CWM (Fre) Set of 18 volumes
Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo Vol. 10 of CWM (Fre) 436 pages 2009 Edition
French
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Ce volume comporte les commentaires de la Mère sur les Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo, et le texte de ces Aphorismes.

Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo

(traduction et commentaires)

The Mother symbol
The Mother

Ce volume comporte les commentaires de la Mère sur les Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo, et le texte de ces Aphorismes.

Collection des œuvres de La Mère Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo Vol. 10 436 pages 2009 Edition
French
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Pensées et Aphorismes : traduction et commentaires

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Note de l'Éditeur

Sri Aurobindo a écrit ces aphorismes entre 1914 (ou peut-être même avant) et 1920. Leur première publication posthume en anglais, sous le titre de Thoughts and Aphorisms, date de 1958. Un court fragment de ce recueil, Thoughts and Glimpses (Aperçus et Pensées), avait été révisé et publié par Sri Aurobindo lui-même avant 1950. Nous le publions ici en introduction. Le reste, soit 541 aphorismes, n'a pas été modifié. Nous avons divisé ces 541 aphorismes en trois parties, suivant les rubriques établies par Sri Aurobindo :


Jnâna (la Connaissance)

Karma (les Œuvres) 

Bhakti (l'Amour)

Les commentaires de la Mère s'échelonnent sur une période de douze années (1958-1970), avec de longues interruptions. Ils sont donc d'une forme et d'un caractère très différents suivant les époques et peuvent être divisés en quatre périodes. Au cours des trois premières périodes (1958-1966), les commentaires de la Mère sont principalement de vive voix (à part une brève série de réponses écrites), puis, avec le temps, tendent de plus en plus à s'écarter des aphorismes pour exposer l'expérience en cours à cette époque. Les commentaires de la quatrième période (1969-1970) se présentent sous forme de brèves réponses écrites.

Cette nouvelle série d'entretiens a paru pour la première fois dans le Bulletin du Centre International d'Éducation, mais d'une façon fragmentaire et souvent tronquée. Nous en donnons maintenant le  texte intégral tel qu'il a été enregistré sur bande magnétique, avec quelques magnétique, avec quelques rares additions ou modifications que la Mère a faites elle-même ça et là  au moment de la première publication.

Aphorismes 1 à 12 (1958)

réponses verbales, au cours des "classes du vendredi" au Terrain de Jeux de l'Ashram, qui ont pris fin le 5 décembre 1958.


Aphorismes 13 à 68 (1960-61)

réponses écrites et quelques réponses de vive voix.


Aphorismes 69 à 124 (1962-66)

réponses verbales, qui s'éloignent de plus en plus des aphorismes et qui ont été en partie publiées dans le Bulletin de l'Ashram sous le titre de À Propos.


Aphorismes 125 à 541 (1969-70)

brèves réponses écrites.








MA-1960-realisation.jpg

La Mère en 1960







Jnâna (La Connaissance): Commentaires Première Période (1958)




Aphorismes - 1

1 — Il y a dans l’homme deux pouvoirs alliés  : la Connaissance et la Sagesse. La Connaissance est ce qu’en tâtonnant le mental peut saisir de la vérité vue dans un milieu déformé ; la Sagesse, ce que l’œil de la vision divine voit dans l’Esprit.

Quelqu’un a demandé : « Pourquoi les pouvoirs sont-ils alliés ? »

Je suppose que l’on est habitué à voir dans l’homme toutes les choses qui se querellent, si bien que d’être allié suscite l’étonnement! Mais les querelles ne sont qu’apparentes. En fait, nécessairement, tous les pouvoirs qui viennent des régions supérieures sont alliés. Et Sri Aurobindo dit de façon suffisamment claire, pour celui qui comprend, que l’un de ces pouvoirs appartient au mental et que l’autre appartient à l’Esprit. C’est justement cela la vérité profonde que Sri Aurobindo veut révéler dans son aphorisme, c’est que si le mental essaye d’avoir le second pouvoir, il ne le peut pas, puisque c’est un pouvoir qui appartient à l’Esprit et qui naît dans l’être humain avec la conscience spirituelle.

La connaissance est quelque chose que le mental peut obtenir avec beaucoup d’efforts, bien que ce ne soit pas la Connaissance véritable mais un aspect mental de la Connaissance; tandis que la Sagesse n’appartient pas du tout au mental, qui est tout à fait incapable de l’avoir parce que, en vérité, il ne sait même pas ce que c’est. Je le répète : la Sagesse est essentiellement un pouvoir de l’Esprit et elle ne naît qu’avec la conscience spirituelle.

Une question qu’il aurait été intéressant de poser, c’est ce que Sri Aurobindo veut dire quand il parle de « la vérité vue dans un milieu déformé ». Quel est d’abord ce milieu déformé et que devient la Vérité dans un milieu déformé ?

Comme toujours, ce que dit Sri Aurobindo peut avoir plusieurs sens superposés — l’un plus particulier, l’autre plus général.

Au sens le plus particulier, le milieu déformé est le milieu mental qui fonctionne dans l’ignorance et qui, par conséquent, est incapable d’exprimer la vérité dans sa pureté. Mais comme la vie tout entière est vécue dans l’ignorance, le milieu déformé est aussi l’atmosphère terrestre qui, tout entière, déforme la vérité qui essaye de s’exprimer à travers elle.

Et ici se trouve le point le plus subtil de cette phrase. Qu’est-ce que le mental peut saisir en tâtonnant ? Nous savons qu’il tâtonne toujours, qu’il essaye de savoir, qu’il se trompe et qu’il revient à ses vieux essais, et qu’il en essaye d’autres, enfin... c’est une marche très, très trébuchante, mais qu’est-ce qu’il peut saisir de la Vérité ? Est-ce un fragment, un morceau, quelque chose qui tout de même reste la Vérité, mais partielle, incomplète, ou est-ce quelque chose qui n’est plus la Vérité ? C’est là le point intéressant.

Nous avons été habitués à entendre, peut-être avons-nous répété aussi bien des fois, que l’on ne peut avoir que des connaissances partielles, incomplètes, fragmentaires, et qui, par conséquent, ne peuvent pas être des connaissances vraies. Ce point de vue est assez banal et il suffit d’avoir étudié un peu dans sa vie pour s’en être rendu compte, mais ce que Sri Aurobindo veut dire par « la vérité vue dans un milieu déformé », est beaucoup plus intéressant que cela.

C’est la Vérité elle-même qui change d’aspect, c’est elle qui dans ce milieu-là n’est plus la Vérité, mais une déformation de la Vérité; et par conséquent, ce que l’on peut en saisir, ce n’est pas un morceau qui serait vrai, mais un aspect, l’apparence fausse d’une vérité qui elle-même s’est évanouie.

Je vais vous donner une image pour essayer de me faire comprendre. Ce n’est qu’une image et rien de plus, ne la prenez pas au pied de la lettre.

Si nous comparons la Vérité essentielle à une sphère de lumière blanche, éblouissante et sans tache, nous pouvons dire que dans le milieu mental, dans l’atmosphère mentale, cette lumière blanche, totale, se transforme en des milliers et des milliers de nuances qui ont chacune leur couleur distincte, parce qu’elles sont séparées l’une de l’autre — le milieu a déformé la lumière blanche et la fait percevoir comme d’innombrables couleurs différentes, rouge, vert, jaune, bleu, etc., qui sont parfois très discordantes, et le mental se saisit, non d’un petit morceau de lumière blanche de la sphère blanche, mais d’un certain nombre, plus ou moins grand, de petites lumières de couleurs différentes, avec lesquelles il ne peut même pas reconstituer la lumière blanche; par conséquent il ne peut pas atteindre la Vérité. Ce ne sont pas des fragments de vérité qu’il possède, mais une vérité décomposée. C’est un état de décomposition.

La Vérité est un tout, et tout est nécessaire. Le milieu déformé dans lequel vous voyez, l’atmosphère mentale, est impropre à manifester, ou à exprimer, ou même à percevoir tous les éléments — et on peut dire que c’est le me illeur qui échappe. On ne peut donc plus appeler cela la Vérité, mais quelque chose qui essentiellemen t est vrai et qui, là, dans l’atmosphère mentale, ne l’est plus du tout — une ignorance.

Ainsi, pour r ésumer, je dirai que la Connaissance telle que le mental humain peut la saisir est forcément une connaiss ance dans l’ignorance, on pourrait presque dire une connaissance ignorante.

La Sagesse, c’ est la vision de la Vérité dans son essence, et de son application dans la manifestation.

12 septembre 1958

Aphorismes - 2

2 —  L’inspiration est un courant ténu de brillante clarté qui jaillit d’une Connaissance vaste et étern elle. Elle dépasse la raison plus parfaitement que la raison ne dépasse la connaissance des sens.

Un certain nombre de questions posées sont : « Pourquoi Sri Aurobindo a-t-il dit comme cela ? »... une chose ou l’autre.

Je pourrais répondre : « Il a dit comme cela, parce qu’il a vu comme cela. » Mais il faut comprendre une chose pour commencer; ce sont des définitions que donne Sri Aurobindo, des définitions qu’il donne le plus souvent sous une forme paradoxale, pour nous obliger à réfléchir.

Il y a les définitions du dictionnaire qui sont les explications ordinaires des mots, la compréhension ordinaire, et qui ne vous font pas réfléchir. Ce que dit Sri Aurobindo est dit dans le but de briser la conception habituelle, afin de vous faire toucher une vérité plus profonde. Alors une quantité de questions sont ainsi éliminées.

L’effort qu’il faut faire, c’est de tâcher de trouver la connaissance plus profonde, la vérité plus profonde que Sri Aurobindo a exprimée de cette façon, qui n’est pas la façon courante de définir un mot.

Je retiendrai quelques questions, et une toute première qui m’a intéressée parce qu’elle vient d’un esprit réfléchi. La question porte sur le mot « connaissance » et compare l’emploi du mot tel que Sri Aurobindo le fait dans cet aphorisme et tel qu’il l’a fait dans l’aphorisme que nous avons lu la semaine dernière.

Quand, la semaine dernière, Sri Aurobindo opposait, si l’on peut dire, la connaissance à la Sagesse, il parlait de la connaissance telle qu’elle est pratiquée par la conscience humaine générale, la connaissance que l’on obtient par l’effort et le développement mental, tandis qu’ici, au contraire, la connaissance dont il parle est la Connaissance essentielle, la Connaissance supramentale divine, la Connaissance par identité. C’est d’ailleurs pour cela, qu’ici, il la définit comme « vaste et éternelle », ce qui indique évidemment que ce n’est pas la connaissance humaine telle que nous la comprenons d’habitude.

Beaucoup de gens ont demandé pourquoi Sri Aurobindo a dit que le courant était « ténu ». C’était pour faire une image expressive, une opposition frappante entre cette immensité de Connaissance divine, supramentale — l’origine de cette inspiration qui est infinie — et ce qu’un esprit humain peut en percevoir et en recevoir. Même lorsqu’on est en contact avec ces domaines, la quantité de ce que l’on en perçoit est minime, ténue; c’est comme un tout petit ruisseau, ou quelques gouttes qui tomberaient, et ces gouttes sont si pures, si brillantes, si complètes en elles-mêmes, qu’elles vous donnent la perception d’une inspiration merveilleuse, l’impression que vous avez touché à des domaines infinis et que vous vous êtes élevé très haut au-dessus de la condition humaine ordinaire — et pourtant ce n’est rien en comparaison de ce qui est à percevoir.

On a demandé aussi si l’être psychique 1 , ou la conscience psychique, est le milieu à travers lequel se perçoit l’inspiration.

Généralement, oui. Le premier contact que l’on a avec les régions supérieures est un contact psychique. Certainement, avant d’avoir obtenu une ouverture psychique intérieure, il est difficile d’avoir des inspirations. Cela peut se produire d’une façon exceptionnelle et dans des conditions exceptionnelles, comme une grâce, mais le vrai contact se produit à travers le psychique, parce que la conscience psychique est le milieu le plus en rapport avec la Vérité divine.

Plus tard, quand on a émergé de la conscience mentale dans une conscience supérieure au-delà du mental, même du mental supérieur, et que l’on s’ouvre aux régions du Surmental, et à travers le Surmental au Supramental, on peut recevoir directement les inspirations; et naturellement, à ce moment-là, elles deviennent plus fréquentes, plus fournies si l’on peut dire, plus complètes. Vient un moment où l’on peut obtenir l’inspiration à volonté; mais évidemment cela exige un développement intérieur considérable.

L’inspiration, comme nous venons de le dire, provenant de régions très au-dessus du mental, dépasse en valeur et en qualité tout ce que le mental peut produire de plus haut, comme la raison. La raison est certainement au sommet de l’activité mentale humaine; elle peut critiquer et contrôler la connaissance telle qu’on l’acquiert à l’aide des sens. Bien des fois, il a été dit que les sens sont des moyens de connaissance tout à fait défectueux, qu’ils ne peuvent pas percevoir les choses telles qu’elles sont, que leurs renseignements sont superficiels et très souvent erronés. La raison dans l’homme, quand elle est pleinement développée, sait cela, et elle ne se fie pas à la connaissance des sens; c’est seulement quand on est infraraisonnable, si je puis dire, que l’on croit que tout ce qu’on voit, tout ce qu’on entend, tout ce qu’on touche, est absolument vrai. Dès que l’on s’est développé dans la région de la raison supérieure, on sait que toutes ces notions sont presque essentiellement fausses et que l’on ne peut d’aucune façon se baser sur elles. Mais la connaissance que l’on reçoit de cette région supramentale ou divine dépasse tout ce que la raison peut concevoir et comprendre, au moins autant que la raison dépasse la connaissance des sens.

Un certain nombre de questions portent sur un point pratique : « Comment développer la capacité d’inspiration ? Quelles sont les conditions pour recevoir l’inspiration et est-il possible de l’avoir d’une façon constante ? »

J’ai déjà répondu à cela. Quand on s’ouvre aux régions supramentales, on se met dans les conditions qu’il faut pour avoir des inspirations constantes. Jusque-là, la meilleure méthode est de faire taire son mental autant qu’on le peut, de le tourner vers le haut et d’être dans un état de réceptivité silencieuse et attentive. Plus on peut établir un calme silencieux, parfait, dans le mental, plus on se rend capable de recevoir des inspirations.

On a demandé aussi si les inspirations sont de qualités différentes.

Dans leur origine, non. C’est toujours quelque chose qui descend des régions de la Connaissance pure et qui pénètre dans la partie la plus réceptive de l’être humain, la plus appropriée à la recevoir, mais ces inspirations peuvent s’appliquer à des domaines d’action différents; ce peut être des inspirations de connaissance pure, ce peut être aussi des inspirations pour aider à l’effort de progrès, et cela peut être aussi des inspirations pour des actions à accomplir, pour aider dans la réalisation pratique et extérieure. Mais il s’agit ici de l’emploi que l’on fait de l’inspiration, plutôt que de la qualité de l’inspiration — l’inspiration est toujours comme une goutte de lumière et de vérité qui réussit à pénétrer dans la conscience humaine.

Ce que la conscience humaine fera de cette goutte dépend de l’attitude, du besoin, de l’occasion, des circonstances; cela ne change pas la nature essentielle de l’inspiration, mais cela change l’emploi qu’on en fait, l’emploi pratique.

Quelques questions concernent la différence entre l’inspiration et l’intuition. Ce n’est pas la même chose; mais je pense que nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet au cours de notre lecture, et quand Sri Aurobindo nous dira ce qu’il considère comme l’intuition, nous en reparlerons.

D’une façon générale et presque absolue, si l’on veut vraiment profiter de cette lecture, comme de celle de tous les écrits de Sri Aurobindo, la meilleure méthode est celle-ci : après avoir rassemblé sa conscience, fixé son attention sur ce qu’on lit, il faut établir un minimum de tranquillité mentale — si l’on peut obtenir le silence parfait, c’est la meilleure chose — et arriver à un état d’immobilité cérébrale tel que l’attention devient semblable à la surface d’une eau absolument paisible. Alors la chose lue traverse cette surface et pénètre profondément dans l’être où elle est reçue avec le minimum de déformation ; et après, quelquefois longtemps après, cela resurgit des profondeurs et se manifeste dans le cerveau avec sa pleine puissance de compréhension, non comme une connaissance acquise du dehors, mais comme une lumière que l’on portait au-dedans de soi.

De cette façon, la faculté de comprendre est à son maximum, tandis que si, en lisant, votre mental reste agité et qu’il essaye de raisonner et de comprendre immédiatement ce qu’il lit, vous perdez plus des trois quarts de la force, de la connaissance et de la vérité contenues dans les mots. Et si vous pouvez ne poser des questions que lorsque ce processus d’absorption et de réveil intérieur est accompli, eh bien, vous vous apercevrez qu’il y a beaucoup moins de choses à demander, parce que vous aurez mieux compris ce que vous avez lu.

9 septembre 1958

Aphorismes - 3

3 — Quand je parle, la raison dit  : « Voici ce que je vais dire », mais Dieu se saisit des mots dans ma bouche, et les lèvres disent autre chose devant quoi la raison tremble.

Quand Sri Aurobindo dit « je », il parle de lui-même et de sa propre expérience. Nous aimerions bien pouvoir dire que c’est symbolique et que cela pourrait s’appliquer à beaucoup de personnes, mais malheureusement il n’en est rien.

Cette expérience, quand on parle, de ne pas dire ce que l’on voulait mais autre chose, est très fréquente, mais elle est au rebours de celle-ci; c’est-à-dire que quand on est tranquillement assis chez soi, avec le maximum de raison dont on dispose, on décide qu’on va dire ceci ou cela, que c’est la chose raisonnable, mais trop souvent, quand on se met à parler, ce sont les impulsions d’en bas, les émotions déraisonnables et les réactions vitales qui se saisissent de la langue et vous font dire des choses que l’on ne devrait pas dire.

Ici c’est le même phénomène mais, comme je le disais, à rebours. Au lieu que ce soient les impulsions infrarationnelles qui vous font parler dans l’excitation et la passion, c’est au contraire une inspiration venant d’en haut, une lumière et une connaissance plus grandes que celles de la raison, qui se saisissent de la parole et vous font dire des choses que l’on n’aurait pas pu dire, même avec la raison la plus éclairée.

Sri Aurobindo nous dit « la raison tremble », parce que ces vérités supérieures apparaissent toujours, dans le domaine humain, comme des paradoxes, des révélations en contradiction avec la raison; non parce que la raison n’est pas capable de comprendre ce qui vient des régions supérieures, mais parce que ces révélations sont toujours en avant, beaucoup en avant sur ce que la raison a compris et admis. Ce que la raison humaine d’aujourd’hui trouve raisonnable, a été paradoxal et fou dans le temps passé; et probablement — on peut dire sûrement —, ces révélations inattendues, paradoxales, révolutionnaires, qui s’expriment maintenant et font trembler la raison, seront dans les temps à venir une connaissance très raisonnable, qui elle-même tremblera devant les révélations nouvelles.

C’est cette sensation de quelque chose qui est toujours en mouvement, toujours en progrès, toujours en transformation, que Sri Aurobindo essaye de nous donner quand il nous dit ces courtes phrases qui font vaciller pendant un temps notre compréhension des choses, c’est pour nous précipiter en avant, pour nous donner le sens de cette relativité complète de tout ce qui s’exprime dans le monde, et nous faire sentir que cet univers est en marche, toujours en marche, vers une Vérité plus haute et plus grande.

Pour nous, maintenant, la transformation supramentale est l’expression de la Vérité la plus haute, c’est la révolution qu’il nous faut accomplir sur la terre; et certainement, pour la majorité des êtres humains, il faut qu’ils aient le sentiment d’un absolu dans cette révolution, autrement ils ne pourraient pas l’accomplir. Mais Sri Aurobindo insiste pour que nous n’oubliions pas que cet absolu est encore un relatif, et que la manifestation sera toujours relative par rapport à un Absolu encore plus absolu, qui est le Non-Manifesté qui se manifestera plus tard.

6 septembre 1958

Aphorismes - 4

4 — Je ne suis pas un jnâni 2 car je n’ai pas de connaissance, sauf celle que Dieu me donne pour Son travail. Comment puis-je savoir si ce que je vois est raison ou folie ? Non, ce n’est ni l’une ni l’autre, car la chose vue est simplement vraie — ni folie, ni raison.

Je ne suis pas un jnânî... le jnânî est celui qui suit le chemin de la Connaissance, celui qui veut réaliser le yoga par la Connaissance exclusivement, et qui part sur une voie purement intellectuelle dans la volonté de passer au-delà et d’atteindre la Connaissance qui n’est plus intellectuelle mais spirituelle. Et Sri Aurobindo dit : « Je ne suis pas un jnânî... je ne recherche pas la Connaissance, je me suis donné au Divin pour accomplir Son œuvre, et par la Grâce divine, à chaque minute, je sais ce qu’il faut savoir pour accomplir cette œuvre. »

C’est un état admirable, c’est la paix parfaite de l’esprit. Il n’est plus besoin d’accumuler des connaissances acquises, des choses apprises et dont il faut se souvenir, plus besoin de s’encombrer le cerveau de milliers et de milliers de choses afin d’avoir à sa disposition, au moment voulu, la connaissance nécessaire pour l’action à accomplir, pour l’enseignement à donner, pour le problème à résoudre. La tête est silencieuse, le cerveau est immobile, tout est blanc, tranquille, paisible, et, au moment où il le faut, par le fait de la Grâce divine, une goutte de lumière tombe dans la conscience, et ce qu’il faut savoir, on le sait. Quel souci aurait-on de s’en souvenir, pourquoi essayerait-on de garder cette connaissance ? Le jour ou le moment où il est nécessaire de l’avoir, on l’aura encore. À chaque seconde, on est la feuille blanche sur laquelle s’inscrit ce qui doit être su — dans la paix, le repos et le silence d’une réceptivité parfaite.

On sait ce qu’il faut savoir, on voit ce qui doit être vu, et comme ce qu’il faut savoir et ce qui doit être vu vient tout droit du Suprême, c’est la Vérité même, et cela échappe complètement aux notions de raison ou de folie. Ce qui est vrai, est vrai — c’est tout. Et il faut descendre bien bas pour se demander si c’est fou ou si c’est raisonnable.

Un silence et une réceptivité modeste, humble, attentive. Aucun souci de paraître, ou même d’être — tout simplement, l’instrument qui, lui, n’est rien et ne sait rien, mais qui est prêt à tout recevoir et à tout transmettre.

La première condition est l’oubli de soi, le don total, l’absence d’ego.

Et le corps dit au Seigneur Suprême : « Ce que Tu veux que je sois, je le serai; ce que Tu veux que je sache, je le saurai; ce que Tu veux que je fasse, je le ferai. »

3 octobre 1958

Aphorismes - 5

5 — Si seulement les hommes entrevoyaient les jouissances infinies, les forces parfaites, les horizons lumineux de connaissance spontanée, les calmes étendues de notre être qui nous attendent sur les pistes que notre évolution animale n’a pas encore conquises, ils quitteraient tout et n’auraient de cesse

qu’ils n’aient gagné ces trésors. Mais le chemin est étroit, les portes sont difficiles à forcer, et la peur, le doute, le scepticisme sont là, tentacules 3 de la Nature pour nous interdire de détourner nos pas des pâtures ordinaires.

Ce que Sri Aurobindo a écrit et qui a été traduit par « entrevoyaient », veut dire « voir dans sa totalité mais pour un très court moment ». Il est évident qu’une vision constante de toutes ces choses, automatiquement, vous obligerait à prendre le chemin. Il est certain aussi que d’avoir un petit aperçu fragmentaire ne suffit pas; ce n’est pas un poids assez fort pour vous obliger à suivre la route.

Mais si on avait une vision totale, si courte soit-elle, on ne pourrait pas résister à la tentation de faire l’effort nécessaire pour réaliser; mais en fait, c’est la vision totale qui est rare. C’est pour cela que Sri Aurobindo nous dit : « Si seulement les hommes... »

À vrai dire, ceux qui sont prêts, qui sont indubitablement destinés à la réalisation, il est fort rare qu’ils n’aient pas, à un moment donné de leur vie, ne serait-ce que pour quelques secondes, l’expérience de ce qu’est cette réalisation.

Mais même ceux-là, même ceux dont le destin est sûr, ils ont à lutter terriblement, d’une façon obstinée, contre ce quelque chose que l’on semble absorber avec l’air qu’on respire : cette crainte, cette peur de ce qui peut arriver. Et c’est si stupide, parce que, en dernière analyse, le destin de chacun est le même : on naît, on vit — plus ou moins bien — et on meurt; puis on attend plus ou moins longtemps, on recommence à naître, à vivre — plus ou moins bien — et encore à mourir, et ainsi de suite indéfiniment, jusqu’à ce qu’on soit prêt à en avoir assez.

Peur de quoi ? peur de sortir de l’ornière ? peur d’être libre ? peur de ne plus être un prisonnier ?

Et puis, quand on a assez de courage pour surmonter cela, que l’on se dit : « Advienne que pourra ! Après tout, n’est-ce pas, on ne risque pas grand-chose », alors on se méfie, on se demande si c’est raisonnable, si c’est vrai, si, tout ça, ce ne sont pas des illusions, si on ne se monte pas la tête, si cela correspond vraiment à quelque chose... Et notez, cette méfiance semble idiote, mais on la trouve même chez les plus intelligents, même chez ceux qui ont eu des expériences répétées, concluantes — je dis, c’est quelque chose que l’on absorbe avec la nourriture que l’on prend, avec l’air que l’on respire, avec le contact des autres, et c’est pour cela que l’on peut dire « les tentacules de la Nature », partout, comme une pieuvre, qui se glisse, en toutes choses, et qui vous attrape, et puis qui vous lie.

Et même quand on a surmonté ces deux obstacles, quand les expériences sont assez fortes pour que l’on ne puisse plus douter, que ce soit impossible (c’est comme si l’on doutait de sa propre vie), alors il reste cette chose affreuse, mesquine, sèche, acide : le scepticisme. Et ça, c’est basé sur l’orgueil humain, c’est pour cela que ça dure si longtemps. On veut se croire supérieur à toutes ces choses : « Oh! moi, je ne tombe pas dans ces panneaux ! je suis un homme raisonnable, je vois les choses d’un point de vue pratique, on ne me trompe pas. » C’est affreux ! c’est sordide. Mais c’est dangereux.

Même au moment des plus grands enthousiasmes, même au moment où l’on est plein d’une expérience exceptionnelle, merveilleuse, de tout en bas ça monte, c’est laid, c’est visqueux, c’est repoussant. Et pourtant ça monte et ça abîme tout.

Pour vaincre cela, il faut être un guerrier formidable, il faut lutter avec toutes les obscurités de la Nature, avec toutes ses malices, avec toutes ses tentations.

Pourquoi fait-elle cela ? C’est comme si elle allait à l’encontre de son propre but. Mais je vous ai déjà expliqué cela très souvent : la Nature sait très bien vers quoi elle va, quel est l’aboutissement, elle le veut, mais... à sa manière. Elle ne trouve pas que l’on perd du temps, elle. Elle a l’éternité devant elle. Elle veut suivre son chemin comme il lui plaît, avec autant de méandres qu’il lui plaît, avec des retours en arrière, en s’écartant du droit chemin, en recommençant plusieurs fois la même chose pour voir ce qui arrivera ; et alors, ces illuminés hurluberlus qui veulent arriver tout de suite, aussi vite que possible, qui ont soif de vérité, de lumière, de beauté, d’équilibre... ils l’ennuient, ils la talonnent, ils lui disent qu’elle perd son temps. Son temps! Elle répond toujours : « Mais j’ai l’éternité devant moi, est-ce que je suis pressée! pourquoi êtes-vous si pressés ? » et avec un sourire encore elle leur dit : « C’est à la mesure de l’être humain, votre hâte; élargissez-vous, devenez infinis, soyez éternels, et vous ne serez plus pressés. »

Il y a un tel amusement sur le chemin, pour elle — mais ça n’amuse pas tout le monde.

C’est ce qui arrive quand on voit les choses de très haut, de très loin, quand on voit les choses très vastes, presque infinies : tout ce qui trouble l’être humain, le fait souffrir, cela disparaît; et alors, ceux qui sont très sages et qui ont abandonné la vie pour une sagesse très haute, vous disent avec un sourire : « Pourquoi souffrez-vous ? Sortez de là, vous ne souffrirez plus! » C’est très bien individuellement, mais enfin, si l’on pense aux autres, on peut vouloir que cette comédie, un peu tragique, finisse plus tôt. Et c’est très légitime d’être fatigué de vivre comme un animal sur un pâturage, fatigué de se promener de bout d’herbe en bout d’herbe, de ruminer dans un coin ce que l’on a absorbé, d’avoir des horizons très limités et de manquer toutes les splendeurs de la vie.

La Nature, ça l’amuse peut-être que nous soyons comme cela, mais nous, nous en avons assez, nous voulons être autrement.

Et c’est cela, c’est quand vraiment on en a assez et qu’on veut que ce soit autrement, que l’on a le courage, la force et la possibilité de vaincre ces trois ennemis terribles qui sont la peur, le doute et le scepticisme. Mais je le répète, il ne suffit pas de s’asseoir un beau jour, de se regarder être et de lutter avec cela en soi une fois pour toutes; il faut le faire et le refaire et le refaire et continuer d’une façon qui paraît presque sans fin, pour être sûr d’en être débarrassé. À vrai dire, on n’est peut-être jamais débarrassé vraiment, mais il arrive un moment où l’on est, au-dedans de soi, si différent que cela ne peut plus vous toucher. On peut les voir, mais on les voit avec un sourire; et avec un simple geste, ils s’en vont, ils retournent là d’où ils sont venus, peut-être un peu changés, peut-être moins forts, moins obstinés, moins agressifs — jusqu’au moment où la Lumière sera assez forte pour que toute l’obscurité disparaisse.

Quant à ces merveilles dont Sri Aurobindo nous parle, il vaut mieux ne pas les décrire, parce que chacun les sent, les éprouve, en a l’expérience à sa manière — et pour chacun c’est la meilleure. Il ne faut pas adopter la manière des autres, il faut avoir la sienne propre, alors l’expérience a toute sa valeur, tout son prix inestimable.

Pour finir, je vous souhaite à tous de les avoir, ces expériences. Et pour cela, il faut de la foi, de la confiance, beaucoup d’humilité et une grande bonne volonté.

S’ouvrir, aspirer, et attendre. Ça vient sûrement. La Grâce est là, elle ne demande qu’à pouvoir travailler pour tous.

10 octobre 1958

Aphorismes - 6

6 — J’ai appris, tard, que lorsque la raison mourait la Sagesse naissait ; avant cette libération je n’avais que la connaissance.

Une fois de plus, il faut vous répéter que la forme de ces aphorismes est volontairement paradoxale afin de donner un petit choc au mental et de l’éveiller suffisamment pour qu’il fasse un effort de compréhension. Il ne faut pas prendre cela au pied de la lettre. Certaines personnes ont l’air de s’inquiéter à l’idée qu’il faut que la raison disparaisse pour devenir sage. Ce n’est pas cela, ce n’est pas du tout cela.

Il faut que la raison ne soit plus le sommet et le maître. Pendant fort longtemps dans la vie, avant qu’on ne possède quelque chose qui ressemble à la Connaissance, il est indispensable que la raison soit le maître, autrement on est le jouet de ses impulsions, de ses fantaisies, de ses imaginations émotives plus ou moins déréglées et on risque d’aller très loin, non seulement de la sagesse mais même de la connaissance indispensable pour se conduire convenablement. Mais quand on est arrivé à gouverner toutes les parties inférieures de son être à l’aide de la raison, qui est le sommet de l’intelligence humaine ordinaire, alors, si l’on veut dépasser ce point, si l’on veut se libérer de la vie ordinaire, de la pensée ordinaire, de la vision ordinaire des choses, il faut, si je puis dire, monter sur la tête de la raison — non pas la fouler aux pieds avec mépris, mais s’en servir comme d’un marchepied pour gravir plus haut, au-delà d’elle, et atteindre quelque chose qui se soucie fort peu de ses décrets et qui peut se permettre d’être déraisonnable, parce que c’est une déraison supérieure, avec une lumière supérieure, quelque chose qui est au-delà de la connaissance ordinaire et qui reçoit ses inspirations d’en haut, de très haut, de la Sagesse divine.

Voilà ce que cela veut dire.

Quant à la connaissance dont Sri Aurobindo parle ici, c’est la connaissance ordinaire, ce n’est pas la connaissance par identité; c’est celle que l’on peut acquérir par l’intellect, par la pensée, par les moyens ordinaires.

Mais une fois de plus, et d’ailleurs nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet avec les aphorismes suivants, ne vous hâtez pas d’abandonner la raison avec la conviction que tout de suite vous entrerez dans la sagesse, parce qu’il faut être prêt pour entrer dans la sagesse, autrement on risque fort, en abandonnant la raison, d’entrer dans la déraison, ce qui est assez dangereux.

Bien des fois dans ce qu’il a écrit, particulièrement dans La Synthèse des Yogas, Sri Aurobindo nous met en garde contre les fantaisies de ceux qui croient pouvoir faire la sâdhanâ 4 sans avoir un contrôle sévère sur eux-mêmes, et qui écoutent toutes sortes d’inspirations qui les mènent à un déséquilibre dangereux où tous leurs désirs refoulés, cachés, secrets, se donnent jour sous prétexte de se libérer des conventions ordinaires et de la raison ordinaire.

On ne peut être libre qu’en jaillissant vers le haut, très haut au-dessus des passions humaines. On n’a le droit d’être libre que lorsqu’on a une liberté supérieure, non égoïste, et que l’on en a fini avec tous les désirs et toutes les impulsions.

Mais il ne faudrait pas non plus que les gens très raisonnables, très moraux selon les lois sociales ordinaires, se croient sages, parce que leur sagesse est une illusion et qu’elle n’a en elle aucune vérité profonde.

Il faut être au-dessus des lois pour pouvoir les violer, il faut être au-dessus des conventions pour pouvoir les négliger, il faut être au-dessus de toutes les règles pour pouvoir les mépriser, et que le mobile de cette libération ne soit jamais un mobile égoïste, personnel, pour satisfaire une ambition ou agrandir sa personnalité, par supériorité, par mépris des autres, pour être au-dessus du troupeau et pouvoir le regarder avec condescendance. Méfiez-vous quand vous sentez en vous ce sens de la supériorité et que vous regardez les autres ironiquement, d’un petit air : « Moi, je ne suis plus de cette étoffe-là » — à ce moment-là vous déraillez, et vous risquez de tomber dans un abîme.

Quand on entre vraiment dans la sagesse, la vraie sagesse, celle dont Sri Aurobindo parle ici, il n’y a plus de supérieur et d’inférieur, il n’y a qu’un jeu de forces où toute chose a sa place et son importance, et s’il y a une hiérarchie, c’est une hiérarchie de soumission au Suprême, ce n’est pas une hiérarchie de supériorité vis-à-vis de ce qui est au-dessous.

Et avec l’entendement humain, la raison humaine, la connaissance humaine, on est incapable de discerner cette hiérarchie-là ; c’est seulement l’âme éveillée qui est capable de reconnaître une autre âme éveillée, alors le sens de la supériorité disparaît complètement.

La vraie sagesse ne vient que quand l’ego disparaît, et l’ego disparaît seulement quand vous êtes prêt à vous abandonner complètement au Seigneur suprême, sans aucun mobile personnel et sans en attendre aucun profit — quand on le fait parce qu’on ne peut pas faire autrement.

17 octobre 1958

Aphorismes - 7

7 — Ce que les hommes appellent connaissance, c’est l’acceptation raisonnée d’apparences fausses. La Sagesse regarde derrière le voile et voit. La raison fixe les détails et les met en contraste. La raison divise, la Sagesse marie les contrastes en une seule harmonie.

Toutes les choses que Sri Aurobindo écrit sur la connaissance, la raison, la sagesse sont dites pour nous faire sortir de l’ornière de la façon de penser ordinaire et, si possible, nous faire apercevoir la réalité derrière les apparences.

D’une façon générale, à part quelques très rares exceptions, les hommes sont satisfaits d’observer plus ou moins correctement tout ce qui se passe autour d’eux et parfois en eux-mêmes, et de classer toutes ces observations selon un système ou un autre d’une logique superficielle, et c’est cette organisation, ces systèmes, qu’ils appellent « connaissance ». Ils n’ont même pas eu l’idée, même pas un commencement de perception que toutes les choses qu’ils voient, qu’ils touchent, qu’ils sentent, qu’ils éprouvent, sont des apparences fausses et non la réalité elle-même.

C’est un argument général, constant : « Mais je le vois, mais je le touche, mais je le sens, par conséquent c’est vrai. »

Ils devraient au contraire se dire : « Je le vois, je le touche, je le sens, par conséquent c’est faux. » Nous sommes aux deux bouts opposés et il n’y a pas moyen de s’entendre.

Pour Sri Aurobindo, la vraie connaissance c’est justement la connaissance par identité, et la sagesse c’est l’état que l’on acquiert quand on est dans cette vraie connaissance; il le dit ici : la Sagesse regarde derrière le voile des apparences fausses et elle voit la réalité qui est derrière. Et Sri Aurobindo souligne qu’avec cette connaissance superficielle extérieure, quand on définit une chose, c’est toujours par opposition à une autre; c’est toujours en établissant un contraste qu’on explique les choses que l’on voit, que l’on sent, que l’on touche — et que l’on ne comprend pas.

La raison oppose toujours les choses entre elles et vous fait faire un choix. Les gens qui ont une pensée et une raison claires voient toutes les différences qu’il y a entre les choses. Il est assez remarquable que la raison ne fonctionne que par les différences; c’est parce qu’on aperçoit la différence entre ceci et cela, entre cet acte et cet autre, entre cet objet et cet autre, qu’on prend des décisions et que la raison fonctionne.

Mais justement, la connaissance vraie, la connaissance par identité et la sagesse qui en résulte, voient toujours le point où toutes ces choses qui semblent contradictoires s’harmonisent, se complètent, forment un tout parfaitement cohérent, coordonné. Et naturellement cela change totalement le point de vue, la perception, et les conséquences dans l’action.

Le premier pas tout à fait indispensable, ce n’est pas de se répéter plus ou moins mécaniquement et sans bien savoir ce que l’on dit, que les « apparences sont fausses »; on le dit parce que Sri Aurobindo nous le dit, mais au fond on ne le comprend pas, et malgré tout, quand on veut savoir quelque chose, on continue à regarder, à observer et à toucher et à goûter et à sentir, parce qu’on croit ne pas avoir d’autres moyens d’observation. Ce n’est que lorsqu’on a eu l’expérience du renversement de la conscience, quand on est passé parderrière ces choses et qu’on sent, qu’on éprouve d’une façon tout à fait concrète l’illusion de ces apparences, qu’alors on arrive à comprendre. Mais à moins d’avoir eu l’expérience, on peut lire tous les aphorismes, les répéter et les apprendre, avoir confiance, on n’a pas la perception, ce n’est pas une réalité pour vous. Elles demeurent, toutes ces apparences, l’unique moyen d’entrer en contact avec le monde extérieur et de se rendre compte de ce qu’il est. Et parfois on passe toute une vie à apprendre comment les choses sont dans leur apparence, et on passe pour très cultivé, très intelligent, plein de savoir quand on a observé tout cela en détail et qu’on se souvient de tout ce que l’on a observé ou de tout ce que l’on a appris.

On peut, à la rigueur, quand on a beaucoup travaillé, avoir une petite action sur ces apparences, les changer un petit peu — c’est ainsi que la science vous apprend à manier la Matière —, mais ce n’est pas un vrai changement et ce n’est pas un vrai pouvoir. Et quand on est dans cet état-là, on est tout à fait convaincu que l’on ne peut rien faire non plus pour changer son caractère; on se sent pris dans une sorte de fatalité qui pèse, on ne sait d’où ni comment : on est né comme ça, né dans cet endroit-là ou dans ce milieu-là, avec ce caractère-là, et on va aussi bien que l’on peut à travers la vie en s’accommodant des choses sans avoir beaucoup d’influence sur elles, et en tâchant d’atténuer les inconvénients de son propre caractère sans avoir le pouvoir de le transformer. On se sent pris dans un filet, on est l’esclave de quelque chose que l’on ignore, le jouet des circonstances, de forces que l’on ne connaît pas et d’une volonté à laquelle on ne se soumet pas mais qui vous contraint. Même les plus révoltés sont des esclaves, parce que la seule chose qui libère, c’est justement de passer derrière le voile et de voir ce qui est au-delà. Après avoir vu, on peut s’identifier, et après s’être identifié on a la clef de la véritable transformation.

Nous lisons, nous essayons de comprendre, nous expliquons, nous essayons de savoir, mais une seule minute d’expérience vraie nous en apprend plus que des millions de mots et des centaines d’explications.

Alors, la première question, c’est : « Comment avoir l’expérience ? »

Rentrer au-dedans de soi, c’est le premier pas.

Et une fois que l’on a réussi à entrer assez profondément pour sentir la réalité de ce qui est au-dedans, s’élargir progressivement, systématiquement, pour devenir aussi vaste que l’univers et perdre le sens des limites.

Ce sont les deux premiers mouvements préparatoires.

Et ces deux choses doivent se faire dans un calme, une paix, une tranquillité aussi totales que possible. Cette paix, cette tranquillité dans le mental produit le silence, et dans le vital, l’immobilité.

Il faut renouveler cet effort, cette tentative très régulièrement, d’une façon persistante, et au bout d’un certain temps, plus ou moins long, on commence à percevoir une réalité différente de celle que l’on perçoit dans la conscience extérieure ordinaire.

Naturellement, par l’effet de la Grâce, soudainement, il peut se produire une déchirure intérieure du voile, et on peut entrer tout d’un coup dans la vérité vraie; mais même quand cela arrive, pour en avoir toute la valeur et tout l’effet, il faut se garder dans un état de réceptivité intérieure et, pour cela, l’intériorisation quotidienne est indispensable.

24 octobre 1958

Aphorismes - 8

8 — Ne donne pas le nom de connaissance à tes seules croyances et celui d’erreur, d’ignorance ou de charlatanisme aux croyances des autres, ou bien ne raille pas les dogmes des sectes et leur intolérance.

Les dogmes des sectes et l’intolérance des religions viennent de ce que les sectes et les religions considèrent que leurs croyances seules sont la connaissance et que les croyances des autres sont des erreurs, de l’ignorance ou du charlatanisme.

C’est ce simple mouvement qui fait qu’ils érigent en dogme ce qu’eux pensent être vrai et qu’ils condamnent violemment ce que les autres pensent être vrai. Voilà le sens de la phrase. Penser que sa connaissance est la seule vraie, que sa croyance est la seule vraie et que la croyance des autres n’est pas vraie, c’est justement faire ce que font toutes les sectes et toutes les religions.

Alors, si vous faites exactement comme les sectes et comme les religions, vous n’avez pas le droit de vous moquer d’elles. Et vous faites la même chose sans vous en apercevoir, parce que cela vous paraît tout à fait naturel. Sri Aurobindo veut justement vous faire comprendre que quand vous dites : « Nous détenons la vérité, et ce qui n’est pas cela est une erreur » (bien que vous n’osiez tout de même pas le dire d’une façon aussi crue), vous faites exactement la même chose que toutes les religions et toutes les sectes.

Si vous vous objectivez un peu, vous verrez que tout ce que vous avez appris ou tout ce que vous avez pensé, et qui vous a donné l’impression d’être particulièrement vrai et d’une importance capitale, vous l’avez érigé en connaissance, spontanément, sans vous en rendre compte, et vous êtes tout à fait prêt à contredire une notion différente chez ceux qui vous disent : « Non, non, c’est comme ceci, ce n’est pas comme cela. »

Si vous vous regardez faire, vous comprenez le mécanisme de cette intolérance et immédiatement vous pouvez faire cesser toutes les discussions oiseuses. Nous en revenons à ce que je vous ai déjà dit une fois : le contact que vous avez eu avec la vérité des choses, votre contact personnel — un contact plus ou moins clair, plus ou moins profond, plus ou moins vaste, plus ou moins pur —, a pu vous donner, à vous, en particulier, une expérience intéressante et parfois décisive, mais ce n’est pas parce que ce contact vous a donné une expérience d’importance décisive qu’il faut vous imaginer que c’est une expérience universelle et que ce même contact donnerait la même expérience à d’autres. Et si vous comprenez cela, que c’est une chose purement personnelle, individuelle, subjective, que ce n’est pas du tout une loi absolue et générale, alors vous ne pouvez plus mépriser la connaissance des autres ou vouloir leur imposer votre point de vue et votre expérience. Cela évite toutes les querelles mentales qui sont toujours complètement inutiles.

Évidemment, on peut prendre cette première phrase comme un conseil, mais ce n’est pas dans ce sens-là que Sri Aurobindo l’a écrite; c’est pour rendre conscient de l’erreur que l’on commet soi-même et que l’on raille chez les autres. C’est une habitude que l’on a, non seulement sur ce point particulier mais sur tous les points. Il est assez remarquable que quand on a une faiblesse, par exemple, un ridicule, un défaut ou une imperfection, comme on l’a plus ou moins naturellement, on la considère comme très naturelle, elle ne vous choque pas, mais dès que cette même faiblesse, cette même imperfection, ce même ridicule est chez un autre, cela vous paraît tout à fait choquant et vous dites : « Comment! il est comme ça ! » Mais on ne s’aperçoit pas que soi-même on est « comme ça ». Et alors, à la faiblesse et à l’imperfection, on ajoute justement le ridicule de ne pas s’en apercevoir.

