulièrement de février 1965 à avril 1973 sous les titres "Notes sur le Chemin" et "À propos".

La note liminaire qui suit se trouvait en tête de la première des "Notes sur le Chemin":

"Nous commençons sous cette rubrique la publication de quelques fragments de conversations avec la Mère. Ces réflexions, ou ces expériences, ces observations très récentes, sont comme des jalons sur le chemin de la Transformation; elles ont été choisies, non seulement parce qu'elles éclairaient le Travail en cours  —  un yoga du corps dont tous les processus sont à établir  —  mais parce qu'elles peuvent être comme une indication de l'effort à faire."







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La Mère en 1969







1964




Le 7 octobre 1964

Les choses, non du point de vue ordinaire mais du point de vue supérieur, ont pris nettement un tournant vers le mieux. Mais les conséquences matérielles sont encore là — toutes les difficultés sont comme aggravées. Seulement, le pouvoir de la conscience est plus grand — plus clair, plus précis; et aussi l’action sur ceux qui sont de bonne volonté : ils font des progrès assez considérables. Mais les difficultés matérielles sont comme aggravées, c’est-à-dire que c’est... pour voir si nous tenons le coup!

C’est comme cela.

Il n’y a pas longtemps (c’est depuis hier), quelque chose s’est clarifié dans l’atmosphère. Mais le chemin est encore long — long, long. Ça, je le sens très long. Il faut durer. Durer, c’est surtout cela l’impression — il faut avoir de l’endurance. Ce sont les deux choses absolument indispensables : l’endurance, et garder une foi que rien ne peut ébranler, même une négation apparemment complète, même si l’on souffre, même si l’on est misérable (je veux dire dans le corps), même si l’on est fatigué — durer. S’accrocher et durer — avoir de l’endurance. Voilà.

Mais d’après ce que l’on me raconte, je veux dire ceux qui écoutent la radio, qui lisent les journaux (toutes choses que je ne fais point), le monde tout entier est en train de subir une action... qui, pour le moment, est bouleversante. Il semble que le nombre de « fous apparents » augmente considérablement. Comme en Amérique, par exemple, toute la jeunesse semble être prise par une sorte de vertige curieux, qui serait inquiétant pour les gens raisonnables, mais qui est certainement l’indication qu’une force inaccoutumée est à l’œuvre. C’est la rupture de toutes les habitudes et de toutes les règles — c’est bon. Pour le moment, c’est un peu « étrange », mais c’est nécessaire.

La vraie attitude, actuellement, n’est-elle pas d’essayer d’être aussi transparent que possible?

Transparent, réceptif à la force nouvelle.

Je me pose la question, parce que l’on a l’impression que cette transparence, c’est transparent, mais c’est un peu rien — un « rien » qui est plein, mais c’est quand même rien, on ne sait pas. On ne sait pas si c’est une espèce de tamas1 supérieur, ou...

Surtout être confiant. La grosse difficulté dans la Matière, c’est que la conscience matérielle (c’est-à-dire le mental dans la Matière) s’est formée sous la pression des difficultés — des difficultés, des obstacles, des souffrances, des luttes. Elle a été pour ainsi dire « élaborée » par ces choses, et cela lui a donné une empreinte, presque de pessimisme et de défaitisme, qui est certainement le plus grand obstacle.

C’est cela dont je suis consciente dans mon propre travail. La conscience la plus matérielle, le mental le plus matériel est habitué à agir, à faire effort, à avancer à coups de fouet; autrement, c’est le tamas. Et alors, dans la mesure où il imagine, il imagine toujours la difficulté — toujours l’obstacle ou toujours l’opposition, et cela ralentit le mouvement terriblement. Il lui faut des expériences très concrètes, très tangibles et très répétées, pour le convaincre que derrière toutes ses difficultés, il y a une Grâce, que derrière tous ses insuccès, il y a la Victoire, que derrière toutes ses douleurs, ses souffrances, ses contradictions, il y a l’Ânanda. De tous les efforts, c’est celui qu’il faut répéter le plus souvent : on est tout le temps obligé d’arrêter ou d’écarter, de convertir un pessimisme, un doute ou une imagination tout à fait défaitiste.

Je parle exclusivement de la conscience matérielle.

Naturellement, quand quelque chose vient d’en haut, ça fait brrm! comme ça (geste d’aplatissement), alors tout se tait, tout s’arrête et attend. Mais... je comprends bien pourquoi la Vérité, la Conscience de Vérité ne s’exprime pas d’une façon plus constante, parce que la différence entre son Pouvoir et le pouvoir de la Matière est tellement grande que le pouvoir de la Matière est comme annulé — mais alors, cela ne veut pas dire la Transformation, cela veut dire un écrasement. C’était cela que l’on faisait dans le temps : on écrasait toute cette conscience matérielle sous le poids d’un Pouvoir contre lequel rien ne peut lutter, auquel rien ne peut s’opposer. Et alors, on avait l’impression : « Ça y est! c’est arrivé », mais ce n’était pas arrivé du tout! Parce que le reste, en bas, demeurait tel quel, sans changer.

Maintenant, on veut lui donner la pleine possibilité de changer; eh bien, pour cela, il faut lui laisser son jeu et ne pas faire intervenir un Pouvoir qui l’écrase — cela, je comprends très bien. Mais cette conscience-là a l’obstination de l’imbécillité. Combien de fois, au moment d’une souffrance, par exemple, quand une souffrance est là, aiguë, et que l’on a l’impression qu’elle va devenir intolérable, il y a le petit mouvement intérieur (dans les cellules) d’appel — les cellules envoient leur S.O.S. — tout s’arrête, la souffrance disparaît; et souvent (maintenant de plus en plus) elle est remplacée par un sentiment de bienêtre béatifique; mais cette conscience matérielle imbécile, sa première réaction : « Ah! nous allons voir ce que ça va durer », et naturellement, par ce mouvement-là, démolit tout — il faut tout recommencer.

Je crois que pour que l’effet soit durable — pas un effet miraculeux, qui vient, éblouit et s’en va —, il faut que ce soit vraiment l’effet d’une transformation. Il faut être très, très patient — nous avons affaire à une conscience très lente, très lourde, très obstinée, qui ne peut pas avancer rapidement, qui s’accroche à ce qu’elle a, à ce qui lui a paru la vérité; même si c’est une toute petite vérité, elle s’accroche à elle et ne veut plus bouger. Alors, pour guérir cela, il faut beaucoup, beaucoup de patience — beaucoup de patience.

Le tout est de durer — durer, durer.

Sri Aurobindo a dit cela, plusieurs fois, sous des formes diverses: « Endure and you’ll conquer... Bear — bear and you’ll vanquish2 . »

Le triomphe est au plus endurant.

Et alors, cela paraît être la leçon pour ces agglomérats-là (Mère désigne son corps) — les corps, n’est-ce pas, m’apparaissent simplement comme des agglomérats; et tant qu’il y a une volonté derrière, de garder cela ensemble, pour une raison ou pour une autre, cela reste ensemble... Ces jours-ci, hier ou avant-hier, il y a eu cette expérience : une espèce de conscience complètement décentralisée (je parle toujours de la conscience physique, pas du tout des consciences supérieures), une conscience décentralisée qui se trouvait être ici, là, là, dans ce corps-ci, dans ce corps-là (dans ce que les gens appellent cette « personne-ci » et cette « personne-là », mais cette notion n’existe plus très bien); puis il y a eu comme une intervention d’une conscience universelle vis-à-vis des cellules, comme si elle demandait à ces cellules pour quelle raison elles voulaient garder cette combinaison, si l’on peut dire, ou cet agglomérat?... Justement, on leur faisait comprendre, ou sentir les difficultés qui venaient du nombre d’années, de l’usure, des difficultés extérieures, enfin toute la détérioration causée par le frottement, l’usure — et cela leur paraissait tout à fait indifférent. La réponse était assez intéressante, en ce sens qu’elles semblaient n’attacher d’importance qu’à la capacité de rester en contact conscient avec la Force supérieure. C’était comme une aspiration (pas formulée avec des mots, naturellement), ce qu’on appelle en anglais « a yearning », « a longing », de ce contact avec la Force divine, la Force d’Harmonie, la Force de Vérité, la Force d’Amour. Et c’est à cause de cela qu’elles appréciaient la présente combinaison.

C’était tout à fait un autre point de vue.

Je l’exprime avec des mots du mental, parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement, mais c’était dans le domaine de la sensation plutôt qu’autre chose. Et c’était très clair — c’était très clair et très continu, il n’y avait pas de fluctuations. N’est-ce pas, à ce moment-là, cette conscience universelle est intervenue en disant : « Voilà les obstacles », et ces obstacles étaient clairement vus (cette espèce de pessimisme du mental — un mental informe, qui commence à naître et à s’organiser dans ces cellules), mais les cellules elles-mêmes s’en fichaient complètement! cela leur paraissait être comme une maladie (le mot déforme, mais elles avaient l’impression comme d’un accident ou d’une maladie inévitable, ou de quelque chose qui ne faisait pas partie normale de leur développement et qui leur avait été imposé). Et alors, à ce moment-là, est né une sorte de pouvoir inférieur d’agir sur ces choses (ce mental physique); cela a donné un pouvoir matériel pour se séparer de ça et le rejeter. Et c’est après cela que ce tournant a eu lieu, dont je parlais tout à l’heure, tournant dans l’ensemble des circonstances, comme si, vraiment, quelque chose de décisif s’était passé. Il y a eu comme une joie confiante : « Ah! nous sommes libres de ce cauchemar. »

Et en même temps, un soulagement — un soulagement physique, comme si l’air était plus facile à respirer... oui, un peu comme si l’on était enfermé dans une coque — une coque suffocante — et que... en tout cas, une ouverture s’est faite dedans. Et on respire. Je ne sais pas si c’est plus que cela, mais en tout cas c’est comme si une déchirure s’était faite, une ouverture, et on respire.

Et c’était une action tout à fait matérielle, cellulaire.

Mais dès que l’on descend dans ce domaine-là, le domaine des cellules, même de la constitution des cellules, comme cela paraît moins lourd ! Cette espèce de lourdeur de la Matière disparaît — ça recommence à être fluide, vibrant. Ce qui tendrait à prouver que la lourdeur, l’épaisseur, l’inertie, l’immobilité, c’est quelque chose qui est ajouté, ce n’est pas une qualité essentielle à... c’est la fausse Matière, celle que nous pensons ou que nous sentons, mais pas la Matière elle-même telle qu’elle est. C’était très sensible.

(silence)

Ce que l’on peut faire de mieux, c’est de ne pas avoir de parti pris, ni d’idées préconçues, ni de principes — oh! les principes moraux, les partis pris de conduite, ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, et les idées préconçues au point de vue moral, au point de vue progrès, et toutes les conventions sociales et mentales... il n’y a pas de pire obstacle. Il y a des gens, je connais des gens qui ont perdu des dizaines d’années pour surmonter une de ces constructions mentales!... Si l’on peut être comme cela, ouvert — ouvert vraiment dans une simplicité, n’est-ce pas, la simplicité qui sait qu’elle est ignorante — comme cela (geste vers le haut, d’abandon), prêt à recevoir tout ce qui vient, alors quelque chose peut se produire.

Et naturellement, la soif de progrès, la soif de savoir, la soif de se transformer, et, par-dessus tout, la soif de l’Amour et de la Vérité — si l’on garde cela, on va plus vite. Une soif, vraiment, un besoin, un besoin.

Tout le reste n’a pas d’importance, c’est de ça qu’on a besoin.

S’accrocher à ce que l’on croit savoir, s’accrocher à ce que l’on sent, s’accrocher à ce que l’on aime, s’accrocher à ses habitudes, s’accrocher à ses prétendus besoins, et s’accrocher au monde tel qu’il est, c’est cela qui vous lie. Il faut défaire tout cela, une chose après l’autre. Défaire tous les liens. Et l’on a dit cela des milliers de fois, et les gens continuent à faire la même chose... Même ceux qui sont très éloquents et qui prêchent cela aux autres, ils s’ac-cro-chent — ils s’accrochent à leur manière de voir, à leur manière de sentir, leur habitude de progrès, qui paraît être pour eux seulement la seule.

Plus de liens — libre, libre. Toujours prêt à tout changer, excepté une chose : aspirer, cette soif.

Je comprends bien, il y a des gens qui n’aiment pas l’idée d’un « Divin », parce que, immédiatement, cela se mélange à toutes ces conceptions européennes ou occidentales (qui sont effroyables), et alors cela complique un peu leur existence — mais on n’a pas besoin de ça ! Le « quelque chose » dont on a besoin, la Perfection dont on a besoin, la Lumière dont on a besoin, l’Amour dont on a besoin, la Vérité dont on a besoin, la suprême Perfection dont on a besoin — et c’est tout. Les formules... moins il y a de formules, mieux c’est. Comme ça : un besoin, que seulement la Chose peut satisfaire — rien d’autre, pas de demi-mesure, seulement Ça. Et puis, allez!... Votre chemin sera votre chemin, ça n’a pas d’importance — n’importe quel chemin, n’importe, même les extravagances de la jeunesse américaine actuelle peuvent être un chemin, ça n’a pas d’importance.

Comme dit Sri Aurobindo : « Si tu ne peux pas avoir l’amour de Dieu (je traduis), eh bien, arrange-toi pour te battre avec Lui. S’Il ne te donne pas l’étreinte de l’amant, oblige-Le à te donner l’étreinte du lutteur3. » Parce qu’Il est sûr de te vaincre.

1965




Le 12 janvier 1965

Le tout est de tenir le coup. Et pour tenir le coup, je n’ai trouvé qu’un seul moyen, c’est ce Calme, le calme intérieur — un calme qui doit se faire d’autant plus... comment dire... complet, que la lutte est plus matérielle.

Il y a eu ces temps derniers (surtout depuis le 1er janvier) une espèce de bombardement des forces adverses — une rage, tu sais. Alors, il faut se tenir comme cela (Mère devient immobile comme une statue), c’est tout. Et quand on a été secoué physiquement, il ne faut pas trop demander au corps, il faut lui donner beaucoup de tranquillité, beaucoup de repos.

La difficulté, c’est que je suis très absorbé par l’état de ce corps, il me prend beaucoup de conscience — le mental physique, par exemple, m’envahit complètement.

Oui, je le sais bien. Mais c’est toujours la difficulté, c’est la difficulté de tout le monde. C’est pour cela que dans le temps on vous disait : « Allez-vous-en ! laissez cela tranquille barboter — allez-vous-en. » Mais nous n’avons pas le droit de le faire, c’est le contraire de notre travail. Et tu sais, on arrive très bien à une liberté presque absolue à l’égard de son corps, au point que l’on peut ne rien sentir, rien ; mais je n’ai même plus le droit de m’extérioriser, figure-toi ! Même quand j’ai assez mal ou que les choses sont assez difficiles, ou même quand je suis un peu tranquille, c’est-à-dire la nuit, et que je me dis : « Oh ! m’en aller dans mes béatitudes! » — cela ne m’est pas permis. Je suis liée là (Mère touche son corps). C’est là, là, qu’il faut réaliser.

C’est pour cela.

Il n’y a que de temps en temps, pour une action précise (quelquefois cela vient comme un éclair, quelquefois quelques minutes seulement), le grand Pouvoir d’avant, qui était constamment senti, vient, brrm! fait son travail, puis s’en va. Mais jamais sur ce corps. Jamais il ne fait rien pour ce corps — ce n’est pas une intervention supérieure qui changera, c’est... du dedans.

Et c’est la même chose qui t’arrive et qui arrive à tous ceux qui font le travail, et c’est la difficulté. C’est pour cela que je te dis : « Cela ne fait rien, ne te tourmente pas si tu es occupé de ton corps : tâche seulement de profiter de cela — profiter de cette préoccupation — pour y amener la Paix, la Paix. » Constamment, c’est comme si je t’enveloppais d’un cocon de paix. Et alors, si tu pouvais, justement dans ce mental qui vibre, bouge tout le temps (vraiment comme un singe), si tu pouvais y mettre... c’est une Paix qui agit directement dans cette vibration matérielle — une Paix où tout se détend.

Ne pas penser — pas penser à vouloir transformer ce mental [physique] ou à le faire taire ou à l’abolir : tout cela, c’est encore de l’activité. Simplement, le laisser marcher, mais... mettre la Paix, sentir la Paix, vivre la Paix, connaître la Paix — la Paix, la Paix, la Paix.

C’est la seule chose.

Le 24 mars 1965

X. a fait un rêve plutôt mauvais : elle arrivait dans une maison sur laquelle on devait veiller, et personne n’avait veillé; des ennemis étaient entrés. X. est entrée dans cette maison, elle a trouvé une chambre où était Sri Aurobindo et Sri Aurobindo avait été blessé au pied, il gémissait. Il avait été blessé par les adversaires que l’on avait laissé pénétrer dans la maison. Voyant Sri Aurobindo blessé, elle a couru, couru pour te chercher.

C’est peut-être tout simplement l’image de ce qui est arrivé le 11 février4 ?

Le pied, cela veut dire quelque chose de physique.

Je crois que c’est cela, c’est seulement l’image symbolique de ce qui est arrivé.

Ce n’est pas quelque chose qui va se produire?

Prémonitoire? Non.

Le pied, c’est son action physique à travers certaines gens ou à travers l’Ashram ou à travers moi.

Je ne crois pas que ce soit sérieux. C’est l’image de ce qui a eu lieu, qui s’est enregistrée quelque part.

(silence)

C’est un développement assez curieux. Depuis quelque temps, mais d’une façon de plus en plus précise, quand j’entends quelque chose, qu’on me lit quelque chose, ou quand j’écoute de la musique, que quelqu’un me raconte un fait, je sens tout de suite l’origine de l’activité ou le plan sur lequel elle se passe; ou l’origine de l’inspiration se traduit automatiquement par une vibration dans l’un des centres. Et alors, suivant la qualité de la vibration, c’est une chose constructive ou négative, et quand cela touche si peu que ce soit, à un moment donné, à un domaine de Vérité, il y a... comment dire... comme l’étincelle d’une vibration d’Ânanda. Et la pensée est absolument silencieuse, immobile, rien — rien (Mère ouvre les mains vers le haut dans un geste d’offrande totale). Mais cette perception devient de plus en plus précise. Et je sais comme cela — je sais d’où vient l’inspiration, où se situent l’action et la qualité de la chose.

C’est d’une précision! oh! infinitésimale, de détail. La première fois que j’ai senti cela d’une façon claire, c’était lorsque j’ai entendu la musique composée pour « The Hour of God »5 ; c’était la première fois, et à ce moment-là je ne savais pas que c’était quelque chose de tout organisé, une sorte d’organisation d’expérience. Mais maintenant, après tous ces mois, cela s’est classé et c’est pour moi une indication absolument sûre, qui ne correspond à aucune pensée active, aucune volonté active — simplement, je suis une machine, infiniment délicate, de réception des vibrations. C’est comme cela que je sais d’où viennent les choses. Il n’y a aucune pensée. C’est comme cela que m’est venue la vibration de ce rêve (Mère fait un geste en bas, sous les pieds), c’était dans le domaine du subconscient. Alors j’ai su qu’il s’agissait d’un enregistrement.

Et l’autre jour, quand Y. m’a lu son article, c’était neutre (geste vague à hauteur moyenne), tout le temps neutre, puis, tout d’un coup, une étincelle d’Ânanda ; c’est cela qui m’a fait apprécier. Et tout à l’heure, lorsque tu m’as lu ce texte de Z., il y a eu une petite raie de lumière (geste à hauteur de la gorge), alors j’ai su. Une raie de lumière agréable — pas l’Ânanda, mais une lumière agréable, alors j’ai su qu’il y avait là quelque chose.

Et il y a des degrés, n’est-ce pas, c’est presque infini de qualités.

C’est la façon qui m’est donnée d’apprécier la position des choses.

Et tout à fait, tout à fait en dehors de la pensée. C’est après, quand tu m’as demandé, par exemple, pour ce rêve, j’ai dit : « Logiquement, puisque la vibration est là (geste en bas), ce doit être un souvenir. » Et avec une sorte de certitude, parce que... parce que la perception est tout à fait impersonnelle.

C’est un mécanisme d’une délicatesse extraordinaire, et avec un champ de réceptivité (geste de gradation) presque infini.

Ma façon de connaître les gens est comme cela aussi, maintenant. Mais depuis longtemps, quand je vois une photographie, par exemple, cela ne passe pas du tout par la pensée, ce ne sont pas des déductions ni des intuitions — cela crée une vibration quelque part. Et il arrive même des choses amusantes; l’autre jour, on me donne la photographie de quelqu’un, alors je sens très bien : d’après l’endroit qui est touché, à la vibration qui répond, je sais que cet homme-là a l’habitude de manier les idées et qu’il a l’assurance de quelqu’un qui enseigne. Je demande, pour voir : « Que fait cet homme? » On me dit : « Il fait des affaires. » J’ai dit : « Mais il n’est pas fait pour faire des affaires, il n’y entend rien. » Et trois minutes après, on me dit : « Ah ! pardon, excusez-moi, c’est un professeur! » (Mère rit) c’est comme cela.

Et c’est constant, constant.

L’appréciation du monde, des vibrations du monde.

C’est pour cela que je t’ai demandé de me donner tes mains, tout à l’heure — pourquoi? C’est pour avoir justement la vibration. Eh bien, j’ai senti ce que l’on appelle en anglais a sort of dullness6 ; je me suis dit : « Ça ne va pas. »

Et aucune pensée, rien, simplement comme cela (Mère reste immobile dans un geste d’offrande vers le haut).

Alors qu’est-ce qui ne va pas? (Mère rit) Oui, c’est cela, c’est une sorte de dullness.

Oui, je suis très englouti par la matière.

C’est cela.

Ce n’est pas drôle.

Non, mais tu ne peux pas en sortir?

On est assailli. Et mon corps ne m’aide pas beaucoup non plus.

Ah ! non, le corps n’aide jamais, maintenant j’en suis convaincue. On peut, dans une certaine mesure, aider son corps (pas trop grande, mais enfin c’est une mesure), on peut aider son corps; mais le corps ne vous aide pas. Toujours, sa vibration est par terre.

Oui, c’est lourd.

Sans exception. Sans exception c’est un abaissement, et surtout cela : c’est quelque chose qui rend terne, terne — qui ne vibre pas.

C’est lourd.

Mais avec cette sâdhanâ que je suis en train de faire, il y a certains fils conducteurs que l’on suit, j’ai certaines phrases de Sri Aurobindo... Pour les autres sâdhanâ, j’avais l’habitude : tout ce qu’il disait était clair, cela indiquait le chemin, on n’avait pas à chercher; mais là il ne l’a pas fait, seulement il a dit ou fait certaines remarques, de temps en temps, et ces remarques me servent (il y a la nuit, aussi, quand je le rencontre, mais je ne veux pas trop compter là-dessus, parce que... on devient trop anxieux d’avoir ce contact, et cela gâte tout). Il y a plusieurs remarques qui me sont restées ainsi, et qui sont, oui, comme des fils conducteurs; par exemple : « Endurer... endurer. »

Vous avez, supposons, une douleur quelque part; l’instinct (l’instinct du corps, l’instinct des cellules) est de se crisper et de vouloir rejeter — c’est la pire chose, cela augmente, invariablement. Par conséquent, la première chose à enseigner au corps est de rester immobile — n’ayez pas de réaction. Surtout pas de crispation, mais même pas de mouvement de rejet — une parfaite immobilité. Cela, c’est l’égalité corporelle.

Une parfaite immobilité.

Après la parfaite immobilité, c’est le mouvement d’aspiration intérieure (je parle toujours de l’aspiration des cellules — j’emploie des mots pour ce qui n’a pas de mots, mais il n’y a pas moyen de s’exprimer autrement), le « surrender », c’est-àdire l’acceptation spontanée et totale de la Volonté suprême (que l’on ne connaît pas). Est-ce que la Volonté totale veut que les choses aillent de ce côté-ci ou de ce côté-là, c’est-à-dire vers la désintégration de certains éléments ou vers...? Et là encore, il y a des nuances infinies : il y a le passage entre deux hauteurs (je parle de réalisations cellulaires, n’est-ce pas, ne pas oublier cela), je veux dire que l’on a un certain équilibre intérieur, un équilibre de mouvement, de vie, et il est entendu que pour passer d’un mouvement à un mouvement supérieur, presque toujours il se produit une descente puis une remontée — c’est une transition. Alors, est-ce que le choc reçu vous pousse à descendre pour remonter, ou est-ce qu’il vous pousse à descendre pour abandonner de vieux mouvements, parce qu’il y a des façons d’être cellulaires qui doivent disparaître pour faire place à d’autres? Il y en a d’autres qui s’inclinent pour remonter avec une harmonie, une organisation supérieures. C’est le second point. Et il faut attendre et voir, sans postuler d’avance ce qui doit être. Surtout, n’est-ce pas, il y a le désir — le désir d’être confortable, le désir d’être en paix, tout cela — qui doit absolument cesser, disparaître. Il faut être absolument sans réaction, comme cela (geste, paumes ouvertes, d’offrande immobile vers le haut). Et alors, quand on est comme cela (« on », ce sont les cellules), au bout d’un moment vient la perception de la catégorie à laquelle appartient le mouvement, et il n’y a qu’à suivre, soit qu’il s’agisse de quelque chose qui doive disparaître et être remplacé par autre chose (que pour le moment on ne connaît pas), soit qu’il s’agisse de quelque chose qui doive se transformer.

Et ainsi de suite. Et c’est tout le temps comme cela.

Tout cela pour te dire que la pensée est absolument immobile, tout se passe directement : des questions de vibration. Eh bien, ce n’est que comme cela que l’on peut savoir ce que l’on doit faire. Si ça passe par le mental, surtout cette pensée physique qui est absolument imbécile, absolument, on ne peut pas savoir; tant qu’elle marche, on est toujours amené à faire ce que l’on ne doit pas faire, à avoir surtout la réaction mauvaise — la réaction qui aide les forces de désordre et d’obscurité au lieu de les contredire. Et je ne parle pas de l’anxiété, parce qu’il y a extrêmement longtemps qu’il n’y a plus d’anxiété dans mon corps — longtemps, des années... mais l’anxiété, c’est comme si l’on avalait une tasse de poison.

C’est cela que l’on appelle le yoga physique.

Surmonter tout cela. Et la seule façon de le faire : à chaque seconde, que toutes ces cellules soient (geste d’offrande immobile vers le haut) dans une adoration, une aspiration — une adoration, une aspiration, une adoration... et rien d’autre. Alors, au bout de quelque temps, il y a aussi la joie, puis cela finit par la confiance béatifique. Quand cette confiance sera établie, tout ira bien. Mais... c’est très facile à dire, c’est beaucoup plus difficile à faire. Seulement, pour le moment, je suis convaincue que c’est le seul moyen, il n’y en a pas d’autres.

Le 21 août 1965

Depuis le 15, il y a tout un travail de préparation de la transformation. Comment pourrait-on appeler cela ?... un transfert de pouvoir.

Les cellules, toute la conscience matérielle obéissait à la conscience individuelle intérieure — psychique le plus souvent, ou mentale (mais le mental, il y a longtemps qu’il se taisait). Mais maintenant, ce mental matériel est en train de s’organiser comme l’autre, ou plutôt comme tous les autres, comme le mental de tous les états d’être.

C’est comme un déplacement de la volonté directrice. Et là, matériellement, physiquement, il y a comme un étonnement; et un besoin de s’identifier à la nouvelle direction — c’est un petit peu difficile. C’est difficile à expliquer aussi... Ce n’est plus la même chose qui vous fait agir. « Agir » : tout, n’est-ce pas, bouger, marcher, n’importe quoi. Ce n’est plus le même centre. Et alors, si, par habitude, on essaye de se raccrocher au vieux centre, oh ! cela fait un grand désordre, et il faut être bien soigneux de ne pas laisser l’habitude, la vieille habitude s’exprimer, se manifester.

C’est difficile à dire. C’est encore trop seulement une action.

La pensée ici, dans ce cerveau-là, a de la difficulté à s’adapter.

Parce que, pendant deux jours (je veux dire deux jours continus) il y avait tout le temps une aspiration : « Comment sera ce monde nouveau quand il sera matériel, ici? Comment sera ce monde nouveau? » Et alors, cela m’avait tellement mis « dedans », que j’étais... je n’étais pas loin, mais il y avait comme un matelas de brouillard entre moi et le monde tel qu’il est. 17 C’était là encore aujourd’hui.

(silence)

Ce matin, par exemple, plusieurs fois, pendant un certain temps (je ne sais pas combien de temps, mais pas très court : un quart d’heure, une demi-heure, je ne sais pas), les cellules du corps, c’est-à-dire la forme du corps, avaient l’expérience que de rester ensemble ou de se dissoudre dépend d’une certaine attitude — une attitude ou une volonté, quelque chose qui tient de la volonté et de l’attitude. Et avec la perception (quelquefois presque double, en même temps, l’une étant plutôt un souvenir et l’autre une chose vécue) de ce qui vous fait mouvoir, agir, savoir; la vieille manière comme un souvenir, et la nouvelle manière où, évidemment, il n’y a aucune raison de se dissoudre, excepté si on le choisit — cela n’a pas de sens, c’est une chose qui n’a pas de sens : pourquoi se dissoudre?

Et si, au moment où l’on retombe... ce n’est pas exactement cela... quand la vieille conscience revient à la surface, si l’on n’est pas très attentif, cela produit naturellement un évanouissement.

Pendant, oh! c’était longtemps, pendant tout le temps entre cinq heures et six heures moins le quart, c’était comme cela.

Cela donne, en même temps, un sentiment d’irréalité de la vie et d’une réalité que l’on pourrait appeler éternelle : le sens de la mort n’existe pas, cela ne veut rien dire. Ce n’est qu’un choix. Et la dislocation qui n’a pas de sens, qui n’a pas de raison d’être, c’est une fantaisie.

Et alors, toute la vieille manière de voir, de sentir, de percevoir, est derrière comme une sorte de matelas — un matelas de brouillard — qui rend le contact cotonneux, imprécis.

Maintenant, n’est-ce pas, j’ai retrouvé la conscience ordinaire, alors je peux l’exprimer; autrement, c’était difficile à exprimer. Et le contraste ou l’opposition est pénible, douloureuse; les deux se plaignent : l’autre a l’impression qu’il s’évanouit, et le nouveau qu’on ne le laisse pas tranquille. Quand on est dans l’un ou dans l’autre, ça va, mais quand les deux sont ensemble, ce n’est pas très agréable. Et il y a une sorte de sentiment d’incertitude; on ne sait pas très bien où l’on est, si l’on est ici, si l’on est là ; on ne sait pas très bien.

Mais ce changement de pouvoir initiateur, si l’on peut dire, ce transfert de pouvoir, cela m’a fait l’effet d’une expérience unique, de quelque chose qui n’avait jamais eu lieu avant. Malheureusement, cela n’a pas duré longtemps. Mais l’expérience a laissé une sorte de certitude dans le corps — il est moins incertain de l’avenir. Comme si c’était venu lui dire : « Ce sera comme cela. »

Si cela reste, c’est l’évidente immortalité.

Comment définis-tu ce mental physique, celui qui a fait l’objet du transfert de pouvoir?

Ce n’est pas le mental physique. Le mental physique, il y a longtemps qu’il est changé. C’est le mental matériel — pas même le mental matériel : le mental de la Matière. C’est la substance mentale qui appartient à la Matière elle-même, aux cellules. C’est ce que l’on appelait autrefois « l’esprit de la forme » quand on disait que les momies gardaient leur corps intact aussi longtemps que l’esprit de la forme persistait7 . C’est ce mental-là, ce mental tout à fait matériel. L’autre, le mental physique, il y a longtemps qu’il était organisé.

Alors, quelle est la différence entre ce mental matériel et le mental physique?

Le mental physique, c’est le mental de la personnalité physique formée par le corps. Il croît avec le corps, mais ce n’est pas le mental de la Matière : c’est le mental de l’être physique. Par exemple, c’est ce mental physique qui donne le caractère — caractère corporel, caractère physique — et qui est en grande partie formé par l’atavisme et par l’éducation. C’est tout cela que l’on appelle le « mental physique ». Oui, c’est le résultat de l’atavisme, de l’éducation et de la formation du corps; c’est ce qui fait le caractère physique. Par exemple, il y a des gens qui sont patients, des gens qui sont forts, etc. — physiquement, n’est-ce pas, non pour des raisons vitales ou mentales, mais purement physiquement; on a un caractère. C’est le mental physique. Et cela fait partie de tout yoga intégral : on fait la discipline de ce mental physique. Il y a plus de soixante ans que j’ai fait cela.

Mais alors, par exemple, ce mental qui est spontanément défaitiste, qui a toutes sortes de craintes, de peurs, qui voit le pire, qui répète toujours les mêmes choses, est-ce le mental physique ou le mental matériel?

C’est la partie la plus inconsciente du mental physique, et c’est cela qui fait le lien entre le mental physique et cette substance matérielle. Mais c’est déjà un mental organisé, tu comprends? C’est la partie la plus matérielle, celle qui touche au mental. Comment peut-on appeler ce mental? On ne peut même pas l’appeler le « mental corporel » : c’est le mental des cellules, c’est un mental cellulaire.

Ce mental cellulaire existe dans les animaux, et même il y a un petit commencement (mais très petit, comme une promesse) dans les plantes — elles répondent à une action mentale. Elles répondent. Dès que la Vie se manifeste, il y a déjà comme une promesse de mental, de mouvement mental. Et dans les animaux, c’est clair. Tandis que ce mental physique n’a vraiment commencé à exister que dans l’homme. C’est ce que le tout petit enfant a déjà ; il a déjà un mental physique; c’est-à-dire que deux tout petits enfants ne sont pas pareils, leurs réactions ne sont pas les mêmes, il y a déjà une différence. Et c’est surtout ce qui vous est donné avec la forme spéciale de votre corps, par l’atavisme, puis développé pleinement par l’éducation.

Non, le mental physique, dès que l’on fait un yoga intégral, il faut s’en occuper, tandis que ce mental matériel, cellulaire, je t’assure que c’est tout à fait nouveau — c’est tout à fait nouveau.

C’est le mental qui était comme une substance non coordonnée, qui avait une activité constante, pas organisée (Mère fait un geste de trépidation continue). C’est celui-là qui est en train de s’organiser. C’est cela qui est important, parce que Sri Aurobindo avait dit que c’était inorganisable et qu’il n’y avait qu’à le rejeter de l’existence. Et j’avais cette impression aussi. Mais quand l’action transformatrice est constante sur les cellules, ce mental matériel commence à s’organiser, c’est cela qui est merveilleux — il commence à s’organiser. Et comme il s’organise, il apprend à se taire — c’est ce qu’il y a de plus beau! il apprend à rester tranquille, à se taire et à laisser la Force suprême agir sans intervenir.

Le plus difficile, c’est dans les nerfs, parce qu’ils ont tellement l’habitude de cette volonté consciente ordinaire, que quand elle s’arrête et que l’on veut l’Action directe de tout en haut, ils deviennent comme fous. L’autre jour, j’ai eu cette expériencelà, qui a duré plus d’une heure, et c’était difficile; mais cela m’a appris beaucoup de choses — beaucoup de choses. Et tout cela, c’est ce que l’on peut appeler le « transfert de pouvoir »; c’est l’ancien pouvoir qui se retire. Et alors avant que le corps ne s’adapte au nouveau pouvoir, il y a une période, là, qui est critique. Comme toutes les cellules sont en état d’aspiration constante, ça va relativement vite, mais tout de même... les minutes sont longues.

Mais de plus en plus, il y a une espèce de certitude dans les cellules, que tout ce qui se passe, est en vue de cette transformation et de ce transfert du pouvoir directeur. Et même au moment où c’est matériellement douloureux (pas même physiquement : matériellement douloureux), les cellules gardent cette certitude. Et alors elles résistent, elles endurent la souffrance sans dépression, sans être aucunement affectées, avec cette certitude que c’est pour préparer la transformation, le processus de transformation et de transfert du pouvoir directeur. Comme je le disais, c’est dans les nerfs que l’expérience est la plus pénible — naturellement, parce que ce sont les cellules les plus sensibles, celles qui ont la sensation la plus aiguë. Mais ils ont une réceptivité très considérable, très spontanée, spontanément forte — il n’y a pas d’effort à faire — à la vibration physique harmonieuse (qui est très rare, mais enfin cela existe chez certains individus). Et cette vibration physique... ce que l’on pourrait appeler une force physique, une vibration harmonieuse physique, spontanément harmonieuse, n’est-ce pas, sans nécessité d’une intervention mentale, comme les vibrations d’une fleur, par exemple... il y a des vibrations physiques qui sont comme cela, qui portent en elles une force harmonieuse... et les nerfs sont extrêmement sensibles et réceptifs à cette vibration, qui les remet d’aplomb tout de suite.

C’est très intéressant, cela explique beaucoup, beaucoup de choses. Un jour viendra où tout cela sera expliqué et mis à sa place. Ce n’est pas encore le moment de révéler, mais c’est très intéressant.

J’ai vraiment l’impression que cela commence à s’organiser, le travail commence à s’organiser.

Naturellement, il faut éviter soigneusement de faire intervenir une organisation mentale, c’est pour cela que je n’essaye pas d’expliquer trop. Le mental vient, et alors ce n’est plus cela.

Le 27 novembre 1965

Mère commence par commenter le message distribué pour le Darshan, le 24 novembre :

« C’est certainement une erreur de faire descendre de force la lumière, de la tirer. Le Supramental ne peut pas être pris d’assaut. Quand le temps sera venu, il s’ouvrira de lui-même. Mais d’abord, il y a beaucoup à faire et il faut que ce soit fait patiemment et sans hâte. »

Sri Aurobindo

C’est bon pour les gens raisonnables. On dira : « Voilà, il ne promet pas de miracles. »

Pourquoi? Beaucoup de gens ont-ils donc tendance à « tirer » ?

Les gens sont pressés, ils veulent voir les résultats tout de suite.

Et alors, ils croient tirer le Supramental — ils tirent quelque petite individualité vitale qui se moque d’eux et leur fait faire de vilaines blagues après. C’est ce qui arrive le plus souvent, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent.

Une petite individualité, une entité vitale qui joue le grand jeu et fait des effets, des jeux de lumière; alors le pauvre bougre qui a tiré est ébloui, il dit : « Voilà, c’est le Supramental » et il tombe dans un trou.

Ce n’est que lorsqu’on a touché, vu d’une façon quelconque et eu un contact avec la Lumière véritable, que l’on peut discerner le vital, et l’on s’aperçoit que c’est tout à fait comme des jeux de lumière sur un théâtre, une lumière artificielle. Mais autrement, les autres sont éblouis — c’est éblouissant, c’est « magnifique », et alors ils se trompent. Ce n’est que si l’on a vu et que l’on a eu le contact avec la Vérité, ah! alors on sourit.

C’est du cabotinage, mais il faut savoir la vérité pour discerner le cabotinage.

Au fond, c’est la même chose pour tout. Le vital est comme un super-théâtre qui donne des représentations — très attrayantes, éblouissantes, trompeuses — et ce n’est que quand on connaît la Vraie Chose, que, immédiatement, instinctivement, sans raisonnement, on discerne et on dit :

« Non, ça je n’en veux pas. »

Et pour tout, n’est-ce pas. Là où cela a pris une importance capitale dans la vie humaine, c’est pour l’amour. Les passions vitales, les attractions vitales ont pris presque partout la place du sentiment véritable, qui est tranquille, tandis que cela, ça vous met en effervescence, ça vous donne le sentiment de quelque chose de « vivant ». C’est très trompeur. Et on ne sait cela, on ne le sent, on ne le perçoit clairement que quand on connaît la Vraie Chose; si l’on a touché à l’amour véritable par le psychique et l’union divine, alors cela paraît creux, mince, vide — une apparence et une comédie, plus souvent tragique que comique.

Tout ce que l’on peut en dire, tout ce que l’on peut en expliquer ne sert à rien du tout, parce que celui ou celle qui est prise, dit tout de suite : « Oh! ce n’est pas comme pour les autres. » Ce qui vous arrive à vous-même, n’est jamais comme ce qui arrive aux autres! Il faut avoir la vraie expérience, alors tout le vital prend l’aspect d’une mascarade — pas attrayante.

Et quand on tire, c’est, oh! beaucoup plus de quatre-vingtdix-neuf fois sur cent, c’est un cas sur un million où il se trouve que l’on tire la Vraie Chose — cela prouve que l’on était prêt. Autrement, c’est toujours le vital que l’on tire, l’apparence, la représentation dramatique de la Chose, pas la Chose elle-même.

Tirer est toujours un mouvement égoïste. C’est une déformation de l’aspiration. L’aspiration vraie, cela comporte un don, un don de soi, tandis que tirer, c’est vouloir pour soi. Même si dans la pensée on a une ambition plus vaste — la terre, l’univers —, cela ne fait rien, ce sont des activités mentales.

(long silence)

Tu n’as rien senti de particulier le jour du Darshan?

Non.

Sri Aurobindo était là depuis le matin jusqu’au soir.

Pendant, oh ! pendant plus d’une heure il m’a fait vivre comme la vision concrète et vivante de la condition de l’humanité et des différentes couches d’humanité par rapport à la création nouvelle ou supramentale. Et c’était merveilleusement clair et concret et vivant... Il y avait toute l’humanité qui n’est plus tout à fait animale, qui a bénéficié du développement mental et qui a créé une certaine harmonie dans sa vie — une harmonie vitale et artistique, littéraire — et dont la grande majorité vit, satisfaite de vivre. Ils ont attrapé une sorte d’harmonie et ils vivent là-dedans la vie telle qu’elle existe dans un milieu civilisé, c’est-à-dire un peu cultivé, avec des raffinements de goût, des raffinements d’habitudes; et toute cette vie a une certaine beauté où ils se trouvent à l’aise, et à moins qu’il ne leur arrive quelque chose de catastrophique, ils sont heureux et contents, satisfaits de la vie. Ceux-là peuvent être attirés (parce qu’ils ont du goût, ils sont développés intellectuellement), ils peuvent être attirés par les forces nouvelles, les choses nouvelles, la vie future; par exemple, ils peuvent devenir des disciples de Sri Aurobindo mentalement, intellectuellement. Mais ils ne sentent pas du tout le besoin de changer matériellement, et si on les y forçait, ce serait d’abord prématuré, injuste, et cela créerait tout simplement un grand désordre et troublerait leur vie tout à fait inutilement.

C’était très clair.

Puis il y avait les quelques-uns — rares individus — qui étaient prêts à faire l’effort nécessaire pour la préparation de la transformation et pour attirer les forces nouvelles, essayer d’adapter la Matière, chercher les moyens d’expression, etc. Ceux-là sont prêts pour le yoga de Sri Aurobindo. Ils sont très peu nombreux. Il y a même ceux qui ont le sens du sacrifice et qui sont prêts à avoir une vie dure, pénible, pourvu que cela mène ou que cela aide à cette transformation future. Mais il ne faudrait pas, il ne faudrait d’aucune manière qu’ils essayent d’influencer les autres et de leur faire partager leur propre effort; ce serait tout à fait injuste — non seulement injuste, mais extrêmement maladroit, parce que cela changerait le rythme et le mouvement universels, ou tout au moins terrestres, et au lieu d’aider, cela produirait des conflits et aboutirait à un chaos.

Mais c’était si vivant, si réel, que toute mon attitude (comment dire... une attitude passive, qui n’est pas l’effet d’une volonté active), toute la position prise dans le travail a changé. Et cela a amené une paix — une paix et une tranquillité et une confiance tout à fait décisives. Un changement décisif. Et même, ce qui, dans la position précédente, paraissait être de l’obstination, de la maladresse, de l’inconscience, toutes sortes de choses déplorables, tout cela a disparu. C’était comme la vision d’un grand Rythme universel où chaque chose prend sa place et... tout est très bien. Et l’effort de transformation réduit à un petit nombre, devient une chose beaucoup plus précieuse et beaucoup plus puissante pour la réalisation. C’est comme un choix qui a été fait pour ceux qui seront les pionniers de la création nouvelle. Et toutes ces idées de « répandre », de « préparer » ou de baratter la Matière : des enfantillages. C’est de l’agitation humaine.

La vision était d’une beauté tellement majestueuse et calme et souriante, oh!... C’était plein, plein vraiment de l’Amour divin.

Et pas un Amour divin qui « pardonne » — il ne s’agit pas de cela du tout, du tout! — chaque chose à sa place et réalisant son rythme intérieur aussi parfaitement qu’elle le peut.

C’était un très beau cadeau.

N’est-ce pas, toutes ces choses, on les sait quelque part, intellectuellement, comme ça, dans l’idée, on sait tout cela, mais ça ne sert à rien du tout. Dans la pratique de chaque jour, on vit selon quelque chose d’autre, une compréhension plus vraie. Et là, c’était comme si l’on touchait les choses — on les voyait, on les touchait — dans leur ordonnance supérieure.

C’était venu après une vision des plantes et de la beauté spontanée des plantes (c’est quelque chose de si merveilleux), puis de l’animal avec une vie si harmonieuse (quand les hommes n’interviennent pas), et tout cela était bien à sa place. Puis l’humanité vraie en tant qu’humanité, c’est-à-dire le maximum de ce qu’un mental équilibré peut produire de beauté, d’harmonie, de charme, d’élégance de la vie et du goût de vivre — du goût de vivre en beauté — et naturellement en supprimant tout ce qui est laid et bas et vulgaire. C’était une jolie humanité. L’humanité à son maximum, mais jolie. Et qui est parfaitement satisfaite en tant qu’humanité, parce qu’elle vit harmonieusement. Et c’est peut-être aussi comme une promesse de ce que la presque totalité de l’humanité deviendra sous l’influence de la création nouvelle. Il me paraissait que c’était ce que la Conscience supramentale pouvait faire de l’humanité. Il y avait même une comparaison avec ce que l’humanité avait fait de l’espèce animale (c’est extrêmement mélangé, naturellement, mais il y a eu des perfectionnements, des améliorations, des utilisations plus complètes). L’animalité, sous l’influence mentale, est devenue quelque chose d’autre, qui était naturellement mélangé parce que le mental était incomplet; de même, il y a des exemples d’humanité harmonieuse parmi les gens bien équilibrés, et cela paraissait être ce que l’humanité pouvait devenir sous l’influence supramentale.

Seulement, c’est très loin en avant; il ne faut pas s’attendre à ce que ce soit tout de suite — c’est très en avant.

C’est clairement, encore maintenant, une période de transition, qui peut durer assez longtemps et qui est plutôt douloureuse. Seulement l’effort, quelquefois douloureux (souvent douloureux) est compensé par une vision claire du but à atteindre, du but qui sera atteint : une assurance, n’est-ce pas, une certitude. Mais ce serait quelque chose qui aurait le pouvoir d’éliminer toutes les erreurs, les déformations et les laideurs de la vie mentale, et alors une humanité très heureuse, très satisfaite d’être humaine, ne sentant nullement le besoin d’être autre chose qu’humaine, mais d’une beauté humaine, d’une harmonie humaine.

C’était très charmant, c’était comme si je vivais là-dedans. Les contradictions avaient disparu. Comme si je vivais dans cette perfection. Et c’était presque comme l’idéal conçu par la Conscience supramentale, d’une humanité devenue aussi parfaite qu’elle peut l’être. Et c’était très bien.

Et cela amène un grand repos. La tension, la friction, tout cela disparaît, et l’impatience. Tout cela avait complètement disparu.

C’est-à-dire que tu concentres le travail au lieu de le diffuser un peu partout?

Non, il peut être diffusé matériellement, parce que les individus ne sont pas nécessairement rassemblés. Mais ils sont peu nombreux.

Cette idée d’un besoin pressant de « préparer » l’humanité à la création nouvelle, cette impatience-là a disparu.

Il faut d’abord réaliser en quelques-uns.

C’est cela.

Je voyais, j’ai vu cela d’une façon si concrète. En dehors de ceux qui sont aptes à préparer la transformation et la réalisation supramentale, et dont le nombre est nécessairement très réduit, il faudrait que se développe de plus en plus, au milieu de la masse humaine ordinaire, une humanité supérieure qui ait vis-à-vis de l’être supramental futur ou en promesse la même attitude qu’a l’animalité, par exemple, vis-à-vis de l’homme. Il faut, en plus de ceux qui travaillent à la transformation et qui y sont prêts, une humanité supérieure, intermédiaire, qui ait trouvé en elle-même ou dans la vie cette harmonie avec la Vie — cette harmonie humaine — et qui ait le même sentiment d’adoration, de dévotion, de consécration fidèle à « quelque chose » qui lui paraît si supérieur qu’elle n’essaye même pas de le réaliser, mais qu’elle adore et dont elle sente le besoin de l’influence, de la protection, et de vivre sous cette influence, d’avoir la joie d’être sous cette protection. C’était si clair. Mais pas cette angoisse et ces tourments de vouloir quelque chose qui vous échappe parce que... parce que ce n’est pas votre destin encore de l’avoir, et que la somme de transformation nécessaire est prématurée pour votre existence, et qu’alors cela crée un désordre et une souffrance.

Par exemple, l’une des choses très concrètes qui montre bien le problème : l’humanité a l’impulsion sexuelle d’une façon tout à fait naturelle, spontanée, et je pourrais dire légitime. Cette impulsion, naturellement et spontanément disparaîtra avec l’animalité (bien d’autres choses disparaîtront, comme, par exemple, le besoin de manger, et peut-être aussi le besoin de dormir de la façon dont nous dormons), mais l’impulsion la plus consciente dans une humanité supérieure, et qui est restée comme une source de... béatitude est un grand mot, mais de joie, de délice, c’est certainement l’activité sexuelle, qui n’aura absolument plus de raison d’être dans les fonctions de la nature quand le besoin de créer de cette manière-là n’existera plus. Par conséquent, la capacité d’entrer en rapport avec la joie de la vie montera d’un

Le 27 novembre 1965

échelon ou s’orientera différemment. Mais ce que les anciens aspirants spirituels avaient essayé par principe — la négation sexuelle — est une chose absurde, parce que ce ne doit être que chez ceux qui ont dépassé ce stade et qui n’ont plus d’animalité en eux. Et elle doit tomber naturellement, sans effort et sans lutte, comme ça. En faire un centre de conflit, de lutte, est ridicule. C’est seulement quand la conscience cesse d’être humaine que cela tombe tout naturellement. Là, il y a une transition qui peut être un peu difficile, parce que les êtres de transition sont toujours en équilibre instable, mais il y a au-dedans de soi une espèce de flamme et de besoin qui fait que ce n’est pas douloureux — ce n’est pas un effort douloureux, c’est quelque chose que l’on peut faire en souriant. Mais vouloir imposer cela à ceux qui ne sont pas prêts à cette transition, c’est absurde.

C’est du bon sens. Ils sont humains, mais qu’ils ne prétendent pas ne pas l’être.

Ce n’est que quand, spontanément, l’impulsion vous devient impossible, quand vous sentez que c’est quelque chose de pénible et de contraire à votre besoin profond, alors cela devient facile; à ce moment-là, eh bien, extérieurement vous coupez des liens, et puis c’est fini.

C’est l’un des exemples les plus probants.

C’est la même chose pour la nourriture. Ce sera la même chose. Quand l’animalité tombera, le besoin absolu de nourriture tombera. Et il y aura probablement une transition où l’on aura une nourriture de moins en moins purement matérielle. Par exemple, quand on respire des fleurs, c’est nourrissant. J’ai vu cela, on se nourrit d’une façon plus subtile.

Seulement, le corps n’est pas prêt. Le corps n’est pas prêt et il se détériore, c’est-à-dire qu’il se mange lui-même. Alors cela prouve que le moment n’est pas venu et que c’est seulement une expérience — une expérience qui vous apprend quelque chose, qui vous apprend que ce ne sera pas un refus brutal d’entrer en rapport avec la matière correspondante et un isolement (on ne peut pas s’isoler, c’est impossible), mais une communion sur un plan plus élevé ou plus profond.

(silence)

Ceux qui ont atteint aux régions supérieures de l’intelligence, mais qui n’ont pas dominé les facultés mentales en eux, ont un besoin candide que tout le monde pense comme eux et soit capable de comprendre comme ils comprennent, et quand ils s’aperçoivent que les autres ne peuvent pas, ne comprennent pas, le premier réflexe est d’être horriblement choqué; on dit : « Quel imbécile! » Mais ce n’est pas du tout imbécile — ils sont différents, ils sont dans un autre domaine. On ne va pas dire à un animal : « Tu es un imbécile », on dit : « C’est un animal »; eh bien, on dit : « C’est un homme. » C’est un homme. Seulement, il y a ceux qui ne sont plus des hommes et ne sont pas encore des dieux, et ceux-là sont dans une position très... en anglais, on dit awkward8.

Mais c’était si apaisant, si doux, si merveilleux, cette vision — chaque chose exprimant son espèce, tout naturellement. Et il est tout à fait évident qu’avec l’ampleur et la totalité de la vision, vient quelque chose qui est une compassion qui comprend — pas cette pitié du supérieur à l’inférieur : la vraie Compassion divine, qui est la compréhension totale que chacun est ce qu’il doit être.

1966




Le 22 janvier 1966

J’ai vécu ce matin, pendant deux heures, une sorte d’état béatifique dans lequel il y avait une conscience si claire que toutes les formes de la vie, dans tous les mondes et à tous les moments, sont l’expression d’un choix — on choisit d’être comme cela.

C’est très difficile à dire avec des mots... L’espèce d’obligation dans laquelle on croit vivre et à laquelle on se croit soumis, avait complètement disparu et c’était une perception tout à fait spontanée et naturelle que la vie sur terre, la vie dans les autres mondes, et tous les genres de vie sur terre, et tous les genres de vie dans les autres mondes, est simplement une question de choix : on a choisi d’être comme cela et l’on choisit constamment d’être comme ceci ou d’être comme cela, ou qu’il arrive ceci ou qu’il arrive cela ; et l’on choisit aussi de se croire soumis à une fatalité ou à une nécessité ou à une loi qui vous oblige — tout est une question de choix. Et il y avait un sentiment de légèreté, de liberté, et puis un sourire pour toutes choses. Et en même temps, cela donne un pouvoir formidable. Tout sentiment d’obligation, de nécessité — et de fatalité encore plus — avait complètement disparu. Toutes les maladies, tous les événements, tous les drames, tout cela : disparu. Et cette réalité concrète et si brutale de la vie physique : complètement partie.

J’ai vécu cet état pendant plus d’une heure et demie ce matin. Après, j’ai été obligée de revenir... à un état qui me paraît artificiel, mais qui est obligatoire à cause des autres, par le contact des autres et des choses et l’innombrable quantité de choses à faire. Mais tout de même, à l’arrière-plan, l’expérience reste. Et il reste une espèce de sourire amusé pour toutes les complications de la vie — l’état où l’on se trouve a été le fait d’un choix, et individuellement la liberté de choix est là, et les gens l’ont oublié. C’est cela qui est si intéressant.

Et j’ai vu, en même temps, tout le tableau des connaissances humaines (parce que, quand ces états sont là, toutes les réalisations humaines, les connaissances humaines viennent comme un panorama en face de l’état nouveau et sont remises en place — toujours, toujours quand une expérience vient, elle est comme rétrospective) et je voyais toutes les théories, toutes les croyances, toutes les philosophies, comment elles se rattachaient au nouvel état, c’était amusant.

Et cela ne nécessite pas un repos. Ces expériences-là sont tellement concrètes et spontanées et réelles (elles ne sont pas l’effet d’une volonté et encore moins d’un effort) qu’elles ne nécessitent pas un repos.

Mais ceux qui ont attrapé cette expérience pour une raison quelconque, et qui n’ont pas eu toute une préparation philosophique et mentale (les saints, ou enfin tous les gens qui menaient une vie spirituelle), ont eu alors une impression très aiguë de l’irréalité de la vie et de l’illusion de la vie. Mais c’est seulement une façon étroite de voir. Ce n’est pas ça — ce n’est pas ça, c’est tout qui est un choix ; tout, tout. Le choix du Seigneur, mais en nous; pas là (geste là-haut) : ici. Et nous ne le savons pas, c’est tout au fond de nous-même. Et quand nous le savons, nous pouvons choisir — nous pouvons choisir notre choix, c’est admirable.

Et cette espèce de fatalité et de lien et de dureté de l’existence : tout avait disparu. Tout disparu. C’était bleu clair, rose clair, tout lumineux et clair et léger.

Je conçois très bien que ce ne soit pas une chose absolue; c’était seulement une manière d’être, mais c’est une manière d’être charmante... D’habitude, ceux qui n’ont pas une préparation intellectuelle suffisante, quand ils ont une expérience comme celle-là, ils croient avoir attrapé « l’unique » vérité. Et alors, avec cela, ils dogmatisent. Mais j’ai bien vu que ce n’est pas ça : c’est une manière d’être, mais c’est une manière d’être admirable, n’est-ce pas, infiniment supérieure à celle que nous avons ici. Et nous pouvons l’avoir ici : je l’ai eue. Je l’ai eue d’une façon tout à fait concrète. Et il y a toujours quelque chose qui ne va pas, mal ici ou mal là, ou ça ou ça, et puis des circonstances qui ne vont pas aussi, il y a toujours des difficultés — tout cela... ça change de couleur. Et ça devient léger, léger — léger, souple. Toute la dureté et la rigidité : parties.

Et le sentiment aussi que si vous choisissez d’être comme cela, vous pouvez continuer à être comme cela. Et c’est vrai. Ce sont toutes les mauvaises habitudes — évidemment, des habitudes millénaires sur la terre —, toutes les mauvaises habitudes qui vous empêchent; mais il n’y a aucune raison que cela ne puisse pas être un état permanent. Parce que ça change tout! tout change!... Il est évident que si l’on devient le maître de cet état-là, on peut changer toutes les circonstances autour de soi.

Ces temps derniers (depuis assez longtemps), il y avait cette même difficulté du corps, qui n’est pas limité et enfermé dans une coque comme c’est le cas généralement, et qui reçoit spontanément, pas même avec le sentiment de « recevoir » : qui a les vibrations de tout ce qui l’entoure; et alors, quand tout ce qui l’entoure est, au point de vue mental ou moral, fermé, incompréhensif, c’est un peu difficile, c’est-à-dire que ce sont des éléments qui viennent et qu’il faut transformer. C’est une espèce d’ensemble (d’ensemble très multiple et très instable) qui représente votre champ de conscience et d’action, et sur lequel il faut travailler tout le temps pour rétablir une harmonie, un minimum d’harmonie; et quand quelque chose va « mal » selon l’idée ordinaire, autour de vous, cela rend le travail un peu difficile. C’est à la fois ténu et persistant et obstiné. Je me souviens, juste avant l’expérience, il y avait dans le corps une aspiration à l’Harmonie, à la Lumière, à une sorte de paix souriante; le corps aspirait surtout à une harmonie, à cause de toutes ces choses qui grincent, qui grattent. Et probablement l’expérience a été le résultat de cette aspiration.

Seulement, j’ai remarqué que dans la vie de ce corps, je n’ai jamais eu deux fois la même expérience — je peux avoir le même genre d’expérience à un degré supérieur ou à un degré beaucoup plus vaste, mais jamais identiquement le même. Et je ne garde pas l’expérience, je suis tout le temps, tout le temps (geste en avant), tout le temps en route; n’est-ce pas, le travail de transformation de la conscience est tellement rapide, doit se faire tellement vite, que l’on n’a pas le temps de jouir ou de s’appesantir sur une expérience ou d’en avoir une satisfaction de longue durée, c’est impossible. Ça vient fort, très fort, c’est-àdire que ça change tout, et puis, il y a quelque chose d’autre qui vient. C’est la même chose pour la transformation des cellules : il y a toutes sortes de petits désordres qui viennent, mais qui sont visiblement, pour la conscience, des désordres de transformation, et alors on se préoccupe de ce point-là, on veut rétablir l’ordre; en même temps, il y a quelque chose qui sait pertinemment que le désordre est venu pour faire le passage du fonctionnement automatique ordinaire au fonctionnement conscient sous la Direction directe et l’Influence directe du Suprême. Et le corps le sait lui-même (tout de même, ce n’est pas amusant d’avoir mal ici ou d’avoir mal là, ou ceci, cela qui se désorganise, mais il sait). Et quand ce point-là est arrivé à un certain degré de transformation, on passe à un autre point, puis on passe à un autre, puis à un autre; alors rien n’est fait, aucun travail n’est fait définitivement jusqu’à ce que... tout soit prêt. Alors, il faut recommencer le même travail à un échelon supérieur, ou plus vaste, ou avec plus d’intensité ou plus de détail (cela dépend des cas) jusqu’à ce que tout soit amené à un point homogène et prêt d’une façon analogue.

Selon ce que je vois, cela va aussi vite que ça peut aller, mais cela prend beaucoup de temps. Et tout est une question de changer l’habitude. Toute l’habitude automatique des millénaires doit être changée en une action consciente et directement guidée par la Conscience suprême.

On a tendance à dire que c’est beaucoup plus long et beaucoup plus difficile parce que l’on est entouré de gens et que l’on agit dans le monde, mais si l’on n’était pas dans ces conditions-là, beaucoup de choses seraient oubliées, beaucoup. Beaucoup de choses ne seraient pas faites. Il y a toutes sortes de vibrations qui ne sont pas en affinité avec cet agrégat-là9 et qui n’auraient jamais eu l’occasion de toucher la Force transformatrice si je n’étais pas en rapport avec tous les gens.

Il est de toute évidence — il est de toute évidence — que l’on est mis dans les conditions les meilleures et avec le maximum de possibilités pour l’action... quand sincèrement on le veut.

Le 18 mai 1966

Tu as entendu parler des drogues10 ?... Tu as vu des images?... Moi, j’ai vu des images. Les gens sont précipités, tout à fait sans défense, dans le vital le plus bas et suivant leur nature, c’est ou épouvantable, ou cela leur paraît merveilleux. Par exemple, l’étoffe sur un coussin ou sur un siège, tout d’un coup se remplit d’une beauté merveilleuse. Puis ça leur dure deux heures, trois heures comme cela. Naturellement, ils sont tout à fait fous pendant ce temps. Et le malheur, c’est que les gens disent : « Des expériences spirituelles »; et il n’y a personne pour leur dire que cela n’a rien à voir avec les expériences spirituelles.

Il n’y a pas longtemps, j’ai reçu une lettre de quelqu’un qui me disait avoir pris de ces drogues, et il racontait qu’il avait eu des visions terribles, que les murs de sa chambre s’étaient animés de milliers de visages méchants et désespérés qui l’ont persécuté jusqu’à la nuit. Voilà.

Mais enfin, cela m’a donné encore une preuve de plus... J’ai vu des images dans Life (il y avait des photos), on a l’air d’être entré dans une maison d’aliénés. N’est-ce pas, ce sont les images enregistrées dans le subconscient — les images des pensées, les images des sensations, les images des sentiments, enregistrées dans le subconscient — qui deviennent objectives, qui remontent à la surface et deviennent objectives. Alors cela donne le tableau exact de ce qui est dedans.

Par exemple, si l’on a la sensation ou la pensée que quelqu’un est méchant ou ridicule, ou ne vous aime pas, enfin des opinions de ce genre, généralement cela remonte en rêve, mais là, on n’est pas endormi et on a le rêve! Ils viennent jouer le jeu que vous avez pensé d’eux ; ce que vous avez pensé d’eux vient sur vous avec leur forme. Alors c’est une indication : ceux qui voient des images souriantes, aimables, belles, cela veut dire que dedans, ça se comporte assez bien (vitalement), mais ceux qui voient des choses terrifiantes ou méchantes, ou comme celles-là, cela veut dire que le vital n’est pas joli.

Oui, mais est-ce qu’il n’y a pas un vital objectif, où ces visions n’ont rien à voir avec notre propre subconscient?

Oui, il y a cela, mais ça n’a pas le même caractère.

Pas le même caractère?

On ne peut le connaître que si l’on va dans le vital pleinement conscient — conscient de son propre vital et conscient dans le monde vital comme l’on est conscient dans le monde physique. On y va consciemment. Ce n’est pas un rêve, cela n’a pas le caractère d’un rêve; cela a le caractère d’une activité, d’une expérience, et c’est très différent.

Mais il existe aussi de ces mondes du vital où l’on persécute, des mondes terribles, des mondes de torture et de persécution, non ?