Il y a une leçon à en tirer : quand quelque chose chez un autre vous paraît tout à fait inacceptable ou ridicule — « Comment! il est comme ça, il se conduit comme ça, il dit des choses comme ça, il fait ça » —, il faut se dire : « Tiens, tiens, mais peut-être que je fais la même chose sans m’en apercevoir. Je ferais bien de regarder au-dedans de moi, d’abord, avant de critiquer l’autre, pour être bien sûr que je ne fais pas, avec une légère nuance différente, exactement la même chose. » Et si on a le bon sens et l’intelligence de faire cela chaque fois que l’on est choqué par la conduite d’un autre, on s’apercevra que, dans la vie, le rapport avec les autres est comme un miroir qui nous est présenté pour que l’on voie plus facilement et d’une façon plus clairvoyante les faiblesses que l’on porte en soi.

D’une façon générale et presque absolue, ce qui vous choque chez les autres, c’est justement quelque chose que vous portez en vous-même, plus ou moins voilé, plus ou moins caché, peut-être sous une apparence un petit peu différente qui vous permet de vous illusionner vous-même; et ce qui chez vous ne vous paraît pas très choquant, dès que vous le voyez chez les autres, cela devient monstrueux.

Faites-en l’expérience, cela vous aidera beaucoup, beaucoup, à vous changer vous-même, et en même temps cela apportera dans vos relations avec les autres une tolérance souriante, la bonne volonté qui vient de la compréhension, et cela mettra fin très souvent à de bien inutiles querelles.

On peut vivre sans se disputer. Cela paraît drôle à dire parce que, telles que sont les choses, il semblerait au contraire que la vie est faite pour la dispute, en ce sens que la principale occupation des gens qui sont ensemble, c’est de se quereller, ouvertement ou secrètement. On n’en vient pas toujours aux mots, on n’en arrive pas toujours aux coups, heureusement, mais au-dedans de soi il y a un état d’irritation perpétuelle parce qu’on ne rencontre pas tout autour de soi la perfection que l’on voudrait soi-même réaliser — et que l’on trouve assez difficile à réaliser —, mais on trouve tout à fait naturel que les autres la réalisent. « Comment se fait-il qu’ils soient comme ça ? »... On oublie les difficultés que l’on trouve en soi-même pour ne pas être « comme ça »!

Essayez, vous verrez!

Regardez tout avec un sourire bienveillant, prenez comme une leçon pour vous-même les choses qui vous irritent, et vous vivrez beaucoup plus paisiblement, et aussi plus efficacement, car certainement un grand pourcentage d’énergie est gaspillé dans l’irritation que l’on éprouve à ne pas trouver chez les autres la perfection que l’on voudrait réaliser soi-même.

On s’arrête à la perfection que les autres devraient réaliser, et la fin que l’on devrait soi-même poursuivre, on n’en est pas souvent conscient. Si vous en êtes conscient, eh bien, commencez par faire le travail qui vous est donné à vous, c’est-à-dire réaliser ce que vous avez à faire sans vous occuper de ce que les autres font, parce que, au fond, cela ne vous regarde pas. Et la meilleure façon de prendre la vraie attitude, c’est simplement de se dire : « Tous ceux qui m’entourent, toutes les circonstances de ma vie, tous les gens qui sont près de moi, sont le miroir que la Conscience divine me présente pour me montrer les progrès que je dois faire. Tout ce qui me choque chez les autres, c’est du travail qu’il faut que je fasse en moi. »

Et peut-être que si l’on portait en soi une vraie perfection, on la découvrirait plus souvent chez les autres.

7 novembre 1958

Aphorismes - 9

9 — Ce que l’âme voit et l’expérience qu’elle fait, cela elle le connaît ; tout le reste est apparence, préjugé et opinion.

Ceci revient à dire que toute connaissance qui n’est pas le résultat d’une vision de l’âme ou de son expérience est une connaissance qui n’a pas de valeur vraie.

Mais immédiatement se pose la question, qui m’a été posée d’ailleurs : « Comment savoir ce que l’âme voit ? »

Évidemment, il n’y a qu’une solution, c’est de devenir conscient de son âme; et ceci complète l’aphorisme : à moins que l’on ne soit conscient de son âme, on n’a pas la connaissance vraie. Par conséquent, le premier effort doit consister à trouver son âme au-dedans de soi, à s’unir à elle et à la laisser gouverner la vie.

Certains demandent : « Comment savoir si c’est l’âme ? » J’ai déjà répondu à cette question plusieurs fois. Ceux qui la posent, par le fait même qu’ils la posent, prouvent qu’ils ne sont pas conscients de leur âme, parce que de la minute où l’on est conscient de son âme et identifié à elle, on le sait d’une façon positive et on ne demande plus comment le savoir. Et cette expérience-là n’est pas une expérience qui se copie ou s’imagine, on ne peut pas faire semblant d’être en contact avec son âme — c’est une chose qui ne s’invente pas, qui ne se copie pas. Quand c’est l’âme qui gouverne la vie, on le sait d’une façon absolue et on ne questionne plus.

Mais l’utilité de l’aphorisme que nous venons de lire, c’est de vous faire comprendre que tout ce que vous croyez connaître, que vous avez appris ou même qui vous est venu au cours de la vie par des observations personnelles, des déductions personnelles, des comparaisons, tout cela est une connaissance très relative et sur laquelle vous ne pouvez pas établir un système de vie durable et vraiment efficace.

Nous avons répété cela combien de fois, que tout ce qui vient du mental est tout à fait relatif, que le mental, plus il est éduqué, plus il a suivi de disciplines, plus il est capable de prouver que ce qu’il avance ou ce qu’il dit est vrai. On peut prouver la vérité de toute chose par le raisonnement, mais cela ne veut pas dire pour autant que c’est vrai. Cela reste des opinions, des préjugés et une connaissance basée sur une apparence qui elle-même est plus que douteuse.

Ainsi, il semble n’y avoir qu’une porte de sortie, c’est d’aller à la recherche de son âme et de la trouver. Elle est là, elle ne se cache pas exprès, elle ne joue pas avec vous pour vous donner des difficultés; au contraire, elle fait beaucoup d’efforts pour que vous la trouviez et pour se faire entendre, seulement il y a entre elle et votre conscience active deux personnages, le vital et le mental, qui ont l’habitude de faire beaucoup de bruit. Et comme ils font beaucoup de bruit et que l’âme n’en fait pas, ou en fait aussi peu que possible, leur bruit vous empêche d’entendre sa voix.

Quand vous voulez savoir ce qu’elle sait, votre âme, vous pouvez faire un effort intérieur, être très attentif, et en fait, si on est attentif, derrière ce bruit très extérieur du mental et du vital, on peut discerner quelque chose de très subtil, très tranquille, très paisible, qui sait, et qui dit ce que cela sait. Mais l’insistance des autres est si impérieuse et ça c’est si tranquille que, très facilement, on se trompe et qu’on écoute celui qui fait le plus de bruit, pour s’apercevoir après, le plus souvent, que c’était l’autre qui avait raison. Mais ça ne s’impose pas, ça ne vous oblige pas à l’écouter, parce que ça n’a pas de violence.

Quand vous hésitez, quand vous vous demandez que faire dans une circonstance ou une autre, il y a le désir, la préférence à la fois mentale et vitale, qui poussent, qui insistent, qui s’affirment, qui s’imposent, et avec les meilleures raisons du monde font tout un argument, et si vous n’êtes pas sur vos gardes, si vous n’avez pas une forte discipline, si vous n’avez pas l’habitude de vous contrôler, ils finissent par vous convaincre qu’ils ont raison et, comme je le disais tout à l’heure, ça fait tant de bruit que vous n’entendez même pas la toute petite voix ou la toute petite indication très tranquille de l’âme qui dit : « Ne le fais pas. »

Ce « ne le fais pas », cela arrive souvent, et d’un coup on le jette de côté comme une chose qui n’a pas de force et on suit son destin impulsif. Mais si, vraiment, on est sincère dans sa volonté de trouver la vérité et de la vivre, alors on apprend à écouter de mieux en mieux, on apprend à discerner de plus en plus, et même si cela coûte un effort, même si cela cause une douleur, on apprend à obéir. Et même si l’on n’a obéi qu’une fois, c’est une aide puissante, c’est un progrès considérable sur le chemin du discernement entre ce qui est l’âme et ce qui ne l’est pas, et avec ce discernement et la sincérité nécessaire on est sûr d’arriver au but.

Mais il ne faut pas être pressé, il ne faut pas être impatient, il faut être très persévérant. On se trompe dix fois pour une où l’on fait ce qu’il faut, mais quand on se trompe, il ne faut pas tout abandonner et être désespéré, il faut se dire que la Grâce ne vous abandonne jamais et que la prochaine fois ce sera mieux.

Ainsi, en conclusion, nous dirons que pour connaître les choses telles qu’elles sont, il faut d’abord s’unir à son âme, et que pour s’unir à son âme, il faut le vouloir avec persistance et persévérance.

C’est seulement le degré de concentration sur le but qui peut diminuer la longueur du chemin.

14 novembre 1958

Aphorismes - 10

10 — Mon âme sait qu’elle est immortelle. Mais vous taillez en pièces un cadavre et triomphalement vous clamez  : « Où donc est votre âme et où votre immortalité ? »

On a beaucoup répété — mais à part quelques cas très peu compris — que c’est seulement le semblable qui peut connaître le semblable. Si l’on comprenait cela, il y aurait beaucoup d’ignorance qui disparaîtrait.

C’est seulement l’âme qui peut connaître l’âme, et dans chaque degré de l’être c’est seulement le degré équivalent qui peut reconnaître l’autre. C’est seulement le Divin qui peut connaître le Divin. Et c’est parce que nous portons en nous le Divin que nous sommes capables de Le voir et de Le reconnaître. Mais si nous essayons de comprendre quelque chose à la vie intérieure en nous servant de nos sens et de nos procédés extérieurs, nous sommes sûrs de n’aboutir qu’à un échec total et, aussi, à nous tromper totalement nous-mêmes.

Ainsi, quand on s’imagine pouvoir connaître les secrets de la Nature en restant dans une conscience purement physique, on se trompe tout à fait. Et cette habitude d’exiger des preuves concrètes et matérielles pour accepter la réalité de quelque chose est l’un des effets les plus évidents de l’ignorance; avec cette attitude-là, le premier sot venu s’imagine qu’il peut juger des choses les plus hautes, et il vient donner des démentis aux expériences les plus profondes.

Ce n’est certainement pas en disséquant un corps qui est mort, parce que l’âme en est partie, qu’on peut trouver cette âme. Si l’âme n’était pas partie, le corps ne serait pas mort! Et c’est pour nous faire toucher du doigt l’absurdité de cette prétention que Sri Aurobindo a écrit cet aphorisme.

Il s’applique à tous les jugements de l’esprit critique humain et à toutes les méthodes scientifiques quand elles veulent juger d’autre chose que des choses purement matérielles.

La conclusion est toujours la même : la seule attitude vraie est une attitude d’humilité, de respect silencieux devant ce que l’on ne connaît pas et d’aspiration intérieure pour sortir de son ignorance. C’est l’une des choses qui ferait le plus progresser l’humanité : respecter ce qu’elle ne connaît pas, reconnaître de bon gré qu’on ne sait pas et que, par conséquent, on ne peut pas juger. On fait constamment le contraire. On prononce des jugements définitifs sur des choses que l’on ne sait pas du tout, on dit d’un air péremptoire : « Ça c’est possible, et ça c’est impossible », alors que l’on ne sait même pas de quoi il s’agit. Et on prend des airs supérieurs parce qu’on doute de choses que l’on n’a jamais sues.

On croit que le doute est un signe de supériorité, alors que c’est un signe d’infériorité.

Le scepticisme et le doute sont deux des plus grands obstacles au progrès. Cela ajoute l’outrecuidance à l’ignorance.

21 novembre 1958

Aphorismes - 11

11 — L’immortalitén’estpasla surviede lapersonnalité mentale après la mort, bien que ce soit vrai aussi, mais la possession éveillée du Moi qui est sans mort et sans naissance, et dont le corps n’est qu’un instrument et une ombre.

Il y a ici trois affirmations qui ont été l’objet de questions. D’abord : « Qu’est-ce que la personnalité mentale ? »

Dans chaque être humain, le corps est animé par l’être vital et gouverné, ou partiellement gouverné, par un être mental. Ceci est une règle générale, mais le degré de formation et d’individualisation de l’être mental est très différent suivant les individus. Dans la grande masse des êtres humains, le mental est une chose fluide qui n’a pas d’organisation propre, et par conséquent ce n’est pas une personnalité. Et tant que le mental est comme cela, fluide, pas organisé, sans vie cohésive propre et sans personnalité, il ne survit pas. Ce qui constituait l’être mental se dissout dans l’état mental quand le corps, la substance qui constituait le corps, se dissout dans la substance physique.

Mais dès que l’être mental est constitué, organisé, individualisé et qu’il devient une personnalité, il ne dépend pas, il ne dépend plus du corps pour son existence, et par conséquent il lui survit. L’atmosphère mentale terrestre est remplie d’êtres, de personnalités mentales, qui vivent d’une façon tout à fait indépendante, même après la disparition du corps, et qui peuvent se réincarner dans un corps nouveau quand l’âme, c’est-à-dire le vrai Moi, se réincarne; celui-ci porte ainsi avec lui le souvenir de ses vies antérieures.

Mais ce n’est pas cela que Sri Aurobindo appelle immortalité. L’immortalité est une vie qui n’a ni commencement ni fin, qui ne naît pas et ne meurt pas, qui est tout à fait indépendante du corps — c’est la vie du Moi, l’être essentiel de chaque individualité, et elle n’est pas séparée du Moi universel. Et cet être essentiel a le sens de l’unité avec le Moi universel ; en fait, il est une expression personnifiée, individualisée du Moi universel et cela n’a ni commencement ni fin, ni vie ni mort, cela existe éternellement et c’est cela qui est immortel. Quand nous sommes pleinement conscients de ce Moi, nous participons à sa vie éternelle et, par conséquent, nous sommes immortels.

Mais on fait une petite confusion sur ce mot immortalité — ce n’est pas nouveau, c’est une confusion qui s’est produite très souvent. Quand on parle d’immortalité, la plupart des gens comprennent qu’il s’agit d’une durée indéfinie du corps.

Le corps ne peut durer indéfiniment que si, tout d’abord, il devient pleinement conscient de ce Moi immortel et s’il s’unit à lui, s’identifie à lui, au point d’avoir la même capacité, la même faculté de transformation constante qui permet de suivre le mouvement universel, ce qui est une condition absolument indispensable pour la durée. C’est parce que le corps est fixe, parce qu’il ne suit pas le mouvement, parce qu’il ne peut pas se transformer avec une rapidité suffisante pour s’identifier constamment à l’évolution universelle qu’il se décompose et qu’il meurt. C’est sa fixité, sa dureté, son incapacité de se transformer qui le mettent dans l’obligation d’être détruit afin que sa substance retourne au domaine général de la substance physique et qu’il se reforme dans des formes nouvelles pour être apte à progresser encore. Mais généralement, quand on parle d’immortalité, les gens pensent qu’il s’agit de l’immortalité physique — il est bien entendu que jusqu’à présent elle n’a pas encore été réalisée.

Sri Aurobindo dit que c’est possible, et même que cela arrivera, mais il y met une condition : c’est que le corps soit supramentalisé et qu’il participe aux qualités de l’être supramental qui sont des qualités de plasticité et de transformation constante. Et quand Sri Aurobindo écrit que « le corps n’est qu’un instrument et une ombre », il parle du corps tel qu’il est maintenant, et sera encore pendant fort longtemps probablement. Il n’est que l’instrument du Moi, l’expression très inadéquate de ce Moi, et une ombre — une ombre, quelque chose d’imprécis et d’obscur en comparaison de la lumière et de la précision du Moi éternel.

Comment cette ombre, cet instrument peut-il servir au développement de l’âme, et comment en cultivant l’instrument on peut être utile aux vies postérieures, est une question qui ne manque pas d’intérêt.

Chaque fois que l’âme s’incarne dans un corps nouveau, elle vient avec l’intention de faire une expérience nouvelle qui l’aidera dans son développement et rendra sa personnalité plus parfaite; c’est ainsi que, de vie en vie, l’être psychique se forme pour devenir une personnalité tout à fait consciente et indépendante qui, lorsqu’elle est arrivée au maximum de son développement, peut choisir non seulement le temps de son incarnation, mais le lieu, le but et l’œuvre à accomplir.

Sa descente dans un corps physique est nécessairement une descente dans l’obscurité, l’ignorance, l’inconscience, et, pendant fort longtemps, elle doit travailler simplement pour amener un peu de conscience dans la matière du corps avant de pouvoir s’en servir pour faire l’expérience qu’elle est venue faire. Ainsi, si par une méthode raisonnée, clairvoyante, nous cultivons le corps, nous aidons en même temps à la croissance de l’âme, à son progrès et à son illumination.

La culture physique consiste à mettre de la conscience dans les cellules du corps. On le sait ou on ne le sait pas, mais c’est un fait. Quand nous nous concentrons pour faire agir nos muscles en accord avec notre volonté, quand nous faisons effort pour assouplir nos membres, pour leur donner une agilité ou

une force ou une résistance ou une plasticité qu’ils n’ont pas naturellement, nous infusons dans les cellules de ce corps une conscience qui ne s’y trouvait point, et ainsi nous en faisons un instrument homogène, réceptif, et qui progresse dans et par son action. C’est cela l’importance capitale du développement physique. Naturellement, ce n’est pas la seule chose qui amène la conscience dans le corps, mais c’est une chose qui agit d’une façon tout à fait générale, ce qui est rare. Je vous ai dit plusieurs fois déjà que l’artiste infuse une conscience très grande dans ses mains, l’intellectuel dans son cerveau, mais c’est une chose pour ainsi dire locale, tandis que la culture physique a une action plus générale. Et quand on voit les résultats absolument merveilleux de cette culture, quand on observe à quel point le corps peut se perfectionner, on comprend combien cela peut être utile à l’action de l’être psychique qui est venu dans cette matière; car naturellement, quand il est en possession d’un instrument organisé, harmonisé, plein de force, de souplesse et de possibilités, cela favorise considérablement son travail.

Je ne dis pas que les gens qui font de la culture physique le font dans ce but, parce que très peu savent que tel est le résultat, mais qu’ils le sachent ou non, le résultat est là. Et d’ailleurs, si on est un peu sensitif, quand on voit bouger le corps d’un être qui a fait de la culture physique raisonnée et méthodique, on voit une lumière, une conscience, une vie qui n’existe pas dans les autres.

Il y a beaucoup de gens qui voient les choses d’une façon tout à fait extérieure et qui disent : « Ces ouvriers, par exemple, qui sont obligés de faire des travaux de force et qui, pour les besoins de leur métier, apprennent à porter des poids considérables, eux aussi se font des muscles, et au lieu de passer leur temps comme des aristocrates à faire des exercices qui n’ont pas un résultat extérieur très utile, au moins eux, ils produisent quelque chose... » C’est une ignorance, parce qu’il y a une différence essentielle entre des muscles qui ont été développés par une utilisation spéciale, localisée et limitée, et des muscles qui sont tous cultivés volontairement et harmonieusement selon un programme d’ensemble qui ne laisse rien sans travail et sans exercice.

Les gens, comme les ouvriers ou les paysans, qui ont une occupation spéciale et qui développent spécialement certains muscles, ont toujours une déformation professionnelle, et cela n’aide d’aucune façon spéciale à leur progrès psychique, parce que la vie tout entière aide nécessairement au progrès psychique mais d’une façon si inconsciente et si lente que ce pauvre psychique doit revenir encore et encore et encore, et indéfiniment, pour arriver à ses fins. Par conséquent, nous pouvons dire sans risquer de nous tromper que la culture physique, c’est la sâdhanâ du corps, et que toute sâdhanâ aide nécessairement à hâter l’arrivée au but. Plus on le fait consciemment, plus le résultat est prompt et général, mais même si on le fait sans voir plus loin que le bout de ses doigts, ou de ses pieds ou de son nez, on aide au développement total.

Pour finir, on peut dire que toute discipline, quelle qu’elle soit, si on la suit rigoureusement, sincèrement, volontairement, est une aide considérable, car elle permet à la vie terrestre d’atteindre plus rapidement son but et la prépare à recevoir la vie nouvelle. Se discipliner, c’est hâter l’arrivée de cette vie nouvelle et le contact avec la réalité supramentale.

Tel qu’il est, le corps physique n’est vraiment qu’une ombre très défigurée de la vie éternelle du Moi, mais ce corps physique est capable d’un développement progressif; à travers chaque formation individuelle la substance physique progresse, et un jour elle sera capable d’établir un pont entre la vie physique telle que nous la connaissons et la vie supramentale qui se manifestera.

28 novembre 1958

Aphorismes - 12

12 — Ils m’ont prouvé avec des raisons convaincantes que Dieu n’existe pas, et je les ai crus. Plus tard, j’ai vu Dieu, car il est venu et m’a embrassé. Et maintenant que dois-je croire, les raisonnements des autres ou ma propre expérience ?

Ce n’est pas une question que pose Sri Aurobindo, c’est une boutade ironique. C’est pour faire ressortir clairement la stupidité des raisonnements du mental qui s’imagine pouvoir parler de ce qu’il ne sait pas. Ce n’est pas autre chose que cela.

On peut tout prouver avec le mental. Quand on sait s’en servir et qu’on a la science du raisonnement et de la déduction, on peut tout prouver. D’ailleurs, c’est un exercice que l’on donne dans les écoles supérieures pour assouplir l’esprit : on vous fait prouver une thèse, et immédiatement après vous devez prouver avec autant de conviction l’antithèse, et c’est dans l’espoir que si vous vous élevez un peu au-dessus, vous trouverez la synthèse.

Par conséquent, du moment qu’on admet que l’on peut tout prouver, c’est que les raisonnements ne mènent à rien, parce que si vous pouvez prouver une chose et immédiatement après prouver le contraire, c’est la preuve que vos preuves ne valent rien.

Il y a l’expérience. Pour un cœur simple, une nature sincère et droite, une nature qui sait que son expérience est sincère, que ce n’est pas une falsification du désir ou de l’ambition mentale mais un mouvement spontané qui vient de l’âme, l’expérience est absolument convaincante. Elle perd sa puissance de conviction quand il s’y mêle ces choses : ou le désir d’avoir une expérience ou l’ambition de se croire quelqu’un de très supérieur. Si vous avez cela en vous, alors méfiez-vous, parce que les désirs et l’ambition falsifient l’expérience. Le mental est formateur, et si vous avez un très fort désir que quelque chose de très important et de très intéressant vous arrive, vous pouvez le faire arriver, du moins en apparence pour ceux qui voient superficiellement les choses. Mais à part ces cas, quand on est droit, sincère, spontané, et surtout quand les expériences vous arrivent sans que vous ayez fait des efforts pour les avoir, spontanément, comme l’expression de votre aspiration profonde, alors ces expériences-là portent avec elles le cachet d’une authenticité absolue, et le monde tout entier peut vous dire que ce sont des bêtises ou des illusions sans que cela change rien à votre conviction personnelle. Mais naturellement, pour cela, il ne faut pas que vous vous trompiez vous-même, il faut que vous soyez sincère et droit, avec une rectitude intérieure complète.

Quelqu’un m’a demandé : « Comment se peut-il que Dieu se manifeste à quelqu’un qui est incroyant ? » Ça, c’est comique, parce que s’il plaît à Dieu de se manifester à un incroyant, je ne vois pas ce qui L’empêcherait de se manifester!

Au contraire, Il a le sens de l’humour (Sri Aurobindo nous a répété déjà plusieurs fois que le Suprême a le sens de l’humour, que c’est nous qui voulons en faire un personnage grave et toujours sérieux) et Il peut trouver très amusant de venir embrasser un incroyant. Celui qui la veille aura dit : « Dieu n’existe pas, je n’y crois pas, c’est une sottise et une ignorance », alors Il le prend dans ses bras, Il le serre sur son cœur et Il lui rit au nez.

Tout est possible, même les choses qui, à notre petite intelligence limitée, paraissent absurdes.

Au fond, c’est seulement quand nous aurons lu ces aphorismes jusqu’au dernier que nous aurons une chance de les comprendre, parce que, dans chacun, Sri Aurobindo nous met dans une position tout à fait différente vis-à-vis de la vérité à découvrir. Les angles sont innombrables. Les points de vue sont innombrables. Et on peut dire les choses les plus contradictoires sans se démentir, sans se contredire; tout dépend de la façon dont on regarde. Et même quand nous aurons tout vu, à tous les points de vue qui nous sont accessibles tout autour de la Vérité centrale, nous n’aurons encore qu’un tout petit aperçu — la Vérité nous échappera de tous les côtés à la fois.

Mais ce qui est remarquable, c’est que si nous avons l’expérience d’un seul contact avec le Divin — une vraie expérience, spontanée et sincère —, à ce moment-là, dans cette expérience, nous saurons tout et encore davantage. C’est pourquoi il est si important de vivre le petit peu que l’on sait en toute sincérité, afin de se rendre capable d’avoir des expériences et de savoir par expérience; savoir non pas mentalement mais parce que l’on vit les choses, parce qu’elles deviennent une partie de votre être et de votre conscience.

Mettre en pratique le peu que l’on sait est le meilleur moyen de savoir davantage, c’est le plus puissant moyen d’avancer sur la route — un tout petit peu de pratique, bien sincère. Par exemple, quand on sait que quelque chose ne doit pas être fait, ne pas le faire. Quand on a vu dans son être une faiblesse, une infirmité, ne pas lui permettre de se reproduire. Quand on a eu la vision de ce que l’on doit être, ne serait-ce qu’un moment, dans une ardente aspiration, ne pas — jamais — oublier de le devenir.

Il y a des personnes qui se lamentent toujours sur leurs infirmités. Ça ne mène pas très loin. Si on les a vues une fois vraiment, et que vraiment, sincèrement on a compris, on a vu que l’on ne doit pas être comme cela, c’est fini les lamentations, c’est l’effort quotidien, c’est la construction de la volonté, c’est la vigilance de chaque instant — on ne doit jamais permettre à une faute reconnue de se renouveler. Se tromper par ignorance, se tromper par inconscience, est une chose évidemment fort regrettable mais elle est réparable. Tandis que continuer à faire une faute en sachant qu’elle ne doit pas être faite, est une lâcheté et nous ne devons pas nous la permettre.

Dire : « Oh! la nature humaine est comme ça. Oh! nous sommes dans l’inconscience. Oh! nous sommes dans l’ignorance. » Tout cela, c’est de la paresse et de la faiblesse. Et derrière cette paresse et cette faiblesse, il y a une grande mauvaise volonté. Voilà.

Je dis cela parce qu’il y a beaucoup de gens qui m’ont fait cette réflexion, beaucoup. Et c’est toujours une façon de se donner des excuses. Dire : « Oh! nous faisons ce que nous pouvons. » Ce n’est pas vrai. Parce que si l’on est sincère, une fois qu’on a vu, cela devrait être définitif. Tant qu’on n’a pas vu, il n’y a rien à dire, mais le moment où l’on voit, c’est le moment où l’on reçoit la Grâce, et du moment où on a reçu la Grâce, on n’a plus le droit de l’oublier.

5 décembre 1958

Jnâna (La Connaissance): Commentaires Deuxième Période (1960-1961)




Aphorismes - 13

13 — Ils m’ont dit  : « Ces choses sont des hallucinations. » Je me suis enquis de ce qu’est une hallucination et j’ai découvert que cela désigne une expérience subjective ou psychique qui ne correspond à aucune réalité objective ni physique. Alors je me suis assis et me suis émerveillé des miracles de la raison humaine.

Douce Mère, qu’est ce que Sri Aurobindo veut dire par « les miracles de la raison humaine » ?

Dans cet aphorisme, Sri Aurobindo désigne par « ils » les matérialistes, les scientistes et, d’une façon générale, tous ceux qui ne croient qu’à la seule réalité physique et qui considèrent la raison humaine comme le seul juge infaillible. D’autre part, les « choses » dont il parle ici sont toutes les perceptions appartenant à d’autres mondes que le monde matériel, tout ce que l’on peut voir avec d’autres yeux que les yeux physiques, toutes les expériences que l’on peut avoir dans les domaines subtils, depuis les perceptions sensorielles du monde vital jusqu’à la béatitude de la Présence divine.

C’est en parlant de ces « choses » et d’autres similaires que Sri Aurobindo s’est entendu dire que ce sont des « hallucinations ». Dans le dictionnaire, on trouve au mot « hallucination » cette définition : « Sensation morbide non provoquée par un objet réel. Perception sans objet. » Sri Aurobindo traduit ou précise : « Une expérience subjective ou psychique qui ne correspond à aucune réalité objective ni physique. » On ne peut mieux définir ces phénomènes de conscience intérieure qui sont les plus précieux pour l’homme et font de lui quelque chose de plus qu’un simple animal pensant. Et la raison humaine est si bornée, si terre à terre, si prétentieusement ignorante qu’elle veut discréditer, à l’aide d’un mot péjoratif, justement ces facultés-là qui ouvrent 63 à l’homme les portes d’une vie plus haute et meilleure... C’est en constatant cette incompréhension obstinée que Sri Aurobindo s’émerveille ironiquement des « miracles de la raison humaine ». Car le pouvoir de changer à ce point la vérité en mensonge est certainement un miracle!

5 janvier 1960 5

Aphorismes - 14

14 — Hallucination est le terme que la science donne à ces visions fugitives et anormales qui nous laissent apercevoir les vérités d’habitude interdites à nos yeux parce que nous sommes exclusivement préoccupés de la matière.

Coïncidence est le terme qu’elle donne à une curieuse technique d’artiste dans l’œuvre de cette Intelligence suprême et universelle qui, dans son être conscient, comme sur une toile, a conçu et exécuté le monde.

Que représente l’artiste ici ?

Sri Aurobindo compare ici l’œuvre du Seigneur suprême, créateur de l’univers, à celle d’un artiste qui, à grands coups de pinceau, brosserait, dans son être conscient comme sur une toile, l’image du monde. Et quand, par le fait d’une « curieuse technique » il superpose deux coups de brosse, cela fait une « coïncidence ».

Généralement, le mot « coïncidence » suggère l’idée d’un hasard inconscient et dépourvu de sens. Sri Aurobindo veut nous faire comprendre que le hasard et l’inconscience n’ont rien à voir dans ce phénomène; il est, au contraire, le résultat d’un raffinement de conscience et de goût comme en possèdent les artistes, et peut révéler une intention profonde.

12 janvier 1960

Aphorismes - 15

15 — Ce que les hommes appellent hallucination est l’image réfléchie, dans le mental et les sens, de ce qui est au-delà de nos perceptions mentales et sensorielles ordinaires ; et la superstition vient de ce que le mental comprend mal ces réflexions. Il n’y a pas d’autre hallucination.

Douce Mère, est ce qu’on peut comparer les hallucina tions aux visions ?

Une vision est la perception, par les organes visuels, de choses qui existent réellement dans un monde correspondant à l’organe qui voit.

Par exemple, au plan vital individuel correspond un monde vital cosmique. Lorsque l’être humain est suffisamment développé, il possède un être vital individualisé muni d’organes de vision, d’audition, d’odorat, etc. Ainsi, celui qui a bien développé son être vital peut voir dans le monde vital à l’aide de son regard vital, consciemment et en se souvenant de ce qu’il a vu. C’est cela qui constitue une vision.

Il en est de même pour tous les mondes subtils — vital, mental, surmental, supramental — et pour tous les mondes et les plans intermédiaires de l’être. Ainsi, on peut avoir des visions vitales, mentales, surmentales, supramentales, etc.

D’autre part, Sri Aurobindo nous dit que ce que l’on appelle hallucination est la réflexion, sur le mental ou les sens physiques, de ce qui est au-delà de notre mental et de nos sens ordinaires; ce n’est donc pas une vision directe mais une image réfléchie, qui n’est généralement pas comprise ni expliquée; c’est ce caractère d’incertitude qui produit l’impression d’irréalité et donne naissance à toutes sortes de superstitions. C’est pourquoi aussi les gens « sérieux », ou qui se croient tels, ne reconnaissent aucune valeur à ces phénomènes et les appellent des hallucinations. Pourtant ce genre de perception précède souvent, chez ceux qui s’intéressent aux phénomènes occultes, l’apparition de la capacité de vision qui peut être en voie de formation. Mais il faut bien se garder de confondre cela avec la vision véritable. Car, je le répète, ces phénomènes se produisent, le plus souvent, dans un état presque complet d’ignorance et sont trop fréquemment accompagnés de beaucoup d’erreurs et de fausses interprétations; sans parler du cas des gens peu scrupuleux qui ajoutent, dans le récit qu’ils font de leurs expériences, beaucoup de détails et de précisions qui ne s’y trouvaient pas réellement, légitimant ainsi le discrédit que ces phénomènes rencontrent chez les gens raisonnables et pondérés.

Nous réservons donc le mot « vision » pour les expériences qui se produisent dans la connaissance et la sincérité. Et pourtant, dans les deux cas, dans l’« hallucination » comme dans la vision, ce qui est vu correspond à quelque chose de tout à fait réel, quoique la transcription en soit parfois très déformée.

20 janvier 1960

Aphorismes - 16

16 — N’étouffe pas la pensée sous des polysyllabes, à l’instar des polémistes modernes ; ne laisse pas ta quête s’endormir sous l’effet hypnotique des lieux communs et des clichés. Cherche, toujours. Découvre la raison des choses qui pour un regard hâtif semblent de simples hasards ou des illusions.

Douce Mère, comment découvrir la raison des choses ? Si l’on essaye avec le mental, ne sera-ce pas encore une illusion devant la Vérité ?

Il y a beaucoup de plans ou de zones mentales, depuis le plan mental physique, zone inférieure des pensées ordinaires, pleine d’erreur, d’ignorance et de mensonge, jusqu’au plan mental supérieur qui reçoit, sous forme d’intuitions, les rayons de la Vérité supramentale. Entre ces deux extrêmes, s’échelonnent d’innombrables plans intermédiaires qui se superposent et s’influencent les uns les autres. Dans l’une des zones inférieures se trouve la raison pratique, le bon sens, dont l’homme est très fier, et qui, pour les mentalités ordinaires, semble l’expression de la sagesse, quoiqu’elle fonctionne encore en plein champ d’ignorance. C’est à cette région de la raison pratique qu’appartiennent les « polysyllabes » dont parle Sri Aurobindo, les lieux communs et les clichés, toutes ces phrases toutes faites qui courent dans l’atmosphère mentale d’un cerveau à l’autre et que chacun répète quand il veut avoir l’air de savoir ou qu’il se croit sage.

C’est contre ce mode de pensée banal et inférieur que Sri Aurobindo nous met en garde quand nous sommes en présence d’un phénomène nouveau ou inattendu, et que nous essayons de l’expliquer. Il nous dit de chercher toujours, inlassablement, en nous servant de l’intelligence la plus haute, celle qui a soif de connaître la vraie cause des choses; et de continuer à chercher, sans être satisfaits d’explications faciles et courantes, jusqu’à ce que nous ayons découvert une vérité plus subtile et plus vraie. Alors nous trouverons, en même temps, que derrière toute chose, même ce qui paraît hasard et illusion, il y a une volonté consciente qui œuvre pour exprimer la Vision suprême.

27 janvier 1960

Aphorismes - 17

17 — Quelqu’un a déclaré que Dieu devait être ceci ou cela, sinon Il ne serait pas Dieu. Mais il me semble à moi que je peux seulement savoir ce que Dieu est et je ne vois pas comment je pourrais Lui dire ce qu’Il devrait être. Car selon quelle norme pouvonsnous Le juger ? Ces jugements sont les sottises de notre égoïsme.

Douce Mère, est-il possible de connaître Dieu, même avec son mental physique, une fois que l’on a eu l’iden tification ?

À la suite de l’identification consciente avec le Divin, l’être tout entier, même dans ses parties extérieures — mentales, vitales et physiques — subit les conséquences de cette identification, et un changement se produit qui va parfois jusqu’à un changement perceptible dans l’apparence physique; une influence est là qui a un effet sur les pensées, les sentiments, les sensations et même les actions. Parfois, l’être a, dans tous ses mouvements, l’impression concrète et constante de la Présence Divine et de son action à travers l’instrument extérieur. Mais on ne peut pas dire que le mental physique connaisse Dieu, car la manière même de connaître qui est propre au mental est étrangère au Divin; on pourrait même dire qu’elle Lui est contraire. Le mental physique peut, lui-même, recevoir l’influence divine et être transformé par elle, mais tant qu’il demeure mental physique, il ne peut ni expliquer ni comprendre, et encore moins connaître Dieu; car pour connaître Dieu il faut s’identifier à Lui, et pour cela le mental physique doit cesser d’être comme il est, et par conséquent cesser d’être le mental physique.

La faculté de connaître Dieu ne peut s’obtenir dans la triplicité inférieure (mental, vital et physique) qu’avec la transformation supramentale, et celle-ci précède de peu la réalisation ultime qui consiste à devenir Divin.

3 février 1960

Aphorismes - 18

18 — Le hasard n’existe pas dans cet univers ; l’idée d’illusion est elle-même une illusion. Il n’y a jamais encore eu dans le mental humain une illusion qui ne voile ou ne déforme une vérité.

Douce Mère, que veut dire : « l’idée d’illusion est ellemême une illusion » ?

Nous vivons dans une illusion ; ceci est indéniable pour tout esprit réfléchi ; mais, selon les uns, derrière l’illusion que nous percevons et que nous vivons, il n’existe rien, c’est le néant, le vide. Tandis que les autres nous disent : ce que vous voyez et sentez, ce que vous vivez est une apparence trompeuse et illusoire derrière laquelle, au-delà de laquelle, au-dedans de laquelle est une Réalité, une Vérité éternelle que nous ne percevons pas dans notre état actuel, mais dont on peut avoir l’expérience si l’on s’en donne la peine et qu’on suive les méthodes appropriées.

Dans cet aphorisme, par « idée d’illusion » Sri Aurobindo désigne la théorie philosophique qui déclare que le monde matériel n’a pas d’existence réelle; c’est seulement une apparence créée par l’aberration de l’ego et des sens, et quand l’aberration disparaît, le monde aussi disparaît du même coup.

Sri Aurobindo affirme, au contraire, que derrière toutes les apparences, même les plus illusoires, il y a une vérité, une volonté consciente qui préside au déroulement de l’univers. Dans ce déroulement, chaque chose, chaque événement, chaque circonstance est, à la fois, le résultat de ce qui l’a précédé et la cause de ce qui le suivra. Le hasard et l’incohérence ne sont qu’apparence trompeuse perçue par les consciences humaines trop partielles et limitées pour percevoir la vérité des choses. Mais cette vérité tangible et réelle existe derrière toutes les apparences et leur incohérence illusoire.

Et Sri Aurobindo, lui, nous dit : le monde est réel; c’est seulement la perception que nous en avons qui est fausse.

10 février 1960

Aphorismes - 19

19 — Du temps où j’avais la raison qui divise, beaucoup de choses me répugnaient. Plus tard, quand je l’ai perdue dans la vision, j’ai cherché à travers le monde les choses laides et repoussantes, mais je n’arrivais plus à les trouver.

Douce Mère, en vérité n’y a-t-il rien dans le monde qui soit laid et repoussant ? Est ce seulement notre raison qui voit les choses comme cela ?

Pour comprendre vraiment ce que Sri Aurobindo veut dire ici, il faut avoir eu, soi-même, l’expérience de dépasser la raison et d’établir sa conscience dans un monde supérieur à l’intelligence mentale. Car de là-haut on peut voir, premièrement, que tout ce qui existe dans l’univers est une expression de Satchidânanda (Être-Conscience-Félicité) et par conséquent, derrière l’apparence quelle qu’elle soit, on peut, en allant assez profondément, percevoir Satchidânanda qui est le principe de la suprême beauté. Deuxièmement, que tout dans l’univers manifesté est relatif, au point qu’il n’est pas de beauté qui ne puisse paraître laide si on la compare à une beauté plus grande, pas de laideur qui ne puisse paraître belle si on la compare à une laideur beaucoup plus laide encore.

Lorsque l’on peut voir et sentir ainsi, on s’aperçoit immédiatement de l’extrême relativité de ces impressions, et de leur irréalité au point de vue absolu. Cependant, tant que nous demeurons dans la conscience de la raison, il est en quelque sorte normal que tout ce qui choque notre aspiration vers la perfection, notre volonté de progrès, tout ce que nous cherchons à dépasser et à surmonter, nous apparaisse comme laid et repoussant, puisque nous sommes à la recherche d’un idéal plus élevé et que nous voulons monter plus haut.

Pourtant, ce n’est encore qu’une demi-sagesse fort éloignée de la sagesse véritable, une sagesse qui ne paraît sage que dans l’ignorance et l’inconscience.

Dans la Vérité tout est différent, et le Divin resplendit en toute chose.

17 février 1960

Aphorismes - 20

20 — Dieu m’a ouvert les yeux  : car j’ai vu la noblesse dans le vulgaire, le charme dans le répugnant, la perfection du contrefait et la beauté du hideux.

Cet aphorisme est le complément et presque l’explication du précédent.

Il nous redit, en termes clairs, que derrière les apparences il y a une Réalité sublime qui est, si l’on peut dire, le contraire lumineux des déformations extérieures. Ainsi, lorsque les yeux intérieurs sont ouverts à cette Réalité divine, elle apparaît si puissamment qu’elle réussit à effacer ce qui, généralement, la voile à la vision ordinaire.

24 février 1960

Aphorismes - 21

21 — Le chrétien et le vaïshnava louent le pardon ; quant à moi, je demande  : « Qu’ai-je donc à pardonner et à qui ? »

Quand on demande pardon au Divin, est ce qu’Il nous pardonne toujours ?

Sri Aurobindo lui-même nous donne la réponse du Divin : « Pardonner qui et quoi ? » Le Seigneur sait que tout est Luimême et, par conséquent, que toutes les actions sont siennes et toutes les choses sont Lui. Pour pardonner il faut être autre que celui qu’on pardonne, et il faut que la chose à pardonner soit faite par un autre que par soi-même.

À dire vrai, ce que l’on espère en demandant pardon, c’est que les conséquences funestes de ce que l’on a fait seront effacées. Mais ce n’est possible que si les causes de l’erreur commise ont elles-mêmes disparu. Si vous avez fait une faute par ignorance, il faut que l’ignorance disparaisse; si vous avez fait une faute par mauvaise volonté, il faut que la mauvaise volonté disparaisse et soit remplacée par une bonne volonté. Un simple regret ne suffit pas, il doit s’accompagner d’un progrès.

Car l’univers est en constante évolution ; rien n’est immobile, tout est en perpétuel changement, en mouvement progressif ou régressif. Les choses ou les actes qui mènent à la régression nous apparaissent comme mauvais et sont cause de confusion et de désordre. Leur seul remède est un mouvement en avant radical, un progrès. Et c’est seulement cette nouvelle orientation qui peut annuler les conséquences du mouvement de recul.

Ce n’est donc pas un vague et platonique pardon qu’il faut demander au Divin; c’est le pouvoir de faire le progrès nécessaire. Car seule une transformation intérieure peut effacer les conséquences de l’acte commis.

2 mars 1960

Aphorismes - 22, 23

22 — Dieu m’a frappé avec une main humaine ; dirai-je donc  : « Je Te pardonne Ton insolence, ô Dieu » ?

23 — Dieu m’a fait du bien avec un coup. Dirai-je  : « Je Te pardonne, ô Tout-Puissant, le mal et la cruauté, mais ne recommence pas » ?

Que veut dire « Dieu m’a frappé avec une main hu maine » ?

Ces deux aphorismes illustrent l’affirmation de la Présence Divine en toute chose et en tout être, et ils développent aussi l’idée traitée précédemment, à savoir qu’il n’y a rien ni personne à pardonner puisque le Divin est l’auteur de toute chose.

C’est ainsi que l’on doit lire et comprendre cette phrase : « Dieu m’a frappé avec une main humaine. » Si l’on ne voit que les apparences, c’est un homme qui donne un coup à un autre. Mais pour celui qui voit et sait la Vérité, c’est le Seigneur suprême qui donne un coup à l’aide de cette main humaine, et ce coup doit nécessairement faire du bien à celui qui le reçoit, c’est-à-dire faire faire un progrès à sa conscience, puisque le but ultime de la création est d’éveiller tous les êtres à la conscience du Divin.

Une fois que l’on a compris cela, le reste des deux aphorismes s’explique facilement.

Pardonnerons-nous le Seigneur pour le bien qu’Il nous fait, en Lui demandant toutefois de ne pas recommencer ?

La contradiction et la sottise de cette formule sont évidentes.

9 mars 1960

Aphorismes - 24

24 — Quand je me plains d’une infortune et l’appelle un mal, ou quand je suis jaloux et déçu, je sais qu’en moi s’est encore réveillé l’éternel imbécile.

Qu’est ce que cette « infortune » et pourquoi vient-elle ?

Quand on agit pour obtenir un résultat, si le résultat obtenu n’est pas celui que l’on attendait, on appelle cela une infortune. D’une façon générale, tout événement inattendu et redouté est considéré par la mentalité ordinaire comme une infortune. Pourquoi vient cette infortune ? Dans chaque cas la raison est différente; ou plutôt c’est, après coup, le besoin de s’expliquer les choses qui nous fait chercher des raisons à ce qui nous arrive.

Mais, le plus souvent, notre appréciation des circonstances est aveugle et erronée. Nous jugeons dans l’ignorance; et c’est seulement plus tard, parfois beaucoup plus tard, quand nous avons le recul nécessaire et que nous voyons l’enchaînement des circonstances et l’ensemble des résultats, que nous voyons les choses telles qu’elles étaient réellement. Alors nous nous apercevons que ce qui nous avait paru mauvais était en vérité très utile, et nous avait aidé à faire le progrès nécessaire.

Sri Aurobindo qualifie d’« éternel imbécile » l’état de celui qui est plongé dans l’ignorance et le désir, et qui juge toute chose du point de vue de son ego étroit et limité. Pour pouvoir comprendre et sentir correctement les choses, il faut avoir une vision universelle et être conscient de la Présence et de la Volonté Divines en toute chose et en toute circonstance.

Alors nous savons que tout ce qui nous arrive est toujours pour notre bien, si l’on se place au point de vue spirituel et dans le déroulement du temps.

16 mars 1960

Aphorismes - 25

25 — Quand je vois les autres souffrir, je sens que je suis malheureux, mais une sagesse qui n’est pas mienne voit le bien qui s’approche, et approuve.

Quelle est cette sagesse ?

C’est la sagesse suprême, la sagesse du Suprême. Par elle, le présent, le passé et l’avenir sont également vus; elle connaît les causes de tous les effets et les effets de toutes les causes. L’ensemble de toutes les circonstances, perçues simultanément dans leur totalité, lui apparaît comme le sublime effort de la Nature pour exprimer progressivement le Divin, sa marche ascendante vers la perfection divine. C’est cela « le bien qui approche »; c’est vers cela que tout tend; et c’est pourquoi la vraie sagesse approuve.

Car c’est seulement notre vision trop courte, notre perception trop limitée et nos sensations dévoyées qui changent, pour nous, en souffrance ce qui est une possibilité et une occasion de progrès.

Et la preuve en est que, dès que nous comprenons et collaborons, la souffrance disparaît.

23 mars 1960

Aphorismes - 26

26 — Sir Philip Sidney disait du criminel conduit à la potence  : « Ainsi s’en va sir Philip Sidney, sans la Grâce de Dieu. » Plus sage, il aurait dit  : « Ainsi, par la Grâce de Dieu, s’en va sir Philip Sidney. »

Je n’ai pas compris le sens de cet aphorisme.

Sir Philip Sidney était un homme d’État et un poète, mais malgré son succès dans la vie, il était resté humble de caractère. Il est censé avoir dit, en voyant passer un criminel conduit à la potence, la fameuse phrase que Sri Aurobindo cite dans son aphorisme et que l’on peut traduire ainsi : « Cela aurait pu m’arriver à moi aussi, sans la Grâce de Dieu. » Et Sri Aurobindo remarque que si sir Philip avait été plus sage, il aurait dit : « Cela aurait pu m’arriver aussi, par la Grâce de Dieu. » Car la Grâce divine est partout et toujours, derrière toute chose et tout événement, quelle que soit notre réaction vis-à-vis de cette chose ou de cet événement, qu’il nous paraisse bon ou mauvais, catastrophique ou bienfaisant.

Et si sir Philip avait été un yogi, il aurait eu l’expérience de l’unité humaine, et il aurait senti de façon concrète que c’était lui-même ou une partie de lui-même qui était ainsi conduit à la potence, et il aurait su, en même temps, que tout ce qui arrive, arrive par la Grâce du Seigneur.

30 mars 1960

Aphorismes - 27

27 — Dieu est un grand et cruel Tortionnaire, parce qu’Il aime. Vous ne comprenez pas, parce que vous n’avez pas vu Krishna et joué avec lui.

Que veut dire « jouer avec Krishna » ? Que veut dire « Dieu est un grand et cruel Tortionnaire » ?

Krishna est le Divin immanent, la Présence Divine en chacun et en toute chose. Il est aussi, souverainement, l’aspect de joie et d’amour du Suprême; il est la tendresse souriante et la gaieté qui joue; il est à la fois le joueur, le jeu et tous ceux avec qui il joue. Et comme le jeu, ainsi que ses résultats, est entièrement connu, conçu, voulu, organisé et, totalement, joué consciemment, il ne peut y avoir de place pour rien d’autre que la joie du jeu. Ainsi, « voir Krishna », c’est trouver le Dieu intérieur, et « jouer avec Krishna », c’est s’identifier au Dieu intérieur et participer à Sa conscience. Quand on atteint à cet état, on entre immédiatement dans la félicité du jeu divin ; et plus l’identification est totale, plus l’état est parfait.

Mais si quelque coin de la conscience conserve la perception ordinaire, la compréhension ordinaire, la sensation ordinaire, alors on voit la souffrance des autres, on trouve bien cruel un jeu qui peut faire tant souffrir, et on en conclut que le Dieu qui prend plaisir à un tel jeu doit être un terrible tortionnaire; mais, par contre, quand on a eu l’expérience de l’identification avec le Divin, on ne peut oublier l’immense, le merveilleux amour qu’Il met dans son jeu, et on comprend que c’est la limitation de notre vision qui nous fait juger ainsi, et que loin d’être un tortionnaire bénévole, Il est le grand amour bienfaisant qui conduit, par les chemins les plus rapides, le monde et l’homme dans leur marche progressive vers la perfection ; une perfection toujours relative d’ailleurs et toujours surpassée.

Mais un jour viendra où l’apparente souffrance ne sera plus nécessaire pour stimuler la marche, et où le progrès pourra se faire, de plus en plus, dans l’harmonie et la joie.

6 avril 1960

Aphorismes - 28

28 — On a traité Napoléon de tyran et d’impérial coupeur de gorges ; mais j’ai vu Dieu en armes qui chevauchait l’Europe.

Toutes ces guerres sont-elles nécessaires à l’évolution terrestre ?

À un certain stade du développement humain, les guerres sont inévitables. Aux époques préhistoriques, toute la vie était une guerre; et jusqu’à nos jours, l’histoire humaine est une longue histoire de guerres. Les guerres sont le résultat naturel d’un état de conscience dominé par la lutte pour la vie et par l’agressivité égoïste. Et à l’heure actuelle, rien encore, malgré certains efforts humains vers la paix, ne peut nous donner la certitude que la guerre n’est plus une calamité inévitable. En fait, ouvertement ou non, l’état de guerre n’existe-t-il point en ce moment même sur bien des points de la terre ?

D’ailleurs, tout ce qui se passe sur la terre conduit nécessairement à son progrès. Ainsi les guerres sont une école de courage, d’endurance, d’intrépidité; elles peuvent servir à détruire un passé qui se refuse à disparaître alors que son temps est fini, pour qu’il fasse place aux choses nouvelles; les guerres peuvent être, comme à Kurukshetra 6 , le moyen de purger la terre d’une race dominatrice ou destructrice afin que puissent régner la justice et le droit. Elles peuvent, par la présence du danger, secouer l’apathie des consciences trop tâmasiques 7 et réveiller les énergies endormies. Enfin elles peuvent, par contraste, et à cause des horreurs qui les accompagnent et les suivent, pousser les hommes à chercher un moyen efficace de rendre inutile cette forme violente et barbare de transformation.

Car tout ce qui est inutile à l’évolution terrestre cesse, automatiquement, d’exister.

13 avril 1960


Tu as écrit : « elles [les guerres] peuvent servir à dé- truire un passé qui se refuse à disparaître alors que son temps est fini, pour qu’il fasse place aux choses nou- velles. » Maintenant que le Supramental est descendu sur terre, la guerre sera-t-elle nécessaire pour changer l’état présent du monde ?

Tout va dépendre de la réceptivité des nations. Si elles s’ouvrent largement et promptement à l’influence des forces nouvelles et que dans leurs conceptions et leurs actions elles changent assez vite, la guerre pourra être évitée. Mais elle est toujours menaçante et toujours en suspens; chaque erreur commise, chaque obscurcissement de la conscience, augmente cette menace.

Pourtant, en dernière analyse, tout dépend réellement de la Grâce divine, et nous devons regarder l’avenir avec confiance et sérénité, tout en progressant aussi rapidement que nous le pouvons.

15 avril 1960

Aphorismes - 29

29 — J’ai oublié ce qu’est le vice et la vertu ; je ne vois plus que Dieu, Son jeu dans le monde et Sa volonté dans l’humanité.

Si tout est la volonté de Dieu, à quoi sert la volonté personnelle ?

Dans l’univers et plus spécialement sur la terre, tout fait partie du plan divin exécuté par la Nature, et tout est nécessaire à son accomplissement. La volonté personnelle est un des moyens d’action de la Nature, indispensable à son fonctionnement. Ainsi, la volonté personnelle fait en quelque sorte partie de la volonté de Dieu.

Cependant, pour bien comprendre, il faut d’abord s’entendre sur le sens donné au mot volonté.

La volonté, telle qu’on la conçoit d’ordinaire, est une pensée qui s’élabore et à laquelle vient s’ajouter une force, une puissance d’accomplissement qui s’accompagne d’une impulsion d’exécution. Cela, c’est la description de la volonté humaine. La Volonté divine est tout autre. C’est une vision unie à un pouvoir de réalisation. La Volonté divine est omnisciente et omnipotente; elle est irrésistible et immédiate dans son exécution.

La volonté humaine est incertaine, souvent fluctuante, toujours en conflit avec les volontés contraires. Elle n’est efficace que si, pour une raison quelconque, elle est en accord avec la volonté de la Nature, qui est elle-même une transcription de la Volonté divine, ou avec la Volonté divine elle-même, par l’effet de la Grâce ou du yoga.

On peut donc dire que la volonté personnelle est un des moyens dont Dieu se sert pour nous ramener à Lui.

20 avril 1960

Aphorismes - 30

30 — J’ai vu un enfant se rouler dans la boue et le même enfant nettoyé par sa mère et resplendissant ; mais chaque fois, j’ai tremblé devant son absolue pureté.

Un enfant peut-il garder cette pureté, même après avoir grandi ?

En principe, il n’y a pas d’impossibilité à cela, et il se peut que certains êtres humains, nés loin des cités, des civilisations et des cultures, gardent pendant toute la vie de leur corps terrestre cette pureté spontanée, une pureté d’âme qui n’est pas obscurcie par le fonctionnement mental.

Car la pureté dont Sri Aurobindo parle ici est la pureté de l’instinct qui obéit à l’impulsion de la Nature, spontanément, sans calculer ni questionner, sans se demander si c’est bon ou mauvais, si ce que l’on fait est bien ou mal, si c’est une vertu ou un péché, si les résultats seront favorables ou défavorables. Toutes ces notions entrent en jeu quand l’ego mental fait son apparition et commence à prendre une position prépondérante dans la conscience et à voiler la spontanéité de l’âme.

Dans la vie « civilisée » moderne, les parents et les éducateurs ont vite fait, par leurs « bons conseils » pratiques et rationnels, d’ensevelir cette spontanéité, qu’ils qualifient d’inconscience, et de la remplacer par un ego mental bien petit, bien étroit, limité, replié sur lui-même et farci de notions de faute, de péché et de châtiment, ou d’intérêt personnel, de calcul et de profit; tout cela ayant pour résultat inévitable de faire croître les désirs du vital par compression, par crainte ou par justification.

Pourtant, si l’on veut être complet, il faut ajouter que l’homme étant un être mental, il doit, nécessairement, dans son évolution, quitter cette pureté inconsciente et spontanée, très semblable à la pureté des animaux, et, après avoir traversé une période inévitable de perversion et d’impureté mentales, surgir au-dessus du mental, dans la pureté supérieure et lumineuse de la Conscience divine.

27 avril 1960

Aphorismes - 31

31 — Ce que je désire ou pense être bon ne se produit pas, par conséquent il est évident que ce n’est pas un Être suprêmement sage qui gouverne le monde, mais seulement un Hasard aveugle ou une Causalité brutale.

Pour certaines personnes, les événements se produisent toujours à l’opposé de ce qu’elles désirent, ou de leur aspiration ou de ce qu’elles croient être bon pour elles. Souvent elles se sentent désespérées. Est ce une nécessité pour leur progrès ?

Le désespoir n’est jamais une nécessité pour le progrès; il est toujours un signe de faiblesse et de « tamas », et il indique souvent la présence d’une force adverse, c’est-à-dire d’une force qui agit volontairement contre la sâdhanâ.

Ainsi, quelles que soient les circonstances de la vie, il faut toujours se garder soigneusement du désespoir. D’ailleurs, cette habitude d’être sombre, morose et désespéré ne dépend pas vraiment des événements, mais d’un manque de foi dans la nature. Celui qui a la foi, ne serait-ce que la foi en lui-même, peut faire face à toutes les difficultés, à toutes les circonstances, même les plus adverses, sans être découragé et désespéré; il lutte virilement jusqu’au bout. Ce sont les natures qui manquent de foi, qui manquent aussi d’endurance et de courage.

Sri Aurobindo nous dit que, pour les êtres humains, le plus ou moins de succès dans la vie physique dépend du plus ou moins d’harmonie entre l’individu et la Nature physique universelle. Certains ont une volonté spontanément en accord avec la volonté de la Nature, et ceux-là réussissent dans tout ce qu’ils entreprennent; d’autres, au contraire, ont une volonté en désaccord plus ou moins total avec la volonté de la Nature cosmique, et ceux-là échouent dans tout ce qu’ils font ou essayent de faire.

Quant à la question de la nécessité pour le progrès, dans un monde qui évolue, tout aide nécessairement au progrès; mais le progrès individuel s’étend sur un nombre considérable d’existences et sur d’innombrables expériences. On ne saurait en juger en considérant une vie unique entre une naissance et une mort. Dans l’ensemble, il est certain que l’expérience d’une vie d’échecs et de défaites est aussi utile à la croissance de l’âme que l’expérience d’une vie de succès et de victoires; plus utile même, sans doute, que l’expérience d’une vie neutre, comme le sont d’ordinaire les existences humaines où se succèdent et se mélangent le succès et l’insuccès, la satisfaction et la déception, le plaisir et la peine, une vie qui semble naturelle et ne nécessite pas de gros efforts.

4 mai 1960

Aphorismes - 32

32 — L’athée est Dieu qui joue à cache-cache avec Luimême ; mais le croyant est-il autre chose ? Peut-être, car il a vu l’ombre de Dieu et il s’y est cramponné.

Que veut dire : « Dieu qui joue à cache-cache avec Luimême » ?

Dans le jeu de cache-cache, l’un se cache et l’autre cherche. Ainsi Dieu se cache de l’athée et celui-ci dit : « Dieu ? je ne le vois pas, je ne sais où il est; par conséquent, il n’existe pas. » Mais l’athée ne sait pas que Dieu est en lui aussi; et ainsi c’est Dieu qui nie sa propre existence. N’est-ce point un jeu ? Pourtant, un jour viendra où il sera mis en présence de lui-même, ce qui l’obligera à reconnaître qu’il existe.

Le croyant se croit très supérieur à l’athée, mais tout ce qu’il a pu attraper de Dieu, c’est Son ombre, et il s’accroche à cette ombre, s’imaginant que c’est Dieu Lui-même. Car s’il connaissait vraiment Dieu, il saurait que Dieu est toute chose et en tout; alors il cesserait de se croire supérieur à qui que ce soit.

11 mai 1960

Aphorismes - 33

33 — Ô Toi qui aimes, frappe ! Si Tu ne me frappes pas maintenant, je saurai que Tu ne m’aimes pas.

Je n’ai pas bien compris cet aphorisme.

Tous ceux qui aspirent à la perfection divine savent que les coups que le Seigneur nous donne dans Son amour et Sa grâce infinis sont le moyen le plus sûr et le plus prompt de nous faire progresser. Et plus les coups sont rudes, plus ils sentent que l’Amour divin est grand.

Les hommes ordinaires, au contraire, demandent toujours à Dieu de leur donner une vie facile et agréable, pleine de succès. Dans chaque satisfaction personnelle, ils voient le signe de la miséricorde divine; et si, au contraire, ils rencontrent dans la vie des malheurs et des infortunes, ils se plaignent et disent à Dieu : « Tu ne m’aimes point. »

À l’encontre de cette attitude ignorante et vulgaire, Sri Aurobindo dit au Bien-Aimé divin : « Frappe, frappe dur, que je sente l’intensité de Ton amour pour moi. »

18 mai 1960

Aphorismes - 34

34 — Ô Infortune, sois bénie, car à travers toi j’ai vu le visage de mon Bien-Aimé.

Si, à travers l’infortune, on voit le visage de Dieu, alors ce n’est plus de l’infortune, n’est ce pas ?

Évidemment, loin d’être une infortune, c’est une bénédiction. Et c’est bien cela que Sri Aurobindo veut dire.

Les événements que nous n’attendons pas, que nous n’espérons pas, que nous ne voulons pas, qui sont contraires à nos désirs, nous les appelons, dans notre ignorance, des infortunes, et nous nous lamentons. Mais si nous devenions un peu plus sages et que nous observions les conséquences profondes de ces mêmes événements, nous nous apercevrions qu’ils nous mènent rapidement vers le Divin, le Bien-Aimé; tandis que les circonstances faciles et agréables nous encouragent à traîner sur le chemin, à nous arrêter en route pour cueillir ces fleurs de plaisir qui s’offrent à nous et que nous sommes trop faibles ou pas assez sincères pour rejeter délibérément afin de ne pas retarder notre marche en avant.

Il faut être déjà bien fort et très loin sur la route pour pouvoir faire face sans fléchir au succès et aux petits agréments qu’il apporte. Et ceux-là, ceux qui sont forts, ne courent pas après le succès; ils ne le recherchent pas et l’accueillent avec indifférence. Car ils connaissent et apprécient la valeur des coups de fouet que donnent le malheur et l’infortune.

Mais, en fin de compte, la vraie attitude, celle qui est le signe et la preuve que l’on est près du but, c’est une parfaite égalité d’âme qui nous fait accepter avec la même joie tranquille, le succès et l’insuccès, la fortune et l’infortune, le bonheur et le malheur; car toutes ces choses sont devenues pour nous les dons merveilleux que le Seigneur déverse sur nous dans sa sollicitude infinie.

25 mai 1960

Aphorismes - 35, 36

35 — Les hommes sont encore amoureux de la douleur. Quand ils voient quelqu’un qui est trop haut pour la douleur ou pour la joie, ils le maudissent et s’écrient  : « Ô insensible ! » C’est pourquoi le Christ est encore pendu à sa croix de Jérusalem.

36 — Les hommes sont amoureux du péché. Quand ils voient quelqu’un qui est trop haut pour le vice ou pour la vertu, ils le maudissent et s’écrient  : « Ô toi, briseur de limites, être pervers et immoral ! » C’est pourquoi Shrî Krishna n’est pas encore vivant à Brindâban 8.

Je voudrais avoir l’explication de ces deux aphorismes.

Quand le Christ est venu sur la terre, il a apporté un message de fraternité, d’amour et de paix. Mais il lui a fallu mourir dans la douleur, sur la croix, pour que son message soit entendu. Car les hommes chérissent la souffrance et la haine, et veulent que leur Dieu souffre avec eux. Ils le voulaient quand le Christ est venu, et, malgré son enseignement et son sacrifice, ils le veulent encore et sont si attachés à la douleur que, symboliquement, le Christ reste toujours attaché à sa croix, souffrant perpétuellement pour le salut des hommes.

Krishna, lui, est venu sur la terre pour apporter la liberté et la joie. Il est venu annoncer aux hommes, esclaves de la Nature, de leurs passions et de leurs fautes, que s’ils prennent refuge dans le Seigneur suprême, ils seront libres de tout esclavage et de tout péché. Mais les hommes sont très attachés à leurs vices et à leurs vertus (car sans vice il n’y aurait pas de vertu); ils sont amoureux de leurs péchés et ne peuvent tolérer que quelqu’un puisse être libre et au-dessus de toute faute.

C’est pourquoi Krishna, bien qu’immortel, n’est pas présent à Brindâban, dans un corps, à l’heure actuelle.

3 juin 1960

Aphorismes - 37

37 — Certains disent que Krishna n’a jamais vécu, que c’est un mythe. Ils veulent dire sur la terre ; car si Brindâban n’existait nulle part, le Bhâgavat 9 n’aurait jamais pu être écrit.

Brindâban existe-t-il ailleurs que sur la terre ?

La terre tout entière, avec tout ce qu’elle contient, est une sorte de concentration, de condensation de quelque chose qui existe dans d’autres mondes, invisibles pour l’œil matériel. Chaque chose manifestée ici a son principe, son idée ou son essence quelque part dans les régions plus subtiles. Ceci est une condition indispensable à la manifestation. Et l’importance de la manifestation dépendra toujours de l’origine de la chose manifestée.

Dans le monde des dieux, il y a un Brindâban idéal et harmonieux dont le Brindâban terrestre n’est que la déformation et la caricature.

Ceux qui sont développés intérieurement, soit dans les sens, soit dans l’esprit, perçoivent ces réalités invisibles pour l’homme ordinaire et reçoivent d’elles leur inspiration.

Ainsi, celui ou ceux qui ont écrit le Bhâgavat étaient sûrement en contact avec tout un monde intérieur bel et bien réel et existant, où ils ont vu et éprouvé tout ce qu’ils ont décrit ou révélé.

Que Krishna ait ou n’ait pas été sous une forme humaine, vivant sur la terre, n’a qu’une importance très secondaire (sauf, peut-être, à un point de vue exclusivement historique), car Krishna est un être réel, vivant et agissant; et son influence a été l’un des grands facteurs de progrès et de transformation de la terre.

8 juin 1960

Aphorismes - 38

38 — Étrange ! Les Allemands ont prouvé que le Christ n’existait pas ; et pourtant,sa crucifixion demeure encore un fait historique plus grand que la mort de César.

À quel plan de conscience appartenait le Christ ?

Dans les Essais sur la Gîtâ, Sri Aurobindo mentionne les noms de trois Avatârs, et le Christ est l’un d’entre eux 10. Un Avatâr est une émanation du Seigneur suprême qui revêt sur terre un corps humain. J’ai entendu Sri Aurobindo lui-même dire que le Christ était une émanation de l’aspect d’amour du Seigneur.

La mort de César a marqué un changement décisif dans l’histoire de Rome et des pays qui dépendaient d’elle. Ce fut donc un événement important dans l’histoire de l’Europe.

Mais la mort du Christ a été le point de départ d’une étape nouvelle dans l’évolution de la civilisation humaine. C’est pourquoi Sri Aurobindo nous dit que la mort du Christ est d’une portée historique plus grande, c’est-à-dire qu’elle a eu des conséquences historiques plus grandes que la mort de César. L’histoire du Christ, telle qu’on l’a racontée, est la représentation concrète et dramatique du sacrifice divin; le Seigneur suprême qui est Toute-Lumière, Toute-Connaissance, Toute-Puissance, Toute-Beauté, Tout-Amour, Toute-Félicité, acceptant de revêtir dans la matière l’ignorance et la souffrance humaines, afin d’aider les hommes à sortir du mensonge dans lequel ils vivent, et à cause duquel ils meurent.

16 juin 1960

Aphorismes - 39

39 — Parfois, l’on en vient à penser que seules importent vraiment les choses qui ne sont jamais arrivées ; car à côté d’elles, la plupart des événements historiques semblent presque ternes et sans portée.

Je voudrais avoir l’explication de cet aphorisme.

Sri Aurobindo, qui avait fait une étude approfondie de l’histoire, savait à quel point sont incertaines les données qui ont servi à la rédiger. La plupart du temps, l’exactitude des documents est douteuse, et les renseignements qu’ils fournissent sont pauvres, incomplets, triviaux et souvent déformés. Et dans son ensemble, l’histoire humaine officielle n’est qu’un long récit, presque ininterrompu, d’agressions violentes : guerres, révolutions, meurtres ou colonisations. Il est vrai que certaines de ces agressions, certains de ces massacres ont été décorés de termes et d’adjectifs flatteurs; on les a appelés guerres de religion, guerres saintes ou campagnes civilisatrices; mais elles n’en demeurent pas moins des actes de convoitise ou de vengeance.

C’est rarement que nous trouvons dans l’histoire la description d’un épanouissement culturel, artistique ou philosophique.

Et c’est pourquoi, ainsi que Sri Aurobindo le dit, tout cela fait un ensemble assez terne et sans portée profonde.

Tandis que dans les récits légendaires de faits qui n’ont peut-être jamais existé sur la terre, d’événements qui ne sont pas déclarés authentiques par la science officielle, de personnages admirables dont doutent les érudits dans leur sagesse desséchée, on trouve la cristallisation de tous les espoirs et de toutes les aspirations de l’homme, son goût du merveilleux, de l’héroïque, du sublime, la description de tout ce qu’il voudrait être, de tout ce qu’il s’efforce de devenir. Voilà, à peu près, ce que Sri Aurobindo veut dire dans son aphorisme.

2 juin 1960

Aphorismes - 40

40 — Il y a quatre très grands événements dans l’histoire  : le siège de Troie, la vie et la crucifixion du Christ, l’exil de Krishna 11 à Brindâban et le colloque avec Arjuna sur le champ de bataille de Kurukshetra. Le siège de Troie a donné naissance à l’Hellade, l’exil à Brindâban a créé la religion dévotionnelle (car auparavant on ne connaissait que la méditation et le culte), du haut de sa croix le Christ a humanisé l’Europe, le colloque de Kurukshetra est appelé à libérer l’humanité. Et pourtant, il est dit qu’aucun de ces quatre événements n’a jamais eu lieu.

1) Les méditations et les cultes d’autrefois étaient-ils les mêmes que ceux d’aujourd’hui ?

2) Que veut dire : « le colloque de Kurukshetra est ap pelé à libérer l’humanité » ?

1) Dans l’ancien temps, comme de nos jours, chaque religion avait son genre particulier de méditation et de culte. Cependant, partout et toujours, la méditation est un mode special d’activité et de concentration mentales; les détails de la pratique seuls diffèrent; et le culte est un ensemble de cérémonies et de rites qui sont scrupuleusement et exactement accomplis en l’honneur d’une Divinité.

Ici, Sri Aurobindo fait mention du culte et de la méditation de l’Inde ancienne, aux temps védiques et védântiques.

2) Le colloque de Kurukshetra, c’est la Bhagavad-Gîtâ. Sri Aurobindo considère que le message de la BhagavadGîtâ est à la base du grand mouvement spirituel qui a mené et mènera de plus en plus l’humanité à sa libération, c’est-àdire à son évasion hors du mensonge et de l’ignorance, vers la vérité.

Depuis l’époque de son apparition, la Bhagavad-Gîtâ a eu une immense action spirituelle; mais avec l’interprétation nouvelle que Sri Aurobindo en a donnée, son influence a considérablement grandi et elle est devenue décisive.

29 juin 1960

Aphorismes - 41

41 — Ils disent que les Évangiles ont été fabriqués de toutes pièces et que Krishna est une invention des poètes. Alors, Dieu merci pour les faux et saluons bas les inventeurs.

Quel est le rôle des Évangiles dans la vie de l’homme ?

Les Évangiles ont été le point de départ de la religion chrétienne. Pour dire ce qu’ils ont apporté au monde, il faudrait faire un compte rendu historique et psychologique du développement et de la vie de la chrétienté et de l’action de la religion chrétienne sur la terre. Ce serait long et pas tout à fait à sa place ici.

Je puis seulement dire que ceux qui ont écrit les Évangiles ont essayé de reproduire exactement ce que le Christ a enseigné et que, dans une certaine mesure, ils ont réussi à transmettre son message. C’est un message de paix, de fraternité et d’amour.

Mais il vaut mieux garder le silence sur ce que les hommes ont fait de ce message.

6 juillet 1960

Aphorismes - 42

42 — Si Dieu m’assigne une place dans l’Enfer, je ne vois pas pourquoi j’aspirerais au Ciel. Il sait mieux que moi ce qui est pour mon bien.

L’Enfer et le Ciel existent-ils ?

Les cieux et les enfers sont à la fois vrais et faux. Ils existent et n’existent pas.

La pensée humaine est créatrice; elle donne des formes plus ou moins durables à la substance mentale et vitale et même à celle du physique subtil. Ces formes sont plutôt des apparences que des réalités; mais pour ceux qui les pensent et, plus encore, pour ceux qui y croient, elles ont une existence suffisamment concrète pour donner l’illusion de leur réalité. Ainsi, pour les croyants de certaines religions qui affirment l’existence d’un enfer, d’un paradis ou de cieux divers, ces lieux existent pour eux d’une façon objective et, à leur mort, ils peuvent y aller pendant un temps plus ou moins long. Mais ce ne sont que des formations mentales sans permanence; elles ne portent pas en elles la vérité éternelle.

J’ai vu des cieux et des enfers où allaient certaines gens après leur mort, et il est très difficile de leur faire comprendre que ce n’est pas vrai. Il m’a fallu, une fois, plus d’un an pour convaincre quelqu’un que son soi-disant enfer n’était pas l’enfer, et pour l’en sortir.

L’enfer dont Sri Aurobindo parle ici est plutôt un état de conscience qu’un lieu, c’est la condition psychologique que l’on se fait à soi-même.

De même que l’on peut porter en soi le ciel d’une communion béatifique avec le Divin, on peut aussi, quand on ne prend pas soin de maîtriser dans sa nature les tendances âsouriques 12 , porter dans sa conscience un enfer de misère et de désolation.

Il est des moments dans la vie quand tout ce qui vous entoure, personnes et circonstances, est si obscur, si adverse, si laid, que tout espoir d’une réalisation supérieure semble s’évanouir, et le monde paraît voué irrémédiablement à la nuit d’une haine cruelle, d’une ignorance inconsciente et obstinée, d’une mauvaise volonté irréductible. C’est alors qu’on peut dire, avec Sri Aurobindo : « Dieu m’a assigné une place dans l’Enfer. » Et, avec lui aussi, il faut, en toutes circonstances, si terribles qu’elles paraissent, rester dans la joie paisible de l’abandon total au Divin et dire au Seigneur, en toute sincérité : « Que Ta Volonté soit faite. »

13 juillet 1960

Aphorismes - 43

43 — Si Dieu me tire vers le Ciel, alors, quand bien même Son autre main voudrait-elle me retenir dans l’Enfer, je devrais lutter pour m’échapper vers le haut.

Dieu ne sait-il pas ce qu’Il veut pour nous ? Alors, pourquoi voudrait-Il nous tirer dans deux directions opposées ?

Dieu sait parfaitement bien ce qu’Il veut pour nous. Il veut nous ramener tous à Lui, dans une union parfaite. Le but est un, le même pour tous; mais les moyens, les méthodes et les procédés pour y atteindre sont innombrables; ils sont aussi nombreux que le sont les êtres sur la terre; et chacun de ces moyens est l’expression exacte de la volonté du Seigneur suprême qui, dans Sa vision intégrale et Sa sagesse parfaite, fait pour chacun ce qui lui est nécessaire.

Ainsi, si quelqu’un a besoin d’une contradiction, d’une opposition intérieure pour intensifier son aspiration et son effort, le Seigneur, dans Sa Grâce infinie, tout en tirant cet être vers le haut et en lui donnant le pouvoir de s’élever, le maintiendra en même temps en bas pour créer en lui la résistance nécessaire afin qu’il intensifie son aspiration et son effort.

Et si, comme Sri Aurobindo, on peut voir que les deux mouvements ont la même origine divine, au lieu de se lamenter ou de s’alarmer, on se réjouit et on garde une foi lumineuse et stable.

19 juillet 1960

Aphorismes - 44

44 — Seules sont vraies les pensées dont le contraire est également vrai, en son temps et lieu ; les dogmes indiscutables sont la plus dangereuse espèce de mensonge.

Pourquoi les dogmes indiscutables sont-ils les plus dangereux ?

La Vérité absolue, infinie, éternelle, est impensable pour le mental qui ne peut concevoir que ce qui est spatial, temporel, fragmentaire et limité.

Ainsi, sur le plan mental, la Vérité absolue se divise en d’innombrables vérités fragmentaires et contradictoires qui, dans leur ensemble, s’efforcent, tant bien que mal, de reproduire la Vérité originelle.

Si l’un des éléments de cette totalité est pris séparément et affirmé comme le seul vrai, aussi central ou compréhensif qu’il soit, il devient nécessairement un mensonge puisqu’il nie tout le reste de la Vérité totale.

C’est justement ainsi que sont constitués les dogmes indiscutables, et c’est pourquoi ils sont la plus dangereuse espèce de mensonge, parce que chacun affirme qu’il est la Vérité unique à l’exclusion de toutes les autres vérités qui, par leur totalité innombrable et complémentaire, expriment progressivement, dans le devenir, la Vérité infinie, éternelle et absolue.

27 août 1960

Aphorismes - 45

45 — La logique est le pire ennemi de la Vérité, de même que le pharisaïsme est le pire ennemi de la Vertu ; car l’une est incapable de voir ses propres erreurs et l’autre ses propres imperfections.

Quel est le rôle de la logique et de la raison dans notre vie ?

La meilleure réponse que je puisse donner à ta question est cette citation extraite de La Synthèse des Yogas 13 : « La raison dans toute sa plénitude est un mouvement logique dont le pouvoir caractéristique est, en premier lieu, de s’assurer de tous les matériaux et de toutes les données possibles en les observant et en les mettant en ordre; puis, à partir de ces matériaux, de se servir d’un premier pouvoir de réflexion afin de saisir, de fixer et d’élargir la connaissance qu’ils apportent; finalement, elle s’assure que les résultats obtenus sont corrects par un travail plus soigneux et plus formel, plus vigilant, plus réfléchi et plus rigoureusement logique, qui met à l’épreuve les résultats, les rejette ou les homologue conformément à certaines normes et à certains processus bien éprouvés, tels que la réflexion et l’expérience les ont établis. La première tâche de la raison logique est donc d’observer correctement, soigneusement et en détail, les matériaux et les données qui lui sont accessibles. »

Mais dans cet aphorisme, Sri Aurobindo ne parle pas de la raison; il parle de la logique qui est l’associée et l’instrument de la raison.

La logique est l’art de déduire correctement une idée d’une autre, et de tirer d’un fait toutes ses conséquences. Mais elle ne porte pas en elle-même la capacité de discerner la vérité. Ainsi, votre logique peut être indiscutable, mais si votre point de départ est faux, vos conclusions aussi seront fausses, malgré l’exactitude de votre logique, ou plutôt à cause même de cette exactitude. Il en est de même pour le pharisaïsme (self-righteousness) qui est un sentiment de vertueuse supériorité; votre vertu vous donne du dédain pour les autres; et cet orgueil qui vous remplit de dédain pour ceux qui, selon vous, sont moins vertueux que vous-même, enlève toute valeur à votre vertu.

C’est pourquoi Sri Aurobindo nous dit dans son aphorisme que la logique est le pire ennemi de la Vérité, de même que le sentiment de vertueuse supériorité est le pire ennemi de la Vertu.

24 août 1960

Aphorismes - 46

46 — Au temps où j’étais endormi dans l’Ignorance, j’arrivai à un lieu de méditation plein de saints hommes et je trouvai leur compagnie fastidieuse et l’endroit une prison ; quand je me fus éveillé, Dieu me conduisit dans une prison et Il en fit un lieu de méditation et le rendez-vous de Son amour.

Sri Aurobindo parle-t-il ici de sa propre expérience en prison, pendant sa vie politique ?

Oui, Sri Aurobindo fait allusion ici à son expérience dans la prison d’Alipore.

Mais ce qui est intéressant dans cet aphorisme, c’est le contraste qu’il signale entre la prison matérielle où son corps seul était enfermé, tandis que son esprit, libre de toutes les entraves provenant des conventions sociales et des préjugés, affranchi de toute idée préconçue et de toute limite doctrinaire, avait un contact direct et conscient avec le Divin et une première révélation du yoga intégral ; et, d’autre part, la prison mentale des règles étroites d’où la vie est exclue et où s’enferment souvent ceux qui renoncent à l’existence ordinaire pour se consacrer à une vie spirituelle basée sur des idées traditionnelles et dogmatiques.

Ainsi, Sri Aurobindo est ici, comme toujours, le champion de la liberté réelle par-delà toutes les règles et toutes les limites, la liberté totale de l’union parfaite avec la Vérité suprême et éternelle.

24 octobre 1960

Aphorismes - 47

47 — Du jour où j’ai pu lire un livre ennuyeux d’un bout à l’autre et avec plaisir, tout en percevant la perfection de son ennui, j’ai su que j’avais conquis mon mental.

Comment est-il possible de lire un livre ennuyeux avec plaisir ?

C’est possible quand le plaisir ne dépend plus de ce que vous faites ni de ce qui vous arrive, quand le plaisir est l’expression extérieure spontanée de la joie invariable que l’on porte en soi avec la Présence Divine; et c’est alors un état constant de la conscience dans toutes les activités et en toutes circonstances. Et comme, parmi les choses ennuyeuses, l’une des plus ennuyeuses est un livre ennuyeux, Sri Aurobindo nous le donne en exemple comme une preuve irréfutable de la conquête et de la transformation du mental.

10 novembre 1960

Aphorismes - 48

48 — J’ai su que mon mental était maîtrisé quand il a admiré la beauté du hideux, tout en sentant parfaitement pourquoi les autres hommess’en détournaient avec répugnance ou le haïssaient.

Que veut dire « la beauté du hideux » ?

C’est toujours la même réalisation présentée sous des angles différents, exprimée dans des expériences diverses : la réalisation que tout est la manifestation du Suprême, Éternel, Infini, immuable dans sa perfection totale et sa réalité absolue. C’est pourquoi, par la conquête de notre mental et de sa perception ignorante et mensongère, nous pouvons, à travers toute chose, entrer en contact avec cette Suprême Vérité qui est également Suprême Beauté et Suprême Amour, par-delà toutes nos notions mentales et vitales du beau et du laid, du bon et du mauvais.

Même quand nous disons Suprême Vérité, Beauté, Amour, il faudrait donner à ces mots un autre sens que celui qui leur est attribué par notre intellect. C’est pour souligner ce fait que Sri Aurobindo écrit d’une façon paradoxale : « la beauté du hideux ».

14 novembre 1960


Quel est cet autre sens ?

Je voulais dire qu’intellectuellement nous ne pouvons pas concevoir le Divin. C’est seulement quand nous sortons du monde mental pour entrer dans le monde spirituel et qu’au lieu de penser les choses, nous les vivons et les devenons, que nous pouvons vraiment les comprendre. Mais même alors, quand nous voulons exprimer notre expérience, nous avons seulement les mêmes mots que ceux qui expriment nos expériences mentales; et malgré tous nos efforts, ces mots sont inaptes à traduire ce que nous voulons exprimer.

C’est pourquoi Sri Aurobindo se sert si souvent de paradoxes pour arracher le mental des ornières de la pensée courante, et, par-delà l’absurdité apparente de ce qui est dit, faire percevoir la lumière de ce qui est senti et perçu.

26 novembre 1960

Aphorismes - 49

49 — Sentir et aimer le Dieu de la Beauté et du Bien dans le laid et dans le mal, et, en même temps, vouloir avec un amour extrême le guérir de sa laideur et de son mal, telle est la vraie vertu et la véritable moralité.

Comment coopérer à la guérison du mal et de la laideur que l’on voit partout ? Aimer ? Quel est le pouvoir de l’amour ? Comment un phénomène de conscience indi viduel peut-il agir sur le reste des hommes 14 ?

Comment coopérer à la guérison du mal et de la laideur ?... On peut dire qu’il y a une sorte d’échelle hiérarchique de collaboration ou d’action; une coopération négative et une coopération positive.

Pour commencer, il y a un moyen que l’on pourrait appeler négatif; c’est celui que donnent les religions bouddhiques et similaires : ne pas voir. D’abord, être dans un état de pureté et de beauté suffisant pour ne pas avoir la perception de la laideur et du mal — c’est comme quelque chose qui ne vous touche pas, parce que cela n’existe pas en vous.

Ça, c’est la perfection de la méthode négative. Elle est très élémentaire : ne jamais remarquer le mal, ne jamais parler du mal qui est chez les autres, ne pas perpétuer les vibrations par l’observation, la critique, l’insistance sur le fait mauvais. C’est ce que le Bouddha enseignait : chaque fois que vous mentionnez un mal, vous l’aidez à se répandre.

C’est en bordure du problème.

Pourtant, ce devrait être une règle très générale, mais ceux qui critiquent ont réponse à cela ; ils disent : « Si vous ne voyez pas le mal, vous ne pourrez jamais le guérir. Si vous laissez quelqu’un dans sa laideur, il n’en sortira jamais. » (Ce n’est pas exact, mais c’est comme cela qu’ils légitiment leur action.) Alors, dans cet aphorisme, Sri Aurobindo répond d’avance à ces objections : ce n’est pas par ignorance ou par inconscience, ou par indifférence, que vous ne voyez pas le mal — vous êtes capable de le voir et même de le sentir, mais vous refusez de collaborer à son expansion en lui donnant la force de votre remarque et l’appui de votre conscience. Et pour cela, il faut que vous soyez, vous-même, au-dessus de cette perception et de cette sensation; il faut que vous puissiez voir le mal, ou la laideur, sans en souffrir, sans en être choqué, sans en être gêné. Vous le voyez d’une hauteur où ces choses n’existent pas, mais vous en avez la perception consciente — vous n’en êtes pas affecté, vous êtes libre. Ceci est un premier pas.

Un deuxième pas, c’est d’être conscient positivement de la Bonté et de la Beauté suprême, qui est derrière toute chose et qui supporte toute chose, leur permet d’exister. Quand vous Le voyez, vous êtes capable de Le percevoir derrière ce masque et cette déformation — même cette laideur, même cette méchanceté, même ce mal est un déguisement de Quelque Chose qui est essentiellement beau ou bon, lumineux, pur.

Et alors, vient la vraie collaboration, parce que, quand vous avez cette vision, cette perception, que vous vivez dans cette conscience, cela vous donne aussi le pouvoir de tirer Cela dans la manifestation, sur la terre, et de Le mettre en contact avec ce qui, pour le moment, déforme et déguise; de telle sorte que, petit à petit, cette déformation et ce déguisement sont transformés par l’influence de la Vérité qui est derrière.

Ici, nous sommes tout en haut de l’échelle de la collaboration. De cette façon, il n’est pas nécessaire de faire intervenir le principe d’amour dans l’explication. Mais si l’on veut connaître ou comprendre la nature de la Force ou de la Puissance qui permet et qui accomplit cette transformation (et surtout quand il s’agit du Mal, mais aussi de la laideur, dans une certaine mesure), on voit que c’est évidemment l’Amour qui, de tous les pouvoirs, est le plus puissant, le plus intégral — intégral en ce sens qu’il s’applique à tous les cas. Il est plus puissant même que le pouvoir de purification qui dissout les mauvaises volontés et est le maître, en quelque sorte, des forces adverses, mais qui n’a pas le pouvoir direct de transformation. Le pouvoir de purification dissout d’abord pour permettre la transformation après, il détruit une forme pour pouvoir en faire une meilleure, tandis que l’Amour n’a pas besoin de dissoudre pour transformer; il a le pouvoir direct de transformation. L’Amour est comme une flamme qui change ce qui est dur en une chose malléable et qui sublime même cette chose malléable en une sorte de vapeur purifiée — ça ne détruit pas, ça transforme.

Dans son essence, dans son origine, l’Amour est comme une flamme, une flamme blanche, qui a raison de toutes les résistances. On peut soi-même en faire l’expérience : quelle que soit la difficulté dans son être, quel que soit l’alourdissement des erreurs accumulées, les ignorances, les incapacités, les mauvaises volontés, une seule seconde de cet Amour, pur, essentiel, suprême, les dissout comme dans une flamme toute-puissante. Un seul moment et tout un passé peut disparaître; un seul instant où l’on touché ça dans son essence, et tout un fardeau est épuisé.

Et il est très facile d’expliquer comment celui qui a cette expérience peut la répandre, agir sur les autres, puisque, pour avoir l’expérience, il faut toucher l’Essence unique, suprême de toute la manifestation, l’Origine et l’Essence, la Source et la Réalité de tout ce qui est; et tout de suite on entre dans le domaine de l’Unité — il n’y a plus de séparation entre les individus, c’est une seule vibration qui peut se répéter indéfiniment dans la forme extérieure 15 .

Si l’on monte assez haut, on est au Cœur de toute chose. Et ce qui se manifeste dans ce Cœur peut se manifester dans toutes les choses. Et c’est cela le grand secret, le secret de l’incarnation divine dans une forme individuelle, parce que, dans le cours normal des choses, ce qui se manifeste au centre n’est réalisé dans la forme extérieure qu’avec l’éveil et la réponse de la volonté dans la forme individuelle. Tandis que si la Volonté centrale est représentée d’une façon constante et permanente dans un être individuel, cet être individuel peut servir d’intermédiaire entre cette Volonté et tous les êtres, et vouloir pour eux. Tout ce que cet être individuel perçoit et tout ce qu’il offre dans sa conscience à la Volonté suprême, il y est répondu comme si cela venait de chaque être individuel. Et si les éléments individuels, pour une raison quelconque, ont un rapport plus ou moins conscient et volontaire avec cet être représentatif, leur rapport augmente l’effectivité, l’efficacité de ce représentant individuel ; et ainsi, d’une façon beaucoup plus concrète et permanente, l’Action suprême peut agir dans la Matière. C’est la raison de ces descentes de consciences, que l’on pourrait appeler « polarisées », parce qu’elles viennent toujours sur la terre dans un but défini et pour une réalisation spéciale, avec une mission — mission décidée, déterminée avant l’incarnation. C’est cela, les grandes étapes des incarnations suprêmes sur la terre.

Et quand le jour sera venu de la manifestation de l’Amour suprême, d’une descente cristallisée, concentrée, de l’Amour suprême, ce sera vraiment le moment de la Transformation. Parce que, à cela, rien ne pourra résister.

Mais comme c’est tout-puissant, il faut qu’une certaine réceptivité soit préparée sur la terre pour que les effets ne soient pas foudroyants. Sri Aurobindo a expliqué cela dans l’une de ses lettres; quelqu’un lui demandait : pourquoi cela ne vient-il pas tout de suite ? Et il a répondu à peu près ceci : si l’Amour Divin se manifestait dans son essence, sur la terre, ce serait comme un éclatement; parce que la terre n’est ni assez souple ni assez réceptive pour s’élargir à la mesure de cet Amour. Elle a besoin non seulement de s’ouvrir, mais de s’élargir et de s’assouplir — la matière est trop rigide encore, et même la substance de la conscience physique. Non seulement la matière la plus matérielle, mais la substance de la conscience physique est trop rigide.