Quatre-vingt-dix pour cent subjectif. Pendant plus d’un an régulièrement, toutes les nuits, à la même heure et de la même façon, je suis entrée dans le vital pour y faire un travail spécial. Ce n’était pas le résultat de ma propre volonté : j’étais destinée à le faire. C’était quelque chose que j’avais à faire. Alors, par exemple, on décrit beaucoup cette entrée dans le vital ; il y a un passage où des êtres sont postés pour vous empêcher d’entrer (on parle beaucoup de ces choses dans tous les livres occultes), eh bien, je sais par une expérience (pas en passant) répétée et apprise, que cette opposition ou cette malveillance est pour quatre-vingt-dix pour cent psychologique, dans le sens que si vous ne vous y attendez pas ou vous ne la craignez pas, ou qu’il n’y a pas en vous quelque chose qui a peur de l’inconnu ni tous ces mouvements d’appréhension et autres, c’est comme une ombre sur un tableau ou la projection d’une image, cela n’a pas de réalité concrète.

J’ai eu une ou deux batailles vitales vraies, ça oui, en allant rescaper quelqu’un qui s’était fourvoyé. Et deux fois j’ai reçu des coups, et le matin, quand je me suis réveillée, il y avait la marque (Mère montre son œil droit). Eh bien, dans les deux cas, je sais que c’était en moi, non pas une peur, je n’ai jamais eu peur là, mais parce que je m’y attendais. L’idée que « ça peut bien arriver » et que je m’y attendais, a fait que le coup est venu. Je l’ai su d’une façon certaine. Et si j’avais été dans ce que l’on peut appeler mon « état normal » de certitude intérieure, cela n’aurait pas pu me toucher, ça n’aurait pas pu. Et j’avais eu cette appréhension parce qu’une occultiste que je connaissais, avait perdu un œil dans une bataille vitale et qu’elle me l’avait dit, et alors (riant) cela m’a donné l’idée que c’était possible, puisque cela lui était arrivé! Mais quand je suis dans mon état... je ne peux même pas dire cela, ce n’est pas « personnel », c’est une manière d’être... quand on a la vraie manière d’être, quand on est un être conscient et que l’on a la vraie manière d’être, ça ne peut pas vous toucher.

C’est comme l’expérience de rencontrer un ennemi et de vouloir le frapper, et puis les coups ne portent pas et tout ce que vous faites n’a pas d’effet, c’est toujours subjectif. J’ai eu toutes les preuves, toutes les preuves.

Mais alors, qu’est-ce qui est objectif?

Il y a des mondes, il y a des êtres, il y a des pouvoirs, ils ont leur existence propre, mais ce que je veux dire, c’est que les relations avec la conscience humaine dépendent de cette conscience humaine pour la forme qu’elles prennent.

C’est comme avec les dieux, mon petit, c’est la même chose. Tous ces êtres du Surmental, tous ces dieux, la relation avec eux, la forme de ces relations, dépend de la conscience humaine. Vous pouvez être... On a écrit : « L’homme est un bétail pour les dieux », mais si l’homme accepte d’être un bétail. Il y a dans l’essence de la nature humaine une souveraineté sur toutes ces choses, qui est spontanée et naturelle, quand elle n’est pas faussée par un certain nombre d’idées et de soi-disant connaissances.

On pourrait dire que l’homme est le maître tout-puissant de tous les états d’être de sa nature, mais qu’il a oublié de l’être.

Son état naturel, c’est d’être tout-puissant — il a oublié de l’être.

Dans cet état d’oubli, toutes les choses deviennent concrètes, oui, dans le sens que l’on peut avoir une marque sur l’œil, ça peut se traduire comme cela, mais c’est parce que... parce que l’on a permis que ce soit.

C’est la même chose pour les dieux, ils peuvent régir votre vie et vous tourmenter beaucoup (ils peuvent vous aider beaucoup aussi), mais leur puissance, par rapport à vous, à l’être humain, c’est la puissance que vous leur donnez.

C’est une chose que j’ai apprise petit à petit depuis plusieurs années. Mais maintenant, j’en suis sûre.

Naturellement, dans la courbe de l’évolution, il était nécessaire que l’homme oublie sa toute-puissance, parce qu’elle l’avait tout simplement gonflé d’orgueil et de vanité et qu’alors c’était complètement déformé, et il fallait lui donner le sens de beaucoup de choses qui étaient plus fortes et plus puissantes que lui. Mais essentiellement, ce n’est pas vrai. C’est une nécessité de la courbe du progrès, c’est tout.

L’homme est un dieu en puissance. Il a cru qu’il était un dieu réalisé. Il avait besoin d’apprendre qu’il n’était rien du tout qu’un pauvre petit ver qui grouillait sur la terre, et alors la vie l’a raboté, raboté, raboté de toutes les façons, jusqu’à ce qu’il ait... pas compris, mais enfin un peu senti. Mais dès qu’il prend la position véritable, il sait qu’il est un dieu en puissance. Seulement, il faut le devenir, c’est-à-dire surmonter tout ce qui ne l’est pas.

Cette relation avec les dieux est extrêmement intéressante... Tant que l’homme est ébloui, en admiration devant la puissance, la beauté, les réalisations de ces êtres divins, il est leur esclave. Mais quand, pour lui, ce sont des manières d’être du Suprême, et rien de plus, et que lui-même est une autre manière d’être du Suprême, qu’il doit devenir, alors la relation est différente et il n’est plus leur esclave — il n’est pas leur esclave.

Au fond, la seule objectivité, c’est le Suprême.

Voilà, tu l’as dit, mon petit. C’est cela. C’est exactement cela.

Si l’on prend le mot objectivité au sens « d’existence indépendante réelle » — l’existence en soi indépendante réelle —, il n’y a que le Suprême.

Cela a quand même quelque chose d’inquiétant, cette subjectivité presque totale.

Ah, pourquoi?

On se demande ce qui est vrai, ce que l’on rencontre vraiment? Est-ce que tout n’est pas un tissu d’imagination? C’est un peu inquiétant.

Mais quand on a l’expérience positive de l’unique exclusive existence du Suprême et que tout n’est que le jeu du Suprême à Lui-même, au lieu d’être une chose inquiétante ou déplaisante, ou gênante, c’est au contraire une sorte de sécurité totale.

L’unique réalité, c’est le Suprême. Et tout cela, c’est un jeu qu’Il se joue à Lui-même. Je trouve cela beaucoup plus consolant que le contraire.

Et d’abord, c’est la seule certitude que cela peut devenir quelque chose de merveilleux, autrement...

Ça aussi, cela dépend absolument de la position que l’on prend. Une identification complète avec le jeu en tant que jeu, comme une chose existante en soi et indépendante, est probablement nécessaire, tout d’abord, pour jouer le jeu comme il convient. Mais il y a un moment où l’on arriverait, justement, à ce détachement, ce dégoût si total de toute la fausseté de l’existence, qu’elle n’est plus tolérable que quand on la voit comme le jeu intérieur du Seigneur en Lui-même, pour Lui-même.

Et alors, on a le sentiment de cette liberté absolue et parfaite qui fait que les possibilités les plus merveilleuses deviennent réelles, que tout ce que l’on peut imaginer de plus sublime est réalisable.

(Mère entre en contemplation)

Tu verras, il y a un moment où l’on ne peut se tolérer soimême et la vie que si l’on prend l’attitude où c’est le Seigneur qui est tout. Tu vois, ce Seigneur, combien de choses Il possède! Il joue avec tout ça — Il joue, Il joue à changer les positions. Et alors, quand on voit ça, ce tout, on a le sentiment de la merveille illimitée, et que tout ce qui est l’objet de l’aspiration la plus merveilleuse, tout cela, c’est tout à fait possible, et ce sera même dépassé. Alors, on est consolé. Autrement l’existence... c’est inconsolable. Mais comme cela, ça devient charmant. Je te dirai cela un jour.

Quand on a l’impression de l’irréalité de la vie — l’irréalité de la vie par rapport à une réalité, qui est certainement pardelà, au-delà, mais en même temps à l’intérieur de la vie, alors, à ce moment-là... ah! oui, enfin, ça c’est vrai — enfin ça, c’est vrai et mérite d’être vrai. Ça, c’est la réalisation de toutes les splendeurs possibles, de toutes les merveilles possibles, de toutes les, oui, les félicités possibles, de toutes les beautés possibles, ça oui, autrement...

J’en suis là.

Et alors, j’ai l’impression d’avoir encore un pied ici, un pied là, ce qui n’est pas une situation très agréable, parce que... parce que l’on voudrait qu’il n’y ait plus que Ça.

La manière d’être actuelle, c’est un passé qui vraiment ne devrait plus exister. Tandis que l’autre : ah! enfin! enfin! c’est pour ça qu’il y a un monde.

Et tout reste tout aussi concret et tout aussi réel — ça ne devient pas fumeux ! c’est tout aussi concret, tout aussi réel, mais... mais ça devient divin, parce que... parce que c’est le Divin. C’est le Divin qui joue.

Le 28 septembre 1966

Pourquoi la souffrance? Comment guérir la souffrance?

Pendant longtemps, ces derniers temps, c’est-à-dire pendant des jours les uns après les autres, il y a eu la perception très aiguë, très intense, très claire, que l’action de la Force se traduisait extérieurement par ce que nous appelons la « souffrance », parce que c’est le seul genre de vibration qui puisse sortir la Matière de l’inertie.

La Paix, le Calme suprêmes se sont déformés et défigurés en inertie et en tamas, et comme c’était, justement, la déformation de la Paix et du Calme véritables, il n’y avait pas de raison que ça change! une certaine vibration d’éveil — de réveil — était nécessaire pour sortir de ce tamas, qui ne pouvait pas passer directement du tamas à la Paix ; il fallait quelque chose pour secouer le tamas, et cela s’est traduit, extérieurement, par la souffrance.

Je parle ici de la souffrance physique, parce que toutes les autres souffrances — les souffrances vitales, mentales et émotives — sont dues à un faux fonctionnement du mental, et celles-là... on peut simplement les classer dans le Mensonge, c’est tout. Mais la souffrance physique me fait l’effet d’un enfant qui est battu, parce que, ici, dans la Matière, le Mensonge est devenu ignorance, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de mauvaise volonté — il n’y a pas de mauvaise volonté dans la Matière, tout est inertie et ignorance : ignorance totale de la Vérité, ignorance de l’Origine, ignorance de la Possibilité et ignorance même de ce qu’il faut faire pour ne pas souffrir matériellement. Cette ignorance est partout dans les cellules, et c’est seulement l’expérience — et l’expérience de ce qui se traduit dans cette conscience rudimentaire par la souffrance — qui peut éveiller, faire naître le besoin de savoir et de guérir, et l’aspiration à se transformer.

C’est devenu une certitude, parce que dans toutes ces cellules, est née l’aspiration, qui devient de plus en plus intense et qui s’étonne de la résistance, mais elles ont observé que quand quelque chose est dérangé dans le fonctionnement (c’est-à-dire qu’au lieu d’être souple, spontané, naturel, le fonctionnement devient un effort pénible, une lutte avec quelque chose qui prend l’apparence d’une mauvaise volonté, mais qui est seulement une réticence qui ne comprend pas), à ce moment-là, l’intensité de l’aspiration, de l’appel, est décuplée, elle devient constante. La difficulté est de rester à cet état d’intensité; généralement, tout retombe, je ne peux pas dire dans une somnolence, mais c’est une sorte de relâchement, on prend les choses facilement; et c’est seulement quand le désordre intérieur devient pénible que l’intensité croît et reste permanente. Pendant des heures — des heures — sans fléchissement, l’appel, l’aspiration, la volonté de s’unir au Divin, de devenir le Divin, est maintenue à son maximum. Pourquoi? Parce qu’il y avait ce que, extérieurement, on appelle un désordre physique, une souffrance. Autrement, quand il n’y a pas de souffrance, il y a de temps en temps une envolée, puis ça retombe dans un fléchissement, puis à une autre occasion il y a une autre envolée... Ça n’en finit plus. Ça dure pendant des éternités. Si nous voulons que les choses aillent vite (relativement vite, suivant le rythme de nos existences), c’est ce coup de fouet qui était nécessaire. J’en suis convaincue, parce que dès que l’on est dans son être intérieur, on traite ça avec mépris (pour soi-même).

Mais alors, tout d’un coup, quand vient cette vraie Compassion de l’Amour divin et que l’on voit toutes ces choses, qui paraissent si horribles, si anormales, si absurdes, cette grande douleur qui est sur tous les êtres et même sur les choses... alors est née dans cet être physique l’aspiration à soulager, à guérir, à faire disparaître ça. Il y a dans l’Amour, à son Origine, quelque chose qui se traduit constamment par l’intervention de la Grâce; une force, une douceur, quelque chose qui est comme une vibration de réconfort, qui est répandue partout, mais qu’une conscience éclairée peut diriger, concentrer sur certains points; et c’est là, c’est même là que j’ai vu quel vrai usage on pouvait faire de la pensée : la pensée sert comme d’un canal pour porter cette vibration de place en place, partout où c’est nécessaire. Cette force, cette vibration de douceur est là d’une façon statique sur le monde, pressant pour être reçue, mais c’est une action impersonnelle, et la pensée — la pensée éclairée, la pensée soumise, la pensée qui n’est plus qu’un instrument, qui n’essaye plus de mettre en mouvement les choses, qui se satisfait d’être mue par la Conscience supérieure —, la pensée sert d’intermédiaire pour établir un contact, établir un rapport et faire que cette Force impersonnelle puisse agir partout où c’est nécessaire, sur des points précis.

On peut dire d’une façon absolue que le remède accompagne toujours le mal. On pourrait dire que la guérison de chaque souffrance coexiste avec la souffrance. Alors au lieu de voir un mal « inutile » et « stupide », comme l’on pense généralement, on voit que le progrès, l’évolution qui a nécessité la souffrance — qui est la cause et la raison d’être de la souffrance —, arrive au résultat voulu et en même temps la souffrance est guérie, pour ceux qui peuvent s’ouvrir et recevoir. Les trois choses : la souffrance comme moyen de progrès, le progrès, et la guérison de la souffrance, sont coexistants, simultanés, c’est-à-dire qu’ils ne se suivent pas, ils sont en même temps.

Si, au moment où l’action transformatrice crée une souffrance, il y a dans ce qui souffre l’aspiration, l’ouverture nécessaires, le remède est absorbé en même temps, et l’effet est total, complet : transformation, avec l’action nécessaire pour l’obtenir, et, en même temps, guérison de la fausse sensation produite par la résistance, et la souffrance est remplacée par...

quelque chose qui n’est pas connu sur cette terre, mais qui tient de la joie, du bien-être, de la confiance et de la sécurité. C’est une super-sensation, dans une paix parfaite, et qui est visiblement la seule chose qui puisse être éternelle.

Cette analyse exprime très imparfaitement ce que l’on pourrait appeler le « contenu » de l’Ânanda.

Je crois que c’est quelque chose qui a été senti, éprouvé, partiellement et très fugitivement, à travers tous les âges, mais qui commence à se concentrer et presque à se concrétiser sur la Terre. Mais la Matière physique, sous sa forme cellulaire, a on ne peut pas dire une crainte ni une anxiété, mais une espèce d’appréhension des vibrations nouvelles, et cette appréhension naturellement enlève aux cellules leur réceptivité et prend l’apparence d’un malaise (ce n’est pas une souffrance, mais un malaise), mais quand cette appréhension est contrebalancée et guérie par l’aspiration et la volonté de soumission totale, et par l’acte de soumission totale, alors, cette sorte d’appréhension ayant disparu, cela devient un bien-être suprême.

Tout cela, ce sont comme des études microscopiques des phénomènes de la conscience indépendants de l’intervention mentale. La nécessité d’employer des mots pour s’exprimer amène cette intervention mentale, mais dans l’expérience, elle n’existe pas. Et c’est très intéressant, parce que l’expérience pure a un contenu de vérité, de réalité, qui disparaît dès que le mental intervient. Il y a une saveur de réalité vraie qui échappe tout à fait à l’expression, à cause de cela. C’est la même différence qu’entre un individu et son portrait, un fait et l’histoire racontée. C’est comme cela. Mais c’est beaucoup plus subtil.

Et alors, pour en revenir à ce que nous disions tout à l’heure, quand on est conscient de cette Force — de cette Force, de cette Compassion dans sa réalité essentielle — et que l’on voit comment elle peut s’exercer à travers l’individu conscient, on a la clef du problème.

Le 30 septembre 1966

Mère commence par commenter la lettre suivante de Sri Aurobindo :

« ... bien que saint Paul ait eu des expériences mystiques remarquables et, sans aucun doute, une connaissance spirituelle profonde — plus profonde que vaste, je crois — je ne jurerais pas qu’il se réfère ici11 au corps supramentalisé (corps physique). Peut-être s’agit-il du corps supramental ou de quelque autre corps lumineux dans son propre espace et sa propre substance, dont il s’est senti parfois comme enveloppé, et qui abolissait cette enveloppe matérielle qu’il ressentait alors comme un corps de mort. Ce verset — comme bien d’autres — se prête à plusieurs interprétations et concerne peut-être une expérience tout à fait supraphysique. L’idée d’une transformation du corps apparaît dans différentes traditions, mais je n’ai jamais été tout à fait sûr qu’elle signifiait la transformation de notre matière même. Il y avait récemment dans la région un yogi qui enseignait cela, mais il espérait qu’une fois la transformation achevée, il disparaîtrait dans la lumière. Les vishnouïtes parlent d’un corps divin qui remplacera celui-ci quand la siddhi12 sera atteinte.

Mais là aussi, est-ce un corps physique divin ou un corps supraphysique? Rien n’empêche, en même temps, de supposer que toutes ces idées, intuitions, expériences, sans se référer exactement à une transformation physique, vont dans cette direction. »

(Sri Aurobindo, Lettres sur le Yoga, V, p. 176.)

C’est curieux, c’était encore le sujet de mes méditations (pas voulues : qui s’imposent d’en haut), ces jours-ci. Parce que, dans tout ce passage de la plante à l’animal et de l’animal à l’homme (surtout de l’animal à l’homme), au fond les différences de forme sont minimes : la vraie transformation, c’est l’intervention d’un autre agent de conscience. Toutes les différences entre la vie de l’animal et la vie de l’homme viennent de l’intervention du Mental; mais la substance est essentiellement la même et elle obéit aux mêmes lois de formation, de construction. Par exemple, entre un veau qui se forme dans le ventre de la vache et l’enfant qui se forme dans le ventre de la mère, il n’y a pas beaucoup de différence. Il y a une différence, celle de l’intervention du Mental. Mais si nous envisageons un être physique, c’est-à-dire visible comme le physique est visible maintenant et de la même densité; par exemple, un corps qui n’aurait pas besoin de circulation ni d’os (surtout ces deux choses : le squelette et la circulation du sang), c’est très difficile à concevoir. Et tant que c’est comme cela, avec cette circulation du sang, ce fonctionnement du cœur, on pourrait imaginer — on peut imaginer — par un pouvoir de l’Esprit, le renouvellement de la force, de l’énergie... par d’autres moyens que la nourriture, c’est concevable; mais la rigidité, la solidité du corps, comment est-ce possible sans squelette?... Alors ce serait une transformation infiniment plus grande que celle de l’animal à l’homme; ce serait un passage de l’homme à un être qui ne serait plus construit de la même manière, qui ne fonctionnerait plus de la même manière, qui serait comme une densification ou une concrétisation de « quelque chose »... Jusqu’à présent, cela ne correspond à rien de ce 49 Le 30 septembre 1966 que nous avons vu physiquement, à moins que les savants n’aient trouvé quelque chose que je ne connais pas.

On peut concevoir qu’une lumière ou une force nouvelle donne aux cellules une espèce de vie spontanée, une force spontanée.

Oui, c’est ce que je dis, la nourriture peut disparaître; ça, on le conçoit.

Mais tout le corps pourrait être animé par cette force. Le corps pourrait rester souple, par exemple. Tout en ayant son ossature, il pourrait rester souple, avoir la souplesse d’un enfant.

Mais l’enfant ne peut pas se tenir debout à cause de cela ; il ne peut pas faire d’efforts. Qu’est-ce qui remplacerait l’ossature, par exemple?

Ce pourrait être les mêmes éléments, mais qui auraient une souplesse. Des éléments dont la fermeté ne viendrait pas de la dureté, mais viendrait de la force de lumière, non?

Oui, c’est possible... Seulement, ce que je veux dire, c’est que, peut-être, ça se fera encore par une grande quantité de nouvelles créations. Par exemple, le passage de l’homme à cet être, peutêtre se fera-t-il par toutes sortes d’autres intermédiaires... C’est le saut, tu comprends, qui me paraît formidable.

Je conçois très bien un être qui pourrait, par la puissance spirituelle, la puissance de son être intérieur, absorber les forces nécessaires, se renouveler et rester toujours jeune; on conçoit cela très bien; même de donner une certaine souplesse de façon à pouvoir changer la forme, au besoin; mais pas la disparition totale de ce système de construction immédiatement — immédiatement de l’un à l’autre, ça paraît être... Ça paraît nécessiter des échelons.

Il est évident qu’à moins qu’il ne se produise quelque chose (que nous sommes obligés d’appeler un « miracle », parce que l’on ne peut pas comprendre comment), un corps comme le nôtre, comment peut-il devenir un corps entièrement construit et mû par une force supérieure, et sans support matériel? Ça (Mère saisit la peau de ses mains entre ses doigts), comment est-ce que ça peut changer en cette autre chose?... cela paraît impossible.

Ça paraît miraculeux, mais...

Oui, dans toutes mes expériences, je comprends très bien la possibilité de ne plus avoir besoin de manger, que tout ce processus disparaisse (par exemple, changer la méthode d’absorption, c’est possible), mais comment changer la structure?

Mais ça ne me paraît pas impossible.

Ça ne te paraît pas impossible?

Non, c’est peut-être de l’imagination, mais j’imagine très bien une puissance spirituelle qui entre là-dedans et qui produise une espèce de gonflement lumineux, et tout cela s’épanouit tout d’un coup comme une fleur. Ce corps, qui est recroquevillé sur lui-même, il s’épanouit, il devient radieux, il devient souple, lumineux.

Souple, plastique, ça aussi on conçoit que cela puisse être plastique, c’est-à-dire que la forme ne soit pas fixe comme maintenant. Tout cela, on le conçoit, mais...

Mais je vois très bien cela comme une espèce d’épanouissement lumineux : la Lumière doit avoir cette force. Et ça ne détruit rien de la structure actuelle.

Mais visible? que l’on pourrait toucher?

Oui. Simplement, c’est comme un épanouissement. Ce qui était refermé, s’épanouit comme une fleur, c’est tout; mais c’est toujours la structure de la fleur, seulement elle est toute épanouie et elle est rayonnante, non?

(Mère hoche la tête et reste un moment silencieuse) Je manque d’expérience, je ne sais pas.

Je suis absolument convaincue (parce que j’ai eu des expériences qui me l’ont prouvé) que la vie de ce corps — la vie, ce qui le fait mouvoir, changer —, ça peut être remplacé par une force; c’est-à-dire que l’on peut créer une sorte d’immortalité, et l’usure aussi peut disparaître. Ce sont les deux choses possibles : la puissance de vie peut venir et l’usure peut disparaître. Et ça peut venir psychologiquement, par une obéissance totale à l’Impulsion divine, ce qui fait qu’à chaque moment, on a la force qu’il faut, on fait la chose qu’il faut — tout cela, tout cela, ce sont des certitudes; ce n’est pas un espoir, ce n’est pas une imagination : ce sont des certitudes. N’est-ce pas, il faut éduquer et lentement transformer, changer les habitudes. C’est possible, tout cela est possible. Mais seulement, combien de temps faudrait-il pour supprimer la nécessité (prenons seulement ce problème-là) du squelette? Ça, il me semble que c’est encore très loin en avant. C’est-à-dire qu’il faudra beaucoup de stades intermédiaires. Sri Aurobindo avait dit que l’on pouvait prolonger la vie indéfiniment. Ça oui. Mais nous ne sommes pas encore construits avec quelque chose qui échappe complètement à la dissolution, à la nécessité de la dissolution. Les os sont très durables, ils peuvent même durer mille ans si l’on est dans des conditions favorables, c’est entendu, mais cela ne veut pas dire immortalité en principe. Tu comprends ce que je veux dire?

Non. Tu crois qu’il faudrait que ce soit une substance non physique?

Je ne sais pas si c’est non physique, mais c’est un physique que je ne connais pas! et ce n’est pas la substance telle que nous la connaissons maintenant, surtout pas la construction que nous connaissons maintenant.

Je ne sais pas, mais si ce doit être un corps physique (comme Sri Aurobindo l’a dit), il m’avait semblé (mais c’est peut-être une rêverie) que cela pourrait être comme un bouton de lotus, par exemple; notre corps actuel est comme un bouton de lotus, qui est tout petit, fermé, dur, et ça s’épanouit, ça devient une fleur.

Oui, mais ça, mon petit, c’est...

Qu’est-ce que cette Lumière ne peut pas faire des éléments qu’elle a ? Ce sont les mêmes choses, les mêmes éléments, mais transfigurés.

Mais les choses végétales ne sont pas immortelles.

Non, c’est une comparaison seulement.

Eh bien, oui!

C’est seulement cette question. Un perpétuel changement, je le conçois; je pourrais même concevoir une fleur qui ne se fane pas; mais c’est ce principe d’immortalité... C’est-à-dire, au fond, une vie qui échappe à la nécessité du renouvellement : que ce soit la Force éternelle qui se manifeste directement et éternellement, et que ce soit tout de même ça, un corps physique (Mère touche la peau de ses mains).

Je comprends très bien un changement progressif et que l’on arrive à faire de cette substance quelque chose qui pourrait se renouveler du dedans au dehors et éternellement, et ça, ce serait l’immortalité; mais seulement, il me paraît qu’entre ce qui est 53 Le 30 septembre 1966 maintenant, tels que nous sommes, et cet autre mode de vie, il faudrait beaucoup d’échelons. N’est-ce pas, ces cellules, avec toute la conscience et l’expérience qu’elles ont maintenant, si tu leur demandes, par exemple : « Est-ce qu’il y a quelque chose que vous ne pouvez pas faire? », dans leur sincérité elles répondront : « Non, ce que le Seigneur veut, je peux le faire. » C’est leur état de conscience. Mais dans l’apparence, c’est autrement. L’expérience personnelle est ainsi : tout ce que je fais avec la Présence du Seigneur, je le fais sans effort, sans difficulté, sans fatigue, sans usure, comme cela (Mère dessine un grand Rythme harmonieux), seulement c’est encore ouvert à toute l’influence du dehors et le corps est obligé de faire des choses qui ne sont pas directement l’expression de l’Impulsion suprême; d’où la fatigue, le frottement... Alors, un corps supramental suspendu dans un monde qui n’est pas la terre, ce n’est pas ça !

Non.

Il faut quelque chose qui ait le pouvoir de résister à la contagion. L’homme ne peut pas résister à la contagion de l’animal, il ne peut pas, il a des relations constantes. Eh bien, cet être, comment fera-t-il?... Il semblerait que, pendant longtemps — pendant longtemps — ce sera encore soumis à des lois de contagion.

Je ne sais pas, mais cela ne me semble pas impossible.

Non?

J’ai l’impression que cette Puissance de Lumière étant là, qu’est-ce qui peut la toucher?

Mais tout le monde disparaîtrait! C’est cela, n’est-ce pas.

Quand Ça vient, quand le Seigneur est là, il n’y en a pas un sur mille pour qui ce ne soit pas terrifiant. Et pas dans le raisonnement, pas dans la pensée : comme ça, dans la substance. Alors, admets, admets que ce soit comme cela, qu’un être soit la condensation et l’expression, une formule de la Puissance suprême, de la Lumière suprême — qu’est-ce qui se passerait!

Eh bien, c’est tout le problème.

Oui.

Parce que je ne vois pas la difficulté de la transformation en soi. Ça me semble plutôt la difficulté du monde.

Si tout pouvait se transformer en même temps, ça irait, mais ce n’est visiblement pas comme cela. Si un être se transformait tout seul...

Oui, ce serait insupportable, peut-être.

Oui.

Mon sentiment (c’est une espèce de sentiment-sensation), c’est qu’il faut des échelons intermédiaires.

Et alors, quand on voit comme l’homme a dû se battre contre toute la Nature pour exister, on a l’impression que ces êtres, ceux qui les comprendront, les aideront, auront avec eux une relation de dévotion, d’attachement, de service, comme les animaux pour l’homme, mais ceux qui ne les aimeront pas... ce seront des êtres dangereux. Je me souviens, une fois, j’avais eu une vision très claire de la situation précaire de ces êtres nouveaux, et j’avais dit (c’était avant 1956, avant la descente du Pouvoir supramental), j’avais dit : « Le Supramental se manifestera d’abord sous son aspect de Pouvoir, parce que ce sera indispensable pour la sécurité des êtres. » Et en effet, c’est le Pouvoir qui est descendu le premier — le Pouvoir et la Lumière. La Lumière qui donne la Connaissance et le Pouvoir.

C’est une chose que je sens de plus en plus : la nécessité des périodes intermédiaires... Il est de toute évidence que quelque chose est en train de se passer, mais ce n’est pas le « quelque chose » qui a été vu et prévu et qui sera l’aboutissement : c’est l’un des stades qui va se produire, ce n’est pas l’aboutissement.

Sri Aurobindo aussi avait dit que, d’abord, viendrait le pouvoir de prolonger la vie à volonté (c’est beaucoup plus subtil et plus merveilleux que cela), mais ça, c’est un état de conscience qui est en train de s’établir : c’est une espèce de relation et de contact constants, établis, avec le Seigneur suprême, et ça abolit le sens de l’usure, ça le remplace par une sorte de flexibilité extraordinaire, une plasticité extraordinaire. Mais l’état d’immortalité spontanée, ce n’est pas possible — pas possible —, du moins pour le moment. Il faut que cette structure se change en quelque chose d’autre, et pour changer en quelque chose d’autre, de la façon dont les choses se passent, il faudra longtemps. Ça pourra aller beaucoup plus vite que dans le passé, mais même en admettant que le mouvement se précipite, tout de même cela prendra du temps (selon notre notion du temps). Ce qui est assez remarquable, d’ailleurs, c’est que pour être dans l’état de conscience où l’usure n’existe plus, il faut changer son sens du temps : on entre dans un état où le temps n’a plus la même réalité. C’est autre chose. C’est très particulier, c’est un innombrable présent. Même cette habitude que l’on a, de penser en avant ou de prévoir ce qui va être, ça gêne, ça raccroche à la vieille manière d’être.

Tant, tant d’habitudes à changer.

La réalisation intégrale ne se produira que quand on pourra être divin spontanément. Oh! être divin spontanément, sans se regarder être, ayant dépassé le stade où on veut l’être.

1967




Le 11 janvier 1967

Un disciple se plaignait de ce que les gens prenaient le temps de Mère avec des questions souvent inutiles, tandis qu’elle avait de moins en moins de temps pour s’occuper du travail apparemment plus important. Mère fit ce commentaire :

Ça doit être comme cela, puisque c’est comme cela.

C’est peut-être une leçon (c’est une indication), mais ça a un but.

La leçon que moi, j’ai à comprendre, j’essaye de la comprendre. J’apprends à être patiente, oh! une patience... Constamment, il y a des révoltes, des insultes, tout cela. C’est pour moi absolument zéro et quelquefois c’est même amusant. Quand je suis dans mon état, le vrai état de compassion, ça ne change rien, ça ne fait même pas une petite vague sur la surface, rien.

On m’a posé hier la question; on m’a demandé si l’insulte, le sentiment d’être insulté et ce qu’en anglais on appelle le « self-respect » (quelque chose qui correspond un peu à l’amourpropre), avaient une place dans la sâdhanâ. Naturellement, ça n’en a pas, bien entendu! mais j’ai vu le mouvement, c’était extrêmement clair, j’ai vu que sans ego, quand l’ego n’est pas là, il ne peut pas y avoir cette espèce de froissement dans l’être. Parce que j’ai remonté loin en arrière, au moment où je sentais encore ça (il y a des années), mais maintenant, ce n’est même plus quelque chose d’étranger : c’est quelque chose qui est impossible. Tout l’être, et même (c’est curieux), même la constitution physique ne comprend pas ce que ça veut dire. C’est la même chose quand, matériellement, il y a un choc (Mère montre une écorchure à son coude), comme cela, par exemple; ce n’est plus 57 senti comme on sent une égratignure, ce n’est plus senti comme cela. Le plus souvent, il n’y a rien du tout, ça passe absolument inaperçu dans l’ensemble; mais quand il y a quelque chose, c’est seulement l’impression — une impression très, très douce, très intime — d’une aide qui veut se faire sentir, d’une leçon qu’il faut apprendre. Mais pas comme on le fait mentalement, où il y a toujours un raidissement; ce n’est pas cela, c’est immédiatement une espèce d’offrande de l’être, qui se donne pour apprendre. Je parle de toutes les cellules. C’est très intéressant. Évidemment, si l’on mentalise, on doit dire que c’est l’impression ou la conscience de la Présence divine en toute chose, et que le mode — le mode du contact — provient de l’état dans lequel on se trouve.

Ça, c’est l’expérience du corps.

Et chez les individus, la seule perception quand il y a un heurt quelconque ou un choc quelconque, c’est toujours une claire vision de l’ego — l’ego qui se manifeste. Ils disent : « C’est l’autre. » Je ne dirais pas : « Oh! celui-là était en colère » ou : « Oh! celui-ci... » Non, c’est son ego ; pas même son ego : l’ego, le principe ego — le principe ego qui intervient encore. C’est très intéressant, parce que l’ego est devenu pour moi une espèce d’entité impersonnelle, alors que pour chacun c’est le sens aigu de sa personnalité! Au lieu de cela, c’est une espèce de manière d’être (on peut dire terrestre, ou humaine), une espèce de manière d’être qui est en quantité plus ou moins grande ici ou là ou là, et qui donne à chacun l’illusion de la personnalité. C’est très intéressant.

Oui, mais l’ennui, c’est que les autres n’apprennent pas leur leçon, alors...

Oh! s’ils apprenaient leur leçon, tout changerait très vite.

Alors, le résultat, c’est que tu es envahie, engloutie.

Peut pas!

Tout ton temps est pris, tout ton...

On ne peut pas m’engloutir! (riant) Je suis trop grosse!

Matériellement, quand même tu es débordée.

J’ai remarqué que si je résiste, ça va mal. Si j’ai l’impression de fluidité, il n’y a plus de heurts. C’est la même chose que pour cette égratignure (Mère montre son coude). N’est-ce pas, si on se raidit et que les choses résistent, on se cogne. C’est comme les gens qui savent tomber : ils tombent, ils ne se cassent rien; les gens qui ne savent pas tomber, une toute petite chute et ils se démolissent quelque chose. C’est la même chose. Il faut apprendre à être... l’unité parfaite. Corriger, redresser, c’est encore de la résistance. Alors qu’est-ce qui va arriver si l’envahissement, comme tu dis, continue? Ça va être amusant, on verra ! (Mère rit) Comme les autres ne sont pas dans le même état, peut-être seront-ils vexés, mais je n’y peux rien! (Mère rit)

Il faut toujours rire, toujours. Le Seigneur rit, et Il rit, et Son rire est si bon, si bon, si plein d’amour. C’est un rire qui vous enveloppe d’une douceur extraordinaire.

Ça aussi, les hommes l’ont déformé — ils ont tout déformé! (Mère rit)

Le 21 janvier 1967

Il arrive une chose encore assez indéfinissable.

Le corps avait l’habitude de remplir ses fonctions automatiquement, comme une chose naturelle, c’est-à-dire que pour lui, la question de leur importance ou de leur utilité ne se posait pas : il n’avait pas, par exemple, cette vision mentale ou vitale des choses, de ce qui est « important » ou de ce qui est « intéressant » et de ce qui ne l’est pas. Ça n’existait pas. Et puis, maintenant que les cellules deviennent conscientes, elles ont comme un recul (Mère fait un mouvement en retrait) : elles se regardent, elles commencent à se regarder faire, et elles se demandent beaucoup à quoi ça sert, tout cela. Et alors, une aspiration : « Comment? comment ça doit être vraiment? Quelle est notre fonction, notre utilité, notre base? Oui, quelle est notre base et notre standard de vie? » On pourrait dire, pour traduire encore mentalement : « Comment est-ce que l’on sera quand on sera divin? Quelle différence y aura-t-il? Quelle est la manière divine d’être? » Et ça, ce qui parle là, c’est toute cette espèce de base physique, qui est entièrement faite de milliers de petites choses absolument indifférentes en elles-mêmes, qui n’ont de raison d’être que dans leur ensemble, leur totalité, comme un support pour une autre action, mais qui en elles-mêmes semblent n’avoir aucun sens. Et alors, c’est encore la même chose : une espèce de réceptivité, d’ouverture silencieuse pour se laisser pénétrer; et une très subtile perception d’une manière d’être qui serait lumineuse, harmonieuse.

Cette manière d’être, elle est encore très indéfinissable; mais dans cette recherche, il y a une constante perception (qui se traduit par une vision) d’une lumière multicolore, de toutes les couleurs — de toutes les couleurs, non pas par couches, mais comme si c’était (geste en pointillé) une association par points, de toutes les couleurs. Il y a deux ans (un peu plus de deux ans, je ne me souviens plus), quand j’ai rencontré les tantriques, que j’ai eu un rapport avec eux, j’ai commencé à voir cette lumièrelà, et je pensais que c’était la « lumière tantrique », la façon tantrique de voir le monde matériel. Mais maintenant, je vois ça constamment, associé à tout, et ça semble être ce que l’on pourrait appeler une « perception de la vraie Matière ». Toutes les couleurs possibles sont associées sans être mélangées (même geste de pointillage), et associées par points lumineux. Tout est comme constitué de cela. Et ça paraît être le vrai mode d’être — je ne suis pas encore sûre, mais en tout cas, c’est un mode d’être beaucoup plus conscient.

Et je le vois tout le temps : les yeux ouverts, les yeux fermés, tout le temps. Et on a une curieuse (pour le corps), une curieuse perception, à la fois de subtilité, de pénétrabilité si l’on peut dire, de souplesse de forme et... pas positivement d’une suppression, mais d’une diminution considérable de la rigidité des formes (suppression de la rigidité, mais pas suppression des formes : une souplesse aux formes). Et le corps lui-même, la première fois qu’il a senti cela dans une partie ou l’autre, il a eu l’impression de — il est un peu perdu comme cela —, l’impression de quelque chose qui échappe. Mais si l’on se tient bien tranquille et que l’on attende tranquillement, ça se remplace simplement par une sorte de plasticité, de fluidité, qui semble être un mode nouveau des cellules.

Ce serait probablement ce qui, matériellement, doit remplacer l’ego physique; c’est-à-dire que la rigidité de la forme semble devoir céder à cette nouvelle manière d’être. Mais, n’est-ce pas, le premier contact est toujours très « surprenant », mais petit à petit le corps s’habitue. C’est le moment du passage d’une manière à l’autre, qui est un peu difficile. Ça se fait très progressivement, et pourtant, il y a un moment (au moment du passage), il y a quelques secondes qui sont... le moins que l’on puisse dire, c’est « inattendues ».

Toutes les habitudes sont, comme cela, défaites. Et pour tous les fonctionnements, c’est comme cela : pour la circulation du sang, pour la digestion, pour la respiration — toutes les fonctions. Et au moment du passage, ce n’est pas que l’une remplace brusquement l’autre, mais c’est un état de fluidité entre les deux, qui est difficile. C’est seulement cette grande Foi, tout à fait immobile, lumineuse, constante, immuable, la foi dans l’existence réelle du Seigneur suprême, dans la seule existence réelle du Suprême, qui fait que tout continue en apparence la même chose.

Ce sont comme de grandes vagues de tous les mouvements ordinaires, les manières d’être ordinaires, les habitudes ordinaires, qui sont repoussés et qui reviennent, qui essayent d’engloutir, et encore c’est repoussé. Et je vois que pendant des années, le corps et toute la conscience corporelle se reprécipitaient dans l’ancienne manière comme salut, comme moyen de salut, pour échapper; et maintenant, on a obtenu qu’il ne le fasse plus, qu’il accepte au contraire : « Eh bien, si c’est la dissolution, c’est la dissolution », mais il accepte ce qui sera.

Mentalement, quand ça se produit dans le mental physique (il y a des années de cela, mais ça, je l’avais observé), c’est ce qui donne aux gens l’impression qu’ils vont devenir fous et qui leur fait peur (et avec la peur, les choses arrivent), et alors ils se reprécipitent dans le bon sens ordinaire pour y échapper. C’est l’équivalent — ce n’est pas la même chose, mais c’est l’équivalent de ce qui se produit dans le matériel : on a l’impression que toute la stabilité habituelle disparaît. Eh bien, pendant longtemps — pendant longtemps —, il y avait ce recul dans l’habitude; et alors on est bien tranquille, on recommence. Et maintenant, elles ne veulent plus : « Quoi qu’il arrive, on verra bien » — la grande aventure.

Comment on sera — comment on sera ? comment... N’est-ce pas, les cellules disent : « Comment nous devrons être? comment nous serons? »

C’est intéressant.

Le 4 mars 1967

Ce problème de la transformation, de plus en plus clairement je vois qu’il y a trois approches, trois manières de procéder, et que pour être complet, il faudrait combiner les trois.

L’une, naturellement la plus importante, c’est la manière que l’on pourrait appeler « spirituelle », qui est celle du contact avec la Conscience — Amour-Conscience-Pouvoir, c’est cela, n’est-ce pas. Ce sont ces trois aspects, Amour-Conscience-Pouvoir suprêmes, et le contact, l’identification : rendre toutes les cellules matérielles capables de Le recevoir et de L’exprimer. D’être Ça.

De tous les moyens, c’est le plus puissant, et le plus indispensable.

Il y a le moyen occulte, qui fait intervenir tous les mondes intermédiaires. Il y a une connaissance très détaillée de tous les pouvoirs et de toutes les personnalités, toutes les régions intermédiaires, et qui se sert de tout cela. C’est là que l’on se sert des divinités du Surmental, c’est dans ce second moyen. Shiva, Krishna, tous les aspects de la Mère, font partie de ce second moyen.

Et puis, il y a l’approche intellectuelle supérieure, qui est la projection d’un esprit scientifique dépassé, et qui prend le problème d’en bas, et qui a son importance aussi. Au point de vue du détail de la manipulation, ça diminue les approximations, ça donne une action plus directe et plus précise.

Si l’on peut combiner les trois, alors évidemment la chose ira plus vite.

Sans le premier, rien n’est possible, et les autres sont même illusoires sans le premier : ils ne mènent nulle part, on tourne en rond indéfiniment. Mais si l’on revêt le premier des deux autres, alors je pense que l’action est plus précise et plus directe, plus rapide.

C’est le résultat des « études » de ces jours-ci.

Le 7 mars 1967

J’ai reçu un certain nombre de questions provenant des grands élèves (pas des petits enfants : des grands élèves) à propos de la « mort », des conditions de la mort, pourquoi il y a tant d’accidents en ce moment, etc. J’ai déjà répondu à deux personnes. Naturellement, c’est répondu au niveau mental, mais avec une tentative de passer au-delà.

C’est cette espèce de logique mentale qui veut, oui, que les choses se déduisent les unes des autres selon cette logique, alors ils arrivent à des questions... impossibles13.

Ce n’est rien de très nouveau, mais c’est un élargissement de la conscience, et justement ces temps derniers, toutes ces questions venaient dans l’atmosphère, et donnaient d’abord l’impression que l’homme ne sait rien de la mort — il ne sait pas ce que c’est, il ne sait pas ce qui se passe, il a fait toutes sortes d’hypothèses, mais il n’y a pas de certitudes. Et en poussant, en insistant comme cela en poussant, je suis arrivée à cette conclusion qu’il n’y a rien qui soit vraiment la mort.

Il n’y a qu’une apparence, et une apparence qui se fonde sur une vue limitée. Mais il n’y a pas de changement radical dans la vibration de la conscience. Ça, c’est venu comme une réponse à une sorte d’angoisse (il y a eu une sorte d’angoisse dans les cellules, de ne pas savoir ce que c’était vraiment que la mort, comme ça, une sorte d’angoisse) et la réponse a été très claire et très persistante : c’est que seule la conscience peut savoir, parce que... parce que l’importance donnée à la différence d’état, est une importance seulement superficielle et basée sur l’ignorance du phénomène en lui-même. Celui qui serait capable de garder un moyen de communication, pourrait dire que, pour lui-même, ça ne fait pas une différence considérable.

Mais ça, c’est quelque chose qui est en train de s’élaborer. Il reste encore des endroits imprécis et il y a des détails d’expérience qui manquent. Alors il me semble qu’il vaudrait mieux attendre que la connaissance soit plus complète, parce que, au lieu de dire une approximation avec des suppositions, il vaudrait mieux dire le fait complet avec l’expérience totale. Donc, nous remettons cela à plus tard.

Mais tu dis qu’il n’y a pas de différence... Est-ce que, quand on est de l’autre côté, on continue d’avoir, ou on peut avoir, la perception du monde physique?

Oui, oui, c’est cela.

La perception des êtres, des...

Oui, c’est cela.

Seulement, au lieu d’avoir une perception... On sort d’une espèce d’état illusoire et d’une perception qui est une perception d’apparences, mais on a une perception; c’est-à-dire qu’il y a eu des moments où j’ai eu la perception, j’ai pu voir la différence, seulement, n’est-ce pas, l’expérience n’a pas été totale (ça n’a pas été total dans le sens que ça a été interrompu par des circonstances extérieures), alors il vaut mieux attendre un peu pour en parler.

Mais la perception est là.

Pas absolument identique, mais avec une efficacité quelquefois plus grande en elle-même; mais ce n’est pas perçu véritablement par l’autre côté. Je ne sais pas comment expliquer. J’ai eu l’exemple — pas l’exemple : vécu, la pleine perception — d’un être qui a vécu pendant des années avec moi, qui est resté en contact tout à fait conscient après être sorti du corps (mais sorti du corps très matériellement), et qui s’est, non pas fondu, mais étroitement associé à un autre être vivant, et qui a continué la vie de sa propre conscience dans cette association. Et tout cela... je ne peux ni donner les noms, ni donner les faits, mais c’est aussi concret que ça peut être. Et ça continue.

Tout cela a été vu — je l’ai vu depuis longtemps, mais c’est revenu comme une illustration de la nouvelle connaissance, ce matin même. Extraordinairement concret dans ses effets : changeant les capacités et les mouvements de la conscience de l’autre, et consciemment — une vie absolument consciente. Et c’est la même conscience qui était consciente dans la période où il n’y avait plus du tout de corps et où la présence était visible seulement dans la vision de la nuit.

Il y en a d’autres.

Celle-là est très proche et très intime, et c’est pour cela que j’ai pu suivre tous les détails.

Mais ce n’est clair, précis et évident, qu’avec cette nouvelle vision, parce que... comment dire... Je savais ça — je le savais avant, je le savais —, mais je l’ai revu avec la nouvelle conscience, la nouvelle façon de voir, et alors la compréhension a été totale, la perception a été totale, tout à fait concrète, avec des éléments qui manquaient complètement — des éléments convaincants —, qui manquaient complètement à la première perception, qui était une connaissance vitale-mentale. Ça, c’est une connaissance de la conscience des cellules.

Mais tout cela ne serait intéressant qu’avec tous les faits (qui ne peuvent pas être donnés). Alors je voudrais avoir une expérience plus complète et plus « impersonnelle », pourrait-on dire, c’est-à-dire qui n’est pas illustrée par des faits, qui est une vision d’ensemble du processus. Et alors là, je pourrai parler.

Ça viendra.

Le 24 mai 1967

Hier, quelqu’un m’a écrit pour me dire : « Après tout, qu’est-ce que le Divin? »

J’ai répondu.

Je lui ai dit que, pour l’aider, je donnais une réponse, mais qu’il pourrait y en avoir une centaine, qui seraient toutes aussi bonnes les unes que les autres : « Le Divin se vit, mais ne peut se définir. »

Et là, j’ai ajouté : « Mais enfin, comme tu me poses la question, je te réponds : le Divin est un absolu de perfection, source éternelle de tout ce qui existe, dont nous devenons conscients progressivement, tout en L’étant de toute éternité. »

Une fois, quelqu’un m’avait dit aussi que c’était pour lui quelque chose de simplement impensable. Alors je lui ai répondu : « Non! cela n’aide pas comme cela. Vous n’avez qu’à penser que le Divin est tout (au maximum, n’est-ce pas), tout ce que nous voulons devenir dans notre aspiration la plus haute, la plus éclairée. Tout ce que nous voulons devenir, c’est cela le Divin. » Il était si content, il m’a dit : « Oh! comme cela, ça devient facile! »

Mais quand on regarde — que l’on regarde en sortant de l’activité mentale, que l’on regarde l’expérience que l’on a — et que l’on se dit : « Comment dire cela ? Comment expliquer cela ? » alors, ce qui est le plus proche, le plus accessible, c’est ceci : dans ce « quelque chose » que nous aspirons à devenir, nous mettons instinctivement, spontanément, tout ce que nous voulons qui soit, tout ce que nous concevons de plus merveilleux, tout ce qui est l’objet d’une aspiration intense (et ignorante), tout cela. Et avec tout cela on approche de « quelque chose » et... Au fond, ce n’est pas par la pensée qu’on a le contact; on a 68 le contact par quelque chose d’identique dans l’être, qui s’éveille par l’intensité de l’aspiration. Et alors, pour soi-même, dès que l’on a obtenu ce contact — cette fusion — ne serait-ce qu’une seconde, il n’y a plus besoin d’expliquer : c’est quelque chose qui s’impose d’une façon absolue et qui est en dehors, et au-delà, de toute explication.

Mais pour y aller, chacun y met tout ce qui le conduit le plus facilement.

Et quand on a l’expérience, au moment de cette fusion, de cette jonction, il est évident pour la conscience que c’est seul l’identique qui peut connaître l’identique, et que, par conséquent, c’est la preuve que C’est là (Mère désigne le centre du cœur). C’est une preuve que C’est là. Et par l’intensité de l’aspiration, cela s’éveille.

Quand j’ai reçu la question, c’était tout à fait comme si cette personne me disait : « Oui, oui, tout cela est très bien, mais après tout qu’est-ce que c’est que le Divin! » Alors j’ai lu sa lettre, il y a eu cela, ce silence total de tout, et comme un seul regard — un seul regard rassemblant tout — et qui veut voir... Je suis restée comme cela à regarder jusqu’à ce que les mots soient venus, alors j’ai écrit : voilà une réponse; il pourrait y en avoir une centaine, qui seraient toutes aussi bonnes.

Et en même temps, quand il y a eu ce regard vers le « quelque chose » qu’il fallait définir, il y avait un grand silence partout et une grande aspiration (geste comme d’une flamme qui monte), et toutes les formes que cette aspiration a prises. C’était très intéressant... L’histoire de l’aspiration de la Terre vers l’Inconnu merveilleux que l’on veut devenir.

Et chacun — chacun qui était destiné à faire la jonction — dans sa simplicité croit que le pont qu’il a suivi est le seul pont. Résultat : religions, philosophies, dogmes, credo — bataille.

Et vu d’ensemble, c’est très intéressant, très charmant, avec un Sourire qui regarde, oh ! ce Sourire... qui regarde. Ce Sourire, c’est comme s’il disait : « Vous en faites des complications! et ce serait si simple. »

Pour l’exprimer d’une façon littéraire, on pourrait dire : « Tant de complications pour une chose si simple : être soi-même. »

(silence)

Et toi, que penses-tu que c’est, le Divin?

Je ne sais pas, c’est une question que je ne me pose jamais.

Moi non plus! Je ne me suis jamais posé la question. Parce que, spontanément, dès qu’il y a eu un besoin de savoir, il y a eu une réponse. Et une réponse, pas avec des mots que l’on discute : une réponse... un quelque chose comme cela, une vibration. C’est une chose qui est presque constante maintenant.

Naturellement, les hommes font des difficultés (je crois qu’ils doivent les aimer beaucoup, parce que...), pour tout, pour la moindre chose il y a toujours un monde de difficultés. Alors on passe son temps à dire : « Quiet, quiet, quiet — soyez tranquilles. » Et le corps lui-même vit dans les difficultés (il semble les aimer aussi!), mais tout d’un coup les cellules chantent leur ÔM... spontanément. Et alors, c’est comme une joie d’enfant dans toutes ces cellules, qui disent (Mère prend un ton émerveillé) : « Ah! oui, on peut faire cela ? on a le droit de faire cela ! » C’est touchant.

Et le résultat est immédiat : c’est cette grande Vibration, paisible, toute-puissante.

Mais moi, si je n’étais pas sous la pression constante de toutes les volontés de l’entourage, je dirais : « Pourquoi voulez-vous savoir ce que c’est que le Divin? Qu’est-ce que cela peut vous faire! Il n’y a qu’à Le devenir. » Mais ils ne comprennent pas la plaisanterie.

— Je veux savoir ce que c’est que le Divin.

— Mais non! tout à fait inutile.

— Ah! Ils vous répondent d’un air scandalisé : « Ah! ce n’est pas intéressant? »

— Tu n’as pas besoin de le savoir : il faut Le devenir. Pour eux, je veux dire l’immense majorité intellectuelle, ils ne conçoivent pas que l’on puisse faire ou être quelque chose sans savoir ce que c’est.

Cela aussi, on pourrait le dire si l’on aimait la plaisanterie : « C’est quand on ne le sait pas, que l’on est le plus Divin. »

(Mère entre en contemplation)

Pour ceux qui aiment les définitions, il y a encore une autre manière de répondre à « Qu’est-ce que le Divin? » Une immensité souriante et lumineuse.

Et n’est-ce pas, là, c’est là.

Quelques jours plus tard :

J’ai quelque chose à ajouter à ce que nous avons dit l’autre jour à propos du Divin. Quelqu’un me demande : « Et qu’est-ce que Dieu? » C’est au sujet d’un texte de Sri Aurobindo. Le voici :

« L’amour nous fait passer de la souffrance de la division à la béatitude de l’union parfaite, mais sans pour autant perdre la joie de l’acte d’union, car c’est la plus grande découverte que l’âme puisse faire, et toute la vie du cosmos en est une longue préparation. Ainsi, s’approcher de Dieu par l’amour, c’est se préparer à l’accomplissement spirituel le plus grand qui soit14. »

C’est à propos de cette dernière phrase, on me demande : « Qu’est-ce que Dieu? » Alors j’ai dit (j’ai pris le mot « Dieu ») : « C’est le nom que l’homme a donné à tout ce qui le dépasse et le domine, tout ce qu’il ne peut connaître, mais qu’il subit. »

Au lieu de mettre « à tout ce qui le dépasse », on pourrait mettre « à cela qui le dépasse », parce que « tout ce qui », au point de vue intellectuel, est discutable. Je veux dire qu’il y a un « quelque chose » — un quelque chose qui est indéfinissable et inexplicable — et ce quelque chose, l’homme a toujours senti que cela le dominait. Cela dépasse tout entendement possible et cela le domine. Et alors les religions lui ont donné un nom. L’homme l’a appelé « Dieu ». Les Anglais l’appellent God. Dans une autre langue on l’appelle autrement, mais enfin c’est cela.

C’est exprès que je ne donne pas de définition. Parce que le sentiment de toute ma vie, c’est que c’était un mot, et un mot derrière lequel les gens mettaient beaucoup de choses très indésirables... C’est cette idée du Dieu qui se veut « unique », comme ils disent : « Dieu est unique. » Mais ils le sentent et ils le disent comme Anatole France le disait, je crois que c’était dans La Révolte des Anges : ce Dieu qui veut être unique et tout seul. Cela, c’est la chose qui m’avait rendue complètement athée, si l’on peut dire, dans mon enfance; je n’admettais pas un être qui se déclarait unique et tout-puissant, quel qu’il soit. Même s’il l’était, unique et tout-puissant, (riant) il n’aurait pas le droit de le proclamer! C’était comme cela dans mon esprit. Je pourrais faire un discours d’une heure là-dessus, pour dire comment, dans chaque religion, ils ont fait face à cela.

En tout cas, j’ai donné ce qui me paraît être la définition la plus objective. Et comme l’autre jour, dans « Qu’est-ce que le Divin? » j’ai essayé de donner l’impression de la Chose; ici j’ai voulu lutter contre l’emploi du mot, qui pour moi est creux, mais dangereusement creux.

Je me souviens d’un vers de Savitri, qui est très puissant et qui dit en une ligne tout cela merveilleusement. Il dit : « Le Sans-Nom qui vit naître Dieu15. »

Le 24 juin 1967

Beaucoup de choses à dire, mais... Il vaut mieux arriver au bout. C’est une courbe. Il vaut mieux arriver au bout. Il est trop tôt pour parler.

(Après un silence) La presque totalité des mouvements du corps sont des mouvements d’habitudes. Il y a, derrière, la conscience du mental physique (ce que j’appelle le « mental cellulaire ») qui, lui, est constamment conscient de la Présence divine et anxieux de ne rien admettre que Ça ; alors il y a tout un travail qui se fait pour changer, déplacer l’origine des mouvements. Je veux dire qu’au lieu que ce soit justement, automatiquement, l’habitude, que ce soit automatiquement la Conscience et la Présence divines qui fassent mouvoir (Mère fait le geste de pousser la Conscience dans le corps).

Mais c’est très, très inexprimable, c’est-à-dire que dès que l’on essaye d’exprimer, cela se mentalise, ce n’est plus ça. C’est pour cela que c’est très difficile à exprimer, je ne peux pas en parler.

Mais il me semble que je t’avais dit, il n’y a pas longtemps, cette constatation de l’habitude et du goût du drame dans la conscience la plus matérielle. C’était le point de départ. Dès que c’est devenu conscient, cette habitude-là est devenue on peut dire étrangère, étrangère à la conscience véritable, et alors le transfert est en train de se faire.

C’est un travail très délicat et difficile.

N’est-ce pas, c’est lutter contre une habitude millénaire. C’est l’automatisme de la conscience matérielle qui est, oui, dramatique, presque catastrophique; quelquefois dramatique, et dramatique avec l’imagination d’une conclusion qui défait le drame. Mais tout cela, dès qu’on l’exprime, cela devient beaucoup trop concret. Il vaut mieux ne pas en parler.

Dès que c’est dit, cela devient artificiel.

Et c’est comme si, pour remplacer cette habitude, il y avait une espèce d’effort pour en créer une autre (!) qui n’est qu’une approximation. Est-ce que cet état de conscience, cette manière d’être, cette manière d’exister, de réagir, d’exprimer, est-elle, tend-elle vers la Manifestation divine? Est-elle en conformité avec la tendance vers la Manifestation divine?... Et la pensée est silencieuse, immobile, alors l’imagination ne fonctionne pas (tout cela volontairement), et le mouvement essaye d’être aussi sincère et aussi spontané que possible, sous l’influence de la Présence divine... Les mots déforment tout.

De temps en temps — de temps en temps, tout d’un coup : l’expérience concrète, comme dans un éclair; l’expérience de la Présence, de l’identification. Mais cela dure quelques secondes, et puis cela recommence, comme c’était.

Cela ne peut pas s’exprimer.

Puis Mère passe à la traduction de deux textes de Sri Aurobindo.

« Le grand secret de la sâdhanâ, c’est de savoir faire faire les choses par le Pouvoir qui est derrière ou au-dessus, au lieu de tout faire par l’effort du mental. »

C’est exactement cela.

« L’importance du corps est évidente; c’est parce qu’il a été doté d’un corps et d’un cerveau capables de recevoir et de servir une illumination mentale progressive, ou qu’il les a développés, que l’homme s’est élevé au-dessus de l’animal. De même, ce ne peut être qu’en développant un corps, ou du moins un fonctionnement de l’instrument physique capable de recevoir et de servir une illumination plus haute encore, qu’il s’élèvera au-dessus de lui-même pour atteindre à une humanité parfaitement divine, non seulement dans sa pensée et dans son être intérieur, mais dans la vie. Sinon, ou bien la promesse de la Vie se verra annulée, son sens anéanti, et l’être terrestre ne pourra réaliser Satchidânanda qu’en s’abolissant luimême, en se dépouillant du mental, de la vie et du corps pour retourner au pur Infini, ou bien l’homme n’est pas l’instrument divin; une limite est fixée au pouvoir consciemment progressif qui le distingue des autres existences terrestres, et de même qu’il les a détrônées, de même un autre être devra finalement le remplacer pour assumer son héritage. »

(Sri Aurobindo, La Vie Divine, 2008, p. 265-66.)

Je comprends! J’étais occupée de cela tout le temps.

(silence)

Mais la conclusion de Sri Aurobindo, c’est que ce n’est pas ça (le corps) qui peut changer : ce sera un nouvel être.

Non, il dit si il ne peut pas, ce sera un nouvel être.

Non, je ne veux pas dire là, dans ce texte; je veux dire dans les choses qu’il a écrites après.

?...

D’ailleurs c’est la même chose, parce que... Qu’un corps puisse changer?... Et encore, cela paraît très difficile. Ce n’est pas impossible. Ce n’est pas impossible, mais... c’est un si formidable labeur que la vie est trop courte; alors même là, il y a quelque chose à changer, n’est-ce pas, cette habitude d’usure est une chose terrible.

Oui, mais un « nouvel être », d’où est-ce qu’il viendrait? Il tombera du ciel !

Mais non, c’est justement cela ! Plus on regarde... Cela ne va pas venir comme cela (Mère rit), cela va venir évidemment d’une manière analogue à la manière dont l’homme est venu de l’animal. Mais les échelons entre l’animal et l’homme, ils nous manquent — on le pense, on l’imagine, on a retrouvé des choses, mais à vrai dire on n’y a pas assisté! on ne sait pas comment cela s’est passé. Mais cela ne fait rien... D’après certains, on peut consciemment commencer à faire la transformation intérieurement, en formant l’enfant. C’est possible, je ne dis pas non. C’est possible. Et alors, il faudra que celui-là encore en fasse un autre plus transformé, et ainsi de suite, plusieurs échelons comme cela, qui disparaîtront comme ont disparu les échelons entre le singe et l’homme?...

Eh bien, oui, c’est toute l’histoire du perfectionnement humain.

On peut appeler cela comme on veut, n’est-ce pas. Mais un être nouveau... Nous, nous concevons comme tu dis un être nouveau qui descend tout fait, tout fabriqué!... Ça, c’est du roman-feuilleton.

C’est bien ce que Sri Aurobindo dit aussi. Il faut le fabriquer.

Ce serait après deux ou trois — ou quatre ou dix ou vingt, je ne sais pas — êtres intermédiaires, que viendrait la nouvelle manière, la manière supramentale de créer... Mais est-ce qu’il sera nécessaire d’avoir des enfants? Est-ce que cela ne supprimera pas la nécessité des enfants pour remplacer ceux qui ne seront plus, puisqu’ils continueront à être indéfiniment? Ils se transformeront eux-mêmes assez pour s’adapter aux besoins nouveaux.

Tout cela est très concevable à longue échéance.

Oui, longue échéance.

Mais justement vous êtes là pour que ce soit à brève échéance!

Non, Sri Aurobindo n’a pas conçu cela à brève échéance.

Enfin pour que ce soit toi. À brève ou longue échéance, mais que ce soit toi qui le fasses, dans cette vie et dans ce corps.

Mais je vois...

Je suis en train d’essayer de le faire — pas par une volonté arbitraire, rien du tout, simplement il y a « quelque chose » ou quelqu’un, ou une Conscience, ou n’importe quoi (je ne veux pas en parler) qui se sert de ça (le corps de Mère) en essayant d’en faire quelque chose. C’est-à-dire qu’en même temps je fais et je suis témoin, et le « je », je ne sais pas où il est : il n’est pas làdedans, il n’est pas là-haut, il n’est pas... Je ne sais pas où il est, c’est pour la nécessité du langage. Il y a « quelque chose » qui fait et qui assiste en même temps à la chose, et en même temps qui est l’action qui le fait : les trois.

Parce que le corps lui-même, maintenant, vraiment il collabore autant qu’il peut — autant qu’il peut — avec une bonne volonté et un pouvoir d’endurance qui va croissant, et vraiment le retour sur soi est réduit au minimum (il y en a, c’est comme quelque chose qui de temps en temps effleure, mais même pour quelques secondes cela ne reste pas). Ça, le retour sur soi, c’est tout à fait l’atmosphère dégoûtante, répugnante et catastrophique. Et c’est comme cela, c’est senti comme cela. Et cela devient de plus en plus impossible, je le vois, c’est visible... Mais il y a encore tout le poids des millénaires de mauvaises habitudes, que l’on pourrait appeler pessimistes, c’est-àdire s’attendant à la déchéance, s’attendant à la catastrophe, s’attendant... enfin toutes ces choses, et c’est cela qui est le plus difficile, ouf! à purifier, clarifier, sortir de l’atmosphère. C’est tellement dedans que c’est tout à fait spontané. C’est cela qui est le grand, grand obstacle : cette espèce de sentiment de l’inévitable déchéance.