Janvier 1961

Aphorismes - 50

50 — Haïr le pécheur est le pire des péchés, car c’est haïr Dieu ; et pourtant, celui qui le commet se glorifie de sa vertu supérieure.

Quand on entre dans un certain état de conscience, on voit bien qu’on est capable de tout et que, au fond, il n’est pas un seul « péché » qui ne soit notre péché, poten tiellement. Est ce une impression juste ? Et pourtant, on se révolte contre certaines choses et on a des dégoûts; il y a toujours un point, quelque part, que l’on n’admet pas. Pourquoi ? Quelle est l’attitude vraie, l’attitude efficace devant le Mal 16 ?

Il n’est pas un seul péché qui ne soit notre péché...

On a cette expérience quand, pour une raison quelconque (cela dépend des cas), on se met en rapport avec l’état de conscience universel (non dans son essence illimitée mais sur n’importe quel plan de la matière). Il y a une conscience atomique, n’est-ce pas, il y a une conscience purement matérielle, et il y a, beaucoup plus encore, une conscience psychologique générale. Quand, par une intériorisation, une sorte d’abstraction de l’ego, on entre en contact avec cette zone de conscience, disons psychologique terrestre, ou humaine collective (il y a une différence : « humaine collective » est une diminution, tandis que « terrestre » inclut beaucoup de mouvements des animaux et même des plantes; mais dans le cas présent, comme la notion morale de faute, de péché, de mal, appartient exclusivement à la conscience humaine, nous dirons simplement la conscience psychologique collective humaine), quand on entre en contact avec cela, naturellement, par cette identification, on se sent ou on se voit, ou on se sait capable de n’importe quel mouvement humain, n’importe où. C’est, dans une certaine mesure, une conscience de vérité — ce sens égoïste de ce qui vous appartient et ne vous appartient pas, de ce que vous pouvez faire et ne pouvez pas faire, disparaît à ce moment-là ; on se rend compte que la construction fondamentale de la conscience humaine est telle que n’importe quel être humain est capable de faire n’importe quoi. Et comme on est dans une conscience de vérité, on a, en même temps, la notion que les jugements ou les dégoûts, ou le rejet, sont des absurdités. Tout est potentiellement là. Et si certains courants de force (que d’habitude on ne peut pas suivre : on les voit arriver et partir, mais leur origine et leur direction, généralement, on ne la connaît pas), si l’un quelconque de ces courants vous pénètre, il peut vous faire faire n’importe quoi.

Si l’on restait toujours dans cet état de conscience, au bout d’un certain temps — si l’on garde en soi la flamme d’Agni, la flamme de purification et de progrès —, on serait capable non seulement d’empêcher ces mouvements de prendre une forme active en soi et de s’exprimer matériellement, mais on serait capable d’agir sur la nature même du mouvement et de la transformer. Mais bien entendu, à moins d’être arrivé à un très grand degré de réalisation, il est pratiquement impossible de garder cet état de conscience pendant longtemps. Presque tout de suite, on retombe dans la conscience égoïste du moi séparé; et alors, toutes les difficultés reviennent : le dégoût, la révolte contre certaines choses, l’horreur qu’elles vous causent, etc.

Il est probable (il est même certain) que jusqu’à ce qu’on soit, soi-même, complètement transformé, ces mouvements de dégoût et de révolte sont nécessaires, pour que l’on fasse en soi meme ce qu’il faut pour fermer la porte — car, après tout, le problème est de ne pas les laisser se manifester.

Dans un autre aphorisme, Sri Aurobindo a dit (je ne me souviens plus exactement de ses mots) que le péché est simplement quelque chose qui n’est pas à sa place. Dans ce perpétuel Devenir, jamais rien ne se reproduit, et il y a des choses qui, pour ainsi dire, disparaissent dans le passé; et au moment où leur disparition devient nécessaire, ces choses deviennent, pour notre conscience si limitée, mauvaises, repoussantes. Et nous nous révoltons contre elles, parce que leur temps d’existence est passé. Mais si nous avions la vue d’ensemble, si nous étions capables de contenir en nous le passé, le présent et l’avenir d’un seul coup (comme c’est, quelque part là-haut), nous verrions la relativité de ces choses, et que c’est surtout la Puissance d’évolution progressive qui met en nous la volonté de rejet; et que là où elles étaient à leur place, elles étaient tout à fait tolérables. Seulement, il est pratiquement impossible d’avoir cette expérience à moins que l’on n’ait une vision totale, c’est-à-dire la vision qu’a seul le Suprême! Par conséquent, il faut d’abord s’identifier au Suprême, puis, après, avec l’identification, on peut revenir à une conscience suffisamment extériorisée et voir les choses telles qu’elles sont. Mais c’est cela le principe, et dans la mesure où l’on est capable de le réaliser, on arrive à un état de conscience où l’on peut tout regarder avec le sourire d’une certitude totale que tout est comme ça doit être.

Naturellement, les gens qui ne pensent pas assez profondément, diront : « Ah, mais si nous voyions que tout est comme ça doit être, plus rien ne bougerait. » Mais non! Vous ne pouvez pas empêcher que cela bouge! Il n’y a pas une fraction de seconde où cela ne bouge! C’est une transformation continue, totale, un mouvement qui ne s’arrête jamais. C’est parce qu’il nous est difficile de sentir comme cela que nous pouvons nous imaginer qu’en entrant dans certains états de conscience quelque chose ne changerait pas. Mais même si nous entrions dans une inertie apparemment totale, ça continuerait à changer, et nous avec !

Au fond, le dégoût, la révolte, la colère, tous ces mouvements de violence, sont nécessairement des mouvements d’ignorance, de limitation, avec toute la faiblesse que représente la limitation. La révolte est une faiblesse — c’est le sentiment de la volonté impuissante. On veut (ou l’on croit vouloir), on sent, on voit que les choses ne sont pas comme elles doivent être et on se révolte contre ce qui n’est pas conforme à ce que l’on voit; mais si vous étiez tout-puissant, si votre volonté était toutepuissante et que votre vision soit toute-puissante, il n’y aurait aucune occasion de se révolter, vous verriez toujours que toutes les choses sont comme elles doivent être. Si nous allons tout en haut et que nous nous unissons à la Conscience de la Volonté suprême, nous voyons à chaque seconde, à chaque instant de l’univers, que tout est exactement comme ça doit être, exactement comme le Suprême le veut. Ça, c’est la toute-puissance. Et tous les mouvements de violence deviennent non seulement inutiles mais profondément ridicules.

Par conséquent, il n’y a qu’une solution : par aspiration, concentration, intériorisation et identification, s’unir à la Volonté suprême. Et cela, c’est à la fois la toute-puissance et la parfaite liberté. Et c’est la seule toute-puissance et la seule liberté — tout le reste, ce sont des à-peu-près. On peut être en route, mais ce n’est pas la chose totale. Et alors, si l’on fait l’expérience, on s’aperçoit qu’avec cette suprême liberté et ce suprême pouvoir, il y a aussi la paix totale et une sérénité qui ne se dément plus. Donc, si vous éprouvez quelque chose qui ne soit pas cela, une révolte, un dégoût, quelque chose que vous n’arrivez pas à admettre, c’est qu’il y a en vous une partie qui n’est pas touchée par la transformation, quelque chose qui a gardé la vieille conscience, qui est encore en route, c’est tout.

Dans cet aphorisme, Sri Aurobindo parlait de ceux qui haïssent le pécheur. Il ne faut pas haïr le pécheur.

C’est le même problème, vu sous un autre angle. Mais la solution est la même.

Ne pas haïr le pécheur, ce n’est pas tellement difficile, mais ne pas haïr le vertueux, c’est beaucoup plus difficile. Parce que les pécheurs, on les comprend bien — on com prend bien les pauvres hommes, mais les vertueux...

Mais au fond, ce que l’on hait en eux, c’est leur suffisance; c’est seulement cela. Parce que, tout de même, ils ont raison de ne pas faire le mal — on ne peut pas les en blâmer! Mais ils se croient supérieurs à cause de cela ; et c’est cela qu’on a du mal à tolérer, c’est leur sentiment de supériorité, la façon dont ils regardent du haut de leur grandeur tous ces pauvres bougres — qui ne sont pas pires qu’eux !

Oh! j’ai eu des exemples comme cela, si merveilleux !

Prenez, par exemple, une personne qui a des amis, que les amis aiment beaucoup parce qu’ils lui trouvent des capacités spéciales, que sa compagnie est agréable, que l’on peut toujours apprendre auprès d’elle; et puis, tout d’un coup, par un concours de circonstances, voilà cette personne au ban de la société, parce qu’elle est allée avec un autre homme, ou qu’elle s’est liée à un autre sans mariage officiel, enfin toutes ces choses sociales qui n’ont pas de valeur en elles-mêmes. Et tous les amis (je ne parle pas de ceux qui aiment vraiment, mais tous les amis sociaux), tous ceux qui la recevaient bien, qui lui faisaient bon accueil et un bon sourire de rencontre quand ils se croisaient dans la rue, voilà qu’ils tournent la tête de l’autre côté et qu’ils passent tout droit sans la regarder — c’est arrivé ici même, à l’Ashram! Je ne veux pas donner de précisions, mais enfin il est arrivé, plusieurs fois, que quelque chose s’est passé qui était contraire à la loi sociale reconnue; et les gens qui montraient tant d’affection, tant de sympathie — oh! ils disaient quelquefois : « Mais c’est une personne perdue! »

Quand pareille chose se passe dans le monde en général, cela me paraît tout à fait naturel, mais quand cela se produit ici, j’ai toujours un petit choc, en ce sens que je me dis : « Tiens, ils en sont encore là ! »

Même des gens qui font profession d’avoir des idées larges, d’être au-dessus de toutes ces « conventions », ils tombent dans le piège, en plein, immédiatement. Et alors, pour mettre leur conscience à l’abri, ils disent : « Mère n’admet pas ça. Mère ne permet pas ça. Mère ne tolère pas ça ! » — pour ajouter une ânerie à tout le reste.

Il est très difficile de sortir de cet état — et c’est vraiment cela, le pharisaïsme, ce sens de la dignité sociale. Mais c’est une étroitesse d’esprit, parce que quelqu’un avec un peu d’intelligence ne tombe pas vraiment dans un truc pareil ! Ceux qui ont voyagé, par exemple, à travers le monde, qui ont vu que toutes ces règles sociales dépendent absolument des climats, des races, des habitudes, et encore plus des temps, des époques, peuvent regarder cela avec un sourire. Mais les bienpensants, ouf!...

C’est une étape élémentaire. Tant que vous n’êtes pas sorti de cette condition-là, vous êtes impropre au yoga. Parce que, vraiment, on n’est pas bon pour le yoga dans cet état-là — c’est un état rudimentaire.

Janvier 1961

Aphorismes - 51

51 — Quand j’entends parler d’une juste fureur, je m’émerveille du pouvoir qu’ont les hommes de se leurrer eux-mêmes.

On est toujours de bonne foi quand on se trompe soimême; c’est toujours pour le bien des autres qu’on agit, ou dans l’intérêt de l’humanité et pour te servir, cela va de soi! Comment fait-on pour se tromper 17 ?

J’avais envie de te poser une question à mon tour! parce qu’il y a deux façons de comprendre ta question. On peut la prendre sur le même ton d’ironie et d’humour que Sri Aurobindo a mis dans son aphorisme quand il s’émerveille du pouvoir qu’ont les hommes de se leurrer eux-mêmes. C’est-à-dire que tu te mets à la place de celui qui se leurre et tu dis : « Mais je suis de bonne foi! je veux toujours le bien des autres, etc., l’intérêt de l’humanité, servir le Divin, cela va de soi! Et comment est-ce que je peux me tromper ? »

Mais au fond, il y a vraiment deux façons de se tromper, qui sont très différentes. Par exemple, on peut très bien être choqué par certaines choses, non pour des raisons personnelles mais, justement, dans sa bonne volonté et son ardeur à servir le Divin, quand on voit des gens qui se conduisent mal, qui sont égoïstes, qui sont infidèles, qui sont des traîtres. Et il y a un stade où ces choses, on les a dominées et on ne leur permet plus de se manifester en soi, mais dans la mesure où l’on est en rapport avec la conscience ordinaire et le point de vue ordinaire, la vie ordinaire, la pensée ordinaire, leur possibilité est encore là, elles existent d’une façon latente, parce qu’elles sont l’envers des qualités que l’on s’essaye à avoir; et cette opposition existe toujours — jusqu’à ce qu’on soit monté au-dessus et qu’on n’ait plus ni la qualité ni le défaut. Tant qu’on a la vertu, on a toujours son opposé latent; c’est seulement quand on est au-dessus de la vertu et de la faute que cela disparaît.

Alors, cette sorte d’indignation que l’on sent vient du fait que l’on n’est pas tout à fait au-dessus; on est dans la période où l’on désapprouve totalement et on ne pourrait pas le faire soi-même. Jusque-là, il n’y a rien à dire, à moins que l’on ne donne une expression extérieure violente à cette indignation. Si la fureur s’en mêle, c’est qu’il y a une sorte de contradiction totale entre le sentiment que l’on veut avoir et la réaction que l’on a vis-à-vis des autres. Parce que la fureur est une déformation du pouvoir vital, c’est un vital obscur et tout à fait non régénéré, un vital qui est encore soumis à toutes les actions et les réactions ordinaires. Quand ce pouvoir vital est utilisé par une volonté individuelle ignorante et égoïste et que cette volonté rencontre l’opposition des autres volontés individuelles qui l’environnent, ce pouvoir, sous la pression de l’opposition, se change en fureur et essaye d’obtenir par la violence ce qui ne peut pas être exécuté par la seule pression de la force elle-même.

La fureur, comme toutes les violences, d’ailleurs, est toujours un signe de faiblesse, d’impuissance et d’incapacité.

Et la tromperie, ici, vient seulement de l’approbation qu’on lui donne, ou de l’adjectif flatteur qu’on met dessus — parce que la fureur ne peut être qu’une chose aveugle, ignorante et âsourique, c’est-à-dire contraire à la lumière.

Mais c’est encore le meilleur des cas.

Il y a l’autre cas. Il y a les gens qui, sans le savoir, ou parce qu’ils veulent l’ignorer, poursuivent toujours leur intérêt personnel, leurs préférences, leurs attachements, leurs conceptions; qui ne sont pas entièrement consacrés au Divin et qui se servent des idées morales et yoguiques pour couvrir leurs mouvements personnels. Mais ceux-là se trompent doublement; non seulement ils se trompent dans leurs activités extérieures, dans leurs relations avec les autres, mais ils se trompent eux-mêmes, dans leur propre mouvement personnel : au lieu de servir le Divin, c’est leur propre égoïsme qu’ils servent. Et cela arrive constamment, constamment! On sert sa personnalité, son égoïsme, en prétendant servir Dieu. Alors ce n’est même plus se tromper, c’est de l’hypocrisie.

N’est-ce pas, cette habitude mentale de toujours revêtir tout d’une apparence très favorable, de donner une explication favorable à tous les mouvements — quelquefois c’est assez subtil, mais c’est parfois tellement grossier que cela ne peut tromper personne, sauf soi-même. C’est une sorte d’habitude d’excuse; l’habitude de donner une excuse mentale favorable, une explication mentale favorable à tout ce que l’on fait, tout ce que l’on dit, tout ce que l’on sent. Par exemple, ceux qui n’ont pas le contrôle d’eux-mêmes et qui donnent une claque à quelqu’un dans une grande indignation, ils appellent cela presque une fureur divine!

C’est formidable, formidable ce pouvoir de se tromper soi-même, l’art qu’a ce mental de trouver une justification admirable à n’importe quelle ignorance et n’importe quelle stupidité.

Et ce n’est pas une expérience qui vient de temps en temps, c’est quelque chose que l’on peut noter à la minute la minute. Et on le voit, généralement, beaucoup plus facilement chez les autres! Mais si l’on se regarde bien, on peut s’attraper mille fois par jour, à juste regarder de la petite façon favorable : « Oh! ce n’est pas la même chose. » Et puis, ce n’est jamais pour vous comme c’est pour le voisin!

Janvier 1961

Aphorismes - 52

52 — C’est un miracle que les hommes puissent aimer Dieu et pourtant ne parviennent pas à aimer l’humanité. De qui donc sont-ils amoureux ?

Est-il possible d’atteindre le Divin par la philanthropie ?

Tout dépend de ce que l’on entend par philanthropie. En général, on appelle philanthropes les personnes qui s’occupent d’œuvres charitables.

Ici, Sri Aurobindo ne prononce pas le mot de philanthropie, car, telle qu’on la comprend communément, la philanthropie est une attitude sociale et conventionnelle, une sorte d’égoïsme magnifié qui n’est pas de l’amour mais une pitié condescendante et qui prend des airs protecteurs.

Dans cet aphorisme, Sri Aurobindo fait allusion à ceux qui suivent le chemin ascétique dans la recherche solitaire d’un Dieu solitaire, en essayant de se couper totalement du monde et des hommes.

Mais, pour Sri Aurobindo, les hommes font partie du Divin; et si l’on aime vraiment le Divin, comment peut-on ne pas aimer les hommes puisqu’ils sont un aspect de Lui-même ?

18 janvier 1961

Aphorismes - 53, 54

53 — Les querelles entre sectes religieuses ressemblent à la querelle des cruches qui chacune voulait être seule à contenir le nectar d’immortalité. Laisse-les se quereller. L’important pour nous est de trouver le nectar, en quelque pot qu’il soit, et d’obtenir l’immortalité.

54 — Vous dites que la saveur du pot pénètre la liqueur. C’est une question de goût, mais qu’est-ce qui pourrait la priver de son pouvoir d’immortalité ?

1) Quel est ce « nectar d’immortalité » dont parle Sri Aurobindo ? Qu’est ce qu’il y a, dans ce nectar, qui nous donne le pouvoir d’immortalité ? Cette immortalité estelle l’immortalité physique ?

2) Quand nous trouvons ce nectar, qu’advient-il des sectes religieuses ? Parviennent-elles à leur but 18 ?

Le nectar d’immortalité, c’est la Vérité suprême, la Connaissance suprême, l’Union avec le Suprême, qui donne la conscience d’immortalité.

Chaque secte religieuse a son chemin particulier pour approcher le Divin, et c’est en cela que Sri Aurobindo les compare à des cruches différentes. Mais il dit : peu importe le chemin que vous suivez, le but seul est important, et le but est le même quel que soit le chemin que vous suivez; le nectar est le même, quelle que soit la cruche qui le contienne.

Certains disent que la saveur du pot, le chemin que vous suivez, change le goût du nectar, c’est-à-dire qualifie votre union avec le Divin. Et Sri Aurobindo répond : l’approche peut être différente et chacun choisit celle qu’il préfère ou qui est la plus conforme à son goût, mais le nectar lui-même, l’union avec le Divin conserve, dans tous les cas, son pouvoir d’immortalité.

Maintenant, quand on dit que par l’union avec le Divin, on acquiert la conscience d’immortalité, cela veut dire que la conscience, en nous, s’unit à ce qui est immortel et, par conséquent, se sent immortelle. C’est nous qui prenons conscience des domaines où existe l’immortalité. Mais cela n’implique pas que la substance physique soit transformée et qu’elle devienne immortelle; pour cela, c’est un tout autre procédé qu’il faut suivre, et il faut non seulement obtenir cette conscience d’abord, mais la faire redescendre dans le monde matériel ; et la laisser travailler non seulement à la transformation de la conscience physique, mais à la transformation de la substance physique, ce qui est un travail assez considérable.

Enfin, il ne faut pas confondre la réalisation personnelle avec la réalisation de l’ensemble : quand nous avons trouvé le nectar, nous sommes au-dessus de toutes les sectes religieuses; elles n’ont plus ni sens ni utilité pour nous. Mais d’une façon générale, pour les hommes en général, elles continuent à avoir leur valeur et leur utilité, comme chemin, jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à la réalisation.

28 janvier 1961

Aphorismes - 55

55 — Sois vaste en moi, ô Varuna ; sois puissant en moi, ô Indra ; ô Soleil, sois très brillant et lumineux ; ô Lune, sois pleine de charme et de douceur. Sois farouche et terrible, ô Rudra ; soyez impétueux et rapides, ô Maruts ; sois fort et hardi, ô Aryamâ ; sois voluptueux et agréable, ô Bhaga ; sois tendre et aimable et aimant et passionné, ô Mitra. Sois brillante et révélatrice, ô Aurore ; ô Nuit, sois solennelle et féconde. Ô Vie, sois pleine, prête et allègre ; ô Mort, conduis mes pas de demeure en demeure. Harmonise-les tous, ô Brahmanaspati. Ne me laisse pas assujetti à ces dieux, ô Kâlî 19

Pourquoi Sri Aurobindo donne-t-il plus d’importance à Kâlî ?

Il est bon et nécessaire de posséder toutes les qualités divines que ces dieux représentent et symbolisent; et c’est pourquoi Sri Aurobindo les évoque et leur demande de prendre possession de sa nature. Mais pour celui qui veut l’union avec le Suprême, pour celui qui aspire à la suprême Réalisation, cela ne peut suffire; et c’est pourquoi, finalement, il fait appel à Kâlî pour qu’elle lui donne le pouvoir de les dépasser tous.

Car Kâlî est l’aspect le plus puissant de la Mère universelle et son pouvoir est plus grand que celui de tous les dieux de sa création. S’unir à elle signifie donc devenir plus vaste, plus complet, plus puissant que tous ces dieux réunis; et c’est pourquoi Sri Aurobindo place l’union avec elle au-dessus et au-delà de toutes les autres.

https://incarnateword.in/cwm/10/aphorism-55

Aphorismes - 56

56 — Quand tu as triomphé dans un débat, ô discuteur acharné, tu es bien à plaindre, car tu as perdu une occasion d’élargir ta connaissance.

À quoi servent les discussions ? Quelle est la meilleure manière de faire comprendre aux autres ce que l’on sent être vrai 20 ?

Généralement, ceux qui aiment discuter sont ceux qui ont besoin, pour clarifier leurs idées, du stimulant de la contradiction.

C’est évidemment le signe d’un stade intellectuel élémentaire.

Mais si l’on peut « assister » à la discussion en spectateur impartial (alors même que l’on y participe et que c’est avec soi-même que l’autre discute), on peut toujours en tirer profit pour considérer une question ou un problème à plusieurs points de vue; et en cherchant à concilier les opinions opposées, on peut élargir ses idées et s’élever à une synthèse plus compréhensive.

Quant à la meilleure manière de prouver aux autres ce que l’on sent être vrai, c’est de le vivre; il n’y en a pas d’autres.

Si l’on triomphe dans un débat, comment se fait-il que l’on perde une occasion d’élargir sa connaissance 21 ?

Un débat n’est jamais que des opinions qui s’opposent; et les opinions ne sont que des aspects très fragmentaires de la vérité. Même si l’on réussissait à rassembler et à synthétiser toutes les opinions sur un sujet donné, on n’arriverait encore qu’à une expression très imparfaite de la vérité.

Si tu triomphes dans un débat, cela veut dire que ton opinion a prévalu sur celle de l’autre, non pas nécessairement parce qu’elle est plus vraie que la sienne, mais parce que tu sais mieux manier les arguments ou que tu es un discuteur plus obstiné. Et tu sors de la discussion convaincu que tu as raison dans ce que tu affirmes; ainsi tu perds l’occasion de voir un autre point de vue de la question que le tien et d’ajouter un aspect de la vérité à celui ou à ceux que tu possèdes déjà — tu restes enfermé dans ta propre pensée et refuses de l’élargir.

Aphorismes - 57

57 — Le tigre agit selon sa nature et ne connaît rien d’autre, c’est pourquoi le tigre est divin et il n’y a pas de mal en lui. S’il se posait des questions, ce serait un criminel.

Quel serait l’état vraiment « naturel » pour l’homme ? Pourquoi se pose-t-il des questions 22 ?

L’homme est, sur la terre 23 , un être de transition et, par conséquent, au cours de son évolution il a plusieurs natures successives, qui ont suivi une courbe ascendante, et continueront à la suivre jusqu’au moment où il touchera le seuil de la nature supramentale et se transformera en surhomme. Cette courbe est la spirale du développement mental.

Nous avons tendance à appeler « naturelle » toute manifestation spontanée qui n’est pas le résultat d’un choix ni d’une décision préconçue, c’est-à-dire sans intrusion de l’action mentale. C’est pourquoi, quand l’homme a une spontanéité vitale très peu mentalisée, il nous paraît plus « naturel » dans sa simplicité. Mais c’est un naturel qui ressemble beaucoup à celui de l’animal et qui est tout en bas de l’échelle évolutive humaine. Il ne retrouvera cette spontanéité sans intrusion mentale que lorsqu’il aura atteint le stade supramental, c’est-à-dire dépassé le mental et émergé dans la Vérité supérieure.

Jusque-là, toutes ses manières d’être sont, naturellement, naturelles! mais avec le mental, l’évolution a été, on ne peut pas dire faussée mais déformée parce que, de par sa nature même, le mental était ouvert à la perversion et que presque dès le début il s’est perverti ou, pour être plus exact, il a été perverti par les forces âsouriques. Et c’est cet état de perversion qui nous donne l’impression de ne pas être naturel.

Pourquoi se pose-t-il des questions ? Mais parce que c’est le propre du mental !

Aveclemental a commencé l’individualisation et un sentiment de séparation très aigu, et aussi une sorte d’impression, plus ou moins précise, d’une liberté de choix — tout cela, tous ces états psychologiques sont la conséquence naturelle de la vie mentale et ouvrent la porte à tout ce que nous voyons maintenant, depuis les aberrations jusqu’aux principes les plus rigoureux. Il a l’impression de pouvoir choisir entre une chose et une autre, mais cette impression est la déformation d’un principe vrai qui ne serait totalement réalisable qu’avec l’apparition de l’âme ou de l’être psychique dans la conscience et si l’âme prenait en main le gouvernement de l’être; alors la vie de l’homme serait vraiment l’expression de la Volonté suprême qui se traduirait individuellement, consciemment. Mais dans l’état humain normal, c’est un cas encore tout à fait exceptionnel et qui, pour la conscience humaine ordinaire, ne paraît pas du tout naturel — cela paraît presque surnaturel !

L’homme se pose des questions parce que l’instrument mental est fait pour voir toutes les possibilités; et la conséquence immédiate est la notion du Bien et du Mal, de ce qui est juste et de ce qui est faux, et toutes les misères qui s’ensuivent. On ne peut pas dire que ce soit une mauvaise chose; c’est une étape intermédiaire — une étape pas très agréable, mais enfin... qui était certainement inévitable pour un développement complet du mental.

https://incarnateword.in/cwm/10/aphorism-57

Aphorismes - 58

58 — L’animal, avant qu’il soit corrompu, n’a pas encore mangé le fruit de la connaissance du bien et du mal ; le dieu n’y a pas touché, il a préféré l’arbre de la vie éternelle ; l’homme se tient entre le ciel supérieur et la nature inférieure.

Est-il vrai qu’il y ait eu un paradis terrestre ? Pourquoi l’homme en a-t-il été chassé 24 ?

Au point de vue historique (je ne parle pas du point de vue psychologique mais historique), si je me place sur le terrain de mes souvenirs — seulement, je ne peux pas le prouver : on ne peut rien prouver, et je ne pense pas qu’il y ait aucune preuve vraiment historique, c’est-à-dire conservée, ou, en tout cas, on ne l’a pas encore trouvée, mais d’après mes souvenirs, il y a certainement eu un moment de l’histoire terrestre où il y avait une sorte de paradis terrestre, en ce sens que c’était une vie parfaitement harmonieuse et parfaitement naturelle; c’est-à-dire que la manifestation du mental était en accord — était encore en accord complet — avec la marche ascendante de la Nature et dans une harmonie totale, sans perversion et sans déformation. C’était le premier stade de la manifestation mentale dans les formes matérielles.

Combien de temps cela a-t-il duré ? C’est difficile à dire. Mais c’était une vie, pour l’homme, qui ressemblait à une sorte d’épanouissement de la vie animale. Mon souvenir est celui d’une vie où le corps était parfaitement adapté à son milieu naturel et le climat aux besoins du corps, le corps aux besoins du climat. La vie était tout à fait spontanée et naturelle, comme le serait une vie animale plus lumineuse et plus consciente; mais elle n’avait absolument rien des complications et des déformations que le mental, dans son développement, a apporté plus tard. Le souvenir de cette vie-là, je l’ai — je l’ai eu, je l’ai revécu quand j’ai pris conscience de la vie de la terre tout entière —, mais je ne peux pas dire combien de temps cela a duré, ni sur quel espace cela s’étendait. Je ne sais pas. Je me souviens seulement de la condition, de l’état, de ce qu’était la Nature matérielle et de ce qu’étaient la forme humaine et la conscience humaine à ce moment-là, et cette espèce d’harmonie avec tous les autres éléments de la terre : l’harmonie avec la vie animale, n’est-ce pas, et une si grande harmonie avec la vie végétale — il y avait une sorte de connaissance spontanée de l’emploi des choses de la Nature, des qualités des plantes, des fruits et de tout ce que la Nature végétale pouvait donner; et pas d’agressivité, pas de peur, pas de contradictions ni de friction, et aucune perversion — le mental était pur, simple, lumineux, pas compliqué.

Et c’est seulement avec les progrès de l’évolution, la marche de l’évolution, quand le mental a commencé à se développer en lui-même, pour lui-même, que toutes les complications, toutes les déformations ont commencé. Si bien que cette histoire de la Genèse, qui paraît tellement enfantine, contient une vérité. Dans les vieilles traditions comme celle de la Genèse, chaque letter 25 était le signe d’une connaissance, c’était le résumé imagé de la connaissance traditionnelle de ce temps-là ; mais en dehors de cela, même l’histoire symbolique avait une réalité, en ce sens que, vraiment, il y a eu une période de vie sur la terre (la première manifestation en formes humaines de la matière mentalisée) qui était encore en complète harmonie avec tout ce qui précédait, et c’est seulement plus tard...

Et le symbole de l’arbre de la connaissance, c’est cette espèce de connaissance qui n’est plus divine, n’est-ce pas; cette connaissance matérielle qui vient du sens de la division et qui a commencé à tout gâter. Combien de temps cette période a-t-elle duré ? Parce que mon souvenir aussi est comme d’une vie presque immortelle. Il semble que ce soit par une sorte d’accident de l’évolution que soit intervenue la nécessité de la désintégration des formes, pour le progrès. Donc je ne peux pas dire combien de temps cela a duré. Et où ? D’après certaines impressions (mais ce sont seulement des impressions), il semblerait que ce soit dans le voisinage de... je ne sais pas exactement si c’est de ce côté-ci de Ceylan et de l’Inde, ou de ce côté-là (Mère désigne l’océan Indien, soit à l’ouest de Ceylan et de l’Inde, soit à l’est entre Ceylan et Java), mais c’était certainement un endroit qui n’existe plus, qui a été probablement englouti par la mer. La vision de cet endroit et la conscience de cette vie et de ses formes, je l’ai très claire; mais des précisions matérielles, je ne peux pas les donner (à dire vrai, quand j’ai revécu ces moments-là, je n’ai pas eu la curiosité de voir ces details — on est dans un autre état d’esprit, n’est-ce pas, on n’a pas de curiosité pour ces précisions matérielles; tout se change en des données psychologiques), et c’était... c’était quelque chose de tellement simple, lumineux, harmonieux, hors de toutes les préoccupations que nous avons — justement hors de toutes ces préoccupations de temps, de lieu. C’était une vie spontanée, extrêmement belle, et si proche de la Nature! comme un épanouissement naturel de la vie animale, et il n’y avait pas d’oppositions ni de contradictions ni rien du tout — tout se passait le mieux du monde.

(silence)

J’ai eu d’une façon répétée, en des circonstances différentes, plusieurs fois, un même souvenir (ce n’était pas exactement la même scène et les mêmes images; ce n’était pas cela, parce que ce n’était pas quelque chose que je voyais — c’était une vie que j’avais). Pendant un certain temps, la nuit ou le jour, dans une certaine transe, je retrouvais une vie que j’ai vécue et j’avais la pleine conscience que c’était l’épanouissement de la forme humaine sur la terre — les premières formes humaines qui ont été capables d’incarner l’Être divin; n’est-ce pas, c’était cela : la première fois que j’avais pu me manifester dans une forme terrestre, dans une forme particulière, dans une forme individuelle (pas une vie générale mais une forme individuelle), c’est-à-dire la première fois que s’est faite la jonction entre l’Être d’en haut et l’être d’en bas, à l’aide de la mentalisation de cette substance matérielle. Ça, je l’ai vécu plusieurs fois, mais toujours dans un cadre analogue et avec un sentiment tout à fait analogue, d’une simplicité si joyeuse, sans complexité, sans problème, sans toutes ces questions, il n’y avait rien, absolument rien de tout cela ! C’était l’épanouissement d’une joie de vivre, pas autre chose que cela, dans un amour général, une harmonie générale — les fleurs, les minéraux, les animaux, tout s’entendait.

Ce n’est que longtemps après (mais ça, c’est une impression personnelle), longtemps après, que les choses se sont gâtées. Probablement parce que certaines cristallisations mentales ont été nécessaires, inévitables, pour l’évolution générale, pour que le mental puisse se préparer à passer à autre chose. C’est là que... pouah! il semble que c’est comme une chute dans un trou, dans une laideur, une obscurité; tout devient si sombre après cela, si laid, si difficile, si pénible — c’est vraiment... ça donne vraiment l’impression d’une chute.

(silence)

J’ai connu un occultiste qui disait que ce n’était pas... comment dire... inévitable. N’est-ce pas, dans la liberté totale de la manifestation, c’est cette séparation volontaire de l’Origine qui est la cause de tout le désordre. Mais comment expliquer ? Nos mots sont si pauvres qu’on ne peut pas dire ces choses. Nous pouvons dire que c’était « inévitable » puisque c’est arrivé; mais si l’on sort de la création, on peut concevoir (ou on aurait pu concevoir) une création où ce désordre ne se serait pas produit. Sri Aurobindo aussi disait à peu près la même chose, que c’était une sorte d’« accident », si l’on veut, mais un « accident » qui a permis une perfection beaucoup plus grande et beaucoup plus totale à la manifestation que s’il n’avait pas eu lieu — mais cela, c’est encore dans le domaine des spéculations, et des spéculations pour le moins inutiles. En tout cas, l’expérience, le sentiment, c’est cela : une... (Mère fait le geste d’une chute brutale) oh! tout d’un coup.

Pour la terre, probablement, ça s’est produit comme cela, tout d’un coup : une sorte d’ascension puis la chute — mais la terre, c’est une toute petite concentration. Universellement, c’est autre chose.

(silence)

Le souvenir de ce temps-là est donc conservé quelque part, dans la mémoire terrestre, dans cette région où sont inscrits tous les souvenirs de la terre, et ceux qui sont capables d’entrer en communication avec ce souvenir peuvent dire que le paradis terrestre existe encore quelque part. Mais je n’en sais rien, je ne vois pas.

Et l’histoire du serpent ? Pourquoi le serpent a-t-il cette réputation maléfique ?

Les chrétiens disent que c’est l’esprit du mal.

(silence)

Mais tout cela, ce sont des incompréhensions.

Cet occultiste dont j’ai parlé disait que la traduction vraie de l’histoire de la Bible (du paradis et du serpent), est que l’homme a voulu passer d’un état de divinité animale, comme les animaux, à l’état de divinité consciente par le développement mental (et c’est cela le symbole, quand on dit qu’ils ont mangé du fruit de l’arbre de la connaissance). Et ce serpent (il disait toujours que c’était un serpent irisé, c’est-à-dire qu’il avait toutes les couleurs du prisme), ce n’était pas du tout l’esprit du mal, c’était la force évolutive — la force, le pouvoir d’évolution — et que, naturellement, c’était le pouvoir d’évolution qui les avait fait goûter au fruit de la connaissance.

Et alors, selon lui, Jéhovah était le chef des asuras, le suprême asura — le dieu égoïste qui voulait tout dominer et que tout soit sous son contrôle — et du moment où il a pris la position de seigneur suprême par rapport à la réalisation terrestre, il ne lui a pas plu, naturellement, que l’homme fasse ce progrès mental qui lui donnerait une connaissance lui permettant de ne plus lui obéir! Ça l’a rendu furieux ! Parce que cela permettait à l’homme de devenir un dieu par le pouvoir d’évolution de la conscience. Et c’est pour cela qu’ils ont été chassés du paradis.

Il y a beaucoup de vérité là-dedans, beaucoup.

Et Sri Aurobindo était pleinement d’accord; il disait la même chose : c’est la puissance évolutive, mentale, qui a mené l’homme vers la connaissance, une connaissance qui était une connaissance de division. Et c’est un fait que l’homme est devenu conscient de lui-même avec le sens du Bien et du Mal. Mais naturellement, ça a tout gâté et il n’a pas pu rester; il a été chassé par sa conscience elle-même; il ne pouvait plus rester.

Mais est ce qu’ils ont été chassés par Jéhovah ou par leur propre conscience ?

Ce sont seulement deux façons différentes de dire la même chose.

Selon moi, toutes ces vieilles Écritures et ces vieilles traditions ont un contenu gradué (Mère fait un geste comme pour montrer des niveaux de comprehension); et suivant les époques, suivant les gens, suivant les nécessités, on a tiré de là et utilisé un symbole ou un autre. Mais il y a un moment, quand on dépasse toutes ces choses et qu’on les voit de ce que Sri Aurobindo appelle « l’autre hémisphère », où l’on se rend compte que ce sont seulement des manières de dire pour mettre en contact — une sorte de pont, de lien, entre la façon inférieure de voir et la façon supérieure de savoir.

Et les gens qui discutent et qui vous disent : « Ah, non! ça, c’est comme ça ; ça, c’est comme ça, » il y a un moment où cela paraît tellement drôle, tellement drôle! et rien que cela, cette réponse spontanée de tant de gens : « Oh! ça, c’est impossible », rien que ce mot-là est tellement comique! parce que le moindre, je peux même dire le plus élémentaire développement intellectuel vous fait savoir que vous ne pourriez même pas le penser si ce n’était pas possible!

(silence)

Oh! si l’on pouvait retrouver cela, mais comment ?

Au fond, ils ont abîmé la terre, ils l’ont abîmée — ils ont abîmé l’atmosphère, ils ont tout abîmé! Et alors il faut, pour que l’atmosphère redevienne ce qu’elle doit être, oh! il faut en faire du chemin! surtout du chemin psychologique. Mais même, même la structure de la matière (Mère palpe l’air autour d’elle), avec leurs bombes et leurs expériences, oh! ils ont fait un gâchis de tout ça !... ils ont vraiment fait un gâchis de la matière.

Probablement — non, pas probablement, il est tout à fait certain que c’était nécessaire pour la triturer, la baratter, la préparer pour qu’elle soit capable de recevoir ça, la nouvelle chose qui n’est pas encore manifestée.

Elle était très simple et très harmonieuse et très lumineuse — mais pas assez complexe. Et c’est cette complexité qui a tout gâté, mais qui amènera une réalisation infiniment plus consciente — infiniment. Et alors, quand la terre deviendra aussi harmonieuse, aussi simple, aussi lumineuse, aussi pure — simple, pure, purement divine — avec cette complexité, alors on pourra faire quelque chose.

(Au moment de partir, Mère aperçoit une fleur de canna d’un pourpre éclatant.)

Justement, il y avait beaucoup de fleurs comme cela dans ce paysage du paradis terrestre, rouges, si belles!

11 mars 1961

Aphorismes - 59

59 — L’un des grands réconforts de la religion est que parfois vous pouvez empoigner Dieu et lui donner une satisfaisante raclée. Les gens se moquent de la sottise des sauvages qui battent leur Dieu lorsque leurs prières ne sont pas exaucées ; mais ce sont les moqueurs qui sont sots et sauvages.

Comment peut-on donner à Dieu une satisfaisante raclée ?

La religion a toujours tendance à faire un Dieu à l’image de l’homme; une image magnifiée et agrandie, mais c’est toujours un Dieu, au fond, qui a des qualités humaines. Et c’est cela qui donne aux gens la possibilité de le traiter comme ils traiteraient un ennemi humain — dans certains pays, quand leur Dieu ne fait pas ce qu’ils veulent, ils le prennent et ils le jettent dans la rivière!

Mais ces « idoles » ne sont pas seulement des créations humaines, elles ont une existence en soi 26 ?

Quelle que soit l’image (ce que nous appelons dédaigneusement une « idole »), quelle que soit la forme extérieure de la divinité, même si, pour notre œil physique, elle a l’air laide ou banale ou affreuse, caricaturale, il y a toujours, dedans, la présence de la chose représentée. Et il y a toujours quelqu’un, que ce soit un prêtre ou un initié, ou un sâdhu, un sannyâsin, qui a le pouvoir et qui tire (généralement c’est la besogne des prêtres), qui tire la force, la présence dedans. Et c’est véritable : il est tout à fait réel que la force, la présence est là ; et c’est cela (ce n’est pas la forme de bois ou de pierre ou de métal) que les gens adorent, c’est cette présence.

Mais les gens d’Europe n’ont pas le sens intérieur, du tout. Pour eux, tout est comme une surface — même pas, une pellicule de surface — et il n’y a rien derrière, alors ils ne peuvent pas sentir. Pourtant, c’est un fait que la présence est là, c’est un fait absolument réel, je le garantis.

Beaucoup de gens disent que l’enseignement de Sri Aurobindo est une religion nouvelle. Est ce que toi, tu dirais que c’est une religion ?

Ceux qui le disent sont des sots qui ne savent même pas de quoi ils parlent. Il suffit de lire tout ce que Sri Aurobindo a écrit pour savoir qu’il est impossible de baser une religion sur son œuvre, puisque, pour chaque problème, chaque question, il présente tous les aspects en montrant la vérité contenue dans chaque façon de voir, et il explique que pour atteindre la Vérité, il faut effectuer une synthèse qui dépasse toutes les notions mentales et émerger dans une transcendance au-delà de la pensée.

La seconde partie de ta question n’a donc pas de sens. D’ailleurs, si tu avais lu ce qui a paru dans le dernier Bulletin 27 , tu n’aurais pas pu la poser.

Je répète que lorsque nous parlons de Sri Aurobindo, il ne peut être question d’enseignement ni même de révélation, mais d’une action du Suprême; sur cela, aucune religion ne peut être fondée.

Mais les hommes sont si fous qu’ils peuvent changer n’importe quoi en une religion, tant ils ont besoin d’un cadre fixe pour leur pensée étroite et leur action limitée. Ils ne se sentent en sécurité que lorsqu’ils peuvent affirmer : ceci est vrai et cela ne l’est pas; mais cette affirmation devient impossible à quiconque a lu et compris ce que Sri Aurobindo a écrit. La religion et le yoga ne sont pas situés sur le même plan de l’être, et la vie spirituelle ne peut exister dans toute sa pureté que si elle est libre de tout dogme mental.

6 avril 1961

Aphorismes - 60

60 — Le mortel n’existe pas. Seul l’immortel peut mourir ; le mortel ne peut ni naître ni périr.

Est ce qu’un être emporte ses expériences mentales, vi tales et physiques d’une vie à l’autre ?

Chaque cas est différent. Tout dépend du degré de développement de l’individu dans ses diverses parties et de la plus ou moins bonne organisation de ces parties autour du centre psychique. Plus l’être est organisé, plus il devient consciemment durable. On peut dire, d’une façon générale, que chacun apporte dans sa vie actuelle les conséquences de ses vies antérieures, sans, cependant, conserver le souvenir de ces vies. À part quelques très rares exceptions, c’est seulement lorsqu’on s’unit à son être psychique et que l’on devient pleinement conscient de lui, que l’on acquiert, en même temps, le souvenir des vies antérieures que le psychique conserve dans sa conscience.

Autrement, même chez les plus sensitifs, ces souvenirs sont fragmentaires, incertains et spasmodiques, le plus souvent très peu reconnaissables, et semblent n’être que des impressions indéfinissables. Pourtant, celui qui sait voir derrière les apparences pourra percevoir une sorte d’analogie dans l’enchaînement des circonstances de sa vie.

4 mai 1961

Aphorismes - 61

61 — Le fini n’existe pas. Seul l’Infini peut se donner à lui-même des limites. Le fini ne peut avoir ni commencement ni fin, car le fait même de concevoir un commencement et une fin est le signe de son infinitude.

Comment avoir l’expérience de l’Infini ?

La seule manière est de sortir de la conscience du fini.

C’est dans l’espoir d’y arriver que toutes les disciplines yoguiques ont été élaborées et entreprises, depuis les temps immémoriaux jusqu’à nos jours. Beaucoup a été écrit à ce sujet, peu a été fait; et ce n’est encore qu’un tout petit nombre d’individus qui ont réussi à s’évader du fini pour se plonger dans l’Infini.

Et pourtant, comme Sri Aurobindo l’a écrit, seul l’Infini existe; c’est le mensonge de notre perception superficielle qui nous fait croire à l’existence du fini.

20 mai 1961

Aphorismes - 62

62 — J’ai entendu un sot débiter avec autorité d’absolues sottises et me suis demandé ce que Dieu voulait dire par là ; puis j’ai réfléchi et j’ai vu un masque déformé de la vérité et de la sagesse.

Comment la sottise peut-elle être un masque déformé de la Vérité ?

C’est la définition même de la sottise que Sri Aurobindo donne ici.

Un masque, c’est quelque chose qui cache, qui rend invisible ce qu’il recouvre; et si ce masque est déformé, non seulement il rend invisible mais il change totalement la nature de ce qu’il cache. Ainsi, selon cette définition, la sottise est quelque chose qui voile et défigure, hors de toute récognition, la Vérité qui est à l’origine de toute chose.

Sri Aurobindo veut-il dire qu’il n’existe pas de men songe absolu ou de fausseté absolue 28 ?

Il ne peut pas y avoir de fausseté absolue. Pratiquement ce n’est pas possible, puisque le Divin est derrière toute chose.

C’est comme ceux qui demandent si certains éléments disparaîtront de l’univers. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire, la destruction d’un univers ? Si nous sortons de notre sottise, qu’est-ce qu’on peut appeler « destruction » ? C’est seulement la forme qui est détruite, l’apparence — ça, toutes les apparences sont détruites, l’une après l’autre. On dit aussi (c’est écrit partout, on dit beaucoup de choses) que, ou bien les forces adverses seront converties, c’est-à-dire qu’elles prendront conscience de la Divinité en elles et deviendront divines, ou elles seront détruites. Détruites, cela veut dire quoi ? Leur forme ? Leur forme de conscience peut être dissoute, mais le « quelque chose » qui fait qu’elles existent, que tout existe, comment cela pourrait-il être détruit ? L’univers est une objectivation, une prise de conscience objective de Ce qui est de toute éternité, alors ? Comment est-ce que le Tout peut cesser d’être ? Le Tout infini et éternel, c’est-à-dire qui n’a de limites d’aucune façon, qu’est-ce qui peut sortir de là ? Il n’y a nulle place où sortir! Sortir où ? Il n’y a que ça.

Et encore, quand nous disons « il n’y a que ça », nous le situons quelque part, ce qui est tout à fait idiot. Alors, qu’est-ce que l’on peut faire sortir de là ?

On peut concevoir qu’un certain univers soit projeté hors de la manifestation actuelle; on peut concevoir que des univers se soient succédé et que ce qui était dans les premiers univers ne soit plus dans les autres, c’est même évident. On peut concevoir que tout un ensemble de fausseté et de mensonge (qui, pour nous, maintenant, est fausseté et mensonge) n’appartienne plus au monde tel qu’il sera dans le déroulement; tout cela, on peut le comprendre, mais « détruire » ? — où est-ce que cela va pour être détruit ? Quand nous disons détruire, nous pensons seulement à la destruction d’une forme (ce peut être une forme de conscience ou une forme matérielle, mais c’est toujours une forme), mais ce qui est sans forme, comment pourrait-ce être détruit ?

Alors, parler d’un absolu mensonge qui disparaîtra, cela voudrait dire, simplement, que tout un ensemble de choses vivront éternellement dans le passé mais n’appartiendront pas aux manifestations à venir, c’est tout.

On ne peut pas sortir de ça, n’est-ce pas!

Mais elles resteront dans le passé ?

Il nous est dit qu’il existe un état de conscience (quand on monte au-dessus, quand on peut arriver à dépasser le côté Néant ou Nirvâna et le côté Existence — il y a le côté Nirvâna et le côté Existence, ce sont les deux aspects simultanés et complémentaires du Suprême) où tout est simultanément et éternellement; alors on peut concevoir (Dieu sait, peut-être est-ce encore une idiotie!), on peut concevoir qu’il y ait un ensemble de choses qui passent dans le Non-Être, et ce serait cela qui, pour notre conscience, serait la disparition ou la destruction.

Est-ce que c’est possible ? Je ne sais pas. Il faudrait demander au Seigneur. Mais généralement Il ne répond pas à ces questions, Il sourit!

Et il y a un moment où, vraiment, on ne peut plus rien dire; on a l’impression que tout ce que l’on dit, si ce n’est une ânerie absolue, ça frôle l’ânerie, et qu’en pratique il vaudrait mieux se taire. C’est cela la difficulté. Et dans certains de ces aphorismes, on sent que, tout d’un coup, il a attrapé quelque chose qui est au-delà, au-delà de tout ce qui peut se penser — alors qu’est-ce que l’on peut dire ?

(silence)

Naturellement, si l’on redescend ici, on peut — oh! on peut dire beaucoup de choses!

Si l’on veut plaisanter (on peut toujours plaisanter, mais les gens prennent si sérieusement vos plaisanteries que cela vous fait hésiter), on peut très bien dire, sans être tout à fait dans l’erreur, que l’on apprend quelquefois beaucoup plus à écouter un fou ou un sot qu’à écouter un homme raisonnable, j’en suis convaincue. Il n’y a rien de plus desséchant que les gens raisonnables.

27 juin 1961

Aphorismes - 63, 64, 65

63 — Dieu est grand, disent les musulmans. Certes, Il est si grand qu’Il peut se permettre d’être faible, chaque fois que cela aussi est nécessaire.

64 — Dieu échoue souvent dans Ses œuvres ; c’est le signe de Sa divinité sans limite.

65 — Parce que Dieu est invinciblement grand, Il peut se permettre d’être faible ; parce qu’Il est immuablement pur, Il peut impunément s’adonner au péché ; Il connaît éternellement toutes les félicités, c’est pourquoi Il goûte aussi la félicité de la douleur ; Il est inaliénablement sage, c’est pourquoi Il ne s’est pas interdit la folie.

Pourquoi Dieu a-t-il besoin d’être faible ?

Sri Aurobindo ne dit pas que Dieu a besoin de la faiblesse. Il dit que dans un ensemble donné, pour la perfection du jeu des forces, un moment de faiblesse peut être nécessaire aussi bien qu’un déploiement de force. Et il ajoute, tant soit peu ironiquement : puisque Dieu est force toute-puissante, Il peut se permettre d’être en même temps faiblesse, si c’est nécessaire.

Ceci pour élargir le point de vue de certains moralistes qui assignent à Dieu des qualités précises et ne lui permettent pas d’être autrement.

La force telle que nous la voyons et la faiblesse telle que nous la voyons, sont, toutes deux également, l’expression déformée de la Vérité divine, qui est présente, cachée, derrière toutes les manifestations physiques.

Est ce qu’il arrive vraiment que Dieu échoue ou que Dieu soit faible ? Ou est ce simplement un jeu 29 ?

Ce n’est pas comme cela ! C’est justement cela, la déformation de l’attitude occidentale par opposition à l’attitude de la Gîtâ. Il est extrêmement difficile pour l’esprit occidental de comprendre d’une façon vivante et concrète que tout est le Divin.

Les gens sont tellement imprégnés de l’idée chrétienne d’un « Dieu créateur » — la création d’un côté et Dieu de l’autre! Quand on réfléchit, on rejette cela, mais c’est entré dans la sensation, dans le sentiment; et alors, spontanément, instinctivement, presque subconsciemment, on prête à Dieu tout ce que l’on considère comme ce qu’il y a de meilleur, de plus beau ; et surtout, tout ce que l’on veut atteindre, réaliser. Naturellement, chacun suivant sa propre conscience change le contenu de son Dieu, mais c’est toujours ce qu’il considère comme ce qu’il y a de mieux. Et c’est pourquoi aussi, instinctivement et spontanément, subconsciemment, on est choqué par l’idée que Dieu puisse être les choses que l’on n’aime pas ou que l’on n’approuve pas ou qui ne nous paraissent pas les meilleures.

Je dis cela d’une façon un peu enfantine, exprès, pour que l’on comprenne bien. Mais c’est cela — j’en suis sûre, parce que je l’ai observé en moi-même pendant très longtemps, à cause de la formation subconsciente de l’enfance, du milieu, de l’éducation, etc. Il faut arriver à pousser au-dedans de ce corps la conscience de l’Unité, de l’absolue exclusive unité du Divin — exclusive en ce sens que rien n’existe que dans cette Unité, même les choses qui nous paraissent les plus repoussantes.

Et c’est contre cela que lutte Sri Aurobindo, parce que, lui aussi, il a eu cette éducation chrétienne, lui aussi a dû lutter; et ces aphorismes sont le résultat — comme l’épanouissement en fleur — de cette nécessité de lutter contre une formation subconsciente. Parce que c’est cela qui vous fait poser ces questions : « Comment est-ce que Dieu peut être faible ? Comment est-ce que Dieu peut être sot ? Comment... » Mais il n’y a rien d’autre que Dieu! Rien n’existe que Lui, il n’y a rien en dehors de Lui. Et simplement, si quelque chose nous paraît vilain, c’est parce que, Lui, ne veut plus que ce soit — Il est en train de préparer le monde pour que ce ne soit plus manifesté, que la manifestation passe de cet état à quelque chose d’autre; et alors, tout ce qui va sortir de la manifestation active, naturellement, au-dedans de nous, nous le repoussons avec violence, il y a un mouvement de rejet.

Mais c’est Lui. Il n’y a pas autre chose que Lui! C’est cela qu’il faudrait se répéter du matin au soir, du soir au matin, parce qu’on l’oublie toutes les minutes.

Il n’y a que Lui, il n’y a pas autre chose que Lui — rien n’existe que Lui, il n’y a pas d’existence sans Lui, il n’y a que Lui!

Alors, poser une question comme cela, c’est encore avoir le réflexe de ceux qui font une distinction entre ce qui est Divin et ce qui n’est pas Divin, ou plutôt entre ce qui est Dieu et ce qui n’est pas Dieu. « Comment est-ce qu’Il peut être faible ? » C’est une question que je ne peux pas poser.

Je comprends, mais on parle de la lîlâ, du jeu divin, c’est donc qu’Il est, en quelque sorte, en arrière, qu’Il n’est pas vraiment tout à fait « dans le coup », comme on dit, qu’Il n’est pas vraiment, absolument dans le jeu.

Si, si, Il l’est! Il l’est totalement. Le jeu, c’est Lui-même.

On parle de Dieu, mais il faudrait se souvenir qu’il y a tous ces grades de conscience; et quand nous parlons de Dieu et de Son jeu, nous voulons dire Dieu dans Son état transcendant, en dehors de tous les degrés de matière, et quand nous parlons du jeu, nous parlons de Dieu dans Son état matériel. Alors nous disons : Dieu transcendant est en train de regarder et de jouer — en Lui-même, par Lui-même, avec Lui-même — Son jeu matériel.

Mais tout, tout le langage est un langage d’ignorance. Toute la façon de s’exprimer, tout ce que l’on dit et la façon dont on le dit, est nécessairement de l’ignorance. Et c’est pour cela qu’il est si difficile d’exprimer quelque chose qui soit concrètement vrai; cela demanderait des explications qui, elles-mêmes, seraient pleines de fausseté, naturellement, ou qui seraient extrêmement longues. C’est pourquoi, quelquefois, les phrases de Sri Aurobindo sont très longues; justement parce qu’il veut essayer de sortir de ce langage ignorant.

C’est la façon même de penser qui est fausse. Tous les croyants, les fidèles (ceux d’Occident en particulier), quand ils parlent de Dieu, ils pensent que c’est « autre chose », ils pensent qu’Il ne peut pas être faible, laid, imparfait — ils pensent faux, ils divisent, ils séparent. Et c’est une pensée subconsciente, une pensée qui ne se réfléchit pas : on a l’habitude de penser comme cela, instinctivement, et on ne se regarde pas penser. Par exemple, quand on parle de « perfection » d’une façon générale, justement on voit, ou on sent, ou on postule l’ensemble de tout ce que l’on considère comme vertueux, divin, beau, admirable — mais ce n’est pas cela du tout! La perfection, c’est quelque chose où il ne manque rien. La perfection divine, c’est le Divin tout entier, dans lequel il ne manque rien. La perfection divine, c’est l’ensemble du Divin, duquel on n’a soustrait aucune chose — alors c’est juste l’opposé! Pour les moralistes, la perfection divine, ce sont toutes les vertus qu’ils représentent.

Au point de vue véritable, la perfection c’est le tout (Mère fait un geste global), et justement, c’est le fait que rien ne peut être en dehors de ce tout. Il est impossible que quelque chose manque, parce qu’il est impossible qu’il y ait quoi que ce soit qui ne fasse pas partie de ce tout. Rien ne peut être qui ne soit dans ce tout. Je m’explique : dans un univers donné, il se peut qu’il n’y ait pas tout, parce qu’un univers est un mode de manifestation, mais il y a tous les univers possibles. J’en reviens donc toujours à la même chose : il ne peut rien y avoir qui ne fasse partie de ce tout.

Et par conséquent, on peut dire que chaque chose est à sa place, exactement ce qu’elle doit être, et que les rapports entre les choses sont exactement ce qu’ils doivent être.

Mais la perfection est seulement une façon spéciale d’aborder le Divin, c’est un côté, et il y a comme cela d’innombrables côtés, ou angles, ou aspects — d’innombrables modes d’approche du Divin; par exemple : volonté, vérité, pureté, perfection, unité, immortalité, éternité, infinité, silence, paix, existence, conscience, etc., le nombre des approches est presque indéfini; avec chacune on aborde, ou on approche, ou on entre en contact avec le Divin par un côté, et quand on le fait vraiment, on s’aperçoit que c’est seulement dans la forme la plus extérieure que cela diffère, mais le contact est identique. C’est comme si l’on tournait autour d’un centre, d’un globe, et qu’on le voie sous toutes sortes d’aspects, comme un kaléidoscope, mais dès que le contact est établi, c’est pareil.

La perfection est donc une façon globale d’aborder le Divin : tout y est et tout est comme ce doit être — « doit être », c’està-dire expression parfaite du Divin; on ne peut même pas dire de Sa volonté, parce que si l’on dit « Sa volonté », c’est encore quelque chose qui sort de Lui.

On peut dire aussi (mais c’est très, très en dessous) : Il est ce qu’Il est et exactement comme Il veut être — avec le « exactement comme Il veut être », on est descendu d’un nombre considérable de marches! mais c’est pour donner cet angle de perfection.

En outre, la perfection divine implique l’infini et l’éternité, c’est-à-dire que tout coexiste hors du temps et de l’espace.

C’est comme le mot « pureté », on pourrait faire des discours interminables sur la différence entre la pureté divine et ce que les gens appellent « pureté ». La pureté divine, c’est, tout en bas, de n’admettre qu’une influence : l’influence divine — tout en bas. Mais déjà cela, c’est terriblement déformé. La pureté divine, c’est : il n’y a que le Divin, pas autre chose — c’est parfaitement pur, il n’y a que le Divin, il n’y a rien d’autre que Lui.

Et ainsi de suite.

7 juillet 1961

Aphorismes - 66

66 — Le péché est ce qui, en un temps, fut à sa place mais qui, parce qu’il persiste maintenant, ne l’est plus. Il n’est pas d’autre péché.

Est ce que la cruauté, par exemple, a jamais été « à sa place » 30 ?

Justement, ta question m’est venue à la vision, parce que je reçois toutes les questions des gens.

Tuer par cruauté ? Faire souffrir par cruauté ? Mais c’est tout de même une expression du Divin, nous en revenons toujours à la même chose; mais une expression déformée dans son apparence. Peux-tu me dire ce qu’il y a derrière ?

La cruauté était l’une des choses qui répugnaient le plus à Sri Aurobindo, mais il disait toujours que c’est la déformation d’une intensité; on pourrait presque dire la déformation d’une intensité d’amour, quelque chose qui ne se satisfait pas d’un moyen terme, qui veut les extrêmes, et c’est légitime.

J’avais toujours su que la cruauté, comme le sadisme, est un besoin de sensation violente, extrêmement forte, pour traverser une couche épaisse de tamas 31 qui ne sent rien — il faut un extrême pour que le tamas puisse sentir. C’est peut-être dans cette direction-là que l’on trouverait l’explication.

Mais, à l’origine, il y a toujours le problème qui n’a jamais été résolu : « Pourquoi est-ce devenu comme cela ? Pourquoi cette déformation ? Pourquoi tout cela a-t-il été perverti ? » Il y a des choses très belles derrière, très intenses, infiniment plus puissantes que ce que nous pouvons même supporter, nous, des choses merveilleuses; mais pourquoi tout cela, ici, est-il devenu si affreux ? C’est cela qui s’est présenté à moi immédiatement, quand j’ai lu cet aphorisme.

La notion de péché est quelque chose que je ne comprends pas, que je n’ai jamais comprise; le péché originel m’a paru l’une des idées les plus monstrueuses que les hommes aient jamais pu avoir — le péché et moi, cela ne va pas ensemble! Alors, naturellement, je suis pleinement d’accord avec Sri Aurobindo, qu’il n’y a pas de péché, c’est entendu, mais...

Certaines choses, comme la cruauté, pourraient être appelées « péchés », mais je ne vois que cette explication : c’est la déformation du goût ou du besoin d’une sensation extrêmement forte. J’ai noté, chez les gens cruels, que c’est à ce moment-là qu’ils ont un Ânanda ; ils y trouvent une joie intense, par conséquent c’est la légitimation ; seulement c’est dans un tel état de déformation que c’est répugnant.

Quant à l’idée que les choses ne sont pas à leur place, j’ai compris cela même quand j’étais petite. C’est plus tard que j’ai eu l’explication, avec celui qui m’a enseigné l’occultisme, parce que, dans son système cosmogonique, il avait expliqué les pralayas 32 successifs des différents univers, en disant qu’à chaque univers, c’était un aspect du Suprême qui se manifestait, que chaque univers était bâti sur un aspect du Suprême, et que, l’un après l’autre, ils étaient retournés dans le Suprême (il énumérait tous les aspects qui s’étaient successivement manifestés, et avec une logique! c’était extraordinaire — j’ai gardé cela quelque part, je ne sais plus où). Et il disait que cette foisci, c’était... je ne me souviens plus exactement non plus du chiffre dans la succession, mais ce devait être l’univers qui ne serait plus retiré, qui suivrait une progression de devenir pour ainsi dire indéfinie; et cet univers-ci, c’était l’équilibre (pas un équilibre statique mais un équilibre progressif), c’est-àdire chaque chose à sa place, exactement — chaque vibration, chaque mouvement à sa place; et plus on descend, chaque forme, chaque activité, chaque chose exactement à sa place par rapport au tout.

Cela m’a beaucoup intéressée, parce que plus tard Sri Aurobindo a dit la même chose, qu’il n’y a rien qui soit mauvais : simplement les choses ne sont pas à leur place — leur place, pas seulement dans l’espace mais dans le temps; leur place dans l’univers, à commencer par les mondes, les étoiles, etc. ; et chaque chose exactement à sa place. Et alors, quand chaque chose sera exactement à sa place, depuis la plus formidable jusqu’à la plus microscopique, le tout exprimera le Suprême, progressivement, sans avoir besoin d’être retiré pour être émané à nouveau. Et Sri Aurobindo basait là-dessus le fait que c’est dans cette création-ci, dans cet univers-ci, que la perfection d’un monde divin pourra être manifestée, ce que Sri Aurobindo appelle le Supramental. L’équilibre est la loi essentielle de cette création et c’est pour cela qu’une perfection pourra se réaliser dans la manifestation.

Dans cet ordre d’idées, quelles sont les toutes premières choses que la force supramentale va vouloir déloger, ou qu’elle essaie de déloger, afin que tout soit à sa place, individuellement et cosmiquement ?

Déloger ? Est-ce qu’elle « délogera » quelque chose ? Si nous acceptons l’idée de Sri Aurobindo, elle mettra chaque chose à sa place, c’est tout.

Il y a une chose qui, nécessairement, devra cesser, c’est la déformation, c’est-à-dire le voile de Mensonge sur la Vérité, parce que c’est cela qui est responsable de tout ce que nous voyons ici. Si on enlève cela, les choses seront tout à fait différentes, tout à fait; elles seront comme nous les sentons, nous, quand nous sortons de cette conscience-là. Quand on sort de cette conscience et que l’on entre dans la Conscience de Vérité, c’est au point que l’on est étonné qu’il puisse y avoir quelque chose comme la souffrance et la misère, et la mort, et tout cela; il y a une sorte d’étonnement, en ce sens que l’on ne comprend pas comment ça peut se produire — quand on a vraiment basculé de l’autre côté. Mais cette expérience-là est d’habitude associée à l’expérience de l’irréalité du monde tel que nous le connaissons, tandis que Sri Aurobindo dit que cette perception de l’irréalité du monde n’est pas nécessaire pour vivre dans la conscience supramentale — c’est seulement l’irréalité du Mensonge, pas l’irréalité du monde. C’est-à-dire que le monde a une réalité en soi, indépendante du Mensonge.

Je suppose que c’est cela le premier effet du Supramental — premier effet dans l’individu, parce que cela commencera d’abord par l’individu.

8 juillet 1961

Aphorismes - 67, 68

67 — Il n’y a pas de péché dans l’homme, mais bon nombre de maladies, une grande ignorance et un mauvais usage de ses possibilités.

68 — Le sens du péché était nécessaire pour que l’homme puisse se dégoûter de ses propres imperfections. C’est le correctif que Dieu apportait à l’égoïsme. Mais l’égoïsme de l’homme déjoue les stratagèmes de Dieu, parce que l’homme s’intéresse médiocrement à ses propres péchés, tandis qu’il observe avec zèle les péchés des autres.

À quelle période de son développement l’homme pourrat-il se débarrasser de l’égoïsme ?

Quand l’égoïsme ne sera plus nécessaire pour faire de l’homme une individualité consciente.

27 juillet 1961

Jnâna (La Connaissance): Commentaires Troisième Période (1962-1966)




Aphorismes - 69

69 — Le péché et la vertu sont un jeu de résistance que nous jouons avec Dieu tandis qu’Il fait effort pour nous tirer vers la perfection. Le sens de la vertu nous aide à chérir en secret nos péchés.

Ces aphorismes 33 disent bien la futilité de nos idées de péché et de vertu. Tu avais dit aussi, à la suite de ton expérience du 3 février 1958 34 : « J’ai vu que ce qui aide les gens à devenir supramentaux, ou les en empêche, est très différent de ce qu’imaginent nos notions morales habituelles. » Et tu disais encore : « Ce qui est très évident, c’est que notre appréciation de ce qui est divin ou non divin n’est pas correcte... J’avais alors l’impression... que la relation entre ce monde-ci et l’autre changeait complètement le point de vue d’après lequel les choses doivent être évaluées ou appré ciées. Ce point de vue n’avait rien de mental et il donnait un sentiment intérieur étrange que quantités de choses que nous considérons comme bonnes ou mauvaises ne le sont pas réellement. Il était très clair que tout dépendait de la capacité des choses, de leur aptitude à traduire le monde supramental ou à être en relation avec lui. »

À quoi ressemble ce « point de vue » supramental ? En quoi consiste cette « capacité » ou cette « aptitude » à traduire le monde supramental ou à être en relation avec lui ?

J’ai déjà parlé de cela, un peu, à propos de cette histoire du cerf qui passe dans la forêt 35 . Là, il y avait une indication.

Deux signes irréfutables prouvent que l’on est en relation avec le supramental :

1) une égalité parfaite et constante.

2) une certitude absolue dans la connaissance.

Pour être parfaite, l’égalité doit être invariable et spontanée, sans effort, à l’égard de toutes les circonstances, tous les événements, tous les contacts, matériels ou psychologiques, quels que soient leur caractère et le choc qu’ils donnent.

La certitude absolue et indiscutable d’une connaissance infaillible par identité.

(Bulletin d’avril 1961, p.22.)

Puis je me suis remise en contact avec cette expérience du bateau supramental. Ma vision des choses n’a pas changé depuis ce moment-là. Et je me suis aperçue que cette expérience avait eu une action décisive dans la position; elle a établi d’une façon absolument claire, précise, définitive, les conditions requises.

Une fois pour toutes, cela a balayé non seulement toutes les notions de moralité ordinaire, mais tout ce que l’on considère, ici dans l’Inde, comme nécessaire à la vie spirituelle. À ce point de vue, c’était très instructif. Et d’abord, cette espèce de soi-disant pureté ascétique. La pureté ascétique, c’est tout simplement le rejet de tous les mouvements du vital — au lieu de prendre ces mouvements et de les tourner vers le Divin, c’est-à-dire de voir en eux la Présence suprême et, justement, de laisser le Suprême y agir librement, on Lui dit : « Non, cela ne Te regarde pas. » Il n’a pas le droit d’entrer là-dedans.

Le physique, c’est une vieille affaire, on le sait, depuis toujours les ascètes l’ont rejeté, mais on y ajoutait le vital. Il n’y avait que les choses classiquement reconnues comme sacrées ou admises par la tradition religieuse, comme, par exemple, la sainteté du mariage et les choses de ce genre, que l’on acceptait, mais la vie libre, oh-là ! c’était incompatible avec toute vie religieuse.

Alors, tout cela a été complètement balayé, une fois pour toutes.

Ce n’est pas pour dire que ce qui est demandé est plus facile.

C’est probablement beaucoup plus difficile.

D’abord, au point de vue psychologique, il faut la condition dont j’ai parlé dans cette histoire du cerf : c’est l’égalité parfaite. C’est une condition absolue. Et j’ai observé depuis 1956, pendant des années, qu’aucune vibration supramentale ne se transmet, excepté dans cette égalité parfaite. S’il y a la moindre contradiction de cette égalité — en fait, le moindre mouvement d’ego, de la préférence de l’ego —, ça ne passe pas, ça ne se transmet pas. Ce qui fait déjà une assez grosse difficulté.

En plus de cela, il y a deux conditions pour que la réalisation puisse être totale, et elles ne sont pas faciles. Ce n’est pas très difficile sur le plan intellectuel (je ne parle pas ici de n’importe qui, je parle de ceux qui ont fait un yoga et qui ont suivi une discipline), c’est relativement facile; sur le plan psychologique aussi, si l’on y associe cette égalité, ce n’est pas très difficile. Mais dès que l’on arrive au plan matériel, c’est-à-dire physique, puis corporel, ce n’est pas facile. Les deux conditions sont cellesci : d’abord un pouvoir d’expansion, d’élargissement pour ainsi dire indéfini, de sorte qu’on puisse s’élargir à la dimension de la conscience supramentale, qui est totale. La conscience supramentale, c’est celle du Suprême dans Sa totalité — quand je dis « Sa totalité », je veux dire le Suprême sous Son aspect de Manifestation. Naturellement, au point de vue supérieur, de l’essence (l’essence de ce qui devient le Supramental dans la Manifestation), il faut une capacité d’identification totale avec le Suprême, non seulement sous Son aspect de Manifestation mais sous Son aspect statique ou nirvânique, en dehors de la Manifestation — le Non-Être. Mais en plus de cela, il faut être capable de s’identifier au Suprême dans le Devenir. Et ceci implique deux choses : d’abord un élargissement, au moins indéfini, comme je l’ai dit, et, en même temps, une plasticité totale afin de pouvoir suivre le Suprême dans Son Devenir — ce n’est pas à un moment donné qu’il faut être aussi vaste que l’univers, c’est indéfiniment dans le Devenir. Ce sont les deux conditions. Il faut qu’elles soient là, potentielles.

Tant qu’il n’est pas question de transformation physique, le point de vue psychologique et, en grande partie, subjectif, est suffisant. Et c’est relativement facile. Mais quand il s’agit d’incorporer dans le travail la Matière telle qu’elle est dans ce monde, où le point de départ lui-même est faux — nous partons de l’Inconscience et de l’Ignorance —, alors c’est très difficile. Parce que, justement, cette Matière, afin d’arriver à l’individualisation nécessaire pour retrouver la Conscience perdue, elle a été faite avec une certaine fixité, indispensable pour faire durer la forme et pour garder, précisément, cette possibilité d’individualité. Et c’est cela le principal obstacle à cet élargissement et à cette plasticité, à cette souplesse nécessaires pour être capable de recevoir le Supramental. Je me trouve constamment devant ce problème, qui est un problème tout à fait concret, absolument matériel, quand on a affaire à ces cellules et qu’il faut qu’elles restent des cellules, qu’elles ne se vaporisent pas dans une réalité qui n’est plus physique. Et en même temps, qu’elles aient cette souplesse, ce manque de fixité, qui fait qu’elles peuvent s’élargir indéfiniment.

(silence)

L’expérience du bateau se passait dans le physique subtil. Et les gens qui avaient des taches et qu’on était obligé de reprendre, étaient toujours ceux qui manquaient de la souplesse nécessaire pour les deux mouvements. Mais il s’agissait surtout du mouvement d’élargissement, plus que du mouvement de progression pour suivre le Devenir — ça, ça paraissait être une préoccupation ultérieure, pour ceux qui étaient débarqués, après le débarquement. Mais la préparation sur le bateau, c’était cette capacité d’élargissement.

Il y avait une chose aussi, dont je n’ai pas parlé quand j’ai raconté l’expérience : le bateau n’avait pas de machines. Tout, tout était mis en mouvement par la volonté — les individus et les choses (le costume même des gens était un effet de leur volonté). Et cela donnait à toutes ces choses et aux formes des individus une grande souplesse; parce qu’on était conscient de cette volonté — qui n’est pas une volonté mentale, qui est une volonté du Soi, ou une volonté spirituelle pourraiton dire, une volonté de l’âme si l’on donne au mot âme ce sens-là. Mais c’est une chose dont on peut faire l’expérience ici quand on agit avec une spontanéité absolue, c’est-à-dire quand l’action — comme la parole et le mouvement — n’est pas déterminée par le mental, même pas (je ne parle pas de la pensée et de l’intellect), mais même pas par le mental qui nous fait mouvoir généralement. Généralement, au moment où nous faisons une chose, nous percevons en nous la volonté de faire cette chose (quand on est conscient et que l’on se regarde faire, on voit cela ; il y a toujours — ce peut être très prompt — la volonté de faire), c’est l’intervention du mental, l’intervention habituelle, l’ordre dans lequel les choses se passent. Tandis que l’action supramentale est décidée en sautant par-dessus le mental ; passer par lui n’est pas nécessaire, c’est direct. Quelque chose entre en contact direct avec les centres vitaux et les fait agir, sans passer par la pensée — mais en toute conscience. La conscience ne fonctionne pas dans l’ordre habituel, elle fonctionne directement du centre de volonté spirituelle à la Matière.

Et tant que l’on peut garder cette immobilité absolue du mental, l’inspiration est absolument pure — elle vient pure. Quand on peut attraper cela et le garder en parlant, ce qui vient aussi n’est pas mélangé, ça reste pur.

C’est un fonctionnement extrêmement délicat, probablement parce qu’il n’est pas accoutumé — un tout petit mouvement, une toute petite vibration mentale dérange tout. Mais tant que cela dure, c’est parfaitement pur. Et c’est cela qui doit être l’état constant d’une vie supramentalisée. La volonté spirituelle mentalisée ne doit plus intervenir — parce qu’on peut très bien avoir une volonté spirituelle, on peut vivre constamment en exprimant la volonté spirituelle (c’est ce qui arrive à tous ceux qui sentent qu’ils sont dirigés par le Divin en eux), mais ça passe par une transcription mentale. Eh bien, tant que c’est cela, ce n’est pas la vie supramentale. La vie supramentale ne passe plus par le mental. Le mental est une zone immobile de transmission. Un tout petit déclic suffit à déranger.

(silence)

On peut dire que l’état constant, nécessaire, pour que le Supramental puisse s’exprimer à travers une conscience terrestre, c’est l’égalité parfaite, qui provient de l’identification spirituelle avec le Suprême : tout devient le Suprême dans une égalité parfaite. Et automatique — pas une égalité qu’on obtient par la volonté consciente, par l’effort intellectuel, par une compréhension qui précède l’état; ce n’est pas cela. Il faut que ce soit spontané et automatique, que la façon de répondre à tout ce qui vient du dehors ne soit plus comme si l’on répondait à quelque chose qui vient du dehors. Il faut que cette espèce de réflexion et de réponse soient remplacées par un état de perception constant et, je ne peux pas dire identique, parce que chaque chose appelle nécessairement sa réponse spéciale, mais libre de tout rebondissement, si l’on peut dire. C’est la différence qu’il y a entre quelque chose qui vient du dehors et qui vous frappe, et à quoi vous répondez, et quelque chose qui circule et qui, tout naturellement, entraîne les vibrations nécessaires à l’action générale. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre... C’est la différence entre un mouvement vibratoire qui circule dans un champ d’action identique, et un mouvement qui vient de quelque chose en dehors et qui touche du dehors, et qui obtient une réponse (ça, c’est l’état habituel de la conscience humaine). Tandis que, quand la conscience est identifiée au Suprême, les mouvements sont pour ainsi dire intérieurs, en ce sens qu’il n’y a rien qui vienne du dehors : ce sont seulement des choses qui circulent et qui, naturellement, dans leur circulation, entraînent certaines vibrations par similitude et par nécessité, ou changent les vibrations dans le milieu circulatoire.

C’est une chose qui m’est très familière, parce que c’est mon état actuel constant — je n’ai jamais l’impression de choses qui viennent du dehors et qui cognent, mais j’ai l’impression de mouvements intérieurs, multiples, quelquefois contradictoires, et d’une circulation constante entraînant les changements intérieurs nécessaires au mouvement.

Ça, c’est la base indispensable.

L’élargissement suit presque automatiquement, avec des nécessités d’ajustement dans le corps lui-même, qui sont difficiles à résoudre. C’est un problème dans lequel je suis encore complètement plongée.

Puis cette souplesse pour suivre le mouvement du Devenir. La souplesse, c’est-à-dire une capacité de se décristalliser — toute, toute la période de la vie qui consiste à s’individualiser est une période de cristallisation consciente et volontaire qui, après, doit être défaite. Pour être un être conscient et individuel, c’est une cristallisation constante — constante — et volontaire, de toutes choses; et après, il faut faire le mouvement contraire, constamment, et aussi, encore plus, volontairement. Et en même temps, il ne faut pas perdre le bénéfice, dans la conscience, de ce que l’on a acquis par l’individualisation.

Il faut dire que c’est difficile.

Au point de vue de la pensée, c’est élémentaire, très facile. Et même au point de vue des sentiments, ce n’est pas difficile : que le cœur, c’est-à-dire l’être affectif, s’élargisse à la dimension du Suprême, c’est relativement facile. Mais ce corps! c’est très difficile — très difficile sans qu’il perde... comment dire... son centre de coagulation, qu’il ne se dissolve pas dans la masse environnante. Et encore, si l’on était dans un lieu de la nature, avec des montagnes, des forêts, des rivières, et puis beaucoup de beauté naturelle, beaucoup d’espace, ce serait plutôt agréable! Mais on ne peut pas faire un pas, matériellement, hors de son corps, sans rencontrer des choses pénibles — il arrive quelquefois que l’on entre en contact avec une substance qui est plaisante, qui est harmonieuse, chaleureuse, qui vibre d’une lumière supérieure. Mais c’est rare. Oui, les fleurs, quelquefois les fleurs — quelquefois, pas toujours. Mais ce monde matériel, oh!... on est cogné partout — griffé, griffé, écorché, cogné par toutes sortes de choses qui ne s’épanouissent pas — oh, comme c’est difficile! Comme la vie humaine n’est pas épanouie! recroquevillée, durcie, sans lumière, sans chaleur — et je ne parle pas de joie.

Tandis que, parfois, quand on voit de l’eau qui coule, ou un rayon de soleil dans les arbres, oh! ça chante — des cellules qui chantent, qui sont contentes.

Mais si la difficulté de la transformation physique est si grande, est ce qu’il n’y aurait pas avantage à agir occul tement et à matérialiser quelque chose, à créer un corps nouveau par des procédés occultes ?

L’idée, c’est qu’il faudrait d’abord que des êtres soient arrivés jusqu’à une certaine réalisation ici, dans le monde physique, qui leur donnerait le pouvoir de matérialiser un être supramental.

Je t’ai raconté que j’avais revêtu d’un corps un être du vital, mais je n’aurais jamais pu — il aurait été impossible de rendre ce corps matériel : il manque quelque chose, il manque quelque chose. Même si on le rendait visible, probablement on ne pourrait pas le garder permanent — à la moindre occasion il se dématérialiserait. C’est cette permanence que l’on ne peut pas obtenir.

Nous avions discuté de cela avec Sri Aurobindo (discuter, c’est une façon de parler), nous en avions parlé, et il voyait la chose comme moi, c’est-à-dire qu’il y a un pouvoir qu’on n’a pas, un pouvoir de fixer la forme ici, sur la Terre. Même ceux qui ont des capacités de matérialisation, ça ne reste pas — ça ne peut pas, ça ne peut pas rester, ça n’a pas la vertu des choses physiques.

Et alors, on ne pourrait pas assurer la continuité de la création sans quelque chose qui possède cela.

Tout le processus occulte, je le connaissais en détail, mais je n’aurais jamais pu le rendre plus matériel, même si j’avais essayé — visible oui, mais impermanent, pas capable de progression.

12 janvier 1962

Aphorismes - 70

70 — Examine-toi sans pitié, alors tu seras plus charitable et plus compatissant pour les autres.

Très bien!

C’est très bien, très bon pour tout le monde, surtout pour les gens qui se croient très supérieurs.

Mais vraiment, cela correspond à quelque chose de très profond.

Justement, c’est une expérience que j’ai depuis quelque temps. C’est presque comme un renversement d’attitude.

Au fond, les hommes se sont toujours pris pour des espèces de victimes harcelées par les forces adverses; et ceux qui sont courageux se battent, les autres se lamentent. Mais de plus en plus, j’ai une vision très concrète du rôle que jouent les forces adverses dans la création, de leur nécessité pour ainsi dire absolue, pour qu’il puisse y avoir progrès et que la création redevienne son Origine. Et la vision si claire qu’au lieu de demander la conversion ou l’abolition des forces adverses, c’est sa propre transformation qu’il faut accomplir, pour laquelle il faut prier, qu’il faut effectuer. Ceci, au point de vue terrestre, je ne me place pas au point de vue individuel — le point de vue individuel, on le sait —, c’est au point de vue terrestre. Et c’était la vision, tout d’un coup, de toutes les erreurs, de toutes les incompréhensions, de toutes les ignorances, de toutes les obscurités, et, pire que cela, de toutes les mauvaises volontés de la conscience terrestre, qui se sont senties responsables de la prolongation de ces êtres et de ces forces adverses, et qui les ont offerts dans une grande aspiration — plus qu’une aspiration, une sorte d’holocauste — pour que les forces adverses puissent disparaître, qu’elles n’aient plus de raison d’être, qu’elles ne soient plus là comme des indicatrices de tout ce qui doit changer.

Elles étaient rendues obligatoires par toutes ces choses qui étaient des négations de la vie divine; et ce mouvement d’offrande de la conscience terrestre au Suprême, avec une intensité extraordinaire, était comme un rachat, pour que les forces adverses puissent disparaître.

C’était une expérience très intense qui se traduisait comme cela : « Prends toutes les fautes que j’ai commises, prends toutes ces fautes, accepte-les, efface-les, pour que ces forces puissent disparaître. »

Cet aphorisme, c’est ça à l’autre bout, c’est ça dans son essence. Tant qu’une conscience humaine aura en elle la possibilité de sentir, d’agir, ou de penser, ou d’être contrairement au grand Devenir divin, il est impossible d’en blâmer un autre; il est impossible de blâmer les forces adverses, qui sont maintenues dans la création comme le moyen de vous faire voir et sentir tout le chemin qui est à faire.

(silence)

L’état dans lequel je me trouvais était comme un souvenir — un souvenir qui est éternellement présent — de cette Conscience d’Amour suprême que le Seigneur a émanée sur la Terre, dans la Terre — dans la Terre — pour la ramener à Lui, parce que c’était vraiment la descente dans la Négation divine la plus totale, la négation de l’essence même de la Nature divine, par conséquent l’abandon de l’état divin pour accepter l’obscurité terrestre et ramener la Terre à l’état divin. Et à moins que cet Amour suprême ne devienne tout puissamment conscient, ici, sur la Terre, le retour ne pourra jamais être définitif.

Cette expérience est venue après la vision du grand Devenir divin 36 , et je me demandais : « Puisque ce monde est progressif, puisqu’il devient de plus en plus le Divin, est-ce qu’il n’y aura pas toujours ce sentiment, si profondément douloureux, de la chose qui n’est pas divine, de l’état qui n’est pas divin par rapport à celui qui doit devenir; est-ce qu’il n’y aura pas toujours ce qu’on appelle des “forces adverses”, c’est-à-dire quelque chose qui ne suit pas harmonieusement le mouvement ? » Alors la réponse est venue, la vision est venue : non, c’est justement le moment de cette possibilité-là qui est proche, le moment de la manifestation de cette essence d’Amour parfait, qui peut transformer cette inconscience, cette ignorance et cette mauvaise volonté qui en est la conséquence, en une progression lumineuse, joyeuse, assoiffée de perfection, toute compréhensive.

C’était très concret.

Et cela correspond à un état où l’on s’identifie si parfaitement à tout ce qui est, que l’on devient tout ce qui est antidivin, d’une façon concrète, et qu’on peut l’offrir — qu’on peut l’offrir, qu’on peut vraiment le transformer par l’offrande.

Au fond, c’est cette espèce de volonté de pureté, de Bien, dans les hommes (qui se traduit dans la mentalité ordinaire par le besoin d’être vertueux) qui est le grand obstacle au vrai don de soi. C’est à l’origine du Mensonge, et surtout à la source même de l’hypocrisie : le refus d’accepter de prendre sur soi sa part du fardeau des difficultés. Et c’est cela que Sri Aurobindo a touché dans cet aphorisme, tout droit, d’une façon très simple.

N’essayez pas d’avoir l’air vertueux. Voyez à quel point vous êtes uni, un avec tout ce qui est antidivin, prenez votre part du fardeau, acceptez d’être, vous-même, impur et mensonger, et comme cela vous pourrez prendre l’Ombre et la donner. Et dans la mesure où vous êtes capable de la prendre et de la donner, alors les choses changeront.

N’essayez pas d’être parmi les purs. Acceptez d’être avec ceux qui sont dans l’obscurité; et dans un amour total, donnez tout ça.

21 janvier 1962

Aphorismes - 71

71 — Une pensée est une flèche tirée sur la vérité  : elle peut frapper en un point mais non couvrir la cible tout entière. Mais l’archer est trop satisfait de son succès pour en demander davantage.

Mais c’est évident! c’est tellement évident pour nous.

Oui, mais qu’est ce qu’il faut faire pour couvrir la cible tout entière ?

Ne plus être un archer!

L’image est jolie. C’est bon pour les gens qui sont justement dans l’état où ils s’imaginent avoir découvert la Vérité.

C’est bon à dire à ceux qui croient avoir trouvé la Vérité, parce qu’ils ont touché un point.

Mais nous avons tellement dit autre chose.

On peut se demander dans quelle mesure il est possible d’agir, du jour où l’on est capable d’embrasser toute la cible, c’est-à-dire de connaître tous les points de vue et l’utilité de chaque chose, puisque l’on voit que tout est utile, que tout est à sa place. Pour agir, on a besoin d’être, en quelque sorte, exclusif ou combatif ?

Tu connais l’histoire de ce philosophe qui habitait le sud de la France ? Je ne me souviens plus de son nom, un homme très connu qui était professeur à l’université de Montpellier et qui habitait les environs de la ville. Et il y avait plusieurs routes qui conduisaient chez lui. Chaque jour, cet homme sortait de son université et il arrivait au carrefour d’où partaient les routes, qui toutes aboutissaient à sa maison — l’une de ce côté-ci, l’autre de ce côté-là, l’autre de ce côté. Et tous les jours, il s’arrêtait et il se demandait : « Laquelle je vais prendre ? » Chacune avait son avantage et son inconvénient. Et tout cela passait dans sa tête, l’avantage et l’inconvénient, et ceci et cela, et il perdait une demi-heure à choisir son chemin pour rentrer.

Il donnait cela comme un exemple de l’incapacité de la pensée dans l’action : si l’on se met à penser, on ne peut plus agir.

C’est très bon ici, tout en bas, sur ce plan-là, tant qu’on est l’archer et qu’on touche un point. Mais ce n’est pas vrai là-haut — c’est tout le contraire! Toute l’intelligence en dessous est comme cela, elle voit toutes sortes de choses; et comme elle voit toutes sortes de choses, elle ne peut pas choisir pour agir.

Mais pour voir toute la cible, pour voir la Vérité tout entière, il faut passer de l’autre côté. Et quand on passe de l’autre côté, ce n’est pas une addition de vérités multiples que l’on voit, ce n’est plus une quantité innombrable de vérités qui s’ajoutent l’une à l’autre et que l’on voit l’une après l’autre, et on ne peut pas saisir le tout d’un seul coup. Quand on passe en haut, c’est le tout que l’on voit d’abord, c’est le tout qui se présente d’un seul coup, tout entier, dans l’ensemble, sans division. Et alors, ce n’est plus un choix que l’on a à faire, c’est une vision que l’on a : c’est cela qu’il faut faire. Ce n’est pas un choix entre ceci et cela, ou cela, ou cela ; parce que ce n’est plus comme cela. Ce ne sont plus des choses successives que l’on voit l’une après l’autre : c’est une vision simultanée d’un ensemble qui existe comme une unité. Alors le choix est simplement une vision.

Mais tant qu’on est dans cet état-là, comme l’archer, on ne peut pas voir le tout — on ne peut pas voir le tout d’une façon successive, on ne peut pas voir le tout en ajoutant une vérité à l’autre. C’est justement l’incapacité du mental. Le mental ne peut pas. Il verra toujours d’une façon successive, ce sera toujours une addition, et ce n’est pas ça, quelque chose échappera — le sens même de la Vérité échappera.

Ce n’est que quand on a la perception globale, simultanée, du tout, dans une unité, qu’alors on peut avoir la Vérité dans son ensemble.

Et l’action n’est plus, justement, un choix sujet à erreur, à rectification, à discussion, mais la claire vision de ce qu’il faut faire, qui est infaillible.

3 février 1962

Aphorismes - 72

72 — Le signe du commencement de la Connaissance est de sentir que l’on ne sait encore rien ou peu ; et pourtant, si seulement je pouvais connaître ma connaissance, je possède déjà tout.

Il arrive, dans le sommeil, qu’on ait une connaissance très exacte de ce qui va arriver, avec des détails matériels d’une précision surprenante, comme si tout était déjà là, accompli dans les moindres détails, sur un plan oc culte. Est ce exact ? Quel est ce plan de connaissance ? Y en a-t-il un ou plusieurs ? Comment procéder pour y avoir accès consciemment en état de veille ? Et comment se fait-il que des gens sérieux, qui ont une réalisation divine, puissent se tromper parfois grossièrement dans leurs prédictions ?