Naturellement au point de vue mental, c’est toute l’atmosphère terrestre qui est comme cela, mais dans le mental cela a très peu d’importance : un rayon de lumière et c’est balayé. Mais c’est là-dedans (Mère désigne le corps), c’est cette habitude — cette habitude catastrophique — qui est terrible, terrible à contredire. Et il est indispensable qu’elle disparaisse pour que l’autre puisse s’installer.

Alors c’est une lutte de chaque minute, chaque minute, tout le temps, tout le temps.

Et, n’est-ce pas, l’être n’est pas isolé, le corps n’est pas isolé, il est plus ou moins une multitude, avec des degrés de proximité; mais très proches, il y a tous ceux qui sont ici, et c’est le même problème — même problème. Parce que ce qui est acquis dans la conscience de cet être-là, n’est pas acquis du tout dans la conscience des autres. Alors cela augmente le travail.

Le problème de la contagion mentale, et même vitale, est pour ainsi dire résolu, mais le problème de la contagion matérielle reste encore là.

Et dans cette conscience matérielle, il y a ce mental matériel, qui a si merveilleusement répondu ici16 , mais il n’a pas encore le pouvoir de s’affirmer spontanément contre ce qui vient du dehors, cette contagion perpétuelle, constante, constante, de chaque minute.

(long silence)

Quand tout d’un coup le Contact est conscient et le sens de l’Identité vient, comme je dis pour quelques secondes, mais quand cela vient... c’est comme un hosanna de toutes les cellules, qui disent : « Oh! mais oui, c’est vrai! c’est donc vrai... »

Cela vient peut-être cent fois par jour, mais cela ne reste pas.

Le 26 août 1967

Mère commence par la question d’un disciple :

« Douce Mère, on dit que c’est toujours le bien et le vrai qui triomphent, mais on voit que souvent, dans la vie, c’est autrement. Les méchants gagnent, semblent avoir quelque protection contre la souffrance. »

(Mère rit, puis reste silencieuse) On confond toujours deux idées. C’est au point de vue universel et spirituel que, pas positivement le « bien » tel que les hommes l’entendent, mais le Vrai, la Vérité, aura le dernier mot, c’est entendu. C’est-àdire que finalement le Divin sera victorieux. C’est ce que l’on dit, ce que tous ceux qui ont vécu une vie spirituelle ont dit — c’est un fait absolu. Les hommes, quand ils le traduisent, disent : « Je suis un bon garçon, je vis selon ce que je pense être vrai, par conséquent toute l’existence doit être très bien pour moi. » (Mère rit) D’abord, l’appréciation de soi-même est toujours douteuse, et puis, dans le monde tel qu’il est maintenant, tout est mélangé, ce n’est pas la Loi de Vérité qui se manifeste ouvertement pour les consciences humaines à moitié aveugles — elles ne la comprendraient même pas. Je veux dire, pour être plus exacte, que c’est la vision suprême qui se réalise constamment, mais que sa réalisation dans le monde matériel mélangé n’apparaît pas à la vision humaine ignorante comme le triomphe du bien, de ce que les hommes appellent « bien » et « vrai ». Mais (pour le dire d’une façon amusante) ce n’est pas la faute du Seigneur, c’est la faute des hommes! C’est-à-dire que le Seigneur sait ce qu’il fait et que les hommes ne le comprennent pas.

Dans un monde vrai, tout serait pareil que maintenant peut-être, mais ce serait vu autrement.

Les deux. Il y aurait une différence. C’est l’ignorance et l’obscurité présentes dans le monde qui donnent une apparence déformante à l’Action divine; et cela naturellement, ça doit avoir tendance à disparaître; mais il est vrai aussi qu’il y a une façon de voir les choses qui... on pourrait dire qui donne une autre signification à leur apparence — les deux sont là, comme cela (geste entremêlé).

(silence)

On en revient toujours à ceci, que le jugement des hommes est faux — est faux parce que leur vision des choses est fausse, est incomplète — et que ce jugement a forcément des résultats faux aussi.

Le monde est en perpétuel changement — perpétuel, pas une seconde il n’est semblable à lui-même —, et l’harmonie générale s’exprime de plus en plus parfaitement; par conséquent rien ne peut rester ce qu’il est, et malgré toutes les apparences contraires, le tout est toujours dans une progression constante : l’harmonie devient de plus en plus harmonieuse, la vérité devient de plus en plus vraie dans la Manifestation. Mais pour voir cela, il faut voir le tout, et l’homme ne voit que... même pas seulement le domaine humain, mais son domaine personnel tout petit, tout petit, microscopique — il ne peut pas comprendre.

C’est une double chose qui va se complétant (même geste entremêlé) et avec une action réciproque : à mesure que la Manifestation devient plus consciente d’elle-même, son expression se perfectionne, devient aussi plus vraie. Les deux mouvements vont ensemble.

(silence)

C’était l’une des choses qui avait été vue très clairement l’autre jour, quand il y avait cette Conscience de Connaissance : quand la Manifestation aura suffisamment émergé de l’Inconscient, pour que toute cette nécessité de lutte créée par la présence de l’Inconscient devienne, progressivement, de plus en plus inutile, elle disparaîtra tout naturellement, et le progrès, au lieu de se faire dans l’effort et la lutte, commencera à se faire harmonieusement. C’est cela que la conscience humaine prévoit comme une création divine sur la terre — ce ne sera encore qu’une étape. Mais pour l’étape actuelle, c’est une sorte d’aboutissement harmonieux qui changera ce progrès universel (qui est constant) en un progrès dans la joie et l’harmonie au lieu d’un progrès dans la lutte et la souffrance... Mais ce qui était vu, c’est que ce sentiment d’insuffisance, de quelque chose qui n’est pas complet et qui n’est pas parfait, cela, il est à prévoir que ça existera pendant très longtemps (si la notion de temps reste la même, cela je ne sais pas). Mais tout changement implique temps, n’est-ce pas; on peut ne pas le traduire par le temps tel que nous le concevons, mais cela implique une succession.

Tous ces prétendus problèmes — tout le temps on reçoit comme cela des questions et des questions et des problèmes du mental (tous les problèmes dans l’Ignorance, n’est-ce pas) —, ce sont les problèmes du ver de terre. Dès que l’on émerge là-haut, ce genre de problème n’existe plus. Il n’y a pas de contradictions non plus. Les contradictions viennent toujours de l’insuffisance de vision et de l’incapacité de voir quelque chose à tous les points de vue à la fois.

En tout cas, pour revenir au terre-à-terre de la question, aucun sage à aucun temps, je pense, n’a jamais dit : soyez bon et tout ira bien pour vous extérieurement — parce que c’est une ânerie. Dans un monde de désordre et dans un monde de mensonge, espérer cela n’est pas raisonnable. Mais on peut, si l’on est assez sincère et total dans sa manière d’être, on peut 83 Le 26 août 1967 avoir la joie intérieure, la pleine satisfaction, quelles que soient les circonstances, et cela personne ni rien n’a le pouvoir d’y toucher.

Le 30 août 1967

Depuis plusieurs nuits, je passe presque toute la nuit, plusieurs heures, dans un endroit qui doit certainement appartenir au physique subtil et où se réorganise la vie matérielle. C’est immense — immense —, la foule est innombrable, mais ce sont des individualités, ce n’est pas une foule, c’est-à-dire que j’ai affaire à chacun d’eux. Et alors, c’est à la fois comme avec des documents et des tables pour écrire, mais il n’y a pas de murs! c’est un endroit curieux. C’est un endroit très curieux.

Je me suis demandé plusieurs fois si c’était le souvenir des formes physiques qui me faisait voir ce monde comme cela, ou s’il est vraiment comme cela. Parfois il n’y a pas de doute, parce que cela a un caractère tout à fait propre, mais parfois j’ai un doute et je me demande si ce n’est pas dans le souvenir actif. Parce que je suis très consciente à ce moment-là et tout est extrêmement naturel, n’est-ce pas, et c’est permanent : je retrouve les mêmes choses au même endroit, quelquefois avec des petites différences, mais des différences nécessitées par l’action. C’est-à-dire que c’est un monde cohérent, ce n’est pas une imagination déréglée. Mais dans quelle mesure ces formes sont le reflet des formes naturelles, dans quelle mesure elles sont comme cela ou nous les voyons comme cela ? Je ne suis pas encore très sûre. J’ai eu le même problème dans le temps quand j’allais dans le Surmental et que je voyais les dieux ; j’avais toujours une sorte d’hésitation entre savoir s’ils sont vraiment comme cela ou si nous les percevons comme cela à cause de nos habitudes physiques... Là, au bout d’un certain temps, je suis arrivée à une conclusion; mais ici, physiquement...?

C’est une chose curieuse, il n’y a pas de portes, de fenêtres, de plafond ou de sol, tout cela existe en soi-même, n’a pas l’air 85 d’être du tout soumis à la loi de la gravitation, c’est-à-dire qu’il n’y a pas l’attraction magnétique de la terre, et pourtant quand on écrit (riant), cela a l’air d’un porte-plume! Quand on écrit sur quelque chose, cela a l’air d’un papier; quand il y a des documents, cela a l’air d’être dans des casiers... On sent bien que la substance n’est pas la même, mais l’apparence est très proche. Et c’est cette apparence encore, je suis là à me poser le problème : est-ce à cause de notre fonctionnement cérébral ordinaire que nous mettons cette apparence dessus, ou est-ce vraiment comme cela ?

Là, je rencontre presque tout le monde. Je te l’ai dit : très régulièrement, tu es là et on travaille. Toi, tu ne te souviens pas. Il y en a d’autres qui se souviennent, mais leur souvenir est (Mère fait une légère torsion du doigt) juste un tout petit peu décalé, c’est-à-dire que ce n’est pas identiquement ce que j’ai vu. Et alors quand ils me le disent, j’ai tout à fait l’impression, oui, que c’est la transcription dans leur cerveau qui fait cela... Et la réalité objective du monde matériel vient de ce que le même objet, si on le revoit dix fois, dix fois il est semblable à lui-même, avec des différences qui sont logiques, qui peuvent être des différences d’usure, par exemple — mais là aussi c’est comme cela ! Et si l’on étudie avec soin, même dans le monde physique, deux personnes ne voient pas les choses exactement de la même manière. Là, c’est peut-être plus accentué, mais cela paraît être un phénomène semblable... L’explication devient très simple, très facile quand on entre dans la conscience où la réalité matérielle, c’est elle qui devient une illusion — elle est illusoire, elle n’est pas exacte : la réalité interne est plus vraie. Alors dans ce cas-là, c’est simple. C’est peut-être seulement notre mental qui est étonné

Prends par exemple l’écriture; je n’ai pas remarqué avec détail, mais quand on écrit là-bas, on a l’air d’écrire beaucoup plus facilement; je ne sais pas comment expliquer cela, cela prend beaucoup moins de temps; et les choses se notent sur le papier, mais est-ce que c’est un papier? Cela ressemble à un papier, mais c’est noté beaucoup plus directement... C’est peut-être la similarité, comme par exemple quand on emploie un porteplume ou un crayon, ce n’est pas exactement un porte-plume ou un crayon, c’est quelque chose qui ressemble à cela, qui est... comment dire... le prototype, ou le principe de cet objet. Mais ce que je veux dire, c’est que si nous étions encore au temps de la plume d’oie ou du bâton qu’on trempe dans un liquide, probablement je le verrais comme cela !

C’est l’essence de la chose ou le principe de la chose, qui dans le souvenir se traduit par une similarité.

Mais c’est une action. Je sais le temps seulement quand je reviens, parce que j’ai pris l’habitude, chaque fois que je reviens à la conscience matérielle, de regarder l’heure pour savoir (j’ai une montre à côté de mon lit et je regarde), et c’est comme cela que je peux dire : ça a duré une heure, ça a duré deux heures. Mais là, on n’a pas du tout le sens du temps, ce n’est pas du tout le même sens — c’est le contenu de l’action qui compte, et pendant ces heures, beaucoup, beaucoup de choses sont faites, beaucoup. Et alors je te rencontre très régulièrement, mais beaucoup d’autres aussi, et je suis à beaucoup d’endroits en même temps! Et quand quelqu’un me dit : « Tiens, je vous ai vue cette nuit, vous avez fait ça et ça », alors là-haut quelque part, je dis : « Tiens, oui, c’est vrai », il y a une toute petite (même geste de torsion), toute petite différence, mais l’essence de la chose est la même.

Et j’ai remarqué que ces choses qui sont très près du physique, si l’on se réveille brusquement, et surtout si l’on bouge en se réveillant, si l’on fait un mouvement ou si l’on se retourne — ça s’en va. C’est seulement après, si à un moment donné je suis très tranquille et que je rentre au-dedans de moi-même, alors lentement je peux rentrer en contact avec l’état. Par conséquent, cela ne m’étonne pas que la majorité des gens ne se souviennent pas. Les expériences dans le vital, dans le mental, on se souvient beaucoup plus facilement, mais cela, ce qui est tout proche du physique...

Et cela a un tel caractère, que si l’on gardait la conscience de cela en se réveillant, on aurait l’air un peu fou. J’en ai eu l’expérience il y a deux jours et cela m’a beaucoup appris — j’ai regardé, étudié, étudié, jusqu’à ce que j’aie compris. C’était pendant le repos de l’après-midi (je ne dors pas du tout l’après-midi, mais j’entre comme cela, dans la conscience intérieure), et j’avais fixé avant de commencer qu’à telle heure je me réveillerais, c’est-àdire que je me lèverais. Et quand l’heure est venue, j’étais encore tout à fait dans mon action et l’état de conscience a continué avec les yeux ouverts. Et alors, dans cet état de conscience, il y avait... je ne peux pas dire « je » parce que ce n’est pas le même je, n’est-ce pas, je suis beaucoup de personnes à ce moment-là ; mais le je de ce moment-là avait l’habitude de porter (pas ici matériellement, mais là-haut), de porter une montre en or (geste au poignet) et avait oublié de mettre cette montre, et regardait et s’apercevait : « Ah! j’ai oublié de mettre ma montre, qu’est devenue cette montre? Pourquoi ai-je oublié? » Comme cela. Et alors en me réveillant (je ne porte pas de montre, n’est-ce pas), en revenant, les deux consciences étaient simultanées, et j’ai dit à haute voix : « Où est ma montre? J’ai oublié de mettre ma montre. » Et c’est quand je l’ai dit (riant) que je me suis rendu compte! Alors cela m’a fait réfléchir, j’ai bien étudié, bien regardé, bien vu qu’à ce moment-là, les deux consciences sont tout à fait (Mère superpose ses deux mains étroitement), tout à fait simultanées.

C’est très intéressant. Oh! il y a eu toutes sortes de problèmes qui ont été résolus avec cette expérience-là. Par exemple, le problème de beaucoup de gens que l’on traite de fous, et qui sont simplement dans cette conscience subtile (même geste superposé) qui domine à un moment donné, et cela leur fait dire des choses qui n’ont pas de sens ici, mais qui ont un sens très clair là-bas, et la conscience est comme cela (geste superposé, presque fondu). Cela donne l’explication de beaucoup de cas de prétendue folie. Il y a aussi les cas d’apparente insincérité, qui sont aussi comme cela, parce que la conscience voit clairement dans ce domaine et c’est un domaine tellement proche qu’on peut donner les mêmes noms aux choses, elles semblent avoir les mêmes formes ou des formes tout à fait similaires, mais ce n’est pas ce qu’il est entendu d’appeler la « réalité tangible » ici; matériellement, extérieurement, les choses ne sont pas tout à fait comme cela. Et alors, il y a des cas de prétendue insincérité qui sont simplement un mélange trop étroit des deux consciences — trop étroit pour un discernement actif. Oh! tout un domaine a été éclairci, et non seulement éclairci, mais avec la clef de la guérison ou de la transformation. Au point de vue psychologique interne, cela a expliqué énormément de choses, énormément de choses. Ce qui réduit considérablement les cas de vraie aliénation mentale et les cas de vrai mensonge, c’est-à-dire le cas où l’on dit volontairement, consciemment, le contraire de ce qui est — ce ne doit pas être aussi fréquent qu’on le croit. Beaucoup de gens disent des choses comme cela (geste flottant) qui sont inexactes, mais qu’elles perçoivent dans un autre monde que le monde purement matériel, avec un mélange trop étroit et avec un discernement insuffisant pour s’apercevoir du mélange... Sri Aurobindo avait l’habitude de dire que la réelle mauvaise volonté, la réelle hostilité et le réel mensonge sont des cas assez rares (c’est-à-dire réel dans le sens d’absolu, en eux-mêmes, et conscients, volontaires — volontaires, absolus, conscients), c’est rare; et que c’est cela que l’on décrit comme les êtres hostiles. Mais tout le reste, c’est une sorte d’illusion de la conscience, de consciences qui s’interfèrent (Mère passe les doigts de sa main droite entre les doigts de sa main gauche dans un mouvement de va-et-vient), et sans le discernement précis entre les différentes consciences, qui sont comme cela (même geste), mélangées, l’une entrant-sortant de l’autre.

(silence)

Et alors le résultat a été de voir l’immensité du problème à résoudre et du chemin à suivre et de la transformation à faire...

Quand on regarde au point de vue purement psychologique, c’est relativement facile et prompt, mais quand on en vient à ça (Mère touche son corps), à la forme extérieure et à la prétendue matière, oh! c’est un monde. Chaque leçon... c’est comme des leçons qui sont données, c’est si intéressant! des leçons avec toutes les conséquences et toutes les explications; on passe un jour, deux jours pour une toute petite, toute petite découverte. Et alors on voit que dans la conscience corporelle, après cela, après cette journée ou ces heures de travail, la lumière est là, c’est changé — c’est changé, les réactions ne sont pas les mêmes, mais... (Mère fait un geste exprimant un monde de travail)

Et la Présence, la Présence devient de plus en plus intime, de plus en plus concrète, et à ces moments-là... il y a des moments où c’est (Mère fait un geste comme d’un gonflement) tellement concret que c’est comme un absolu, et puis (geste de recouvrement) un autre état de conscience arrive et c’est tout à recommencer.

C’est intéressant.

Et c’est tellement pour vous apprendre... Les grands mots, les grandes attitudes, les grandes expériences, tout cela c’est très bien là-haut, mais ici... rien de spectaculaire. Tout est très modeste, très tranquille, très effacé — très modeste. Et cela, c’est la condition du progrès, la condition de la transformation.

Voilà, mon petit.

Le 15 novembre 1967

On a l’impression qu’à moins qu’il ne se produise quelque chose de miraculeux au sens où les hommes l’entendent, eh bien, il faudra beaucoup de siècles.

Mais tu n’as jamais espéré que cela ne prendrait pas de temps?

Oui, évidemment.

Mais je n’ai jamais cru... je n’ai jamais cru que cela pouvait venir vite. D’abord, il n’y a qu’à essayer, comme je fais, sur son propre corps, voir la différence entre la matière telle qu’elle est, la constitution telle qu’elle est, et puis... enfin ce que nous pouvons concevoir d’une existence divine... c’est-à-dire « divine » : qui ne soit pas à chaque seconde liée à l’obscurité d’une matière quasi inconsciente... Combien de temps cela prendra ? Combien de temps cela a pris pour changer la pierre en plante, la plante en animal, l’animal...? Nous n’en savons rien, mais à la manière dont les choses vont... Maintenant qu’ils sont si calés pour calculer, quand pensent-ils que la terre ait été formée? Combien de milliards d’années? Et tout cela pour en être où nous en sommes.

Naturellement, plus cela va, plus ça va vite, c’est entendu, mais vite... Vite?

Si le processus doit être « naturel », eh bien, cela prendra une éternité.

Non! Ce n’est pas une question de naturel. La Nature a organisé progressivement les choses pour la manifestation de 91 la Conscience, c’est-à-dire que tout le travail a été de préparer l’Inconscient de façon à ce qu’il puisse devenir conscient. Naturellement, maintenant la Conscience est, au moins en grande partie, là ; alors cela va beaucoup plus vite, c’est-à-dire que le plus gros du travail est fait; mais encore, comme je l’ai dit, quand on voit à quel point c’est lié à l’inconscience, à une semi-vague conscience, et que les hommes qui ne savent pas, sentent encore la « fatalité », le « destin », ce qu’ils appellent la « Nature » et tout cela qui domine et qui gouverne, eh bien, pour que le dernier changement se fasse, il faut que tout cela devienne pleinement conscient, et pas seulement à la manière mentale (cela ne suffit pas), à la manière divine! Alors il y a beaucoup à faire.

C’est justement ce que je vois tous les jours avec ce pauvre petit corps-là, et puis tout ce qui l’entoure (geste grouillant autour), toute cette substance comme cela, oh !... rien que maladies, misères, désordres, oh! tout cela n’a rien à voir avec le Divin. Une masse inconsciente.

Ce que tu veux dire : à moins que quelque chose ne vienne et par force, change cela ?

Oui.

Mais Sri Aurobindo a dit (j’ai lu cela il y a deux jours, je ne sais où il l’a écrit parce que c’était une citation) que si la Conscience divine, la Puissance divine, l’Amour divin, la Vérité, se manifestaient trop rapidement sur la terre, la terre serait dissoute! Elle ne pourrait pas le supporter... Brrf!

Je traduis, mais l’idée est là.

Enfin, peut-être pas la haute dose divine, mais une petite dose divine!

(Mère rit) La petite dose, elle est toujours là, il y a toujours une petite dose; il y a même une assez forte dose, et si l’on regarde Ça, on est émerveillé. Mais c’est justement à cause de Ça qu’on voit encore comme... comme les choses sont.

N’est-ce pas, il n’y a pas de jour où il n’y ait la constatation que, pas une dose, mais une toute petite dose, une goutte infinitésimale de Ça, cela peut vous guérir en une minute (« cela peut » : Ça vous guérit, ce n’est pas « cela peut »), que l’on est tout le temps comme cela, en équilibre, que la moindre défaillance, c’est le désordre et la fin, et que juste une goutte de Ça, cela devient la lumière et le progrès. Les deux extrêmes. Les deux extrêmes à côté l’un de l’autre.

C’est une constatation que l’on fait au moins plusieurs fois par jour.

Mais naturellement, si cet instrument-là était fait pour constater, expliquer, décrire, il pourrait dire des merveilles, mais voilà... Je pense — je ne sais pas, mais ça a l’air d’être la première fois — que l’instrument, au lieu d’être fait pour apporter la « Nouvelle », la « Révélation », donner l’éclair, a été fait pour essayer de réaliser : faire le travail, la besogne obscure. Et alors il constate, mais il n’entre pas béatifiquement dans la joie de la constatation, et il est obligé à chaque minute de voir que, malgré ça, combien de travail reste à faire... Et alors, lui, ne pourra se réjouir que quand le travail sera fait. Qu’est-ce que cela veut dire, le « travail fait »? Quelque chose qui est établi. Cette Présence divine, cette Conscience divine, cette Vérité divine, se manifeste comme cela, par éclairs, et puis... tout continue à aller son petit bonhomme de chemin; il y a un changement, mais un changement imperceptible. Eh bien, pour lui (le corps), c’est très bien, je suppose que c’est cela qui soutient son courage et qui lui donne une espèce de paix souriante malgré ce qu’il y a de très peu satisfaisant dans le résultat; mais cela ne peut pas le satisfaire, il ne sera satisfait que quand ce sera fait, c’est-à-dire quand ce qui est maintenant une révélation — éblouissante, mais de courte durée — sera un fait établi, quand vraiment il y aura des corps divins, des êtres divins et qui auront affaire avec le monde d’une façon divine, alors là, là, il dira : « oui, ça y est »; mais pas avant. Eh bien, cela, je ne crois pas que ça puisse être pour tout de suite.

Parce que je vois bien, je vois bien ce qui est en train de travailler; je te l’ai dit, il y a de ces choses qui, oui, si j’étais destinée à raconter et à expliquer et à prédire, avec cela on pourrait faire tout un enseignement, avec une de ces expériences — j’en ai au moins plusieurs par jour. Mais cela ne sert à rien, n’est-ce pas, je le sais.

Et ce n’est pas une impatience, ce n’est pas même un manque de satisfaction, ce n’est pas cela du tout, c’est une... une Force, une Volonté qui avance pas à pas et qui ne peut pas s’arrêter pour raconter, pour se complaire dans ce qui est fait.

(silence)

Y a-t-il quelque part sur la terre un être vraiment divin, c’est-à-dire qu’aucune loi de l’inconscience ne régit?... Il me semble qu’on le saurait. Si cela existait et que je ne le savais pas, il faudrait que je me dise que je dois avoir quelque part une bien grande insincérité pour que cela puisse être comme cela.

À dire vrai, je ne me pose pas la question.

Dans tout cela, tous ceux qui sont connus, tous ceux qui ont pris position comme des révélateurs du monde nouveau ou comme des réalisateurs de la vie nouvelle, tous ceux-là ont un pourcentage d’inconscient encore beaucoup plus grand que le mien, alors... Mais cela, c’est tout ce qui se sait publiquement : y a-t-il un être quelque part, et que personne ne le sache?... Cela m’étonnerait qu’il n’y ait pas de communication. Je ne sais pas.

N’est-ce pas, il y a beaucoup, beaucoup, il y a toute une floraison de nouveaux Christ, de Kalkî17 , de surhommes, ouh ! il y en a beaucoup, mais généralement, d’une façon quelconque on entre en communication, on connaît en tout cas leur existence; eh bien, ceux-là, tous ceux avec lesquels j’ai été en rapport, ou invisible ou visible, il n’y en a pas un seul qui ait... comment dire... moins d’inconscient qu’il n’y en a dans ce corps — mais je reconnais qu’il y en a beaucoup, oh!

C’est le processus que je ne vois pas, pour sortir de cette inertie ou de cette inconscience.

Processus, quel processus? De transformation?

Oui, on dit que c’est la conscience qui doit agir et éveiller tout cela...

Mais c’est ce qu’elle fait!

Oui, c’est ce qu’elle fait, mais...

Elle ne cesse de le faire!

La réponse est comme cela : tout d’un coup, il y a la perception (oh ! ce sont toutes des choses très subtiles, très subtiles, mais justement pour la conscience c’est très concret), la perception d’une sorte de désorganisation, comme un courant de désorganisation ; alors la substance qui constitue le corps commence d’abord par sentir, puis voir l’effet, puis tout commence à se désorganiser. C’est cette désorganisation qui empêche la cohésion nécessaire des cellules pour constituer un corps individuel, alors on sait : ah ! (geste de dissolution) ça va être fini. Alors les cellules aspirent, il y a une espèce de conscience centrale du corps qui aspire, intensément, avec le « surrender » aussi complet qu’il peut le faire : « Ta Volonté, Seigneur, Ta Volonté, Ta Volonté. » Et alors il y a une espèce... pas quelque chose à grand fracas, pas un éclair éblouissant, mais une sorte... Tiens, cela donne l’impression d’une densification de ce courant de désorganisation, et alors quelque chose s’arrête : d’abord une paix, puis une lumière, puis l’Harmonie — et le désordre a disparu. Et alors, quand le désordre a disparu, immédiatement, cette impression dans les cellules, de vivre l’éternité, pour l’éternité.

Eh bien, cela, tel que, avec toute l’intensité de la réalité concrète, cela se passe non seulement quotidiennement, mais plusieurs fois en un jour. Parfois c’est très sévère, c’est-à-dire que c’est comme une masse, quelquefois c’est seulement une chose qui touche. Alors dans la conscience du corps, cela se traduit comme cela, par une sorte d’action de grâce : encore un progrès de fait sur l’inconscience. Seulement ce ne sont pas des événements à grand fracas, le voisin humain ne le sait même pas ; il peut peut-être constater une sorte d’arrêt dans l’activité extérieure, de concentration, mais c’est tout. Alors cela, on n’en parle pas, n’est-ce pas, on ne peut pas écrire des livres là-dessus, on ne fait pas de la propagande... C’est cela, le travail.

Toutes, toutes les aspirations mentales ne sont pas satisfaites avec cela.

C’est du travail très obscur.

(Mère entre dans une longue contemplation)

Il y a un ou deux jours, je ne sais pas, il y a eu comme une vision d’ensemble de cet effort de la Terre vers sa divinisation, et c’était comme si quelqu’un disait... ce n’est pas « quelqu’un », c’est la conscience-témoin, la conscience qui constate, mais cela se formule en mots; très souvent cela se formule en anglais et j’ai comme l’impression que c’est Sri Aurobindo, la conscience active de Sri Aurobindo, mais quelquefois cela se traduit en mots seulement dans ma conscience... et c’était quelque chose qui disait : « Oui, le temps des proclamations, le temps des révélations est passé; maintenant, à l’action. »

Au fond, les proclamations, les révélations, les prophéties, tout cela, c’est très confortable, cela donne l’impression de quelque chose de « concret »; maintenant c’est très obscur, le sentiment que c’est très obscur, invisible (ce ne sera visible que dans les résultats longtemps, longtemps en avant), pas compris.

Cela appartient à un domaine qui n’est pas encore prêt à être expliqué, manifesté en mots.

Et en fait, dans la mesure où c’est vraiment nouveau, c’est incompréhensible. Ce que je dis ne correspond pas à une expérience vécue dans celui qui lit.

Et je vois bien, je vois tellement le petit travail comme cela (geste de renversement) qu’il faudrait pour que cela devienne une révélation prophétique. Un petit travail, un petit renversement dans le mental — l’expérience est tout à fait en dehors du mental, et alors ce qu’on en dit... (Mère hoche la tête) Justement, comme ce n’est pas mental, c’est à peu près incompréhensible, et pour que tout cela (oh! c’est visible), pour que tout cela devienne accessible, il faudrait juste (même geste) un petit renversement dans le mental, et cela devient une prophétie. Et cela... ce n’est pas possible. Cela perdrait sa vérité.

Voilà, c’est en route.

Le 22 novembre 1967

Il y a un progrès.

À la fin de la démonstration physique, le 2 décembre18 , tous les enfants en chœur vont prier, et c’est moi qui ai écrit la prière. Je vais te la dire. Mais je n’y avais pas pensé : on me l’a demandée, je l’ai faite.

Ils ont lu le Bulletin probablement, et alors ils ont demandé une prière — une prière qui soit vraiment du corps. Et j’ai répondu :

The prayer of the cells in the body

Now that by the effect of the Grace we are slowly emerging out of inconscience and waking up to a conscious life, an ardent prayer rises in us for more light, more consciousness :

“O Supreme Lord of the Universe, we implore Thee, give us the strength and the beauty, the harmonious perfection needed to be Thy divine instruments upon earth.”

C’est presque une proclamation.
Voilà, alors nous allons mettre cela en français (Mère traduit) :

La prière des cellules du corps

Maintenant que par l’effet de la Grâce, nous émergeons lentement de l’Inconscient et que nous nous éveillons à une vie consciente, une prière ardente s’élève en nous :

« Ô Seigneur suprême de l’univers, nous T’implorons, donne-nous la force et la beauté, la perfection harmonieuse, qui nous permettront de devenir Tes instruments divins sur terre. »

Ils vont dire cela après leur démonstration; il paraît qu’ils vont montrer tout l’historique de la culture physique, et puis, quand ils auront fini, ils diront : nous ne sommes pas arrivés à la fin, nous sommes au commencement de quelque chose, et voilà notre prière.

J’étais très contente.

Tu dis qu’il y a un progrès?

Un progrès! C’est un progrès formidable! Ils n’avaient jamais pensé, jamais; dans la totalité, là, ils n’avaient jamais pensé à faire la transformation : ils avaient pensé à devenir les meilleurs athlètes du monde et tous les habituels non-sens.

Le corps, n’est-ce pas, ils ont demandé une prière du corps. Ils sont arrivés à comprendre que le corps doit commencer à se transformer en quelque chose d’autre. Avant, ils étaient tout pleins de toute l’histoire de la culture physique dans tous les pays, et le pays où c’est le plus en avance et l’utilisation du corps tel qu’il est et... etc. Enfin c’était l’idéal des Olympiques. Maintenant ils ont sauté au-dessus : ça, c’est le passé, maintenant ils veulent la transformation.

N’est-ce pas, les gens, dans leur mental et leur vital, demandaient à devenir divins, enfin c’est toute l’histoire ancienne de la spiritualité, c’est rabâché depuis des siècles. Non, ça, c’est le corps. C’est le corps qui demande à participer. C’est tout à fait un progrès.

Oui, mais on voit bien comment dans le mental, l’aspiration s’entretient, comment elle vit par elle-même. Dans le cœur aussi, on voit bien comment l’aspiration vit. Mais dans le corps? Comment éveiller cette aspiration dans le corps?

Mais c’est tout éveillé, depuis des mois chez moi! Alors c’est qu’ils ont senti justement et qu’ils sentent.

Comment c’est fait? C’est en train de se faire.

Mais comment en soi...

Non, non, non. Si cela a été fait dans un seul corps, cela peut être fait dans tous les corps.

Oui, mais je demande comment... Oui, comment?

Eh bien, c’est ce que j’essaye d’expliquer depuis des mois. C’est, d’abord, éveiller la conscience dans les cellules...

Eh bien, oui!

Mais oui, mais une fois que c’est fait, c’est fait : la conscience s’éveille de plus en plus, les cellules vivent consciemment, aspirent consciemment. J’essaye de l’expliquer, mon Dieu! il y a des mois, il y a des mois que j’essaye de l’expliquer. Et alors justement, c’est cela qui m’a fait plaisir, c’est qu’ils ont compris au moins la possibilité.

La même conscience, qui était le monopole du vital et du mental, est devenue corporelle : la conscience agit dans les cellules du corps.

Les cellules du corps deviennent quelque chose de conscient, tout à fait conscient.

Une conscience qui est indépendante, qui ne dépend pas du tout de la conscience vitale ni de la conscience mentale : c’est une conscience corporelle.

(silence)

Et ce mental physique dont Sri Aurobindo avait dit que c’était une impossibilité, que c’était quelque chose qui tournait en rond et tournerait en rond toujours, justement sans conscience, comme une espèce de machine, cela a été converti, c’est devenu silencieux, et dans le silence cela a reçu l’inspiration de la Conscience. Et cela a recommencé à prier : les mêmes prières qui étaient dans le mental avant.

Je comprends bien ce qui peut se passer en toi, mais...

Mais puisque ça se passe dans un corps, ça peut se passer dans tous les corps! Je ne suis pas faite de quelque chose d’autre que les autres. La différence, c’est la conscience, c’est tout. C’est fait exactement de la même chose, avec les mêmes choses, je mange les mêmes choses, et ça a été fait de la même manière, tout à fait.

Et c’était aussi bête, aussi obscur, aussi inconscient, aussi obstiné que tous les autres corps du monde.

Et cela a commencé quand les docteurs ont déclaré que j’étais très malade, c’était le commencement19 . Parce que tout le corps a été vidé de ses habitudes et de ses forces, et alors lentement, lentement, lentement, les cellules se sont éveillées à une réceptivité nouvelle et se sont ouvertes à l’Influence divine, directement.

Autrement il n’y aurait pas d’espoir. Si cette matière qui a commencé par être... Même un caillou est déjà une organisation — c’était certainement pire que le caillou : l’inconscient, inerte, absolu; et puis petit à petit, petit à petit, ça s’éveille. On voit, n’est-ce pas, on voit, on n’a qu’à ouvrir les yeux, on voit. Eh bien, c’est la même chose qui se produit : pour que l’animal devienne un homme, il n’a pas fallu autre chose que l’infusion d’une conscience, d’une conscience mentale; et maintenant c’est l’éveil de cette conscience qui était tout au fond, tout au fond, comme cela. Le mental s’est retiré, le vital s’est retiré, tout s’est retiré; au moment où j’étais soi-disant malade, le mental était parti, le vital était parti, le corps était laissé à lui-même — exprès. Et c’est cela, c’est justement parce que le vital et le mental étaient partis que cela a donné l’impression d’une très grave maladie. Et alors, dans le corps laissé à lui-même, petit à petit, les cellules ont commencé à s’éveiller à la conscience (geste d’aspiration qui monte); cette conscience qui était infusée dans le corps par le vital (du mental au vital, du vital au corps), quand les deux sont partis, la conscience a émergé lentement, lentement. Cela a commencé par cet éclatement d’Amour de tout en haut, l’extrême suprême altitude, et puis petit à petit, petit à petit c’est descendu jusqu’au corps. Et puis cette espèce de mental physique, c’est-à-dire quelque chose de tout à fait, tout à fait idiot, qui tournait en rond comme cela, répétant toujours la même chose, cent fois la même chose, petit à petit cela s’est éclairé et c’est devenu conscient, ça s’est organisé, et puis c’est entré dans le silence, puis dans le silence, l’aspiration s’est exprimée en prières.

(silence)

C’est le démenti à toutes les assurances spirituelles du passé : « Si vous voulez vivre pleinement conscient de la vie divine, quittez votre corps — le corps ne peut pas suivre. » Eh bien, Sri Aurobindo est venu et a dit : le corps, non seulement peut suivre, mais peut être la base manifestant le Divin.

Le travail reste à faire.

Mais maintenant, il y a une certitude. Le résultat est encore très loin — très loin. Il y a beaucoup à faire pour que la croûte, l’expérience de la surface la plus extérieure telle qu’elle est, manifeste ce qui se passe au-dedans (pas « au-dedans » dans les profondeurs spirituelles : au-dedans dans le corps). Pour que ça soit capable de manifester ce qui est dedans... Cela viendra en dernier, et c’est très bien, parce que si cela venait avant, on négligerait le travail ; on serait tellement content que l’on oublierait de finir son travail. Il faut que tout soit fait dedans, que ce soit bien, bien changé, alors le dehors le dira.

Mais c’est tout une seule substance, toute pareille partout, et qui partout était inconsciente; et alors ce qui est remarquable, c’est qu’automatiquement il y a des choses qui se passent (geste montrant des points éparpillés à travers le monde), tout à fait inattendues, ici et là, chez des gens qui ne savent même rien.

(silence)

Il fallait que la capacité de recevoir et de manifester la conscience soit obtenue par ces cellules matérielles; et alors ce qui permet une transformation radicale, c’est qu’au lieu d’être une ascension pour ainsi dire éternelle, indéfinie, c’est l’apparition d’un type nouveau — c’est une descente d’en haut. La descente précédente était une descente mentale, et cela, c’est ce que Sri Aurobindo appelle une descente supramentale; l’impression, c’est : une descente de la Conscience suprême qui s’infuse dans quelque chose de capable de la recevoir et de la manifester. Et alors de cela, quand ce sera bien trituré (combien de temps cela prendra, on ne sait pas), il va naître une forme nouvelle, qui sera la forme que Sri Aurobindo appelait supramentale — qui sera... n’importe quoi, je ne sais pas comment ces êtres s’appelleront.

Quel sera leur mode d’expression, comment vont-ils se faire comprendre, tout cela...? Chez l’homme, cela s’est développé très lentement. Seulement le mental a beaucoup trituré, et au fond a fait marcher les choses plus vite.

Comment va-t-on arriver là ?... Il y aura certainement des stades dans la manifestation, avec peut-être un échantillon qui viendra dire : voilà comment c’est. (Mère regarde devant elle) On voit cela.

Seulement, quand l’homme est venu de l’animal, il n’y avait aucun moyen d’enregistrer — de noter et d’enregistrer le processus —, maintenant c’est tout à fait différent, alors ce sera plus intéressant.

(silence)

Mais encore à l’heure qu’il est, l’immense majorité — l’immense majorité — de l’intellectualité humaine est parfaitement satisfaite de s’occuper d’elle-même et de ses petits progrès comme cela (Mère dessine une ronde microscopique). Elle n’a même pas... elle n’a même pas envie qu’il y ait autre chose.

Ce qui fait qu’il se peut que l’avènement de l’être surhumain... Cela peut très bien passer inaperçu, ou ne pas être compris. On ne peut pas dire, parce qu’il n’y a pas d’analogie; il est évident que si un singe, un des gros singes, avait rencontré le premier homme, il aurait simplement dû sentir que c’était un être un peu... étrange, c’est tout. Mais maintenant c’est différent, parce que l’homme pense, raisonne.

Mais pour tout ce qui est supérieur à l’homme, l’homme a été habitué à penser que c’étaient des êtres... des êtres divins, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas de corps, qu’ils apparaissaient dans la lumière, enfin tous les dieux tels qu’ils les conçoivent — mais ce n’est pas du tout cela.

(long silence)

Alors?

Tu n’es pas convaincu?

Pourquoi n’essayes-tu pas?

Mais si! C’est pour cela que je te posais la question. Je ne suis pas à douter de quoi que ce soit. Je te posais la question, je te disais : Comment est-ce qu’on fait, je ne vois pas comment ça se fait... Par exemple, le matin je me rase. Bon, le matin on est abruti, on est fatigué, le mental ne marche pas, le vital ne marche pas...

Oui, c’est une excellente occasion.

Mais oui, justement, c’est ce que je fais, et je dis : eh bien, non, je ne vois pas. Je ne sais pas comment ça bouge — ça ne bouge pas.

Ça ne bouge pas si je n’y mets pas le mental ou le vital ou le cœur.

Bah!

Ce n’est pas que je doute! Je dis que mon corps est un âne, c’est possible, mais je ne doute pas.

Il n’est pas un âne, le pauvre! (Mère rit)

De doute, je n’ai pas, mais de question sur le comment, ça oui, je ne sais pas.

Pour moi, ce problème-là ne s’est jamais posé, parce que... Quand on fait de la musique ou quand on fait de la peinture, on s’aperçoit très bien que la conscience pénètre dans les cellules et que ces cellules deviennent conscientes. Cette expérience, par exemple : il y a des choses dans une boîte, et on dit à la main : « Prends douze » (sans compter, comme cela), elle prend les douze et puis elle vous les donne. Ça, c’est une expérience que j’ai eue il y a longtemps; à vingt ans je commençais des expériences comme cela, par conséquent je sais; je savais comment la conscience travaille. N’est-ce pas, il est impossible d’apprendre le piano ou de faire de la peinture sans que la conscience entre dans les mains, et les mains deviennent conscientes indépendamment du cerveau. Le cerveau peut être occupé ailleurs, cela n’a aucune importance. D’ailleurs c’est ce qui se passe chez les gens que l’on appelle somnambules : ils ont une conscience qui appartient à leur corps, qui les fait mouvoir et faire des choses tout à fait indépendantes du mental et du vital.

Je veux dire que quand je suis devant la glace à me raser, si au-dedans de moi je ne mets pas le mantra ou une aspiration qui vient du cœur, eh bien, c’est un morceau inerte qui se rase, et par-dessus le marché, le mental physique tourne. Mais si je mets un mantra ou bien une volonté mentale...

Mais non! Mais c’est le corps qui finit par dire le mantra ! Spontanément, si spontanément que même si toi, par hasard, tu penses à autre chose, ton corps dira le mantra. Tu n’as pas cette expérience-là ?

Non.

Et c’est le corps qui aspire, le corps qui dit le mantra, le corps qui veut la lumière, le corps qui veut la conscience — toi, tu peux penser à autre chose : Pierre, Paul, Jacques, un livre, etc., cela n’a pas d’importance.

Mais je comprends bien maintenant, je comprends bien; au commencement je ne comprenais pas, je croyais que j’avais été rendue soi-disant malade pour cesser la vie que je menais en bas20 — je mène une vie encore beaucoup plus occupée que celle que je menais en bas, par conséquent... Je me demandais pourquoi, si c’était un moment de transition. Mais maintenant je comprends : coupée — je m’évanouissais. Ce qui a fait que le docteur a déclaré que j’étais malade, c’est que je ne pouvais pas faire un pas sans m’évanouir; je voulais marcher d’ici là, en chemin, poff! je m’évanouissais; il fallait me tenir pour que le corps ne tombe pas. Mais moi, pas une minute je ne perdais la conscience; je m’évanouissais, mais j’étais consciente, je voyais mon corps, je savais que j’étais évanouie, je ne perdais pas la conscience, et le corps ne perdait pas la conscience. Alors maintenant je comprends : c’était coupé du vital et du mental et laissé à ses moyens propres, c’était simplement le corps : tout ce qu’il savait, toutes les expériences qu’il avait eues, toute la maîtrise de ce qui était dans tous les états d’être, du vital au mental et au-dessus, tout cela, parti! et ce pauvre corps laissé à lui-même. Et alors naturellement, petit à petit, tout cela s’est reconstruit, reconstruit, un être conscient, purement conscient.

Oui, je comprends. Je comprends. Mais c’est vrai qu’il a été coupé, ça je l’ai su — je l’ai vu —, coupé, les états d’être renvoyés : « Allez-vous-en, on ne vous veut plus », et alors il a fallu qu’il se reconstruise une existence. Et au lieu d’avoir à passer par tous ces états d’être comme il faisait avant, par des éveils successifs (geste d’escalade de degré en degré), jusque tout en haut, tout en haut, par-delà la forme, maintenant ce n’est pas du tout comme cela, il n’a pas eu besoin de rien du tout de tout cela, il a simplement... (geste d’aspiration qui monte et s’ouvre comme une fleur). Il y avait quelque chose qui s’est ouvert et s’est développé au-dedans, et qui a fait que ce mental imbécile s’est organisé, a été capable d’être silencieux dans une aspiration; et alors... alors c’était le contact direct, sans intermédiaire — contact direct. Et cela, il l’a tout le temps maintenant. Tout le temps, tout le temps le contact direct. Et c’est le corps, ce n’est pas à travers toutes sortes de choses et d’états d’être, pas du tout, c’est direct.

Mais une fois que c’est fait (cela, Sri Aurobindo l’avait dit), une fois qu’un corps l’a fait, il a la capacité de le passer aux autres. Et je te dis, maintenant... je ne dis pas dans la totalité et le détail, probablement pas... mais il y a ici et là (geste dispersé indiquant divers points de la terre), tout d’un coup, une expérience ou une autre expérience qui se produit chez des gens. Il y en a (la majorité) qui ont peur, alors naturellement cela s’en va — c’est parce qu’ils n’étaient pas assez préparés au-dedans; si ce n’est pas la petite routine de chaque minute, de toujours, ils ont peur; alors une fois qu’ils ont peur c’est fini, cela fait qu’il faudra des années de préparation pour que cela se reproduise. Mais enfin, il y en a quelques-uns qui n’ont pas peur; tout d’un coup, une expérience : « Ah!... » Quelque chose de tout à fait nouveau, tout à fait inattendu, à quoi ils n’avaient jamais pensé.

C’est contagieux. Cela, je le sais. Et c’est le seul espoir, parce que si tout le monde devait repasser par la même expérience... Eh bien, maintenant j’ai quatre-vingt-dix ans — à quatre-vingtdix ans les gens sont fatigués, ils en ont assez de la vie. Il faut se sentir jeune comme un petit enfant pour faire cela.

Et cela prend longtemps, je vois bien que cela a pris longtemps.

Et ce n’est pas fait, n’est-ce pas, c’est en train de se faire, mais ce n’est pas fait — il s’en faut de beaucoup. Il s’en faut de beaucoup... Quel est le pourcentage des cellules conscientes? On ne sait pas.

Et de temps en temps, il y en a qui grondent les autres (c’est très amusant!), qui les grondent, qui les attrapent, qui leur disent des sottises (à leur manière), à celles qui veulent (Mère dessine une ronde minuscule) continuer les vieilles habitudes : il faut que la digestion se fasse d’une certaine façon, il faut que l’absorption se fasse d’une certaine façon, il faut que la circulation se fasse d’une certaine façon, il faut que la respiration... il faut que toutes les fonctions se fassent selon la méthode de la Nature; et quand ce n’est pas comme cela, elles s’inquiètent. Et alors celles qui savent, les attrapent et puis leur donnent un bon bombardement de Seigneur, c’est très amusant!

Et il y a quelque chose qui traduit en mots (c’est sans mots, mais il y a quelque chose qui traduit en mots, là), et alors il y a des conversations entre cellules (Mère rit) : « Espèce d’imbécile, pourquoi as-tu peur? Tu ne vois pas que c’est le Seigneur qui fait cela pour te transformer? » Alors l’autre : « Ah!... » Alors il se tient tranquille, et puis il s’ouvre et il attend, et puis... la douleur s’en va, le désordre s’en va, et puis tout s’arrange.

C’est admirable.

Mais si par malheur le mental vient, commence, pour assister ou juger, alors tout s’arrête, et tout retombe dans la vieille habitude.

(long silence)

Au fond, c’est l’ego vital, mental, etc., tout cela qui a été, poff! enlevé.

C’était une opération radicale.

Et alors maintenant, il y a une sorte de souplesse, de plasticité. Et tout cela apprend — c’est très en rapport avec tout (geste horizontal), mais cela apprend à chercher tout son appui, toute sa force, toute sa connaissance, toute sa lumière, toute sa volonté, tout, tout, comme cela (geste vertical, tourné vers le Suprême), uniquement comme cela, dans une plasticité extraordinaire.

Et alors, la splendeur de la Présence.

Le 29 novembre 1967

À propos du Darshan du 24 novembre.

J’ai des nouvelles photos, prises le jour du Darshan. Des photos qui ont été prises par un appareil-télescope. Ce n’est pas agrandi, c’est la photo telle quelle (Mère montre les photos au disciple).

Je ne sais pas, mais à chaque Darshan, j’ai l’impression que je suis une autre personne, et quand je me vois comme cela, objectivement, en effet je vois une autre personne, chaque fois. Quelquefois, un vieux Chinois! Quelquefois comme une sorte de transposition de Sri Aurobindo, un Sri Aurobindo voilé, et puis quelquefois une personne que je connais très bien, mais qui n’est pas celle-ci : j’ai été une fois comme cela. Ça, plusieurs fois cela m’est arrivé.

Mais là aussi, j’ai l’impression que c’est quelqu’un de... C’est tout à fait différent de toi d’habitude.

N’est-ce pas!

Et j’ai l’impression que c’est quelque chose que je connais.

Oui, voilà. Et j’ai exactement la même impression. Je regarde cela, je dis : je connais très bien cette personne — mais cela n’a rien à voir avec ce corps-là.

Mais c’est quelque chose que je connais!

Très bien, on connaît très bien, mais ce n’est pas ça (Mère désigne son corps); ce n’est pas ici, mais on connaît très bien.

Je ne sais pas pourquoi, cela me rappelle un peintre.

On ne sait pas trop si c’est une femme ou un homme, on n’est pas sûr.

Je me suis demandé si ce n’était pas un être qui vivait dans un autre monde que le monde physique de la terre? Parce que c’est... Je connais, mais pas avec l’intimité de la sensation corporelle; n’est-ce pas, c’est quelqu’un que je connais très bien, que j’ai vu souvent.

J’ai l’impression que c’est quelqu’un que j’ai déjà vu.

Oh ! oui. Mais je ne sais pas si tu l’as vu dans ce monde-ci.

(S’adressant à l’autre disciple) Tu connais ça, cette personne-là ?

Ce n’est pas la même Mère!

Oui... C’est peut-être un tableau, tu as peut-être raison. Mais lequel, je ne vois pas.

Quelqu’un qui m’est très familier, mais... Si l’on me disait que c’était une personnalité historique, on ne serait pas étonné.

C’est curieux. Et cela devient de plus en plus comme cela. À mesure que le corps attrape le rythme intérieur, cela augmente.

Ce ne doit pas être physique.

Qu’est-ce que c’est? On saura un jour...

C’est très familier.

Oui. Mais mon impression est comme cela : quelqu’un que j’ai connu très intimement, avec qui j’ai vécu peut-être, mais pas moi, tu comprends. C’est-à-dire que le corps dit : ce n’est pas moi. Intérieurement, c’est tout à fait différent : il n’y a pas de moi-toi, tout cela n’existe pas; mais le corps, lui, il a encore cela, il dit : ce n’est pas moi, c’est quelqu’un que je connais très bien, très bien, mais ce n’est pas moi.

Pourquoi cela vient-il comme cela au balcon21 ?

Cela peut être deux choses. Peut-être que la conscience originelle s’était dédoublée dans une existence passée (c’est arrivé plusieurs fois) et manifestée dans deux corps différents en même temps; et alors il y a eu naturellement intimité et probablement une promiscuité de vie — ce peut être une chose physique. Mais cela peut être aussi quelqu’un qui existe d’une façon permanente, une forme permanente quelque part, avec laquelle nous sommes en rapport d’une façon constante dans ce monde-là (surmental, ou supramental ou ailleurs) et c’est du dedans qu’est le sentiment : oh! je connais. Ce peut être l’une des deux choses, je ne sais pas encore laquelle.

(silence)

C’est plus une expression, un genre de vibration, une atmosphère — plus que des traits exacts. Alors ce serait plutôt cela, quelqu’un qui existe d’une façon permanente quelque part et avec laquelle nous sommes en rapport.

Et cela expliquerait cette sensation que l’on ne sait pas si c’est un homme ou une femme : ce doit être dans un monde insexué, où il n’y a ni homme ni femme.

(silence)

Le corps lui-même a plus qu’une impression, une sorte de... c’est une connaissance — plus qu’une connaissance, c’est un fait : il y a beaucoup, beaucoup d’êtres, de forces, de personnalités qui se manifestent à travers lui, même quelquefois plusieurs en même temps. Ça, c’est une expérience très courante, n’est-ce pas, par exemple que Sri Aurobindo est là et qu’il parle et qu’il voit, qu’il a sa façon de voir et sa façon de s’exprimer, cela arrive très souvent. Et puis souvent, c’est Durgâ, ou Mahâkâlî, ou... très souvent. Souvent, c’est un être de très haut, très permanent — très permanent — qui se manifeste, et alors il y a une sorte d’absolu dans l’être, qui vient. Quelquefois ce sont des êtres d’un plan proche qui essayent de se faire sentir, de se faire exprimer, mais cela, c’est sous contrôle.

Le corps a l’habitude, n’est-ce pas.

Et ce qui a été curieux, c’est que cette fois-ci, le 24, quand je suis allée au balcon, c’était quelqu’un (et cela m’arrive de temps en temps, mais de plus en plus), quelqu’un qui regarde d’une sorte de plan d’éternité, avec, mélangé, une grande bienveillance — quelque chose comme de la bienveillance, je ne sais pas comment l’exprimer... mais un calme absolu, presque de l’indifférence, et les deux sont ensemble à regarder comme cela (Mère dessine des vagues loin en dessous) comme si c’était vu de très loin, de très haut, de très... comment dire... vu d’une vision très éternelle. C’était cela que mon corps sentait quand je suis sortie pour le balcon. Alors le corps disait : « Mais il faut que j’aspire, il faut une aspiration pour que la Force descende sur tous ces gens », et Ça, c’était comme cela (geste souverain, au-dessus), oh! très bienveillant, mais une sorte d’indifférence — d’indifférence de l’éternité, je ne sais pas comment expliquer cela. Et tout cela, le corps le sent comme quelque chose qui se sert de lui.

C’est pour cela que ces photos m’intéressent, c’est pour objectiver l’état.

On saura.

Le 30 décembre 1967

Mère a fait le commentaire suivant au sujet de la
façon dont il faudrait gouverner.

Au fond, le problème se réduit presque à ceci : remplacer le gouvernement mental de l’intelligence par le gouvernement d’une conscience spiritualisée.

Ça, c’est une expérience extrêmement intéressante : comment les mêmes actions, le même travail, les mêmes observations, le même rapport avec l’entourage (proche et lointain), se fait dans le mental, par l’intelligence, et dans la conscience, par l’expérience. Et c’est cela que le corps est en train d’apprendre, à remplacer le gouvernement mental de l’intelligence par le gouvernement spirituel de la conscience. Et cela fait (ça n’a l’air de rien, on peut ne pas s’en apercevoir), cela fait une différence formidable, au point que cela centuple les possibilités du corps... Quand le corps est soumis à des règles, même si elles sont larges, même si elles sont compréhensives, il est l’esclave de ces règles, et ses possibilités sont limitées par ces règles. Mais quand il est gouverné par l’Esprit et la Conscience, cela lui donne une possibilité, une flexibilité incomparables! Et c’est cela qui lui donnera la capacité de prolonger sa vie, de prolonger sa durée : c’est de remplacer le gouvernement intellectuel mental par le gouvernement de l’Esprit, de la Conscience — la Conscience. Et extérieurement, cela n’a pas l’air de faire beaucoup de différence, mais... Mon expérience est comme cela... parce que maintenant mon corps n’obéit plus du tout au mental ni à l’intelligence, plus du tout (il ne comprend même pas comment cela peut se faire), mais de plus en plus et de mieux en mieux, il suit la direction, l’impulsion de la Conscience. Et alors il voit, presque à chaque 114 minute, la différence formidable que cela fait... Par exemple, le temps a perdu de sa valeur — sa valeur rigide. On peut faire en très peu de temps, en beaucoup de temps, exactement la même chose. Les nécessités ont perdu leur autorité. On peut s’adapter comme ceci, s’adapter comme cela. Toutes les lois, ces lois qui étaient des lois de la Nature, ont perdu tout leur despotisme, pourrait-on dire : ce n’est plus comme cela. Il suffit de toujours, toujours être souple, attentif et... « responsif » (si cela peut exister) à l’influence de la Conscience — la Conscience dans sa toute-puissance — pour passer à travers tout cela, avec une souplesse extraordinaire.

Ça, c’est la découverte qui se fait de plus en plus.

C’est merveilleux, n’est-ce pas, c’est une découverte merveilleuse.

C’est comme une victoire progressive sur tous les impératifs. Alors toutes les lois de la Nature, naturellement, toutes les lois humaines, toutes les habitudes, toutes les règles, tout cela, cela s’assouplit et cela finit par être inexistant. Et pourtant, on peut garder un rythme régulier qui facilite l’action — ce n’est pas contraire à cette souplesse. Mais c’est une souplesse dans l’exécution, dans l’adaptation, qui vient, qui change tout. Au point de vue hygiénique et au point de vue santé, au point de vue organisation, au point de vue des relations avec les autres, tout cela a perdu, non seulement son agressivité (parce que ça, il suffit d’être sage — sage et pondéré et calme — pour que cela perde son agressivité), mais son absolutisme, sa règle impérative : c’est tout à fait parti. C’est parti.

Et alors on voit : à mesure que le procédé devient de plus en plus parfait — « parfait », cela veut dire intégral, total, ne laissant rien en arrière —, c’est nécessairement, inévitablement, la victoire sur la mort. Non pas que cette dissolution des cellules que la mort représente n’existe plus, mais elle n’existerait que quand elle serait nécessaire; pas comme une loi absolue, mais comme un des procédés, quand c’est nécessaire.

C’est surtout cela : tout ce que le Mental a apporté de rigide et d’absolu, et d’invincible presque, qui... va disparaître. Et simplement cela, par : passer le pouvoir suprême à la Conscience suprême. Peut-être est-ce cela que les anciens sages voulaient dire quand ils parlaient de passer le pouvoir de la Nature ou le pouvoir de la Prakriti au Purusha, de le passer de la Prakriti au Purusha. C’était peut-être cela qu’ils exprimaient de cette manière.

1968




Le 13 mars 1968

Au cours de l’Entretien du 27 mai 1953, à un disciple qui demandait : « Est-ce que le Divin peut se retirer de nous? », Mère avait donné la réponse suivante :

« C’est une impossibilité. Parce que si le Divin se retirait de quelque chose, immédiatement cela s’écroulerait, parce que cela n’existerait pas. Pour dire plus clairement : Il est la seule existence. »

Maintenant, j’aurais répondu : c’est comme si tu demandais si le Divin pourrait se retirer de Lui-même! (Mère rit) C’est cela, le malheur, c’est que l’on dit « Divin » et ils comprennent « Dieu »... Il n’y a que Ça : Ça seul existe. Ça, quoi? Ça seul existe!

(silence)

Ce matin encore, j’étais en train de regarder, de voir, et c’était comme si je disais au Divin : « Pourquoi prends-Tu plaisir à Te nier Toi-même? » N’est-ce pas, pour une satisfaction logique, nous disons : tout ce qui est obscur, tout ce qui est laid, tout ce qui n’est pas vivant, tout ce qui n’est pas harmonieux, tout cela n’est pas divin — mais comment est-ce possible?... C’est seulement une attitude d’action. Et alors, en se mettant dans la conscience de l’action, je disais : « Mais pourquoi est-ce que Tu prends plaisir à être comme cela ! » (Mère rit)

C’était une expérience très concrète des cellules, et avec le sentiment (pas sentiment : ni sentiment ni sensation), une sorte de perception qu’on est juste, juste en bordure du grand secret...

Tout d’un coup, il y a un ensemble de cellules, ou une fonction du corps qui s’amuse à se mettre de travers — pourquoi? Quel sens y a-t-il là-dedans? Et la réponse était... C’était comme si tout cela aidait à briser les limites.

Mais pourquoi, comment?...

Mentalement, on peut tout expliquer, mais cela ne signifie rien du tout : pour le corps, pour la conscience matérielle, c’est abstrait. La conscience matérielle, quand elle saisit quelque chose, elle le sait cent fois mieux que l’on ne peut le savoir mentalement. Quand elle le sait, elle a le pouvoir : ça donne le pouvoir. Et c’est cela qui s’élabore lentement, lentement. Et pour une conscience ignorante : lentement et douloureusement. Mais pour la vraie conscience, ce n’est pas cela ; la douleur, la joie, tout cela, c’est une façon... une façon si absurde de voir les choses — de les sentir, de les voir.

Il y a une perception de plus en plus concrète que tout... qu’il n’y a rien qui ne contienne sa joie d’être, parce que c’est la façon d’être : sans joie d’être, il n’y a pas d’être. Mais ce n’est pas ce que nous comprenons mentalement par joie d’être. C’est... quelque chose qui est difficile à dire. Et cette perception de la souffrance et de la joie, presque du mal et du bien, tout cela, ce sont des nécessités de travail, pour permettre au travail de se faire dans un certain ensemble d’inconscience. Parce que la vraie conscience est quelque chose de tout à fait, tout à fait différent. Et cela, c’est ce que cette conscience des cellules est en train d’apprendre, et d’apprendre par une expérience concrète, et toutes ces appréciations de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, de ce qui est une souffrance et de ce qui est une joie, tout cela, ça paraît fumeux. Mais encore la Chose — la Vérité —, la Chose concrète n’est pas encore attrapée. Elle est en route, on sent qu’elle est en route, mais ce n’est pas encore cela. Si on l’avait... on serait le maître tout-puissant. Et il est possible que l’on ne puisse l’avoir que lorsque le monde dans sa totalité ou dans un ensemble suffisant sera prêt pour la transformation.

Cela, c’est une spéculation, ce qu’on pourrait appeler une inspiration, mais cela appartient encore au domaine là-haut.

De temps en temps, c’est comme si l’on effleurait la perception de la toute-puissance : on est sur le point, ah! (Mère fait le geste de saisir la chose) mais ça s’en va.

Quand on aura ça, le monde pourra changer. Et quand je dis « on », je ne parle pas d’une personne... Il y a peut-être quelque chose qui équivaut à la Personne, mais cela... cela aussi, je ne suis pas sûre que ce ne soit pas une projection de notre conscience sur quelque chose qui nous échappe.

Sri Aurobindo disait toujours que si l’on allait assez loin, pardelà l’Impersonnel, si on allait au-delà, on trouvait quelque chose que nous pouvions appeler la Personne, mais qui ne correspond à rien du tout de ce que nous concevons comme la Personne.

Et alors là, il n’y a plus que Ça. Et c’est Ça qui a le pouvoir. Mais même quand nous disons « il n’y a plus que Ça », (riant) nous le situons dans quelque chose d’autre!... Les mots, les langages sont impropres à exprimer quelque chose qui dépasse la conscience. Dès que l’on formule, ça descend.

Le 16 mars 1968

On a l’impression d’être tout le temps — tout le temps — en route vers une grande découverte, et puis on la fait, la découverte, et puis on s’aperçoit qu’elle a toujours été faite!... C’est seulement qu’on la regarde d’une autre manière.

Ce matin, une expérience qui paraissait une révélation extraordinaire et... c’est une chose qui était toujours sue. Alors on la mentalise; du moment où on la mentalise, cela devient clair, mais ce n’est plus ça. N’est-ce pas, on peut dire que cette création-ci est la « création de l’équilibre22 », et que c’est justement l’erreur mentale de vouloir choisir une chose et d’en rejeter une autre, que toutes les choses doivent être ensemble : ce qu’on appelle bien, ce qu’on appelle mal, ce que l’on appelle bon et ce que l’on appelle mauvais, ce qui vous semble plaisant et ce qui vous semble déplaisant, tout cela doit être ensemble. Et ce matin, c’était la découverte que la Séparation — cette Séparation qui a été décrite de toutes sortes de façons différentes, quelquefois épisodique, quelquefois simplement abstraite, quelquefois philosophique, quelquefois... tout cela, ce sont seulement des explications, mais il y a quelque chose, qui probablement est simplement l’Objectivation (Mère fait le geste de pousser en avant l’univers, hors du Non-Manifesté), mais c’est encore une façon d’expliquer. Cette soi-disant Séparation, qu’est-ce que c’est exactement? On ne sait pas. Ou peut-être qu’on le sait, je ne sais pas. Cela a justement créé (mettons-le en couleur) le noir et le blanc, la nuit et le jour (cela, c’est déjà plus mélangé, mais le noir et le blanc aussi sont mélangés), mais c’est la tendance à faire deux pôles : la chose agréable, la chose bonne; la chose désagréable, la chose mauvaise. Et dès que l’on veut retourner à l’Origine, les deux ont tendance à se refondre. Et c’est dans l’équilibre parfait, c’est-à-dire où il n’y a plus de division possible et où l’un n’a pas d’influence sur l’autre, où les deux ne font plus qu’un, qu’est cette fameuse Perfection que l’on essaye de reconquérir.

Le rejet de l’un et l’acceptation de l’autre, c’est un enfantillage. C’est une ignorance. Et toutes les traductions mentales, comme celle d’un Mal éternellement mal, qui donne naissance à l’idée de l’enfer, d’un Bien éternellement bien... tout cela, c’est tout, tout des enfantillages.

(silence)

Il se peut (il se peut, parce que dès que l’on veut formuler, on mentalise, et dès qu’on mentalise, c’est réduit, diminué, limité, cela perd la puissance de la vérité, enfin...) que dans cet univers tel qu’il est constitué, la perfection soit... (Mère reste longtemps absorbée) Cela échappe aux mots. On pourrait dire comme cela (c’est sec et sans vie) : c’est la conscience de l’unité du tout perçue dans l’individu — perçue, vécue, réalisée. Mais ce n’est rien, ce ne sont rien que des mots... L’univers semble avoir été créé pour réaliser ce paradoxe de la conscience du tout, vivante (pas seulement perçue, mais vécue) dans chacune des parties, chaque élément constitutif du tout.

Alors, pour la formation de ces éléments, cela a commencé par la Séparation, et c’est la Séparation qui a donné naissance à cette division entre ce que l’on appelle le bien et le mal ; mais au point de vue sensation — sensation dans la partie la plus matérielle — on peut dire que c’est la souffrance et l’Ânanda. Et le mouvement est de faire cesser toute séparation et de réaliser la conscience totale dans chacune des parties (ce qui, au point de vue mental, est une absurdité, mais c’est comme cela).

Pour mon goût, c’est beaucoup trop philosophique, ce n’est pas assez concret, mais l’expérience de ce matin était concrète, et elle était concrète parce que issue de sensations extrêmement concrètes dans le corps, de la présence de cette constante dualité (en apparence), d’une opposition (non seulement opposition, mais négation l’une de l’autre) entre... nous pouvons prendre comme symbole la souffrance et l’Ânanda. Et l’état véritable — qui paraît impossible à formuler en mots pour le moment, mais qui était vécu et senti —, c’est une totalité qui contient tout, mais au lieu de contenir tout en éléments qui s’affrontent, c’est une harmonie du tout, un équilibre du tout. Et quand cet équilibre sera réalisé dans la création, cette création pourra... si l’on dit des mots, ce n’est plus ça... on pourrait dire : continuer à progresser sans rupture. Ce n’est pas ça.

Vu encore dans la conscience imparfaite actuelle, il y a eu ces jours-ci, d’une façon répétée (mais tout cela, méthodique et organisé par une organisation d’ensemble infiniment supérieure à tout ce que nous pouvons imaginer), un état, qui est l’état déterminant la rupture d’équilibre, c’est-à-dire la dissolution de la forme, ce que l’on appelle d’habitude la mort; et cet état jusqu’à l’extrême limite, comme une démonstration, avec en même temps l’état (pas la perception : l’état) qui empêche cette rupture d’équilibre et qui permet la continuité du progrès sans rupture. Et cela donne, dans la conscience corporelle, la perception simultanée (pour ainsi dire simultanée) de ce que l’on pourrait qualifier d’extrême angoisse de la dissolution (quoique ce ne soit pas tout à fait cela, mais enfin) et puis l’extrême Ânanda de l’union — les deux simultanés.

Alors, traduit dans les mots ordinaires : l’extrême fragilité — plus que fragilité — de la forme, et l’éternité de la forme.

Et ce n’est pas seulement l’union, mais la fusion, l’identification des deux qui est la Vérité.

Quand c’est mentalisé, cela devient clair pour tout le monde — cela perd sa qualité essentielle, le quelque chose qui ne peut pas se mentaliser.

C’est la conscience des deux états qui doit être simultanée ?

Pas divisée. C’est l’union des deux états qui fait la conscience véritable, l’union des deux — « union » implique encore division — l’identification des deux qui fait la conscience véritable. Et alors on a la sensation que c’est cela, c’est cette conscience-là, qui est le Pouvoir suprême. N’est-ce pas, le pouvoir est limité par les oppositions et les négations : le pouvoir le plus puissant, c’est celui qui domine le plus; mais c’est une imperfection complète. Mais il y a un Pouvoir tout-puissant qui est fait de la fusion des deux. Ça, c’est le Pouvoir absolu. Et si Ça, c’était réalisé physiquement... probablement ce serait la fin du problème.

Justement, les quelques heures que j’ai vécues comme cela, ce matin, c’était l’impression qu’on a tout maîtrisé et tout compris — et « compris », cette sorte de compréhension qui fait le pouvoir absolu. Seulement, naturellement, cela ne peut pas se dire.

C’est cela que les gens qui ont dû avoir l’expérience, ou toucher à l’expérience, ont traduit en disant que ce monde était le monde de l’équilibre; c’est-à-dire que c’est la simultanéité, sans division, de tous les contraires. Dès qu’il y a une divergence quelconque (pas même divergence, une différence quelconque), c’est le commencement de la division. Et tout ce qui n’est pas cet état-là, ne pouvait pas être éternel ; c’est seulement cet état qui... pas contient, mais exprime (ou quoi?) l’éternité.

Il y a eu toutes sortes de philosophies qui ont essayé d’expliquer cela, mais c’est en l’air, c’est mental, spéculatif. Mais cela, c’est vécu — « vécu » je veux dire : être ça.

Est-ce que c’est l’équivalent matériel d’une expérience psychologique que l’on a, où la perception du mal disparaît complètement dans la perception d’un Bien absolu, même dans le mal?

Oui, c’est cela. On pourrait dire qu’au lieu d’être une conception mentale justement, c’est une réalisation concrète du fait.

Le 22 août 1968

Il s’agit d’une note écrite par Mère à la suite d’une épreuve qui a menacé son corps physique.

Le docteur recommande de ne pas se fatiguer. Qu’est-ce qui est fatigant? Seulement ce qui est inutile.

Voir des gens sincères à qui cela fait du bien, ce n’est pas une fatigue.

Mais ceux qui viennent pour juger des théories et des pratiques, ceux qui, dans leur intelligence, se croient très supérieurs et capables de distinguer le vrai du faux et qui s’imaginent pouvoir décider si un enseignement est vrai et si une pratique est en accord avec la Réalité suprême, ceux-là sont fatigants et les voir est pour le moins inutile.

Que les intelligences supérieures suivent leur petit bonhomme de chemin qui durera des millénaires et qu’ils laissent les gens simples et de bonne volonté, ceux qui croient en la Grâce divine, avancer tranquillement sur leur sentier de lumière.

Le 28 août 1968

C’était intéressant, mon petit. J’ai gardé toutes ces notes, nous allons les voir. Ce n’est pas fini. Ce n’est pas fini, et je ne sais pas quand ce sera fini.

Tu as des nouvelles?

Non, Douce Mère. J’avais vu quelque chose avant le 15 août, une nuit, vers le 11 août. J’ai vu une énorme, fantastique vague d’écume blanche, mais une vague plus haute qu’une maison, fantastique; et poussé par cette vague, un immense paquebot, tout noir, qui semblait rouler sur les rochers, mais pas écrasé : il était poussé par cette vague. Et un autre beaucoup plus petit, qui me semblait gris clair, qui allait encore plus vite. Et cette vague fantastique d’écume blanche.

Il y a beaucoup de choses qui bougent là-bas... Tu sais les événements de Tchécoslovaquie.

Ça bouge.

Un paquebot noir?

Oui, un énorme paquebot. Et c’est curieux, on avait l’impression qu’il roulait sur les rochers (noirs aussi), sans être écrasé d’ailleurs.

Je suis sûre que le mouvement a commencé... Combien de temps cela prendra pour arriver à une réalisation concrète, visible et organisée? Je n’en sais rien.

Quelque chose a commencé... Cela paraît devoir être la ruée de l’espèce nouvelle, la création nouvelle, ou une création nouvelle en tout cas.

Une réorganisation terrestre et une création nouvelle.

Pour moi, les choses sont devenues très aiguës... Il était impossible que je dise un mot, un seul mot : dès que je parlais, je commençais à tousser, tousser, tousser. Et alors, j’ai vu qu’il était décidé que je ne devais pas parler. Je suis restée comme cela et j’ai laissé la courbe se développer. Après, j’ai compris. Nous ne sommes pas au bout, mais... comment dire... nous sommes de l’autre côté.

Il y avait un moment où les choses étaient si aiguës... D’habitude, je ne perds pas patience, mais c’était arrivé au point où tout, tout était comme annulé dans l’être. Non seulement je ne pouvais pas parler, mais la tête était dans un état où elle n’a jamais été de toute mon existence : douloureuse, n’est-ce pas. Je ne voyais plus du tout, je n’entendais plus du tout. Alors un jour (après, je vais te dire les expériences), mais un jour où vraiment les choses étaient... c’était pénible, douloureux partout, le corps a dit, il a dit vraiment très spontanément et très fortement : « Cela m’est tout à fait égal d’être dissous, je suis tout à fait prêt à vivre, mais l’état dans lequel je suis, c’est impossible, cela ne peut pas continuer — ou vivre ou mourir, mais pas ça. » À partir de ce moment-là, cela a commencé à être un peu mieux. Alors petit à petit, les choses se sont situées, classées.

J’ai pris des notes, qui ne valent pas grand-chose, mais je crois qu’elles peuvent servir. (Mère cherche des notes sur une table près d’elle) Je ne vois pas encore. Je ne vois pas, seulement je sais.

La première note est datée du 22 août :

« Pendant plusieurs heures, les paysages étaient merveilleux, d’une harmonie parfaite.

« Pendant longtemps aussi, visions d’intérieur de temples immenses, de divinités vivantes. Chaque chose avec une raison, un but précis, pour exprimer des états de conscience pas mentalisés.

« Visions constantes.

« Paysages.

« Constructions.

« Villes.

« Le tout immense et très varié, couvrant tout le champ visuel et traduisant des états de conscience du corps.

« Beaucoup, beaucoup de constructions, des villes immenses en construction... »

Oui, le monde qui se construit, le monde futur qui se construit. Je n’entendais plus, je ne voyais plus, je ne parlais plus : je vivais là-dedans, tout le temps, tout le temps, tout le temps, nuit et jour. Alors dès que j’ai pu noter, j’ai noté cela.

« Toutes sortes de styles de construction, surtout nouveaux, inexprimables. Ce ne sont pas des tableaux vus, mais des endroits où je me trouve. »

Oui, c’est cela. Je vais t’expliquer ce qui est arrivé. Il y a ici une autre note qui est le commencement :

« Le vital et le mental envoyés en promenade pour que le physique soit vraiment laissé à ses propres moyens. »

Tout seul. Tout seul23 . Et alors je me suis aperçue de la mesure dans laquelle le vital et le mental font que l’on voit et que l’on entend et que l’on peut parler. C’était... Je voyais, en ce sens que je pouvais bouger, mais c’était tout à fait sans précision. Sans précision. J’entendais encore moins qu’avant, c’est-à-dire très peu — un peu —, quelquefois, la même chose qu’avant, quelquefois un tout petit son, très lointain, que les autres n’entendaient pas, je l’entendais; et quand ils me parlaient, je n’entendais pas : « Qu’est-ce que vous dites? » Je ne sais pas. Et cela, continu, nuit et jour.

Une nuit (c’est pour te dire que tout était bouleversé)... mais une nuit, j’avais mal ; il était arrivé quelque chose et j’avais une douleur assez forte, et impossible de dormir; je suis restée concentrée, comme cela, et la nuit a passé, il me semble, en quelques minutes. Et d’autres fois, alors, d’autres jours, à d’autres moments, j’étais concentrée, et de temps en temps je demandais l’heure; une fois, il me semblait que j’étais restée des heures et des heures, et j’ai demandé : « Quelle heure est-il? » Il y avait cinq minutes... N’est-ce pas, tout était, je ne peux pas dire bouleversé, mais un ordre tout à fait différent, tout à fait différent.

Et le 23, c’était la fête de X. Je l’ai appelé et il s’est assis. Et tout d’un coup, comme cela, tout de suite, la tête a commencé à marcher — pas « tête », pas « pensée » (Mère dessine des sortes de courants ou d’ondes qui passent à travers elle), je ne sais pas comment expliquer cela ; ce n’est pas une pensée, c’étaient des espèces de visions, de perceptions. Et alors je lui ai posé des questions et il les a notées (Mère tend au disciple une note dactylographiée). Il a noté seulement mes questions, pas ses réponses.

« Mère a dit... le 23 août 1968 dans l’après-midi : “Sait-on comment la Matière s’est formée?” »

C’était le physique qui posait des questions. Je ne sais pas, probablement au contact de l’atmosphère de X., le corps s’intéressait de savoir comment tout cela s’était formé. Et X. était là, je savais qu’il pouvait répondre; alors je lui ai posé les questions.

« Sait-on comment la Matière s’est formée?

« Dire que c’est de l’énergie condensée, c’est simplement reculer le problème.

« La vraie question est : comment le Suprême s’y prend-il pour se manifester en Matière?... »

N’est-ce pas, ces sujets, qui sont considérés comme si importants, si vastes, si nobles, si... j’en parle sur un ton tout à fait enfantin et avec des mots tout à fait ordinaires (Mère rit).

« Sait-on depuis quand la Terre existe?

« Quand on parle de milliards d’années, qu’est-ce que cela veut dire?... »

On n’avait pas de montres, tu comprends!... C’était le corps, avec la simplicité d’un enfant, qui a dit : vous dites des milliards d’années, mais avec quoi avez-vous mesuré!

« Est-on sûr que ce que nous appelons une année a toujours représenté la même chose?... J’ai eu, pendant cette période, la conscience de la non-réalité de notre conception habituelle du temps. Parfois, une minute paraissait interminable; d’autres fois, les heures, une journée même, passaient sans paraître avoir duré.

« Est-ce que l’on dit qu’il y a eu un commencement? »

(Ici X. explique à Mère la théorie suivant laquelle l’univers passe par des périodes successives d’expansion et de contraction, et cette théorie semble plaire à Mère.)

Oui, ce sont les pralayas24.

« Ces questions, c’est maintenant le corps qui les pose. Le mental est parti depuis longtemps. Mais le corps, les cellules du corps voudraient avoir le contact avec l’être vrai sans avoir à passer, pour ainsi dire, par le vital ni même par le mental. C’est cela qui se passe.

« Pendant cette période, j’ai eu deux ou trois fois la Connaissance... »

Ah! j’ai eu des moments, deux ou trois fois, des moments absolument merveilleux et uniques — intraduisibles. C’est intraduisible.

« Mais dès que l’on a conscience d’une telle expérience... »

On a l’expérience, et puis on devient conscient de l’avoir; de la minute où l’on devient conscient de l’avoir, cela s’obscurcit. Il y a quelque chose qui est obscurci.

Oui, c’est tout le phénomène d’objectivation du mental qui, au fond, disparaîtra dans une prochaine espèce.

Oui, cela paraît comme cela.

« Dès que l’on a conscience d’une telle expérience, dès qu’elle se marque dans le souvenir, elle est déjà complètement faussée.

« Au fond, c’est ce qui se passe pour les hommes de science. Quand ils ont une petite parcelle de connaissance, ils doivent l’habiller, la travestir, pour la rendre accessible à la conscience humaine, compréhensible pour le mental.

« (Après un silence, Mère pose une autre question)

« Sait-on depuis quand l’homme existe?

« Il faudra moins longtemps pour l’apparition du surhomme qu’il n’en a fallu à l’homme pour se développer, mais ce n’est pas pour tout de suite. »

Ce jour-là, le 23, j’étais encore... j’étais encore dans une bouillie, mon petit! Alors je me suis dit : pour sortir de cette bouillie et pour devenir un être effectif, n’est-ce pas, qui existe et qui agit, il faudra longtemps. C’est cela que je lui ai dit.

Mais tu dis aussi, pour conclure la note :

« Nous aurons fait ce que nous aurons pu. »

Oui, je lui ai dit cela pour le consoler!

Alors la nuit, voilà ce qui s’est passé (Mère tend une autre note au disciple, écrite par elle-même) :

« Nuit du 26 au 27 :

« Pénétration puissante et prolongée des forces supramentales dans le corps, partout à la fois... »

Pénétration dans le corps. Oui, des pénétrations de courant, j’en ai eu plusieurs fois, mais cette nuit-là (c’est-à-dire la nuit d’avant-hier), tout d’un coup c’est venu, comme s’il n’y avait plus qu’une atmosphère supramentale. Il n’y avait plus que ça. Et mon corps était dedans. Et ça pressait pour rentrer, de partout, partout, partout à la fois — partout. N’est-ce pas, ce n’était pas un courant qui entrait : c’était une atmosphère qui pénétrait de partout. Cela a duré pendant au moins quatre ou cinq heures. Et il n’y avait qu’une partie qui était à peine pénétrée, c’était depuis ici jusque-là (entre la gorge et le sommet de la tête) : là, ça avait l’air gris et terne, comme si cela pénétrait moins... Mais à part cela, tout, tout le reste... ça entrait, ça entrait, ça entrait... Jamais, jamais je n’avais vu cela, jamais! Cela a duré des heures — des heures. Tout à fait consciemment.

Alors, au moment où c’est venu et pendant que c’était là, j’étais consciente : « Ah! c’est pour ça, c’est pour ça ; c’est ça, c’est ça que Tu veux de moi, Seigneur, c’est pour ça, c’est pour ça, c’est ça que Tu veux. » À ce moment-là, j’avais l’impression que quelque chose allait se passer.

J’espérais un retour cette nuit, mais il n’y a rien eu.

C’est la première fois. Des heures. Il n’y avait plus que Ça. Et ça (le corps), c’était comme une éponge qui absorbait.

Seulement la tête, c’est encore gris, terne — gris et terne. Mais alors, tout de même, une vision très claire de tout ce qui s’est passé pour ce corps depuis quelques mois, et... presque un espoir. Presque un espoir, c’est comme si l’on me disait qu’il était possible que quelque chose se produise ici. Voilà.

Et cela, c’était en réponse à ce que le corps avait dit (peut-être deux jours ou trois jours avant), ce que je t’ai dit au commencement : qu’il était tout à fait prêt à être dissous (c’est une soumission parfaite) et il était tout à fait prêt à continuer à vivre, dans n’importe quelles circonstances, mais pas dans cet état-là. Pas dans cet état de décomposition. Alors à cela, il n’y a pas eu de réponse pendant deux jours, et puis est arrivée cette Pénétration. C’est-à-dire que dès le lendemain, j’étais un petit peu mieux, j’ai pu commencer à... je ne pouvais même plus me tenir debout! Je n’avais pas le sens de l’équilibre, il fallait qu’on me tienne. J’avais perdu le sens de l’équilibre, je ne pouvais pas faire un pas. C’est là où j’ai protesté. Et dès le lendemain, cela a commencé à revenir.

Et puis est arrivé le 23, j’ai vu X. et je me suis aperçue que quand il était là, le corps était tout à fait intéressé; n’est-ce pas, ce n’étaient pas le mental et le vital : partis! Je ne sais pas si tu peux réaliser ce que cela veut dire!

Oui, c’est fantastique.

Un corps sans mental et sans vital. Et il était dans cet étatlà quand X. est venu. Il n’y avait que ces perceptions (villes, 133 Le 28 août 1968 constructions, temples), il vivait dans des états d’âme : il y avait les états d’âme des autres, les états d’âme de la terre, les états d’âme... Des états d’âme qui se traduisaient par des images. C’était intéressant. Je ne peux pas dire que ce n’était pas intéressant, c’était intéressant mais pas de contact avec la vie matérielle, très peu : je pouvais à peine manger, je ne pouvais pas marcher... enfin c’était devenu quelque chose dont on devait s’occuper.

Et alors, au contact de X., le corps s’est mis à s’intéresser à tout cela, à poser des questions, tout spontanément, il ne savait pas pourquoi. Il demandait, demandait : « Tiens, c’est comme cela qu’on est fait... » Alors il a commencé à s’amuser.

Cela prendra un peu de temps.

Quand cette Pénétration est venue, avant-hier, je me suis dit : « Ah! » J’ai espéré que la courbe allait s’accélérer et qu’on allait sortir vite, mais cette nuit, il n’y a rien eu. Ce qui me fait dire que cela va prendre encore du temps.

Mais c’est curieux, ta note du 26 au 27 ajoute ceci :

« ... comme si le corps tout entier baignait dans les forces, qui le pénétraient partout à la fois avec une légère friction. »

Et alors tu dis :

« La tête jusqu’au cou était la région la moins réceptive. »

C’est curieux que ce soit le moins réceptif.

Non, c’est la région qui est la plus mentalisée, n’est-ce pas. C’est le mental qui fait obstacle.

C’est curieux, chaque fois que tu as eu ces grands moments, ou ces grands coups, si je puis dire, chaque fois c’est le mental et le vital qui étaient balayés. La première fois aussi, en 1962.

Oui, chaque fois.

Je sais, c’est comme cela : le mental et le vital ont été des instruments pour... triturer la Matière — triturer, triturer, triturer de toutes les façons; le vital par les sensations, le mental par les pensées — triturer, triturer. Mais ils me font l’effet d’instruments passagers qui seront remplacés par d’autres états de conscience.

Tu comprends, c’est une phase du développement universel, et ils seront... ils tomberont comme des instruments qui ne sont plus utiles.

Et alors, j’ai eu l’expérience concrète de ce qu’est cette matière triturée par le vital et le mental, mais sans vital et sans mental... c’est autre chose.

Mais cette « perception d’états d’âme »... il y avait des choses... des merveilles! Aucune, aucune conception mentale ne peut être aussi merveilleuse — aucune. J’ai passé par des moments... Tout ce qu’on peut sentir, voir, humainement, n’est rien en comparaison de cela. Il y avait des moments... des moments absolument merveilleux. Mais sans pensée, sans pensée.

Il y a encore plusieurs notes, là, que je ne t’ai pas lues. Tu dis :

« Pour l’homme, dans la majorité des cas, la conscience commence avec la sensation. Pour le corps, toutes les sensations étaient comme réduites, ou plutôt estompées : vision et audition comme derrière un voile. Mais perception extrêmement nette du degré d’harmonie ou de désharmonie. Traduction imagée : pas pensée ni même sentie. »

Je te l’ai dit, j’ai vu... ce n’est pas « vu » comme vu un tableau : c’est être dans, être dans un certain endroit. Je n’ai jamais rien vu ou senti de si beau que cela, et ce n’était pas senti, c’était... Je ne sais pas comment expliquer cela. Il y a eu des moments absolument merveilleux, merveilleux, uniques. Et ce n’était pas pensé, je ne pouvais même pas décrire — comment décrire? On ne peut commencer à décrire que quand on commence à penser.

Il y a encore une note :

« L’état de conscience du corps et la qualité de son activité dépend du ou des individus avec lesquels il se trouve. » Ah! cela, c’était très intéressant. C’était très intéressant parce que je voyais comme cela (geste mouvant, comme un film qui se déroule), ça changeait. Quelqu’un s’approchait de moi : ça changeait. Il arrivait quelque chose à quelqu’un : ça changeait. J’avais près de moi Y. et Z.; mon petit, un jour... je ne sais pas ce qui leur est arrivé : ils étaient surhumains; un jour où probablement, en apparence, j’étais en danger, je ne sais pas, un jour, pendant toute une journée, les images (pas les « images » : ces endroits où je me trouvais), c’était si merveilleusement beau, harmonieux... C’était inexprimable, inexprimable. Et alors, la moindre chose qui changeait dans leur conscience, ah! voilà tout qui se mettait à changer! C’était une espèce de kaléidoscope perpétuel, jour et nuit. S’il y avait eu un moyen de noter cela... c’était unique. C’était unique. Et le corps était là-dedans, n’est-ce pas, presque poreux — poreux, sans résistance, comme si la chose passait au travers.

J’ai eu des heures... les plus merveilleuses, je crois les plus merveilleuses qu’on puisse avoir sur terre.

Et alors, c’était tellement expressif et tellement révélateur. Tellement expressif. Une nuit, pendant deux heures, ces temples dont je parle (ce n’est pas physique), d’une immensité, d’une majesté... les divinités vivantes, mon petit! pas des images. Et je sais ce que c’est. Et alors l’état de conscience de l’Éternité, oh!... comme au-dessus de toutes les circonstances.

Il y a eu des choses uniques, mais comment les dire?... Impossible, impossible, pas même suffisamment de conscience pour pouvoir écrire.

La note continue :

« Le siège et le champ de sa conscience (du corps) ainsi que la qualité de son activité, changent et varient suivant les présences, sur une gamme complète, depuis la plus matérielle jusqu’à la plus spirituelle, en passant par tous les genres d’activité intellectuelle.

« Mais la perception de la Présence est constante et associée à tous les états de conscience quels qu’ils soient... »

Ah ! je me suis aperçue que les cellules, partout comme cela, tout le temps, tout le temps, répétaient leur mantra, tout le temps, tout le temps.

« Et le mantra se répète spontanément et automatiquement dans une sorte de paix “floue”. »

C’est pour cela, n’est-ce pas, on ne peut pas dire qu’il souffrait, on ne peut pas dire qu’il était malade, ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible.

Le 25 septembre 1968

J’ai retrouvé des vieux papiers, je ne sais pas ce que c’est. Il y a une enveloppe de toi.

C’est une question sur les Aphorismes.

« Quand j’entends parler d’une juste fureur, je m’émerveille du pouvoir qu’ont les hommes de se leurrer euxmêmes25. »

C’est admirable!

Il y avait une question : « On est toujours “de bonne foi” quand on se trompe soi-même : c’est toujours pour le bien des autres qu’on agit, ou dans l’intérêt de l’humanité et pour te servir, cela va de soi. Comment fait-on pour se tromper et comment savoir vraiment26 ? »

C’est terriblement vrai.

Hier même, avant même d’avoir lu cela, j’ai eu une longue vision à ce sujet, c’est cela qui est étonnant. Mais c’est tellement sur un autre plan...

Oui, quand on prend la partie supérieure de son mental comme juge de son action, c’est comme cela que l’on peut « se tromper de bonne foi ». C’est-à-dire que le mental est incapable de voir la vérité et qu’il juge avec sa propre capacité qui est limitée — non seulement limitée, mais inconsciente de la vérité; et alors pour le mental, il est de bonne foi, il fait aussi bien qu’il peut. C’est cela.

Naturellement, pour ceux qui sont pleinement conscients de leur psychique, ce n’est pas possible de se tromper, parce que s’ils réfèrent leur problème au psychique, ils peuvent, là, avoir la réponse divine. Mais même pour ceux qui sont en rapport avec leur psychique, la réponse n’a pas le même caractère que celle du mental, qui est précise, catégorique, absolue, qui s’impose : c’est quelque chose qui est plus une tendance qu’une affirmation. Quelque chose qui peut encore avoir différentes interprétations dans le mental.

J’en reviens à mon expérience d’hier. Après avoir regardé, j’étais arrivée à la conclusion qu’il est impossible de faire un reproche à un être humain qui fait aussi bien qu’il peut faire selon sa conscience, parce que comment peut-il dépasser sa conscience?... Et c’est justement l’erreur que font la majorité des gens : ils jugent d’un autre selon leur propre conscience, mais l’autre n’a pas leur conscience! Par conséquent ils ne peuvent pas juger (je parle seulement des gens de bonne volonté, n’est-ce pas). Selon la vision d’une conscience plus totale ou supérieure, une autre personne se trompe, mais selon la personne elle-même, elle fait au maximum de ce qu’elle croit devoir faire.

Ce qui revient à dire qu’il est absolument impossible de blâmer quelqu’un qui agit sincèrement selon sa propre conscience limitée. Et en fait, si nous en venons là, tout le monde a une conscience limitée, excepté la Conscience. C’est seulement la Conscience qui n’est pas limitée. Mais toutes les manifestations sont forcément limitées, à moins qu’elles ne sortent d’elles-mêmes et qu’elles s’unissent à la Conscience suprême, alors là... Dans quelles conditions cela

peut-il se faire? C’est le problème de l’identification avec le Suprême, qui est le Suprême Un — Un qui est tout.

(silence)

Il y a tout un côté de la pensée humaine qui a conçu que l’identification avec la Conscience suprême ne pouvait venir que par l’annulation de la création individuelle, mais justement Sri Aurobindo a dit que c’était possible sans supprimer la création. Ils ont cette conception qu’il faut supprimer la création, parce qu’ils arrêtent la création à la création humaine — c’est impossible à l’homme, mais c’est possible à l’être supramental. Et ce sera essentiellement la différence de l’être supramental : il pourra, sans perdre une forme limitée, unir sa conscience à la Conscience suprême.

Mais pour l’homme, c’est impossible. Cela, je le sais. Comme je l’ai dit, on l’a, on a l’expérience, mais dès qu’on veut l’exprimer, c’est fini, cela redevient... (geste enfermé). C’est-àdire que la substance dont nous sommes construits, n’est pas suffisamment purifiée, illuminée, transformée (n’importe quoi, n’importe quel mot) pour exprimer la Conscience suprême sans la déformer.

(silence)

(Mère entre dans une experience)

C’est une certaine opacité de la Matière, de la substance, qui l’empêche de pouvoir manifester la Conscience, et c’est cette même opacité (je ne sais pas comment dire), opacité... qui lui donne le sens d’exister.

Cela fait partie de l’expérience de ces jours derniers. J’ai vécu pendant... je ne sais pas, des semaines, dans une sorte de fluidité — fluidité transparente —, et c’est à mesure que cette fluidité transparente est remplacée par ce quelque chose que j’appelle maintenant « opacité », que revient une sorte de concrétisation de l’existence du corps.

N’est-ce pas, le contact direct de l’être psychique avec la substance du corps, sans intermédiaire, donne la sensation... est-ce que c’est « sensation »? Je ne sais pas. Ce n’est pas une sensation, ce n’est pas une perception. C’est une sorte de « vision sentie » (et cette vision est très précise, très précise) de la valeur des vibrations par rapport à une vibration supérieure qui est (tout ce que je peux en dire) plus directement expressive de la Vibration suprême.

C’est très difficile à exprimer, mais le corps est en train de vivre une expérience qu’il n’a jamais eue, et c’est comme de passer d’une imprécision à une précision ; d’une sorte de fluidité à... ce n’est pas une chose concrète, mais d’une chose fluide — fluide et imprécise — à une chose précise. Tous les événements (n’importe quel petit événement) qui varient, sont l’occasion d’une perception nouvelle. Avant, tout était fluide et imprécis; maintenant, cela commence à être plus précis — plus précis, plus exact. Mais cela perd un peu de sa fluidité.

C’est très difficile à exprimer.

Je n’y avais jamais pensé. C’est curieux, ce n’est pas voulu, je viens de faire l’expérience juste maintenant. Alors ce n’est pas très clair encore.

Au fond, le mental donne une précision qui manque quand il n’est pas là. Son rôle dans la création, c’est justement de préciser, expliquer, et limiter en même temps.

Un esprit ordinaire pourrait se demander : mais quel est l’avantage de cette imprécision?

Il n’y a pas d’avantage!

Il est tout à fait certain que lorsque le Supramental se manifestera, il remplacera la précision mentale... comment dire... diminutive — la précision qui limite et qui, par conséquent, fausse les choses en partie — par une clarté de vision, un autre genre de précision qui ne diminuera pas. C’est cela qui est en train de se construire.

Au fond, on peut dire (ce n’est pas exactement cela) : pour préciser, le mental limite et sépare; et il y a évidemment une précision qui peut venir d’une vision plus exacte, sans division et sans séparation. Et c’est cette précision-là qui sera celle de la vision supramentale. La précision viendra avec, en même temps, la vision du rapport de toutes les choses entre elles, sans les séparer.

Mais cela, c’est quelque chose qui se prépare. Cela vient comme un éclair, pour une minute, et puis ça retombe dans sa vieille manière.

On pourrait dire la même chose pour le vital. Le vital donne une intensité que rien ne semble pouvoir donner; eh bien, cette même intensité existe dans le Supramental, mais sans division. C’est une intensité qui ne sépare pas.

Les deux expériences, je les ai eues, mais d’une façon très momentanée. Ce sont des choses qui sont en train de s’élaborer juste maintenant.

Le 23 novembre 1968

J’ai eu une intéressante expérience... Pas hier soir, mais le soir d’avant, quelqu’un que je ne nommerai pas, m’a dit : « Je suis en plein dans la conscience physique : plus de méditations, et puis le Divin est devenu quelque chose làhaut, si loin... » Alors immédiatement, pendant qu’il parlait, toute la chambre s’est remplie de la Présence divine. Je lui ai dit : « Pas là-haut : ici, ici même. » Et à ce moment-là, tout, toute l’atmosphère... c’était comme si l’air se changeait en Présence divine (Mère touche ses mains, son visage, son corps), n’est-ce pas, tout était touché, touché, pénétré, mais avec... ce qu’il y avait surtout, c’était une Lumière éblouissante, une Paix comme cela (geste massif ), un Pouvoir, et alors une Douceur... quelque chose... on avait l’impression que cela suffirait à fondre un rocher.

Et ce n’est pas parti. C’est resté.

C’est venu comme cela, et puis c’est resté.

Et alors, toute la nuit était comme cela — tout. Maintenant même, il y a les deux : comme mécaniquement, un peu de la conscience ordinaire, mais je n’ai qu’à rester une seconde tranquille ou concentrée, et c’est là. Et c’est l’expérience du corps, tu comprends, physique, matériel, l’expérience du corps : tout, tout, tout est plein, plein, il n’y a que Ça, et nous sommes comme... tout est comme quelque chose de recroquevillé, comme une écorce desséchée, quelque chose comme cela, qui est desséché; on a l’impression que les choses (et pas totalement : superficiellement) sont racornies, desséchées, et que c’est pour cela que ça ne sent pas. C’est pour cela que ça ne Le sent pas, autrement c’est tout, tout, il n’y a que Ça ; n’est-ce pas, on ne peut pas respirer sans Le respirer; on bouge, c’est au-dedans de Lui qu’on bouge; on est... tout, tout, l’univers tout entier est au-dedans de Lui — mais matériellement, physiquement, physiquement.

C’est la guérison du « dessèchement » que je suis en train de chercher.

Je sens que c’est fantastique, tu comprends?

Et alors, quand j’écoute, Ça dit des choses aussi; je Lui ai dit : « Mais alors pourquoi, toujours, on va là-haut? » Et avec l’humour le plus extraordinaire, fantastique : « Parce qu’ils veulent que Je sois très loin de leur conscience! » Des choses comme cela, mais pas formulées d’une façon si précise : des impressions. Plusieurs fois — plusieurs fois — j’avais entendu : « Pourquoi vont-ils chercher si loin ce qui est (n’est-ce pas, il y a les théories qui ont dit : c’est au-dedans de vous), ce qui est partout? »

Je ne l’ai pas dit à cette personne, d’abord parce que l’expérience n’était pas comme maintenant, une chose continue.

Et puis il y avait surtout : pas de nouvelles religions, pas de dogmes, pas d’enseignements fixes. Éviter... il faut éviter à tout prix que cela devienne une nouvelle religion. Parce que dès que ce serait formulé d’une façon... élégante et qui s’impose, qui ait une force, ce serait fini.

On a l’impression qu’Il est partout, partout, partout, partout, il n’y a pas autre chose. Et nous ne le savons pas parce que nous sommes... recroquevillés; je ne sais pas comment dire, desséchés. Nous avons fait des efforts (riant) formidables pour nous séparer — réussi! Réussi, mais réussi seulement dans notre conscience, pas en fait. En fait, c’est là. C’est là. Il n’y a que Ça. Ce que nous connaissons, ce que nous voyons, ce que nous touchons, c’est comme si cela baignait, cela flottait dans Ça ; mais c’est perméable; c’est perméable, c’est tout à fait perméable : Ça passe au travers. Le sens de la séparation vient de cela (Mère touche son front).

L’expérience est peut-être venue parce que depuis plusieurs jours, il y avait une très grande concentration pour trouver, pas exactement le pourquoi ou le comment, mais le fait, le fait de la séparation, que tout paraît si stupide, si laid... J’étais assaillie, assaillie par des espèces de souvenirs vivants de toutes sortes d’expériences (de tous genres : depuis les lectures, les tableaux, les cinémas, et la vie, les gens, les choses), souvenirs de ce corps, tous les souvenirs que l’on pourrait appeler antidivins, où le corps a eu la sensation de quelque chose qui était repoussant ou mauvais, comme des négations de la Présence divine. Ça a commencé comme cela ; pendant deux jours j’étais comme cela, au point que le corps était presque désespéré. Et puis l’expérience est venue, et puis ça n’a pas bougé. Ça n’a pas bougé. C’est venu : brrff! fini, pas bougé. N’est-ce pas, les expériences viennent et puis elles reculent : pas bougé. En ce moment, c’est là. Et alors le corps essaye d’être fluide (Mère fait le geste de se répandre), il essaye de se fondre; il essaye, il comprend ce que c’est. Il essaye — réussit pas, c’est évident! (Mère regarde ses mains) Mais sa conscience sait.

Seulement, il y a des effets de cette expérience : des gens qui se sont sentis tout d’un coup soulagés; un ou deux absolument guéris. Et quand quelque chose va mal dans le corps, il n’a pas besoin de demander : tout naturellement ça s’arrange.

Et cela n’a même pas donné au corps le besoin de ne rien faire et d’être tout concentré dans son expérience : non, aucun désir, rien. Comme cela, flotter dans une immensité lumineuse... qui est dedans! Elle n’est pas seulement dehors : elle est dedans. Elle est dedans. Ça (Mère touche ses mains), on a vraiment l’impression que c’est... je ne sais pas comment dire, mais ça n’a de réalité que dans la déformation de la conscience — mais pas la conscience humaine : quelque chose qui est arrivé; quelque chose qui est arrivé dans la Conscience... (Mère hoche la tête) Je ne comprends pas.

(silence)

Toutes les théories, toutes les explications, toutes les histoires qui sont à la base de chaque religion, tout cela me paraît... un divertissement. Et alors on se demande, on se demande... Je vais dire une chose : si le Seigneur ne s’est pas joué une comédie à Lui-même!...

Mais c’est difficile à dire. J’ai eu des jours où j’ai vécu vraiment toutes les horreurs de la création (et dans la conscience de leur horreur) et puis cela a amené cette expérience, et... toute l’horreur a disparu.

Et ce n’étaient pas du tout des choses morales, c’étaient surtout des souffrances physiques. C’était surtout la souffrance physique. Je l’ai vue, une souffrance physique qui dure; qui ne s’arrête pas, qui dure jour et nuit; et puis tout d’un coup, au lieu d’être dans cet état de conscience, on est dans l’état de conscience de cette Présence divine exclusive — douleur partie! Et c’était physique, c’était tout à fait physique, avec une raison physique (n’est-ce pas, les docteurs diraient : « C’est pour ceci, cela, cela »), une chose tout à fait matérielle, tout à fait physique : poff! parti... On change de conscience : ça revient.

Et si l’on reste assez longtemps dans la vraie conscience, l’apparence, c’est-à-dire ce que nous appelons le « fait » physique lui-même, disparaît — pas seulement la douleur. J’ai l’impression d’avoir touché à... il n’y a pas de mental qui comprenne, Dieu merci!... mais d’avoir touché à l’expérience centrale.

Seulement, c’est un tout petit commencement.

On aurait l’impression, ou la certitude d’avoir touché le Secret suprême seulement si le physique se transformait... D’après l’expérience (la toute petite expérience de détail), ça devrait être comme cela. Et alors, est-ce que ce serait, d’abord, un corps où s’exprimerait cette Conscience, ou est-ce que tout, tout doit se transformer?... Un phénomène de conscience.

Mais c’est tellement concret, c’est cela !

(silence)

Seulement, l’autre conscience est encore là... Maintenant, ce matin, j’ai vu une quantité considérable de gens : chacun venait et je regardais (il n’y avait pas de « je regardais », pour lui c’était comme cela, je le regardais), les yeux étaient fixés comme cela, et alors c’était la perception et la vision (mais pas vision comme on le comprend : c’est tout un phénomène de conscience), la conscience de la Présence; de la Présence qui pénètre cette espèce d’écorce, de chose racornie; qui pénètre, qui pénètre, qui est partout; et alors, quand je regarde, quand les yeux sont fixés, ça fait comme une concentration27 . Mais c’est certainement un état tout à fait transitoire et intermédiaire, parce que l’autre conscience, la conscience qui voit les choses et qui... deal with them, qui s’occupe d’elles comme d’habitude, seulement avec la perception de ce qui se passe dans l’individu, de ce qu’il pense — pas tant de ce qu’il pense, mais de ce qu’il sent, comment il se trouve —, ça, c’est là. Évidemment, c’est nécessaire aussi pour garder le contact, mais...

Évidemment, c’est encore une expérience, ce n’est pas un fait établi. Ce que je veux dire par « fait établi », c’est la conscience établie de telle façon que rien d’autre n’existe, qu’elle est seule présente. Ce n’est pas encore cela.

(long silence)

Et toi? Qu’est-ce que tu as à me dire?

J’ai senti un changement dans l’atmosphère.

Ah!

Oh ! oui. Il y a cinq ou six jours, j’avais l’impression de quelque chose d’accablant (Mère rit), accablant. Et cette nuit, c’est assez bizarre, à un moment je t’ai vue, tu étais complètement allongée par terre, à plat. Alors je me suis approché de toi, je t’ai demandé : « Est-ce que tu ne veux pas un coussin sous ta tête? » Tu m’as dit : « Non, rien. » Et tu étais allongée à plat, par terre... Qu’est-ce que cela veut dire?

(Mère reste longtemps silencieuse et ne répond pas)

Mais cette notion de Supramental qui « descend », d’une Conscience qui a « pénétré », c’est notre traduction... L’expérience est venue comme l’expérience d’un fait éternel : pas du tout de quelque chose qui était en train d’arriver. Que tout cela soit le résultat d’états de conscience, c’est sûr. S’il y a quelque chose au-delà, je ne sais pas, mais en tout cas, de cela, j’ai l’expérience positive. Ce sont des mouvements de conscience. Pourquoi, comment?... Je ne sais pas. Seulement, si l’on regarde de l’autre côté, le fait que quelque chose qui appartient à ce domaine terrestre tel qu’il est, soit devenu conscient, c’est cela qui donne l’impression que quelque chose est « arrivé »... Je ne sais pas si je peux me faire comprendre... Je veux dire que ce corps est tout pareil à tout le reste de la terre, mais il se trouve que, pour une raison quelconque, il a pris conscience de l’autre manière; eh bien, cela, ça doit normalement se traduire dans la conscience terrestre par une « arrivée », une « descente », un « commencement »... Mais est-ce un commencement? Qu’est-ce qui est « arrivé »?... Tu comprends, il n’y a que le Seigneur (je l’appelle « le Seigneur » pour la facilité du langage, parce que autrement...), il n’y a que le Seigneur, il n’y a pas autre chose, rien d’autre n’existe. Tout se passe au-dedans de Lui, consciemment. Et nous sommes comme... des grains de sable dans cette Infinité; seulement nous sommes le Seigneur ayant la capacité d’être conscients de la conscience du Seigneur. C’est cela exactement.

(silence)

Avant cette expérience, au moment où j’étais dans la conscience de toutes les souffrances, les horreurs de la vie physique, à un moment donné, il y a quelque chose qui est venu, qui n’a pas « dit » (on est obligé d’employer des mots, mais tout cela se passe sans mentalisation)... une impression... Si je traduis, je dirais : « Est-ce que tu n’as pas peur de devenir folle? » Tu comprends? C’est une traduction. Et alors, le corps a répondu spontanément : « Nous sommes tous fous, nous ne pouvons pas devenir plus fous que nous ne sommes! » Et tout de suite, ça s’est calmé.

(long silence)

C’est ici qu’elle est, cette conscience (geste à la poitrine). Ça (geste désignant le mental et au-dessus), c’est lumière, lumière... (geste immense). Mais dans ce corps, c’est ici qu’elle est, cette conscience (même geste à la poitrine). Je veux dire la conscience... qu’on est dedans le Seigneur.

Je sais, la conscience qui est là sait que cette façon de parler est tout à fait enfantine, mais préfère cette façon enfantine à quelque chose qui essayerait d’être exact et qui serait mental.

Le 27 novembre 1968

Ça continue... Le corps a l’impression qu’il commence à comprendre. Pour lui, naturellement, il n’y a pas de pensée du tout — du tout; mais ce sont des états de conscience. Des états de conscience qui se complètent, qui se remplacent... Et c’est au point qu’il se demande comment on peut savoir avec la pensée; pour lui, la seule façon de savoir, la seule façon de connaître, c’est la conscience. Et cela devient de plus en plus clair au point de vue général, et il l’applique; il applique cela à lui-même, c’est-à-dire qu’un travail se fait pour que toutes les parties du corps soient conscientes, non seulement des forces qu’elles reçoivent, des forces qui le traversent, mais de l’action de son fonctionnement intérieur.

Cela devient de plus en plus précis.

Et c’est surtout cela : tout, pour lui, est un phénomène de conscience, et quand il veut faire quelque chose, il ne comprend presque plus ce que veut dire savoir le faire; il faut qu’il soit conscient de la manière de le faire. Et non seulement pour lui, mais pour tous les gens qui l’entourent. Cela devient comme un fait tellement évident... Alors, apprendre de quelqu’un d’autre... par exemple, apprendre la manière de faire une chose, pour lui c’est seulement en le faisant, avec la conscience qui s’applique, qu’il peut apprendre. Et ce que l’on explique, ce que quelqu’un d’autre peut expliquer, cela paraît... cela paraît creux — creux, vide.

Et cela devient de plus en plus comme cela.

(silence)

Tu n’as pas répondu, Mère, à ma question sur cette vision de toi, à plat par terre...

(Mère rit) Je crois que c’est le symbole de la soumission parfaite. J’étais sur mon dos, n’est-ce pas?

Sur ton dos, par terre.

C’est l’attitude de la parfaite réceptivité dans l’abandon total. Ce doit être l’expression imagée de l’attitude du corps.

Parce que, vraiment, je ne sais pas s’il y a des « morceaux », des organes qui ont encore ce qu’on pourrait appeler leur esprit d’indépendance, mais vraiment le corps a fait sa soumission, c’est-à-dire qu’il n’a pas de volonté propre — il n’a aucun désir, aucune volonté propre, et il est tout le temps comme « à l’écoute », tout le temps, comme cela, pour percevoir l’Indication.

Il commence à savoir exactement l’endroit ou la fonction qui n’est pas... je ne peux pas parler de « transformée », parce que c’est un bien grand mot, mais qui n’est pas en harmonie avec les autres et crée un désordre. Cela devient une perception de chaque moment. Quand il se passe quelque chose qui semble anormal, il y a la compréhension, la conscience de pourquoi cela se produit et que cela doit mener à telle chose : comment un apparent désordre peut mener à une perfection plus grande. C’est cela. C’est un tout petit début. Mais cela commence. Il commence à être un peu conscient. Et non seulement pour lui tout seul, mais pour les autres aussi, ça commence : voir comment, percevoir comment la Conscience (avec un grand C) agit dans les autres; et quelquefois, justement (les mots sont très en retard sur l’expérience) il n’y a plus la perception de la division : il y a la perception de la diversité, et cela devient très intéressant... La diversité qui — s’il n’y avait pas ce que l’on pourrait appeler l’« accrochage » de la séparation —, qui, dans la conscience vraie, serait parfaitement harmonieuse et ferait un tout qui serait la perfection même (Mère fait un geste rond). C’est l’accrochage. Qu’est-ce qui s’est passé?... Qu’est-ce qui s’est passé?...

Reste à savoir si, pour une raison quelconque, c’était nécessaire ou si c’est un accident — mais comment cela peutil être un accident!... Pour le moment (il n’y a pas de pensée, alors c’est un peu vague), pour le moment, il y a l’impression... on pourrait dire simplement comme cela : d’une acquisition de conscience formidable, qui a été acquise, payée, le très grand prix de toute la souffrance et tout le désordre... Hier ou aujourd’hui (je ne me souviens plus), hier je crois, à un moment donné, le problème était très aigu, et alors c’est comme si la Conscience divine disait : « Dans toute cette souffrance, c’est Moi qui souffre — la Conscience, n’est-ce pas —, c’est Moi qui souffre, mais d’une autre manière que la vôtre. » Je ne sais pas comment dire, c’était comme cela, l’impression que la Conscience divine percevait ce qui, pour nous, est une souffrance, que ça existait — ça existait pour la Conscience divine —, mais d’une façon différente que pour notre conscience à nous. Et alors, il y avait un essai pour faire comprendre la conscience du tout en même temps, simultanée, tout... on pourrait dire simplement pour s’exprimer : de la souffrance, le désordre le plus aigu, et de l’Harmonie, de l’Ânanda le plus parfait — les deux ensemble, perçus ensemble. Cela change naturellement la nature de la souffrance.

Mais tout cela est très conscient que c’est quelque chose comme du bavardage. Ce n’est pas la traduction de ce qui est.

Il y a aussi la perception que, petit à petit, par suite de toutes ces expériences, chaque agrégat (ce qui pour nous, est un corps) s’habitue à avoir le pouvoir de supporter la Conscience vraie... Cela demande un jeu d’adaptation.

Mais Sri Aurobindo avait écrit aussi, dans Aperçus et Pensées, je crois, que la souffrance était la préparation de l’Ânanda28

Oui. Je dois dire qu’il y a beaucoup de choses de Sri Aurobindo que je commence à comprendre d’une façon très différente.

(silence)

L’impression d’être sur le point de toucher quelque chose, et puis... ça s’échappe. Il manque quelque chose.

Encore un long, long, long chemin.

Le 21 décembre 1968

Une personne a posé une question. Je traduis : « En décrivant ses expériences d’août et de septembre derniers, la Mère parle de l’exclusion du mental et du vital. Pourquoi doivent-ils être éliminés pour une rapide et effective transformation du corps ? Est-ce que la Conscience supramentale n’agit pas sur eux aussi? »

Certainement elle agit, elle a déjà agi, depuis longtemps. C’est parce que le corps est habitué (était habitué) à obéir au vital et surtout au mental; et alors c’est pour changer son habitude, pour qu’il n’obéisse qu’à la Conscience supérieure. C’est pour cela. C’est pour que ça aille plus vite. (Chez les gens, c’est à travers le mental et le vital que Ça agit, mais j’ai dit que c’était plus sûr aussi.) C’est assez risqué comme expérience, mais cela augmente la rapidité considérablement. Parce que normalement, il faut agir sur le corps à travers les deux, tandis que de cette façon-là, quand ils ne sont pas là, Ça agit directement. C’est tout.

Le procédé n’est pas recommandé! Chaque fois que j’en ai l’occasion, je le dis; il ne faut pas que les gens s’imaginent qu’ils doivent essayer cela (ils ne pourraient pas, mais enfin cela ne fait rien), ce n’est pas recommandé. Il faut prendre le temps nécessaire. Seulement, c’était à cause du nombre d’années... pour que cela aille plus vite.

(silence)

Ce qui est curieux, c’est qu’il y a comme des démonstrations de la tendance naturelle du corps (je suppose que ce n’est pas pour tous les corps la même chose : cela dépend de comment 154 il a été bâti, c’est-à-dire, père, mère, antécédents, etc.), une démonstration du corps laissé à lui-même. Par exemple, celuici a une sorte d’imagination (c’est quelque chose de bizarre), imagination dramatique; tout le temps, il a l’impression de vivre des catastrophes; et alors, avec sa foi qui reste là, la catastrophe se transforme en réalisation — des choses comme cela, absurdes. Alors, pendant un certain temps, il est laissé à cette imagination (c’est ce qui s’est passé ces jours-ci), et quand il est bien fatigué de cette activité imbécile, il prie, n’est-ce pas, avec toute son intensité, pour que ça cesse. Immédiatement, juste, hop! ça fait comme cela (geste), ça se retourne d’un coup, et il est dans une contemplation — mais pas lointaine : toute proche — de cette Présence merveilleuse qui est partout.

C’est comme ça, comme ça (Mère renverse brusquement deux doigts), ça ne prend pas de temps, il n’y a pas de préparation ni rien, c’est hop! hop! comme ça (même geste), comme pour montrer la stupidité du corps. C’est quelque chose de tout à fait idiot, comme une démonstration par l’évidence, de la stupidité du corps laissé à lui-même, et puis de cette merveilleuse Conscience qui vient, où tout cela s’évanouit comme... comme quelque chose qui n’a aucune consistance, aucune réalité, et qui s’évanouit. Et comme une démonstration que ce n’est pas seulement dans l’imagination, mais que c’est dans le fait : démonstration du pouvoir pour que tout ce... vain rêve de la vie telle qu’elle est (qui est devenue pour la conscience de ce corps quelque chose de si effroyable) puisse se changer en une merveille, comme cela, simplement avec le retournement de la conscience.

L’expérience se répète dans tous les détails, tous les domaines, comme une démonstration par le fait. Et ce n’est pas un long procédé de transformation, c’est comme quelque chose qui se retourne tout d’un coup (Mère renverse deux doigts), et au lieu de voir la laideur, le mensonge, la souffrance et tout cela, tout d’un coup, il vit dans la béatitude. Et toutes les choses sont pareilles, rien n’a bougé, excepté la conscience.

Et alors reste (c’est ce qui est en avant, qui va venir probablement) comment l’expérience doit se traduire matériellement... Pour le corps lui-même, c’est tout à fait évident : pendant, mettons une heure, deux heures, trois heures, il souffrait beaucoup, il était très misérable (pas une souffrance morale : une souffrance tout à fait physique), et puis, tout d’un coup, brrff! tout parti... Le corps apparemment est resté le même (Mère regarde ses mains), dans son apparence, mais au lieu d’un désordre intérieur qui fait souffrir, tout va bien, et c’est une grande paix, une grande tranquillité, et tout va bien. Mais cela, c’est pour un corps — comment cela agit-il sur les autres?... Il commence à percevoir la possibilité dans les autres consciences. Au point de vue moral (c’est-à-dire des attitudes, du caractère, des réactions), c’est très visible; même au point de vue physique quelquefois : tout d’un coup, quelque chose disparaît... comme nous avions l’expérience quand Sri Aurobindo enlevait une douleur (Mère montre comme une main du physique subtil qui vient et qui prend la douleur), on se demandait... ah ! parti, évanoui, comme cela. Mais ce n’est pas constant, ce n’est pas général, c’est seulement pour montrer que cela peut être comme cela, par le fait que cela est dans un cas ou un autre — montrer que ça peut être comme cela.

On pourrait dire de cette façon : le corps a l’impression d’être enfermé dans quelque chose — oui, enfermé —, enfermé comme dans une boîte, mais il voit au travers; il voit et il peut aussi avoir une action (limitée) à travers quelque chose qui est encore là et qui doit disparaître. Ce « quelque chose » donne l’impression d’un emprisonnement. Comment cela doit disparaître? Ça, je ne sais pas encore.

Il doit y avoir à trouver la relation entre la conscience dans un corps et la conscience du tout. Et dans quelle mesure il y a dépendance, et dans quelle mesure il y a indépendance; c’est-à-dire jusqu’à quel point le corps peut se transformer sans sa conscience (et comme résultat, nécessairement, dans son apparence), sans... sans la transformation du tout — jusqu’à quel point? Et dans quelle mesure la transformation du tout est nécessaire pour la transformation d’un corps. Cela reste à découvrir.

(silence)

S’il fallait tout raconter, cela prendrait des heures...

Mais cette « boîte » dont tu parles, c’est une boîte universelle...

Oui!

J’ai souvent eu l’impression que toutes ces soi-disant lois humaines ou lois naturelles, c’est seulement une immense imagination morbide qui a été fixée collectivement — c’est cela, la boîte.

Oui, c’est cela, c’est cela.

Alors, comment...?

Oui, dans quelle mesure une lumière individuelle peut-elle agir là-dessus?... Voilà le problème... Je ne sais pas.

(silence)

La vision est très claire, du progrès collectif (notre champ d’expérience est la Terre) qui s’est produit sur la Terre. Mais d’après le passé, il semblerait qu’il faille encore un temps formidable pour que le tout soit prêt à changer... Et pourtant, c’est presque une promesse que... il va y avoir un changement brusque — ce qui, pour notre conscience, se traduit par une « descente », une action qui « se produit » : quelque chose qui n’agissait pas jusqu’à présent et qui commence à agir. Dans notre conscience, cela se traduit comme cela.

On verra.

Pour le corps lui-même, il y a une expérience croissante, c’est-à-dire de plus en plus précise, en même temps de sa fragilité (extrême fragilité : un tout petit mouvement peut faire cesser son existence actuelle) et en même temps — en même temps, simultanément — le sens d’une éternité, qu’il a une existence éternelle. Les deux en même temps.

C’est vraiment une période de transition!

(silence)

Une ou deux fois, quand son... ce qu’on pourrait appeler son angoisse de savoir, était très intense, quand il avait pleinement le sens de la Présence, ce sens de la Présence partout, au-dedans, partout (Mère touche son visage, ses mains), il s’est demandé comment... pas même le pourquoi : pas de curiosité comme cela... comment le désordre actuel? Eh bien, quand c’était très intense, très intense, une ou deux fois, il a eu l’impression : ça trouvé, c’est l’immortalité. Alors il est comme cela à pousser, pousser pour attraper le secret, on a l’impression qu’on va le trouver, et puis... Et puis il y a une espèce d’accalmie dans l’aspiration : paix, paix, paix... N’est-ce pas, une ou deux fois, l’impression : oh! ça va être compris. « Compris », c’est-à-dire vécu; ce n’est pas « compris » avec la pensée : vécu. Et puis... (geste d’échapper) Et une Paix qui descend.

Mais l’impression : ce sera pour demain. Mais le demain, quel demain? Pas demain à notre mesure.

On verra.

Mais les expériences sont innombrables, avec tous les aspects. Il faudrait des heures, et encore on a toujours l’impression que la parole, oui, fausse quelque chose. Ce n’est plus si simple, ce n’est plus si beau, et ce n’est plus si clair. Cela devient compliqué.

Le corps a des moments absolument merveilleux. Il a des heures d’angoisse... et tout d’un coup, un moment merveilleux. Mais ce moment-là ne peut pas s’expliquer. Si l’on doit juger le degré de développement d’après la proportion du temps, eh bien... le moment merveilleux dure quelques minutes, et il y a des heures d’angoisse. Il y a même des heures de souffrance. Et alors, si d’après cela on juge la proportion, il y a encore très, très, très... extrêmement loin.

Mais quoi faire? Il n’y a qu’à continuer, c’est tout.

1969




Le 1er janvier 1969

À propos de la descente de ce que, plus tard, Mère a identifié comme étant la conscience du surhomme.


Dans la nuit, c’est venu lentement; et au réveil ce matin, il y avait comme une Aurore dorée, et l’atmosphère était très légère. Le corps sentait : tiens, c’est vraiment, vraiment nouveau. Une lumière dorée, légère et... bienveillante. « Bienveillante » dans le sens d’une certitude — une certitude harmonieuse.

C’était nouveau.

Voilà.

Et quand je dis « bonne année » aux gens, c’est cela que je leur passe. Et ce matin, j’ai passé mon temps comme cela, spontanément, à dire : « Bonne année! bonne année! » Alors...

Le 4 janvier 1969

Le 1er, il s’était vraiment passé quelque chose d’étrange... Et je n’étais pas la seule à le sentir, plusieurs personnes l’ont senti. C’était juste après minuit, mais je l’ai senti à deux heures et d’autres personnes l’ont senti à quatre heures du matin. C’était... je t’en ai dit deux mots la dernière fois, mais ce qui est étonnant, c’est que cela ne correspondait absolument à rien de ce que j’attendais (je n’attendais rien), aux autres choses que j’avais senties. C’était quelque chose de très matériel, je veux dire que c’était très extérieur — très extérieur — et c’était lumineux, d’une lumière dorée. C’était très fort, puissant; mais alors, son caractère, c’était une bienveillance souriante, une joie paisible, et une espèce d’épanouissement dans la joie et la lumière. Et c’était comme une « Bonne année! », comme un souhait. Moi, cela m’avait pris par surprise. Ça a duré : pendant au moins trois heures, je l’ai senti. Après, je ne m’en suis plus occupée, je ne sais pas ce qui est arrivé. Mais je t’en ai dit deux mots et j’en ai parlé à deux ou trois personnes : elles l’avaient toutes senti. C’est-à-dire que c’était très matériel. Ils avaient tous senti, comme cela, une sorte de joie, mais une joie aimable, puissante et... oh! très, très douce, très souriante, très bienveillante... Je ne sais pas ce que c’est. Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est une espèce de bienveillance, par conséquent c’était quelque chose de très proche de l’humain. Et c’était si concret, si concret! comme si cela avait un goût, tellement c’était concret. Après, je ne m’en suis plus occupée, excepté que j’en ai parlé à deux ou trois personnes : toutes avaient senti. Maintenant, je ne sais pas si ça s’est mélangé ou si... Ce n’est pas parti, on n’a pas l’impression de quelque chose qui vient pour s’en aller.

C’était beaucoup plus extérieur que les choses que je sens d’habitude, beaucoup plus extérieur... Très peu mental, 161 c’est-à-dire qu’il n’y avait pas le sentiment d’une « promesse » ou... non. Ce serait plutôt... mon impression à moi, c’était l’impression d’une immense personnalité — immense, c’est-àdire que, pour elle, la terre était petite, la terre était comme cela (Mère tient une petite boule au creux de ses mains), comme une boule — immense personnalité, très, très bienveillante, qui vient pour... (Mère semble soulever gentiment cette boule au creux de ses mains). C’était l’impression d’un dieu personnel... et c’était pourtant... je ne sais pas... qui vient pour aider, et si, si fort, et en même temps si doux, si compréhensif. Et c’était très extérieur : le corps le sentait partout, partout (Mère touche son visage, ses mains), partout comme cela.

Qu’est-ce que c’est devenu? Je ne sais pas.

C’était le commencement de l’année. Comme si quelqu’un, à la dimension d’un dieu (c’est-à-dire quelqu’un) venait dire « Bonne année! », avec tout le pouvoir d’en faire une bonne année. C’était comme cela.

Mais qu’est-ce que c’était?...

Si concret...

Je ne sais pas.

Est-ce... Est-ce la personnalité — parce que cela n’avait pas de forme, je ne voyais pas de forme, il y avait seulement ce que ça apportait (Mère palpe l’atmosphère), la sensation, le sentiment : ces deux-là, sensation et sentiment. Et je me suis demandé si ce n’était pas la personnalité supramentale... qui, alors, se manifestera plus tard en des formes matérielles.

Le corps, ce corps-là, se sent, depuis ce moment-là (ça l’a pénétré partout, beaucoup), il se sent beaucoup plus joyeux et moins concentré, plus vivant dans une expansion heureuse, souriante. Par exemple, il parle plus facilement. Il y a une note — une note constante de bienveillance. Un sourire, n’est-ce pas, un sourire bienveillant, et tout cela avec une grande force... je ne sais pas.

Tu n’as rien senti?

J’ai eu une impression de contentement ce jour-là.

Ah! C’est cela. Oui, c’est cela.

Est-ce la personnalité supramentale... qui s’incarnera dans tous ceux qui auront un corps supramental?

C’était lumineux, souriant, et si bienveillant par puissance, c’est-à-dire que la bienveillance, généralement dans l’être humain, est quelque chose d’un peu faible, en ce sens que ça n’aime pas le combat, ça n’aime pas la lutte; mais ce n’est pas du tout cela ! Une bienveillance qui s’impose (Mère abat ses deux poings sur les bras de son fauteuil).