Mais c’est un monde! Ce n’est pas une question, c’est vingt questions!

Il y a toutes sortes de rêves prémonitoires. Il y a des rêves prémonitoires à réalisation immédiate, c’est-à-dire rêver la nuit de ce qui arrivera le lendemain, et il y a des rêves prémonitoires à réalisation plus ou moins échelonnée dans le temps. Et suivant la place dans le temps, ces rêves ont été vus dans des domaines différents.

Plus on remonte vers une certitude absolue, plus la distance est grande, parce que ce sont des visions dans un domaine très proche de l’Origine, et que le temps entre la révélation de ce qui va être et la réalisation peut être très long. Mais la révélation est certaine, parce qu’elle est très proche de l’Origine. Il y a un endroit, quand on est identifié avec le Suprême, où l’on sait tout, d’une façon absolue, dans le passé, dans le présent, dans l’avenir et partout. Mais généralement, les gens qui vont là, quand ils reviennent, oublient ce qu’ils ont vu. Il faut une discipline particulièrement sévère pour se souvenir. Et ça, c’est le seul endroit où l’on ne se trompe pas.

Mais les mailles, ou les chaînons de communication ne sont pas toujours au complet et il est rare qu’on se souvienne.

Pour en revenir à ce que je disais, suivant le plan sur lequel on a vu, on peut plus ou moins juger du temps que la vision mettra à se réaliser; et les choses immédiates sont déjà réalisées, existantes, dans le physique subtil, et on peut les voir là — simplement, elles sont, elles existent là — et elles sont seulement la réflexion (même pas une transcription), la réflexion ou la projection de l’image dans le monde matériel, qui se produira le lendemain ou quelques heures après. Là, on voit la chose exacte et dans tous les détails, parce qu’elle est déjà ; tout dépend donc de l’exactitude de la vision et du pouvoir de vision. Si vous avez un pouvoir de vision objectif et sincère, vous voyez la chose exactement; si vous y ajoutez des sentiments ou des impressions, ça colore. Donc, l’exactitude dans le physique subtil dépend exclusivement de l’instrument, c’est-à-dire de celui qui voit.

Mais dès que vous allez dans un domaine plus subtil, comme le domaine vital — et le domaine mental encore bien plus, mais déjà dans le domaine vital, il y a une petite marge de possibilités — alors, grosso modo, on peut voir ce qui va arriver, mais, dans les détails, ce peut être comme ceci ou comme cela — il y a des volontés ou des influences qui ont la possibilité d’intervenir et de créer une différence.

Et ceci, parce que la Volonté originelle est reflétée, pour ainsi dire, dans des domaines différents, et chaque domaine change l’organisation et la relation des images. Le monde dans lequel nous vivons est un monde d’images. Ce n’est pas la chose ellemême dans son essence, c’est la réflexion de cette chose. On pourrait dire que nous sommes, dans notre existence matérielle, seulement une réflexion, une image de ce que nous sommes dans notre réalité essentielle. Et ce sont les modalités de ces réflexions qui introduisent toutes les erreurs et toutes les falsifications — ce que l’on voit dans l’essence est parfaitement vrai et pur et existe de toute éternité; les images sont essentiellement variables. Et suivant le degré de mensonge introduit dans les vibrations, le degré de déformation et de transformation augmente. On pourrait dire que toute circonstance, tout événement, toute chose, a une existence pure, qui est l’existence vraie, et un nombre considérable d’existences impures ou déformées, qui sont l’existence de la même chose dans les divers domaines de l’être. Par exemple, dans le domaine intellectuel, il y a tout un commencement de déformation; le domaine mental a une quantité considérable de déformations et, à mesure que tous les domaines émotifs et sensoriels interviennent, les déformations augmentent. Et une fois qu’on arrive au plan matériel, le plus souvent c’est méconnaissable, unrecognizable. C’est complètement déformé. Au point qu’il est parfois très difficile de savoir que ceci est l’expression matérielle de cela — ça ne se ressemble plus beaucoup.

C’est une façon un peu nouvelle d’aborder le problème et qui peut donner la clef de beaucoup de choses.

Ainsi, quelqu’un que l’on connaît bien et qu’on a l’habitude de voir matériellement, si on le voit dans le physique subtil, il y a déjà des choses qui deviennent plus prononcées, plus visibles, plus importantes, et que l’on n’avait pas vues physiquement, parce que dans la grisaille matérielle elles avaient passé sur le même plan que beaucoup d’autres choses. Il y a des caractères, ou des expressions du caractère, qui deviennent suffisamment importantes pour être très visibles, et qui, physiquement, n’avaient pas paru. Quand vous regardez quelqu’un physiquement, il y a la couleur du teint, la forme des traits, l’expression — à la même minute, si vous voyez cette figure dans le physique subtil, tout d’un coup vous vous apercevez qu’une partie de la figure a une certaine couleur et une autre partie, une autre couleur; que les yeux ont au-dedans d’eux une expression et une sorte de lumière qui n’étaient pas du tout visibles; et que le tout a une apparence, et surtout donne une impression extrêmement différente, qui paraîtrait, pour nos yeux physiques, quelque peu extravagante, mais qui est très expressive pour la vision subtile, et révélatrice du caractère ou même des influences auxquelles est soumise cette personne (ce que je dis là est la notation d’une expérience que j’ai faite il y a quelques jours encore).

Donc, suivant le degré auquel on est conscient et où l’on voit, on perçoit des images, on voit des événements plus ou moins proches, et on les voit d’une façon plus ou moins exacte. La seule vision qui soit vraie et sûre, c’est la vision de la Conscience divine. Le problème est donc de devenir conscient de la Conscience divine et de garder cette Conscience dans tous les détails, tout le temps.

D’ici là, il y a toutes sortes de manières de recevoir des indications. La vision exacte et précise, familière, qu’ont certaines personnes, peut avoir plusieurs sources. Ce peut être une vision par identité avec les circonstances et les choses, quand on a pris l’habitude d’étendre sa conscience à l’entour. Ce peut être une indication donnée par un bavard du monde invisible qui s’amuse à vous prévenir de ce qui va arriver — ça arrive très souvent. Alors tout dépend de la qualité morale de votre « annonciateur »; s’il s’amuse à vos dépens, il vous raconte des histoires — c’est ce qui arrive la plupart du temps aux gens qui sont renseignés par des entités. Elles peuvent, pour amorcer les gens, leur raconter très souvent les choses telles qu’elles seront, parce qu’elles ont une vision universelle dans un domaine quelconque du vital ou du mental, et puis, quand elles sont bien sûres que vous aurez confiance en elles, elles peuvent commencer à vous raconter des blagues, et, comme on dit en anglais, you make a fool of yourself. Cela arrive très souvent. Il faudrait être soi-même dans une conscience supérieure à celle de ces individus ou de ces entités, ou de ces petites divinités comme certains les appellent, et pouvoir contrôler par en haut la valeur de leurs déclarations.

Si on a la vision mentale universelle, on peut voir toutes les formations mentales; alors on voit — et c’est très intéressant — comment le monde mental s’organise pour se réaliser sur le plan physique. On voit les diverses formations, la façon dont elles s’approchent, se combattent, se combinent, s’organisent; celles qui prennent le dessus et influencent, et qui arrivent à une réalisation plus totale. Maintenant, si l’on veut avoir vraiment une vision supérieure, il faut surgir du monde mental et voir les volontés originelles à mesure qu’elles descendent pour s’exprimer. Dans ce cas, on peut ne pas avoir tous les détails, mais le fait central, le fait dans sa vérité centrale, est indiscutable, indéniable, absolument correct.

Il y a aussi les gens qui ont la faculté de prédire des choses qui sont déjà existantes sur terre, mais à distance, une grande distance, très loin des yeux physiques — généralement, ce sont ceux qui ont la capacité d’élargir et d’étendre leur conscience. Ils ont une vision physique, mais un petit peu plus subtile, qui dépend d’un organe plus subtil que l’organe purement matériel (ce que l’on pourrait appeler la vie de cet organe) et alors, en projetant sa conscience avec la volonté de voir, on peut voir très bien, on voit les choses — elles sont déjà, seulement elles ne sont pas dans le champ de notre vision ordinaire. Ceux qui ont cette capacité et qui disent ce qu’ils voient, qui sont des gens sincères, qui ne sont pas des bluffeurs, voient d’une façon absolument précise et exacte.

Au fond, un grand facteur pour ceux qui prédisent ou qui voient, c’est leur absolue sincérité. Et malheureusement, à cause de la curiosité des gens, de leur insistance, de la pression qu’ils font — et à laquelle très peu savent résister —, ce qui arrive, quand il y a quelque chose que l’on ne voit pas d’une façon exacte ou précise, c’est qu’il y a une faculté d’imagination intérieure, presque involontaire, qui ajoute le petit élément qui manque. C’est ce qui fait les failles dans les prédictions. Il y a très peu de gens qui aient le courage de dire : « Ah, non, ça je ne sais pas; ça, ça m’échappe » — d’ailleurs, ils n’ont même pas le courage de se le dire à eux-mêmes. Et alors, un tout petit peu d’imagination, qui agit d’une façon presque subconsciente, et on complète la vision, l’information — n’importe quoi peut arriver. Il y a très peu de gens qui savent résister à cela. J’ai connu beaucoup, beaucoup de voyants, j’ai connu beaucoup d’individus qui avaient un don merveilleux — il y en avait très peu qui savaient s’arrêter juste là où ils ne savaient plus. Ou bien, pour un petit détail, on rajoute. C’est ce qui donne à ces facultés une qualité toujours un peu douteuse. Il faut être vraiment un saint — un grand saint, un grand sage — et tout à fait libre, pas du tout sous l’influence des gens (je ne parle pas, naturellement, de ceux qui veulent avoir une renommée, parce qu’alors là, ils tombent dans des pièges grossiers), mais même, il suffit d’une bonne volonté, de vouloir contenter les autres, leur faire plaisir, les aider, il suffit de cela pour que ça déforme.

Quand les événements sont prêts, déjà, dans le physique subtil, et qu’on en a la vision, est-il trop tard pour chan ger les choses ? Est ce qu’on peut encore agir ?

Je connais un exemple très intéressant. Il y avait un temps où, dans le journal Le Matin (il y a longtemps, tu devais être bien petit), il y avait tous les jours un petit dessin représentant un garçon qui montrait du doigt quelque chose — une sorte de groom, ou de garçon d’hôtel, habillé de cette façon-là, et qui montrait toujours la date, ou je ne sais quoi, un petit dessin. Or, le monsieur à qui cette histoire est arrivée était en voyage et il habitait un grand hôtel, je ne sais plus dans quelle ville; et la nuit, ou de bonne heure le matin, de très bonne heure le matin, il avait eu un rêve : il avait vu ce garçon d’hôtel, ce groom, qui lui montrait son char funèbre (tu sais, quand on emmène les gens au cimetière, là-bas, en Europe) et qui l’invitait à monter dedans! Il a vu cela, et puis, le matin, quand il a été prêt, il est sorti de son appartement qui était tout en haut, et là, sur le palier, le même garçon, habillé de la même manière, lui a montré l’ascenseur pour qu’il descende. Ça lui a donné un choc. Il a refusé, il a dit : « Non, merci! » L’ascenseur est tombé, il s’est écrasé, les gens dedans ont été tués.

Il m’a dit qu’après cela il croyait aux rêves!

C’était une vision. Il avait vu ce garçon, mais au lieu de l’ascenseur, c’était son corbillard qu’il lui montrait. Alors, quand il a vu le même geste, le même garçon, comme le dessin n’est-ce pas, il a dit : « Non merci, je descends à pied », et la machine (c’était un de ces ascenseurs hydrauliques), la machine s’est cassée, elle s’est effondrée. C’était tout en haut. Ça a été une bouillie.

Mon explication, c’est qu’une entité l’avait prévenu; l’image du groom laisse penser qu’une intelligence, une conscience, était intervenue — ce ne semble pas être son propre subconscient. Ou peut-être est-ce son subconscient qui était au courant et qui avait vu dans le physique subtil que ça allait arriver, mais pourquoi son subconscient lui a-t-il fait une image comme cela ? Je ne sais pas. Peut-être est-ce quelque chose dans le subconscient qui savait; parce que c’était déjà là, c’était déjà dans le physique subtil. L’accident existait déjà avant d’arriver — la loi de l’accident.

Il y a évidemment, toujours, pour tout, une différence, quelquefois de quelques heures (mais ça, c’est le maximum), quelquefois de quelques secondes. Et très souvent, les choses vous disent qu’elles sont là — pour qu’elles entrent en contact avec votre conscience, cela prend quelquefois quelques minutes, quelquefois quelques secondes. Constamment, constamment je sais ce qui va arriver, et pour des choses absolument sans intérêt — il n’y a aucun intérêt à le savoir d’avance, on n’y change rien, mais ça existe et c’est autour de vous. Si votre conscience est assez large, vous savez tout cela, par exemple que telle personne va m’apporter un paquet; des choses de ce genre. Et tous les jours c’est comme cela. Ou que telle personne est en train d’arriver. C’est parce que la conscience est répandue, alors elle contacte des choses.

Mais dans ce cas, on ne peut pas dire que ce soit prémonitoire, parce que ça existe déjà ; c’est seulement le contact avec nos sens qui prend quelques secondes à se réaliser, parce qu’il y a une porte ou un mur, ou quelque chose qui empêche de voir.

Mais plusieurs fois j’ai eu des expériences comme cela. Par exemple, une fois, je me promenais dans la montagne, j’étais sur un sentier où il n’y avait de place que pour un — d’un côté, le précipice, et de l’autre, le rocher à pic. J’étais avec trois enfants derrière moi, et une quatrième personne qui fermait la marche. J’étais en tête. Et le sentier suivait le rocher, on ne voyait pas où on allait (c’était d’ailleurs très dangereux ; si on glissait, on était dans le trou). Je marchais en tête et, tout d’un coup, j’ai vu, avec d’autres yeux que ceux-ci (pourtant je regardais attentivement mes pas), j’ai vu un serpent, comme ça, sur le rocher, qui attendait de l’autre côté. Alors j’ai fait un pas, doucement, et, en effet, de l’autre côté, il y avait un serpent. Ça m’a évité le choc de la surprise, parce que j’avais vu et que j’avançais avec précaution; et comme il n’y avait pas le choc de la surprise, j’ai pu dire aux enfants, sans leur donner de choc : « Arrêtez, restez tranquilles, ne bougez pas. » Avec le choc, il aurait pu arriver quelque chose : le serpent avait entendu du bruit, il était déjà lové et sur la défensive, devant son trou, avec sa tête qui bougeait — c’était une vipère. C’était en France. Rien n’est arrivé; tandis que s’il y avait eu de la confusion, un brouhaha, on ne sait pas ce qui aurait pu se produire.

Ce genre de choses m’est arrivé très, très souvent (pour les serpents, ça m’est arrivé quatre fois). Une fois, il faisait tout à fait nuit, c’était ici, près du village de pêcheurs d’Ariancoupom. Il y avait une rivière et c’était juste à l’endroit où elle se jette dans la mer, et il faisait nuit — la nuit était tombée très vite. On marchait sur une route et, au moment précis où j’allais baisser mon pied (j’avais déjà levé mon pied, j’allais le baisser), j’ai entendu distinctement une voix à mon oreille : « Attention! » Pourtant personne n’avait parlé. Alors j’ai regardé et j’ai vu, juste au moment où mon pied allait toucher terre, un énorme cobra noir, sur lequel j’aurais confortablement mis mon pied — ce sont des gens qui n’aiment pas ça. Il a filé, puis il a traversé l’eau — mon petit, une beauté! Le capuchon ouvert, la tête droite, il a traversé comme un roi, tout ça dehors. Évidemment, j’aurais été punie de mon impertinence.

Des choses comme cela, j’en ai eu des centaines et des centaines — juste à la seconde (pas une seconde trop tôt) informée. Et dans des circonstances très différentes. Une fois, à Paris, j’étais en train de traverser le Boulevard Saint Michel (c’était les dernières semaines; j’avais décidé que dans un certain nombre de mois, j’aurais la jonction avec la Présence psychique, le Divin intérieur, et je ne pensais plus qu’à cela, je n’étais plus occupée que de cela). J’habitais près du Luxembourg, là-bas, et j’allais me promener au Luxembourg, le soir — mais toujours intériorisée. Il y a une espèce de carrefour, là, ce n’est pas un endroit pour traverser intériorisée, ce n’était pas très raisonnable! Et alors, j’étais comme cela, j’avançais, lorsque, tout d’un coup, j’ai reçu un choc, comme si j’avais reçu un coup, comme si quelque chose me donnait un coup, et j’ai sauté en arrière instinctivement; et quand j’ai eu sauté en arrière, un tramway a passé — c’était le tramway que j’avais senti à une distance d’un peu plus d’un bras étendu. Ça avait touché l’aura, l’aura de protection (à ce moment-là, elle était très forte; c’était en plein occultisme et je savais comment la garder), l’aura de protection avait été touchée et ça m’avait littéralement jetée en arrière, comme si j’avais reçu le choc physique. Et avec les insultes du conducteur! J’ai sauté et le tram a passé, juste à temps.

Je ne me souviens plus, mais c’est à la pelle que je pourrais en raconter.

Les raisons peuvent être très différentes. Très souvent, c’est quelqu’un qui m’informait : une petite entité, ou un être quelconque. Quelquefois, c’était l’aura qui protégeait. Pour toutes sortes de choses. C’est-à-dire que la vie était rarement limitée au corps physique — c’est commode, c’est bon. C’est nécessaire, ça augmente vos capacités. C’était ce que m’avait dit tout de suite celui qui m’enseignait l’occultisme : « Vous vous privez de sens qui sont tout ce qu’il y a de plus utile, même pour la vie la plus ordinaire. » Et c’est vrai, c’est tout à fait vrai. Nous pouvons savoir infiniment plus de choses que nous n’en savons d’ordinaire, simplement en utilisant nos propres sens. Et pas seulement au point de vue mental, mais au point de vue vital et même au point de vue physique.

Mais quelle est la méthode ?

Oh, la méthode est très facile. Ce sont des disciplines. Cela dépend de ce que l’on veut faire.

Cela dépend. Pour chaque chose il y a une méthode. Et la première méthode, c’est d’abord de le vouloir, c’est-à-dire prendre une décision. Puis on vous donne la description de tous ces sens et comment ils fonctionnent — ça, c’est une longue affaire. Vous prenez un sens, ou plusieurs, ou celui pour lequel vous avez le plus de facilité pour commencer, et vous décidez. Puis vous suivez la discipline. C’est l’équivalent des exercices pour se développer les muscles. On peut même arriver à se créer une volonté.

Mais pour les choses plus subtiles, la méthode est de se faire une image exacte de ce que l’on veut, de se mettre en rapport avec la vibration correspondante, et puis de se concentrer et de faire des exercices. Comme s’exercer à voir à travers un objet, ou bien à entendre à travers un son 37 , ou bien à voir à distance. Par exemple, j’ai été longtemps, pendant plusieurs mois, immobilisée dans un lit, et je trouvais cela assez ennuyeux — je voulais voir. J’habitais une chambre, et au bout de la chambre il y avait une autre petite chambre, et au bout de la petite chambre il y avait une sorte de pont, et au milieu du jardin ce pont se changeait en escalier et descendait dans un très grand et très bel atelier construit au milieu du jardin. Je voulais aller voir ce qui se passait dans l’atelier, parce que je m’ennuyais dans ma chambre. Alors je restais bien tranquille, je fermais les yeux et j’envoyais ma conscience petit à petit, petit à petit, petit à petit. Et jour après jour — je prenais une heure fixe et je faisais l’exercice, régulièrement. D’abord, on se sert de son imagination, et puis ça devient un fait. Et au bout d’un certain temps, j’avais tout à fait la sensation physique que ma vision se déplaçait : je la suivais, et puis je voyais des choses en bas, que j’ignorais tout à fait. Je vérifiais après. Le soir, je demandais : « Est-ce que ça, c’était comme cela ? Et ça, c’était comme cela ? »

Mais pour chacune de ces choses, il faut faire cela pendant des mois, avec patience, une sorte d’obstination. On prend les sens l’un après l’autre : l’ouïe, la vue, et même on arrive à des choses subtiles du goût, de l’odorat, du toucher.

Au point de vue mental, c’est plus facile, parce que là, on est habitué à la concentration. Quand on veut réfléchir et trouver une solution, au lieu de suivre des déductions de pensée, on arrête tout et on essaye de concentrer, concentrer, intensifier le point du problème — on arrête tout et on attend, jusqu’à ce que, par l’intensité de la concentration, on obtienne une réponse. Cela aussi demande un peu de temps. Mais quand on a été un bon élève, on a un peu l’habitude de faire cela, ce n’est pas très difficile.

Il y a une sorte de prolongation des sens physiques. Les Indiens Peaux-Rouges, par exemple, ont une ouïe et un odorat beaucoup, beaucoup plus étendus que les nôtres — et les chiens! Je connaissais un Indien (c’était mon ami quand j’avais huit ou dix ans, il était venu avec Buffalo Bill, du temps de l’Hippodrome, il y a longtemps, j’avais huit ans) et il mettait son oreille par terre, et il était tellement calé qu’il savait la distance : suivant l’intensité de la vibration, il savait à quelle distance se trouvait le bruit de celui qui marchait. Après cela, les enfants disaient tout de suite : « Je voudrais bien savoir ça ! » Et puis on essaye. C’est comme cela qu’on se prépare. On croit qu’on s’amuse et puis on se prépare pour plus tard.

27 février 1962

Aphorismes - 73

73 — Quand vient la Sagesse, sa première leçon est de dire  : « La connaissance n’existe pas ; il y a seulement des aperçus de la Divinité infinie. »

C’est très bien.

Il n’est pas besoin de questions.

Aphorismes - 74, 75

74 — La connaissance pratique est chose différente, c’est-à-dire qu’elle est réelle et commode, mais jamais complète. Par conséquent, la systématiser et la codifier est nécessaire, mais fatal.

75 — Systématiser, nous y sommes obligés, mais même quand nous édifions et soutenons un système, nous ne devrions jamais perdre de vue cette vérité que tous les systèmes, par nature, sont transitoires et incomplets.

J’ai regardé cela très, très souvent. Il y avait même un temps où je pensais que si l’on pouvait avoir une connaissance totale, complète et parfaite, de tout le fonctionnement de la Nature physique telle que nous la percevons dans le monde de l’Ignorance, ce serait peut-être le moyen de retrouver, ou d’atteindre de nouveau la Vérité des choses. Avec ma dernière experience 38, je ne peux plus penser comme cela.

Je ne sais pas si je me fais comprendre... Il y avait un temps — pendant très longtemps — où je pensais que la Science, si elle allait jusqu’au bout de sa possibilité, mais d’une façon absolue (si c’est possible), elle rejoindrait la Connaissance vraie. Comme, par exemple, dans son étude de la composition de la Matière, à force de pousser, pousser, pousser l’investigation, il y aurait un moment où les deux se rejoindraient. Eh bien, au moment où j’ai eu cette expérience du passage de la Consciencede-Vérité éternelle à la conscience du monde individualisé, il m’a paru que c’était impossible. Et si tu me demandes maintenant, je crois que l’une et l’autre, cette possibilité de jonction en poussant la Science à fond, et puis cette impossibilité d’aucune connexion consciente vraie avec le monde matériel, sont toutes les deux inexactes. Il y a quelque chose d’autre.

Et ces jours-ci, de plus en plus, je me trouve en présence du problème total, comme si je ne l’avais jamais vu.

Peut-être est-ce deux chemins qui mènent vers un troisième point, et que c’est, en ce moment, ce troisième point que je suis en train de... pas positivement d’étudier, mais je suis à sa recherche — où les deux se joindraient en un troisième qui serait la Vraie Chose.

Mais certainement, la connaissance objective, scientifique, poussée à son extrême, s’il lui est possible d’être absolument totale, en tout cas elle amène au seuil. C’est ce que dit Sri Aurobindo. Seulement il dit que c’est fatal, parce que tous ceux qui se sont adonnés à cette connaissance-là y ont cru comme à une vérité absolue, et cela a fermé pour eux la porte de l’autre approche. C’est en cela que c’est fatal.

Mais d’après mon expérience personnelle, je pourrais dire que, pour tous ceux qui croient à l’approche spirituelle exclusive, l’approche par l’expérience intérieure, en tout cas si c’est exclusif, c’est aussi fatal. Parce qu’elle leur révèle un aspect, une vérité du Tout, mais pas le Tout. L’autre côté m’apparaît aussi indispensable, en ce sens que quand j’étais si totalement dans cette Réalisation suprême, il était absolument incontestable que l’autre réalisation, extérieure, mensongère, était seulement une déformation (probablement accidentelle) de quelque chose qui était aussi vrai que l’autre.

Et c’est ce « quelque chose » à la recherche de quoi nous sommes. Et peut-être pas seulement la recherche, peut-être la fabrication de ça.

Nous sommes utilisés pour participer à la manifestation de ça.

De « ça » qui est encore inconcevable pour tout le monde, parce que ce n’est pas encore. C’est une expression à venir. Voilà tout ce que je peux dire.

(silence)

C’est vraiment l’état de conscience dans lequel je vis en ce moment. C’est comme si j’étais en présence de cet éternel problème, mais d’une autre position...

Ces positions, la position spirituelle et la position « matérialiste » si l’on peut dire, qui se croient exclusives (exclusives et uniques, ce qui leur fait nier la valeur de l’autre au point de vue de la Vérité), sont insuffisantes, non seulement parce qu’elles n’admettent pas l’autre, mais parce qu’admettre les deux et unir les deux ne suffit pas à résoudre le problème. C’est quelque chose d’autre — une troisième chose qui n’est pas la conséquence de ces deux, mais qui est quelque chose à découvrir, qui probablement ouvrira la porte de la Connaissance totale.

Voilà où j’en suis.

Plus, je ne peux pas dire, parce que j’en suis là.

Pratiquement, comment participer à cette...

Cette découverte ?

Ça !... Au fond, c’est toujours la même chose. C’est toujours la même chose : réaliser son propre être, entrer en rapport conscient avec la Vérité suprême de son propre être, sous n’importe quelle forme, par n’importe quel chemin — cela n’a aucune importance —, mais c’est le seul moyen. Nous portons, chaque individu porte en lui une vérité, et c’est à cette vérité qu’il doit s’unir, c’est cette vérité qu’il doit vivre; et comme cela, le chemin qu’il aura à suivre pour joindre et réaliser cette vérité est le chemin qui le mènera le plus près possible de la Connaissance. C’est-à-dire que les deux sont absolument unis : cette réalisation personnelle et la Connaissance.

Qui sait, peut-être même est-ce cette multiplicité d’approches qui donnera le Secret — le Secret qui ouvrira la porte. Je ne pense pas qu’un seul individu (sur la terre telle qu’elle est maintenant), un seul individu, si grand soit-il, si éternelles que soient sa conscience et son origine, puisse, à lui seul, changer et réaliser; changer le monde, changer la création telle qu’elle est, et réaliser cette Vérité supérieure qui sera un nouveau monde — un monde plus vrai, sinon absolument vrai. Il semblerait qu’un certain ensemble d’individus (jusqu’à présent cela paraît être plutôt dans le temps, comme une succession; mais c’est peut-être aussi dans l’espace : une collectivité) soit indispensable pour que cette Vérité puisse se concrétiser et se réaliser.

Pratiquement, j’en suis sûre.

C’est-à-dire que, si grand soit-il, si conscient soit-il, si puissant soit-il, un Avatâr ne peut pas, tout seul, réaliser la vie supramentale sur la terre. C’est, ou un ensemble dans le temps, s’échelonnant sur un temps, ou bien un groupe se répandant sur un espace — peut-être les deux — qui sont indispensables à cette Réalisation. J’en suis convaincue.

L’individu peut donner l’impulsion, indiquer le chemin — marcher lui-même sur le chemin, c’est-à-dire montrer le chemin en le réalisant lui-même —, mais pas accomplir. L’accomplissement obéit à des lois d’ensemble qui sont l’expression d’un certain aspect de l’Éternité et de l’Infini — naturellement, c’est tout le même Être! Ce ne sont pas des individus différents ni des personnalités différentes, c’est tout le même Être. Mais c’est tout le même Être qui s’exprime d’une certaine façon qui, pour nous, se traduit par un ensemble, un groupe, une collectivité.

Voilà. Tu as une autre question sur le même sujet ?

Sur quel point ta vision est-elle devenue différente de puis cette expérience (du 13 avril) ?

Je répète.

Pendant très longtemps, il m’a semblé que si l’on faisait une union parfaite entre l’approche scientifique, poussée à son extrême, et l’approche spirituelle, poussée à son extrême — son extrême réalisation —, si l’on joignait les deux, on trouverait, on obtiendrait naturellement la Vérité que l’on cherche, la Vérité totale. Mais avec les deux expériences que j’ai eues, l’expérience de la vie extérieure (avec l’universalisation, l’impersonnalisation, enfin toutes les expériences yoguiques que l’on peut avoir dans un corps matériel) et puis l’expérience de l’union totale et parfaite avec l’Origine, maintenant que j’ai eu ces deux expériences et qu’il est arrivé quelque chose — que je ne peux pas décrire encore —, je sais que la connaissance des deux et l’union des deux n’est pas suffisante; qu’il y a une troisième chose à laquelle elles aboutissent, et que c’est cette troisième chose qui est... in the making, qui est en train de s’élaborer. C’est cette troisième chose qui peut mener à la Réalisation, à la Vérité que nous cherchons.

Cette fois, c’est clair ?

C’est autre chose que j’avais en vue... En quoi ta vision du monde physique a-t-elle changé depuis ça (cette ex périence du 13 avril) ?

On peut donner seulement une approximation de la conscience de cela.

(silence)

J’étais arrivée, par le yoga, à une sorte de relation avec le monde matériel, basée sur la notion de la quatrième dimension (dimensions intérieures, qui deviennent innombrables dans le yoga) et l’utilisation de cette attitude et de cet état de conscience. J’étudiais la relation entre le monde matériel et le monde spirituel avec le sens des dimensions intérieures et par un perfectionnement de la conscience des dimensions intérieures — ça, c’était mon expérience avant la dernière.

Naturellement, depuis très longtemps, il n’était plus question des trois dimensions — ça, ça appartient absolument au monde de l’illusion et du mensonge. Mais maintenant, c’est toute l’utilisation du sens de la quatrième dimension, avec tout ce que cela comporte, qui m’est apparu comme superficiel ! Et c’est si fort que je ne le retrouve plus. L’autre, le monde à trois dimensions, est absolument irréel ; et celui-là me paraît... comment dire... conventionnel. Comme si c’était une traduction conventionnelle pour vous permettre un certain genre d’approche.

Et quant à dire ce que c’est, l’autre, la position vraie ? C’est tellement en dehors de tout état intellectuel que je n’arrive pas à le formuler.

Mais la formule viendra, je sais. Mais elle viendra dans une série d’expériences vécues, que je n’ai pas encore eues.

(silence)

Ce moyen qui m’était très utile, très commode, et à l’aide duquel je faisais mon yoga, qui me donnait une prise sur la Matière, m’est apparu comme une méthode, un moyen, un procédé, mais c’est pas ça. Voilà.

Voilà l’état dans lequel je suis.

Plus, je ne peux pas dire.

24 mai 1962

Aphorismes - 76

76 — L’Europe se vante de son organisation et de son efficacité pratiques et scientifiques. J’attends que son organisation soit parfaite, alors un enfant la détruira 39

Quand on a publié ces aphorismes dans le « Bulletin », tu avais dit d’omettre celui-là. C’est un aphorisme as sez mystérieux — que j’aimerais bien comprendre, d’ailleurs. Mais je voudrais savoir si, maintenant, nous devons le publier ou non ?

Où avait-il écrit cela ?

Dans les aphorisms.

Oui, mais il n’a pas écrit un livre spécial : ces textes ont été ramassés ici et là.

Non, non, pas du tout. Sri Aurobindo avait un cahier spécial dans lequel il mettait ces aphorismes au fur et à mesure. Et celui-là se trouvait au milieu d’autres.

(Après un silence) « Un enfant »...

Qu’est-ce qu’il avait mis en anglais, au début ?

« Prides herself ».

Se vante...

Moi, je le mettrais.

Mais qu’est ce qu’il a voulu dire ?

Je ne sais pas.

Naturellement, ce ne peut être que le pouvoir qui est détruit, parce que la terre, on ne la détruit pas.

Oui, on ne détruit pas la terre, mais une civilisation, on peut la détruire.

Oui.

Il dit : l’Europe sera détruite.

Oui... Mais quel enfant ?

J’ai l’impression que c’est venu comme quelque chose d’absolument vrai, une prédiction absolument vraie — mais je ne sais pas.

Tu avais dit qu’il valait mieux l’omettre.

Mais maintenant, au contraire, j’ai l’impression qu’il faut le dire.

Mais je ne pense pas que le temps soit encore venu — « venu », je veux dire pour la réalisation; le temps est venu de le dire mais pas pour la réalisation.

« L’enfant »... peut-être est ce l’enfant du Nouveau Monde — avec un sourire, il va faire écrouler tout cela.

Oui, c’est possible — c’est possible.

(silence)

Ça contient une puissance effrayante... quelque chose de formidable. Tu n’imagines pas le pouvoir qu’il y a là-dedans, c’est vraiment comme si le Divin lui-même parlait : « J’attends »... I am waiting...

11 décembre 1971

Aphorismes - 77, 78

77 — Le génie découvre un système ; le talent moyen le stéréotype, jusqu’au jour où il est mis en pièces par un nouveau génie. Il est dangereux pour une armée d’être conduite par les vétérans, car, de l’autre côté, Dieu peut mettre Napoléon.

78 — Quand la connaissance est fraîche en nous, elle est invincible ; vieille, elle perd sa vertu. Parce que Dieu va toujours de l’avant.

Sri Aurobindo parle ici d’une connaissance par inspiration ou révélation, quand quelque chose descend subitement et illumine la compréhension. Tout d’un coup, on a l’impression de savoir une certaine chose pour la première fois, parce qu’elle vient directement du domaine de la Lumière, de la Connaissance vraie, et elle arrive avec toute sa puissance innée de vérité — ça vous illumine. Et quand on vient de la recevoir, en effet, il semble que rien ne puisse résister à cette Lumière-là. Et si l’on prend soin de la laisser agir en soi, elle fait autant de transformation qu’elle est capable d’en faire dans son propre domaine. C’est une expérience qu’on peut avoir souvent. Quand cela arrive et pour un certain temps — pas très longtemps —, tout semble s’arranger tout naturellement autour de cette Lumière. Et puis, petit à petit, elle se mélange avec le reste; la connaissance intellectuelle demeure — elle s’est formulée d’une façon ou d’une autre; cela, ça reste —, mais c’est comme si c’était vide. Cela n’a plus cette puissance de propulsion qui transforme tous les mouvements de l’être à cette image. Et c’est cela que Sri Aurobindo veut dire : le monde va vite, le Seigneur avance toujours, et tout cela, c’est une queue qu’Il laisse derrière Lui, mais qui n’a plus la même puissance immédiate et toute-puissante du moment où Il l’a projetée dans le monde.

On a l’impression que c’est comme une pluie de vérité qui tombe — tous ceux qui sont capables d’en attraper, ne serait-ce qu’une goutte, reçoivent une révélation; mais à moins qu’ils n’avancent eux-mêmes avec une rapidité fantastique, le Seigneur avec Sa pluie de vérité commence à être très loin, et il faut courir beaucoup pour la rattraper! C’est cela qu’il veut dire.

Oui, mais pour que cette connaissance ait vraiment un pouvoir de transformation...

Oui, c’est la Connaissance supérieure, la Vérité qui s’exprime, ce que Sri Aurobindo appelle « la Connaissance vraie », et c’est cette Connaissance qui transforme toute la création. Mais c’est comme s’Il laissait tomber cela tout le temps, n’est-ce pas, et il faut se dépêcher beaucoup pour ne pas être en retard! (Mère rit)

Mais tu n’as jamais eu cette sensation d’un éblouissement dans la tête ? Et puis cela se traduit par : « Ah! mais oui! » — quelque chose que l’on savait intellectuellement quelquefois, mais c’était terne, c’était sans vie, et, tout d’un coup, ça vient comme une puissance formidable qui arrange tout au-dedans de la conscience autour de cette Lumière-là. Ça ne dure pas très longtemps. Quelquefois ça ne dure que quelques heures, quelquefois ça dure quelques jours, mais jamais plus longtemps que cela, à moins qu’on ne soit très lent dans son mouvement. Et pendant ce temps-là, n’est-ce pas, la Source de la vérité va, va, va...

Tout cela, ce sont des transformations psychologiques, mais quand il s’agit de la Matière et du corps, quelle connaissance faut-il ?

Ça, mon petit, je ne peux rien dire pour le moment, parce que je ne le sais pas.

C’est un autre genre de connaissance ?

Non, je ne pense pas.

(silence)

C’est peut-être un autre genre d’action, mais ce n’est pas un autre genre de connaissance.

(silence)

Au fond, on ne pourra parler de ce qui transforme la Matière que quand la Matière sera, au moins, un peu transformée, qu’il y aura un commencement de transformation. Alors on pourra parler du processus. Mais pour le moment...

(silence)

Mais n’importe quelle transformation dans l’être, sur n’importe quel plan, a toujours une répercussion sur les plans inférieurs. Il y a toujours une action — même pour ces choses qui semblent être purement intellectuelles, elles ont une répercussion sur la construction du cerveau, sûrement.

Et ces sortes de révélations ne se produisent que dans un mental silencieux — en tout cas au repos; un mental tout à fait tranquille et immobile, autrement ça ne vient pas. Ou si ça vient, on ne s’en aperçoit pas avec tout le bruit qu’on fait. Et naturellement, cela aide à établir de mieux en mieux cette tranquillité, ce silence, cette réceptivité. Cette impression de quelque chose de si immobile, mais pas fermé — immobile mais ouvert, immobile mais réceptif —, c’est une chose qui s’établit justement par le nombre de ces expériences. Il y a une grande différence entre un silence mort, terne, « irresponsif », et le silence réceptif d’un mental apaisé. Cela fait une grande différence. Mais cela, c’est le résultat de ces expériences-là. Tous les progrès que nous faisons sont toujours, tout naturellement, le résultat de vérités qui viennent d’en haut.

Cela a un effet, toutes ces choses ont un effet sur le fonctionnement du corps — fonctionnement des organes, fonctionnement cérébral, fonctionnement des nerfs, etc. Et cela, sûrement, se produira avant, longtemps avant un effet sur la forme extérieure.

Et au fond, quand les gens parlent de transformation, ils pensent surtout à une transformation imagée, hein ? Une belle apparence! lumineuse, souple, plastique, changeant à volonté. Mais cette chose très peu esthétique de la transformation des organes, on n’y pense pas beaucoup! Et pourtant, c’est certainement ce qui se produira en premier, longtemps avant la transformation de l’apparence.

Sri Aurobindo parlait du remplacement des organes par le fonctionnement des « chakras 40 ».

Oui, oui. Il a dit trois cents ans! (Mère rit)

(silence)

Parce que, il suffit de réfléchir, on comprend facilement : s’il s’agissait d’arrêter quelque chose et de commencer quelque chose d’autre, cela, ça peut se faire assez rapidement. Mais tenir un corps vivant (n’est-ce pas, qu’il continue à fonctionner) et puis qu’en même temps il y ait un fonctionnement nouveau suffisant pour qu’il puisse rester vivant, et une transformation — cela fait une sorte de combinaison très difficile à réaliser. Je me rends compte de cela très bien, très bien... du temps immense qu’il faut pour que cela puisse se faire sans catastrophe.

Surtout, n’est-ce pas, si nous en venons au cœur. Le cœur remplacé par le centre de la Puissance... une puissance dynamique formidable! (Mère rit) À quel moment on va supprimer la circulation et jeter la Force ?

C’est difficile.

(silence)

Dans la vie ordinaire, on pense les choses, puis on les fait — c’est juste l’opposé! Dans cette vie, il faut d’abord le faire et puis, après, on comprend, mais longtemps après. Il faut d’abord faire, sans penser. Si l’on pense, on ne fait rien de bon. C’est-àdire que l’on retourne à la vieille manière.

6 octobre 1962

Aphorismes - 79

79 — Dieu est Possibilité infinie. C’est pourquoi la Vérité n’est jamais en repos. C’est pourquoi aussi l’Erreur est justifiée de ses enfants.

80 — Si l’on en croit certaines personnes dévotes, on pourrait s’imaginer que Dieu ne rit jamais ; Heine était plus près de la vérité quand il a découvert en Lui le divin Aristophane.

Oui, ce qu’il veut dire, c’est que ce qui est vrai à un moment ne l’est plus à un autre. Et c’est cela qui justifie les enfants de l’erreur.

Il veut peut-être dire qu’il n’y a pas d’erreur!

Oui, c’est la même chose, une autre façon de dire la même chose. C’est-à-dire que ce que nous appelons erreur a été vérité à un moment donné. L’erreur est une notion dans le temps.

Il y a certaines choses qui peuvent apparaître véritable ment comme des erreurs.

Momentanément.

C’est justement cela, l’impression : tous nos jugements sont momentanés. Ils sont : à ce moment-ci, c’est comme ça ; le moment suivant, ce n’est plus comme ça. Et pour nous, ce sont des erreurs, parce que nous voyons les choses l’une après l’autre; mais pour le Divin, cela ne peut pas Lui apparaître ainsi, parce que tout est en Lui.

Au fond, essaye de t’imaginer que tu es le Divin pendant un moment! Tout est en toi ; simplement tu t’amuses à le faire sortir dans un certain ordre; mais pour toi, dans ta conscience, tout est là en même temps : il n’y a ni temps, ni passé ni futur ni présent — tout est ensemble. Et toutes les combinaisons possibles. Il s’amuse à sortir une chose et puis l’autre, là, comme ça ; alors les pauvres bougres qui sont en bas et qui ne voient qu’un petit morceau (ils en voient grand comme ça), ils disent : « Oh ! ça, c’est une erreur. » Comment est-ce une erreur ? simplement parce qu’ils ne voient qu’un petit morceau.

C’est clair, n’est-ce pas, c’est facile à comprendre. Cette notion d’erreur est une notion qui appartient au temps et à l’espace.

C’est comme l’impression qu’une chose ne peut pas être et ne pas être en même temps. Et pourtant c’est vrai, elle est et elle n’est pas. C’est la notion du temps qui amène la notion d’erreur — de temps et d’espace.

Qu’est ce que tu veux dire, qu’une chose est et qu’elle n’est pas en même temps, comment ?

Elle est, et en même temps il y a son contraire. Alors, pour nous, cela ne peut pas être à la fois oui et non. Pour le Seigneur, c’est tout le temps oui et non en même temps.

C’est comme notre notion d’espace; nous disons : « Je suis là, par conséquent tu n’es pas là. » Et moi je suis là et tu es là et tout est là ! (Mère rit) Seulement, il faut être capable de sortir de la notion d’espace et de temps pour comprendre.

C’est une chose que l’on peut sentir très concrètement, mais pas avec notre façon de voir.

Certainement, beaucoup de ces aphorismes sont écrits à un moment où le mental supérieur, tout d’un coup, débouche dans le Supramental. Il n’a pas encore oublié comment c’est pour lui de la façon ordinaire, mais il voit comment c’est pour la façon supramentale; et alors, cela donne ce genre de choses, c’est cela qui donne cette forme paradoxale. Parce que l’un n’est pas oublié et l’autre est déjà perçu.

(long silence)

Au fond, si l’on regarde attentivement, on est obligé de penser que le Seigneur se joue une formidable comédie à Luimême! que la Manifestation, c’est une comédie qu’Il se joue à Lui-même avec Lui-même.

Il a pris la position du spectateur et puis Il se regarde. Et alors, pour se regarder, il faut qu’Il accepte la notion de temps et d’espace, autrement Il ne peut pas se regarder! Et immédiatement, toute la comédie commence. Mais c’est une comédie, ce n’est rien de plus!

Nous, nous prenons cela sérieusement, parce que nous sommes des marionnettes, hein ? Mais dès que nous cessons d’être des marionnettes, nous voyons bien que c’est une comédie.

C’est aussi une tragédie réelle, pour certains.

Oui, c’est nous qui la rendons tragique. Ça, c’est nous qui la rendons tragique.

Dernièrement, j’ai regardé avec attention. J’ai regardé la différence entre des événements similaires arrivant aux hommes et arrivant aux animaux ; et en s’identifiant aux animaux, on voit bien qu’ils ne prennent pas cela tragiquement du tout — excepté ceux qui sont entrés en rapport avec l’homme (mais là, ce n’est pas leur état naturel, c’est un état de transition ; ils deviennent des êtres de transition entre l’animal et l’homme). Et la première chose qu’ils prennent naturellement de l’homme, ce sont ses défauts, c’est toujours ce qu’il y a de plus facile à prendre! Et alors ils se rendent malheureux — pour rien.

Tant de choses... Tant de choses... L’homme a fait de la mort une tragédie épouvantable. Ces jours derniers, j’ai vu, parce que la nuit dernière ou la nuit d’avant, j’ai passé au moins deux heures dans un monde qui est le physique subtil 41 , où les vivants et les morts se côtoient sans sentir la différence — ça ne fait aucune différence. Là, il n’y a aucune différence. Et il y avait des vivants... il y avait ce que nous appelons des « vivants » et ce que nous appelons des « morts », ils étaient là, ensemble, et ils mangeaient ensemble, ils bougeaient ensemble, ils s’amusaient ensemble; et tout cela, c’était une jolie lumière, tranquille, enfin très agréable, c’était très agréable. Je me suis dit : « Voilà ! les hommes ont fait une coupure, comme ça, et puis ils ont dit : “Maintenant, mort”. » Et mort! le beau de l’affaire c’est qu’on agit avec eux comme si l’on agissait avec une chose inconsciente, et ce corps est encore conscient!

(silence)

Où, où est l’Erreur ? Où est l’Erreur ?

C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’erreur. Il y a seulement l’apparence de choses impossibles, parce que nous ne savons pas que le Seigneur est toute possibilité et qu’Il peut faire tout ce qu’Il veut, comme Il veut. Cela, ça ne peut pas entrer dans notre tête, nous disons toujours : « Oui, ceci se peut et puis cela ne se peut pas », mais ce n’est pas vrai! C’est pour notre imbécillité que cela ne se peut pas, mais tout est possible.

(silence)

Tiens, tu vois, il n’y a que celui qui regarde la pièce qui ne se tourmente pas, parce qu’il sait tout ce qui va arriver et qu’il a la connaissance absolue de tout — de tout ce qui arrive et de tout ce qui est arrivé et de tout ce qui va arriver — et c’est tout là, une présence pour lui. Et alors, ce sont les autres, les pauvres acteurs, qui ne savent même pas — ils ne savent même pas leur rôle! Et ils se tourmentent beaucoup, parce qu’on leur fait jouer quelque chose et ils ne savent pas ce que c’est. C’est une impression que je viens d’avoir, très forte : nous sommes tous à jouer la comédie, mais nous ne savons pas ce qu’est la comédie, ni où elle va ni d’où elle vient, ni son ensemble; nous savons juste à peine — et mal — ce qu’il faut que nous fassions sur le moment. Et nous le savons mal. Et alors on se tourmente! Mais quand on sait tout, on ne peut plus se tourmenter, on sourit — Il doit s’amuser beaucoup, mais nous... Seulement, il nous est donné le plein pouvoir de nous amuser comme Lui.

C’est simplement parce que nous n’en prenons pas la peine.

Ce n’est pas facile!

Oh! si c’était facile... si c’était facile, on s’en fatiguerait. On se demande parfois aussi pourquoi, pourquoi c’est si tragique, cette vie. Mais si c’était comme un enchantement perpétuel, d’abord on n’apprécierait même pas, parce que ce serait tout à fait naturel — c’est surtout cela, on n’apprécierait pas parce que ce serait tout à fait naturel —, et puis rien ne dit que l’on n’aimerait pas un petit peu de tohu-bohu pour changer. Ce n’est pas sûr.

C’est peut-être cela, l’histoire du paradis terrestre... dans le paradis, ils avaient la connaissance spontanée, c’est-à-dire qu’ils vivaient, ils avaient la même conscience que celle des animaux, juste assez pour pouvoir jouir de la vie un peu, comme ça, avoir la joie de la vie. Mais ils ont voulu commencer à savoir pourquoi, comment, où l’on va, qu’est-ce qu’il faut faire, etc., et alors tout le tourment a commencé — ils se sont fatigués d’être tranquillement heureux.

(silence)

Je pense que Sri Aurobindo a voulu dire que l’erreur est une illusion, comme le reste — qu’il n’y a pas d’erreur, qu’il y a toutes les possibilités, qui sont souvent (qui sont nécessai rement) contradictoires si elles sont toutes là. Contradictoires dans leur apparence. Mais il suffit de se regarder soi-même et de se dire : « Qu’est-ce que, moi, j’appelle erreur ? » Et si l’on prend la chose en face et qu’on dise : « Qu’est-ce que j’appelle erreur ? », on voit immédiatement que c’est une ânerie — il n’y a pas d’erreur, ça vous échappe des doigts.

(silence)

J’ai l’impression que Sri Aurobindo était dans son ascension : le mental intuitif était en train de percer un trou et d’entrer en contact avec le Supramental, alors ça venait comme ça, ploff! comme un éclatement dans la pensée, et il écrivait ces choseslà. Et si l’on suit le mouvement, on voit l’Origine.

C’est évidemment cela qu’il voulait dire : l’Erreur est l’une des innombrables, des infinies possibilités. « Infini » veut dire qu’absolument rien n’est en dehors de la possibilité d’être. Alors, où mettre l’erreur là-dedans ? L’erreur, c’est nous qui appelons cela erreur, c’est tout à fait arbitraire. Nous disons : « Ça, c’est une erreur » — par rapport à quoi ? À notre jugement que « ça, c’est vrai », mais certainement pas par rapport au jugement du Seigneur, puisque c’est une partie de Lui-même!

C’est cet élargissement de la compréhension, il n’y a pas beaucoup de gens qui peuvent supporter cela.

N’est-ce pas, quand je commence à regarder comme ça (Mère ferme les yeux), il y a en même temps deux choses : justement, ce sourire, cette joie, ce rire est là, et puis... et puis une paix! n’est-ce pas, une paix! une paix si pleine, si lumineuse, si totale, où plus rien ne se bat, il n’y a plus de contradictions. Rien ne se bat plus. C’est une seule lumineuse harmonie — et pourtant, tout ce que nous appelons erreur, souffrance, misère, tout est là. Ça ne supprime rien. C’est une autre façon de voir.

(long silence)

Il n’y a pas à dire, si sincèrement on veut en sortir, au fond ce n’est pas si difficile : on n’a rien à faire, on n’a qu’à laisser le Seigneur faire tout. Et Il fait tout. Il fait tout, Il est... c’est si merveilleux ! c’est si merveilleux.

Il prend n’importe quoi, même ce que nous appelons une intelligence tout à fait ordinaire, et puis simplement, Il vous apprend à mettre cette intelligence de côté, en repos : « Là, tienstoi tranquille, ne bouge plus, ne m’embête pas, je n’ai pas besoin de toi », alors une porte s’ouvre — on n’a même pas l’impression d’avoir à l’ouvrir : elle est toute ouverte, on vous fait passer de l’autre côté (tout cela, c’est Quelqu’un d’autre qui le fait, ce n’est pas vous). Et puis, l’autre façon devient impossible.

Tout ce... oh! ce labeur effroyable du mental qui s’efforce de comprendre, ouf! qui peine, qui se donne mal à la tête... absolument inutile, absolument inutile, ça ne sert à rien du tout, qu’à brouiller les cartes.

Vous êtes en face d’un soi-disant problème : qu’est-ce qu’il faut dire, ou qu’est-ce qu’il faut faire, ou comment agir, ou... ? Il n’y a rien à faire! Rien, il n’y a qu’à dire au Seigneur : « Voilà, Tu vois, c’est comme ça », et puis c’est tout. Et puis on reste bien tranquille. Et puis, tout spontanément, sans y penser, sans réfléchir, sans calculer, rien, rien, pas le moindre travail — on fait ce qu’il faut faire. C’est-à-dire que le Seigneur le fait, ce n’est plus vous. Il le fait, Il arrange les circonstances, Il arrange les gens, Il met les mots dans votre bouche ou sur votre plume — Il fait tout, tout, tout, tout, on n’a plus rien à faire qu’à se laisser vivre béatifiquement.

J’en viens à être convaincue que les gens ne veulent vraiment pas.

Mais c’est déblayer qui est difficile, le travail de dé blayage avant.

Mais on n’a même pas besoin de le faire! Il le fait pour vous.

Mais cela envahit constamment : la vieille conscience, les vieilles pensées...

Oui, ça essaye de recommencer par habitude — il n’y a qu’à dire : « Seigneur, Tu vois. Tu vois, Tu vois, c’est comme ça », c’est tout. « Seigneur, Tu vois, Tu vois ça, Tu vois ça, Tu vois ça, Tu vois cet imbécile-là » — c’est fini. Ça, immédiatement... Mais ça change automatiquement, mon petit! Pas le moindre effort.

Simplement, être sincère, c’est-à-dire vraiment vouloir que ce soit bien. On est parfaitement conscient qu’on n’y peut rien, qu’on n’a aucune capacité. Moi, j’ai de plus en plus l’impression que cet amalgame de matière, comme ça, de cellules, tout ça, c’est pitoyable! C’est pitoyable. Je ne sais pas s’il y a des conditions où les gens se sentent puissants, merveilleux, lumineux, capables; mais pour moi, c’est parce qu’ils ne savent pas vraiment comment ils sont! Quand on se voit vraiment comme on est fait — vraiment c’est rien, c’est rien. Mais capable de tout, pourvu... pourvu qu’on laisse faire le Seigneur. Mais il y a toujours quelque chose qui a envie de faire soi-même, c’est ça l’ennui, autrement...

Non, on peut être plein d’une excellente bonne volonté, et puis on veut le faire. C’est ça qui complique tout. Ou alors on n’a pas la foi, on croit que le Seigneur ne pourra pas faire et qu’il faut faire soi-même, parce que Lui ne sait pas! (Mère rit) Ça, n’est-ce pas, ce genre de sottise est très répandu : « Comment est-ce qu’Il peut voir les choses ? Nous vivons dans un monde de Mensonge, comment est-ce qu’Il peut voir le Mensonge et voir... » Il voit la chose comme elle est, justement!

Et je ne parle pas de gens sans intelligence, je parle de gens qui sont intelligents, et qui essayent — il y a une sorte de conviction, comme ça, quelque part, même chez ceux qui savent que nous vivons dans un monde d’Ignorance et de Mensonge et qu’il y a un Seigneur qui est Toute-Vérité, eh bien ils disent : « Justement, parce qu’Il est Toute-Vérité, Il ne comprend pas (Mère rit). Il ne comprend pas notre mensonge, il faut que je m’en occupe. » Ça, c’est très fort, très répandu.

Ah! nous compliquons pour rien.

C’est une chose que je me suis souvent demandée; quand on fait une prière au Seigneur, qu’on veut Lui faire comprendre que quelque chose ne marche pas, j’ai toujours l’impression qu’il faut se concentrer très fort et que c’est quand même quelque chose de loin qu’il faut appeler. Mais est ce exact ? Ou est ce que vraiment...

Ça dépend de nous!

Moi, n’est-ce pas, j’en suis à Le sentir partout, tout le temps, tout le temps; et jusqu’à un contact physique — c’est physique subtil, mais physique — dans les choses, dans l’air, dans les gens, dans... comme ça (Mère presse ses mains contre son visage). Et alors, ce n’est pas loin à aller, je n’ai qu’à faire ça (Mère retourne ses mains légèrement vers le dedans), une seconde de concentration — Il est là ! N’est-ce pas, Il est là, Il est partout. Il est loin seulement si nous Le pensons loin.

Naturellement, quand nous commençons à penser à toutes les zones, tous les plans de conscience universels, et que c’est tout au bout, tout au bout, tout au bout, là ; alors ça devient très loin, très loin, très loin! (Mère rit) Mais quand nous pensons qu’Il est partout, que c’est Lui qui est tout, et que c’est seulement notre perception qui nous empêche de Le voir et de Le sentir, mais que nous n’avons qu’à faire comme ça (Mère retourne ses mains vers le dedans); c’est un mouvement comme ça et comme ça (Mère retourne alternativement ses mains vers le dedans et vers le dehors), ça arrive à être très concret : on fait comme ça (geste vers le dehors), tout devient artificiel, dur, sec, faux, mensonger, artificiel; on fait comme ça (vers le dedans), tout devient vaste, tranquille, lumineux, paisible, immense, joyeux. Et c’est seulement ça, ça (Mère retourne alternativement ses mains au-dedans et au-dehors). Comment ? Où ? Ça ne peut pas se décrire, mais c’est seulement, seulement un mouvement de conscience, pas autre chose. Un mouvement de conscience. Et la différence entre la conscience vraie et la conscience fausse devient de plus en plus... précise et en même temps mince — il n’y a pas de « grandes » choses à faire pour en sortir, de ça. Avant, on a l’impression que l’on vit dans quelque chose et qu’il faut une grande intériorisation, concentration, absorption, pour sortir de ça ; mais maintenant, l’impression, c’est quelque chose qu’on accepte (Mère place sa main en écran devant son visage), qui est comme une petite pelure mince, très dure — très dure, mais malléable, mais très, très sèche, très mince, très mince, quelque chose comme si l’on se mettait un masque; et puis on fait comme ça (geste), ça disparaît.

On prévoit le moment où il ne sera pas nécessaire de prendre conscience du masque, que ce sera tellement mince, que l’on peut voir, sentir, agir au travers, sans avoir besoin de remettre le masque. Ça, c’est ce qui commence à se faire.

Mais cette Présence en toutes choses... C’est une Vibration — c’est une Vibration mais qui contient tout. Une Vibration qui contient une sorte de puissance infinie, de joie infinie et de paix infinie, et d’immensité, d’immensité, d’immensité, il n’y a pas de limites... mais c’est seulement une Vibration, ça ne... Oh ! Seigneur! ça ne se pense pas, alors ça ne peut pas se dire. Si l’on pense, dès qu’on pense toute la bouillie recommence. C’est pour cela qu’on ne peut pas parler.

Non, Il est très loin parce que tu Le penses très loin. Même, tu sais, si tu Le penses là, comme ça (geste contre le visage), te touchant... si tu sentais. Ce n’est pas comme le contact d’une personne, ce n’est pas comme cela. C’est quelque chose qui n’est pas étranger, qui n’est pas extérieur, qui ne va pas du dehors au dedans — c’est pas ça ! C’est... partout.

Et alors on sent partout, partout, partout, partout — dedans, dehors, partout, partout — Lui, rien que Lui. Lui, Sa Vibration.

Non, il faut arrêter ça (la tête), tant qu’on n’arrête pas ça, on ne peut pas voir la Chose Vraie — on cherche des comparaisons, on dit : « C’est comme ci, c’est comme ça », oh!

(silence)

Et que de fois, que de fois l’impression... Il n’y a pas de forme — il y a une forme et il n’y en a pas, et ça ne peut pas se dire. Et l’impression d’un regard, et il n’y a pas d’yeux — il n’y a pas de regard mais il y a un regard —, d’un regard et d’un sourire, et il n’y a pas de bouche, il n’y a pas de figure! Et pourtant il y a un sourire et il y a un regard et (Mère rit) on ne peut pas s’empêcher de dire : « Oui, Seigneur, je suis stupide! » Mais Lui rit, on rit, on est content.

On ne peut pas! Ça ne peut pas s’expliquer. Ça ne peut pas se dire. On ne peut rien dire. Tout ce qu’on dit, c’est rien, rien.

12 octobre 1962

Aphorismes - 81, 82, 83

81 — Le rire de Dieu est parfois grossier et indécent pour des oreilles pudibondes ; il ne Lui suffit pas d’être Molière, Il se veut aussi Aristophane et Rabelais.

82 — Si les hommes prenaient la vie moins au sérieux, ils pourraient bien vite la rendre plus parfaite. Dieu ne prend jamais Son travail au sérieux ; c’est pourquoi nous avons le spectacle de cet univers prodigieux.

83 — La honte a des résultats admirables, et nous ne saurions guère nous en passer tant en morale qu’en esthétique ; ceci dit, elle n’en est pas moins un signe de faiblesse et une preuve d’ignorance.

On peut se demander en quoi le fait de prendre les choses au sérieux a empêché que la vie soit plus parfaite ?

La vertu a toujours passé son temps à supprimer des choses dans la vie et, si l’on avait mis ensemble toutes les vertus des différents pays du monde, il resterait fort peu de choses dans l’existence.

La vertu prétend rechercher la perfection, mais la perfection est une totalité. Alors les deux mouvements se contredisent : une vertu qui élimine, qui réduit, qui fixe des limites, et une perfection qui admet tout, qui ne rejette rien mais qui met chaque chose à sa place, ne peuvent évidemment pas s’entendre.

Prendre la vie au sérieux consiste généralement en deux mouvements; le premier est de donner de l’importance à des choses qui, probablement, n’en ont pas, et le second de vouloir que la vie soit réduite à un certain nombre de qualités qui sont considérées comme pures et dignes d’existence. Chez certains (ceux, par exemple, dont Sri Aurobindo parle ici, les « pudibonds » ou les puritains), cette vertu devient sèche, aride, grise, agressive, et elle trouve des fautes partout, dans tout ce qui est joyeux, libre et heureux.

Le seul moyen de rendre la vie parfaite (j’entends ici, la vie sur terre, bien entendu), c’est de la regarder d’assez haut pour la voir dans son ensemble; non seulement dans sa totalité présente mais dans l’ensemble du passé, du présent et de l’avenir; ce qu’elle a été, ce qu’elle est, ce qu’elle sera — il faut être capable de tout voir à la fois. Parce que c’est le seul moyen de tout mettre à sa place. Rien ne peut être supprimé, rien ne doit être supprimé, mais chaque chose doit être à sa place dans une harmonie totale avec le reste. Et là, toutes ces choses qui semblent si « mauvaises », si « répréhensibles », si « inacceptables » à l’esprit puritain, deviendraient les mouvements de joie et de liberté d’une vie totalement divine. Et alors, rien ne nous empêcherait de savoir, de comprendre, de sentir et de vivre ce rire merveilleux du Suprême, qui prend une joie infinie à se regarder vivre infiniment.

Cette joie, ce rire merveilleux qui dissout toutes les ombres, toutes les douleurs, toutes les souffrances! Il suffit de rentrer en soi assez profondément pour trouver le Soleil intérieur, se laisser baigner par lui; et alors, tout n’est plus qu’une cascade de rire harmonieux, lumineux, solaire, qui n’admet plus nulle part l’ombre et la douleur.

En fait, même les plus grandes difficultés, même les plus grands chagrins, même les plus grandes douleurs physiques, si l’on peut les regarder de cette place-là, en se tenant là, on voit l’irréalité de la difficulté, l’irréalité du chagrin, l’irréalité de la douleur — et tout n’est plus que vibration joyeuse et lumineuse.

C’est au fond le moyen le plus puissant de dissoudre les difficultés, de surmonter les chagrins et de faire disparaître les douleurs. Les deux premiers sont relativement faciles (je dis relativement), le dernier est plus difficile parce qu’on est habitué à considérer le corps et ce qu’il sent comme extrêmement concret, positif; mais c’est la même chose, c’est simplement parce que l’on n’a pas appris et nous n’avons pas pris l’habitude de regarder notre corps comme quelque chose de fluide, de plastique, d’incertain, de malléable. Nous n’avons pas appris à y introduire ce rire lumineux qui dissout toutes les ombres, toutes les difficultés, tous les désaccords, toutes les désharmonies, tout ce qui grince, qui crie et pleure.

Et ce Soleil, ce Soleil du rire divin, il est au centre de toute chose, la vérité de toute chose — ce qu’il faut, c’est apprendre à le voir, à le sentir, à le vivre.

Et pour cela, évitons les gens qui prennent la vie au sérieux, ce sont des êtres bien ennuyeux.

Dès que l’atmosphère devient grave, on peut se dire que quelque chose ne va pas, une influence fâcheuse, une vieille habitude qui essaye de se réaffirmer et qui ne doit pas être acceptée. Tous ces regrets, tous ces remords; le sens de l’indignité, le sens de la faute, et puis, un pas de plus, et c’est le sens du péché — oh! ça... il me semble que cela appartient à un autre âge, un âge d’obscurité.

Mais tout ce qui persiste, qui essaye de s’accrocher et de durer, toutes ces interdictions — et cette façon de trancher la vie en deux : les petites choses et les grandes, le sacré et le profane... « Comment! diront ces gens qui font profession de mener une vie spirituelle, pour de si petites choses qui ont si peu d’importance, comment peut-on en faire l’objet d’une expérience spirituelle! » Et pourtant, c’est une expérience qui devient de plus en plus concrète et réelle, même matériellement : il n’y a pas « des choses » où le Seigneur est là et des choses où Il n’est pas là. Le Seigneur est toujours là — Il ne prend rien au sérieux, Il s’amuse de tout et Il joue avec vous, si vous savez jouer. Vous ne savez pas jouer, les gens ne savent pas jouer. Mais comme Il sait jouer, Lui! Comme Il joue bien! à tout, à de toutes petites choses. Tu as des objets à mettre sur la table ? Ne crois pas qu’il faille penser et arranger, non, on va jouer : on va mettre ça ici et puis ça là, et puis ça comme cela. Et puis une autre fois c’est encore autrement... Quel beau jeu, si amusant.

Alors, c’est entendu, nous tâcherons de savoir rire avec le Seigneur.

14 janvier 1963

Aphorismes - 84, 85, 86, 87

84 — Le surnaturel est un naturel que nous n’avons pas encore atteint, ou que nous ne connaissons pas encore, ou dont nous n’avons pas encore conquis les moyens d’accès. Le goût du miracle, si répandu, est le signe que l’ascension de l’homme n’est pas encore terminée.

85 — Il est rationnel et prudent de se méfier du surnaturel ; mais y croire aussi est une sorte de sagesse.

86 — De grands saints ont accompli des miracles ; de plus grands saints les ont raillés ; les plus grands d’entre eux les ont à la fois raillés et accomplis.

87 — Ouvre les yeux et vois ce qu’est réellement le monde et ce qu’est Dieu ; débarrasse-toi des imaginations vaines et plaisantes.

Pourquoi Sri Aurobindo, ou toi, n’avez-vous pas utilisé davantage le miracle comme un moyen de vaincre les résistances dans les consciences humaines extérieures ? Pourquoi cette espèce d’effacement vis-à-vis de l’exté rieur, de non-intervention, ou de discrétion ?

Pour Sri Aurobindo, je sais seulement ce qu’il m’a dit plusieurs fois. Les gens n’appellent « miracle » que des interventions dans le monde matériel ou dans le monde vital. Et ces interventions sont toujours mélangées à des mouvements d’ignorance ou d’arbitraire.

Mais le nombre de miracles dans le Mental que Sri Aurobindo a faits est incalculable; mais naturellement, c’était seulement si l’on avait une vision très droite, très sincère, très pure, qu’on pouvait le voir — quelques-uns l’ont vu. Mais il se refusait (cela, je le sais), il se refusait à faire aucun miracle vital et matériel, à cause de ce mélange.

Mon expérience est ainsi, c’est que dans l’état où le monde est maintenant, un miracle direct, matériel ou vital, doit tenir nécessairement compte d’une quantité d’éléments mensongers que l’on ne peut pas admettre — ce sont nécessairement des miracles mensongers. Et on ne peut pas l’admettre. J’ai vu ce que les gens appellent des miracles, j’en ai vu beaucoup à une époque, mais cela admettait qu’un tas de choses aient le droit d’être, qui pour moi sont inadmissibles.

Ce que les hommes appellent maintenant « miracle », c’est presque toujours fait par des êtres du vital, ou des hommes qui sont en rapport avec des êtres du vital, et c’est mélangé — cela admet la réalité de certaines choses, la vérité de certaines choses, qui ne sont pas vraies. Et c’est sur cette base que cela agit. Alors c’est inacceptable.

Je n’ai pas très bien compris ce que tu entends quand tu dis que Sri Aurobindo faisait « des miracles dans le Mental ».

C’est quand il introduisait dans la conscience mentale la Force supramentale. Il introduisait dans la conscience mentale (la conscience mentale qui régit tous les mouvements matériels) une formation, ou une puissance, ou une force supramentale, qui immédiatement changeait l’organisation. Et cela produit des effets immédiats, et en apparence illogiques, parce que cela ne suit pas le cours des mouvements selon la logique mentale.

Il le disait lui-même : c’est quand il était en possession et pouvait se servir volontairement de la Force, la Puissance supramentale, et qu’il la plaçait à un endroit donné, avec un but défini — c’était irrévocable, inévitable, l’effet était absolu. On peut appeler cela un miracle.

Par exemple, prends quelqu’un avec une maladie, une douleur; quand Sri Aurobindo était en possession de cette Puissance supramentale (il y a un moment où il disait que c’était tout à fait sous son contrôle, c’est-à-dire qu’il en faisait ce qu’il voulait, il la mettait où il voulait), alors il mettait cette Volonté, disons dans un désordre quelconque, physique ou vital, ou mental naturellement, il mettait cette Force d’harmonie supérieure, d’ordre supérieur, supramentale, la plaçait là, et elle agissait immédiatement. Et c’était un ordre — cela créait un ordre, une harmonie supérieure à l’harmonie naturelle. C’est-à-dire que s’il s’agissait d’une guérison, par exemple, la guérison était plus parfaite et plus complète qu’une guérison obtenue par les moyens ordinaires du physique et du mental.

Il y en a eu des quantités. Mais les gens sont si aveugles, n’est-ce pas, et si encroûtés dans leur conscience ordinaire, qu’ils donnent toujours des « explications »; ils peuvent toujours donner une explication. C’est seulement ceux qui ont la foi et l’aspiration, et quelque chose de très pur en eux, c’est-àdire qui veulent vraiment savoir, ceux-là s’en apercevaient.

Quand le Pouvoir était là, il disait même que c’était sans un effort, il n’avait que cela à faire : mettre cette Puissance d’ordre, d’harmonie supramentale, et puis, instantanément, l’effet voulu était obtenu.

Qu’est ce qu’un miracle ? Parce que, souvent, Sri Aurobindo a dit qu’il n’y avait « pas de miracle », et en même temps, dans Savitri, par exemple, il dit : « Tout est miracle ici-bas et par miracle peut changer 42 . »

Cela dépend comment on regarde, de ce côté-ci ou de ce côté-là.

On appelle miracle seulement les choses dont l’explication n’est pas claire, ou dont on n’a pas une explication mentale. De ce point de vue, on peut dire qu’il y a une quantité innombrable de choses qui arrivent et qui sont des miracles, parce qu’on ne peut expliquer ni le comment ni le pourquoi.

Qu’est ce qui serait un vrai miracle ?

Je ne vois pas ce qui peut être un vrai miracle, parce que, alors, qu’est-ce qu’un miracle ? Un vrai miracle... ce n’est que le mental qui a la notion de miracle, parce que le mental décide, avec sa logique propre, qu’étant donné ceci et cela, telle autre chose peut ou ne peut pas être. Mais cela, ce sont toutes les limitations du mental. Parce que, au point de vue du Seigneur, comment peutil y avoir un miracle ? Tout est Lui-même qu’Il objective.

Alors nous entrons dans le grand problème de la route suivie, cette Route éternelle comme l’explique Sri Aurobindo dans Savitri. Naturellement, on conçoit que ce qui s’est objectivé en premier est ce qui avait le goût de l’objectivation. La première chose à admettre, et qui paraît logique avec le principe de l’évolution, c’est que l’objectivation est progressive, elle n’est pas totale éternellement.

(silence)

C’est très difficile à dire, parce que nous ne pouvons pas sortir de notre habitude de concevoir que c’est une quantité définie qui se déroule indéfiniment, et que ce n’est qu’avec une quantité définie qu’il peut y avoir un commencement. Nous avons toujours (au moins dans notre façon de parler) l’idée d’un « moment » (riant) où le Seigneur décide de s’objectiver. Et comme cela, l’explication est facile : Il s’objective graduellement, progressivement, ce qui donne une évolution progressive. Mais c’est seulement une façon de dire. Parce qu’il n’y a pas de commencement, il n’y a pas de fin, et, pourtant, il y a une progression. Le sens de la succession, le sens de l’évolution, le sens du progrès, n’existe qu’avec la Manifestation. C’est seulement si l’on parle de la terre que l’on peut expliquer très véridiquement et très rationnellement, parce que la terre a un commencement — pas dans son âme, mais dans sa réalité matérielle.

Probablement aussi, un univers matériel a un commencement.

(silence)

Et si l’on regarde comme cela, un miracle serait, pour un univers, l’intrusion soudaine de quelque chose venant d’un autre univers. Et pour la terre (qui réduit le problème à quelque chose de très compréhensible), un miracle est l’intrusion subite de quelque chose qui n’appartenait pas à la terre — cela fait un changement radical et immédiat, par l’entrée d’un principe qui n’appartenait pas à ce monde physique qu’est la terre.

Mais là encore, il est dit qu’au centre même de chaque élément tout est, en principe; alors même ce miracle-là n’est pas possible.

On peut dire que le sens du miracle n’appartient qu’à un monde fini, qu’à une conscience finie, qu’à une conception finie. C’est l’entrée — l’intrusion, l’intervention, la pénétration — subite, sans préparation, de quelque chose qui n’existait pas dans ce monde physique. Alors, évidemment, toute manifestation d’une volonté ou d’une conscience qui appartient à un domaine plus infini et plus éternel que la terre, est nécessairement un miracle sur la terre. Mais si l’on sort du monde fini et de la compréhension du monde fini, le miracle n’existe pas. Le Seigneur peut jouer au miracle, si ça L’amuse, mais il n’y a pas de miracle — Il joue à tous les jeux possibles.

On ne peut commencer à le comprendre que quand on sent comme cela, qu’Il joue à tous les jeux possibles, et « possible » ne veut pas dire possible selon la conception humaine, mais possible selon Sa conception à Lui!

Et là, il n’y a pas de place pour le miracle, sauf que cela a l’air d’être un miracle.

(silence)

Si, au lieu d’une lente évolution, ce qui appartient au monde supramental apparaissait subitement, cela, l’homme, être mental, peut l’appeler miracle, parce que c’est l’intervention de quelque chose qu’il ne porte pas consciemment en lui-même et qui intervient dans sa vie consciente. Et en fait, si l’on regarde ce goût du miracle, qui est très fort — beaucoup plus fort chez les enfants ou chez les cœurs qui sont restés enfants que chez les êtres très mentalisés —, c’est la foi dans la réalisation de l’aspiration au Merveilleux, de ce qui est supérieur à tout ce que l’on peut espérer de la vie normale.

Au fond, on devrait toujours, dans l’éducation, encourager les deux tendances parallèlement. La tendance à avoir soif du Merveilleux, de ce qui paraît irréalisable, de quelque chose qui vous remplit d’un sentiment de divinité; tout en encourageant, en même temps, dans la perception du monde tel qu’il est, l’observation exacte, correcte, sincère, l’abolition de toute imagination, le contrôle constant, le sens le plus pratique et le plus minutieux dans l’exactitude des détails. Il faudrait que les deux marchent parallèlement. Généralement, on tue l’un avec l’idée que c’est nécessaire pour faire croître l’autre — c’est tout à fait une erreur. Les deux peuvent être simultanés, et il y a un moment où la connaissance est suffisante pour savoir que ce sont les deux aspects d’une même chose, qui est la clairvoyance, un discernement supérieur. Mais au lieu d’une clairvoyance et d’un discernement limités, étroits, le discernement devient tout à fait sincère, correct, exact, mais il est immense, il inclut tout un domaine qui n’appartenait pas encore à la Manifestation concrète.

Au point de vue éducatif, ce serait très important.

Voir le monde tel qu’il est, exactement, crûment, de la façon la plus terre à terre et concrète, et voir le monde tel qu’il peut être, avec la vision la plus libre, la plus haute, la plus pleine d’espoir et d’aspiration et d’une certitude merveilleuse, comme les deux pôles du discernement. Tout ce que nous pouvons imaginer de plus splendide, de plus merveilleux, de plus puissant, de plus expressif, de plus total, n’est rien en comparaison de ce que cela peut être, et, en même temps, notre exactitude minutieuse du détail le plus minime n’est jamais suffisamment exacte. Et les deux doivent aller ensemble. Quand on sait cela (geste en bas) et qu’on connaît cela (geste en haut), on est capable de mettre les deux ensemble.

Et c’est le meilleur usage possible du besoin de miracle. Le besoin du miracle, c’est un geste d’ignorance : « Oh! je voudrais que ce soit ainsi! » c’est un geste d’ignorance et d’impuissance. Et ceux qui disent : « Vous vivez dans le miracle », ce sont ceux qui ne connaissent que le bout en bas — et encore ne le connaissent-ils qu’imparfaitement — et qui n’ont aucun contact avec autre chose.

Il faut changer ce besoin de miracle en une aspiration consciente vers quelque chose, qui est déjà, qui existe, et qui sera manifesté avec l’aide de toutes ces aspirations; toutes ces aspirations sont nécessaires, ou, si l’on regarde d’une façon plus vraie, sont un accompagnement — un accompagnement agréable — dans le déroulement éternel.

Au fond, les gens d’une logique très sévère vous disent : « Pourquoi prier ? Pourquoi aspirer, pourquoi demander ? Le Seigneur fait ce qu’Il veut et Il fera ce qu’Il veut. » C’est de toute évidence, il n’est pas besoin de le dire, mais cet élan : « Seigneur, manifeste-Toi! », cela donne une vibration plus intense à Sa Manifestation.

Autrement, Il n’aurait jamais fait le monde comme il est — il y a une puissance spéciale, une joie spéciale, une vibration spéciale dans cette intensité d’aspiration du monde pour redevenir ce qu’il est.

Et c’est pour cela — « pour cela » en partie, fragmentairement — qu’il y a une évolution.

Un univers éternellement parfait, manifestant éternellement l’éternelle perfection, manquerait de la joie du progrès.

6 mars 1963

Aphorismes - 88

88 — Ce monde fut construit par la Mort afin qu’elle puisse vivre. Voudrais-tu abolir la mort ? Alors la vie périrait du même coup. Tu ne peux pas abolir la mort, mais tu peux la transformer en un mode de vie plus grand.

89 — Ce monde fut construit par la Cruauté afin qu’elle puisse aimer. Voudrais-tu abolir la cruauté ? Alors l’amour périrait du même coup. Tu ne peux pas abolir la cruauté mais tu peux la transfigurer en son contraire  : un Amour et un Délice ardents.

90 — Ce monde fut construit par l’Ignorance et par l’Erreur afinqu’ellespuissent connaître.Voudraistu abolir l’ignorance et l’erreur ? Alors la connaissance périrait du même coup. Tu ne peux pas abolir l’ignorance et l’erreur, mais tu peux les transmuer en ce qui dépasse la raison.

91 — Si la Vie seule existait sans la mort, il ne pourrait pas y avoir d’immortalité. Si l’amourseul existait, sans la cruauté, la joie ne serait qu’un tiède ravissement éphémère. Si la raison seule existait, sans l’ignorance, notre réalisation la plus haute ne dépasserait pas un rationalisme étroit et une sagesse mondaine.

92 — Transformée, la Mort devient la Vie qui est Immortalité ; transfigurée, la Cruauté devient Amourquiestextaseintolérable ;transmuée,l’Ignorance devient la Lumière qui bondit par-delà la sagesse et la connaissance.

C’est la même idée, c’est-à-dire que l’opposition et les contraires sont un stimulant du progrès. Parce que, dire que sans Cruauté l’Amour serait tiède... le principe de l’Amour, tel qu’il est au-delà du Manifesté et du Non-Manifesté, n’a rien à voir avec la tiédeur ou la cruauté. Seulement, l’idée de Sri Aurobindo, semblerait-il, c’est que les opposés sont le moyen le plus efficace et le plus rapide de pétrir la Matière pour qu’elle puisse intensifier sa manifestation.

Comme expérience, c’est absolument certain, en ce sens que, d’abord, quand on entre en contact avec l’Amour éternel, l’Amour suprême, immédiatement on a une... comment appeler cela... une perception, une sensation — ce n’est pas une compréhension, c’est quelque chose de très concret : la conscience matérielle même la plus éclairée, la plus pétrie, la plus préparée est incapable de manifester Cela ! La première impression, c’est cette espèce d’incapacité. Puis vient une expérience : justement, quelque chose qui manifeste une forme de... on ne peut pas dire exactement « cruauté », parce que ce n’est pas la cruauté telle que nous la connaissons, mais dans l’ensemble des circonstances, il y a une vibration qui se présente, avec une certaine intensité de refus de l’amour tel qu’il est manifesté ici. C’est exactement cela, quelque chose dans le monde matériel qui refuse la manifestation de l’amour telle qu’elle existe maintenant — je ne parle pas du monde ordinaire, je parle de la conscience à son maximum maintenant. (C’est une expérience, je parle de quelque chose qui a eu lieu.) Alors, la partie de la conscience qui a été touchée par cette opposition, fait un appel direct à l’origine de l’Amour, avec une intensité qu’elle n’aurait pas eue sans l’expérience de ce refus. Il y a des limites qui se brisent, un flot qui descend, qui ne pouvait pas se manifester avant, et quelque chose s’exprime, qui n’était pas exprimé.

Et voyant cela, il y a évidemment une expérience analogue au point de vue de ce qu’on appelle la vie et la mort. C’est cette espèce de « surplombement » ou de présence constante de la Mort et de la possibilité de la mort, comme il est dit dans Savitri : on a un compagnon constant pendant tout le trajet entre le berceau et la tombe; on est constamment accompagné par cette menace ou cette présence de la Mort. Eh bien, il y a avec cela, dans les cellules, une intensité d’appel à une Puissance d’Éternité, qui ne serait pas là sans cette menace constante. Et on comprend, on commence à sentir d’une façon tout à fait concrète, que toutes ces choses sont seulement des moyens d’intensifier, de faire progresser et de rendre plus parfaite la Manifestation. Et si les moyens sont grossiers, c’est parce que la Manifestation est très grossière. Et à mesure qu’elle se perfectionnera et qu’elle deviendra plus propre à manifester ce qui est éternellement progressif, on passera des moyens très grossiers à des moyens plus subtils, et le monde progressera sans avoir besoin de ces oppositions si brutales. C’est seulement parce que le monde est dans l’enfance et que la conscience humaine est tout à fait dans l’enfance.

C’est une expérience très concrète.

Par conséquent, quand la terre n’aura plus besoin de mourir pour progresser, il n’y aura plus de mort. Quand la terre n’aura plus besoin de souffrir pour progresser, il n’y aura plus de souffrance. Et quand la terre n’aura plus besoin de haïr pour aimer, il n’y aura plus de haine.

(silence)

C’est le moyen le plus rapide et le plus efficace pour faire sortir la création de son inertie et la faire avancer vers son épanouissement.

(long silence)

Il y a un certain aspect de la création (qui est peut-être un aspect très moderne), c’est un besoin de sortir du désordre et de la confusion — de la désharmonie, la confusion. Une confusion, un désordre qui prend toutes les formes, qui se change en luttes, en efforts inutiles, en gaspillage. Cela dépend du domaine où l’on se trouve, mais matériellement, dans l’action, ce sont les complications inutiles, le gaspillage d’énergie et de matériel, la perte de temps, l’incompréhension, la mal-compréhension, la confusion, le désordre; c’est ce qu’autrefois on appelait crookedness dans les Védas (je ne sais pas l’équivalent de ce mot; quelque chose qui est tordu, qui, au lieu d’aller droit au but, va par des zigzags inutiles et aigus 43 ). C’est l’une des choses qui est le plus contraire à l’harmonie de l’action purement divine qui est d’une simplicité... qui paraît enfantine. Directe — directe, au lieu d’être en circonvolutions absurdes et complètement inutiles. Eh bien, il est évident que c’est la même chose : le désordre est une façon de stimuler le besoin de la simplicité pure et divine.

Le corps sent beaucoup, beaucoup, que tout pourrait être simple, si simple!

Et pour que l’être — cette espèce d’agglomérat individuel — puisse se transformer, il a justement besoin de se simplifier, simplifier, simplifier. Toutes ces complications de la Nature, que l’on commence à comprendre maintenant et à étudier, qui sont tellement compliquées pour la moindre chose (le moindre de nos fonctionnements est le résultat d’un système tellement compliqué que c’est presque impensable — certainement, il serait impossible à la pensée humaine de prévoir et de combiner toutes ces choses), maintenant la science les découvre, et l’on voit très clairement que pour que le fonctionnement puisse être divin, c’est-à-dire échapper à ce désordre et à cette confusion, il faut qu’il soit simplifié, simplifié, simplifié.

(long silence)

C’est-à-dire que dans la Nature... ou plutôt la Nature dans sa tentative d’expression a été obligée d’avoir recours à une complication incroyable, et presque infinie, pour reproduire la Simplicité première.

Et l’on revient à la même chose. C’est par cet excès de complication que vient la possibilité de la simplicité qui ne serait pas un vide — une simplicité pleine. Une simplicité qui contient tout; tandis que sans ces complications, la simplicité est un vide.

Ils sont en train de faire des découvertes comme cela. En anatomie, par exemple, ils font des découvertes pour les traitements par la chirurgie qui sont incroyables de complication! C’est comme leur division des éléments de la Matière — c’est d’une complexité! Effroyable. Et cela, c’est tout avec le but, dans l’effort pour exprimer l’Unité, la Simplicité une — l’état divin.

(silence)

Peut-être que cela ira vite... Mais la question se réduit à ceci, à l’aspiration suffisante, suffisamment intense et efficace, pour attirer Ce qui peut transformer cela : la complication en Simplicité, la cruauté en Amour, et ainsi de suite.

Et ce n’est pas la peine de se plaindre et de dire que c’est dommage. Parce que c’est comme cela. Pourquoi est-ce comme cela ?... Probablement, quand ce ne sera plus, on saura. On pourrait dire autrement : si on le savait, ce ne serait plus.

Alors les spéculations : « Il aurait mieux valu que ce ne soit pas, etc. », tout cela, ce n’est pas pratique; cela ne sert à rien du tout, c’est inutile.

Il faut se dépêcher de faire le nécessaire pour que ce ne soit plus, c’est tout, c’est la seule chose pratique.

Pour le corps, c’est très intéressant. Mais c’est une montagne, n’est-ce pas, une montagne d’expériences, toutes petites en apparence, mais qui prennent leur place par leur multiplicité 44 .

15 mai 1963

Aphorismes - 93

93 — La douleur est comme la poigne de notre Mère qui nous apprend à supporter l’ivresse divine et à la laisser croître en nous. Sa leçon se fait en trois étapes  : endurance d’abord, puis égalité d’âme, enfin l’extase.

Tant qu’il s’agit de choses morales, c’est absolument évident, c’est indiscutable — toutes les douleurs morales vous forment le caractère et vous conduisent tout droit à l’extase, quand on sait les prendre. Mais quand cela touche le corps...

Il est vrai que les docteurs ont dit que si l’on apprend au corps à supporter la douleur, il devient de plus en plus endurant et se désorganise moins vite — c’est un résultat concret. Les gens qui savent ne pas être complètement bouleversés dès qu’ils ont mal quelque part, qui arrivent à supporter tranquillement, à garder leur équilibre, il paraît que la capacité du corps de supporter le désordre sans se disloquer augmente. C’est une grande chose. Je m’étais posé la question au point de vue purement pratique, extérieur, et il paraît que c’est comme cela. Intérieurement, il m’avait été dit bien des fois — dit et montré par des petites expériences — que le corps peut supporter beaucoup plus qu’on ne le croit, si à la douleur ne s’ajoutent pas la crainte ou l’anxiété; si l’on supprime ce facteur mental, le corps laissé à lui-même, qui n’a ni crainte ni peur, ni anxiété de ce qui va arriver — pas d’angoisse — peut supporter beaucoup.

Le second pas, c’est que quand le corps a décidé de supporter (n’est-ce pas, il prend la décision de supporter), immédiatement l’acuité, ce qui est aigu dans la douleur, disparaît. Je parle absolument matériellement.

Et si on a le calme (là intervient la nécessité d’un calme intérieur, qui est un autre facteur), si on a le calme intérieur, alors la douleur se change en une sensation qui est presque agréable — pas « agréable » au sens où on l’entend d’ordinaire, mais une impression presque confortable qui vient. Encore une fois, je parle purement physiquement, matériellement.

Et le dernier stade, quand les cellules ont la foi dans la Présence divine et la Volonté souveraine divine, et qu’elles ont cette confiance que c’est pour le bien que tout est, alors vient l’extase — les cellules s’ouvrent, comme cela, deviennent lumineuses et extatiques.

Cela fait quatre étapes (il n’est question que de trois ici).

La dernière n’est probablement pas à la portée de tout le monde, mais les trois premières sont tout à fait évidentes — je sais que c’est comme cela. La seule chose qui me tracassait, c’est que ce n’est pas une expérience purement psychologique et qu’il y a une usure dans le corps, du fait que l’on endure la souffrance. Mais je me suis enquise auprès des docteurs et il m’a été dit que si l’on apprend très jeune au corps à supporter la douleur, sa capacité de supporter augmente tellement qu’il peut résister vraiment à des maladies, c’est-à-dire que la maladie ne suit pas son cours, elle avorte. C’est précieux.

10 août 1963

Aphorismes - 94

94 — Tout renoncement a pour but une joie plus grande pas encore conquise. Certains renoncent pour la joie du devoir accompli, d’autres pour la joie de la paix, d’autres encore pour la joie de Dieu, et certains pourla joie de se torturer eux-mêmes ;renonce plutôt pour passer au-delà, dans la liberté et le ravissement immuable.

Je n’ai jamais eu beaucoup cette expérience du renoncement — pour qu’il y ait renoncement, il faut tenir aux choses, et toujours il y avait cette soif, ce besoin d’aller plus loin, d’aller plus haut, d’aller mieux, de faire mieux, d’avoir mieux. Et au lieu d’avoir une impression de renoncement, on a plutôt l’impression d’un bon débarras — quelque chose dont on se débarrasse, qui vous encombre et qui vous alourdit, qui empêche la marche. C’est ce que je disais l’autre jour : nous sommes encore tout ce que nous ne voulons plus être, et Lui, Il est tout ce que nous voulons devenir — ce que nous appelons « nous » dans notre stupidité égoïste, c’est justement tout ce que nous ne voulons plus être, et on serait si content de jeter tout cela, de se débarrasser de tout cela pour pouvoir être ce que l’on veut être.

C’est une expérience très vivante.

Le seul processus que j’aie connu, et qui s’est répété plusieurs fois dans ma vie, c’est de renoncer à une erreur. Quelque chose que l’on croit vrai — qui probablement a été vrai pendant un certain temps —, sur quoi l’on base en partie son action, et qui, en fait, n’était qu’une opinion. On pensait que c’était une constatation véridique avec toutes ses conséquences logiques, et l’action (une partie de l’action) était basée là-dessus, et tout le déroulement était automatique; et soudain, une expérience, une circonstance, ou une intuition, vous met en garde que votre constatation n’est pas aussi vraie qu’elle en avait l’air. Alors il y a toute une période d’observation, d’étude (ou quelquefois cela vient comme une révélation, une preuve massive), et ce n’est pas seulement l’idée ni la fausse connaissance, mais toutes les conséquences qui doivent être changées, peut-être toute une manière d’agir sur un point quelconque. Et à ce moment-là, il

94 209 y a une sorte de sensation, quelque chose qui ressemble à une sensation de renoncement; c’est-à-dire qu’il faut défaire tout un ensemble de choses qui avaient été bâties — quelquefois ce peut être assez considérable, quelquefois c’est une toute petite chose, mais l’expérience est la même : c’est le mouvement d’une force, d’un pouvoir qui dissout, et il y a la résistance de tout ce qui est à dissoudre, de toute l’habitude passée; et c’est ce mouvement de dissolution, avec la résistance correspondante, qui doit se traduire dans la conscience ordinaire humaine par le sentiment de renoncement.