Cela m’a intéressée parce que c’est tout à fait nouveau. Et si concret! Concret comme cela (Mère touche les bras de son fauteuil), comme ce que, d’habitude, la conscience physique considère comme « les autres », concret comme cela. C’est-à-dire que ce n’est pas passé par un être intérieur, par l’être psychique, c’est venu directement sur le corps.

Qu’est-ce que c’est?... Oui, c’est peut-être cela... Le sentiment du corps est une espèce de certitude depuis que c’est arrivé; une certitude comme si, maintenant, il n’était plus dans l’anxiété ou l’incertitude de savoir : « Qu’est-ce que ce sera ? Qu’est-ce que ce sera, le Supramental? Physiquement, qu’est-ce que ce sera physiquement? » Le corps se le demandait. Maintenant il n’y pense plus, il est content.

C’est quelque chose qui va imprégner les corps qui sont prêts?

Oui. Je crois, oui. J’ai l’impression que c’est la formation qui va pénétrer, qui va s’exprimer — pénétrer et s’exprimer — dans les corps... ce qui sera les corps du Supramental.

Ou peut-être... peut-être le surhomme, je ne sais pas. L’intermédiaire entre les deux. Peut-être le surhomme : c’était très humain, mais un humain à proportions divines, n’est-ce pas.

Un humain sans faiblesses et sans ombres : c’était tout lumière — tout lumière et souriant et... douceur en même temps.

Oui, peut-être le surhomme.

(silence)

Je ne sais pas pourquoi, avec insistance depuis quelques moments, je me dis : les gens qui ne sauront pas comment les choses se sont passées vraiment, se diront, quand cette Force supramentale sera entrée dans l’atmosphère terrestre, les aura pénétrés, ils se diront : « Eh bien, c’est nous qui avons fait tout cela ! »

(Mère rit) Oui, probablement.

C’est nous, c’est notre belle humanité qui a fleuri.

Oui, sûrement. C’est toujours comme cela.

C’est pour cela que je dis... je dis qu’après tout, nous sommes tous ici et nous avons, en somme, à faire face à toutes les difficultés, mais c’est une Grâce, parce que nous, nous saurons comment. Et nous ne cesserons pas d’être, n’est-ce pas. Nous saurons comment ça a été fait.

Le 8 janvier 1969

Est-ce que j’ai dit que j’avais identifié cette conscience?

Quand tu parlais, la dernière fois, tu l’avais identifiée.

Oui, mais j’avais dit « la conscience supramentale ».

Après, tu avais dit « peut-être le surhomme ».

Oui, c’est cela. C’est la descente de la conscience du surhomme. J’en ai eu l’assurance après.

C’était le 1er janvier après minuit. Je me suis réveillée à deux heures du matin, entourée d’une conscience, mais tellement concrète, et nouvelle, en ce sens que je n’avais jamais éprouvé cela. Et ça a duré, tout à fait concret, présent, pendant deux ou trois heures, et après, cela s’est répandu et c’est allé trouver tous les gens qui pouvaient la recevoir. Et j’ai su que c’était la conscience du surhomme, c’est-à-dire l’intermédiaire entre l’homme et l’être supramental.

Cela a donné au corps une sorte d’assurance, de confiance. Cette expérience-là, c’est comme si elle l’avait stabilisé, et s’il garde la vraie attitude, tout le support est là pour l’aider.

Le 18 janvier 1969

À propos de la descente de la conscience du surhomme. L’autre jour, quand X. est venu, dès qu’il est entré (il s’est tenu debout, là), cette atmosphère est venue, d’ici jusque-là (Mère fait un geste semi-circulaire devant elle), m’a entourée comme d’un mur. C’était épais, c’était lumineux et puis c’était d’une force! Pour moi, c’était visible, c’était très matériel, comme un rempart, à peu près de cette épaisseur-là (geste d’environ quarante centimètres), et puis c’est resté là tout le temps qu’il était là.

Alors, elle est très consciemment active.

C’est comme une projection de pouvoir. Et c’est devenu habituel maintenant.

Il y a là-dedans une conscience — une chose très précieuse — qui donne des leçons au corps, lui apprend ce qu’il doit faire, c’est-à-dire l’attitude qu’il doit avoir, la réaction qu’il doit avoir... Je t’avais dit plusieurs fois déjà que c’est très difficile de trouver le procédé de la transformation quand on n’a personne pour vous donner des indications; eh bien, c’est comme si c’était la réponse. Il vient dire au corps : « Prends cette attitude, fais ceci, fais cela comme cela » et alors le corps est content, il est tout à fait rassuré, il ne peut plus se tromper.

C’est très intéressant.

C’est venu comme un mentor — pratique, tout à fait pratique : « Ça, il faut le repousser; ça, il faut l’accepter; ça, il faut le généraliser; ça... » Tous les mouvements intérieurs. Et même, cela devient très matériel, dans le sens que pour certaines vibrations, il dit : « Ça, c’est à encourager »; certaines vibrations : « Ça, c’est à canaliser »; certaines : « Ça, c’est à supprimer. » Des petites indications comme cela.

(silence)

Dans l’un des anciens Entretiens, j’avais dit (quand je parlais là-bas, au Terrain de jeu), j’avais dit : « Sans doute, le surhomme sera d’abord un être de puissance pour qu’il puisse se defender29 . » C’est cela, c’est cette expérience-là : c’est revenu comme expérience. Et c’est parce que c’est revenu comme expérience, que je me suis souvenue de l’avoir dit.

Oui, tu as dit : c’est d’abord le Pouvoir qui viendra.

Oui, d’abord le Pouvoir.

Parce que ces êtres-là auront besoin d’être protégés.

Oui, c’est cela. Eh bien, j’ai d’abord eu l’expérience pour ce corps : c’est venu comme un rempart, et c’était formidable! C’était un pouvoir formidable! Tout à fait disproportionné avec l’action apparente.

C’est très intéressant.

Et c’est pour cela aussi, maintenant que je vois cette expérience, je vois que le résultat est beaucoup plus précis, concret, parce que le mental et le vital ne sont pas là. Parce que ça prend leur place. Et avec toute cette tranquille assurance de savoir qui vient en même temps. C’est intéressant.

(silence)

Tu as quelque chose à dire?

Je me demandais comment, individuellement, cette conscience agira, en dehors de toi par exemple?

De la même manière. Seulement ceux qui ne sont pas habitués à s’observer d’une façon objective, s’en apercevront moins, voilà tout. Ça passera comme à travers du coton, comme ça passe toujours. Mais autrement, c’est de la même façon.

Je veux dire : ce n’est pas tellement sur le mental que cette conscience agira, que sur les corps?

J’ai bon espoir que ça fera penser correctement.

Au fond, c’est un guide.

Oui, c’est un guide.

C’est une conscience, n’est-ce pas.

Pour moi, la Conscience se limite à des activités spéciales, pour les cas spéciaux, mais c’est toujours la Conscience; de même qu’elle est limitée à presque rien dans la conscience humaine, de même dans certains états d’être, dans certaines activités, elle se limite à une certaine manière d’être pour accomplir Son action; et cela, je l’avais beaucoup demandé : « Si je pouvais être guidée à chaque minute », parce que cela gagne un temps énorme, n’est-ce pas, au lieu d’avoir à étudier, à observer, à... Eh bien, maintenant, je m’aperçois que c’est arrivé comme cela.

(silence)

Il y a un changement très marqué dans ceux qui ont été touchés le 1er janvier : c’est surtout... justement une précision et une certitude qui est entrée dans leur manière de penser.

(Avant de partir, le disciple fait son « pranâm »)

C’était là (Mère regarde dans la région du cœur). C’est curieux, c’est comme si j’étais chargée de le mettre en rapport avec tous ceux qui s’approchent de moi.

Le 15 février 1969

Cette atmosphère, cette conscience30 est très active, et active comme un mentor, je l’ai déjà dit. Et cela continue. Et alors, pendant plusieurs heures d’une de ces dernières matinées, de bonne heure le matin, c’était... Jamais, jamais le corps n’avait été si heureux ; c’était la Présence complète, la liberté absolue, et une certitude — ça n’avait aucune importance : ces cellules, d’autres cellules (geste ici et là indiquant tous les corps), c’était la vie partout, la conscience partout. Absolument merveilleux. C’est venu sans effort, c’est parti simplement parce que... j’étais trop occupée. Et cela ne vient pas à volonté — ce qui vient à volonté, c’est ce que l’on pourrait appeler une « copie » : ça a l’apparence, mais ce n’est pas la Chose. La Chose... Il y a quelque chose qui est tout à fait indépendant de notre aspiration, de notre volonté, de notre effort... tout à fait. Et ce quelque chose-là paraît absolument tout-puissant, dans le sens qu’aucune des difficultés du corps n’existe. Tout disparaît à ce moment. Mais aspiration, concentration, effort... ça ne sert à rien du tout. Et c’est le sens divin, n’est-ce pas, c’est avoir le sens divin. Pendant ces quelques heures (trois ou quatre heures), j’ai compris absolument ce que c’était que d’avoir la conscience divine dans le corps. Et alors, ce corps-ci, ce corps-là, ce corps-là (geste ici et là, partout autour de Mère), ça ne fait rien : ça se promenait d’un corps à l’autre, tout à fait libre et indépendant, sachant quelles étaient les limitations ou les possibilités de chaque corps — absolument merveilleux, je n’avais jamais, jamais eu cette expérience avant. Absolument merveilleux. C’est parti parce que j’étais tellement occupée que... Et ce n’est pas parti parce que c’était simplement venu pour dire comment c’était — ce n’est pas cela ; c’est parce que la vie et l’organisation de la vie vous engouffrent.

Je sais que c’est là (geste derrière), je le sais, mais... Mais ça, je comprends, c’est une transformation. Et clairement les personnes, pas une chose vague : clairement, ça pouvait s’exprimer dans celui-ci, s’exprimer dans celui-là, s’exprimer (même geste ici et là) clairement, tout à fait. Avec un Sourire!...

Et alors, les cellules elles-mêmes disaient leur effort pour se transformer, et il y avait là un Calme... Comment expliquer cela ? Le corps disait son aspiration et sa volonté de se préparer, et il ne demandait pas, mais il faisait effort pour être ce qu’il devait être; tout cela, toujours avec cette question (ce n’est pas le corps qui la pose, c’est... l’environnement, l’entourage — le monde, comme si le monde posait la question) : est-ce qu’il continuera ou est-ce qu’il devra se dissoudre?... Lui, il est comme cela (geste d’abandon, paumes ouvertes), il dit : « Ce que Tu voudras, Seigneur », mais alors le corps sait que c’est décidé, et qu’On ne veut pas le lui dire. Il accepte. Il ne s’impatiente pas, il accepte, il dit : « C’est bien, ce sera comme Tu voudras », mais Ce qui sait et Ce qui ne répond pas, c’est... quelque chose qui ne peut pas s’exprimer. C’est... oui, je crois que le seul mot qui décrive la sensation que l’on a, c’est un Absolu — un Absolu. Absolu. C’est cela, la sensation : d’être en présence de l’Absolu. L’Absolu : Connaissance absolue, Volonté absolue, Pouvoir absolu... Rien, rien ne peut résister. Et alors, c’est un Absolu qui est (on a la sensation comme cela, concrète) d’une miséricorde! mais à côté de laquelle tout ce que nous considérons comme bonté, miséricorde... pouah! ce n’est rien du tout. C’est la Miséricorde, avec le pouvoir absolu, et... ce n’est pas Sagesse, ce n’est pas Savoir, c’est... Cela n’a rien à voir avec notre procédé. Et alors Ça, partout. Ça, c’est partout. Et c’est l’expérience du corps. Et à Ça, il s’est donné entièrement, totalement, sans rien demander — rien demander. Une seule aspiration (même geste, paumes ouvertes vers le haut) : « Pouvoir être Ça, ce que Ça veut — servir Ça. » Même pas : « Être Ça. »

Mais cet état-là, qui a duré pendant plusieurs heures, jamais ce corps depuis quatre-vingt-onze ans qu’il est sur terre, n’a senti un bonheur pareil : liberté, pouvoir absolu, et pas de limites (geste ici et là, partout), pas de limites, pas d’impossibilités, rien. C’était... tous les autres corps étaient lui. Il n’y avait pas de différence, c’était seulement un jeu de la conscience (geste comme un grand Rythme) qui se promène.

Voilà.

(long silence)

Mais à part cela, le travail devient de plus en plus exacting31 . Mais je sens (c’est-à-dire que le corps sent très bien) que ça fait partie du dressage.

Ça a l’air d’être comme cela : il faut qu’il tienne, le corps, ou bien tant pis, ce sera pour une autre fois.

Toutes les excuses humaines paraissent des enfantillages.

C’est une chose curieuse, toutes les qualités et tous les défauts humains paraissent des enfantillages — des sottises. C’est curieux. Et ce n’est pas une pensée, c’est une sensation concrète. C’est comme une substance sans vie; toutes les choses ordinaires sont comme une substance à laquelle il manque la vie — la vraie vie. Artificiel et faux. C’est curieux.

Et ce n’est pas tant chez les autres, ce n’est pas cela : c’est le dressage intérieur. Et cette vraie Conscience, cette vraie Attitude, c’est quelque chose de si for-mi-da-ble-ment fort, puissant, dans une paix si souriante! si souriante, qui ne peut pas se fâcher, c’est absolument impossible... si souriante, si souriante... qui regarde.

(silence)

Le caractère spécial de cette nouvelle conscience, c’est : pas de demi-mesures et pas d’à-peu-près. C’est son caractère. L’idée : « Oh! oui, nous ferons cela, et petit à petit nous... » Non, non, pas comme cela : c’est oui ou non, tu peux ou tu ne peux pas.

(silence)

C’est vraiment une Grâce, n’est-ce pas, comme si : pas perdre de temps — pas perdre de temps. Il faut faire, ou bien...

Mais ce Pouvoir formidable, c’est cela surtout : c’est dans une miséricorde! une mansuétude!... Non, il n’y a pas de mots, nous n’avons pas de mots pour décrire cela, quelque chose... Rien que de faire attention et... c’est une béatitude. Rien que de tourner son attention de ce côté-là, immédiatement c’est la béatitude. Et je comprends (cela a fait comprendre certaines choses), on a parlé de gens qui, au sein de la torture, avaient la béatitude — c’est comme cela. Une béatitude.

Voilà, c’est cela (Mère tend un hibiscus blanc, qu’elle a appelé « Grâce »).

Le 22 février 1969

Mère commence par commenter son message distribué pour le Darshan du 21 février :

« Ce n’est que la paix immuable
qui peut donner
l’éternité d’existence. »

Je me souviens que j’ai écrit cela après avoir eu l’expérience que l’immobilité de l’Inconscient, le début de la création, c’est (on ne peut pas dire une « projection »), c’est une sorte de symbole inanimé, ou inconscient, de l’Éternité, de l’Immobilité — ce n’est pas « immobilité », les mots ne valent rien, c’est entre immobilité et stabilité. Là, j’ai écrit « paix », mais « paix » est un pauvre mot, ce n’est pas cela, c’est infiniment plus que la paix, mais c’est le « quelque chose » (même le mot « éternel » donne un sens limité, tous les mots sont impossibles), le quelque chose qui est l’Origine de tout, et le commencement de l’évolution de la manifestation pour rejoindre l’Origine (Mère dessine une courbe qui joint l’un et l’autre).

J’ai l’impression que c’était au Playground32 , et c’était comme si l’immobilité inconsciente — l’immobilité de l’Inconscient, l’immobilité inerte de l’Inconscient — était le point de départ de l’évolution, et c’était comme la traduction de cette... comment dire... c’est aussi un autre genre d’immobilité!... mais une Immobilité qui contient tous les mouvements de cette immobilité de l’Origine, cette stabilité, et que toute l’évolution est pour que ça retrouve Ça, avec tout le passage (même geste comme une grande courbe). C’était une vision très claire, je me souviens d’avoir écrit cela. Et quand j’ai lu cela, l’expérience est revenue. N’est-ce pas, on parle toujours de « chute » — ce n’est pas cela ! ce n’est pas du tout cela. S’il y a une chute, c’est au moment où le vital est devenu une volonté d’indépendance : ce n’est pas au début, c’est tout à fait en cours de route... Dans l’ancienne tradition, ils disent que c’est le Conscient qui est devenu l’Inconscient parce qu’il s’est « coupé de l’Origine » — cela me fait l’effet d’histoires racontées pour les enfants.

C’est curieux, dans le silence et la vision, c’est très clair et très lumineux, compréhensible; dès qu’on veut le dire, ça devient idiot.

Mais alors, dans la création même telle qu’elle est maintenant, c’est vrai, c’est peut-être le mot « paix » qui est le plus proche — quoique ce ne soit pas cela, il est tout petit et tout restreint, ce n’est pas cela. Dès que quelque chose se dérange ou va mal, c’est ça (cette « paix ») qui vient comme le remède, dedans.

(silence)

Oh ! les mots ne valent rien, je ne sais pas comment faire, je ne sais pas si c’est parce que je n’en ai pas assez, ou bien que vraiment... Toute expression mentale semble artificielle. Cela donne l’impression d’une pellicule sans vie. C’est curieux. Et tout le langage appartient à ce domaine-là. Cette expérience, quand je veux la dire... Avec certaines gens, j’entre très, très bien, très facilement en relation, dans le silence, et je leur dis infiniment plus de choses que je ne pourrais en dire avec des mots; c’est plus souple, plus exact, plus profond... Tiens! la parole, les phrases, les choses écrites, me font l’effet de l’image à deux dimensions, l’image ordinaire; et cela, ce contact-là que j’ai d’une façon avec les gens dès que je ne parle pas, cela ajoute la profondeur, et quelque chose de plus vrai ; ce n’est pas, c’est loin d’être tout à fait vrai, mais c’est plus vrai, et il y a une profondeur.

(silence)

C’est pour cela que les expériences sont difficiles à dire. Ce ne sont plus des expériences séparées qui viennent l’une après l’autre, c’est comme un mouvement unique et global (geste rond) de transformation, et c’est d’une grande intensité.

Dans le fonctionnement ordinaire de la vie, il y a ce sentiment que « ça va », qui se traduit dans les gens par la sensation de bonne santé, et puis il y a un déséquilibre, une désorganisation ; et cette opposition, maintenant, paraît tout à fait artificielle : c’est seulement un mouvement continu, avec des passages d’un genre de vibration à un autre genre de vibration dont l’origine est beaucoup plus... comment dire... ce n’est pas « profond », ce n’est pas « plus haut », et « plus vrai » donne seulement un côté, ce n’est pas cela... enfin « supérieur » d’une façon quelconque — les mots sont idiots, tout à fait idiots. C’est comme cela, et c’est tout le temps comme cela (ce mouvement continu). Et alors, on est attiré à un endroit ou à un autre; c’est simplement le jeu de notre conscience, mais pour la Conscience qui voit tout, c’est un mouvement continu et global vers... oui, c’est bien cela, c’est pour que cet inerte Inconscient devienne l’absolu Conscient... Je ne sais pas, j’ai une vague impression qu’on a découvert (alors ici, tout à fait par terre, sur la Terre), qu’on a découvert qu’une certaine intensité de mouvement (c’est-à-dire ce que nous appelons « rapidité ») se traduit par une impression d’immobilité. J’ai une vague impression que l’on m’a dit cela. Mais cela correspond à quelque chose. Ce que j’ai appelé « paix » dans le message, ce qui est senti comme paix, c’est un paroxysme de mouvement, mais général — harmonieux, général.

Dès qu’on parle, ça a l’air d’une caricature.

(long silence)

Je finirai par me taire!

J’espère que non!

(Mère rit) Mais c’est si pauvret, tout cela.

Plus tard, on parlera en couleur.

Ah! ce serait joli...

C’est au point que quand on me dit quelque chose, par exemple que l’on me répète ce que j’ai dit, je ne comprends plus!... J’essaye de mon mieux, mais il y a toute l’intensité de la Conscience qui veut s’exprimer, et alors, quand c’est répété, cette intensité n’est plus là et ça n’a plus de sens.

Rien que ce message, justement, quand on me l’a lu, l’expérience est revenue, par conséquent je sais comment c’était, et alors ce mot « paix » contenait tant de choses!... Maintenant, ce n’est plus là.

Qu’est-ce que j’ai mis comme mot?

Paix, oui.

Immuable?

Oui : « Ce n’est que la paix immuable... »

Oui, et alors l’expérience était que cette même paix immuable (qui n’est ni « paix » ni « immuable »! mais c’est « quelque chose »), cette même Chose-là était dans l’inertie inconsciente. Et c’était tellement concret!... Et toute la courbe de la création pour que ça et Ça soient apparemment un (mais c’est un — c’est un). On pourrait dire (mais cela devient des phrases, ce sont des phrases) : devenir conscient de son identité. Mais c’est une phrase.

(long silence)

L’expérience est si intensément concrète que, dès que je me mets à parler, ça descend. Là (geste en haut), la conscience est claire, et puis...

Le 17 mai 1969

Est-ce qu’il est possible que l’individualité soit dissoute après la mort?

Ces notions d’individualité, elles ont beaucoup, beaucoup changé pour moi, beaucoup. Encore toute la matinée de ce matin... Mais depuis longtemps, depuis au moins un mois, c’est autre chose.

Quand les hommes parlent d’individualité, il y a toujours comme un... au moins un arrière-fond de séparation, c’est-àdire quelque chose qui existe indépendamment et qui a son destin propre; et maintenant, telle que la conscience dans ce corps la connaît, c’est presque comme une pulsation de « quelque chose » qui momentanément a une action séparée, mais qui est profondément, essentiellement, toujours un ; comme quelque chose qui est projeté comme cela (geste d’expansion) momentanément avec une forme, et puis qui... (geste de contraction) qui peut à volonté annuler cette forme. C’est très difficile à expliquer, mais le sens, en tout cas, de la permanence de la séparation, a tout à fait disparu, tout à fait. L’univers est une extériorisation (même geste de pulsation) de la Conscience suprême; c’est notre incapacité de vision totale qui nous permet d’avoir ce sens de fixité : il n’y en a pas, c’est quelque chose comme des pulsations ou des... vraiment un jeu de formes — il n’y a qu’un être. Il n’y a qu’un être. Il n’y a qu’une, qu’une Conscience, qu’un Être. La séparation, c’est vraiment... Je ne sais pas ce qui est arrivé. Et c’est cela qui a fait tout le mischief — tout le malheur, toute la misère... Ce corps vient, pendant quelques jours, de passer par une série d’expériences (beaucoup trop longues pour raconter), par tous les états de conscience dans lesquels on peut passer, depuis le sens de l’unique réalité de ça (Mère pince la peau de ses mains), de la substance, avec toutes les misères, toute la souffrance qui est la conséquence de ce que l’unique réalité, c’est la matière; depuis ça, jusqu’à la libération. Cela a été, heure après heure, un travail.

Mais déjà, avant cela, la conscience des cellules avait réalisé l’unité — l’unité vraie, essentielle, et qui peut devenir totale, si cette espèce d’illusion disparaît. N’est-ce pas, l’illusion qui a créé toute cette misère était vécue d’une façon tellement intense que ça devenait presque insupportable, avec toutes les horreurs et toutes les épouvantes que cela a créées dans la conscience humaine et sur la terre... Il y a eu des choses... effroyables. Et juste après — juste après — la libération.

Ce qui reste à vivre, c’est-à-dire l’expérience qui reste à faire, c’est... le prochain progrès de la création, de la matière — le prochain pas pour retourner à la Conscience véritable. Ça, c’est...

Il semble qu’il a été décidé que quelque chose comme un commencement, ou un essai d’expérience, va être fait (Mère touche son corps).

C’est une question d’intensité de foi, et du pouvoir de supporter que donne cette foi. Tout dépend de la capacité de passer à travers les expériences nécessaires.

En tout cas, toutes les anciennes notions, toutes les anciennes façons de comprendre les choses, tout cela est bien fini, c’est passé.

Et tout cela, nécessairement, c’est le chemin du retour; il a fallu passer par là et il faut encore passer par là (mais pas la même chose), mais toujours avancer jusqu’à ce qu’on puisse... jusqu’à ce que ça soit prêt pour vivre la Vérité. Je ne sais pas, l’impression est que cela va aussi vite qu’il est possible d’aller; vraiment la Conscience est en train de nous faire avancer aussi vite qu’il est possible. Ce n’est plus l’heure d’une somnolence qui s’étale.

(long silence)

Mais par individualité, je n’entends pas un ego : j’entends le quelque chose qui est identique à travers toutes les vies, la chose semblable qui progresse à travers toutes les vies, qui poursuit son développement.

Ça, c’est le Suprême.

Oui, mais il y a quelque chose qui...

C’est le Suprême conscient de Lui-même...

Oui.

... Partiellement.

Oui, c’est cela, il y a quelque chose...

Le Suprême conscient de Lui-même partiellement.

Qui poursuit une voie de développement.

Oui, c’est le procédé.

C’est le procédé qui a été utilisé pour l’évolution.

Oui, c’est cela que j’appelle individualité.

Ça, c’est entendu. Ça, c’est le procédé, cela a été le procédé de la création.

Et c’est parce que c’était le procédé de la création, que les hommes ont confondu cela avec...

La séparation.

La séparation, l’ego.

Mais cela, c’est evident33 . Ça reste, ça ne peut pas disparaître.

(silence)

Qu’est-ce qui va se passer, je ne sais pas.

Le corps ne se préoccupe pas du tout, il est comme cela (Mère ouvre les mains), ça, tout le temps : « Ce que Tu voudras, Seigneur, ce que Tu voudras... » et avec un sourire et une joie parfaite — comme ça, comme ça, comme ça (Mère fait un geste mouvant comme pour désigner ce côté du monde ou l’autre, ou toutes sortes d’autres côtés)... Très étrangement, on lui a donné une conscience qui n’a plus rien à voir avec le temps; tu comprends, il n’y a pas « quand il n’était pas », il n’y a pas « quand il ne sera plus », il n’y a pas... Ce n’est pas comme cela, c’est tout quelque chose qui bouge. Mais c’est vraiment très intéressant. Et toutes, toutes ces réactions, ces sensations, ces sentiments, tout cela a tout à fait changé, changé même d’apparence. C’est autre chose.

N’est-ce pas, les états dans lesquels on pouvait être quand on était dans les consciences les plus hautes, celles qui s’unissaient, qui étaient une automatiquement avec la Conscience suprême, qui avaient la conscience du tout — cet état-là est devenu l’état naturel du corps. Sans effort, spontané : il ne peut pas être autrement. Alors qu’est-ce qui va se passer, comment cela va se traduire? Je ne sais pas.

C’est contraire à toutes les habitudes.

Est-ce que cette conscience sait ce qu’il faut faire matériellement ?... Je ne sais pas. Mais le corps ne s’en préoccupe pas, il fait à la seconde la seconde ce qu’il a à faire sans se poser de questions. Pas de complications et pas de plan, rien, rien. Voilà. On verra, c’est intéressant.

Le 24 mai 1969

C’est difficile... Les Anglais diraient : it’s not a joke34 ... Tout, tout se désorganise, tout se désorganise. On voit bien que ça se désorganise vers une organisation supérieure, c’est-à-dire un élargissement, une libération — ça, c’est vrai... Mais rien, rien ne va plus à la façon ordinaire.

(silence)

Le corps est arrivé à un état de conscience où il sait que la mort peut faire un changement, mais n’est pas — n’est pas une disparition (pas une disparition de la conscience). Et alors, cette idée qu’ont l’immense majorité des êtres humains : le repos de la mort... (Mère pose sa main sur sa bouche, comme devant une énorme sottise). Même pas cette consolation. Pour la majorité des gens, c’est le contraire d’un repos. Et alors là aussi, mais d’une façon encore plus aiguë et plus intense : « Le seul, le seul, l’unique espoir, c’est... Seigneur, Toi. Être Toi, qu’il n’y ait que Toi, que cette séparation, que cette différence disparaisse, c’est monstrueux ! » Que ça disparaisse. Alors, que ce soit comme Tu veux : Toi, en pleine activité, ou Toi, en complet repos, cela n’a aucune espèce d’importance; que ce soit comme ceci ou comme ça, de toute façon cela n’a aucune, aucune importance; ce qu’il y a d’important, c’est que ce soit Toi.

C’est la certitude absolue (Mère ferme ses deux poings) qu’il n’y a qu’une porte de sortie de tout cela, une seule — une seule, il n’y en a pas deux, il n’y a pas un choix, il n’y a pas plusieurs possibilités, il n’y en a qu’une : c’est... la Porte suprême.

La Merveille des Merveilles. Tout le reste... tout le reste, ce n’est pas possible.

Et tout cela, c’est l’expérience de ça (Mère désigne son corps); ce n’est pas mental, c’est tout à fait, tout à fait matériel.

Je vois, n’est-ce pas, parce que la conscience des gens m’est ouverte (il n’y a pas de différence, c’est tout à fait ouvert), alors je vois : dans l’immense majorité, immense majorité, l’idée, quand les choses deviennent vraiment pénibles : « Oh! (il y a toujours cette espèce d’idée) oh! un jour, ce sera fini » — quelle blague!

(silence)

Mais pourquoi? Pourquoi?... De temps en temps, le corps s’inquiète : pourquoi? Pourquoi, pourquoi tout ça, pourquoi?... Quand il voit, quand il est en contact avec la souffrance, les gens, les misères, les difficultés : pourquoi, pourquoi? Pourquoi?... Pourquoi?

Puisque cette création peut être une merveille identique à la Conscience suprême, pourquoi, pourquoi a-t-il fallu tout cela, (Mère dessine un cercle qui revient au point de départ)?

De temps en temps, ça lui vient.

Enfin, évidemment c’est imbécile parce que ça ne sert à rien — c’est comme ça, c’est comme ça. Tous les pourquoi n’empêcheront pas que ce soit comme ça. Tout ce que l’on a à faire, c’est de trouver le moyen que ce ne soit plus comme cela, c’est tout.

(silence)

Je pense toujours au Bouddha et à tous ceux-là : on va aller se fondre dans le Seigneur, et puis il n’y aura plus rien! (Mère prend sa tête entre ses mains)

Et alors, pour que leur théorie soit vraisemblable, ils disent (riant) que c’est une « erreur », et ils ne voient pas l’imbécillité de leur théorie que le Seigneur suprême peut avoir fait une erreur... et s’en repentir et s’en retirer!

Ces gens, tous ces gens, plus ils sont convaincus, plus on a l’impression qu’ils sont enfermés dans des œillères.

(silence)

Mais en fait, ton corps est un symbole de toute la terre.

Ça a l’air d’être comme cela.

Alors, tout vient à toi pour être purifié.

Oui, mais moi, ça ne me console pas.

Oui, mais j’ai l’impression qu’une fois que quoi que ce soit t’a touché, ça ne peut plus revenir dans le monde comme c’était avant.

Ça paraît comme cela, il arrive tout le temps des choses extraordinaires. Tout le temps, tout le temps, à chaque minute, j’entends des choses vraiment extraordinaires.

Mais ça ne le console pas!... Il n’a pas d’amour-propre.

Oui, mais ça sert à quelque chose.

Ah! oui.

Ça purifie — ça doit purifier le monde.

Il ne s’inquiète même pas de sa purification... Je ne sais pas comment expliquer... C’est nuit et jour, sans arrêt : « Ce que Tu voudras, Seigneur, ce que Tu voudras... », n’est-ce pas, le « voudras » au lieu du « veux », parce que ce n’est pas seulement comme cela (geste tourné au-dedans), c’est comme cela (geste tourné au-dehors, répandu). « Ce que Tu voudras, ce que Tu veux », c’est tout. Ça, c’est son état perpétuel.

(silence)

En tout cas (ça, c’est très clair), la Conscience qui est à l’œuvre pour l’aider dans le travail, lui a fait comprendre par-fai-te-ment que de s’en aller n’est pas une solution. Même si, avant, il y avait une curiosité de savoir ce qu’il sera, cette curiosité est partie; alors le désir de rester, il y a fort longtemps que c’est parti ; le possible désir de s’en aller quand ça devient un peu... suffocant, c’est parti avec l’idée que cela ne changera rien du tout. Alors, il ne lui reste qu’une chose, c’est de perfectionner l’acceptation. C’est tout.

Le 28 mai 1969

Il n’y a qu’une solution, c’est le contact direct du physique avec le Suprême. C’est la seule chose.

Voilà.

Mais les cellules du corps... (je ne sais pas si c’est spécial à ce corps, je ne peux pas croire que le corps soit tellement exceptionnel), mais elles sont absolument convaincues, et elles essayent, elles essayent, elles essayent tout le temps, tout le temps, tout le temps, à chaque misère, à chaque difficulté, à chaque... il n’y a qu’une solution — qu’une seule chose : « Toi, Toi seul, à Toi — Toi seul existes. » C’est cela qui s’est traduit dans la conscience des gens, comme les bouddhistes et autres, par l’illusion du monde, mais c’était une demi-traduction.

Mais la vraie solution, c’est ça : « Toi seul existes, Toi seul », tout le reste... Tout le reste, c’est misère. Misère, souffrance... obscurité.

Peut-être que — peut-être que... Évidemment, dans la conception de Sri Aurobindo, le Supramental échappait à toute cette misère.

Il n’y a que Ça. Autrement, c’est difficile.

Peut-être que les demi-mesures maintenant ne suffisent plus... je ne sais pas. Peut-être qu’il est temps de prendre position tout à fait.

Ce corps, lui, il a pris position. Mais je pensais que... Il faut être très, très endurant — très endurant —, alors je ne poussais pas les autres à le faire, mais tout cela veut peut-être dire que peut-être il est temps. Je ne sais pas.

Le 31 mai 1969

La nuit d’avant-hier, j’ai passé plus de trois heures avec Sri Aurobindo et je lui montrais tout ce qui allait descendre pour Auroville. C’était assez intéressant. Il y avait des jeux, il y avait de l’art, il y avait même de la cuisine! Mais tout cela, très symbolique. Et je lui expliquais comme sur une table, devant un grand paysage; je lui expliquais sur quel principe on allait organiser les exercices physiques et les jeux. C’était très clair, c’était très précis, je faisais même comme une démonstration, et c’était comme si je lui montrais en tout petit... une représentation toute petite de ce qui allait se faire. Je bougeais des gens, des choses (geste, comme sur un échiquier). Mais c’était très intéressant, et il était très intéressé : il donnait comme des grandes lois d’organisation (je ne sais pas comment expliquer). Il y avait de l’art et c’était joli, c’était bien. Et comment rendre les maisons agréables et belles, avec quel principe de construction. Et puis la cuisine aussi, c’était très amusant, chacun venait avec son invention... Ça a duré plus de trois heures — trois heures de nuit, c’est énorme! Très intéressant.

Pourtant, les conditions de la terre semblent très loin de tout cela...

(Après une hésitation) Non... C’était juste là, ça ne paraissait pas étranger à la terre. C’était une harmonie. Une harmonie consciente derrière les choses : une harmonie consciente derrière les exercices physiques et le jeu; une harmonie consciente derrière la décoration, l’art; une harmonie consciente derrière la nourriture...

Je veux dire que tout cela a l’air d’être aux antipodes de ce qui est maintenant sur la terre.

Pas...

Non?

J’ai vu X. aujourd’hui et je lui disais que toute l’organisation artistique, sportive, même culinaire, et toutes les autres, étaient prêtes dans le physique subtil — prêtes à descendre et à s’incarner —, et je lui ai dit : « Il n’y a besoin que d’un peu de terre (geste au creux des mains), un peu de terre pour que l’on fasse pousser la plante... Il faut trouver un peu de terre pour faire pousser... »

(silence)

Je ne sais pas si c’est une perception juste, mais depuis quelques mois, j’ai l’impression que la terre n’a jamais été dans autant d’obscurité. J’ai l’impression d’une obscurité formidable.

Oui, oui. Mais il y a les deux. C’est vrai. La confusion — c’est une confusion —, une confusion obscure, oui. Une confusion obscure, mais ça, c’est ce que Sri Aurobindo disait toujours : la confusion devient beaucoup plus intense et obscure au moment où la lumière doit venir. C’est juste. Ça paraît être un chaos obscur. Et les Chinois...

Mais Douce Mère, sais-tu qu’en Occident, les livres qui ont de l’influence (non seulement de l’influence, mais qui sont lus et dévorés par toute la jeunesse), ce sont les livres de Mao Tsé-Toung.

Et qu’est-ce qu’il dit, cet homme-là ?

Cet homme-là, il dit que le « pouvoir sort de la poudre des fusils ».

(Mère reste silencieuse)

C’est cela qui est lu en Occident. Et le dernier grand livre à succès, c’est un livre qui s’appelle quelque chose comme « Les maudits », et qui est une apologie de la violence : il faut s’emparer du pouvoir par la violence. C’est cela qui a du succès en Occident, c’est cela que tous les étudiants dévorent35 .

Un évangile de la violence.

Ça, c’est le vital en plein.

Oui.

Oh ! cela m’explique toutes les visions que j’ai eues. Je croyais... je m’en prenais à mon corps, je me disais : ce pauvre corps, il a un atavisme malencontreux : tout le temps des imaginations effroyables, effroyables — et ce n’étaient pas des imaginations, il était conscient de ce qui se passait... oh!...

C’est très intéressant ce que tu viens de me dire, parce que, hier (ces jours-ci, ces trois jours-ci), devant l’horreur de la perception des choses, ce corps (qui est bien l’opposé d’un sentimental, il n’a jamais, jamais été sentimental), il a pleuré... Il ne pleurait pas physiquement, naturellement, mais c’était... Et il a dit, dans une intensité intérieure : « oh! pourquoi ce monde existe-t-il? » Comme cela, tellement c’était... c’était affreux, triste, misérable... tellement c’était misérable et... si horrible, n’est-ce pas, oh!... Mais tout de suite, il a la Réponse — et ce n’est pas une réponse avec des mots, c’est simplement... comme une immensité qui s’ouvre dans la Lumière. Alors, il n’y a plus rien à dire.

Mais comment Ça, cette immensité, peut devenir ça ?... Je ne sais pas. La question : comment Ça, c’est devenu ça... C’est comme cela que c’est venu : « Comment Ça, cette Merveille, a pu devenir ça, cette chose hideuse — monstrueuse? »

Mais le procédé pour rechanger ça en Ça, je ne sais pas... Le procédé, c’est... abdication... comment peut-on dire... don de soi (ce n’est pas cela). Mais tout, tout lui paraissait si horrible. Il y a eu une journée très, très, très difficile. Et c’est curieux, j’ai su à ce moment-là, que c’était la répétition exacte de l’expérience que le Bouddha Siddhârtha avait eue, et que c’était dans cette expérience qu’il avait dit : il n’y a qu’une sortie, le Nirvâna. Et en même temps, j’ai eu l’état de conscience véritable : sa solution et la véritable. C’était vraiment intéressant. Comment la solution bouddhique est seulement un pas de fait — un pas. Et c’est pardelà ça (ce n’est pas sur un autre chemin, mais c’est par-delà ça) qu’est la vraie solution. C’était une expérience décisive.

(long silence)

Mais qu’est-ce que c’est que cette création?... N’est-ce pas, séparation, et puis méchanceté, cruauté (la soif de nuire, pourraiton dire), alors la souffrance, justement la joie de faire souffrir, et alors toute la maladie, la décomposition, la mort — la destruction. Tout cela, ça fait partie de la même chose. Qu’est-ce qui est arrivé?... Et l’expérience que j’ai eue, c’était l’irréalité de ces choses, comme si l’on était entré dans un mensonge irréel, et que tout disparaît quand on sort de ça — ça n’existe pas, ça n’est pas. C’est cela qui est effrayant! que ce qui, pour nous, est si réel, si concret, si effroyable, que tout cela, ça n’existe pas. Que c’est... on est entré dans le Mensonge. Pourquoi? Comment? Quoi?...

Mais jamais, jamais dans toute, toute l’existence de ce corps, pas une fois il n’a senti une... une douleur aussi totale et aussi profonde que ce jour-là... oh! quelque chose qui le... (Mère serre sa gorge). Et alors, au bout de ça, la Béatitude. Et puis pfft! ça s’est effacé, comme si : « Pas encore, pas encore, ce n’est pas encore le moment. » Et comme si tout cela, tout cela qui est si affreux, n’existait pas.

Au fond, probablement — probablement —, c’est seulement la terre (ça, je ne sais pas). Cela ne paraît pas comme cela, parce que la lune, c’est très concrètement une dévastation. Enfin, il y a tout de même une sensation très forte, très précise, que c’est quelque chose de limité qui est comme cela, dans ce Mensonge. Et irréel. Et que nous sommes tous dans le Mensonge et l’Irréalité, c’est pour cela que c’est comme ça. Et ce qui était intéressant, c’était que cette fuite dans le Nirvâna n’était pas la solution, n’était qu’un remède — un remède pour un temps... comment expliquer, je ne sais pas... partiel. Un remède partiel et, on pourrait presque dire, momentané.

Et alors, ça, c’est un paroxysme à un moment. Après vient le long chemin : il faut continuer, continuer le travail progressif de transformation. Et puis, la minute suivante, c’est ce que Sri Aurobindo a appelé l’être supramental. C’est comme le passage de l’un vers l’autre.

Mais comment tout cela changera ? Je ne sais pas.

Oui, l’autre jour j’ai eu une perception, mais tellement concrète, que la terre était comme sous un manteau noir — c’est ce que tu appelles le Mensonge, l’Illusion. C’était quelque chose qui couvrait la terre.

Oui, oui.

J’ai senti cela, mais très concrètement, un manteau noir.

Oui, c’est cela.

Seulement, il faudrait le tirer pour tout le monde...

(Après un silence) Je ne peux pas dire (c’est inexprimable), c’était quelque chose qui contenait l’horreur, l’épouvante, la douleur — et une compassion, oh! intense... Jamais, jamais ce corps n’avait senti comme cela. Ça l’a d’ailleurs mis dans un état assez... assez critique pour quelques heures. Et après, c’était comme si tout, tout venait — chaque chose — avec un Sourire et une Lumière resplendissante, comme si (traduit à l’image des enfants), comme si le Seigneur disait : « Tu vois, je suis partout. Tu vois, je suis en toute chose. » Et c’était incroyable — incroyable... Mais il n’y a pas de communication entre les deux.

N’est-ce pas, c’était le moment où le corps disait : « Comment? Il va falloir con-ti-nuer ça ? Il faut, il faut con-ti-nuer ça ? Le monde, les gens, toute la création, con-ti-nuer ça ?... » Ça paraissait... J’ai tout d’un coup compris : Ah! c’est cela qu’ils ont traduit par « l’enfer perpétuel ». C’est cela. C’est quelqu’un qui a eu cette perception.

Et tous les moyens — que l’on pourrait appeler artificiels, y compris le Nirvâna —, tous les moyens d’en sortir ne valent rien. À commencer par l’imbécile qui se tue pour « mettre fin » à sa vie, ça, c’est... de toutes les imbécillités, c’est la plus grande, ça rend son cas encore pire. Depuis ça, jusqu’au Nirvâna (où l’on s’imagine qu’on peut sortir), tout cela, tout ça, ça ne vaut rien. C’est à différents stades, mais ça ne vaut rien. Et alors, après cela, au moment où vraiment on a l’impression d’un enfer perpétuel, tout d’un coup... (rien qu’un état de conscience, ce n’est pas autre chose que cela), tout d’un coup, un état de conscience où tout est lumière, splendeur, beauté, bonheur, bonté... Et tout cela, inexprimable. Et c’est comme cela : « Tiens, voilà », et puis pfft! Ça se montre et puis hop ! parti. Et alors, la Conscience qui voit, qui s’impose et qui dit : « Maintenant, next step, le prochain pas. » Et alors c’est cela, c’est en présence de tout cela, que ce corps a eu... jamais, jamais dans toute sa vie il n’a éprouvé une douleur pareille, et encore maintenant...

Est-ce ça, est-ce ça, le levier?... Je ne sais pas. Mais le salut est physique — pas du tout mental, mais physique. Je veux dire que ce n’est pas la fuite, c’est ici. Ça, je l’ai senti très fort.

Mais le corps a eu quelques heures très difficiles. Et toujours, pour lui, ça lui est égal, il dit « bon », il est tout à fait prêt à la dissolution ou... Il n’était pas question de cela. Il n’était pas question de cela, il était question de... savoir recevoir la Guérison... Et comment elle est? Inexprimable avec nos moyens.

Mais ce n’est pas que ce soit voilé ou caché ou quoi : c’est . Pourquoi? Qu’est-ce qui, dans le tout, vous enlève le pouvoir de vivre ça ? Je ne sais pas. C’est . C’est là. Et tout le reste, y compris la mort et tout, cela devient vraiment un Mensonge, c’est-à-dire quelque chose qui n’existe pas.

Oui, c’est un manteau à tirer.

Si ce n’était que cela, ce n’est rien!

Non, je veux dire que tout cela, cette Illusion, c’est comme un manteau à tirer sur la terre.

Oui, c’est cela. Mais oui, c’est cela ! Mais est-ce seulement la terre? Je ne sais pas. Ils vont se promener là-haut pour voir!

Tout ce que je sais, l’impression que j’ai, c’est que c’est concentré ici. C’est ici la concentration, c’est ici le travail. Mais il se peut que ce soit... tout le système solaire, je ne sais pas.

(silence)

Mais on ne peut pas sortir tout seul.

Oui!... Douce Mère, l’autre jour tu as dit quelque chose. Tu as dit : « Il est temps de prendre position. » Tu as dit : « Lui, le corps, a pris position », mais jusqu’à présent tu n’osais pas pousser les autres à le faire, et tu as dit : « Maintenant, il est temps de prendre position. »

Oui, je crois.

Mais qu’est-ce que tu entends par « prendre position » ?

Ça, cette conscience dans laquelle le corps est maintenant, que tout cela est irréel.

Le corps, si on lui demandait, il dirait : « Je ne sais pas si je vis, je ne sais pas si je suis mort. » Parce que c’est vraiment comme cela. Pendant quelques minutes, il a tout à fait l’impression d’être mort; à d’autres moments, il a l’impression d’être vivant. Il est comme cela. Et il sent que ça dépend exclusivement de... si on perçoit la Vérité ou pas.

(silence)

De quoi est-ce que ça dépend?...

(silence)

D’après ce que les autres disent, ou écrivent, ou leur expérience, j’ai vu que l’immense majorité de l’humanité, ce qu’elle craint le plus, c’est cette perception-là, que c’est un Mensonge, et tout ce qui mène vers ça. J’ai connu des gens (ils m’ont écrit) qui justement ces jours-ci ont eu des frayeurs épouvantables parce que tout d’un coup ils étaient pris de force, il y avait quelque chose qui commençait à les toucher : la perception de l’irréalité de la vie. Alors, cela indique l’immensité du chemin à parcourir. Ce qui fait que tout espoir d’une solution proche, paraît un enfantillage. À moins que... les choses se passent autrement.

Si cela doit suivre le mouvement que ça a suivi jusqu’à présent... Il y en a eu des siècles et des siècles et des siècles... Alors, le surhomme, ce ne serait encore qu’une étape, et après il y aurait encore beaucoup d’autres choses...

Chaque fois que je pense à cela, j’ai toujours l’impression que la seule solution, c’est que tu aies un corps glorieux, visible pour tous, alors tout le monde pourrait venir voir — venez voir le Divin, comment c’est!

(Mère rit) Ça, ce serait bien commode!

Ce serait un tel bouleversement de toutes leurs notions...

Oui, bien sûr! Ça, ce serait bien commode. Est-ce que ce sera comme ça ?... Ça, sûrement, je suis tout à fait d’accord! Et je serais très contente que ce soit n’importe qui, je n’ai pas le moindre désir que ce soit à moi!

Venez voir le Divin, comment c’est!

Oui, comment c’est!

(Mère reste longtemps à « regarder »)

Le 4 juin 1969

J’ai beaucoup regardé après que tu es parti, la dernière fois, toute la journée... Il y a le sens que ce serait une merveilleuse solution36 . Quand tu l’as dit, il y a quelque chose qui est devenu concret tout d’un coup. Mais aucun sens personnel dedans... le corps n’a pas du tout, du tout, ni l’ambition ni le désir ni même l’aspiration de devenir ça, mais il y avait seulement une espèce de joie à la possibilité que « ça » soit — ça soit —, n’importe qui, n’importe où, n’importe comment : que ce soit. Et j’ai regardé très, très attentivement; pas une minute il n’y a eu l’idée : il faut que ce soit ça (Mère pince la peau de ses mains), tu comprends? C’était : que cette incarnation, que cette manifestation soit. Pas choisir une personne ou une autre, ou un lieu ou un autre, non, tout cela n’existait pas : c’était la chose elle-même qui était comme une solution merveilleuse. Et puis, c’est tout.

Et alors, la conscience s’est mise à observer : s’il n’y a rien dans ce corps qui « aspire » même à être ça, cela prouve que ce n’est pas son travail. Alors est venu cet extraordinaire Sourire (je ne sais pas comment expliquer) qui était comme cela, qui a passé, qui a dit... on pourrait le traduire d’une façon tout à fait enfantine : « Ce n’est pas ton affaire! » Et c’est tout. Et puis c’était fini, je ne m’en suis plus occupée. « Pas ton affaire » dans le sens : cela ne te regarde pas; que ce soit ça ou ça ou ça, ce n’est pas ton affaire. C’est tout.

Mais ce qui est devenu son affaire, d’une façon tellement, tellement intense que c’est presque inexprimable, c’est : « Toi, Toi, Toi, Toi... » qu’aucun mot ne peut traduire : le Divin, pour mettre un mot. C’est tout. Pour tout. Manger : le Divin; dormir : le Divin; souffrir : le Divin... comme cela (Mère tourne ses deux mains vers le haut). Avec une sorte de stabilité, d’immobilité.

Le 16 août 1969

Est-ce une erreur de balayer tout, de faire le vide?

Oh! non! Oh! non...

Je me suis souvent demandé si je me trompais dans ma manière de procéder. Ma manière de procéder spontanée, c’est de tout balayer, faire le vide complet, puis de me tourner vers quelque chose là-haut, et d’être absolument silencieux et immobile.

Oui, ça c’est le meilleur des moyens, il n’y en a pas de meilleur que cela.

Ça, c’est ce que je fais tout le temps.

Et si l’on ne faisait pas cela !... De tous les côtés ça vient comme cela (geste comme des vagues d’assaut).

Peu après, à propos de la situation mondiale.

Au fond, je suis tout à fait convaincue que la confusion, c’est pour nous apprendre à vivre au jour le jour, c’est-à-dire à ne pas nous préoccuper de ce qui peut arriver, ou de ce qui arrivera, et à juste s’occuper au jour le jour de faire ce que l’on doit faire. Toutes les pensées et les prévisions et les combinaisons et tout cela, favorisent beaucoup le désordre.

Vivre presque à la minute la minute, être comme cela (geste tourné vers le haut), seulement attentif à la chose qu’il faut faire au moment, et puis laisser la Conscience du Tout décider... Nous ne savons jamais les choses, même avec la vision la plus générale; on ne sait jamais les choses que très partiellement — très partiellement. Alors l’attention est attirée par ceci, attirée par cela, mais telle autre chose existe aussi. Et donner beaucoup d’importance aux choses dangereuses ou nuisibles, c’est leur donner de la force.

(Mère entre en contemplation)

Quand on est assailli par la vision de ce désordre et de cette confusion, il n’y a qu’une chose à faire, c’est d’entrer dans la conscience où l’on voit qu’il n’y a qu’un Être, une Conscience, un Pouvoir — il n’y a qu’une Unité — et que tout cela, ça se passe à l’intérieur de cette Unité. Et que toutes nos petites visions, nos petites connaissances, nos petits jugements, nos petits... tout cela, ce n’est rien, c’est microscopique en comparaison de la Conscience qui préside au Tout. Et alors, si on a le moins du monde le sens de pourquoi les individualités séparées existent, c’est peut-être seulement pour permettre l’aspiration, l’existence de l’aspiration, de ce mouvement, ce mouvement de don de soi et d’abandon, de confiance et de foi; que c’est cela la raison d’être de la construction des individus; et alors, que l’on devienne ça dans toute son intensité et toute sa sincérité... c’est tout ce qu’il faut.

C’est tout ce qu’il faut, c’est la seule chose, c’est la seule chose qui subsiste; tout le reste... fantasmagorie.

Et c’est la seule chose valable dans tous les cas : quand on veut faire quelque chose, quand on ne peut pas faire quelque chose, quand on a agi, quand le corps ne peut plus agir... Dans tous, tous, tous les cas, seulement ça — seulement ça : entrer en contact conscient avec la Conscience suprême, s’unir à elle et... attendre. Voilà.

Alors on reçoit l’indication exacte de ce que l’on doit faire à chaque minute — faire ou ne pas faire, agir ou être immobile. C’est tout. Et même être ou ne pas être. Et c’est la seule solution. De plus en plus, de plus en plus la certitude est là : c’est la seule solution. Tout le reste, ce sont des enfantillages.

Et toutes les activités, toutes les possibilités peuvent être utilisées naturellement — ça supprime l’arbitraire du choix personnel. C’est tout. Toutes les possibilités sont là, tout, tout, tout est là, toutes les perceptions sont là, toutes les connaissances sont là — seulement l’arbitraire personnel est supprimé. Et cet arbitraire personnel paraît tellement enfantin, tellement enfantin... une sottise — une sottise, une stupidité ignorante.

Et je sens, je sens comme cela (Mère palpe l’air) cette agitation, ouf! ça tourbillonne dans l’atmosphère! Pauvre humanité.

(long silence)

Tout cela pour apprendre au monde à retourner vers le Seigneur dans sa conscience... Pourquoi? C’est pour cela qu’il y a eu une création?...

(silence)

Mais j’ai un problème pratique : chaque fois que je fais ce vide, justement pour me brancher là-haut vers... ce quelque chose, j’ai l’impression que je n’ai jamais de réponse précise; c’est une masse de Puissance qui est là, solide, et puis voilà.

Ah! tu n’as jamais de réponse?

C’est toujours la même chose, cette Puissance qui est là, impassible...

Tiens!

Hier par exemple, pendant cette méditation, c’est la même chose — c’est toujours la même chose : cette Chose massive, puissante, qui est là, mais qui ne « veut rien dire ».

Mais tu n’as pas le sens d’une... Je ne sais pas comment expliquer, parce que ce n’est ni bien-être ni... je ne sais pas comment expliquer; c’est quelque chose qui... il n’y a pas de mots pour le dire, mais qui vous laisse absolument satisfait.

On est bien.

Ah!

Oui, on est bien, ça c’est sûr.

Ah! alors ça va, c’est ça. Tout, tout le reste est inutile.

Oui, mais comment avoir l’impulsion vraie, juste?

Mais ça, c’est au-dessous de cet état-là.

C’est au-dessous?

C’est au-dessous. Cet état-là... Par expérience, je sais que c’est l’état dans lequel on peut changer le monde. On devient une espèce d’instrument, qui est même inconscient d’être un instrument, n’est-ce pas, mais qui sert à (geste montrant la coulée des forces à travers l’instrument), à la projection des forces (gestes dans toutes les directions à partir du centre instrumental). N’est-ce pas, le cerveau est tout à fait, tout à fait trop petit — même quand il est très grand, il est trop petit pour pouvoir comprendre, c’est pour cela qu’il y a ce blanc dans le mental. Et la chose se passe.

Et alors on s’aperçoit que pour les besoins de la toute petite vie que l’on représente, automatiquement ça se passe, et on vous fait faire à chaque minute simplement ce qu’il faut faire sans... sans calcul, sans spéculation, sans décision, rien, comme ça (même geste de coulée à travers l’instrument).

J’ai eu l’expérience, alors personnelle, que si quelque chose dans le corps est dérangé (une douleur ou un malaise ou quelque chose qui ne fonctionne pas convenablement), quand on a passé par cet état-là, ça part — ça s’en va, ça disparaît. Des douleurs aiguës, n’est-ce pas, complètement disparues, on ne sait même pas comment! Ah! fini, comme ça.

Et alors, dans le contact avec les gens et le contact avec les choses de la vie, une simplicité d’enfant. C’est-à-dire que l’on fait les choses sans... surtout sans spéculation.

C’est comme cela, n’est-ce pas. J’essaye d’être toujours dans cet état que tu décris, comme cela, quoi qu’il arrive, et toujours — toujours, sans exception —, s’il y a quelque chose à faire, on me le fait faire.

Je ne peux pas dire autre chose, c’est comme ça.

Et j’ai remarqué que l’on me fait agir très différemment à des moments différents, avec des gens différents, et l’expérience même est très différente. Tout cela, même chose, comme cela (geste tourné vers le haut, immobile).

Seulement, il faut arriver à l’état où naturellement il n’y a plus ni de préférences ni de désirs ni de dégoûts ni d’attraits ni rien — tout ça, c’est parti.

Et surtout, surtout pas de crainte — surtout. Ça, c’est de toutes choses la plus nécessaire.

Le 1er octobre 1969

À propos de l’Entretien du 26 août 1953 sur l’amour.

Douce Mère, cette Force d’Amour qui vient — ça vient parfois, on sent, on aime vraiment —, mais pourquoi ne peut-on pas la garder constamment?

On doit pouvoir la garder!

Je pense aussi, on devrait, mais on n’arrive pas à la garder.

Mon petit... elle est constamment ici, constamment, quoi que ce soit que le corps fasse — qu’il voie des gens ou qu’il s’occupe de lui-même ou qu’il dorme —, et c’est toujours, toujours, toujours là, conscient, vibrant. Je dis « c’est possible » : c’est un fait. Seulement, ce qu’il faut... ce qui l’empêche généralement, c’est que la conscience physique dans la plupart des gens est très obscure; elle est seulement faite des besoins, des désirs, des réactions les plus matérielles, mais ce qu’il faut, c’est éveiller dans les cellules l’amour du Divin, et une fois qu’elles aiment le Divin, c’est comme cela tout le temps, ça ne bouge plus — ça ne bouge plus. C’est même beaucoup plus constant qu’aucun mouvement vital ou mental : c’est comme cela (Mère ferme ses deux poings), ça ne bouge pas. Les cellules sont tout le temps comme cela, dans un état d’amour pour le Divin. C’est cela qui est remarquable dans le physique, c’est que quand le physique a appris quelque chose, il ne l’oublie jamais. Les cellules, quand elles ont appris ça, ce don de soi, cette offrande au Divin, et ce besoin de s’offrir, c’est appris, ça ne bouge plus. C’est constant, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans arrêt, et jour après jour, et il n’y a pas de changement, et même quand il y a quelque chose qui ne va pas (on a une douleur, ou il y a quelque chose), le premier mouvement, c’est cela, c’est de l’offrir, c’est de le donner — spontanément. La conscience supérieure n’intervient pas, c’est spontané, c’est la conscience contenue dans les cellules. C’est le vital et le mental qui sont comme cela (geste zigzaguant), instables. Surtout, surtout le vital qui s’intéresse à toutes sortes de choses.

Naturellement, les deux sont interdépendants : il faut que l’ego soit aboli — que le gouvernement de l’ego soit aboli. Ça, généralement les gens croient que ce n’est pas possible, d’abolir l’ego physique; non seulement c’est possible, mais c’est fait, et le corps continue, et il continue à marcher, il n’est pas parti (il a eu un petit moment difficile... un petit moment).

Maintenant, ces cellules se demandent comment il est possible de continuer à exister sans ce mouvement d’adoration. Elles sont comme cela partout (geste d’aspiration intense), partout. C’est très intéressant.

Toutes ces difficultés que l’on a avec le développement intérieur quand on s’occupe du vital et du mental, les retours des vieilles choses et tout cela, là (dans le corps), c’est fini, ce n’est pas comme cela.

Le 18 octobre 1969

Pour une réalisation parfaite, il faut que l’être tout entier soit illuminé; mais pour une réalisation du début, c’est probablement plus facile pour un corps qui n’a pas un mental très développé... Pour nous, n’est-ce pas, qui avons été jusqu’au maximum de la possibilité mentale, c’est par le maximum que nous avons dépassé; c’est quand le mental avait réalisé son maximum qu’il a abdiqué; et cela, c’est très bien pour la réalisation intégrale, mais généralement le corps est trop habitué à obéir au mental, n’est pas assez souple pour se transformer. Et c’est la raison pour laquelle on a envoyé mon mental se promener... Mais cela, c’est un procédé que l’on ne peut pas... on ne peut pas encourager les autres à le faire. Parce que, sur dix personnes, neuf mourraient.

Le mental?

Si le mental s’en va.

Tu crois que je mourrais?

Mental et vital.

Oui, le vital, je comprends, mais si tu m’enlevais mon mental...

Non, mon petit! Je me refuse à le faire! (Mère rit) Il faut... il faut qu’il abdique.

Pour que la Force puisse passer rapidement pour atteindre le corps, il faut une grande passivité. Je vois cela, chaque fois qu’il y a une pression pour agir sur une partie du corps ou une autre, ça commence par une absolue passivité, qui est... la « perfection de l’inertie », tu comprends? Ce que l’inertie représente comme imparfait, c’est la perfection de cela... quelque chose qui n’a aucune activité propre. C’est justement très difficile pour ceux qui ont un grand développement mental, c’est très difficile. Parce que tout le corps a travaillé toute sa vie à être justement dans cet état de réceptivité au mental, qui faisait son obéissance, sa passivité, etc. — et c’est cela qu’il faut abolir.

Comment expliquer?... Le développement par le mental est un éveil constant et général de tout l’être, même le plus matériel, un éveil qui fait qu’il y a aussi quelque chose qui est l’opposé du sommeil. Et pour la réception de la Force suprême, il faut, au contraire, l’équivalent de l’immobilité — l’immobilité d’un sommeil mais absolument conscient, absolument conscient. Le corps sent la différence. Il sent la différence au point que... par exemple, je m’étends le soir et je suis comme cela, et pendant des heures je reste comme cela ; et si au bout d’un moment je tombe dans le sommeil ordinaire, mon corps se réveille avec une angoisse épouvantable! Et alors il recommence à se mettre dans cet état. Ça, cette angoisse-là, je la sens de temps en temps — ça s’en va immédiatement dès qu’il se remet dans la vraie attitude, qui est un état d’immobilité mais absolument conscient. « Immobilité », je ne sais pas comment dire cela... Mais c’est presque l’opposé de l’inertie dans l’immobilité.

Et c’est cela qui maintenant me fait comprendre pourquoi la création a commencé par l’inertie. Et alors, il fallait retrouver cet état-là (Mère dessine une courbe immense), après avoir passé par tous les états de conscience. Et c’est cela qui nous a donné... (riant) pour nous, c’est un joli gâchis! Mais quand on le fait exprès, ce n’est plus un gâchis.

La difficulté, pour moi, que je rencontre très souvent, c’est un besoin aussi d’activité dans l’aspiration.

Oui, oui.

J’ai l’impression que je ne dois pas cesser d’être activement aspirant. Souvent, je pourrais très bien tout laisser comme cela, sans bouger, mais...

Oui, mais alors l’aspiration vient.

J’éprouve le besoin de l’activité de l’aspiration.

Oui, c’est pour contrecarrer l’inertie. C’est parce que nous avons encore un héritage d’inertie.

Mais alors, dans ce cas, qu’est-ce qu’il faut faire? Il faut tout laisser s’étaler ou bien... persister dans cette aspiration active, qui est vraiment intense.

C’est difficile à dire, parce que je suis convaincue que chacun a son chemin, mais pour ce corps-là, le chemin est d’avoir cette aspiration active.

D’avoir l’aspiration active? Oui, mais alors ce n’est plus cette immobilité.

Il y est arrivé, il a compris le moyen, comment faire.

Les deux ensemble, l’union des deux ?

Oui, ils sont ensemble. C’est cela qu’il est arrivé à avoir : une immobilité complète et une intense aspiration. Et c’est quand l’immobilité reste sans l’aspiration qu’il tombe dans une angoisse épouvantable qui le réveille immédiatement. C’est cela, n’est-ce pas, une intense aspiration. Et il est absolument immobile, immobile dedans, c’est comme si toutes les cellules devenaient immobiles... Ce doit être cela. Ce que nous appelons l’intense aspiration, ce doit être la vibration supramentale. Ce doit être la Vibration divine, la vraie vibration divine. Ça, je me le suis dit souvent.

Mais si, même pendant une minute, le corps tombe dans l’état d’inertie — d’immobilité sans aspiration —, il est éveillé par une angoisse comme s’il allait mourir! Tu comprends, c’est à ce point-là. Et pour lui, l’immobilité, c’est... Oui, il a l’impression que la vibration la plus haute, la vibration de la vraie Conscience, est tellement intense qu’elle est... elle est l’équivalent de l’inertie de l’immobilité — d’une intensité qui n’est pas perceptible (pour nous). Cette intensité est tellement grande que, pour nous, c’est l’équivalent de l’inertie.

C’est cela qui est en train de s’établir.

C’est cela qui m’a fait comprendre (parce que maintenant le corps comprend), qui lui a fait comprendre le processus de la création... On pourrait presque dire que ça a commencé par un état de perfection, mais inconsciente, et qu’elle doit passer de cet état de perfection inconsciente à un état de perfection consciente, et entre les deux c’est l’imperfection. Les mots sont idiots, mais tu comprends.

(silence)

Tu sais, l’impression, c’est d’être juste sur le seuil de la compréhension. Et ce n’est pas une compréhension mentale du tout, du tout, du tout (celle-là, on l’a eue, mais ce n’est rien, c’est rien, c’est zéro). C’est une compréhension vécue. Et ça, le mental ne peut pas l’avoir — peut pas. Et on a l’impression que seul le corps — réceptif, ouvert, en tout cas partiellement transformé — est capable d’avoir la compréhension. La compréhension de la création, de ce que nous appelons la création : pourquoi et comment, les deux choses. Et ce n’est pas du tout une chose pensée, ce n’est pas une chose sentie : c’est une chose vécue, et c’est la seule manière de savoir... C’est une conscience.

Tu sais, quand cette compréhension vient — ça vient et puis ça fait comme cela (geste comme un gonflement lumineux), ça vient comme cela, et puis ça s’estompe, et puis ça revient et puis ça s’estompe; mais au moment où ça vient, c’est tellement évident, c’est tellement simple qu’on se demande comment on a pu ne pas le savoir!

Il faut encore du temps... Combien de temps, je ne sais pas. Mais la notion de temps aussi est très arbitraire.

Nous voulons toujours traduire toutes nos expériences dans le vieil état de conscience, et c’est ça la misère! Nous pensons que c’est nécessaire, que c’est indispensable — et c’est abrutissant. Ça retarde terriblement.

(silence)

Et tout, tout, tout ce que les hommes ont dit, tout ce qu’ils ont écrit, tout ce qu’ils ont enseigné, c’est seulement une manière de dire. C’est seulement essayer de se faire comprendre, mais c’est impossible. Et quand on pense (riant) combien on s’est battu pour des choses si relatives!...

(long silence)

En regardant la suite des journées et ce qui arrive, l’expérience du corps est comme ceci : d’une certaine manière, à certains moments, il est dans la conscience d’Immortalité, et puis, par influence (et encore par vieille habitude de temps en temps), il retombe dans la conscience de mortalité, et ça c’est vraiment... Pour lui maintenant, dès qu’il retombe dans la conscience de mortalité, c’est une angoisse épouvantable; et c’est seulement quand il sort de là, quand il rentre dans la vraie conscience, que ça passe. Et je comprends pourquoi il y avait des gens, des yogis, qui parlaient de l’irréalité du monde, parce que, pour la conscience d’Immortalité, la conscience de mortalité est une absurdité irréelle. Et c’est comme cela (Mère passe les doigts d’une main entre les doigts de l’autre main, indiquant un va-et-vient entre les deux consciences). Alors tantôt c’est comme cela, tantôt c’est comme cela. Et l’autre état, l’état d’Immortalité, est immuablement paisible, tranquille, avec... comme des ondes d’une rapidité foudroyante, tellement rapides qu’elles semblent immobiles. Et c’est comme cela, rien ne bouge (en apparence) dans un Mouvement formidable. Et alors, dès que l’autre état vient, ce sont toutes les notions ordinaires qui reviennent, c’est-à-dire... vraiment, maintenant, dans l’état où il est, ça lui donne l’angoisse et la souffrance d’un mensonge. Mais c’est encore comme cela (même geste de va-et-vient)... Pour en sortir, la seule, la seule façon qui soit efficace, c’est justement l’abandon, le surrender37 . Ce n’est pas exprimé par des mots ni par des idées ni rien, mais c’est un état, un état de vibration, où il n’y a que la Vibration divine qui ait de la valeur. Alors... alors les choses se remettent en ordre.

Mais tout cela, dès qu’on en parle...

Mais note que c’est constant : ça arrive la nuit, ça arrive le matin. Et puis il y a d’autres fois où... (geste immense, uni, avec un sourire) il n’y a plus de problèmes, plus de difficultés, plus rien.

(silence)

Il y a un arrière-fond (c’est cela surtout), un arrière-fond de négation inconsciente qui est derrière tout, tout, tout, encore; il y en a encore partout — on mange, on respire, on reçoit cette négation... Pour que tout soit transformé, c’est encore un travail colossal. Mais quand on est ce que l’on pourrait appeler de « l’autre côté » (ce ne sont pas des « côtés »), mais dans l’autre état, ça paraît si naturel, si simple, que l’on se demande pourquoi ce n’est pas comme cela, pourquoi ça paraît si difficile; et puis, dès qu’on est de l’autre côté, c’est (Mère prend sa tête entre ses mains)... Le mélange est encore là, c’est incontestable.

Vraiment, l’état ordinaire, le vieil état, c’est consciemment (c’est-à-dire que c’est une perception consciente), c’est la mort et la souffrance. Et puis dans l’autre état, la mort et la souffrance paraissent des choses absolument irréelles. Voilà.

Tiens (Mère donne une fleur de transformation) : la bonne.

Pas d’impatience.

Une patience confiante.

Au fond, tout est pour chacun aussi bien que cela peut être. Tout le temps, ce sont les vieux mouvements qui s’impatientent... C’est-à-dire que quand on voit le tout, certainement l’impatience a été créée pour contrecarrer l’inertie — mais c’est fini, ce temps-là est passé.

Le 19 novembre 1969

Ce matin vers huit heures, j’aurais pu dire beaucoup de choses... Parce qu’il y a eu un jour où beaucoup de problèmes se sont posés à la suite de quelque chose qui s’est passé, puis ce matin (à la fin de la nuit), j’ai eu l’expérience qui était l’explication. Et pendant deux heures, j’ai vécu dans une perception absolument claire (pas une pensée : une perception claire) de pourquoi et comment la création. C’était tellement lumineux, tellement clair, c’était irréfutable. Et ça a duré pendant au moins quatre ou cinq heures, puis ça s’est décanté; petit à petit l’expérience a diminué d’intensité, de clarté... Et je viens de voir beaucoup de monde, alors... c’est difficile à expliquer maintenant. Mais tout était devenu si limpide, toutes les théories contraires, tout cela se trouvait en bas (Mère regarde d’en haut), et toutes les explications, tout ce que Sri Aurobindo avait dit et aussi certaines choses que X. avait dites, c’était vu, comme conséquence de l’expérience : chaque chose à sa place et absolument claire. À ce moment-là, j’aurais pu le dire, maintenant ça va être un peu difficile.

N’est-ce pas, malgré tout ce qu’on a lu et toutes les théories et toutes les explications, quelque chose restait... comment dire... difficile à « expliquer » (ce n’est pas expliquer : cela, c’est tout petit). Par exemple, la souffrance et la volonté de faire souffrir, ce côté-là de la Manifestation. Il y avait bien comme une prévision de l’identité originelle de la haine et de l’amour parce que ça allait aux extrêmes, mais pour tout le reste, c’était difficile. Aujourd’hui, c’était si lumineusement simple, c’est cela, si évident!... (Mère regarde une note qu’elle a écrite) Les mots, ce n’est rien. Et puis j’ai écrit avec un crayon qui écrivait mal... Je ne sais pas si tu peux voir ces mots. Ils représentaient quelque chose de très exact pour moi. Maintenant ce ne sont rien que des mots. (Le disciple lit)

Stabilité et changement

Inertie et transformation...

Oui, c’étaient les principes évidemment identiques dans le Seigneur. Et c’était cela surtout, c’était la simplicité de cette identité. Et maintenant ce ne sont plus que des mots.

Stabilité et changement
Inertie et transformation
Éternité et progrès

Unité = ... (le disciple n’arrive pas à déchiffrer)

Ce n’est pas moi qui écrivais, c’est-à-dire que ce n’était pas la conscience ordinaire, et le crayon... Je ne sais plus ce que j’ai mis. (Mère cherche à lire vainement)

C’était la vision de la création — la vision, la compréhension, le pourquoi, le comment, le où ça va, tout y était, tout ensemble, et clair, clair, clair... Je te dis, j’étais dans une gloire dorée — lumineuse, éblouissante.

N’est-ce pas, il y avait la Terre comme centre représentatif de la création, et alors, c’était l’identité de l’inertie de la pierre, de ce qu’il y a de plus inerte, et puis... (Mère cherche encore à lire, puis reste longtemps concentrée)

On pourrait dire comme cela... pour la facilité de l’expression, je dirai : le « Suprême » et la « création ». Dans le Suprême, c’est une unité qui contient toutes les possibilités parfaitement unies, sans différenciation. La création est pour ainsi dire la projection de tout ce qui compose cette unité en divisant les opposés, c’est-à-dire en séparant (c’est cela qu’avait 215 Le 19 novembre 1969 attrapé celui qui a dit que la création était la séparation), en séparant : par exemple, le jour et la nuit, le blanc et le noir, le mal et le bien, etc., etc. (tout cela, c’est notre explication). Tout ensemble, tout cela ensemble, est une unité parfaite, immuable et... indissoluble. La création, c’est la séparation de tout ce qui « compose » cette unité — on pourrait appeler cela la division de la conscience —, la division de la conscience, alors, qui part de l’unité consciente de son unité, pour arriver à l’unité consciente de sa multiplicité dans l’unité. Et alors, c’est ce trajet qui, pour nous, pour les fragments, se traduit par l’espace et le temps. Et pour nous tels que nous sommes, chaque point de cette Conscience a la possibilité d’être consciente d’elle-même et consciente de l’Unité originelle. Et cela, c’est le travail qui est en train de s’accomplir, c’est-à-dire que chaque élément infinitésimal de cette Conscience est en train, tout en gardant cet état de conscience, de retrouver l’état de conscience originel total — et le résultat, c’est la Conscience originelle consciente de son Unité et consciente de tout le jeu, de tous les innombrables éléments de cette Unité. Alors, pour nous, cela se traduit par le sens du temps : aller depuis l’Inconscient jusqu’à cet état de conscience. Et l’Inconscient est la projection de l’Unité première (si l’on peut dire, tous ces mots sont tout à fait idiots), de l’Unité essentielle qui n’est consciente que de son unité — c’est cela, l’Inconscient. Et cet Inconscient devient de plus en plus conscient en des êtres qui sont conscients de leur infinitésimale existence et en même temps, par ce que nous appelons le progrès ou l’évolution ou la transformation, qui arrivent à être conscients de l’Unité originelle. Et cela, tel que c’était vu, ça expliquait tout.

Les mots ne sont rien.

Tout, tout, depuis la chose la plus matérielle jusqu’à la plus éthérée, tout entrait là-dedans, clair, clair, clair : une vision.

Et le mal, ce que nous appelons le « mal », a sa place indispensable dans le tout. Et il ne serait plus senti comme mal de la minute où l’on deviendrait conscient de Ça — forcément. Le mal, c’est cet élément infinitésimal qui regarde sa conscience infinitésimale; mais parce que la conscience est une essentiellement, elle reprend, elle regagne la Conscience de l’Unité — les deux ensemble. Et c’est cela, c’est cela qui est à réaliser. C’est cette chose merveilleuse — j’ai eu la vision, à ce moment-là il y avait la vision de ça... Et pour les débuts (est-ce que c’est « débuts »?), ce que l’on appelle en anglais outskirts38 , ce qui est le plus éloigné de la réalisation centrale, cela devient la multiplicité des choses, et la multiplicité aussi des sensations, des sentiments, de tout — la multiplicité de la conscience. Et c’est cette action de séparation qui a créé, qui crée le monde constamment, et qui en même temps crée tout : la souffrance, le bonheur, tout, tout ce qui est créé, par sa... ce que l’on pourrait appeler « diffusion », mais c’est absurde, ce n’est pas une diffusion — nous, nous vivons dans le sens de l’espace, alors nous disons diffusion et concentration, mais ce n’est rien de cela.

Et j’ai compris pourquoi X. disait que nous étions au temps de « l’Équilibre »; c’est-à-dire que c’est par l’équilibre de tous ces points innombrables de conscience et de tous ces opposés que se retrouve la Conscience centrale. Et tout ce que l’on dit est idiot — en même temps que je le dis, je vois à quel point c’est idiot. Mais il n’y a pas moyen de faire autrement. C’est quelque chose... quelque chose qui est tellement concret, tellement vrai, n’est-ce pas, tellement ab-so-lu-ment... ça.

Pendant que je le vivais, c’était... Mais peut-être n’aurais-je pas pu le dire à ce moment-là. Ça (Mère désigne la note), j’ai été obligée de prendre un papier et d’écrire, et c’est au point que je ne sais plus ce que j’ai mis... La première chose écrite était celle-ci :

Stabilité et changement

C’était l’idée de la Stabilité originelle (pourrait-on dire) qui, dans la Manifestation, se traduit par l’inertie. Et le développement se traduit par le changement. Bon. Après, est venu :

Inertie et transformation

Mais c’est parti, le sens est parti — les mots avaient un sens.

Éternité et progrès

C’étaient les opposés (ces trois choses).

Puis il y a eu un temps d’arrêt (Mère tire un trait sous la triple opposition), et de nouveau une Pression, et alors j’ai écrit cela :

Unité = ... (suivent quelques mots illisibles)

et cela, c’était l’expression beaucoup plus vraie de l’expérience, mais c’est illisible — je crois que c’était volontairement illisible. Il faudrait avoir l’expérience pour pouvoir lire. (Le disciple cherche à lire)

Il me semble qu’il y a le mot « repos » ?

Ah! ce doit être cela. Repos et...

(Mère entre en concentration)

Ce n’est pas « puissance »?

Ah ! oui, « Puissance et repos combinés ».

Oui, c’est cela.

Ce n’est pas moi qui ai choisi les mots, alors ils devaient avoir une force spéciale — quand je dis « moi », je veux dire la conscience qui est là (geste au-dessus); ce n’est pas cette conscience-là, c’était quelque chose qui faisait pression, qui m’obligeait à écrire. (Mère recopie sa note)

Stabilité et changement
Inertie et transformation
Éternité et progrès

Unité = puissance et repos combinés.

C’est l’idée que ces deux-là combinés redonnaient cet état de conscience qui voulait s’exprimer.

C’était à la mesure de l’univers — pas à la mesure de l’individu.

Je mets un tiret entre les deux pour dire que ce n’est pas venu ensemble.

Mais déjà, souvent, quand tu parles de cette expérience supramentale, tu dis que c’est un mouvement foudroyant et en même temps, c’est comme complètement immobile. Souvent tu as dit cela.

Mais tu sais, la plupart du temps, je ne me souviens pas après l’avoir dit.

Tu dis : une vibration si rapide qu’elle est imperceptible, qu’elle est comme coagulée et immobile.

Oui. Mais cela, c’était vraiment une Gloire dans laquelle j’ai vécu pendant des heures ce matin.

Et alors, tout, tout, toutes les notions, tout, même les plus intellectuelles, tout cela était devenu comme... comme des enfantillages. Et c’était tellement évident que l’on avait l’impression : il n’y a pas besoin de le dire!

Toutes les réactions humaines, même les plus hautes, les plus pures, les plus nobles, ça paraissait si enfantin !... Il y avait une phrase que Sri Aurobindo avait écrite quelque part, qui me revenait tout le temps. Un jour, je ne sais plus où, il a écrit quelque chose, une phrase assez longue, et dedans il y avait : « And when I feel jealous, I know that the old man is still there39. » Je l’ai lue il y a plus de trente ans peut être — oui, à peu près trente ans — et je me souviens que quand j’ai lu jealous, je me suis dit : comment Sri Aurobindo can be jealous ! Et alors, trente ans après, j’ai compris ce qu’il voulait dire par être jealous — ce n’est pas du tout ce que les hommes appellent jaloux, c’était tout à fait un autre état de conscience. Je l’ai vu clairement. Et ce matin, c’est revenu : and when I feel jealous, I know that the old man is still there. Être jealous, for him, ce n’est pas ce que nous appelons jaloux... c’est cette parcelle infinitésimale que nous appelons l’individu, cette parcelle de conscience infinitésimale, qui se met au centre, qui est le centre de la perception, et alors, qui perçoit quand les choses viennent comme cela (geste vers soi) ou quand elles vont comme cela (geste en dehors de soi); et tout ce qui ne vient pas vers elle, lui donne une espèce de perception que Sri Aurobindo appelait « jaloux » : la perception que les choses vont vers la diffusion au lieu de venir vers la centralisation. C’était cela qu’il appelait jaloux. Et alors, il a dit : « When I feel jealous » — c’était ce qu’il voulait dire — « I know that the old man is still there », c’est-à-dire que cette parcelle infinitésimale de conscience peut être encore au centre d’elle-même : qu’elle est le centre de l’action, le centre de la perception, le centre de la sensation...

(silence)

Mais j’ai pu constater — c’est le moment où je fais tout mon travail matériel — j’ai pu constater que tout le travail pouvait être fait sans que la conscience soit altérée. Ce n’est pas cela qui a altéré ma conscience; ce qui a voilé ma conscience, c’est de voir du monde; c’est quand j’ai commencé à être ici et à faire ce que je fais tous les jours : la projection de la Conscience divine sur les gens. Mais c’est revenu... comment pourrait-on appeler cela... en bordure, c’est-à-dire qu’au lieu d’être dedans, j’ai commencé à le percevoir, quand tu m’as demandé. Mais cette sensation n’est plus là — il n’y avait plus que ça, n’est-ce pas! Il n’y avait plus que ça, et tout, tout avait changé — d’apparence, de sens, de...

Ça doit être la conscience supramentale, je crois que c’est cela, la conscience supramentale.

Mais on peut concevoir très bien que pour une conscience qui est assez vaste, assez rapide, si je puis dire, qui pourrait voir, pas seulement un bout de la trajectoire, mais toute la trajectoire en même temps...

Oui, oui.

Tout serait une perfection en mouvement.

Oui.

Le « mal », c’est simplement si l’on arrête la vision sur un petit angle, alors on dit « c’est mal », mais si l’on voit toute la trajectoire... Dans une conscience totale, il n’y a pas de mal évidemment.

Il n’y a pas de contraires. Pas de contraires — même pas de contradictions, je dis : pas de contraires. C’est cette Unité-là, c’est de vivre dans cette Unité. Et ça ne se traduit pas par des pensées et des mots. Je te dis, c’était... une immensité sans limites et une lumière... une lumière sans mouvement, et en même temps un bien-être... sans même appréciation de bienêtre. Maintenant, je suis convaincue que c’est cela, la conscience supramentale.

Et forcément, forcément petit à petit ça doit changer les apparences.

(long silence)

Il n’y a pas de mots qui puissent exprimer la magnificence de la Grâce, comment tout est combiné pour que tout aille aussi vite que possible. Et les individus sont misérables dans la mesure où ils ne sont pas conscients de ça, où ils prennent une position fausse vis-à-vis de ce qui leur arrive.

Mais ce qui est difficile à penser, c’est qu’à chaque instant ce doit être... c’est la perfection.

Oui, c’est cela.

À chaque instant, c’est la perfection.

À chaque instant. Il n’y a pas autre chose. Quand j’étais là, il n’y avait pas autre chose. Et pourtant, je te l’ai dit, c’est le moment où je suis matériellement très occupée — tout le travail était fait, ça ne dérangeait en rien; au contraire, je crois que j’ai fait les choses mieux que d’habitude... Je ne sais pas comment expliquer. Ce n’était pas comme une chose « ajoutée » : c’était tout à fait naturel.

La vie telle qu’elle est peut être vécue dans cette conscience-là — mais on la vit bien, alors!... On n’a besoin de rien changer, ce qui est à changer se change de soi-même tout naturellement.

Je vais te donner un exemple. Depuis quelques jours, j’avais des difficultés avec quelqu’un que je ne nommerai pas... et il y avait comme un besoin de faire pression sur lui pour qu’il rectifie quelques-uns de ses mouvements. Aujourd’hui, il en a été conscient d’une façon toute différente que d’habitude, et à la fin, il a dit qu’il était en train de changer (ce qui est vrai), et tout cela, non seulement sans un mot, mais sans un mouvement de la conscience pour faire pression. Voilà. Ça, c’est une preuve... Tout se fait automatiquement, comme une imposition de la Vérité, sans besoin d’intervenir : simplement rester dans la vraie conscience, c’est tout, ça suffit.

Voilà.

Et alors, malgré tout, le corps gardait un tout petit peu conscience de ses besoins tous ces temps (quoiqu’il ne soit pas occupé de lui-même; je disais toujours : il n’est pas occupé de lui-même, il n’est pas intéressé), mais c’est ce que Sri Aurobindo disait : « Je sens que je suis encore le vieil homme »; j’ai compris cela ce matin, parce que ce n’était plus là. N’est-ce pas, cette espèce de perception très calme, mais encore de ce qui ne va pas — d’une douleur ici, d’une difficulté là —, très calme, très indifférente, mais c’est perçu (sans que cela prenne de l’importance), et même cela, prrt! parti! complètement balayé!... Ça, je souhaite que cela ne revienne pas. Ça, c’est vraiment... ça, je comprends, c’est une transformation. On est conscient dans une immensité dorée (mon petit, c’est merveilleux !), lumineuse, dorée, paisible, éternelle, toute-puissante.

Et comment c’est venu... Vraiment, il n’y a pas de mots pour exprimer cela, cet émerveillement pour la Grâce... La Grâce, la Grâce est une chose qui dépasse toute compréhension, de clairvoyante bonté... Naturellement, le corps avait l’expérience. Il s’est passé quelque chose que je ne dirai pas et il a eu la vraie réaction ; il n’a pas eu l’ancienne réaction, il a eu la vraie réaction — il a souri, n’est-ce pas, de ce Sourire du Seigneur suprême — il a souri. Cela, pendant un jour et demi c’était là. Et c’est cette difficulté qui a permis au corps de faire le dernier progrès, qui lui a permis de vivre dans cette Conscience; si tout avait été harmonieux, les choses auraient pu durer encore pendant des années — c’est merveilleux, tu sais, c’est merveilleux !

Et à quel point les hommes sont imbéciles! Quand la Grâce vient à eux, ils la repoussent en disant : oh! quelle horreur!...

Ça, je le savais depuis longtemps, mais mon expérience est... un éblouissement.

Oui, chaque chose est parfaitement, merveilleusement ce qu’elle doit être à chaque instant.

C’est cela.

Mais c’est notre vision qui n’est pas accordée.

Oui, c’est notre conscience séparée.

Le tout est amené avec la rapidité de l’éclair vers la conscience qui sera cette Conscience du point et du tout en même temps.

(long silence)

(Mère achève de recopier sa note) Voilà, alors je vais écrire la date d’aujourd’hui.

Nous sommes le 19.

19 novembre 1969, conscience supramentale.

(silence)

La première descente de la force supramentale était un 29, et cela, c’est un 19... Le 9 a quelque chose à voir avec cela... Il y a tant de choses que nous ne savons pas!

(silence)

J’avais déjà eu l’expérience, partiellement, que lorsqu’on est dans cet état d’harmonie intérieure et que rien, aucune partie de l’attention n’est tournée vers le corps, le corps fonctionne parfaitement bien. C’est cette... self-concentration40 qui dérange tout. Et cela, je l’ai observé beaucoup de fois, beaucoup de fois... Vraiment, on se rend malade. C’est l’étroitesse de la conscience, la division. Quand on laisse fonctionner, il y a... il y a partout une Conscience et une Grâce qui font tout ce qu’il faut pour que tout aille bien, et c’est cette imbécillité qui tout le temps dérange tout — c’est curieux ! —, l’imbécillité égocentrique, c’est cela, ce que Sri Aurobindo appelait « le vieil homme ».

C’est vraiment intéressant.

Le 10 décembre 1969

Le progrès va à pas de géant — ça secoue la maison un peu, mais ça va à pas de géant. Et pour certains, comme X., par exemple, c’est très conscient. Elle a eu un accident à la jambe il y a longtemps, et cette jambe est un peu plus faible que l’autre, il y a une possibilité de dérangement. Elle a remarqué que tant qu’elle était dans la bonne attitude, elle ne sent plus rien, il n’y a plus rien, c’est comme tout à fait parti. Dès qu’elle retombe dans la conscience ordinaire, le mal revient... Et elle a eu d’innombrables expériences. J’ai trouvé cela très intéressant. D’autres aussi.

Et c’est vraiment intéressant. C’est vraiment intéressant parce que c’est d’une clarté tout à fait limpide et tout à fait évidente que c’est uniquement un état de conscience. Quand on est dans la conscience (c’est-à-dire la conscience qui devient de plus en plus vraie — pas quelque chose qui est arrêté mais une conscience en ascension), quand on est là-dedans, tout va bien; dès que l’on en sort pour retomber dans l’ancienne conscience non progressive, ou d’une progression tout à fait lente et invisible, alors le désordre revient. Et ça, c’est comme une leçon donnée d’une façon tout à fait claire et évidente.

C’est vraiment intéressant.

Et le corps est en train d’apprendre. Il apprend très vite.

(silence)

Certainement un grand pas sera fait quand il sera naturel pour l’homme de chercher à se perfectionner lui-même au lieu de s’attendre à trouver la perfection dans les autres... Ça, ce renversement, est à la base de tout vrai progrès. Le premier instinct humain : c’est la faute des circonstances, la faute des gens, la faute... celui-ci est comme ceci, celui-là est comme cela, celui-là... Et cela dure indéfiniment. Le premier pas, le premier pas est de dire : si j’étais comme je dois être, ou si ce corps était comme il doit être, tout serait pour lui parfaitement bien. Et si pour faire un progrès, vous attendez que les autres le fassent, vous pouvez attendre indéfiniment. Ça, c’est la première chose qu’il faudrait répandre partout. Ne jamais mettre la faute sur les autres et sur les circonstances parce que, quelles que soient les circonstances, même celles qui sont en apparence les pires, si vous êtes dans la vraie attitude et que vous ayez la vraie conscience, cela n’a aucune importance pour votre progrès intérieur, aucune importance — je dis cela, y compris la mort.

Vraiment, cela paraît être la première leçon à apprendre.

(silence)

Sri Aurobindo avait écrit (je traduis librement) que pour faciliter le progrès, la notion de péché avait été introduite, et immédiatement (riant) l’homme a vu le péché chez tous les autres — il ne l’a jamais vu pour lui-même! La phrase de Sri Aurobindo est charmante, mais je ne me souviens plus41 .

Le 13 décembre 1969

Je continue à recevoir presque quotidiennement les Aphorismes de Sri Aurobindo, que j’avais totalement oubliés. Il y avait des choses bien intéressantes... Il y en a qui me donnent tout à fait l’impression d’un revêtement (on pourrait dire intellectuel mais ce n’est pas cela, c’est d’un mental supérieur mais mentalisé, c’est-à-dire que c’est accessible à la pensée), de l’expérience que j’ai eue, de la conscience supramentale, où cette différence du mal et du bien et tout cela, paraissait un enfantillage, et Sri Aurobindo l’exprime d’une façon accessible à l’intelligence dans ces Aphorismes. Seulement... ceux qui comprennent, ne comprennent pas bien! Parce qu’ils comprennent en dessous.

Tu te souviens de ces Aphorismes?... Il y en a un où il dit : « Si je ne peux pas être Râma, alors je veux être Râvana », et il explique pourquoi. C’est dans cette série-là42.

(silence)

Il y a un problème pratique, là : on voit bien, il y a certains mouvements que l’on voudrait supprimer parce que l’on se rend compte que c’est une faille, mais on ne sait pas comment faire. Est-ce que c’est d’au-dessus? On met la lumière dessus chaque fois que tel mouvement vient, et puis...

Cela dépend du genre de mouvement, mon petit, dans quelle partie de l’être et quel est le genre de mouvement.

Je suis convaincue que chaque difficulté est un problème spécial. On ne peut pas faire une règle générale.

Par exemple, l’autre jour tu disais que la naissance était une « purge »...

(Mère rit)

Tu te souviens : que les gens qui avaient tout refoulé, cela ressortait dans les enfants43 .

Oui, oui!

Et tu disais que ça donnait la clef de ce qu’il ne fallait pas faire.

Oui.

Alors je voudrais savoir quelle est la clef de la guérison sans refoulement. Parce que justement, d’habitude, on met la Lumière, et puis le faux mouvement s’enfonce en dessous.

Ah! ça, oui, c’est une règle générale. C’est le contraire qu’il faut : au lieu de repousser, c’est de l’offrir. C’est de mettre la chose, le mouvement lui-même, de le projeter dans la Lumière... Généralement, il se tortille et il refuse! Mais (riant) c’est la seule façon. C’est pour cela que c’est si précieux, cette Conscience... N’est-ce pas, ce qui produit le refoulement, c’est l’idée du bien et du mal, une espèce de mépris, de honte de ce qui est considéré comme mal, et alors on fait comme cela (geste de repousser), on ne veut pas le voir, on ne veut pas le laisser être. Il faut... La première chose — la première chose à réaliser, c’est que c’est l’infirmité de notre conscience qui fait cette division, et qu’il y a une Conscience (maintenant j’en suis sûre), il y a une Conscience où ça n’existe pas, où ce que nous appelons « mal » est aussi nécessaire que ce que nous appelons « bien », et que si nous pouvons projeter notre sensation — ou notre activité ou notre perception —, la projeter dans cette Lumière-là, c’est ça qui guérit44 . Au lieu de refouler ou de rejeter comme une chose que l’on veut détruire (ça ne peut pas se détruire!), il faut le projeter dans la Lumière. Ça, j’ai eu plusieurs jours d’une expérience très intéressante à cause de cela, justement au lieu de vouloir rejeter loin de soi certaines choses (que l’on n’admet pas, qui produisent un déséquilibre dans l’être), au lieu de cela, de les accepter, de les prendre comme une partie de soi-même et... (Mère ouvre les mains) de les offrir. Elles ne veulent pas être offertes, mais il y a un moyen de les obliger. Un moyen de les obliger : la résistance est diminuée d’autant que nous pouvons diminuer en nous le sens de désapprobation. Si nous pouvons remplacer ce sens de désapprobation par une compréhension supérieure, alors on arrive. C’est beaucoup plus facile.

Je crois que c’est cela. Tous, tous les mouvements qui tirent vers le bas, il faut les mettre en contact avec la compréhension supérieure.

Seulement, c’est évidemment au-delà du mental. Parce que, je disais tout à l’heure que ces Aphorismes de Sri Aurobindo étaient des expressions compréhensibles pour l’intellect, mais ça diminue tout de même; ça diminue, ce n’est plus cet éblouissement de la compréhension sans mots — c’est là, c’est là que les choses peuvent être arrangées.

Et même quand on se les explique à soi-même, ça diminue. Il ne faut rien dire. C’est comme si (riant) on mettait une couche de peinture qui déforme.

Mère prend soudain un bloc-note près d’elle et
écrit la réponse à une lettre qu’elle avait lue au
début de l’entrevue.

C’est venu comme cela. C’est comme cela que ça se produit : tout d’un coup, brrf! et puis ça reste, ça ne veut plus s’en aller jusqu’à ce que j’écrive. C’est amusant.

C’est amusant parce que ça ne correspond pas (je ne peux même pas dire à ce que je pense parce que, à dire vrai, je ne pense plus) à mon expérience, mais à ce dont l’autre a besoin. La réponse est dictée pour l’autre. Les mots, les expressions, la tournure de phrase, la présentation, diffèrent tout à fait suivant les gens à qui c’est écrit. Et cette conscience-là (celle de Mère) qui est là (geste au-dessus), n’y est pour rien du tout. Elle reçoit. Elle reçoit, et alors ça descend et puis ça fait comme cela (geste de martèlement) jusqu’à ce que j’écrive! Ça ne veut pas s’en aller avant que ce soit écrit. C’est très amusant... Comme cela, on peut faire beaucoup de travail sans fatigue! (Mère rit)

J’aimerais bien en prendre de la graine!

Tiens! (Mère donne ses mains en riant)

Parce que, même dans un silence mental... je suis toujours habitué à écrire dans le silence mental, mais malgré tout, dans ce silence, je me méfie que ce ne soient pas de vieilles formations ou réactions qui viennent s’exprimer dans le silence.

Ah! oui.

J’ai peur de cela.

Oui, de vieilles choses qui remontent.

Mais tu ne sens pas que ça vient d’en haut?

Je sens que la Force est là et que ça descend.

Oui, et alors?

Eh bien, oui, mais après, quand j’ai écrit certaines choses, je me dis...

Ah! ça arrive très souvent.

Je me dis : peut-être n’aurais-je pas dû dire ça ?

Mais alors c’est le mental qui intervient.

Je ne sais pas.

Cela m’arrive aussi. Parfois, j’écris et puis j’envoie, et après je me souviens de ce que j’ai écrit, je me dis : diable! je n’aurais pas dû dire cela !... Et je m’aperçois après que c’est très bien — que c’est la réaction qui est une réaction mentale.

Cela m’est arrivé plusieurs fois. Par exemple l’autre jour, j’ai dû écrire à Z. Très souvent, il écrit des choses inadmissibles, mais je ne dis rien; et l’autre jour, j’ai écrit une lettre assez forte pour lui dire : qu’est-ce que ça signifie? Et après, je me suis dit non, il ne faut pas bouger, et je n’ai pas envoyé ma lettre... Qu’est-ce qu’il faut faire, je ne sais pas...

Ça, mon petit...

(silence)

C’est difficile.

Oui... Mais quand tu te tournes vers le haut, ou que tu aspires ou que tu es comme cela, ouvert à la Conscience suprême, c’est concret?

Ah ! oui, c’est solide.

C’est concret? Il faudrait que... Tu comprends, il n’y a qu’un moyen, c’est que l’ego s’en aille, voilà. C’est cela. C’est quand, là, au lieu de « je », il n’y a plus rien : tu sais, c’est tout à fait plan comme cela (geste immense, uni, sans une ride), avec une espèce de... pas même exprimé par des mots, mais une sensation très stable de : « Ce que Tu voudras, comme Tu voudras » (les mots deviennent tout petits). Vraiment avoir une sensation concrète que ça (le corps), ça n’existe pas, c’est seulement comme utilisé — qu’il n’y a que Ça. Ça qui fait comme cela (geste de pression). Cette impression de Ça, cette immensité consciente qui (Mère étend ses bras)... On finit par le voir, n’est-ce pas (le « voir », ce n’est pas une vision avec des images mais c’est une vision... je ne sais pas avec quoi ! mais c’est très concret, c’est beaucoup plus concret que les images), vision de cette Force immense, cette Vibration immense, qui presse, presse, presse, presse... et puis alors, le monde qui gigote dessous (!) et la chose qui s’ouvre, et quand ça s’ouvre, ça entre et ça se répand.

C’est vraiment intéressant.

C’est la seule solution, il n’y en a pas d’autres. Tout le reste, c’est... des aspirations, des conceptions, des espoirs, des... c’est encore du super-homme mais ce n’est pas du supramental. C’est d’une humanité supérieure qui essaye de tirer toute son humanité vers le haut, mais ça... ça ne sert à rien. Ça ne sert à rien.

L’image est très claire, de toute cette humanité qui s’accroche pour grimper, qui essaye d’attraper comme cela, mais qui, elle, ne se donne pas — elle veut prendre! Et ça, ça ne va pas. Il faut qu’elle s’annule. Alors la Chose peut venir, peut prendre sa place.

Tout le secret est là.

Par exemple, tout ce côté de l’humanité qui veut prendre par force les choses et qui les tire là (geste à hauteur du front)... C’est intéressant; on ne peut pas dire, c’est intéressant, mais c’est pas ça ! C’est pas ça, il faut que toutes ces possibilités soient épuisées pour que quelque chose dans l’humanité comprenne... qu’il n’y a que Ça (Mère ouvre les mains dans un geste d’abandon), voilà, et puis se laisser aplatir jusqu’à disparition.

Au fond, c’est cela le plus difficile : apprendre à disparaître.

(silence)

Bien, mon petit (riant), on y arrivera !

Le 27 décembre 1969

On a un peu l’impression d’être englouti dans la matière... En dépit de cette espèce d’apparent engloutissement par les problèmes et le travail pratique, est-ce que quelque yoga ou quelque chose se fait, même si nous, extérieurement, sommes tellement absorbés que nous n’avons pas l’impression de faire quelque chose?

Oh! mais maintenant l’être tout entier (le corps a bien compris), mais l’être tout entier sait que tout vient pour vous faire avancer aussi vite que possible, tout : les obstacles, les contradictions, les incompréhensions, les occupations superflues, tout, tout, tout pour faire avancer. C’est pour toucher un point, un autre point, un autre, et vous faire progresser aussi vite que possible. Si l’on ne s’occupe pas de cette Matière, comment est-ce qu’elle va changer?

Et c’est très clair, il est tout à fait évident que toutes les objections, toutes les contradictions viennent seulement d’un mental superficiel qui ne voit que l’apparence des choses. C’est justement pour mettre en garde la conscience contre cela, qu’elle ne soit pas trompée par ces choses, qu’elle puisse voir clairement que c’est tout à fait extérieur, superficiel, et que derrière cela, tout ce qui se fait est comme une marche aussi rapide que possible vers... la transformation.

(long silence)

L’intelligence à son degré supérieur comprend très facilement qu’elle ne sait rien, et elle est très facilement dans l’attitude requise pour progresser, mais même ceux qui ont cette intelligence, quand il s’agit de choses matérielles, ils ont instinctivement 236 l’impression que tout cela, c’est connu, c’est su, c’est fondé sur des expériences établies; et alors là, on est vulnérable; et c’est justement cela que l’on est en train d’apprendre au corps, c’est l’inanité de cette actuelle façon de voir et de comprendre les choses, basée sur le bon, le mauvais, le bien, le mal, le lumineux, l’obscur... toutes ces contradictions; et tout le jugement, toute la conception de la vie est basée là-dessus (la vie matérielle), et c’est pour vous apprendre l’inanité de cette perception. Et je vois cela. Le travail est devenu très aigu, très persistant, comme si l’on voulait aller vite.

Il faut que même la partie pratique qui pensait avoir appris à vivre et savoir ce qu’il faut faire et comment il faut faire, il faut que ça aussi comprenne que ce n’est pas le vrai savoir et que ce n’est pas la vraie manière d’utiliser les choses extérieures.

(silence)

Il y a des choses même amusantes... Cette Conscience qui est à l’œuvre, c’est tout le temps comme si elle taquinait le corps; tout le temps elle lui dit : « Tu vois, tu as cette sensation, eh bien, c’est basé sur quoi? Tu crois savoir, sais-tu vraiment ce qu’il y a derrière? », et pour toutes les petites choses de la vie de chaque minute. Et alors le corps est comme cela (Mère ouvre de grands yeux étonnés) à se dire : c’est vrai, je ne sais rien. Mais sa réponse est toujours la même, il dit : « Moi, je ne prétends pas savoir, que le Seigneur fasse ce qu’il veut »; il est comme cela. Et alors, il y a cette chose (si l’on pouvait attraper cela d’une façon permanente, ce serait bien) : la non-intervention dans le travail du Seigneur (pour le dire d’une façon tout à fait simple).

(silence)

Il y a une démonstration par le fait, par l’expérience de chaque minute, que quand on fait les choses avec cette espèce de sensation d’une sagesse acquise, ou d’une compréhension acquise, d’une expérience qui a été vécue, etc., à quel point c’est... on peut dire « mensonger » (c’est trompeur en tout cas), et qu’il y a quelque chose d’autre qui est derrière, et qui se sert de cela comme elle se sert de tout, mais qui n’est pas liée ni du tout dépendante de cette connaissance, ni de ce que nous appelons « l’expérience de la vie », ni de rien de tout cela. Ça a une vision beaucoup plus directe et beaucoup plus profonde, et beaucoup plus « lointaine », c’est-à-dire qu’elle voit beaucoup plus loin, beaucoup plus large et en avant, ce que toute expérience extérieure ne donne pas... Et cela, c’est un développement modeste, sans éclats, qui ne peut pas faire montre de quelque chose : c’est une toute petite chose de chaque minute — chaque minute, chaque seconde, chaque chose. Comme si tout le temps, il y avait quelque chose qui vous montrait la façon ordinaire de vivre, de voir et de faire, et puis... la vraie façon. Les deux comme cela. Pour toutes les choses.

C’est au point que l’attitude vis-à-vis de certaines vibrations vous donne un bien-être total, ou peut vous rendre tout à fait malade! Et c’est la même vibration. Des choses comme cela, des choses ahurissantes. Et à chaque minute, c’est comme cela — à chaque minute, pour chaque chose.

N’est-ce pas, la conscience ici prend une certaine attitude, et alors elle a toute la joie et l’harmonie; et la chose reste la même, mais alors (Mère fait un geste de légère bascule à gauche) un tout petit changement dans l’attitude de la conscience, et ça devient presque insupportable! Des expériences comme cela, tout le temps, tout le temps... pour montrer vraiment qu’il n’y a qu’une chose qui ait de l’importance, c’est l’attitude de la conscience : la vieille attitude de l’être individuel (Mère fait un geste de contraction sur soi), ou ça (geste d’expansion). Ce doit être probablement (pour le mettre en mots que nous comprenions), la présence de l’ego et l’abolition de l’ego. C’est cela.

Et alors, comme je l’ai dit, pour toutes les actions les plus ordinaires de la vie, il y a la démonstration que si la présence de l’ego est tolérée (pour vous faire comprendre ce que c’est sûrement), cela peut mener vraiment à un déséquilibre de santé, et que le seul remède, c’est la disparition de l’ego — et en même temps la disparition de tout le malaise. Pour les choses que nous considérons les plus indifférentes, les plus... Et c’est pour tout, pour tout, pour tout, tout le temps, tout le temps, nuit et jour.

Et alors, ça vient se compliquer de toutes les incompréhensions et tous les mécontentements qui s’expriment (geste comme un tombereau qui se déverse sur Mère), comme s’ils étaient débridés et qu’ils s’exprimaient, et alors tout cela tombe en même temps pour... pour que l’expérience soit totale et dans tous les domaines.

C’est comme si l’on démontrait pratiquement, à chaque minute, la présence de la mort et la présence de l’immortalité, comme cela (Mère fait légèrement basculer sa main à droite ou à gauche), dans les moindres choses — dans toutes les choses, les moindres et les plus grandes, et d’une façon constante; et constamment on voit... si l’on est ici ou si on est là (même geste de bascule d’un côté ou de l’autre). À chaque seconde, comme si l’on était amené à choisir entre la mort et l’immortalité.

Et ça, je vois, il faut que le corps ait une préparation sérieuse et très complète pour pouvoir tenir le coup de l’expérience sans... sans vibration d’inquiétude ou de recul ou de... qu’il puisse garder sa paix et son sourire constants.

(long silence)

Il y a des choses... des choses invraisemblables.

Comme si en toute chose, on voulait vous faire vivre la présence des opposés, pour trouver... pour trouver ce qui est quand les opposés se joignent — au lieu de se fuir, quand ils se joignent. Ça produit un résultat. Et cela, dans la vie pratique.

1970




Le 31 janvier 1970

Je ne sais pas très bien quelle attitude avoir. Au fond, je pourrais résumer par une question le problème qui me tourmente un peu : est-ce que tout est conduit?

Tu sais, mon petit, de plus en plus et d’une façon absolue, je vois — je vois — n’est-ce pas, je vois, je sens : tout est décidé.

Tout est décidé.

Et chaque chose a une raison d’être, qui nous échappe parce que notre vision n’est pas assez large.

Et tu comprends, la vie, l’existence, enfin le monde, n’aurait aucun sens s’il en était autrement.

Oui.

C’est... c’est une sorte de conviction absolue. Et je le vois, n’est-ce pas, c’est une chose que je vois.

Comment dire?... Je suis en train de la payer, cette conviction! Le corps, dans son transfert d’autorité (ce que j’appelle le transfert), a des moments difficiles, vraiment des moments difficiles, et alors, vu avec la vision ordinaire, cela n’aurait aucun sens parce que les difficultés semblent augmenter avec ce que l’on pourrait appeler la « conversion », mais... pour la vraie vision, quand on est dans la vraie vision, c’est le restant du Mensonge qui est la cause de tous les désagréments — ce qui est encore mélangé. Et même tout à fait matériellement (moralement, c’est conquis depuis longtemps : avec la disparition des désirs, tous les tourments disparaissent, sont remplacés par un sourire perpétuel, et tout à fait sincère — pas voulu, pas avec un effort — naturel et spontané), mais ce que je veux dire, c’est physiquement, matériellement : malaises et difficultés et tout cela. C’est la même chose. C’est la même chose, seulement... on est moins prêt, n’est-ce pas, la matière est plus lente à se transformer, alors il y a plus de résistance.

Et la seule solution, à chaque minute et dans tous les cas, c’est (geste d’abandon) : « Ce que Tu veux », c’est-à-dire l’abolition de la préférence et du désir. Même la préférence pour ne pas souffrir.

Mais ce que l’on a du mal à comprendre, c’est que cette Conscience... on comprend bien qu’elle dirige tout dans l’immensité et dans l’éternité, mais est-ce qu’elle dirige tout dans le tout petit détail, c’est cela...

Dans le microscopique.

Dans le microscopique.

Et c’est justement ce que je voyais, je comprends pourquoi. Le problème était là, ce matin : la conscience individuelle, même très vaste, n’arrive pas à réaliser, c’est-à-dire à comprendre concrètement, la possibilité d’être conscient de tout en même temps. Parce qu’elle n’est pas comme cela. Et alors elle a de la difficulté justement à comprendre que la Conscience est consciente de tout en même temps, dans l’ensemble, dans la totalité, et dans le moindre détail. Ça...

Oui, c’est difficile... Mais c’est réconfortant.

Ah! ça vous rend très tranquille, très tranquille... Et je t’ai dit l’autre jour que le corps avait eu cette expérience de mourir sans mourir, et alors l’expérience a servi au corps à dire : « Bien, c’est bien », accepter sans... comment dire... sans effort — adhérer. Et alors, c’est fini. Toute la vieille illusion de disparaître avec la dissolution du corps, il y a longtemps qu’elle n’est plus là, n’est-ce pas, et maintenant le corps lui-même est tout à fait convaincu que même s’il était répandu comme cela, ça élargirait son champ de conscience... Je ne sais pas comment expliquer, parce que ce sens du personnel et de la nécessité du personnel pour la conscience a disparu.

Et je vois bien, le corps se rend bien compte que ce n’est que par sa résistance — sa résistance à la Vérité — qu’il peut souffrir. Partout où il y a une adhésion complète, la souffrance disparaît immédiatement.

(silence)

Mais c’est la même chose pour les pays et les États : c’est le même changement d’autorité. Au lieu des autorités personnelles, cela va être une autorité divine, et le même changement d’autorité fait l’innommable chaos dans lequel on vit — à cause de la résistance.

(long silence)

Plus une partie de l’être (quelle qu’elle soit) s’approche du moment de la transition, c’est-à-dire plus elle est prête à cette transition, plus sa sensibilité croît. Et alors, au moment où l’on peut dépasser le stade des problèmes et voir de la vision universelle, les problèmes prennent pour la sensibilité personnelle une acuité tout à fait aiguë. Cela, je l’avais remarqué avant; maintenant, cela se reproduit pour le corps. Il prend une sensibilité... terrifiante, n’est-ce pas. Les gens qui ne savent pas pourquoi c’est comme cela, sont vraiment terrifiés... La possibilité du malaise, de... Et c’est la même chose pour les problèmes. Seulement, pour ceux qui savent et qui ont compris, c’est l’occasion de faire le dernier progrès, de faire comme cela (Mère ouvre les mains vers le haut).

Au fond, ce qui a encore l’illusion d’être quelque chose de séparé, doit se dissoudre. Ça doit se dire : ça ne me regarde pas, je n’existe pas. C’est la meilleure attitude que ça puisse prendre. Alors... ça rentre dans le Grand Rythme universel.

Le 14 mars 1970

Mère, au début de cet Entretien, s’est référée à certains Aphorismes de Sri Aurobindo. Les Aphorismes sont donnés ci-dessous avec ses commentaires.

383 — Les machines sont nécessaires à l’humanité moderne en raison de son incurable barbarie. Si nous devons nous enfermer dans une stupéfiante multitude de conforts et d’apparats, nous devons aussi nécessairement nous passer de l’art et de ses méthodes. Car se priver de simplicité et de liberté, c’est se priver de beauté. Le luxe de nos ancêtres était riche et même fastueux, mais jamais encombré.

384 — Je ne peux pas donner le nom de civilisation au confort barbare et à l’ostentation encombrée de la vie européenne. Les hommes qui ne sont pas libres en leur âme et noblement rythmiques en leurs tâches, ne sont pas civilisés.

385 — Dans les temps modernes et sous l’influence européenne, l’art est devenu une excroissance de la vie ou un laquais inutile; il aurait dû être son principal intendant et son organisateur indispensable.

Tant que le mental gouvernera la vie avec son outrecuidante certitude de savoir, comment le règne du Divin pourra-t-il être établi?

12 mars 1970


386 — Les maladies sont inutilement prolongées et se terminent par la mort plus souvent qu’il n’est inévitable, parce que le mental du malade soutient la maladie de son corps et s’y appesantit.

C’est d’une vérité absolue.

387 — La science médicale a été une malédiction plus qu’une bénédiction pour l’humanité. Certes, elle a brisé la force des épidémies et découvert une chirurgie merveilleuse, mais elle a aussi affaibli la santé naturelle de l’homme et multiplié les maladies individuelles ; elle a implanté la peur et la sujétion dans le mental et dans le corps ; elle a appris à notre santé à ne pas compter sur la solidité naturelle mais sur l’appui branlant et répugnant des comprimés du royaume minéral et végétal.

388 — Le docteur décoche une drogue sur une maladie, parfois il frappe juste, parfois il manque le but. Les coups manqués sont laissés hors de compte; les coups au but sont gardés précieusement, comptés, systématisés, et font une science.

C’est admirable. C’est admirable!

389 — Nous rions du sauvage à cause de sa foi en le sorcier-guérisseur, mais l’homme civilisé est-il moins superstitieux avec sa foi en les docteurs? Le sauvage constate qu’en répétant certaine incantation, souvent il guérit d’une certaine maladie : il a confiance. Le malade civilisé constate qu’en prenant certains remèdes suivant certaine ordonnance, souvent il guérit d’une maladie : il a confiance. Où est la différence?

On pourrait dire, pour conclure, que c’est la foi du malade qui donne le pouvoir de guérir aux remèdes.

Peut-être que si les hommes avaient une foi absolue en la puissance curative de la Grâce, ils éviteraient bien des maladies45 .

13 mars 1970


Tu as vu les derniers Aphorismes?

Oui, sur les maladies, les médecins... Mais là, dans un Aphorisme, Sri Aurobindo fait juste une petite phrase que je trouve admirable, où il dit : « Les machines sont nécessaires à l’humanité moderne en raison de son incurable barbarie. »

(Mère hoche la tête et reste longtemps silencieuse) Aujourd’hui, j’ai reçu la nouvelle que X. était partie. Elle avait subi une très grave opération, elle était remise, elle était revenue à la maison, elle m’a écrit une lettre où elle me disait : « Je vais de mieux en mieux »... et puis, partie. J’ai reçu la nouvelle aujourd’hui même. Comme ça.

C’est comme Z., la même chose, une rechute. Et ça a tellement l’air... C’est cet effort contre, oui, ce que Sri Aurobindo appelle la barbarie (Mère fait un geste qui coiffe toute l’atmosphère terrestre). Ça paraît être... je ne sais pas si c’est le refus ou une incapacité de sortir de la construction mentale. Et l’action de cette Conscience... comment dire... elle est presque impitoyable pour montrer à quel point toute la construction mentale est fausse — tout, même les réactions qui ont l’air spontanées, tout cela est le résultat d’une construction mentale extrêmement complexe.

Mais elle est impitoyable.

On est né dedans et ça paraît tellement naturel de sentir selon cela, de réagir selon cela, de tout organiser selon cela, que... ça vous fait passer à côté de la Vérité.

C’est dans l’organisation même du corps.

Et alors, l’Action semble s’imposer avec une puissance extraordinaire et ce qui paraît (ce qui nous paraît) sans merci (Mère frappe son poing dans la matière), pour que l’on apprenne la leçon.

(long silence)

Je me suis souvenue du temps où Sri Aurobindo était là... N’est-ce pas, la partie intérieure de l’être entrait dans une conscience qui sentait, voyait les choses selon la conscience supérieure : tout à fait différentes; et puis, justement quand Sri Aurobindo est tombé malade et quand il y avait toutes ces choses, d’abord cet accident... il s’est cassé la jambe... alors le corps, le corps disait tout le temps : « Ce sont des rêves, ce sont des rêves, ce n’est pas pour nous; pour nous, les corps, c’est comme ça (geste sous terre). » C’était effroyable!... Et tout cela était parti. C’était parti complètement après tant d’années, toutes ces années d’effort, c’était parti, et le corps lui-même sentait la Présence divine et il avait l’impression que... tout devait nécessairement changer. Et alors, ces jours-ci, cette formation qui était partie (qui est une formation terrestre, de toute l’humanité, c’est-à-dire que ceux qui ont la vision, la perception, même seulement l’aspiration à cette Vérité supérieure, quand ils reviennent dans le Fait, sont devant cette chose affreusement douloureuse de la négation perpétuelle de toutes les circonstances), ça, le corps s’en était complètement libéré, et c’est revenu. C’est revenu, mais quand c’est revenu, quand il l’a vu, il l’a vu comme on voit un Mensonge. Et j’ai compris à quel point il était changé, parce que quand il l’a vu, il a eu l’impression... Il a regardé cela avec un sourire et l’impression, ah! que c’était une vieille formation qui n’avait plus de vérité. Et ça a été une expérience extraordinaire : que ça, le temps de ça, est fini — le temps de ça est fini. Et je sais que cette Pression de la Conscience est une pression pour que les choses telles qu’elles étaient — si misérables et si petites et si obscures et si... inéluctables en même temps, en apparence... tout cela, c’est (Mère fait un geste par-dessus l’épaule), c’est en arrière, comme un passé qui est dépassé. Alors vraiment j’ai vu — j’ai vu, j’ai compris — que le travail de cette Conscience (qui est sans merci, elle ne se soucie pas que ce soit difficile ou pas difficile, même probablement elle ne se soucie pas beaucoup des dégâts apparents), c’est pour que l’état normal ne soit plus cette chose si lourde, si obscure et si laide — si basse —, et que ce soit l’aurore... n’est-ce pas, quelque chose qui point à l’horizon : une conscience nouvelle. Ce quelque chose de plus vrai et de plus lumineux.

Ce que Sri Aurobindo dit là des maladies, c’est justement cela, la puissance de l’habitude et de toutes les constructions, et ce qui paraît « inéluctable » et « irrévocable » dans les maladies; tout cela, c’est comme si les expériences se multipliaient pour montrer... pour que l’on apprenne que c’est simplement une question d’attitude — d’attitude —, de dépasser, dépasser cette prison mentale dans laquelle l’humanité s’est enfermée et de... respirer là-haut.

Et c’est l’expérience du corps. Avant, ceux qui avaient des expériences intérieures, disaient : « Oui, là-haut c’est comme ça, mais ici... » Maintenant le « mais ici » bientôt ne sera plus. On fait la conquête de ça, ce changement formidable : que la vie physique doit être régie par la conscience supérieure et non par le monde mental. C’est le changement d’autorité... C’est difficile. C’est pénible. C’est douloureux. Il y a de la casse naturellement, mais... Mais vraiment on peut voir — on peut voir. Et ça, c’est le vrai changement, c’est ça qui permettra à la Conscience nouvelle de s’exprimer. Et le corps apprend, il apprend sa leçon — tous les corps, tous les corps.

(silence)

C’est la vieille division faite par le mental : au-dessus, c’est très bien, vous pouvez avoir toutes les expériences et tout est lumineux, merveilleux ; ici, rien à faire. Et l’impression que quand on est né, on est né encore dans le monde où il n’y a rien à faire. Cela explique d’ailleurs pourquoi tous ceux qui ne prévoyaient pas la possibilité que ce soit autrement, avaient dit : « Il vaut mieux en sortir et puis... » Tout cela est devenu si clair. Mais ce changement-là, ce fait que ce n’est plus inévitable, c’est cela la grande Victoire : ce n’est plus inévitable. On sent — on sent, on voit — et le corps lui-même a eu l’expérience que, bientôt, ici aussi ça pourra être plus vrai.

Il y a, il y a vraiment quelque chose de changé dans le monde.

(silence)

Naturellement, ça va prendre du temps pour que ce soit vraiment établi. Là, c’est la bataille. De tous les côtés, sur tous les plans, il y a un assaut de choses qui viennent dire extérieurement : rien n’est changé — mais ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai, le corps sait que ce n’est pas vrai. Et maintenant il sait, il sait dans quel sens.

Et ce que Sri Aurobindo a écrit, justement dans ces Aphorismes que je vois en ce moment, c’est tellement prophétique! C’était tellement la vision de la Vraie Chose. Tellement prophétique.

(silence)

Et je vois maintenant, je vois comment son départ et son travail si... si immense, n’est-ce pas, et constant, dans ce physique subtil, combien, combien ça a aidé! Combien il a (Mère fait le geste de malaxer la matière) aidé à préparer les choses, à changer la structure du physique.

Toutes les expériences que d’autres avaient eues, qui étaient d’entrer en rapport avec les mondes supérieurs, ça laissait ici le physique tel qu’il est... Comment dire? Tout le commencement de l’existence jusqu’au départ de Sri Aurobindo, j’étais dans la conscience que, on peut monter, on peut savoir, on peut avoir toutes les expériences (en fait, on les avait), mais quand on revenait dans ce corps, c’étaient ces vieilles lois mentales, for-mi-dables, qui régissaient les choses. Et alors toutes ces années ont été des années pour préparer — préparer —, se libérer et préparer, et ces jours-ci, c’était... ah! la constatation physique, faite par le corps, que c’était changé.

Ça doit être worked out46 comme on dit, c’est à réaliser dans tous les détails, mais le changement est fait — le changement est fait.

C’est-à-dire que les conditions matérielles qui ont été élaborées par le mental, fixées par lui (Mère serre ses deux poings), et qui paraissaient être inévitables, au point que ceux qui avaient une expérience vivante des mondes supérieurs, pensaient qu’il fallait fuir ce monde, abandonner ce monde matériel si l’on voulait vivre dans la Vérité (c’est cela qui est la cause de toutes ces théories et de toutes ces fois), mais maintenant ce n’est plus comme ça. Le physique est capable de recevoir la Lumière supérieure, la Vérité, la vraie Conscience, et de la ma-ni-fes-ter.

Ce n’est pas facile, ça demande de l’endurance et de la volonté, mais un jour viendra où ce sera tout naturel. C’est juste, juste la porte ouverte — c’est tout, maintenant il faut aller.

(silence)

Naturellement, ce qui était établi, s’accroche et se défend désespérément. C’est ça qui fait tout ce trouble (geste indiquant l’atmosphère terrestre) — il a perdu la partie. Il a perdu la partie.

(silence)

Ça a pris... un peu plus d’un an à cette Conscience47 pour remporter cette Victoire. Et encore, naturellement, elle n’est visible que pour ceux qui ont la vision intérieure, mais... mais c’est fait.

(long silence)

C’était cela, le travail que Sri Aurobindo m’avait donné. Maintenant je comprends.

Mais c’est comme si de tous les côtés, tous les côtés, ces forces mentales, ces puissances mentales, se levaient dans une protestation — violentes dans la protestation —, pour imposer leurs vieilles lois : « Mais ça a toujours été comme ça ! »... Mais c’est fini. Ce ne sera pas toujours comme ça, voilà.

(silence)

Quelque chose de cette bataille se passait dans ce corps, ces jours derniers... C’était vraiment très intéressant... Il y avait du dehors, venant du dehors, un effort pour donner au corps des expériences afin qu’il soit obligé de constater : « Non, ce qui a toujours été, sera toujours; tu peux essayer mais c’est une illusion », et alors quelque chose venait, une bonne petite désorganisation dans le corps, et puis le corps répondait par son attitude : une paix comme cela (geste immuable) et son attitude (geste mains ouvertes) : « C’est comme Tu voudras, Seigneur, c’est comme Tu veux. » Comme un éclair, tout disparaît! Et c’est arrivé plusieurs fois, au moins une dizaine de fois en une journée. Alors, alors le corps commence à sentir : voilà !... Il a cette joie, cette joie de... de la Merveille vécue. Ce n’est pas comme c’était, ce n’est plus comme c’était — ce n’est plus comme c’était.

Il faut encore lutter, il faut avoir de la patience, du courage, de la volonté, de la confiance — mais ce n’est plus « comme ça »; c’est la vieille chose qui essaye de s’accrocher — hideux ! hideux. Mais... ce n’est plus comme ça. Ce n’est plus comme ça.

Voilà.

(silence)

Et ça aussi : jusqu’où, jusqu’où le corps pourra-t-il aller? Ça aussi, il est... parfaitement paisible et heureux ; c’est : « Ce que Tu voudras. »

(long silence)

Tout le reste paraît si vieux, si vieux, comme quelque chose... qui appartient à un passé mort — qui essaye de ressusciter, mais il ne peut plus.

Et tout, tout, toutes les circonstances sont aussi catastrophiques qu’elles peuvent l’être — les embêtements, les complications, les difficultés, tout, tout s’acharne comme cela, comme des bêtes féroces, mais... c’est fini. Le corps sait que c’est fini. Ça prendra peut-être des siècles, mais c’est fini. Pour disparaître, ça peut prendre des siècles, mais c’est fini maintenant.

Cette réalisation tout à fait concrète et absolue que l’on pouvait avoir seulement quand on sortait de la Matière (Mère abaisse un doigt) : il est sûr, il est sûr et certain qu’on l’aura ici même.

(long silence)

C’est le quatorzième mois depuis que la Conscience est venue — quatorzième mois, deux fois sept.

(silence)

Nous somme le 14 ?

Oui, quatorze.

Alors c’est intéressant.

(silence)

Comme Il a travaillé depuis qu’Il est parti... oh ! tout le temps, tout le temps.

(silence)

Cela paraît... ça paraît un miracle dans le corps. La disparition de cette formation, ça paraît vraiment miraculeux.

Et tout devient clair.

On verra.

(long silence)

Ça a été relativement vite.

(silence)

Bien...

C’est-à-dire que toutes les consciences humaines qui ont un peu de foi, ont maintenant la possibilité de sortir de cet hypnotisme mental?

Oui, oui, c’est cela. C’est ça.

C’est ça.

Le 20 mai 1970

Est-ce que nous suivons un peu ton expérience? Ou qu’est-ce qu’il faudrait faire pour être mieux dans le mouvement?

Il y en a qui commencent à avoir des expériences. Il y en a qui en ont mais qui ne le savent pas! (Mère rit) Ça a de l’effet.

La plus grosse difficulté, toujours, c’est le mental, parce qu’il veut comprendre à sa manière. C’est cela, la difficulté... Il y en a qui iraient beaucoup plus vite s’ils n’avaient pas cela. Ils ont l’impression que s’ils ne comprennent pas mentalement, ils n’ont pas compris.

Le 27 juin 1970

Il y a longtemps que tu n’as pas parlé...

(silence)

Pour exprimer, il faut un minimum de mentalisation, et c’est cela qui est très difficile, parce que c’est le corps qui est en train d’avoir toutes sortes d’expériences et d’apprendre, mais dès que ça essaye de s’exprimer, il dit : « Non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas comme ça. » (Mère dessine des petits carrés étroits) C’est comme si l’on faisait des dessins géométriques avec la vie. C’est cela, son impression.

Et autrement, c’est inexprimable parce que c’est multiple, complexe, et si l’on ne déploie pas ça dans une explication... ça ne peut même pas se dire. Et dès qu’on le déploie dans une explication, ce n’est plus vrai.

Tous ces jours-ci, c’est cette expérience de la conscience qu’un tout petit déplacement... comment dire... un tout petit changement d’attitude, qui n’est même pas exprimable, et, dans un cas on est dans la béatitude divine, et les choses restant exactement les mêmes, ça devient presque une torture! Et c’est une chose constante. N’est-ce pas, il y a des moments où le corps hurlerait de douleur, et... un tout petit, un tout petit changement, qui est presque inexprimable, et ça devient une béatitude — ça devient... c’est autre chose, ça devient cette extraordinaire chose du Divin partout. Et alors le corps est tout le temps à passer de l’un à l’autre; comme une sorte de gymnastique, de lutte de la conscience entre ces deux.

Et ça devient extrêmement aigu; quelquefois, à certaines secondes, au moment où le corps dit : « Ah! j’en ai assez, j’en ai 255 assez » et pfft!... (Mère fait un geste de renversement). Alors c’est impossible à dire. Tout ce que l’on dit, ce n’est plus vraiment vrai.

Et toutes les vibrations qui souffrent, sont comme soutenues par la masse de la conscience humaine générale — c’est cela. Et l’autre, c’est soutenu par quelque chose qui semble ne pas intervenir, être comme cela (geste immuable), en comparaison de cette masse humaine qui tend à s’exprimer... Alors c’est impossible à dire, tout cela.

Et constamment, constamment, il y a ou cette Paix immuable — cette Paix superlative, n’est-ce pas, qui est plus que n’importe quelle paix que l’on peut sentir — et en même temps, on sait (on ne peut pas dire on « sent », mais on sait) que c’est une rapidité de mouvement de transformation qui est tellement grand qu’il ne peut pas être perçu matériellement. Et les deux sont concomitants, et ce corps passe de l’un à l’autre, et quelquefois... quelquefois presque les deux ensemble (Mère hoche la tête, constatant l’impossibilité de s’exprimer).

Et alors, ça donne, pour la vision des choses ordinaires, enfin de la vie telle qu’elle est, ça donne la perception, au point de vue — pas au point de vue divin mais comparé au Divin — d’une folie générale, et aucune différence vraiment sensible entre ce que les hommes appellent fou et ce qu’ils appellent raisonnable... Ça, c’est... c’est comique, la différence que les hommes font. On serait tenté de leur dire : mais vous êtes tous comme ça, à des degrés différents!... Alors...

Et tout cela, c’est un monde de perceptions simultanées, alors vraiment c’est impossible de parler.

Ça, il n’y a rien là (Mère touche sa tête), ça ne passe pas par là, il n’y a rien là. C’est quelque chose... quelque chose qui n’a pas de forme précise et qui a une expérience innombrable en même temps, avec une capacité d’expression qui est restée ce qu’elle est, c’est-à-dire incapable.

(silence)

Par exemple, en même temps, pour n’importe quoi qui se passe, il y a l’explication (« explication » n’est pas le mot exact, mais enfin...), l’explication de la conscience humaine ordinaire (« ordinaire », je ne veux pas dire banale, je veux dire la conscience humaine), l’explication comme la donne Sri Aurobindo dans un mental illuminé, et la perception divine. Les trois simultanées pour la même chose — comment, comment décrire!

Et c’est constant, c’est tout le temps comme cela. Et alors ça (Mère désigne son corps), ce n’est pas en état d’exprimer, ce n’est pas le moment de l’expression.

C’est au point que, quand j’écris aussi, c’est comme cela. Alors j’essaye de mettre ce qui peut tenir dans nos formules idiotes — et je mets tant! tant! qui ne peut pas s’exprimer par des mots —, et quand on me relit ce que j’ai écrit, j’ai envie de dire : vous vous moquez de moi, vous avez tout enlevé!...

Le 1er juillet 1970

J’ai eu une expérience qui était pour moi intéressante parce que c’était la première fois. C’était hier ou avant-hier, je ne me souviens plus, X. était là, juste en face de moi, et j’ai vu son être psychique qui la dominait d’autant (geste d’environ vingt centimètres), plus grand. C’était la première fois. Son être physique était petit, et l’être psychique était grand comme cela. Et c’était un être insexué, ni homme ni femme. Alors je me suis dit (il est possible que ce soit toujours comme cela, je n’en sais rien, mais là, je l’ai remarqué très nettement), je me suis dit : mais l’être psychique, c’est cela qui se matérialisera et deviendra l’être supramental!

Je l’ai vu, c’était comme cela. Il y avait des particularités mais ce n’était pas très marqué, et c’était nettement un être qui n’était ni homme ni femme, qui avait la caractéristique des deux combinés. Et il était plus grand qu’elle, il la dépassait de partout, à peu près de ça (même geste débordant le corps physique d’environ vingt centimètres), elle était là et il était comme ça (geste). Et il avait cette couleur... cette couleur qui, si elle devenait très matérielle, serait la couleur d’Auroville48 . C’était plus atténué, comme derrière un voile, ce n’était pas d’une précision absolue, mais c’était cette couleur-là. Et il y avait des cheveux mais... c’était autre chose. Je verrai mieux une autre fois peut-être. Mais cela m’a beaucoup intéressée parce que c’était comme si cet être me disait : « Mais tu es en train de chercher ce que sera l’être supramental — le voilà ! Le voilà, c’est ça. » Et il était là. C’était son être psychique.

Alors on comprend. On comprend : l’être psychique se matérialise... et ça donne une continuité à l’évolution. Cette création donne tout à fait l’impression qu’il n’y a pas d’arbitraire, qu’il y a une espèce de logique divine qui est derrière, qui n’est pas comme notre logique humaine mais qui est très supérieure à notre logique — mais il y en a une —, et celle-là était pleinement satisfaite quand j’ai vu cela.

C’est vraiment intéressant. J’étais tout à fait intéressée. C’était là, tranquille, et il me disait : « Mais tu cherches, eh bien, le voilà, mais c’est ça ! »

Et alors, j’ai compris pourquoi on a renvoyé le mental et le vital de ce corps, et on a laissé l’être psychique. Naturellement, c’était lui qui toujours gouvernait tous les mouvements, alors ce n’était rien de nouveau, mais il n’y avait plus de difficultés : toutes les complications qui viennent du vital et du mental, qui ajoutent leurs impressions, leurs tendances, c’était parti. Et j’ai compris : ah! c’est ça, c’est cet être psychique qui doit devenir l’être supramental.

Mais je ne m’étais jamais occupée de savoir comment était son apparence. Et quand j’ai vu X., j’ai compris. Et je le vois, je le vois encore, j’ai gardé le souvenir. C’était presque comme si ses cheveux étaient roux (mais ce n’était pas comme cela). Et son expression! Une expression si fine, et doucement ironique... oh! extraordinaire, extraordinaire.

Et tu comprends, j’avais les yeux ouverts, c’était une vision presque matérielle.

Alors on comprend. Tout d’un coup, toutes les questions sont parties, c’est devenu très clair, très simple.

(silence)

Et le psychique, c’est justement ce qui survit. Alors s’il se matérialise, c’est la suppression de la mort. Mais « suppression »... il n’y a de supprimé que tout ce qui n’est pas selon la Vérité, qui s’en va... tout ce qui n’est pas capable de se transformer à l’image du psychique et de devenir partie intégrante du psychique.

C’est vraiment intéressant.

Le 5 août 1970

Cette Conscience qui est venue il y a plus d’un an, un an et demi maintenant, semble travailler très, très dur, d’une façon très positive, pour la sincérité. Elle n’admet pas les pretences49 , que l’on prétend être cela et qu’on ne le soit pas. Il50 veut que ce soit la vraie chose.

Oui, tout ressort.

C’est un excellent mentor pour ce corps, il lui donne des leçons perpétuellement... Et je ne sais pas si tous les corps sont comme cela, mais celui-ci se sent un tout petit enfant et il veut être à l’école, il veut qu’on lui montre où il se trompe et apprendre toutes les choses. Et il est constamment à apprendre. Mais tout ce qui vient du dehors... Ça, c’est très intéressant : la Conscience, la Conscience qui est là (geste au-dessus) n’est influencée par rien; elle est témoin, elle voit, mais elle ne reçoit pas. Le corps reçoit encore des vibrations : quand certaines gens s’assoient devant moi, tout d’un coup il y a des douleurs, il y a des choses qui ne vont pas, mais alors il sait maintenant... il sait naturellement qu’il souffre, mais il ne s’en prend pas aux autres, il s’en prend à lui-même; il le prend comme une indication des points qui ne sont pas encore uniquement sous l’Influence divine. Et de ce point de vue, c’est très intéressant... Il sait l’écart qu’il y a entre la conscience de l’être qui se sert de lui, et lui, et il n’en souffre pas mais il est d’une humilité, d’une modestie parfaite. Et il ne s’étonne pas ou il ne s’inquiète pas, parce que c’est : « Que Ta Volonté soit faite; ça ne me regarde pas, je suis incapable de juger et je n’essaye pas — que Ta Volonté soit faite. » Et alors, il est comme cela (geste passif, abandonné). Et quand il disparaît, qu’il est tout à fait, tout à fait soumis, qu’il n’existe plus par lui-même, alors la Force qui passe devient... quelquefois, elle est formidable. Quelquefois on peut voir, la conscience-témoin peut voir qu’il n’y aurait vraiment pas de limites aux possibilités. Mais ce n’est pas encore ça, il s’en faut de beaucoup... Ça vient comme un exemple de ce qui peut être. Mais... avant que ce soit spontané et naturel...

(long silence)

Qu’est-ce que tu as à dire?

Je ne sais pas si c’est correct, mais j’ai l’impression d’une certaine différence entre il y a plusieurs années et maintenant, dans ta présence avec nous, si je puis dire. Par exemple, autrefois, j’avais souvent eu l’impression que tu étais activement avec nous, ou que tu t’occupais activement de nous; maintenant, je ne sais pas si c’est exact mais j’ai plutôt l’impression que c’est laissé à une force... pas impersonnelle mais...

Ah ! il y a beaucoup de l’activité que j’ai laissée à cette Conscience, c’est vrai. Ça, c’est vrai. Cette Conscience, je la laisse travailler activement parce que... je me suis aperçue qu’elle savait vraiment. Autrement, le sentiment de proximité avec vous est beaucoup plus grand qu’avant — beaucoup plus. J’ai presque l’impression de me mouvoir au-dedans de vous, que je n’avais pas avant. Mais peut-être qu’avant, ma conscience faisait une pression sur la vôtre, tandis que maintenant elle ne doit plus en faire parce que... c’est comme si c’était du dedans que je faisais.

Oui, quand on est avec toi, près de toi, c’est évident, ça se sent. Oui, on sent que tu es au-dedans.

Oui, c’est cela.

Ça, tout à fait, mais c’est plutôt quand on est physiquement écarté, on a l’impression que l’on est davantage avec quelque chose d’impersonnel. Je ne sais pas si c’est exact.

C’est peut-être devenu impersonnel. J’ai l’impression que même la conscience du corps, est un minimum de personnel. Parfois, je n’ai plus l’impression des limites de mon corps... Je ne sais pas comment dire... Oui, c’est cela, c’est presque comme si c’était devenu fluide. Et il ne doit plus y avoir d’action personnelle. Mais justement, au-dedans (je ne sais pas comment expliquer) ce n’est même pas comme une personne qui se serait agrandie pour prendre les autres au-dedans d’elle, ce n’est pas cela : c’est une force, une conscience qui est répandue sur les choses. Je n’ai pas l’impression d’une limite, j’ai l’impression d’une chose qui est répandue, même physiquement... C’est d’ailleurs comme cela que si quelqu’un vient avec un sens critique très actif, voulant observer et juger, c’est comme s’il entrait audedans, tu comprends, et ça dérange dedans.

Je ne pense pas que l’action donne l’impression d’une action personnelle — mais il y a longtemps de cela (c’est-à-dire depuis le commencement de cette année au moins). Quand les gens m’écrivent qu’ils ont eu l’impression que j’avais fait ceci ou cela pour eux, je suis toujours étonnée. S’ils disaient : « La Force a fait ça » ou « La Conscience a fait ça », alors cela me paraîtrait plus naturel.

Ce qui parle, ce qui observe, c’est un centre de conscience qui est là (geste au-dessus), mais qui naturellement n’est pas localisé : c’est pour communiquer avec la bouche et les sens.

C’est là (même geste au-dessus). Mais ça n’a pas le caractère d’une personnalité... N’est-ce pas, si quelqu’un me pose la question : « Comment voyez-vous cela ? », il me faut un moment pour comprendre la question. Je n’ai pas l’impression que c’est une personne qui voit.

Certaines expériences me font penser que ce sens de la limitation personnelle n’est pas nécessaire à l’existence physique; c’est une chose qui doit être apprise mais ce n’est pas nécessaire. On avait toujours l’impression que le corps défini comme faisant des individualités séparées, était nécessaire — ce n’est pas nécessaire. On peut vivre physiquement sans cela, le corps peut vivre sans cela... Spontanément, c’est-à-dire laissé à ses vieilles habitudes et manières d’être, c’est très difficile, cela donne une organisation intérieure qui ressemble beaucoup à du désordre — c’est difficile. N’est-ce pas, les problèmes se posent tout le temps, pour tout. Tout. Il n’y a pas une activité du corps qui ne soit mise en question par ça51 . Le processus n’est plus le vieux processus, ce n’est plus comme c’était, mais « comme c’est » n’est pas devenu une habitude, une habitude spontanée, c’est-à-dire que ce n’est pas naturel, ça demande que la conscience veille constamment — pour tout, même pour avaler un déjeuner, tu comprends. Et alors, ça rend la vie un petit peu difficile — surtout, surtout quand je vois les gens. Je vois des quantités de gens : quarante, cinquante personnes tous les jours, et chacune apporte quelque chose qui fait que cette Conscience qui fait fonctionner tout cela doit s’arranger avec les choses qui viennent du dehors... Et je vois, n’est-ce pas, il y a beaucoup de gens qui deviennent malades (ou qui pensent être malades ou qui semblent avoir une maladie, ou qui en ont vraiment), mais cela devient concret dans le corps à travers leur manière d’être, qui est l’ancienne; pour cette nouvelle conscience physique, ça pourrait être évité, mais, oh! c’est d’une difficulté! Il faut maintenir, par une espèce de concentration consciente, un état, une manière d’être qui n’est pas naturelle selon l’ancienne nature, mais qui est évidemment la nouvelle manière d’être. Mais comme cela, on peut éviter la maladie. Mais c’est presque un travail herculéen.

C’est difficile.

Tu comprends, toutes les impossibilités, tous les « ça ne peut pas être, ça ne peut pas être fait... », tout cela est balayé; mais c’est balayé en principe, et c’est en train d’essayer de devenir un fait, un fait concret.

Ça, c’est tout récent, c’est après le commencement de cette nouvelle année. Et alors, il y a toute la vieille habitude — on pourrait dire quatre-vingt-dix ans d’habitudes. Mais le corps sait, il sait que ce n’est qu’une habitude.

1971




Le 11 janvier 1971

Après une longue épreuve physique d’environ un mois et demi, Mère a fait les commentaires suivants, qui ont été notés de mémoire par un disciple.


Dans la vision physique, il faut une concentration beaucoup plus continue. La vision physique sert à stabiliser. Elle donne de la continuité aux choses. C’est la même chose avec l’ouïe. Alors, quand elles ne sont plus là, on prend une conscience directe de la chose, ce qui donne la vraie connaissance. C’est sûrement comme cela que fonctionnera le Supramental.

La vision physique et l’ouïe ont été mises en arrière pour faire place à l’identification par la conscience, pour la croissance de la conscience.

Le moyen de relation, de connaissance, est la conscience qui s’identifie avec la chose ou la personne. Au lieu d’avoir le sens normal de la séparation, on a le sens de l’union constante. Il y a des expériences tout à fait intéressantes. Il y a des gens qui m’appellent et pensent à moi. Ça vient dans le champ de ma conscience. Et après un temps, on me dit : « Telle personne est arrivée » ou « Quelque chose est arrivé à telle personne », et je dis : « Je sais. » Au moment où c’est arrivé, on ne m’a rien dit, mais j’ai été consciente comme si cela arrivait à une partie de moi-même.

Le 16 janvier 1971

J’ai eu une jambe qui a été morte pendant longtemps (elle commence seulement à revivre), paralysée. Une jambe. Alors naturellement tout était difficile... Mais ce qui a été remarquable, je peux le dire tout de suite, c’est que la Conscience établie là (geste au-dessus de la tête) est devenue de plus en plus forte et de plus en plus claire. Et cela, constant. J’ai travaillé, j’ai continué de travailler, non seulement pour l’Inde mais pour le monde, et en relation constante (« consultée », tu comprends), activement.

La transformation, ça, je ne sais pas... Ce que j’avais expliqué du « remplacement de la conscience », s’est fait méthodiquement, méthodiquement, continuellement, continuellement, mais alors avec... des dégâts apparents, ou en tout cas, pendant un certain temps, une grande diminution de capacités. Mais c’est un curieux phénomène de vision et d’audition : de temps en temps c’est clair, aussi clair que cela peut être, et de temps en temps c’est complètement voilé. Et cela a très, très clairement une autre origine — une autre origine d’influence. Mais il faudra des mois, je crois, avant que je puisse voir clair. En tout cas, la Conscience générale (geste au-dessus de la tête), ce que l’on pourrait appeler la Conscience universelle (en tout cas terrestre), n’a pas bougé une minute — pas une minute. C’est resté là tout le temps.

Tu as vu cette note52 ?

Oui, Douce Mère, j’ai vu.

Qu’est-ce que tu en as pensé?

J’ai pensé que ce devait être comme cela probablement, c’est un nouveau fonctionnement qui s’installe.

C’est un nouveau fonctionnement. C’est intéressant.

C’est ta perception des êtres et des événements qui a changé? Ta façon de percevoir qui a changé?

Oui, tout à fait — tout à fait. C’est très curieux... Au fond, tout ce temps a été utilisé pour développer la conscience de l’être physique. Et cet être physique (Mère touche son corps), il semble vraiment qu’il ait été préparé pour une autre conscience parce qu’il y a des choses... ses réactions sont tout à fait différentes, son attitude est différente. J’ai passé par une période d’une indifférence totale, où le monde ne représentait... ne signifiait rien. Et puis, petit à petit, est sorti de là quelque chose comme une nouvelle perception. C’est seulement en cours de route.

Mais ce n’était pas une paralysie innocente! Il y a eu pendant au moins trois semaines — au moins —, pendant trois semaines, une douleur constante, nuit et jour, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sans fluctuations, rien : c’était comme si l’on m’arrachait tout... Alors il n’était pas question de voir personne. Maintenant c’est fini. La douleur est très supportable et le corps a repris son existence un peu normale.

Mais je voulais te dire que ma conscience était tout le temps active avec vous. Tu as senti?

J’ai senti très puissamment le Pouvoir.

Ah! alors c’est cela.

Oui, et très instantanément, très immédiatement.

Alors c’est bien.

J’ai surtout pensé que si c’était descendu dans tes jambes, cela voulait dire que c’était descendu tout à fait dans la matière, maintenant.

Oui, oui. Mais moi, je l’ai pris comme cela aussi. C’était non seulement une jambe, mais le bas de la jambe (Mère touche ses pieds). Mais j’ai remarqué comme les choses, les soi-disant catastrophes ou calamités ou malchances ou difficultés, comme tout cela, ça vient juste à point pour vous aider — juste comme il faut pour vous aider... N’est-ce pas, tout ce qui, dans la nature physique, appartenait encore au vieux monde et à son habitude et à ses manières de faire et manières d’être, manières d’agir, tout cela ne pouvait pas être (on dit handled ), ça ne pouvait pas être manipulé d’une autre façon que celle-ci : par la maladie.

Je ne peux pas dire que ce n’ait pas été intéressant.

Mais moi, même physiquement, j’ai gardé le contact avec tout le monde — je ne sais pas ceux qui sont restés conscients ou non, mais j’ai gardé le contact avec tout le monde. Cela dépend de la réceptivité des gens. Je n’ai pas eu du tout l’impression qu’il y avait eu une coupure de relations ou quoi que ce soit de ce genre — du tout, du tout. Même au moment où, extérieurement, je souffrais comme cela, et les gens pensaient que j’étais toute à ma souffrance, ça ne m’occupait pas. Je ne sais pas comment expliquer... Je voyais bien, ce pauvre corps n’était pas brillant, mais ça ne m’occupait pas, c’était tout le temps l’impression de cette... cette Vérité qui doit être comprise et manifestée.

Et il y a eu cette note... comment dire... ça a été le résultat de quelque chose, et le commencement de quelque chose aussi, et d’une façon très précise. Je ne sais pas si c’est compréhensible...

Oui, c’est compréhensible.

Cela t’a paru compréhensible?

Oui, tu disais que tout le fonctionnement de la vue et le fonctionnement de l’ouïe avaient probablement été supprimés pour que tu aies la conscience directe des choses, sans passer par les organes des sens.

Oui, mais cette note, c’est déjà du passé, parce que j’ai recommencé à voir, mais d’une autre façon. J’ai recommencé à voir et à entendre.

Au fond, tu vois et tu entends selon ce qui est nécessaire.

Oui, oui, oh! ça, c’est très clair. C’est très clair. Ce qu’il m’est nécessaire d’entendre, je l’entends, même si c’est un tout petit bruit, et tous les bruits des conversations, toutes les choses qui font beaucoup de bruit, je n’entends rien!... Il y a quelque chose de changé. Seulement, c’est vieux — c’est vieux, c’est-à-dire que ça a de vieilles habitudes. Mais heureusement, je n’étais pas une personne d’habitudes... Oui (souriant), on pourrait dire : c’est comme quelque chose de coriace qui est en train de changer! Alors, cela n’a pas la souplesse, la facilité. Mais le changement est là — le changement est évident. J’ai beaucoup changé, même comme caractère, comme compréhension, comme vision des choses — beaucoup, beaucoup... Il y a eu tout un reclassement.

Seulement, je ne savais pas s’il y avait moyen de se servir de cette note d’une façon compréhensible.

Si, Douce Mère, c’est très compréhensible.

C’est bien. C’est simplement pour ne pas laisser tomber les gens comme cela : tout d’un coup, plus rien. Après, on est si loin qu’ils ne comprennent plus du tout.

(silence)

Mais certainement, le principe de la nouvelle conscience, c’est que les choses se font à la minute où il faut, et puis c’est tout.

Oui, oui.

Il n’y a pas de plans et de prévisions.

Oui, oui, c’est cela.

(silence)

Le monde est dans un état épouvantable.

Mais je n’ai jamais senti autant que maintenant que c’était proche.

Oui, oui, oui, c’est juste. Oui.

J’ai l’impression que c’est tout proche.

Oui, oui, tout proche.

(silence)

Il y a eu toute une période où j’étais absolument inaccessible parce que je souffrais d’une façon continue, alors on ne vaut rien — continue, continue. On pourrait dire que ce n’était qu’un cri tout le temps. Ça a duré longtemps. Ça a duré plusieurs semaines. Je n’ai pas compté. Puis, petit à petit, ça a alterné avec des moments de tranquillité où la jambe ne se faisait pas sentir. Et depuis deux ou trois jours seulement, ça a l’air de se remettre en ordre... N’est-ce pas, c’était tellement... c’était tout le problème du monde — un monde qui n’était plus que de douleur et de souffrance, et un grand point d’interrogation : pourquoi?

J’ai essayé tous les remèdes que l’on emploie : changer la douleur en plaisir, supprimer la capacité de sentir, s’occuper d’autre chose... J’ai essayé tous les « trucs » — il n’y en avait pas un qui aille! Il y a quelque chose dans ce monde physique tel qu’il est, qui n’est pas... comment expliquer... qui n’est pas encore ouvert à la Vibration divine. Et c’est ce quelque chose qui fait tout, tout, tout le mal... La Conscience divine n’est pas perçue. Et alors, il y a des quantités de choses imaginaires (mais très réelles dans la sensation) qui existent, et ça, la seule chose vraie, n’est pas perçue... Seulement, ça va mieux. Ça va mieux.

C’est vraiment intéressant. Je crois que quelque chose aura été fait au point de vue général — ce n’était pas seulement la difficulté d’un corps ou d’une personne : je crois que quelque chose a été fait pour préparer la Matière à recevoir comme il faut, convenablement — c’est comme si ça recevait de travers, et ça a appris à recevoir de la vraie manière.

Ça viendra. Peut-être, je ne sais pas si ce seront des mois ou des années, pour que la chose devienne claire.

Puis, au moment de partir, le disciple lit une note écrite par Mère.

Je ne me souviens plus de ce que c’est.

C’est un message que tu as donné à la radio :

« Nous voulons être messagers de Lumière et de Vérité.

« Un avenir d’harmonie s’offre pour être annoncé au monde. »

Oui, c’est bien! Ça donne du courage aux gens.

Oui, Douce Mère, mais moi, je ne sais pas, j’ai la très forte sensation que c’est tout proche.

Oui. C’est ce que je sens. Oui, tu as raison. Tu as raison. Pour moi, il faut être tout à fait aveugle pour ne pas le voir. C’est à ce point-là.

Le 3 mars 1971

J’ai l’impression que ton regard a beaucoup changé. (Mère approuve de la tête) Depuis plus d’un an déjà, et de plus en plus, il ressemble au regard de Sri Aurobindo.

Tiens... (souriant) c’est possible!

Avant, ton regard était ce « regard de diamant », un regard... c’était toi, c’était puissamment toi. Maintenant, ça devient comme de l’infini.

Oh! mais ma façon de voir n’est pas la même.

Oui, justement, je voulais te demander : quand tu regardes comme cela les gens, qu’est-ce que tu vois?

Je crois que je vois... le plus exact, c’est leur condition, l’état dans lequel ils se trouvent. Et surtout, il y a ceux qui semblent comme fermés, qui, pour moi, ne voient pas, qui sont dans la conscience tout à fait extérieure; et puis il y a ceux qui sont ouverts — il y en a... certains enfants, c’est remarquable, c’est comme s’ils étaient tout ouverts (geste, comme une fleur au soleil), et prêts à absorber. C’est surtout la réceptivité des gens que je vois, l’état dans lequel ils se trouvent : ceux qui viennent avec une aspiration, ceux qui viennent avec une curiosité, ceux qui viennent comme... une espèce d’obligation, et puis il y a ceux qui sont assoiffés de lumière — il n’y en a pas beaucoup, mais il y a plusieurs enfants. Aujourd’hui, j’en ai vu un qui était gentil !... oh! admirable!

Et je ne vois que ça. Pas ce qu’ils pensent, ce qu’ils disent (tout cela paraît superficiel et inintéressant), c’est l’état de réceptivité dans laquelle ils se trouvent. C’est surtout cela que je vois.

(silence)

Je crois vraiment que c’est parmi les enfants que se trouvent ceux qui peuvent commencer la race nouvelle. Les hommes sont... coriaces.

N’est-ce pas, je suis tout le temps à lutter contre des gens qui sont venus ici pour être confortables et « libres de faire ce qu’ils veulent », alors... je leur dis : « Le monde est grand, vous pouvez aller. » Pas d’âme, pas d’aspiration, rien.

Tu sais mon impression? C’est qu’ils sont tous vieux et que je suis seule à être jeune. C’est cela, n’est-ce pas, cette flamme, cette volonté, ce qu’on appelle push. Satisfaits de petites satisfactions personnelles... qui ne mènent à rien, préoccupés de ce qu’ils vont manger, oh!...

J’ai l’impression que maintenant il y a comme un display (tu sais, display?), un étalage de tout ce qui ne doit pas être.

Oui.

Mais la flamme, la flamme d’aspiration (Mère hoche la tête), il n’y en a pas beaucoup qui l’apportent.

Pourvu qu’ils soient ce qu’ils appellent « confortables », c’est tout ce qu’il leur faut — et libres de faire quelques bêtises qu’ils ne feraient pas dans le monde!... Tandis que l’on sent que pour hâter la venue — on pourrait la hâter si l’on était... si l’on était un conquérant!

Le 1er mai 1971

On a vraiment l’impression que le monde est dans la tourmente.

Oui, oh! oui.

Et les individus.

(silence)

Depuis le matin, c’est comme cela — des grèves, des querelles, des désordres... et alors, l’impression qu’il faut rétablir l’ordre à l’aide de ceux qui ont créé le désordre. C’est cela qu’il faut faire. Au lieu de la base de bonne volonté ordinaire et de toutes les règles morales, sociales — tout ça, brrm! par terre —, il faut monter au-dessus, il faut la Volonté divine et l’Harmonie divine, et c’est Ça que nous voulons; et alors ceux qui sont révoltés contre l’ordre ordinaire des choses et les conventions sociales ordinaires : prouvez que vous êtes en rapport avec une conscience plus haute et une vérité plus vraie.

C’est le moment de faire... (geste de bond au-dessus)

Et au point de vue pouvoir d’organisation, c’est un pouvoir... extrêmement puissant. C’est étonnant. Et alors, si ce pouvoir est mis au service de l’ordre supérieur, de la conscience plus vraie, quelque chose pourra être fait.

Il faut... faire un bond en haut.

Tous les gens qui veulent rétablir l’ordre tirent en arrière dans toutes les vieilles idées — c’est pour cela qu’ils ne réussissent pas. Fini, ça. C’est fini. Nous montons. Seuls ceux qui peuvent monter, peuvent faire.

(long silence)

Tu n’as rien? Rien à demander?

Je ne sais pas très bien dans quelle direction je vais.

Il n’y a qu’une direction — vers le Divin. Et comme tu le sais, c’est aussi bien au-dedans qu’au-dehors, en haut qu’en bas. C’est partout. C’est dans le monde tel qu’il est qu’il faut trouver le Divin et s’accrocher à Lui — à Lui seul, il n’y a pas d’autre moyen.

Le 22 mai 1971

Si le Seigneur veut pour nous le succès, il peut être formidable. Il y a la possibilité d’un succès for-mi-dable — pas en l’air : ici. Le tout est de savoir si le temps est venu pour le succès.

(long silence)

Partout il y a la possibilité, je te dis, d’un succès... extraordinaire. Est-ce que le moment est venu? Je ne sais pas... Moi, je me fais comme cela (geste minuscule), physiquement toute petite, et je laisse... (geste mains ouvertes au Seigneur)

N’est-ce pas, il y a la Volonté qui vient, et puis il y a toutes les formations qui entrent et qui retardent son exécution — je voudrais, je voudrais que mon atmosphère soit... un transmetteur limpide, tout à fait limpide. Je ne tâche même pas de savoir quoi, parce que cela aussi, ça introduit une humanité ordinaire... Le transmetteur limpide, limpide : que ça vienne comme cela (geste de descente), pureté, dans toute sa pureté — même si c’est formidable.

Et au fond, nous ne savons pas pourquoi « ceci est comme cela », pourquoi « cela est comme cela », et nous avons une vue... même si notre vue est terrestre, elle est si petite, si petite — si exclusive : nous voulons ça, nous ne voulons pas ça... D’abord, d’abord faire des instruments : il faut qu’on soit limpide, limpide, que ça passe sans déformation et sans obstacle.

Au fond, c’est à cela que je passe mon temps : essayer d’être comme cela.

Mais cette possibilité de victoire que tu sens, c’est quelque chose de récent?

Oui.

C’est récent. Parce que, apparemment, les circonstances ne sont pas si bonnes évidemment — apparemment.

Oh! tu sais... Toutes les circonstances semblaient s’organiser pour une catastrophe.

Oui.

Il y a seulement quelques jours, c’était comme si la catastrophe s’approchait. Et alors, à ce moment-là, ça a été comme si tout mon être... comment dire... c’était, oui, on peut appeler cela une aspiration à la Victoire véritable, non pas celle que veut celui-ci ou que veut celui-là ou... à la Victoire véritable. C’est cela qui semble avoir amené toutes les difficultés — ces volontés exclusives. Et puis, tout d’un coup, comme une lumière a paru : la possibilité de la Victoire. C’est encore... ce n’est pas miraculeux, mais c’est l’Intervention... l’intervention de la Sagesse suprême. Est-ce qu’elle sera concrète? On verra. Elle semble, elle semble venir comme cela (geste à une certaine hauteur, les deux paumes tournées vers le bas), comme une possibilité.

Non, c’est récent, c’est tout récent. Je ne peux pas dire, parce que ce n’est pas venu brusquement, mais c’est une question de jours.

Oui, parce que depuis quelque temps je sentais un grand pessimisme.

Ça, c’est une mauvaise attitude.

Je n’avais pas cette attitude, d’ailleurs, mais c’est comme une atmosphère pessimiste qui venait.

C’est tout ce qui ne veut pas le Divin, qui crée cette atmosphère, exprès pour décourager ceux qui veulent le Divin. Il faut... il ne faut pas faire attention. Ça, c’est le moyen du diable. Le pessimisme est l’outil du démon, et il sent sa situation (geste branlant)... N’est-ce pas, si ce que je vois possible se réalise, ce sera vraiment une Victoire décisive sur les forces adverses — naturellement il se défend de son mieux... Ça, c’est toujours le diable, dès que tu vois même la queue du pessimisme, c’est le diable. C’est son grand outil.

Le 9 juin 1971

Il y a une ruée de forces adverses. Une ruée enragée. Mais on commence à avoir la Réponse — c’est seulement un tout petit commencement. Dans chacun c’était comme un ouragan — ce n’est pas complètement fini. Tout ce que l’on croyait vaincu et repoussé, se reprécipite — chez les plus inattendus —, sous toutes les formes, mais surtout caractère, oh!... les doutes, révoltes, tout cela...

(silence)

On m’a demandé un message pour toute l’Inde. Je l’ai donné (Mère tend le texte au disciple).

Seigneur, Vérité Éternelle
Permets que nous n’obéissions qu’à Toi
et que nous vivions selon
la Vérité.

Supreme Lord, Eternal Truth
Let us obey Thee alone
and live according
to Truth.

C’est une ruée du Mensonge, effroyable. C’était comme si tout le monde mentait, même les gens les plus inattendus — partout, partout, partout. Et c’était pour moi vivant. (Mère fait le geste de voir) Oh ! horrible, tu ne peux pas t’imaginer... Une petite torsion à droite, une petite torsion à gauche, une petite torsion... rien, rien, rien de droit. Et alors, le corps s’est dit : « Où est ton mensonge? » Il s’est regardé. Et il a vu cette vieille histoire : « Il faut appeler le Seigneur seulement quand c’est important! (Mère rit)Tu ne peux pas espérer être avec Lui tout le temps! » Alors il a reçu une bonne tape!... Ce n’était pas agressif, ça avait l’air d’une humilité — il a reçu une bonne gifle.

C’était un acharnement de choses désagréables — plus que désagréables : vraiment, vraiment méchantes et mauvaises et destructrices. Un acharnement, jusqu’à ce qu’il ait compris. Alors, ce sentiment est venu dans tout le corps, toutes les cellules, partout, tout le temps — c’était même arrivé au point que je ne pouvais pas avaler quand je mangeais —, jusqu’à ce que tout, tout comprenne : je n’existe que par le Divin, je ne peux persister que par le Divin... et je ne peux être moi-même qu’en étant le Divin. Après cela, c’était mieux. Maintenant le corps a compris.

(long silence)

Tu n’as rien à demander? Rien à dire?

J’ai l’impression que la destinée est mauvaise.

Non, ce n’est pas vrai. Cela fait partie du Mensonge, c’est ce Mensonge. Il n’y a pas de mauvaise destinée, c’est une blague! C’est un vrai mensonge... Ce n’est pas vrai du tout, du tout, du tout.

Voilà, ça te donne justement un exemple : c’est comme cela — c’est comme cela partout (Mère fait un geste comme avec des griffes). Moi, j’ai l’impression que je vois des diablotins avec des mains crochues qui essayent de s’agripper à tout le monde. Ah ! tu devrais les regarder et puis rire — leur tirer la langue comme un enfant mal élevé.

(long silence)

En tout cas, on est bien assailli.

Oh!... Je te dis, c’était une ruée en masse — mais ça ne fait rien... Il faut s’élever au-dessus, et puis... (geste de regarder d’en haut).

Ce que j’ai dit, c’est la Vérité, c’est le seul remède :
N’exister que pour le Divin.
N’exister que par le Divin.
N’exister qu’au service du Divin.
N’exister que... en devenant le Divin.
Voilà.

Il n’y a pas « toi », il n’y a pas « il faut attendre », il n’y a pas « ça viendra en son temps », il n’y a pas... toutes ces choses très raisonnables, ça n’existe plus — c’est Ça (Mère abat son poing), comme une lame d’épée. C’est Ça. Et c’est Ça envers et contre tout : le Divin. Le Divin seul. Tout le fatras de mauvaises volontés et de révoltes et de... tout ça (Mère lève un doigt immuable), ça doit être balayé. Et ce qui dit qu’on périra ou qu’on sera détruit par Ça, c’est l’ego — c’est monsieur l’Ego qui essaye de se faire prendre pour l’être véritable.

Mais le corps a appris que même sans ego, il est ce qu’il est parce qu’il est ça par la Volonté divine et pas du tout par l’ego — nous existons par la Volonté divine et non par l’ego. L’ego était un moyen — un moyen d’il y a des siècles —, maintenant ça ne vaut plus rien, son temps est passé. Maintenant (Mère abat son poing) la conscience, c’est le Divin ; le pouvoir, c’est le Divin ; l’action, c’est le Divin ; l’individualité, c’est le Divin.

Et le corps a très bien compris, senti; il a « réalisé » comme on dit en anglais, realised, understood53 , que ce sens d’être une personnalité séparée est tout à fait inutile, tout à fait, n’est pas du tout indispensable à son existence, elle est tout à fait inutile. Il existe par un autre pouvoir et une autre volonté, qui n’est pas personnelle : c’est la Volonté divine. Et il ne sera ce qu’il doit être que le jour où il sentira qu’il n’y a pas de différence entre lui et le Divin. Voilà tout.

Tout le reste est mensonge — mensonge, mensonge, et mensonge qui doit disparaître. Il n’y a qu’une réalité, il n’y a qu’une vie, il n’y a qu’une conscience (Mère abat son poing) : le Divin.

Le 17 juillet 1971

J’ai compris que si la Conscience suprême avait eu une seule minute le genre de conscience qu’ont les hommes, le monde serait dissous... Tout spontanément, nous, notre réaction, notre réaction spontanée vis-à-vis des choses, de ce qui nous paraît mauvais : dissoudre le mensonge. Les réactions spontanées : pas transformer — dissoudre. Tu comprends, il y a un abîme entre les deux.

Oui.

Et c’est spontané, c’est l’idée d’abolir — abolir le mensonge. Mais si une seule seconde le Seigneur suprême avait eu ce mouvement-là, il n’y aurait plus de monde!... Et alors, je crois que le corps a compris. Je crois qu’il a compris, c’était extraordinaire... Qu’est-ce que nous sommes! Qu’est-ce que les hommes sont! Ils se croient, mon Dieu (Mère se rengorge), ils se croient... oh!... S’ils ont une petite compréhension, ou s’ils font un petit effort de perfection, oh! (même geste) ils se croient, ils se croient extraordinaires! (Mère prend sa tête entre ses mains et rit)

Quelque part, Sri Aurobindo a dit que quand on touchait à la Conscience divine, tout d’un coup cela vous donnait le sens... à quel point le monde est risible dans sa fatuité. La fatuité des hommes... Mais même — j’ai eu des contacts avec les animaux — même déjà chez les animaux ça commence. Vanité, vanité, vanité, vanité...

(silence)

Tu sais, la tromperie et les tentatives de tromperie sont prises presque partout pour de la bonne volonté. Et ceux qui ne veulent pas tromper mais qui se trompent eux-mêmes, sont déjà des êtres exceptionnels.

Ce ne sont pas des découvertes, ce sont des choses que je voyais; mais on les voit occasionnellement, exceptionnellement, ou pour ceci ou pour cela — mais alors, j’ai eu la vision du monde tout entier, de la terre tout entière, de l’effort humain tout entier, de tous les hommes, tout... nous vivons dans une tromperie... c’est effroyable!... Et encore plus, on se trompe soi-même que de vouloir tromper les autres.

(silence)

C’est-à-dire que nous ne voyons rien comme c’est.

(long silence)

Il n’y a qu’un salut : s’accrocher au Divin, comme ça (geste à deux poings).

Pas s’accrocher à ce que l’on pense du Divin, même pas à ce que l’on sent du Divin... à une aspiration... une aspiration aussi sincère que possible. Et s’accrocher à ça.

(silence)

Tu sais, une chose que je t’avais déjà dite, c’est que maintenant, le corps — la conscience du corps — sait d’avance ce qui va arriver, elle sait d’avance ce que les gens vont lui dire. Mais elle ne sait pas... comment dire... exactement comme cela arrive matériellement, mais l’esprit dans lequel c’est fait... constamment... C’est tout à fait curieux. Je suis là, immobile, essayant de n’appartenir qu’au Divin, et alors il vient des choses — ça vient comme cela (geste comme sur un écran devant Mère), ça passe comme cela : des choses, des faits, des gens qui parlent... Et alors, d’abord je croyais que c’était ma conscience matérielle qui ne savait pas se taire, et puis je me suis aperçue que ça me venait du dehors et que ça se réalisait sur le plan matériel. Ce qui fait que, maintenant, si je mentalisais ces choses, je pourrais prévoir, dire ce qui va se passer, ce qui va arriver... Seulement, dans l’humanité ordinaire, c’est le mental qui en profite pour faire des prophéties — mais heureusement, le mental, il n’y en a pas, il est tranquille, il est absent. Seulement, quand on me dit les choses, qu’on me les annonce, plus rien n’étonne ce corps, il semble savoir. C’est curieux... Une sorte d’universalisation.

Le 21 juillet 1971

Le corps devient de plus en plus conscient, mais conscient d’une façon tout à fait intéressante.

Par exemple?

Ça, il faut mentaliser, je ne peux pas.

(silence)

Je commence à savoir ce qui va se passer, ce que les gens vont me dire, tout cela... Comment expliquer?... C’est comme si j’étais devenue les circonstances, les gens, les paroles, les...

Le corps est de plus en plus conscient, mais pas à la manière mentale du tout — comme... comme des choses vécues. Je ne sais comment expliquer. C’est difficile à dire... C’est sentir (mais, ma foi, je ne sais comment expliquer cela) comment, dans la manifestation, la conscience humaine déforme l’Action divine (geste de coulée directe)... C’est la constitution qui est misérable. Nous rapetissons, nous déformons, nous diminuons tout — tout. Nous savons les choses — la Connaissance est là, autour de nous, en nous — et nous sommes tellement compliqués que nous la déformons. Tout le monde comme cela... Alors, c’est comme une sensation très précise, en même temps, de tout ce qui est organisé du dedans, par le Divin au-dedans, et à mesure que ça vient à la surface, ça se déforme. Ce que l’on dit est idiot, et c’est pourtant ce qu’il y a de plus proche. C’est notre manière idiote de dire quelque chose qui est... si simple et si merveilleux !... Et nous sommes tellement pervertis que nous choisissons toujours ce qui est déformé.

Je ne sais pas, mes mots eux-mêmes déforment la chose, mais c’est... c’est quelque chose que je sens si simple, si lumineux, si pur — si absolu. Et puis, nous en faisons ce que nous voyons : une vie compliquée, presque incompréhensible.

(silence)

N’est-ce pas, je suis là, il y a des tas de circonstances, de complications, de gens, de... tout, tout tellement embrouillé; et alors, il y a comme derrière... ce n’est pas seulement une Force, c’est une Conscience-Force — c’est une Conscience — et c’est comme un... c’est comme un sourire, un sourire... un sourire qui sait tout. C’est cela, n’est-ce pas. Alors, quand je suis tranquille (geste mains ouvertes), c’est comme s’il n’y avait plus rien et tout est merveilleux. Et puis, dès que les gens me parlent, ou dès que je vois quelqu’un, toutes les complications viennent — ils font un gâchis de tout.

Je suis sûre que c’est le passage de cette vie à cette Vie... Quand on sera tout à fait de ce côté-là, oh! on cessera de spéculer, de vouloir « expliquer », de vouloir déduire, conclure, arranger — tout cela, ce sera fini. Si on savait... être — être, être simplement, être. Mais pour nous (j’ai remarqué cela), si l’on ne parle pas, si l’on ne pense pas, si l’on ne décide pas, on croit que l’on est en dehors de la vie... Et puis ce n’est pas toujours le même silence. Le silence de la parole qu’on n’exprime pas, ce n’est pas cela : le silence de la contemplation... agissante. Silence d’une contemplation agissante. C’est cela.

C’est certainement le nouveau mode de vie qui se prépare. Alors il faut que l’autre cède la place.

On peut dire : rien ne sait, nulle part, ni personne. Mais il y a ceux qui aspirent... comment dire... qui ont la volonté, la tendance, l’aspiration, le besoin de savoir — de savoir et d’être —, et puis, tous ceux qui s’en fichent, qui vivent-vivotent leur petite-vie-grande-vie. Que ce soit un chef d’État ou que ce soit un balayeur, cela ne fait pas de différence. C’est la même chose, les vibrations sont les mêmes.

Le 28 août 1971

Alors, quoi de neuf ?

Rien, ou toujours la même chose.

Quoi?

J’attends.

Ah! tu attends — moi aussi! (rires)

(silence)

C’est comme si toutes les manières de voir le monde passaient l’une après l’autre — les plus détestables et les plus merveilleuses — comme ça, comme ça, comme ça (Mère tourne sa main comme un kaléidoscope), et toutes viennent comme pour dire : voilà, on peut regarder comme ça, voilà on peut regarder comme ça, voilà on peut... Et la Vérité... Qu’est-ce qui est vrai? Qu’est-ce qui est vrai?... Tout ça (même geste de kaléidoscope) et « quelque chose » que l’on ne sait pas.

D’abord, j’ai la conviction que cette nécessité de voir les choses, de les penser, c’est purement humain et c’est un moyen de transition. C’est une période de transition, qui nous paraît à nous longue, longue, mais qui en fait est assez courte.

Même notre conscience est une adaptation de la Conscience — la Conscience, la vraie Conscience, c’est autre chose.

Et alors, la conclusion pour mon corps, c’est... (ce que je peux traduire le mieux) : se blottir dans le Divin. Pas essayer de comprendre, pas essayer de savoir — essayer d’être... et se blottir. Et je passe mon temps comme cela.

Pas « essayer » : il suffit d’une minute comme cela (geste légèrement en retrait) et le temps ne compte plus. C’est très curieux, je fais des expériences pour tous les petits mouvements de la vie; eh bien, quand je me blottis comme cela, que j’arrête la pensée, simplement la conscience comme cela (geste d’intériorisation), tout paraît instantané. Il n’y a pas de temps. Quand je suis dans la conscience extérieure (ce que j’appelle extérieure, c’est une conscience qui voit la création), alors cela prend un temps plus ou moins long suivant l’attention qui est donnée. Alors tout, tout paraît... il n’y a rien qui paraisse être... comment dire... absolu, au sens de réel — réel, d’une réalité concrète —, il n’y a rien qui paraisse comme cela. Excepté les choses désagréables dans le corps; alors on se rend bien compte que c’est l’imperfection. C’est l’imperfection qui rend la chose sensible, autrement c’est comme cela (même geste d’intériorisation, blotti dans le Seigneur). Et « comme cela », le Pouvoir est formidable, dans le sens que... par exemple, pour les gens, une maladie disparaît (et en fait, sans que je fasse rien extérieurement, sans même que je parle à la personne, rien, rien — guérie), pour une autre qui veut s’en aller... c’est la fin, elle bascule de l’autre côté. Et alors, cet autre côté est devenu, à la fois, tout à fait familier et... absolument inconnu.

Je me souviens d’un temps où le souvenir des vies passées, le souvenir des activités nocturnes était tellement concret, ce monde soi-disant invisible était tout à fait concret. Maintenant... maintenant tout est comme un rêve — tout —, tout est comme un rêve qui voile une Réalité... une Réalité... inconnue et pourtant sensible. J’ai l’air de dire des bêtises.

Non, non!

Parce que ça ne peut pas s’exprimer.

Tu m’as demandé l’autre jour (ta question est restée), tu m’as demandé : quand je suis comme cela, silencieuse et immobile, qu’est-ce qu’il y a ?... C’est justement un essai (je ne peux pas dire une aspiration, on ne peut pas dire un effort — c’est le mot urge54 en anglais) : la vérité telle qu’elle est. Et non pas essayer de la savoir ni de la comprendre, tout cela est tout à fait indifférent : être — être — être... Et alors... (Mère a un sourire plein de douceur)

(silence)

Alors, c’est tout à fait curieux : en même temps — en même temps —, pas l’un dans l’autre ni l’un avec l’autre, mais l’un et l’autre, en même temps (Mère tient les doigts de sa main droite entre les doigts de sa main gauche) : merveilleux et effroyable... La vie telle qu’elle est, telle que nous la sentons dans notre conscience ordinaire, telle qu’elle est pour les hommes, paraît une chose... mais tellement effroyable que l’on se demande comment on peut vivre là-dedans seulement une minute; et l’autre, en même temps : une merveille. Une merveille de lumière, de conscience, de pouvoir — merveilleux. Oh! pouvoir! un pouvoir!... Et ce n’est pas un pouvoir d’une personne (Mère pince la peau de ses mains), c’est quelque chose... c’est quelque chose qui est tout... Et puis on ne peut pas exprimer. Alors, tout naturellement, ce qu’il y a de plus intéressant c’est de trouver Ça. Tout naturellement quand je n’ai rien à faire... (geste d’intériorisation, blotti dans le Seigneur)

(long silence)

Seulement Toi.

Voilà.

Et il est de toute évidence que la création a ça comme but, cette joie merveilleuse... de se sentir Toi.

(Mère part dans un sourire)

Le 1er septembre 1971

Le corps, on lui apprend à n’exister que par le Divin, sur le Divin, pour tout — tout, tout, tout sans exception. C’est seulement quand la conscience est liée autant qu’elle peut à la Conscience divine qu’il y a le sens de l’existence. C’est devenu d’une intensité extraordinaire. Quand le physique sera converti, ce sera une chose solide, tu sais! qui ne bouge pas — et complet. Et si concrète... La différence entre être dans le Divin, n’exister que par Lui et en Lui, et puis être dans la conscience (pas ordinaire, naturellement, mais la conscience humaine), est si grande que l’une semble la mort par rapport à l’autre, tellement c’est... C’est-à-dire que la réalisation physique est vraiment une réalisation concrète.

Il commence à y avoir une concentration d’énergie. Oh! ce n’est pas encore ça, il s’en faut de beaucoup, mais il y a le commencement de perception de ce que ce sera. Ça, c’est... c’est vraiment merveilleux. C’est d’une puissance! d’une puissance et d’une réalité dans la conscience que rien, rien d’autre ne peut avoir — tout ce qui est vital, mental, tout ça, ça paraît flou et incertain. Ça, c’est concret (Mère serre les poings). Et si fort.

Il y a encore des problèmes à résoudre, mais pas avec des mots ni avec des pensées. Et les choses viennent comme des démonstrations, non seulement les choses personnelles mais les choses de l’entourage : les gens, les circonstances. Tout cela, c’est pour apprendre, apprendre au corps à avoir la vraie conscience. Ça, c’est... merveilleux.

(Mère plonge)

Le problème semble avoir été de créer un physique capable de supporter le Pouvoir qui veut se manifester — toutes les consciences corporelles ordinaires sont trop minces et trop fragiles 294 pour supporter ce Pouvoir formidable qui doit se manifester. Et alors, le corps est en train de s’habituer. Et il est.. tu sais, comme s’il apercevait tout d’un coup un horizon tellement, tellement merveilleux, mais for-mi-da-ble-ment merveilleux ; et puis, on le laisse aller seulement autant qu’il peut le supporter. Il y a une adaptation qui doit se faire. La transition... en pleine transition.

Est-ce qu’il aura la plasticité suffisante? Je ne sais pas.

C’est une question de plasticité. Pouvoir supporter et transmettre (geste de coulée d’en haut à travers Mère), n’offrir aucun obstacle à la Puissance qui veut se manifester.

Les apparences, ce sont seulement des conséquences futures. C’est pour cela que... L’apparence, c’est ce qui changera en dernier.

(Mère entre en contemplation)

Ça peut durer indéfiniment... L’impression de toucher à quelque chose et... (geste qui échappe)

Qu’est-ce que tu as senti?

C’est Z. qui m’a fait comprendre une fois ce que je sens près de toi; elle a dit : « Quand on est près de toi, c’est comme si ça faisait prier le corps. » Eh bien, c’est cela, ce que je sens, c’est une puissance qui a l’air de prendre dans toutes les parties du corps et de les... je ne sais pas, de les emplir d’une aspiration intense.

Oui. Mais ça, c’est ce que mon corps sent.

Oui, ça fait prier le corps. Ça l’emplit d’une Puissance qui... je ne sais pas, c’est comme un or chaud qui soulève tout.

Oui, c’est comme cela qu’il est tout le temps.

(silence)

Je sens... Ça coule comme ça (geste à travers Mère) constamment.

C’est peut-être cela, l’Amour divin dans la Matière?

(Mère rit beaucoup)

C’est tellement intense, et chaud en même temps — chaud. Mais c’est si fort... c’est si fort qu’on a du mal à dire le mot « amour », parce que ça ne correspond à rien de ce qu’on comprend.

Oui, mais moi non plus!... Je suis comme cela (geste au front) : rien, rien, rien, vide, vide, vide... Là (geste haut et large) là, c’est... oui, c’est une immensité dorée.

Oui.

(silence)

J’ai une curieuse impression que c’est une espèce de... comme des écailles, ou des écorces d’arbre, des écailles de tortue, qui fondent, et que le corps n’est pas lui-même comme cela (Mère fait le geste de s’épanouir comme si le corps éclatait au soleil). Ce qui, pour l’homme, semble la Matière, c’est... c’est comme quelque chose de racorni qui doit tomber parce que ça ne reçoit pas. Et dans ce corps-là (Mère touche la peau de ses mains), il essaye... ça essaye de... (même geste d’épanouissement) Oh! c’est curieux. C’est une sensation curieuse.

Si l’on pouvait durer assez longtemps pour que tout ça se fonde, alors ce serait le vrai commencement.

Le 29 septembre 1971

Durgâ Pûjâ : Jour de la Victoire (Vijayadashamî).

C’était clair, très clair aujourd’hui, une forte pression pour dire : la Victoire, c’est l’Harmonie; la Victoire, c’est le Divin; et pour le corps, la Victoire c’est la bonne santé. Tout, tout malaise et toute maladie est un mensonge. C’est venu ce matin. Et c’était très clair. C’était convaincant.

Alors, ça va.

C’est comme si, par la pression, tout le Mensonge était sorti. Les choses les plus inattendues — dans les gens, les choses, les circonstances. Et c’est vraiment... il n’y a pas d’imagination qui puisse égaler cela. C’est incroyable.

Mais c’est bon signe, non?

Oh! oui. Oh! oui... C’est comme s’il y avait un poison, n’est-ce pas, et qu’en pressant, le poison sortait pour s’en aller — et il sort!...

Plus tard, on pourra en parler. C’est vraiment intéressant, vraiment. Oui, c’est bon signe, c’est très bon signe.

Oui, cela veut dire que toutes ces forces qui pendant des millénaires étaient cachées dessous...

Oui.

... ont perdu leur refuge.

Oui, c’est cela. C’est ça.

On verra. On ne peut pas en parler encore. Plus tard. Incroyable, mon petit!

Mais un Pouvoir! Pouvoir, oh!... (Mère ferme les yeux et sourit)

Le 16 octobre 1971

Comment maîtriser la souffrance physique?

C’est justement les expériences que j’ai maintenant.

Le corps est dans un état où il voit que tout dépend simplement de comment il est branché au Divin — de son état de soumission réceptive. J’ai eu l’expérience encore ces jours-ci. La même chose, qui est cause d’un... plus que d’un inconfort... d’une souffrance, d’un malaise presque insupportable, avec juste un changement dans la réceptivité du corps vis-à-vis du Divin, tout d’un coup cela disparaît — et même, cela peut aller vers un état béatifique. J’en ai eu l’expérience plusieurs fois. Et pour moi, c’est seulement une question d’une certaine sincérité, qui touche à l’intensité — dans la conscience que tout est l’action du Divin, et que son action va vers la réalisation la plus rapide possible étant donné les conditions.

Je pourrais dire : il faut que les cellules du corps apprennent à ne chercher leur support que dans le Divin, jusqu’au moment où elles peuvent sentir qu’elles sont l’expression du Divin.

C’est en effet l’expérience de maintenant. L’expérience de changer l’effet des choses, je l’ai; mais ce n’est pas mentalisé, alors je ne peux pas faire des phrases. Mais c’est vraiment que les cellules arrivent à sentir, d’abord qu’elles sont entièrement gouvernées par le Divin (ce qui se traduit par : ce que Tu veux, ce que Tu veux...), cet état-là, et puis une sorte de réceptivité... comment dire... passive — ce n’est pas immobile, c’est... Probablement on dirait une réceptivité « passive » (Mère ouvre les mains dans un sourire), mais je ne sais pas comment expliquer.

Tous les mots sont faux, mais on pourrait dire : Toi seul existes — n’est-ce pas, que les cellules sentent : Toi seul existes.

Comme cela. Mais tout cela, c’est comme si cela durcissait — les mots durcissent l’expérience. C’est une espèce de plasticité ou de souplesse (souplesse confiante, très confiante) : ce que Tu veux, ce que Tu veux...

(silence)

Dans une certaine attitude (mais c’est difficile à expliquer ou à définir), dans une certaine attitude, tout devient divin. Et là, ce qui est merveilleux, c’est que quand on a l’expérience que tout devient divin, tout ce qui est contraire, tout naturellement (suivant les choses : vite ou lentement, tout de suite ou peu à peu), disparaît.

Ça, c’est merveilleux. C’est-à-dire que de devenir conscient que tout est divin, est le meilleur moyen de rendre tout divin — d’annuler les oppositions.

Le 30 octobre 1971

J’ai comme l’impression de savoir le pourquoi de la création. C’était pour réaliser le phénomène d’une conscience qui, à la fois, aurait la conscience individuelle — la conscience individuelle que nous avons naturellement — et la conscience du tout, la conscience... comment dire... on pourrait dire globale. Mais les deux consciences s’unissent dans quelque chose... qui nous reste à trouver.

Une conscience à la fois individuelle et totale. Et tout ce travail, c’est pour que les deux consciences s’unissent dans une conscience qui soit cela à la fois. Et cela, c’est la réalisation prochaine.

(silence)

C’est pour nous que cela prend du temps (ce qui se traduit pour nous par le temps), comme si ça « se faisait », comme quelque chose qui est « à faire ». Mais cela, c’est l’illusion dans laquelle nous sommes. Parce que nous n’avons pas... nous n’avons pas traversé de l’autre côté.

Mais la conscience individuelle n’est pas du tout un mensonge, elle doit être associée à la conscience du tout de telle façon que cela fasse une autre conscience, que, pour le moment, nous n’avons pas encore. Ce n’est pas qu’elle doive abolir l’autre, tu comprends? Il doit y avoir un ajustement, un aspect différent, je ne sais pas... où les deux sont manifestées simultanément.

Par exemple, en ce moment, il y a toute une série d’expériences sur le pouvoir de création qui est latent dans la conscience individuelle, c’est-à-dire la capacité que les choses soient connues — connues ou ce que nous appelons voulues — dans la conscience individuelle avant qu’elles ne soient. Nous disons « nous voulons ça », mais c’est un intermédiaire55 , c’est la conscience qui est en route vers quelque chose où elle est, à la fois, la vision de ce qui doit être et la capacité de le réaliser.

Ça, c’est la prochaine étape. Après...

Alors, pour nous, c’est-à-dire pour la conscience individuelle, ça se traduit par le temps, le temps qu’il faut pour... Je ne sais pas comment dire...

Je sens cela comme cela : on n’est plus ça, on n’est pas encore ça, et il ne faut pas quitter ça pour être ça — il faut que les deux s’unissent et forment quelque chose de nouveau.

Et cela explique tout — tout, tout, tout. Et ça n’annule rien.

C’est cent fois plus merveilleux que nous ne pouvons l’imaginer.

La question est de savoir si ça (le corps) va pouvoir suivre... Pour suivre, il faut non seulement que ça dure mais que ça acquière une nouvelle forme, une nouvelle vie. Ça, je ne sais pas. En tout cas, cela ne fait rien — la conscience est claire, et la conscience n’est pas soumise à ça (Mère désigne le corps). Si ça peut être utilisé, tant mieux, sinon... On a encore des choses à trouver.

Mais on a des choses à trouver! La vieille routine est finie. C’est fini.

C’est la plasticité de la Matière qu’il faut trouver — que la Matière puisse toujours progresser. Voilà.

Combien de temps il faudra ? Je ne sais pas. Combien d’expériences il faudra ? Je ne sais pas. Mais maintenant le chemin est clair.

Le chemin est clair.

Le 17 novembre 1971

C’est très étrange, toute la vision des choses a changé... Et puis, oublié.

Si totalement changé...

Mais dans ce changement de vision, qu’est-ce qui fait la différence?

(Après un long silence souriant) C’est comme si la conscience n’était pas dans la même position vis-à-vis des choses — je ne sais pas comment dire. Alors elles apparaissent tout à fait différentes.

(silence)

Je ne sais pas comment expliquer... La conscience humaine ordinaire, même si elle a les idées les plus larges, est toujours au centre, et les choses sont comme cela (geste convergent de tous les côtés comme une toile d’araignée). Les choses existent (tout ce que l’on dit, rapetisse), elles existent par rapport à un centre. Tandis que... (Mère dessine une multitude de points éparpillés) C’est ce qui exprime le mieux, je crois : dans la conscience humaine ordinaire, on est dans un point et toutes les choses existent dans leur relation avec ce point de conscience (même geste en toile d’araignée). Et maintenant, le point n’existe plus, alors les choses existent en elles-mêmes.

C’est ce qui est le plus exact. Ce n’est pas cela mais...

N’est-ce pas, ma conscience est dans les choses — elle n’est pas « quelque chose » qui reçoit. C’est beaucoup mieux que cela mais je ne sais pas comment dire.

C’est mieux que cela parce que ce n’est pas seulement « dans les choses », c’est dans « quelque chose » qui est dans les choses et qui... les fait mouvoir.

Je pourrais faire une phrase. Je pourrais dire : « Ce n’est plus un être parmi les autres, c’est, je pourrais dire, c’est le Divin en toutes choses. » Mais ce n’est pas comme cela que je le sens... « Ce qui fait mouvoir les choses, ou ce qui est conscient dans les choses. »

C’est évidemment une question de conscience, mais pas une conscience comme les êtres humains l’ont ordinairement. C’est la qualité de la conscience qui a changé.

Le 18 décembre 1971

J’ai entendu quelque chose que Sri Aurobindo a écrit, disant que pour que le Supramental soit manifesté sur la terre, il faut que le mental physique le reçoive et le manifeste — et c’est justement le mental physique, c’est-à-dire le mental corporel (le mien), le seul qui me reste maintenant. Et alors, il m’est venu d’une façon tout à fait claire que c’est pour cela que seul celui-là est resté. Et il est en train de se convertir d’une façon très rapide et très intéressante. Ce mental physique est en train de se développer sous l’Influence supramentale. Et c’est justement cela que Sri Aurobindo a écrit, que c’était indispensable pour que le Supramental puisse se manifester d’une façon permanente sur la terre.

Alors, cela va bien... Ce n’est pas commode! (Mère rit)

Oui, justement, c’est un problème que je me suis posé. Parce que j’ai vu une chose, que cette transformation n’était pas possible à moins qu’il n’y ait une sorte de radical changement de position dans la conscience, ou de changement de vision...

Oui.

À moins de voir autrement les choses et les êtres.

Oui, oui.

Mais alors, je me demande : « Comment est-ce possible? »

C’est possible comme cela.

Mais il faut que ce soit quelque chose de très radical.

Mais c’est radical, mon petit! Tu n’imagines pas, c’est comme... Je pourrais dire vraiment que je suis devenue une autre personne. Il n’y a que ça (Mère touche l’apparence de son corps) qui reste comme ça, semblable à lui-même... Dans quelle mesure il pourra changer? Sri Aurobindo a dit que si le mental physique était transformé, la transformation du corps suivrait tout naturellement. Nous verrons.

Mais pourrais-tu me donner une clef, ou un levier, pour opérer ce changement radical?

Ah! je ne sais pas, parce que, pour moi, on m’a simplement enlevé tout — le mental parti complètement. Si tu veux, en apparence, j’étais devenue imbécile, je ne savais rien. Et c’est le mental physique qui s’est développé petit à petit, par des révélations successives. Moi, je ne sais pas, on a fait le travail pour moi — je n’ai rien fait. Ça a été fait comme cela, d’une façon tout à fait radicale.

Ça a pu se faire parce que j’étais très consciente de mon psychique (de l’être psychique qui s’est formé à travers toutes les existences), j’étais très consciente, et lui est resté; il est resté et justement il a permis que j’aie affaire avec les gens sans que cela fasse de différence — grâce à cette présence psychique. C’est pour cela qu’il y a eu très peu d’apparents changements. Alors je ne peux dire que ce que je sais, et je dirai cela : il faut que le psychique reste très... dominant tout l’être — tout l’être corporel — et guidant la vie, alors le mental a le temps de se transformer. Le mien, on l’a simplement renvoyé.

N’est-ce pas, la transformation du mental corporel était indispensable, parce que je n’avais plus que celui-là, tu comprends?... Il y a peu de gens qui accepteraient cela. (Riant) Moi, ça a été fait sans me demander mon avis! Le travail était très facile.

C’est cela justement qui s’est passé.

Je voudrais bien quelque chose de radical...

(Mère rit)Mais est-ce que tu accepterais ce qui m’est arrivé, c’està-dire que l’individu, la personne se sente absolument imbécile?

Je suis prêt.

Est-ce que cela ne te désespérerait pas?

Non, non — non.

N’est-ce pas, c’est une chose qui s’installe d’une façon pour ainsi dire permanente : la nullité de la personne — absolument la nullité, l’incapacité. Et alors, on est... on est bien, on est tout naturellement comme un enfant; on dit au Divin : « Fais tout pour moi » (il n’y a plus rien, on ne peut rien faire!), alors ça va bien tout de suite — tout de suite.

N’est-ce pas, le corps s’est donné entièrement, il avait même dit au Divin : « Je Te prie de me faire vouloir ma dissolution si je dois mourir », afin que même je ne résiste pas s’il est nécessaire que ce corps meure — vouloir ma dissolution. Voilà son attitude, il était comme cela (geste mains ouvertes). Et au lieu de cela, est venue une sorte de... je pourrais traduire par des mots mais ce n’étaient pas des mots : « Si tu acceptes la souffrance et les malaises, la transformation est mieux que la dissolution. » Et alors, quand il a du malaise, il accepte.

Ce n’est pas ça, ce que je dis est... Ce n’est pas vraiment cela, mais c’est quelque chose de difficile à expliquer. C’est vraiment une attitude nouvelle et une sensation nouvelle, je ne peux pas dire.

Et évidemment, pour chacun, ce doit être différent... Pour moi, ça a été très radical — je n’avais pas le choix, tu comprends : c’était comme cela, c’est comme cela. Voilà.

Mais il faut vraiment... Ce qui a rendu la chose facile, c’est que la conscience psychique était tout à fait en avant et gouvernait la vie, alors elle a continué tranquillement sans s’occuper de ça.

C’est comme la vue et l’ouïe, je me suis aperçue que ce n’était pas une déchéance physique, c’était simplement que je ne comprends et je n’entends les gens que quand ils pensent clairement ce qu’ils disent. Et je ne vois que ce qui est... ce qui exprime la vie intérieure, autrement c’est... flou ou voilé; et ce n’est pas que les yeux ne voient pas, c’est « quelque chose », c’est quelque chose d’autre — tout est nouveau.

(silence)

C’est vrai, il faut que le corps soit de très bonne volonté — il se trouve que le mien est de bonne volonté. Et ce n’est pas une bonne volonté mentale, n’est-ce pas, c’est vraiment une bonne volonté corporelle. Il accepte, il accepte tous les inconvénients... Mais c’est l’attitude qui est importante, ce ne sont pas les conséquences (je suis convaincue que les inconvénients ne sont pas indispensables), c’est l’attitude qui est importante. N’est-ce pas, il faut que ce soit comme cela (geste mains ouvertes). Vraiment, je me suis aperçue que dans la majorité des cas, la soumission au Divin ne veut pas dire confiance en le Divin — parce que l’on fait la soumission au Divin, on dit : « Même si Tu me fais souffrir, je me soumets », mais c’est un manque absolu de confiance! Ça, c’est vraiment amusant, la soumission n’implique pas la confiance; la confiance c’est quelque chose d’autre, c’est... une espèce de connaissance — de connaissance unshakeable56 , que rien ne peut troubler — que c’est nous qui changeons en difficultés, en souffrances, en misères, ce qui, dans la Conscience divine, est... Paix parfaite. C’est nous qui faisons cette petite transformation.

Et des exemples extraordinaires sont venus... Il faudrait des heures pour expliquer.

Vraiment, c’est la conscience qui doit changer — et même la conscience des cellules, tu comprends?... Ça, c’est un changement radical.

Et nous n’avons pas de mots pour exprimer cela, parce que ça n’existe pas sur la terre — c’était latent mais ce n’était pas manifesté. Tous les mots sont... à côté. Ce n’est pas tout à fait ça.

(silence)

Si tu veux, on pourrait dire qu’à chaque minute on a l’impression que, ou on peut vivre ou on peut mourir (geste de légère bascule d’un côté ou de l’autre), ou on peut vivre éternellement. À chaque minute c’est comme cela. Et la différence (entre les deux côtés) est tellement insensible que l’on ne peut pas dire : faites ça et vous serez de ce côté, faites ça et vous serez de l’autre côté — ce n’est pas possible. C’est une manière d’être presque indescriptible57 .

Le 22 décembre 1971

J’ai entendu une lettre de Sri Aurobindo où il disait que pour que le Supramental soit fixé ici (il avait vu que le Supramental venait en lui et puis se retirait, et puis il revenait et il se retirait — qu’il n’était pas stable), pour qu’il soit stable, il faut qu’il entre et qu’il s’installe dans le mental physique58 . Et c’est ce travail qui se fait maintenant depuis des mois en moi : le mental avait été retiré, et c’est le mental physique qui prend sa place, et j’avais justement remarqué depuis quelque temps qu’il était... (je te disais qu’il voyait tout d’une façon différente, que son rapport avec les choses était différent), j’avais remarqué que ce mental physique, le mental qui est dans le corps, devenait vaste, il avait des visions d’ensemble, et toute sa manière de voir, absolument différente. J’ai vu, c’est cela : le Supramental est en train de travailler là. Et je passe des heures extraordinaires.

Ce qu’il y a, ce sont seulement les choses qui résistent — on a l’impression (je te l’ai dit) que c’est comme si à chaque minute (et cela devient de plus en plus fort), à chaque minute : « Veux-tu la vie, veux-tu la mort? veux-tu la vie, veux-tu la mort?... » Et c’est comme cela. Et alors, la vie, c’est l’union avec le Suprême, et la conscience, une conscience tout à fait nouvelle qui vient. Et c’est comme cela, comme cela (Mère fait un geste de bascule d’un côté à l’autre). Mais hier ou avant-hier, je ne sais pas, tout d’un coup le corps a dit : « Non! c’est fini — je veux la vie, je ne veux plus rien d’autre. » Et alors, ça va mieux depuis.

Oh! il faudrait des volumes pour raconter ce qui se passe... C’est extraordinairement intéressant, et tout à fait nouveau. Tout à fait nouveau.

(Mère plonge)

À cause de la mort physique, le subconscient est défaitiste. N’est-ce pas, le subconscient a l’impression que, quel que soit le progrès, quel que soit l’effort, ça finira toujours par ça, parce que, jusqu’à présent, ça a toujours fini comme cela. Et alors, le travail qui est en train de se faire, c’est de tâcher de faire entrer la foi, la certitude de la transformation, dans le subconscient. Et ça... c’est une lutte de chaque instant.

Le 25 décembre 1971

C’est la fête de la Lumière — Noël est la fête de la Lumière qui revient... C’est beaucoup plus vieux que le christianisme! Et samedi prochain, c’est le premier janvier.

J’espère que 1972 va être meilleur!

(Mère hoche la tête) De plus en plus je suis convaincue que nous avons une façon de recevoir les choses et de réagir qui crée les difficultés — j’en suis de plus en plus convaincue. Parce que j’ai des expériences peu plaisantes, physiquement, matériellement, et alors, tout change suivant que l’on y fait attention ou non, suivant une attitude comme cela (geste tourné sur soi) où l’on se regarde vivre, ou bien une attitude où l’on est (geste vaste) dans les choses, dans le mouvement, dans la vie, et une attitude où l’on ne donne d’importance qu’au Divin; si l’on arrive à être comme cela tout le temps, il n’y a pas de difficultés — et les choses sont les mêmes. C’est l’expérience : la chose en elle-même est d’une certaine manière, et c’est notre réaction vis-à-vis de la chose qui diffère. L’expérience est de plus en plus probante. N’est-ce pas, il y a trois catégories : notre attitude vis-à-vis des choses, les choses en elles-mêmes (ces deux-là donnent toujours des difficultés), et il y a une troisième catégorie où tout, tout est par rapport au Divin, dans la Conscience du Divin — tout va merveilleusement! Facile! Et je parle de choses matérielles, de la vie physique matérielle (les choses morales, on le sait depuis longtemps, c’est comme cela), mais les choses matérielles, c’est-à-dire les petits inconvénients du corps, les réactions, avoir des douleurs ou non, les circonstances vont mal, ne pas pouvoir avaler — les choses les plus banales, auxquelles on ne fait pas attention quand 312 on est jeune et fort et bien portant; on n’y fait pas attention, et c’est comme cela pour tout le monde. Mais quand on vit dans la conscience de son corps et de ce qui lui arrive et de sa façon de recevoir ce qui vient et tout cela, oh! c’est la misère! Quand on vit dans la conscience des autres, de ce qu’ils veulent, de ce qu’il faut, de leur rapport avec vous, c’est la misère! Mais si l’on vit dans la Présence divine et que c’est le Divin qui fait tout, qui voit tout, qui est tout, c’est la Paix — c’est la Paix, le temps n’a plus de durée, tout est facile et... Ce n’est pas que l’on sente une joie ni que l’on sente... ce n’est pas cela... c’est le Divin qui est là. Et c’est la seule solution. Et c’est vers cela que le monde va : la Conscience du Divin — le Divin qui fait, le Divin qui est, le Divin... Et alors, identiquement la même circonstance (je ne parle pas de circonstances différentes), identiquement la même circonstance... C’est mon expérience de ces jours-ci, tellement concrète! Avant-hier, j’étais malade comme tout et hier les circonstances étaient les mêmes, mon corps était dans le même état, tout était semblable, et... tout a été paisible.

Ça, je suis absolument convaincue.

Ça explique tout. Ça explique tout, tout, tout.

Le monde est le même — il est vu et senti d’une façon absolument opposée.

Tout est un phénomène de conscience — tout. Seulement, pas cette conscience, ni celle-ci ni celle-là, ce n’est pas cela, c’est notre façon, la façon humaine d’être conscient, ou la façon divine d’être conscient. Voilà. C’est toute l’affaire. Et je suis absolument convaincue.

(silence)

En somme, le monde est comme il doit être, à chaque instant.

Oui.

C’est nous qui le voyons mal, ou le sentons mal ou le recevons mal.

C’est comme la mort, n’est-ce pas. C’est un phénomène de transition, et il nous paraît que cela dure depuis toujours. Pour nous, c’est depuis toujours parce que notre conscience est comme cela (Mère découpe un petit carré dans l’espace), mais quand on a cette Conscience divine, oh!... Les choses deviennent presque instantanées, tu comprends. Je ne peux pas expliquer.

Il y a un mouvement, il y a une progression, il y a ce qui se traduit pour nous par le temps, ça existe, c’est quelque chose... c’est quelque chose dans la conscience... C’est difficile à dire... C’est comme une image et sa projection. C’est un peu comme cela. Toutes les choses sont, et, pour nous, c’est comme quand nous les voyons projetées sur l’écran, elles viennent l’une après l’autre. C’est un peu comme cela.

Oui, Sri Aurobindo disait que dans la conscience supramentale, le passé, le présent et l’avenir existaient côte à côte, comme sur une seule carte de connaissance 59

Oui, c’est cela. C’est cela. Mais pour moi, c’est une expérience. Ce n’est pas une chose que je « pense » (je ne pense pas), c’est une expérience. Et c’est difficile à expliquer.

Et l’effet que cela nous produit, la sensation que nous en avons, dépend exclusivement de l’attitude de notre conscience. Et alors, la conscience d’être en soi-même ou d’être dans le tout... être dans le tout est déjà un peu mieux que d’être égoïstement soi-même, mais cela a des avantages, des inconvénients, et ce n’est pas la vérité... La Vérité, c’est... le Divin en tant que totalité — totalité dans le temps et totalité dans l’espace. Et ça, c’est une conscience que le corps peut avoir, parce que ce corps-là l’a eue (momentanément, pour des moments), et pendant qu’il l’a, tout est tellement... n’est-ce pas, ce n’est pas la joie, ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas le bonheur, ce n’est rien de tout cela... une sorte de paix béatifique... et lumineuse... et créatrice. C’est magnifique. Seulement, ça vient, ça va, ça vient, ça va... Et quand on en sort, on a l’impression de tomber dans un trou horrible — notre conscience ordinaire (la conscience humaine ordinaire, je veux dire), est un trou horrible. Mais on sait aussi pourquoi cela a été momentanément comme cela, c’est-à-dire que c’est nécessaire pour passer de ceci à cela — tout ce qui arrive est nécessaire au plein développement du but de la création. On pourrait dire : le but de la création est que la créature devienne consciente comme le Créateur. Voilà. C’est une phrase, mais c’est dans ce sens-là. Le but de cette création c’est cette Conscience de l’Infini, Éternel qui est tout-puissant — Infini, Éternel, ToutPuissant... que nos religions ont appelé Dieu (pour nous, par rapport à la vie, c’est le Divin), Infini et Éternel, Tout-Puissant... hors du temps : chaque parcelle individuelle possédant cette Conscience; chaque parcelle individuelle contenant cette même Conscience.

C’est la division qui a créé le monde, et c’est dans la division que l’Éternel se manifeste.

Notre langage est... (ou notre conscience) inadéquat. Plus tard, je pourrai dire.

Il se passe quelque chose. Voilà (Mère rit).

Bon Noël, mon petit — la fête de la Lumière...

1972




Le 9 février 1972

Au début de cet Entretien, Mère commente le message qui doit être distribué pour le Darshan du 21 février 1972 :

« L’unification complète de tout l’être autour du centre psychique est la condition essentielle pour réaliser une sincérité parfaite. »

Je me suis aperçue que les gens étaient insincères simplement parce qu’une partie de l’être dit une chose et une autre partie de l’être en dit une autre. C’est cela qui fait l’insincérité.

Mais il est très difficile d’avoir un état de conscience permanent : que ce soit toujours la même conscience qui domine tout le temps.

Mais cela, c’est quand on n’est pas unifié, mon petit. Pour moi, il y a des années et des années que c’est toujours (Mère fait un geste rectiligne) la même chose. Ça vient de là, c’est la conscience psychique, et c’est constant.

J’ai eu ces temps derniers pendant quelques instants l’expérience de la conscience non unifiée, mais il y a des années que ce n’est plus comme cela — des années, au moins trente ans60 . Dès que l’être psychique est devenu le maître, a gouverné l’être, c’était fini — c’est fini, et c’est comme cela (même geste rectiligne). Ça, c’est le signe certain. Toujours comme cela, toujours le même. Et c’est toujours la même chose : ce que Tu veux, ce que Tu veux.

Et pas un « Tu » qui est là-haut au diable vauvert et qu’on ne connaît pas : Il est partout, Il est en tout, Il est constamment là, Il est au-dedans de l’être — et on s’accroche comme ça. C’est la seule solution.

C’est une découverte que j’ai faite ces temps derniers. C’est la découverte de pourquoi les gens (même quand ils essayent), pourquoi ils sont insincères : parce que c’est tantôt l’un, tantôt l’autre, tantôt une autre partie, et alors celle-là est très sincère dans sa revendication, mais elle n’est pas en accord avec les autres.

Oui, mais cela veut dire que la conscience psychique rentre dans la conscience physique.

Oui.

Parce que c’est là seulement qu’il y a une permanence.

Oui...

Que la conscience psychique rentre dans la conscience physique ordinaire.

Oui.

C’est cela qui est difficile.

Mais mon petit, c’est cela qui m’est arrivé il y a, je te dis, au moins trente ans.

C’était la conscience psychique qui était là toujours, dominant l’être et le conduisant. Et toutes les impressions, tout était mis devant lui, comme cela (geste comme devant un phare), pour qu’il donne l’orientation vraie. Et le physique, lui, il est tout le temps comme cela, comme s’il écoutait tout le temps l’Ordre du Divin. Mais ça, c’était constant, constant — avant de venir ici. Je suis arrivée ici comme cela — il y a longtemps. Et ça n’a pas bougé. Et c’est seulement dernièrement que j’ai eu l’expérience61 , une nuit, pendant quelques heures, deux ou trois heures — c’était horrible, n’est-ce pas, cela m’a paru infernal. Et c’était pour que je sache, pour que je comprenne la condition des autres. Et alors, quand ce n’est plus le psychique qui est là...

Le corps — le corps est comme cela, à écouter, écouter, toujours écouter (geste vers le haut ou le dedans) — écouter. Mais ça ne s’exprime pas avec des mots (l’Ordre du Divin), ça s’exprime justement comme une volonté qui s’affirme (geste de descente imperturbable).

Est-ce qu’il faut que j’ajoute quelque chose pour préciser?

Tu as dit : « l’unification complète de tout l’être ».

Alors, cela veut dire le physique aussi.

Le 26 février 1972

Au début de cet Entretien, Mère commente le message qui doit être distribué le 29 février, jour appelé Golden Day (Le Jour du Seigneur), anniversaire de la première manifestation de la Lumière-Force supramentale dans l’atmosphère de la terre en 1956.


« C’est seulement quand le Supramental se manifeste dans le mental corporel que sa présence est permanente. »

Ce message, c’est Sri Aurobindo qui l’a dit — on me le fait dire comme si c’était de moi. C’était Sri Aurobindo qui l’avait écrit. Moi, j’ai dit : Sri Aurobindo a dit « en permanence ».

Mais Douce Mère, c’est ton expérience, par conséquent...

(Mère rit; silence)

Mais il serait plus sage d’en parler quand c’est fini! Quand c’est installé, alors... Pour le moment... (geste oscillant d’un côté et de l’autre)

Cette discipline du mental physique, elle est... Je ne sais pas par quel bout la prendre, elle est très difficile, je trouve.

Très difficile. C’est très difficile.

Il faut commencer par obtenir le silence à volonté. À n’importe quel moment, obtenir le silence. Ça, je crois que c’est le point de départ.

Oui, mais obtenir le silence à volonté, ce n’est pas difficile, Douce Mère, on se concentre une seconde et réellement ça se tait — et tout le temps que l’on est concentré, ça se tait parfaitement. Mais de la seconde où tu relâches la concentration, pfft! (Mère rit) Ça s’en va. Ça file d’un côté, ça file de l’autre.

Maintenant, le mien a perdu l’habitude de courir. C’est une habitude qu’il faut qu’il perde.

Mais comment faire?

Je ne sais pas, parce que c’est spontané. Il n’y a que quand on me parle ou quand quelque chose vient vous secouer de ça, autrement, tout naturellement, laissé à lui-même, il est comme cela (geste immuable, tourné vers le haut). Peut-être est-ce cela, le moyen (même geste tourné vers le haut) : une contemplation du Divin, comme cela.

(silence souriant)

L’état naturel, c’est cela (même geste). C’est même curieux, ça se traduit par... la sensation du corps, n’est-ce pas, c’est d’être tout enveloppé, comme un bébé dans ses langes, vraiment comme cela, d’être enveloppé par le Divin (geste).

(silence)

Il y a deux ou trois jours, je ne me souviens plus, il y a eu une grosse difficulté. Et alors tout de suite, je me suis sentie comme enveloppée (geste), comme un bébé porté dans les bras du Divin. Tu comprends, c’était comme cela. C’était comme si j’étais un bébé porté dans les bras du Divin. Et alors... au bout d’un moment (mais c’était long), quand il a été uniquement dans la Présence comme cela, la douleur est partie. Il n’a même pas demandé que ça s’en aille : c’est parti. Ça a pris un petit moment, c’est parti.

Tout à fait, tout à fait l’impression d’un bébé, et enveloppé (geste) dans les bras du Divin. Extraordinaire.

(silence)

N’est-ce pas, pendant un certain temps, c’est comme cela : « Ce que Tu voudras, ce que Tu voudras », et puis cela aussi, ça se tait... (Mère ouvre les mains vers le haut dans un geste d’offrande)

(silence)

C’est le type de concentration qui devrait changer.

Oui.

Parce que, quand on fait cette discipline du mental physique, quand il s’échappe comme cela à droite, à gauche, c’est encore mentalement que l’on reprend la concentration, que l’on rétablit le silence, etc. Alors, chaque fois, c’est par le mental que l’on fait la discipline...

Ah! ...

Mais le mental, de la seconde où tu le relâches... Il faudrait une descente de quelque chose, une prise de possession.

Vraiment, je crois que c’est la sensation de l’impuissance d’un bébé. Tu comprends? Mais ce n’est pas une chose « pensée », « voulue », c’est tout à fait spontané. Et alors, de cela, on passe dans un état... (Mère ouvre les mains dans un sourire béatifique)

Tant qu’il y a cette sensation de quelqu’un qui veut, quelqu’un qui fait, tout cela, c’est inutile... (même geste, mains ouvertes dans un sourire).

(Mère entre en contemplation)

Le Seigneur s’occupe de nous?

(Riant) Je crois que oui!

(Mère prend les mains du disciple)

Tu ne Le sens pas?

Si, Douce Mère.

Ah!...

Le 8 mars 1972

À propos d’un « accident ».


C’est comme cela. C’est comme un Ordre impératif : allez droit ou tout va mal.

Ça devient terrible, terrible. C’est comme une pression — une pression effroyable — pour avoir le progrès voulu. Je le sens en moi-même, pour mon corps. Mais mon corps n’a pas peur, il dit (Mère ouvre les mains) : « Bon, si je dois finir, c’est fini. » C’est comme cela à chaque minute : la vraie chose (Mère abat son poing) ou la fin.

C’est cela qui semble être descendu — tu sais que j’avais dit que quelque chose était descendu (c’est écrit quelque part) et nous saurons un jour, nous saurons bientôt ce que ce sera62 . Tu n’as pas lu?

Oui, c’était le 21 février.

Mais c’est cela. C’est une sorte de... Pas de demi-mesures, pas de compromis, pas d’à-peu-près, pas de... non : comme cela (Mère abat son poing).

Et c’est comme cela pour le corps. C’est à chaque minute un impératif : c’est la vie ou la mort. Pas l’à-peu-près qui a duré indéfiniment. Pendant des siècles on n’était pas tout à fait mal, on n’était pas tout à fait bien — ce n’est plus ça.

Le corps sait que pour la formation du corps supramental, c’est comme cela : il faut que ce soit entièrement sous l’Influence du Divin — pas de compromis, pas d’à-peu-près, pas de « ça viendra », non : comme ça (Mère abat son poing), une Volonté terrible.

Mais... c’est la seule manière que les choses aillent vite.

(long silence)

Mais quand on commence à comprendre pratiquement la nécessité de la transformation — quand ça commence vraiment à être compris et que l’on essaye de faire quelque chose, on s’aperçoit que la substance matérielle, elle reçoit un coup, alors elle se souvient : pendant un jour, deux jours elle aspire, elle cherche; et puis ça se relâche.

Oui, oui.

Il y a comme une incapacité de tension.

Ce n’est pas de l’incapacité.

Qu’est-ce que c’est?

Mauvaise volonté. Égoïsme — ce que nous appelons égoïsme — l’égoïsme de la Matière...

L’égoïsme de la Matière.

... qui ne veut pas se soumettre.

Ça, je le sais. J’attrape tout le temps mon corps, ici, là, là, là... Il veut aller son petit bonhomme de chemin de la façon ordinaire.

C’est une sorte de relâchement de l’aspiration ou de la tension.

Oui, c’est cela.

Alors comment faire? Il faut chaque fois le rattraper, ou il faut quoi?

Oui. Mais c’est parce que ça ne peut être stable que si c’est vraiment branché sur le Divin. Si l’on est comme cela (geste, les deux poings accrochés en haut comme à une corde), alors automatiquement, quand le moment devient tout à fait critique, ça va du bon côté. Ça va du bon côté. C’est comme si l’on avait tout le temps l’impression que l’on était entre la vie et la mort, et de la minute où l’on prend la vraie attitude — ou la partie concernée prend la vraie attitude —, ça va bien. Tout naturellement et facilement ça va bien. C’est extraordinaire. Mais c’est formidable parce que c’est un danger perpétuel. N’est-ce pas, peut-être, je ne sais pas, cent fois dans la journée, une sensation : la vie ou (pour les cellules, n’est-ce pas), la vie ou la désintégration. Et alors, si elles se crispent comme elles ont l’habitude de le faire, ça va tout à fait mal. Mais elles apprennent à... (Mère ouvre les mains dans un geste d’abandon), alors ça va.

C’est comme si, par une espèce d’obligation, le corps apprenait l’éternité. C’est vraiment intéressant. Et alors je vois les circonstances extérieures, ça devient terrible (au point de vue ordinaire).

(Mère entre en contemplation)

Qu’est-ce que tu as à dire?

Non, c’était cela, la difficulté que je trouvais.

Oui.

Je trouve cela très difficile. Alors on essaye une fois, dix fois de se rattraper, mais on a l’impression que ce n’est pas cela qu’il faut faire, que c’est quelque chose d’autre, et que... si vraiment il n’y a pas un Pouvoir supérieur qui fait la chose pour vous, on ne peut rien faire du tout.

Oui, c’est cela. Mais alors il y a des expériences — des centaines d’expériences — que de la minute où l’on prend l’attitude véritable, c’est fait.

C’est nous qui empêchons que ce soit fait... Comme si notre contrôle empêchait la Force d’agir, quelque chose comme cela. Il faut... (Mère ouvre les mains)

(silence)

Je crois, je crois que c’est le subconscient qui est convaincu que s’il ne garde pas son contrôle, tout ira mal. C’est cela, l’impression. C’est lui, c’est lui qui dit : « Ah! il faut veiller, il faut faire attention... »

(Mère ouvre les mains)

Le 24 mars 1972

Pour la première fois, de bonne heure le matin, je me suis vue, mon corps — je ne sais pas si c’est le corps supramental ou... comment dire... un corps de transition, mais j’avais un corps tout à fait nouveau, en ce sens qu’il était insexué : ce n’était pas une femme et ce n’était pas un homme.

Il était très blanc. Mais c’est parce que je suis blanche de peau, je crois, je ne sais pas.

Il était très mince (geste élancé) — c’était joli. Vraiment une forme harmonieuse.

Alors c’est la première fois. Je ne savais pas du tout, je n’avais aucune idée de comment ce serait ni rien, et j’ai vu — j’étais comme cela, j’étais devenue comme cela.

Le 25 mars 1972

L’autre jour, tu as parlé de cette vision de ton corps, ce corps de transition...

Oui, mais j’étais comme cela. C’était moi. Je ne me suis pas vue dans une glace : je me suis vue comme cela (Mère penche la tête pour regarder son corps), j’étais... j’étais comme cela.

C’est la première fois. C’était vers quatre heures du matin, je crois. C’était tout à fait naturel — n’est-ce pas, je n’ai pas regardé dans un miroir, j’étais tout à fait naturelle. Je me souviens seulement de ce que j’ai vu (geste de la poitrine aux hanches). Je n’avais que des voiles sur moi, alors j’ai vu seulement... Ce qui était très différent, c’était le tronc, depuis la poitrine jusqu’à la taille : ni homme ni femme.

Et c’était joli, j’avais une forme très, très svelte, très mince — très mince mais pas maigre. Et la peau était très blanche; la peau était comme ma peau. Mais une très jolie forme. Mais pas de sexe, on ne pouvait pas dire... ni homme ni femme. Le sexe avait disparu.

Aussi là (Mère désigne la poitrine), tout cela : rien. Je ne sais pas comment dire. C’était comme un souvenir mais ça n’avait plus de formes (Mère touche sa poitrine), même pas autant que les hommes. Une peau très blanche, très unie. Pour ainsi dire pas de ventre. L’estomac — pas d’estomac. Tout cela était mince.

N’est-ce pas, je n’ai pas fait spécialement attention parce que c’était comme cela que j’étais, c’était tout à fait naturel. C’est la première fois, et c’était dans la nuit d’avant-hier à hier, et la nuit d’hier à aujourd’hui je n’ai rien vu — la première, la dernière fois jusqu’à présent.

Mais c’était comme cela dans le physique subtil?

Ce doit être comme cela dans le physique subtil.

Mais alors comment cela passera-t-il dans le physique?

Voilà, je ne sais pas... Je ne sais pas. Je ne sais pas.

Aussi, il était évident qu’il ne devait plus y avoir une digestion compliquée comme maintenant, ni l’élimination de maintenant. Ce n’était pas comme cela.

Mais comment?... Il est évident que la nourriture est déjà très différente et devient de plus en plus différente (comme le glucose, par exemple, des choses qui ne nécessitent pas une digestion compliquée). Mais comment le corps lui-même changera-t-il? Je ne sais pas.

Je ne sais pas. Je n’ai pas regardé pour savoir comment c’était parce que c’était tout à fait naturel, alors je ne peux pas faire une description détaillée. Simplement ce n’était ni le corps d’une femme ni le corps d’un homme — ça, c’est clair. Et the outline, la silhouette était à peu près la même, comme d’un être très, très jeune. Il y avait comme le souvenir des formes humaines (Mère dessine en l’air), il y avait une épaule, et une taille. Comme le souvenir d’une forme.

Je le vois mais... Je l’ai vu comme on se voit. Et il y avait une espèce de voile que je me suis mis, comme cela, pour me couvrir.

C’était une manière (ce n’était pas étonnant pour moi), c’était une manière d’être naturelle.

Ce doit être comme cela dans le physique subtil.

Non, ce qui paraît mystérieux, c’est le passage de l’un à l’autre.

Oui, comment?

Mais c’est le même mystère que le passage du chimpanzé à un homme.

Oh ! non, c’est plus formidable que cela, Douce Mère. C’est plus formidable parce que, après tout, entre le chimpanzé et l’homme il n’y a pas beaucoup de différence.

Mais il n’y avait pas beaucoup de différence en apparence (Mère dessine une silhouette en l’air) : il y avait des épaules, des bras, un corps, une taille comme cela, des jambes. Ça, c’était la même chose. C’était seulement...

Oui, mais je veux dire que le fonctionnement du chimpanzé et le fonctionnement de l’homme sont pareils.

Ils sont pareils.

Eh bien, oui, ils digèrent, ils respirent, ils... Tandis que là...

Non, mais il devait y avoir la respiration — au contraire, les épaules étaient larges (geste). Ça, c’était important. Seulement la poitrine n’était ni féminine ni même masculine. C’était comme un souvenir. Et puis tout cela — estomac, ventre, tout cela — il y avait juste un outline, une forme très svelte et très harmonieuse, mais qui n’avait certainement pas l’utilisation que nous faisons de notre corps.

Les deux choses très, très différentes, ce sont la procréation, qui n’avait plus aucune possibilité là, et puis la nourriture. Mais il est tout à fait évident que la nourriture maintenant n’est pas celle des chimpanzés ni des premiers hommes. Elle est très différente. Et maintenant, c’est comme s’il fallait trouver une nourriture qui n’ait pas besoin de toute une digestion... Ça, il semble que ce ne soit pas positivement liquide, mais pas solide. Et puis, il y a cette question de la bouche — je ne sais pas. Les dents? Évidemment il ne doit plus y avoir besoin de mâcher, et alors les dents n’ont plus de... Mais il faut quelque chose à la place... Ça, je ne sais pas du tout, du tout comment était la figure. Mais elle n’avait pas l’air très différente de ce qu’elle est.

Évidemment, ce qui changera beaucoup, ce qui était devenu très important, c’était la respiration. C’était de cela que dépendait beaucoup cet être.

Oui, probablement il absorbe directement les énergies.

Oui. Mais il y aura probablement des êtres intermédiaires qui ne dureront pas très longtemps, comme il y a eu des êtres intermédiaires entre le chimpanzé et l’homme.

Mais je ne sais pas, il faut qu’il se passe quelque chose qui ne s’est pas passé jusqu’à présent.

Oui.

(silence)

Quelquefois, j’ai comme une impression que le moment de la réalisation est proche.

Oui, mais comment?

Oui, comment, on ne sait pas.

Est-ce que ça (Mère désigne son corps), ça va changer? Il faut que ça change, ou que ça suive le vieux processus ordinaire de se défaire et de se refaire... Je ne sais pas... Évidemment, la vie peut se prolonger beaucoup, il y a eu des exemples, mais... Je ne sais pas.

Je ne sais pas.

Plusieurs fois, j’ai eu l’impression que plutôt qu’une transformation, ce sera une concrétisation de l’autre corps.

Aah!... Mais comment?

Ça non plus, le passage, on ne sait pas. Mais au lieu que celui-ci devienne l’autre, c’est l’autre qui va prendre la place de celui-ci.

Oui, mais comment?

Oui, comment, je ne sais pas.

(Après un silence) Oui, celui que j’étais la nuit d’avant-hier, évidemment s’il se matérialisait... Mais comment?

(Mère entre en contemplation)

On ne sait rien!

C’est curieux comme on ne sait rien...

(silence)

Douce Mère, tu sais, dans son poème, « Transformation »,

Sri Aurobindo commence ainsi :

“My breath runs in a subtle rhythmic stream;
It fills my members with a might divine63 ...”

La respiration, oui ça, c’est important.

Le 2 avril 1972

Extrait d’une conversation avec plusieurs disciples.

Mère a d’abord parlé en anglais, puis en français.


For centuries and centuries humanity has waited for this time. It is come. But it is difficult.

I don’t simply tell you we are here upon earth to rest and enjoy ourselves, now is not the time for that. We are here... to prepare the way for the new creation.

The body has some difficulty, so I can’t be active, alas. It is not because I am old, I am not old. I am not old, I am younger than most of you. If I am here inactive, it is because the body has given itself definitely to prepare the transformation. But the consciousness is clear and we are here to work — rest and enjoyment will come afterwards. Let us do our work here.

So I have called you to tell you that. Take what you can, do what you can, my help will be with you. All sincere effort will be helped to the maximum64 .

C’est le moment d’être héroïque.

L’héroïsme n’est pas comme l’on dit, mais d’être pleinement uni — et l’aide divine sera toujours avec ceux qui ont résolu d’être héroïques en toute sincérité. Voilà.

Vous êtes ici en ce moment, c’est-à-dire sur la terre, parce que vous l’avez choisi dans le temps — vous ne vous en souvenez plus mais moi je le sais —, c’est pour cela que vous êtes ici. Eh bien, il faut être à la hauteur de la tâche. Il faut faire effort, il faut vaincre toutes les petitesses et toutes les limitations, et surtout dire à l’ego : ton temps est passé. Nous voulons une race qui n’ait pas d’ego, qui ait une conscience divine à la place de l’ego. C’est cela que nous voulons : la conscience divine qui permettra à la race de se développer et à l’être supramental de naître.

Le 12 avril 1972

Mère tend au disciple une carte imprimée où
se trouve sa photo et le texte suivant :

“No human will can finally prevail against the Divine’s will.

“Let us put ourselves deliberately and exclusively on the side of the Divine and the Victory is ultimately certain 65 .”

— The Mother

C’est curieux comme la nature humaine résiste à cela. La nature humaine ordinaire est telle qu’elle aime mieux la défaite avec sa propre volonté que la victoire autrement. Je suis en train de découvrir des choses... incroyables — incroyables.

La profondeur de la stupidité humaine est incroyable. Incroyable.

C’est comme si cette Force dont j’avais parlé66 , allait comme cela (geste de descente imperturbable) de plus en plus profond, vers le subconscient.

Dans le subconscient, il y a des choses... incroyables — incroyables. Je passe des nuits à voir cela. Et ça descend, ça descend, impératif.

Et alors, il y a le subconscient humain qui crie : « Oh! pas encore, pas encore — pas si vite! » Et c’est contre cela qu’il faut lutter. C’est un subconscient général.

Et naturellement les résistances amènent des catastrophes; mais alors on dit : « Voyez, voyez comme votre action est bienfaisante! Elle amène des catastrophes. » Incroyable, incroyable de stupidité.

Il faut rester... rester accroché au Divin. Et n’est-ce pas, elle a de ces bonnes raisons! Elle dit : « Vous voyez, vous voyez à quoi ça vous mène, vous voyez... » Oh! c’est... ce n’est pas seulement une résistance : c’est pervers.

Oui.

C’est une perversité.

Oui, oui, Douce Mère, je le vois très clairement. Je vois très clairement que c’est une perversité réellement.

C’est une perversité.

Mais on a l’impression de quelque chose qui n’obéit à rien.

Non, il n’y a qu’à... Si l’on peut ne pas écouter, c’est mieux, mais si l’on écoute, il n’y a qu’à répondre : « Ça m’est égal, ça m’est égal » — tout le temps. « Tu deviendras stupide » — ça m’est égal. « Tu gâcheras tout ton travail » — ça m’est égal... À tous ces arguments pervers, on répond : ça m’est égal.

Si l’on peut avoir l’expérience que c’est le Divin qui fait tout, alors avec une foi inébranlable on dit : tous tes arguments n’ont aucune valeur; la joie d’être avec le Divin, conscient du Divin, dépasse tout — dépasse la création, dépasse la vie, dépasse le bonheur, dépasse la réussite, dépasse tout — (Mère lève un doigt) Ça.

Voilà. Alors c’est bien. Alors c’est fini.

C’est comme si ça poussait au jour, comme si ça mettait au jour, en contact avec cette Force, tout ce qu’il y a de pire dans la nature... pour que ce soit fini.

Et alors, ça semble s’accrocher à ce qui, en nous, était de bonne volonté.

Il y a un moment où cela devient absolument merveilleux, mais on passe par des heures qui ne sont pas agréables.

Oui. Oui, il y a des moments où l’on se demande si tout ne va pas être balayé.

(Mère rit) C’est absurde! C’est absurde. C’est toute la résistance qui va être balayée.

Mais...

(Mère plonge)

J’ai de plus en plus l’impression qu’il n’y a qu’un moyen... (Riant) Cela fait une image amusante : s’asseoir sur le mental. S’asseoir sur le mental : tais-toi. C’est le seul moyen.

On s’assoit sur le mental (Mère donne une petite tape) : tais-toi.

(silence)

Dans le subconscient, il y a le souvenir des anciens pralaya, et alors c’est ce souvenir qui donne toujours cette impression que tout va se dissoudre, tout va s’écrouler.

Mais si l’on regarde avec la vraie lumière, ce ne peut être qu’une manifestation qui se dissoudra et il y aura une manifestation plus belle. X. m’avait dit que c’était la septième et la dernière... Sri Aurobindo (je lui avais dit ce que X. disait), Sri Aurobindo était d’accord, parce qu’il a dit : celle-là verra la transformation vers le Supramental. Mais le Supramental... pour cela, il faut que le mental se taise! Et alors, cela me donne toujours l’impression (riant) d’un enfant qui est assis sur la tête du mental et qui (geste comme un enfant qui bat des pieds), qui joue sur la tête du mental !... Si je pouvais encore faire un dessin, ce serait vraiment amusant. Le mental — ce gros mental terrestre (Mère se gonfle les joues) qui se croit si important et si indispensable, et alors l’enfant assis sur sa tête et qui joue! C’est très amusant.

Ah! mon petit, nous n’avons pas la foi, dès qu’on a la foi... Nous disons : nous voulons la vie divine — mais nous en avons peur! Mais dès que la peur s’en va et que l’on est sincère... vraiment tout change.

Nous disons : nous ne voulons plus de cette vie, et (riant) il y a quelque chose qui s’accroche!

C’est si ridicule.

Nous nous accrochons à nos vieilles idées, nos vieilles... à ce vieux monde qui doit disparaître — nous avons peur!

Et l’enfant divin assis sur la tête du mental et qui joue!... Je voudrais pouvoir faire cette image, c’est merveilleux.

Nous sommes tellement stupides que nous en arrivons à dire (Mère prend un ton de dignité offensée) : « Le Divin a tort, il ne devrait pas faire comme ça. » C’est comique, mon petit.

(silence)

Pour moi, le meilleur remède (c’est-à-dire le plus facile), c’est : « Ce que Tu voudras. » Ce que Tu voudras, en toute sincérité. Et alors — alors la compréhension vient. Alors on comprend. Mais on ne comprend pas mentalement, ce n’est pas là (Mère touche sa tête).

Ce que Tu voudras.

Le 6 mai 1972

Mère « regarde ».

(silence)

Je te l’ai déjà dit, je crois, il y a comme une Force dorée qui appuie (geste de pression), qui n’a pas de consistance matérielle et pourtant qui semble terriblement lourde...

Oui, oui.

... et qui appuie sur la Matière, comme ça, pour obliger, l’obliger à se tourner vers le Divin intérieurement — pas une fuite extérieure (geste en haut) —, intérieurement pour se tourner vers le Divin. Et alors, le résultat apparent, c’est comme si les catastrophes étaient inévitables. Et en même temps que cette perception de catastrophe inévitable, il y a des solutions à la situation, des événements qui apparaissent, eux, tout à fait comme miraculeux. C’est comme si les deux extrêmes devenaient plus extrêmes, comme si ce qui est bon devenait meilleur, ce qui est mauvais devenait pire. C’est comme cela. Avec une Puissance formidable qui presse sur le monde. C’est cela, mon impression.

Oui, c’est perceptible.

Oui, ça se sent comme cela (Mère palpe l’air). Et puis dans les circonstances, alors, à la fois, des tas de choses qui généralement se passent d’une façon indifférente, qui deviennent aiguës — des situations, des différences qui deviennent aiguës, des mauvaises volontés qui deviennent aiguës — et, en même temps, des miracles extraordinaires... extraordinaires. Des gens qui sont sauvés et qui étaient sur le point de mourir, des choses qui étaient inextricables et tout d’un coup s’arrangent.

Et alors, pour les individus aussi c’est comme cela.

Ceux qui savent se tourner vers... comment dire... qui sincèrement font appel au Divin, qui sentent que c’est le seul salut, que c’est le seul moyen d’en sortir, et qui sincèrement se donnent, alors... (geste d’éclatement) en quelques minutes ça devient merveilleux. Pour les toutes petites choses — il n’y a pas de petit et de grand, d’important et de pas important, c’est tout la même chose.

Les valeurs changent.

C’est comme si la vision du monde changeait.

(silence)

C’est comme pour donner une idée du changement dans le monde par la descente du Supramental. Vraiment les choses qui étaient indifférentes deviennent catégoriques : une petite erreur devient catégorique dans ses conséquences, et une petite sincérité, une petite aspiration vraie devient miraculeuse dans son résultat. Ce sont les valeurs qui sont augmentées dans les gens. Et au point de vue même matériel, la moindre, la moindre faute a de grosses conséquences, et la moindre sincérité dans l’aspiration a de merveilleux résultats. Ce sont les valeurs qui sont augmentées, précisées.

Douce Mère, tu parles de faute, d’erreur — je ne sais pas si c’est une aberration mais j’ai une impression de plus en plus précise que la faute, l’erreur, tout cela, ce n’est pas vrai. Ce n’est pas comme cela. C’est un moyen... comment dirais-je? Oui, c’est un moyen d’élargir le champ d’aspiration.

Oui, oui parfaitement.

La perception d’ensemble, c’est que tout est... tout est voulu en vue de l’ascension consciente du monde. C’est la conscience qui se prépare à devenir divine. Et c’est parfaitement vrai, ce que nous considérons comme des fautes, c’est tout à fait dans la conception humaine ordinaire, tout à fait, tout à fait.

La seule faute — s’il y en a une — c’est de ne pas vouloir autre chose. Mais à partir du moment où l’on veut autre chose...

Mais ce n’est pas une faute, c’est une imbécillité!

N’est-ce pas, c’est très simple. Il faut que toute la création ne veuille que le Divin, que manifester le Divin ; et tout ce qu’elle fait, comme toutes ses prétendues erreurs, ce sont des moyens de rendre inévitable que toute la création manifeste le Divin — mais pas le « Divin » tel que l’homme Le conçoit, n’est-ce pas, avec des « ceci et pas cela » et toutes sortes de restrictions : un ensemble d’une puissance et d’une lumière formidables. C’est vraiment la Puissance dans le monde, une Puissance nouvelle et formidable qui est venue dans le monde et qui doit se manifester et rendre (si l’on peut dire) « manifestable » cette Toute-Puissance divine.

Je suis arrivée à cette conclusion : en regardant, en observant, j’ai vu que ce que nous appelons Supramental, faute d’un mot meilleur, ce Supramental rend la création plus sensible au Pouvoir supérieur, que nous appelons « divin » parce que nous... il est divin par rapport à ce que nous sommes, mais... C’est quelque chose (geste de descente et de pression) qui doit rendre la Matière plus sensible et plus... (si le mot existe) « responsive » à la Force. Comment dire?... Maintenant, tout ce qui est invisible ou insensible est pour nous irréel (je veux dire pour l’être humain en général), nous disons qu’il y a des choses « concrètes » et des choses qui ne le sont pas; alors, cette Puissance, ce Pouvoir qui n’est pas matériel, devient plus concrètement puissant sur la terre que les choses terrestres matérielles. C’est cela.

C’est cela, la protection et le moyen de défense des êtres supramentaux ; ce sera une chose qui n’est pas en apparence matérielle, et qui a un pouvoir sur la Matière plus grand que les choses matérielles. Ça, ça devient de jour en jour, d’heure en heure, plus vrai. L’impression que cette Force, quand elle est dirigée par ce que nous appelons le « Divin », elle peut, elle peut vraiment — tu comprends, elle a le pouvoir de faire mouvoir la Matière, elle peut produire un accident matériel ; et elle peut sauver d’un accident tout à fait matériel, elle peut supprimer les conséquences d’une chose absolument matérielle — elle est plus forte que... la Matière. Ça, c’est ce qu’il y a de tout à fait nouveau et d’incompréhensible; et alors, cela produit une espèce d’affolement dans la conscience ordinaire des gens. C’est cela. Il semble que... Ce n’est plus comme c’était. Et vraiment il y a quelque chose de nouveau — ce n’est plus comme c’était.

Tout notre bon sens, toute notre logique, tout notre sens pratique, par terre! perdu! — n’a plus de force. N’a plus de réalité. Ne correspond plus à ce qui est. C’est vraiment un monde nouveau.

(silence)

C’est ce qui, dans le corps, a de la difficulté à s’adapter à cette Puissance nouvelle, qui crée le désordre et les difficultés, les maladies. Mais tout d’un coup, on sent que si l’on était pleinement réceptif, on deviendrait formidable. C’est cela, l’impression. C’est l’impression que j’ai de plus en plus, que si toute la conscience (toute la conscience la plus matérielle — la plus matérielle) était réceptive à cette Puissance nouvelle... on deviendrait for-mi-dable.

(Mère ferme les yeux)

Mais une condition essentielle : le règne de l’ego doit être fini. L’ego est l’obstacle maintenant. Il faut que l’ego soit remplacé par la Conscience divine — Sri Aurobindo, lui, disait « Supramental »; nous pouvons dire Supramental pour qu’il n’y ait pas de malentendu, parce que dès que l’on parle du « Divin » les gens pensent à un « Dieu », et cela gâte tout. Ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça (Mère fait descendre lentement ses poings fermés), c’est la descente du monde supramental, qui n’est pas une chose purement imaginative (geste là-haut), c’est une Puissance absolument matérielle. Mais qui (souriant) n’a pas besoin des moyens matériels.

Un monde qui veut s’incarner dans le monde.

(silence)

Plusieurs fois, il y a eu des moments où mon corps sentait une espèce de malaise nouveau et une inquiétude; et il y a eu comme quelque chose, qui n’était pas une voix mais qui se traduisait en mots dans ma conscience : « Pourquoi as-tu peur? C’est la Conscience nouvelle. » Plusieurs fois c’est venu. Et alors j’ai compris.

(silence)

Tu comprends, c’est ce qui, dans le bon sens humain, dit : « C’est impossible, ça n’a jamais été », c’est cela qui est fini. C’est fini, c’est idiot. C’est devenu une stupidité. On pourrait dire : c’est possible parce que ça n’a jamais été. C’est le monde nouveau et c’est la Conscience nouvelle et c’est la Puissance nouvelle, c’est possible, et cela est et sera de plus en plus manifesté parce que c’est le monde nouveau, parce que ça n’a jamais été.

Cela sera parce que cela n’a jamais été.

(silence)

C’est joli : cela sera parce que cela n’a jamais été — parce que cela n’a jamais été.

(Mère plonge; longue contemplation)

Ce n’est pas matériel et c’est plus concret que la Matière!

Oui. C’est écrasant presque.

Écrasant, oui, c’est ça... Oh! c’est...

Ce qui n’est pas réceptif sent l’écrasement, mais tout ce qui est réceptif sent au contraire comme une... une dilatation puissante.

Oui. Mais c’est très curieux, c’est les deux !

Les deux en même temps.

Oui, on sent comme un gonflement, comme si tout allait éclater, et en même temps c’est quelque chose qui est écrasé.

Oui, mais ça, ce qui est écrasé, c’est ce qui résiste, c’est ce qui n’est pas réceptif. Il n’y a qu’à s’ouvrir. Et alors ça devient comme... comme une chose formidable... C’est extraordinaire. C’est notre habitude de siècles, n’est-ce pas, qui résiste et qui donne cette impression, mais tout ce qui s’ouvre... on sent comme si l’on devenait grand, grand, grand... C’est magnifique. Oh! c’est...

Le 30 août 1972

Je vois clairement : au lieu de la pensée qui dirige, c’est la conscience. Et alors, si la conscience est tranquillement ouverte au Divin, tout va bien. Et il vient tout le temps des choses dans la conscience, comme si cela venait du monde entier (geste d’assaut de tous les côtés) : toutes les choses qui nient ou contredisent l’Action divine — ça vient tout le temps comme cela (même geste). Et alors, si je sais être tranquille (geste d’offrande, mains ouvertes vers le haut), dans l’attitude de... (souriant) de non-existence — une espèce de... je ne sais pas si c’est transparence... je ne sais si l’on doit dire transparence ou si l’on doit dire immobilité, mais c’est quelque chose dans la conscience qui est comme cela (même geste d’offrande, mains ouvertes). Quand elle est comme cela, tout va bien ; et dès qu’elle se met à bouger, c’est-à-dire que la personne se manifeste d’une façon quelconque, c’est détestable. Mais c’est très fort.

Tu sais, il y a un millénaire d’expériences du corps physique qui dit : « Ooh! cet état béatifique, c’est impossible. » C’est cette stupidité qui retarde tout. Et c’est comme si c’étaient les cellules, les cellules du corps qui sont habituées à lutter et à souffrir, et qui ne peuvent pas admettre que les choses soient comme cela (même geste d’abandon, mains ouvertes). Mais quand c’est comme cela, c’est merveilleux.

Seulement, ça ne dure pas. Ça ne dure pas tout le temps — tout le temps, tout le temps il y a des choses qui arrivent (même geste d’assaut universel). Mais maintenant, je vois très bien, très clair — très clair : c’est la conscience qui remplace la pensée.

Et... comment dire... la différence : la pensée, c’est quelque chose qui fait comme cela (geste en tourbillon), qui bouge, qui bouge... la conscience, c’est quelque chose qui fait comme cela (geste mains ouvertes, offertes vers le haut). Je ne peux pas expliquer.

(Mère ferme les yeux et reste les mains ouvertes)

Tu as quelque chose à dire ou à demander?

Je me demandais ce que je pouvais faire pour hâter le mouvement. N’est-ce pas, dans la vie pratique, on est tellement assailli par tant de choses... Qu’est-ce que l’on peut faire pour hâter le mouvement?

Si l’on pouvait ne pas être troublé, cela ferait une grande différence.

Oui.

Une grande différence.

Tu comprends, mon corps commence — commence — à savoir que le côté divin, ça veut dire une vie... (Mère étend les bras dans une immensité) progressive et lumineuse; mais il y a l’accumulation des expériences passées qui dit : « Oh! ce n’est pas possible! » Voilà. Et alors, c’est ce « pas possible » idiot qui retarde et abîme les choses.

C’est basé sur le fait que, dès que le corps quitte la vraie attitude, ça devient douloureux, tout fait mal, tout est pénible. On a l’impression de la mort, la dissolution partout. Et alors, c’est cela qui fortifie... l’imbécillité de la Matière.

Alors, à dire vrai, j’aime mieux ne pas parler, à moins que ce ne soit pour répondre à une question précise.

Pour moi, je me demande sur quel point précis je devrais m’appliquer?

(silence)

Est-ce que tu sens que tu es passé au-delà de la pensée?

Ah ! oui, cela, tout à fait. La seule chose qui me reste, c’est une pensée mécanique, mais autrement... Je peux dire que je ne me sers jamais de ma pensée. J’ai toujours l’impression que je tire d’en haut. Le mental spéculatif, par exemple, cela m’est impossible.

Oui, alors c’est bien, alors tu es en bonne voie.

Eh bien, oui! Mais pratiquement on a l’impression qu’on se débat et... qu’on est englouti, un peu.

Moi, n’est-ce pas, toutes les choses sur lesquelles je m’appuyais pour l’action, c’est comme si elles s’écroulaient exprès pour que je puisse dire (pour tout, même les plus petites choses) : « Ce que Tu veux. » C’est devenu... c’est devenu mon seul refuge.

Pour l’observateur ordinaire qui ne sait pas, il faut accepter de passer pour imbécile.

Mais il y en a pas mal qui voient la Lumière aussi, tu sais.

C’est possible. (Riant) C’est tant mieux pour eux !

(silence)

Très souvent, très souvent je demande au Seigneur : « Comment puis-je aider maintenant que je ne vois plus clair, que je ne peux pas parler clairement? » C’est un état... Et le corps ne sent pas la déchéance! Il est convaincu que si, demain, le Seigneur voulait qu’il reprenne son activité, il pourrait. La Force est là (Mère touche ses bras, ses muscles), une force quelquefois terrible!... Pourquoi?... La condition est voulue pour que... pour qu’on me laisse tranquille!

Mais tu sais, c’est sûrement un état voulu, parce que moi, tel que je le perçois à ma petite mesure, j’ai l’impression que, dans ton immobilité, tu es comme un centre émetteur formidable.

Oui, ça, je le sais. Ça, je le sais, formidable. Oui, une Force...

Le 25 octobre 1972

Le disciple donne une fleur à Mère, et Mère la donne au disciple.

C’est le « Pouvoir de Vérité dans le Subconscient 67 ».

(silence)

Dans le subconscient sont accumulées toutes les contradictions.

Oui.

Et ça monte comme cela (geste rejaillissant) tout le temps, tout le temps. Et alors... on a l’impression que l’on est absolument imbécile, inconscient, de mauvaise volonté. Et tout cela... (même geste qui remonte d’en bas)

Et la conscience est là (geste autour de la tête), paisible, extraordinairement paisible (Mère ouvre les mains) : « Que Ta Volonté soit faite, Seigneur. » Et alors, ça, ça met une pression sur ce qui vient d’en bas.

C’est comme si la bataille du monde se livrait dans ma conscience.

C’est arrivé au point que, oublier, oublier le Divin une minute, c’est une catastrophe.

Et pour toi, comment est-ce?

Eh bien, cela paraît interminable, ce nettoyage du subconscient.

Oui. Ce n’est pas seulement d’une personne : c’est le subconscient de la Terre. C’est interminable. Il faut pourtant...

Alors, arrêter cela, ça veut dire arrêter le travail. Continuer cela, ça veut dire qu’il faudrait un temps... Je ne sais pas... C’est interminable.

Clairement, clairement, arrêter cela, ça veut dire arrêter le travail. C’est comme si, dans cette conscience-là (geste autour de la tête de Mère), c’était le centre de jonction et d’action.

Alors, je n’ai qu’un moyen, c’est de rester tranquille, tranquille, tranquille... (Mère ouvre les mains vers le haut) Avoir le sentiment que l’individualité, ce n’est rien, rien, rien — ça laisse passer, passer les rayons divins. C’est la seule solution. Il faut que ce soit le Divin qui... qui fasse la bataille.

(silence)

La dernière fois, tu avais dit : oh! il faudra des centaines d’années, et peut-être des millénaires, avant que les hommes se tournent consciemment vers le Divin. Mais...

Peut-être pas.

... On a l’impression que cette fois-ci, quelque chose de décisif devrait venir.

Oui... Tu sais, j’ai l’impression que la personne, c’est comme une image pour fixer l’attention. Les hommes ont besoin de quelque chose — ils ont toujours eu besoin de quelque chose qui soit à leur dimension pour pouvoir fixer leur attention. Et alors, le corps fait tout ce qu’il peut pour ne pas faire d’obstruction à la Force divine qui passe, il s’efforce d’annuler son interception, et en même temps il voit que c’est... comme une image dont les hommes ont besoin pour fixer leur attention.

Le 4 novembre 1972

Tout le subconscient... (geste qui remonte d’en bas)

(silence)

Ce n’est pas une sensation, ce n’est pas une connaissance, c’est une espèce de... (Mère palpe l’air) on ne pourrait pas dire une conviction : c’est une certitude — une certitude dans la perception — qu’il y a une Béatitude qui... qui est là, prête pour nous, et qu’il y a tout un monde de contradictions refoulées dans le subconscient qui vient, comme ça, pour nous empêcher de la sentir. Alors... On pourrait dire que c’est un champ de bataille, mais dans un calme parfait. C’est impossible à décrire.

Impossible à décrire.

Alors, si je ne bouge pas et que j’entre dans cette Conscience, le temps passe avec une rapidité formidable et dans une espèce de... de calme lumineux. Et puis la moindre chose qui m’en tire, c’est comme si l’on me tirait dans un enfer. Voilà.

Le malaise est si grand qu’on a l’impression qu’on ne peut pas vivre une minute, plusieurs minutes comme cela. Et puis... et puis on appelle le Divin... Alors on a l’impression qu’on se blottit dans le Divin.

Alors ça va.

Le 8 novembre 1972

J’ai eu un moment — juste quelques secondes — la Conscience supramentale. C’était tellement merveilleux, mon petit!... J’ai compris que si l’on nous faisait goûter ça maintenant, nous ne voudrions plus exister autrement. Et nous sommes en train de... (geste de pétrissage) de changer laborieusement. Et le changement, le processus du changement, paraît... On peut l’avoir avec une sorte d’indifférence (je ne sais pas comment dire). Mais ça ne dure pas longtemps. Et généralement c’est laborieux.

Mais cette Conscience-là, c’est tellement merveilleux, tu sais!

Et c’est une chose très intéressante parce que c’est comme une extrême activité dans une paix complète. Mais ça a duré quelques secondes.

(silence)

Et toi?

C’est une conscience totale?

C’est extraordinaire. C’est comme l’harmonisation des contraires. Une activité, oui, totale, formidable, et une paix parfaite.

Mais ça, ce sont des mots.

(silence)

C’est une conscience matérielle?

L’action est une action matérielle — mais pas de la même manière, n’est-ce pas.

(silence)

Qu’est-ce qui fait que l’on peut entrer plus facilement en contact avec ça ? Qu’est-ce qui fait qu’on passe là, ou qu’on est là ?

Je ne sais pas, parce que, moi, constamment, toute la conscience, y compris celle du corps, est toujours (geste d’offrande) tournée vers le... ce qu’elle sent comme le Divin.

Et ça, sans « essayer », tu comprends?

Oui, oui.

Le 20 décembre 1972

Tu n’as rien à demander?

Je m’étais posé une question au sujet de Sri Aurobindo. Je m’étais demandé à quel point il en était arrivé quand il est parti — à quel point de la transformation. Quelle différence de travail, par exemple, y a-t-il entre maintenant, ce que tu fais, et ce qu’il faisait à l’époque?

Il avait accumulé dans son corps beaucoup de Force supramentale, et dès qu’il est parti... N’est-ce pas, il était couché, je me suis tenue debout à côté de lui, et d’une façon tout à fait concrète — mais concrète à le sentir si fortement qu’on pensait que ça pouvait être vu —, toute cette Force supramentale qui était en lui a passé de son corps dans le mien. Et je sentais la friction du passage. C’était extraordinaire. Ça a été une expérience extraordinaire. Pendant longtemps, longtemps comme cela (geste du passage de la Force dans le corps de Mère). Je me tenais debout près de son lit, et ça passait.

Presque une sensation — c’était une sensation matérielle. Pendant longtemps.

Voilà tout ce que je sais.

Mais ce que je voudrais comprendre, c’est : à quel point du travail intérieur, par exemple du nettoyage du subconscient et de tout cela, en était-ce? Quelle différence y a-t-il, si tu veux, entre le travail qu’il avait fait à l’époque, et celui auquel tu es arrivée maintenant? Je veux dire : le subconscient est-il moins subconscient ou...?

Oh! oui, ça, sûrement. Sûrement.

N’est-ce pas, ça, c’est la façon mentale de voir les choses — je ne l’ai plus du tout.

Oui, Douce Mère.

(silence)

La différence, c’est peut-être une différence d’intensité générale ou collective de cette Puissance, de cette Force, non?

Il y a une différence dans le pouvoir de l’action. Lui-même, lui-même a plus d’action, a plus de pouvoir d’action maintenant que dans son corps. D’ailleurs, c’était pour cela qu’il était parti, parce qu’il était nécessaire d’agir comme cela.

C’est très concret, n’est-ce pas. Son action est devenue très concrète. Évidemment, quelque chose qui n’est pas mental du tout. C’est d’une autre région. Mais ce n’est pas éthéré ni... c’est concret. On pourrait presque dire que c’est matériel.

Mais cette autre région, je me suis souvent demandé quel était le vrai mouvement à faire pour y aller. Il y a deux mouvements possibles : il y a un mouvement vers le dedans, comme vers l’âme, et puis un mouvement où l’on annule l’individualité et on est plutôt dans une largeur sans individu...

Il faut les deux.

Il faut les deux ?

Oui.

(Mère plonge)

Le 30 décembre 1972

Alors, cela va être la nouvelle année...

Tu sens quelque chose pour cette année nouvelle?

(Après un silence) Les choses ont pris une forme extrême. Alors il y a comme un soulèvement de l’atmosphère vers une splendeur... presque inconcevable, et en même temps, le sentiment qu’à n’importe quel moment on peut... on peut mourir — pas « mourir », mais le corps peut être dissous. Et alors, les deux à la fois, cela fait une conscience (Mère hoche la tête)... toutes les choses anciennes semblent puériles, enfantines, inconscientes — là-dedans... c’est formidable et merveilleux.

Alors le corps, le corps a une prière — et c’est toujours la même :

Rends-moi digne de Te connaître,
Rends-moi digne de Te servir,
Rends-moi digne d’être Toi.
Voilà.

Je me sens une force croissante... mais d’une qualité nouvelle... dans le silence et la contemplation.

Rien n’est impossible (Mère ouvre les mains vers le haut).

(silence)

Alors si tu n’as pas de questions... Si tu veux le silence, le silence conscient...?

Mais je ne sais pas si je fais très bien le mouvement qu’il faut.

(silence)

Mais quand tu veux entrer en rapport avec le Divin, quel mouvement fais-tu?

Je me mets à tes pieds.

(Mère sourit et plonge)

1973




Le 7 février 1973

À propos du message de Mère pour le 31 décembre 1972.

« Il y a seulement une manière de mettre fin au mensonge :

« C’est d’éliminer en nous tout ce qui contredit dans notre conscience la présence du Divin. »

Ça, j’y tiens beaucoup; c’est très vrai — c’est très vrai. Ce n’est peut-être pas facile à comprendre, mais c’est très profondément vrai.

Tout ce qui voile et déforme et empêche en nous la manifestation du Divin, c’est cela qui est le mensonge.

C’est tout un travail !

C’est ce que je fais tout le temps — tous les jours et toute la journée, même quand je vois les gens. C’est la seule chose qui vaille d’être vécue.

Le 10 mars 1973

Je ne sais pas, quand j’essaye d’entrer en contact avec cette Conscience 68 , j’ai toujours l’impression, comme tu dis, d’une immensité lumineuse...

Oui.

Mais j’ai l’impression que ça ne bouge pas, qu’on est là et on peut rester éternellement comme cela, mais...

C’est ça. C’est mon impression.

Il suffit de se laisser imprégner par Ça, il n’y a pas autre chose à faire?

Je pense. Je pense que c’est la seule chose. Moi, je répète tout le temps : « Ce que Tu veux, ce que Tu veux, ce que Tu veux... Que ce soit ce que Tu veux, que je fasse ce que Tu veux, que je sois consciente de ce que Tu veux. »

Et aussi : « Sans Toi, c’est la mort; avec Toi, c’est la vie. » Et « mort », je n’entends pas la mort physique — c’est possible que ce soit; c’est possible que, maintenant, si je perdais le contact, ce serait fini, mais c’est impossible! J’ai l’impression que c’est... que je suis ça — avec les obstructions que la présente conscience peut encore avoir, voilà tout. Et alors, quand je vois quelqu’un (Mère ouvre les mains comme pour offrir la personne à la Lumière), qui que ce soit : comme cela (même geste).

(silence)

J’ai tout le temps (c’est amusant), tout le temps l’impression d’un petit bébé qui se blottit — blottit dans... comment l’appeler... une divine Conscience... all-embracing69 .









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