J’ai vu cela tout dernièrement — c’est insignifiant, ce sont des circonstances qui n’ont aucune importance en elles-mêmes; c’est seulement dans l’ensemble de l’étude que c’est intéressant. C’est le seul phénomène, qui s’est répété plusieurs fois dans ma vie, que je connais bien à cause de cela. Et à mesure que l’être progresse, la puissance de dissolution augmente, devient de plus en plus immédiate, et la résistance diminue. Mais j’ai le souvenir de l’époque où il a eu le maximum de résistance (c’était il y a plus d’un demi-siècle) et ce n’était jamais que cela, c’était toujours quelque chose en dehors de moi — pas en dehors de ma conscience, mais en dehors de ma volonté —, quelque chose qui résiste à la volonté. Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir à renoncer, mais j’ai eu l’impression d’avoir à presser sur les choses pour les dissoudre. Tandis que, maintenant, de plus en plus la pression est imperceptible : c’est immédiat; dès que la force qui dissout tout un ensemble se manifeste, il n’y a pas de résistance, tout se dissout; et au contraire, il y a à peine un sentiment de libération — il y a quelque chose qui est encore amusé et qui dit : « Ah ! encore! que de fois on se limite... » Que de fois on croit que l’on avance, constamment, sans heurts, sans arrêt, et que de fois on se met une petite limite devant soi. Ce n’est pas une grosse limite parce que c’est une toute petite chose dans un immense tout, mais c’est une petite limite devant son action. Et alors, quand la Force agit pour dissoudre la limite, au début on se sent libéré, on a une joie; mais maintenant, ce n’est même plus cela, c’est un sourire. Parce que ce n’est pas le sentiment d’une libération, c’est tout simplement comme on enlève une pierre sur le chemin pour pouvoir passer.

Cette idée de renoncement ne peut venir que dans une conscience égocentrique. Naturellement, les gens (que j’appelle tout à fait primaires) tiennent aux choses — quand ils ont quelque chose, ils ne veulent pas le lâcher! Cela me paraît tellement enfantin!... Ceux-là, s’ils doivent la donner, ça fait mal ! Parce qu’ils s’identifient aux choses qu’ils tiennent. Mais c’est un enfantillage. Le vrai processus derrière, c’est la quantité (the amount) de résistance dans les choses formées sur une certaine base de connaissance — qui était une connaissance à un moment donné, qui ne l’est plus à un autre —, une connaissance partielle, pas fugitive mais impermanente; il y a tout un ensemble de choses construites sur cette connaissance et cela résiste à la force qui dit : « Non! ce n’est pas vrai, (riant) votre base n’est plus vraie, on l’enlève », et alors, ah! ça fait mal — c’est cela que les gens sentent comme un renoncement.

Ce qui est difficile, ce n’est pas vraiment de renoncer, c’est d’accepter (Mère sourit) quand on voit la vie telle qu’elle est maintenant... Mais alors, comment, si l’on accepte, comment vivre au milieu de tout cela et avoir ce « ravissement immuable » — le ravissement im muable, pas là-bas, mais ici ?

C’est mon problème depuis des semaines.

J’en suis venue à cette conclusion : en principe, c’est la conscience et l’union avec le Divin qui donne le ravissement, c’est le principe; par conséquent, la conscience et l’union avec le Divin, que ce soit dans le monde tel qu’il est ou dans la construction d’un monde futur, doit être le même — en principe. C’est ce que je me dis tout le temps : « Comment se fait-il que tu n’aies pas ce ravissement ? »

Je l’ai — au moment où toute la conscience est centralisée dans l’union, à n’importe quel moment, au milieu de n’importe quoi, avec ce mouvement de concentration de la conscience sur l’union, le ravissement vient. Mais je dois dire qu’il disparaît quand je suis dans le travail... C’est un monde, mais un monde très chaotique, de travail, où j’agis sur tout ce qui m’entoure; et nécessairement je suis obligée de recevoir ce qui m’entoure de façon à pouvoir agir dessus. Je suis arrivée à l’état où toutes les réceptions, même celles que l’on considère comme les plus douloureuses, me laissent absolument tranquille et indifférente — « indifférente », pas une indifférence inactive : sans réaction pénible d’aucun genre, absolument neutre (geste tourné vers l’Éternel), d’une égalité parfaite. Mais dans cette égalité, il y a la connaissance précise de ce qui est à faire, ce qui est à dire, ce qui est à écrire, ce qui est à décider, enfin tout ce que comporte l’action. Tout cela se passe dans un état de neutralité parfaite, avec le sens du Pouvoir en même temps : le Pouvoir passe, le Pouvoir agit, et la neutralité reste — mais il n’y a pas le ravissement. Je n’ai pas l’enthousiasme, la joie, la plénitude de l’action.

Et je dois dire que l’état de conscience de ce ravissement serait dangereux dans l’état du monde tel qu’il est. Parce que cela a des réactions presque absolues — je vois que cet état de ravissement a un pouvoir for-mi-dable. Mais j’insiste sur le mot formidable, dans le sens que c’est intolérant, ou intolérable — plutôt intolérable — pour tout ce qui n’est pas semblable. C’est la même chose, ou presque (pas la même tout à fait, mais presque) la même chose que l’Amour divin suprême; la vibration de cette extase, ou de ce ravissement, est un petit début de la vibration de l’Amour divin, et cela, c’est absolument... oui, il n’y a pas d’autre mot, c’est intolérant dans le sens que cela n’admet pas la présence de quelque chose qui est contraire.

Alors, cela aurait des résultats effroyables, n’est-ce pas, pour la conscience ordinaire. Je le vois bien, parce que, quelquefois cette Puissance vient — cette Puissance vient, on a l’impression que tout va éclater. Parce qu’elle ne peut tolérer qu’une union, elle ne peut tolérer que la réponse qui accepte — qui reçoit et qui accepte. Et ce n’est pas une volonté arbitraire, c’est du fait meme de son existence, qui est toute-puissance — « toute-puissance », pas de la façon dont on comprend la toute-puissance : une toute-puissance réellement. C’est-à-dire qu’elle existe entièrement, totalement, exclusivement. Elle contient tout, mais ce qui est contraire à sa vibration est obligé de se changer, n’est-ce pas, puisque rien ne peut disparaître; et alors, ce changement immédiat, brutal pour ainsi dire, absolu, dans le monde tel qu’il est, c’est une catastrophe.

Voilà la réponse que j’ai reçue à mon problème.

Parce que c’était cela, je me disais : « Pourquoi ? Moi qui suis... à n’importe quelle seconde je n’ai qu’à faire comme cela (geste vers le haut) et c’est... il n’y a plus que le Seigneur, tout est Ça — mais d’une façon si absolue que tout ce qui n’est pas Ça disparaît! » Alors la proportion maintenant, (riant) c’est qu’il y aurait trop de choses qui devraient disparaître!

J’ai compris cela.

17 et 24 août 1963

Aphorismes - 95

95 — C’est seulement en renonçant parfaitement au désir ou en le satisfaisant parfaitement que Dieu peut venir nous embrasser absolument, car dans les deux cas la condition première est remplie  : le désir meurt.

Il est impossible de satisfaire parfaitement le désir — c’est une chose impossible. Et renoncer au désir aussi. On renonce à un désir et puis on en a un autre. Par conséquent, les deux sont relativement impossibles; ce qui est possible, c’est d’entrer dans une condition où il n’y a pas de désir.

(long silence)

C’est dommage que je ne puisse pas noter toutes ces expériences qui viennent, parce que, justement, ces jours-ci et pendant toute une période, il y avait la perception très claire du fonctionnement vrai, qui est l’expression de la Volonté suprême qui se traduit spontanément, naturellement, automatiquement à travers l’instrument individuel; on pourrait même dire (parce que le mental est tranquille, il se tient tranquille) à travers le corps; et la perception du moment où cette expression de la Volonté divine est troublée, déformée — distorted — par l’introduction du désir, la vibration spéciale du désir, qui a une qualité tout à fait à elle, et qui vient pour beaucoup de raisons apparentes : ce n’est pas seulement la soif de quelque chose, le besoin de quelque chose ni l’attachement à quelque chose; cette même vibration peut être déclenchée par le fait, par exemple, que la volonté exprimée paraît être, ou en tout cas a été prise pour l’expression de la Volonté suprême, mais il y a eu confusion entre l’action immédiate, qui était évidemment l’expression de la Volonté suprême, et le résultat qui devait en découler — c’est une erreur que l’on fait très souvent. On a l’habitude de penser que quand on veut cela, c’est cela qui doit venir; parce que la vision est trop courte — trop courte et trop limitée —, au lieu d’avoir une vision d’ensemble qui ferait voir que cette vibration-là était nécessaire pour déclencher un certain nombre d’autres vibrations, et que c’est l’ensemble de tout cela qui produira un effet, qui n’est pas l’effet immédiat de la vibration émise. Je ne sais pas si c’est clair, mais c’est une expérience constante.

Et justement, pendant cette période, j’ai fait l’étude et l’observation du phénomène : comment la vibration de désir s’ajoute à la vibration de la Volonté émise par le Suprême — pour les petits actes de tous les jours. Et avec la vision d’en haut (si l’on prend soin, n’est-ce pas, de garder la conscience de cette vision d’en haut), on voit comment cette vibration émise était exactement la vibration émise par le Suprême, mais au lieu d’obtenir le résultat immédiat que la conscience superficielle attendait, c’était pour déclencher tout un ensemble de vibrations et pour arriver à un autre résultat, plus lointain et plus complet. Je ne parle pas de grandes choses ni d’actions terrestres, je parle des toutes petites choses de la vie; par exemple, dire à quelqu’un : « Donne-moi cela », et ce quelqu’un, au lieu de donner cela, ne comprend pas et donne autre chose; alors, si l’on ne prend pas soin de garder une vision d’ensemble, il peut se produire une certaine vibration, mettons d’impatience, ou un manque de satisfaction, avec l’impression que la vibration du Seigneur n’est pas comprise et n’est pas reçue; eh bien, c’est cette petite vibration ajoutée, d’impatience, ou, en fait, d’incompréhension de ce qui arrive, cette impression d’un manque de réceptivité ou de réponse, qui est de la qualité du désir — on ne peut pas appeler cela un désir, mais c’est le même genre de vibration — et c’est cela qui vient compliquer les choses. Si on a la vision complète, exacte, on sait que le « donne-moi cela » produira autre chose que le résultat immédiat, et que cette autre chose amènera une autre chose qui est exactement celle qui doit être. Je ne sais pas si je suis claire, c’est un peu compliqué! Mais cela me donnait la clef de la différence de qualité entre la vibration de la Volonté et la vibration du désir. Et en même temps, la possibilité d’éliminer cette vibration de désir par une vision plus large et plus totale — plus large, plus totale et plus lointaine, c’est-à-dire d’un ensemble plus vaste.

Et j’insiste là-dessus, parce que cela élimine tout élément moral. Cela élimine cette notion péjorative du désir. De plus en plus, la vision élimine toutes les notions de bien, de mal, de bon, de mauvais, d’inférieur, de supérieur et tout cela ; c’est seulement ce que l’on pourrait presque appeler une différence de qualité vibratoire — « qualité » donne encore l’idée d’une supériorité ou d’une infériorité, ce n’est pas qualité, ce n’est pas intensité; je ne sais pas le mot scientifique qu’ils emploient pour distinguer une vibration d’une autre, mais c’est cela.

Et alors, ce qui est remarquable, c’est que la vibration, ce que l’on pourrait appeler la qualité de la vibration qui vient du Seigneur, est constructrice — elle construit et elle est paisible et lumineuse; et cette autre vibration de désir et similaires complique, détruit et embrouille, tord les choses — les embrouille et les déforme, les tord —, et cela enlève la lumière; cela produit une grisaille, qui peut s’intensifier avec des mouvements violents allant jusqu’à des ombres très fortes. Mais même là où il n’y a pas de passion, où la passion n’intervient pas, c’est comme cela. N’est-ce pas, la réalité physique est devenue seulement un champ de vibrations qui s’entremêlent et qui, malheureusement, s’entrechoquent aussi, sont en conflit; et le choc, le conflit est un paroxysme de ce genre de trouble, de désordre et de confusion que créent certaines vibrations, au fond qui sont des vibrations d’ignorance — c’est parce que l’on ne sait pas. Ce sont des vibrations d’ignorance. Et trop petites, trop étroites, trop limitées — trop courtes. Ce n’est plus du tout le problème vu à un point de vue psychologique, ce sont seulement des vibrations.

Si l’on regarde à un point de vue psychologique... Sur le plan mental, c’est très facile; sur le plan vital, ce n’est pas très difficile; sur le plan physique, c’est un peu plus lourd, parce que cela prend l’allure de « besoins »; mais là aussi il y a eu un champ d’expériences ces jours-ci : l’étude des conceptions médicales et scientifiques de la construction du corps, de ses besoins et de ce qui lui est bon ou mauvais; et cela, réduit à son essence, revient encore à une même question de vibrations. C’était assez intéressant : il y a eu l’apparence (parce que toutes les choses telles que les voit la conscience ordinaire sont purement apparentes), il y a eu l’apparence d’un empoisonnement par la nourriture, et alors cela a été l’objet d’une étude particulière pour trouver s’il y avait un absolu dans l’empoisonnement, ou si c’était relatif, c’est-à-dire basé sur l’ignorance et la mauvaise réaction, et l’absence de la Vibration véritable. Et la conclusion était que c’est une question de proportion entre la quantité, la somme des vibrations qui appartiennent au Seigneur, et des vibrations qui appartiennent encore à l’obscurité; et suivant la proportion, cela prend l’allure de quelque chose de concret, de réel, ou de quelque chose qui peut être éliminé, c’est-à-dire qui ne résiste pas à l’influence de la vibration de Vérité. Et c’était très intéressant, parce que dès que la conscience a été avertie de la cause du trouble dans le fonctionnement du corps (n’est-ce pas, la conscience a perçu d’où cela venait, ce que c’était), immédiatement a commencé l’observation avec l’idée : « Voyons ce qui se passe. » D’abord, mettre le corps dans un repos parfait avec cette certitude (qui est toujours là) que rien n’arrive que par la Volonté du Seigneur, et que l’effet aussi est la Volonté du Seigneur, toutes les conséquences sont la Volonté du Seigneur, et que, par conséquent, il faut être bien tranquille; alors le corps est bien tranquille : pas de trouble, il ne s’agite pas, pas vibrant, rien — très tranquille. Après cela, dans quelle mesure les effets sont-ils inévitables ? Parce qu’une certaine quantité de matière, qui contenait un élément non favorable aux éléments du corps et à la vie du corps a été absorbée, quelle est la proportion entre les éléments favorables et les éléments défavorables, ou entre les vibrations favorables et les vibrations défavorables. Et alors, j’ai vu très clairement : la proportion diffère suivant la quantité de cellules du corps qui est sous l’influence directe, qui répond seulement à la Vibration suprême, et puis les autres qui appartiennent encore à la façon ordinaire de vibrer. Et c’était très clair, parce que l’on voyait tous les possibles, depuis la masse ordinaire qui est complètement bouleversée par cette intrusion et où il faut se battre avec tous les moyens ordinaires pour se débarrasser de l’indésirable élément, jusqu’à la totalité de la réponse cellulaire à la Force suprême, qui fait que cela ne peut avoir aucun effet; mais cela, c’est encore le rêve de demain — nous sommes en route. Et la proportion est devenue assez favorable — je ne peux pas dire toute-puissante, il s’en faut de beaucoup —, mais assez favorable, ce qui fait que les conséquences du malaise n’ont pas duré très longtemps et le dommage a été pour ainsi dire minime.

Mais toutes les expériences en ce moment, l’une après l’autre — toutes les expériences physiques, du corps — amènent à la même conclusion : tout dépend de la proportion entre les éléments qui répondent exclusivement à l’influence du Suprême, les éléments qui sont moitié-moitié, en cours de route de transformation, et les éléments qui sont encore dans le vieux processus de vibration de la Matière. Le nombre de ceux-là paraît diminuer; il paraît diminuer beaucoup, mais enfin il y en a encore assez pour produire des effets ou des réactions désagréables — des choses qui ne sont pas transformées, qui appartiennent encore à la vie ordinaire. Mais tous les problèmes — que ce soient des problèmes psychologiques, des problèmes purement matériels, des problèmes chimiques —, tout le problème se réduit à cela : ce ne sont rien que des vibrations. Et il y a la perception de cet ensemble de vibrations et de ce que l’on pourrait appeler, d’une façon très grossière et très approximative, la différence entre les vibrations constructrices et les vibrations destructives. Nous pourrons (c’est une façon de parler, simplement) dire que toutes les vibrations qui viennent de l’Un et qui expriment l’Unité sont constructrices, et que toutes les complications de la conscience ordinaire séparatiste mènent à la destruction.

(long silence)

On dit toujours que c’est le désir qui crée les difficultés, et c’est comme cela, n’est-ce pas. Le désir peut être simplement quelque chose d’ajouté à une vibration de volonté. La volonté — quand c’est la Volonté une, la Volonté suprême qui s’exprime — est directe, immédiate, il n’y a pas d’obstacles possibles; alors tout ce qui retarde, empêche, complique, ou même fait échouer, est nécessairement le mélange du désir.

On voit cela pour tout. Par exemple, prenons un champ d’action extérieur, avec le monde extérieur, les choses extérieures. Naturellement, dire que c’est « extérieur », c’est simplement se mettre dans une position fausse mais, par exemple, on dit à quelqu’un, dans la conscience la plus haute, celle de la Vérité : « Va (je donne un exemple parmi des millions), va, vois celuici, dis-lui cela pour obtenir cela. » Si la personne est réceptive, immobile intérieurement et surrendered [offerte, soumise], elle va, elle voit celui-ci, lui dit cela, et la chose se fait — sans aucune complication, comme cela. Si la personne a une conscience mentale active, n’a pas la foi totale et a tout le mélange de ce qu’apportent l’ego et l’Ignorance, elle voit les difficultés, elle voit les problèmes à résoudre, elle voit toutes les complications — naturellement, tout cela se produit; et alors, suivant la proportion (toujours, tout est une question de proportion), suivant la proportion, cela crée des complications, cela prend du temps, la chose est retardée, ou, un peu plus mal, elle est déformée, elle ne se produit pas exactement comme elle doit se produire, elle est changée, elle est diminuée, elle est déformée, ou, finalement, elle ne se fait pas du tout — il y a beaucoup, beaucoup de degrés, mais tout cela appartient au domaine des complications (des complications mentales) et du désir. Tandis que l’autre manière est immédiate. Des exemples de ces cas sont innombrables (de tous les cas) et aussi du cas immédiat. Alors les gens vous disent : « Oh ! vous avez fait un miracle » — il n’y a pas de miracle fait : c’est comme cela que ça doit être toujours. C’est que l’intermédiaire ne s’est pas ajouté à l’action.

Je ne sais pas si c’est clair, mais enfin...

Alors, cela peut aller depuis la plus petite chose jusqu’à une action terrestre. Et il y a l’exemple, dans l’action terrestre, de choses qui ont été faites ainsi — si on a le bon intermédiaire. Personne n’a compris comment cela s’est fait, pourquoi cela s’est fait — comme cela, tout simplement, tout simplement, tout s’est arrangé. Et dans d’autres cas, pour obtenir un visa ou un permis, il faut soulever des montagnes. Alors, depuis la plus petite chose, le plus petit malaise physique, jusqu’à l’action la plus mondiale, c’est tout le même principe, tout se réduit au même principe.

4 novembre 1963

Aphorismes - 96

96 — Que ton âme fasse l’expérience de la vérité des Écritures, puis, si tu le veux, raisonne ton expérience et donne-lui une expression intellectuelle, et même alors méfie-toi de tes formules, mais ne doute jamais de ton expérience.

Cela ne demande pas d’explications.

C’est-à-dire qu’il faudrait expliquer, pour les enfants, que la formule, quelle qu’elle soit, les Écritures, quelles qu’elles soient, sont toujours une diminution de l’expérience, inférieures à l’expérience.

Il y a peut-être des gens qui ont besoin de le savoir.

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Aphorismes - 97

97 — Quand tu affirmes l’expérience de ton âme et que tu nies, parce qu’elle est différente, l’expérience d’une autre âme,sache que Dieu se moque de toi. N’entends-tu pas son rire amusé derrière le rideau de ton âme ?

Oh! c’est charmant.

On peut seulement faire une réflexion souriante : ne doute jamais de ton expérience, parce que ton expérience est la vérité de ton être, mais n’imagine pas que cette vérité soit universelle; et sur la base de cette vérité-là, ne nie pas la vérité des autres, parce que, pour chacun, son expérience est la vérité de son être. Et une Vérité totale ne serait que l’ensemble de toutes ces vérités individuelles... plus l’expérience du Seigneur Lui-même!

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Aphorismes - 98

98 — La révélation est une vision directe de la Vérité, une audition directe ou un souvenir inspiré, drishti, shruti, smriti ; c’est l’expérience la plus haute et toujours susceptible d’un renouveau d’expérience. La parole des Écritures est la suprême autorité, non parce que Dieu l’a prononcée, mais parce que l’âme l’a vue.

Je suppose que c’est la réponse à la croyance biblique des « commandements de Dieu » reçus par Moïse, que le Seigneur aurait prononcés Lui-même et que Moïse aurait entendus — c’est une façon détournée de dire (Mère rit) que ce n’est pas possible.

« La suprême autorité parce que l’âme l’a vue » — mais ce ne peut être une suprême autorité que pour l’âme qui l’a vue, pas pour toutes les âmes. L’âme qui a eu cette expérience et qui a vu, pour elle c’est une suprême autorité, mais pas pour les autres.

C’était l’une des choses qui me faisait réfléchir quand j’étais tout enfant, ces dix « commandements », qui sont d’ailleurs d’une banalité extraordinaire. « Aime ton père et ta mère... ne tue pas... » c’est d’une écœurante banalité. Et Moïse est monté sur le Sinaï pour entendre cela.

Maintenant, je ne sais pas si Sri Aurobindo pensait aux Écritures indiennes... Il y a eu des Écritures chinoises aussi...

(silence)

De plus en plus, mon expérience est que la révélation (cela vient, n’est-ce pas), la révélation peut s’appliquer universellement, mais, dans sa forme, elle est toujours personnelle — toujours personnelle.

C’est comme si l’on avait un angle de vision de la Vérité. C’est forcément, forcément un angle, de la minute où c’est mis en mots.

On a l’expérience, sans mots et sans pensée, d’une espèce de vibration qui vous donne la sensation d’une vérité absolue, et puis, si l’on reste très immobile, sans rien chercher à savoir, au bout d’un certain temps c’est comme si cela passait à travers un filtre, et cela se traduit par une sorte d’idée. Puis cette idée... c’est une idée encore un peu floue, c’est-à-dire très générale, mais si l’on reste encore très immobile, attentif et silencieux, cela passe par un autre filtre, et alors c’est une sorte de condensation qui se produit, comme des gouttes, et cela devient des mots.

Mais cela, quand on a eu l’expérience tout à fait sincèrement (n’est-ce pas, que l’on ne se « monte pas le coup »), c’est nécessairement seulement un point, une façon de dire la chose, c’est tout. Et ce ne peut être que cela. Il y a, d’ailleurs, une observation très évidente, c’est que quand on se sert habituellement d’une certaine langue, cela vient dans cette langue; pour moi, cela vient toujours en anglais ou en français — cela ne vient pas en chinois, cela ne vient pas en japonais! Les mots sont nécessairement anglais ou français; et quelquefois un mot sanskrit, mais parce que, physiquement, j’ai appris le sanskrit; il est arrivé que j’entende (pas physiquement) du sanskrit prononcé par un autre être, mais cela ne se cristallise pas, cela reste dans le flou; et quand je reviens à une conscience tout à fait matérielle, je me souviens d’un certain son vague, mais pas d’un mot précis. Par conséquent, c’est toujours un angle individuel, de la minute où cela se formule.

Il faut avoir une sorte de sincérité très austere. On est pris par un enthousiasme, parce que l’expérience apporte une puissance extraordinaire, la Puissance est là — elle est là avant les mots, elle diminue avec les mots — mais la Puissance est là, et avec cette Puissance on se sent très universel, on a l’impression : « C’est une Révélation universelle » — oui, c’est une révélation universelle, mais quand tu dis cela avec des mots, ce n’est plus universel ; cela ne s’applique plus qu’aux cerveaux qui sont construits pour comprendre cette façon de dire. La Force est derrière, mais il faut dépasser les mots.

(silence)

De plus en plus me viennent ces sortes de choses que je griffonne sur un bout de papier, et c’est toujours le même processus : toujours, d’abord, une sorte d’éclatement — c’est comme un éclatement de puissance de vérité, cela fait comme un grand feu d’artifice bien blanc... (Mère sourit) beaucoup plus qu’un feu d’artifice! Et puis ça roule et ça roule (geste au-dessus de la tête), ça travaille et ça travaille; puis l’impression d’une idée (mais l’idée est dessous, l’idée est comme un revêtement) et l’idée contient sa sensation, elle amène aussi la sensation — la sensation était avant, mais sans idée, alors on ne pouvait pas définir la sensation. Il n’y a qu’une chose : c’est toujours un éclatement de Pouvoir lumineux. Et puis, après, si l’on regarde cela et que l’on reste bien tranquille, que la tête se taise surtout — tout se tait (geste immobile tourné vers le haut), alors, tout d’un coup, quelqu’un parle dans la tête — quelqu’un parle. Et c’est cet éclatement qui parle. Alors je prends un crayon, un papier et j’écris. Mais entre ce qui parle et ce qui écrit, il y a encore un petit passage, là, qui fait que quand c’est écrit, il y a quelque chose là-haut qui n’est pas satisfait; alors je me tiens encore tranquille : « Non, pas ce mot-là, celui-ci » — quelquefois il faut deux jours pour que ce soit tout à fait définitif. Mais ceux qui se satisfont de la puissance de l’expérience, ils vous bâclent cela et ils vous envoient dans le monde des révélations sensationnelles qui sont des déformations de la Vérité.

Il faut être très pondéré, très tranquille, très critique — surtout très tranquille, silencieux, silencieux, silencieux ; pas chercher à empoigner l’expérience : « Ah! qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est ? », alors on abîme tout — mais regarder, regarder très attentivement. Et dans les mots, il y a un restant, quelque chose qui reste de la vibration première (si peu !), mais il y a quelque chose, quelque chose qui vous fait sourire, qui est agréable, qui pétille comme un vin mousseux, et puis ici (Mère montre un mot ou un passage d’une note imaginaire) c’est terne; alors on regarde avec sa connaissance de la langue, ou avec le sens du rythme des mots : « Là, il y a un caillou », il faut enlever le caillou; puis on attend, et tout d’un coup cela vient, poff! cela tombe à sa place, le vrai mot. Si l’on est patient, au bout d’un ou deux jours, cela devient tout à fait exact.

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Aphorismes - 99

99 — La parole de l’Écriture est infaillible ; c’est dans l’interprétation qu’y ajoutent le cœur et la raison que se glisse l’erreur.

Je ne suis pas tout à fait sûre que ce ne soit pas ironique... Aux gens qui disent « L’Écriture est infaillible », il répond : « Oui, oui, c’est entendu, les Écritures sont infaillibles, mais méfie-toi de ta propre compréhension! »

Mais voici la parole de Vérité :

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Aphorismes - 100

100 — Jette loin de toi toute bassesse, toute étroitesse, toute superficialité dans ta pensée et ton expérience religieuses. Sois plus vaste que les plus vastes horizons, plus élevé que les plus hauts Kanchanjanghâ, plus profond que les plus profonds océans.

5 février 1964

Aphorismes - 101, 102

101 — Dans la vision de Dieu, il n’y a ni près ni loin, ni présent, ni passé, ni futur. Ces choses ne sont qu’une perspective commode pour son tableau du monde.

102 — Pour les sens, il est toujours vrai que le soleil tourne autour de la terre ; mais c’est faux pour la raison. Pour la raison, il est toujours vrai que la terre tourne autour du soleil ; mais c’est faux pour la vision suprême. Ni la terre ni le soleil ne bougent ; il y a seulement un changement dans la relation de la conscience du soleil et de la conscience de la terre.

(long silence)

Impossible, je ne peux rien dire.

Cela voudrait dire que notre perception habituelle du monde physique est une perception fausse.

Oui, naturellement.

Mais alors, à quoi ressemblerait la perception vraie...

Eh bien oui, voilà !

... la perception vraie du monde physique — des arbres, des gens, des pierres — à quoi cela ressemble pour un œil supramental ?

C’est justement ce que l’on ne peut pas dire! Quand on a la vision et la conscience de l’Ordre de Vérité, de ce qui est direct, l’expression directe de la Vérité, on a immédiatement l’impression de quelque chose d’inexprimable, parce que tous les mots appartiennent à l’autre domaine; toutes les images, toutes les comparaisons, toutes les expressions appartiennent à l’autre domaine.

J’ai eu cette grosse difficulté précisément (c’était le 29 février); pendant tout le temps que je vivais dans cette conscience de la manifestation directe de la Vérité, j’ai essayé de formuler ce que je sentais, ce que je voyais — c’était impossible. Il n’y avait pas de mots. Et immédiatement, rien que la formule faisait retomber instantanément dans l’autre conscience.

À cette occasion, le souvenir de cet aphorisme du soleil et de la terre m’était revenu... même dire : « changement de conscience » — changement de conscience, c’est encore un mouvement.

Je crois que l’on ne peut rien dire. Je ne me sens pas capable de dire, parce que tout ce que l’on dit, ce sont des approximations pas intéressantes.

Mais quand tu es dans cette Conscience de Vérité, est ce une expérience « subjective » ou est ce que la Matière elle-même change d’aspect ?

Oui, tout — le monde tout entier est différent! Tout est différent. Et l’expérience m’a convaincue d’une chose, que je continue à sentir constamment, c’est que les deux états (de Vérité et de Mensonge) sont simultanés, concomitants, et que c’est seulement... oui, ce qu’il appelle un « changement de conscience », c’est-à-dire que l’on est dans cette conscience-ci ou l’on est dans cette conscience-là, mais on ne bouge pas pour autant.

Nous sommes obligés d’employer des mots qui bougent, parce que, pour nous, tout bouge, mais ce changement de conscience n’est pas un mouvement — ce n’est pas un mouvement. Et alors, comment pouvons-nous parler de cela, décrire cela ?...

Même si nous disons « un état qui prend la place d’un autre », prendre la place de... immédiatement nous introduisons le mouvement — tous nos mots sont comme cela, qu’est-ce que nous pouvons dire ?

Encore hier, l’expérience était tout à fait concrète et puissante, qu’il n’est pas besoin de se déplacer ou de déplacer quoi que ce soit pour que cette Conscience de Vérité remplace la conscience de déformation ou de distorsion. C’est-à-dire que la capacité de vivre et d’être cette Vibration vraie — essentielle et vraie — paraît avoir le pouvoir de substituer cette Vibration à la vibration de Mensonge et de Déformation, au point que... Par exemple, le résultat de la Déformation ou de la vibration de Déformation, devait être naturellement un accident, ou une catastrophe; mais si, au sein de ces vibrations, il y a une conscience qui a le pouvoir de devenir consciente de la Vibration de Vérité, et par conséquent de manifester la Vibration de Vérité, cela peut — et cela doit — annuler l’autre; ce qui se traduirait dans le phénomène extérieur par une intervention qui arrêterait la catastrophe.

C’est une impression qui vient grandissante, que le Vrai est le seul moyen de changer le monde; que tous les autres procédés de lente transformation sont toujours en tangente (on approche de plus en plus, mais on n’arrive jamais) et que le dernier pas, ce doit être cela, cette substitution de la Vibration vraie.

On a des preuves partielles. Mais comme elles sont partielles, elles ne sont pas probantes; parce que, pour la vision et la compréhension ordinaires, on peut toujours trouver des explications, dire que c’était « prévu » et « prédestiné » que l’accident avorterait, par exemple, et, par conséquent, que ce n’est pas du tout cette intervention qui l’a fait avorter, mais le « Déterminisme » qui l’avait décidé. Et comment prouver ? Comment même se prouver à soi-même qu’il en est autrement ? Ce n’est pas possible.

N’est-ce pas, dès que l’on exprime, on entre dans le mental, et dès que l’on entre dans le mental, il y a cette espèce de logique, qui est effroyable parce qu’elle est toute-puissante : si tout est déjà existant, coexistant, de toute éternité, comment peut-on changer une chose en une autre ?... Comment quoi que ce soit peut-il « changer » ?

On vous dit (Sri Aurobindo vient de le dire lui-même) que pour la conscience du Seigneur, il n’y a ni passé ni temps, ni mouvement, ni rien — tout est. Pour traduire, nous disons « de toute éternité », ce qui est une ânerie, mais enfin tout est. Alors tout est (Mère se croise les bras) et puis c’est fini, il n’y a rien à faire. N’est-ce pas, cette conception-là, ou plutôt cette façon de dire (parce que c’est seulement une façon de dire) annule le sens du progrès, annule l’évolution, annule... On vous dit : il fait partie du Déterminisme que vous devez faire l’effort de progrès — oui, tout cela, c’est de la rhétorique.

Et notez que cette façon de dire, c’est une minute d’expérience, mais ce n’est pas l’expérience totale. Il y a un moment où l’on sent comme cela, mais ce n’est pas total, c’est partiel. C’est seulement une façon de sentir, ce n’est pas tout. Il y a quelque chose de beaucoup plus profond et de beaucoup plus inexprimable, dans la conscience éternelle, que cela — beaucoup plus. Cela, c’est seulement le premier ahurissement que l’on a quand on sort de la conscience ordinaire, mais ce n’est pas tout. Ce n’est pas tout. Quand le souvenir de cet aphorisme m’est revenu, ces jours-ci, j’avais l’impression que c’était seulement juste un petit aperçu que l’on a tout d’un coup et une sensation d’opposition entre les deux états, mais ce n’est pas tout — ce n’est pas tout. Il y a autre chose que cela.

Il y a autre chose, qui est tout autre chose que ce que nous comprenons, mais qui se traduit par ce que nous comprenons.

Et cela, on ne peut pas le dire. On ne peut pas le dire parce que c’est inexprimable, inexprimable.

Ceci revient à sentir que tout ce qui, dans notre conscience ordinaire, devient faux, mensonger, déformé, tortueux, tout est essentiellement vrai pour la Conscience de Vérité. Mais de quelle manière est-ce vrai ? C’est justement quelque chose qui ne peut pas se dire avec des mots, parce que les mots appartiennent au Mensonge.

C’est-à-dire que la matérialité du monde ne serait pas annulée par cette Conscience, elle serait transfigurée ?... Ou est ce que ce serait un tout autre monde ?

(silence)

Il faudrait s’entendre... J’ai peur que ce que nous appelons « la Matière » ne soit justement l’apparence mensongère du monde.

Il y a quelque chose qui correspond, mais...

N’est-ce pas, cet aphorisme aboutirait à une subjectivité absolue, et ce serait seulement cette subjectivité absolue qui serait vraie — eh bien, ce n’est pas comme cela. Parce que c’est le pralaya, c’est le Nirvâna. Eh bien, il n’y a pas que le Nirvâna, il y a une objectivité qui est réelle, qui n’est pas mensongère — mais comment dire!... C’est une chose que j’ai sentie plusieurs fois — plusieurs fois, pas seulement en un éclair — la réalité de... comment s’exprimer ? on est toujours trompé par ses mots... Dans le parfait sens de l’Unité et dans la conscience de l’Unité, il y a place pour l’objectif, l’objectivité — l’un ne détruit pas l’autre, du tout; on peut avoir la sensation d’une différenciation ; non pas que ce ne soit pas soi, mais c’est une vision différente... Je vous l’ai dit, tout ce que l’on peut dire n’est rien, ce sont des âneries, parce que les mots sont faits pour exprimer le monde irréel, mais... Oui, c’est peut-être ce que Sri Aurobindo appelle le sens de la « Multiplicité dans l’Unité », cela correspond peut-être un peu ; de même que l’on sent la multiplicité interne de son être, quelque chose comme cela... Je n’ai plus du tout la sensation du moi séparé, plus du tout, du tout, même dans le corps, et cela ne m’empêche pas d’avoir un certain sens du rapport objectif — oui, tiens, cela revient à sa « relation de conscience entre la terre et le soleil », qui change. (riant) C’est vrai que c’est peut-être la meilleure façon de dire! C’est une relation de conscience. Ce n’est pas du tout la relation de soi et « d’autres » — du tout, c’est complètement annulé —, mais cela pourrait ressembler à la relation de conscience entre les différentes parties de son être. Et cela donne de l’objectivité aux différentes parties, évidemment.

(long silence)

Pour en revenir à cet exemple très facilement compréhensible de l’accident qui avorte, on peut très bien concevoir que l’intervention de la Conscience de Vérité était décidée « de toute éternité » et qu’il n’y a aucun élément « nouveau », mais cela n’empêche pas que c’est cette intervention qui a arrêté l’accident (ce qui donne une image exacte du pouvoir de cette Conscience vraie sur l’autre). Si l’on projette sa manière d’être sur le Suprême, on peut concevoir qu’Il s’amuse à faire beaucoup d’expériences, pour voir comment cela joue (c’est autre chose, cela n’empêche pas qu’il y ait une Toute-Conscience qui sache de toute éternité toutes choses — tout cela avec des mots absolument inadéquats), mais cela n’empêche pas que quand on regarde le procédé, c’est cette intervention qui a pu faire avorter l’accident : la substitution d’une conscience vraie à une conscience mensongère a arrêté le processus de la conscience mensongère.

Et cela me paraît se passer assez souvent — beaucoup plus souvent qu’on ne le croit. Par exemple, chaque fois qu’une maladie est guérie, chaque fois qu’un accident est évité, chaque fois qu’une catastrophe, même terrestre, est évitée, tout cela, c’est toujours l’intervention de la Vibration d’Harmonie dans la vibration de Désordre qui permet que le Désordre cesse.

Alors les gens, les fidèles qui disent toujours : « Par la grâce de Dieu, ceci est arrivé », ce n’est pas si faux.

Je constate seulement un fait, que c’est cette Vibration d’Ordre et d’Harmonie qui est intervenue (les raisons de son intervention n’ont rien à voir, c’est seulement une constatation scientifique), et cela, j’en ai eu un assez grand nombre d’expériences.

Ce serait le processus de transformation du monde ?

Oui.

Une incarnation de plus en plus constante de cette Vibration d’Harmonie.

C’est cela, oui, exactement. Exactement.

Et même, à ce point de vue, j’ai vu... N’est-ce pas, l’idée ordinaire que c’est nécessairement dans le corps, où la Conscience s’exprime d’une façon plus constante, que le phénomène [de transformation] doit se produire en premier, cela paraît tout à fait inutile et secondaire; au contraire, cela se produit partout en même temps où cela peut se produire le plus facilement et le plus totalement, et ce n’est pas nécessairement cet agglomérat de cellules (Mère désigne son propre corps) qui est le plus prêt à cette opération. Par conséquent, il peut rester pendant très longtemps apparemment ce qu’il est, même si sa compréhension et sa réceptivité sont particulières. Je veux dire que la conscience (awareness), la perception consciente de ce corps est infiniment supérieure à celle que peuvent avoir tous ceux avec lesquels il est mis en rapport, excepté à des minutes — des minutes — où d’autres corps ont, comme une grâce, la Perception ; tandis que, pour lui, c’est un état naturel et constant ; c’est le résultat effectif du fait que cette Conscience de Vérité est plus constamment concentrée sur cet ensemble de cellules que sur les autres — plus directement ; mais le remplacement d’une vibration par l’autre, dans les faits, dans l’action, dans l’objet, cela vient à l’endroit où c’est le plus frappant et le plus efficace au point de vue des résultats.

C’est une chose que j’ai sentie d’une façon très, très claire, et que l’on ne peut pas sentir tant que l’ego physique est là, parce que l’ego physique a le sens de son importance, et cela disparaît tout à fait avec l’ego physique; quand il disparaît, on a la perception exacte que l’intervention ou la manifestation de la Vibration vraie ne dépend pas des egos ni des individualités (individualités humaines ou individualités nationales, ou même individualité de la Nature : animaux, plantes, etc.), cela dépend d’un certain jeu des cellules et de la Matière où il y a des agglomérations qui sont particulièrement favorables pour produire la transformation — pas « transformation », la substitution, pour être exact, la substitution de la Vibration de Vérité à la vibration de Mensonge. Et le phénomène peut être très indépendant des groupements et des individualités (ce peut être un morceau ici, un morceau là, une chose là, une chose là); et cela correspond toujours à une certaine qualité de vibration, qui produit comme un gonflement — un gonflement réceptif —, alors là, le phénomène peut se produire.

Malheureusement, je le disais au début, tous les mots appartiennent au monde de l’apparence.

(silence)

Et c’est mon expérience de tous ces temps-ci, avec une vision et une conviction (la conviction d’une expérience) : les deux vibrations sont comme cela (geste indiquant une superposition et une infiltration), tout le temps. Tout le temps, tout le temps.

Peut-être que l’émerveillement vient quand la quantité infiltrée est suffisamment grande pour être perceptible. Mais j’ai l’impression — et une impression très aiguë — que c’est un phénomène qui se produit tout le temps, tout le temps, partout, d’une façon minuscule (geste d’infiltration en pointillement), infinitésimale; et que dans certaines circonstances, conditions, qui sont visibles — visibles pour cette vision-là (c’est une sorte de gonflement lumineux, je ne peux pas expliquer) — là, la masse de l’infiltration est suffisante pour donner l’impression du miracle. Mais autrement, c’est quelque chose qui se produit tout le temps, tout le temps, sans arrêt, dans le monde (même geste de pointillement), comme une quantité infinitésimale de Mensonge remplacée par la Lumière, Mensonge remplacé par la Lumière... constamment.

Et cette Vibration (que je sens et que je vois), cela donne l’impression d’un feu. C’est cela que les rishis védiques devaient traduire par cette « Flamme 45 » — dans la conscience humaine, dans l’homme, dans la Matière. Ils parlaient toujours d’une « Flamme ». C’est en effet une vibration de l’intensité d’un feu supérieur.

Même le corps a senti, plusieurs fois, quand le Travail était très concentré ou condensé, que c’est l’équivalent d’une fièvre.

Il y a deux ou trois nuits, quelque chose comme cela s’est passé : il y a eu cette descente de Force, descente de cette Puissance de Vérité avec une intensité particulière... Eh bien, c’est ce qui se passe — qui se passe partout, tout le temps. Alors, si c’est dans un agglomérat assez considérable, cela donne l’apparence d’un miracle — mais c’est le miracle de la terre tout entière.

Et il faut tenir bon, parce que cela a des conséquences, cela amène une sensation de Pouvoir, et très peu de gens peuvent le sentir, l’éprouver sans être plus ou moins dérangés dans leur équilibre, parce qu’ils n’ont pas une base de paix suffisante — de paix vaste et très, très tranquille. Maintes fois j’ai dit : « Il n’y a qu’une réponse, une seule réponse. Il faut être tranquille, tranquille, et encore plus tranquille, et de plus en plus tranquille; et ne pas essayer avec votre tête de trouver une solution, parce qu’elle ne peut pas. Il faut seulement être tranquille — tranquille, tranquille, immuablement tranquille. Le calme et la paix, le calme et la paix... Et c’est la seule réponse. »

Je ne dis pas que ce soit la guérison, mais c’est la seule réponse : durer dans le calme et la paix, durer dans le calme et la paix...

Alors il se passera quelque chose.

25 mars 1964

Aphorismes - 103, 104, 105, 106, 107

103 — Vivékânanda, exaltant le sannyâsa 46, disait que dans toute l’histoire de l’Inde, il n’y avait qu’un Janaka 47. Il n’en est rien, car Janaka n’est pas le nom d’un seul individu, c’est une dynastie de rois maîtres d’eux-mêmes et le cri de triomphe d’un idéal.

104 — Parmi les milliers et les milliers de sannyâsins 48 vêtus d’ocre, combien sont parfaits ? C’est le petit nombre des accomplissements et le grand nombre des approximations qui justifient un idéal.

105 — S’il y a eu des centaines de sannyâsins parfaits, c’est parce que le sannyâsa a été partout prêché et abondamment pratiqué ; qu’il en soit de même pour la liberté idéale, et nous aurons des centaines de Janaka.

106 — Le sannyâsa a une robe officielle et des signes extérieurs, c’est pourquoi les hommes se figurent le reconnaître aisément ; mais la liberté d’un Janaka ne s’affiche pas, elle porte la robe du monde ; Nârada 49 lui-même était aveugle à sa présence.

107 — Il est dur d’être homme libre dans le monde, tout en vivant la vie ordinaire des hommes ; mais justement parce que c’est dur, il faut tenter de l’accomplir.

Cela paraît tellement évident!

C’est évident, mais c’est difficile.

N’est-ce pas, être libre de tout attachement, cela ne veut pas dire fuir les occasions d’attachement. Tous ces gens qui affirment leur ascétisme, non seulement fuient mais préviennent les autres qu’ils ne doivent pas essayer!

Cela me paraît tellement évident. Quand on a besoin de fuir une chose pour ne pas l’éprouver, cela veut dire que l’on n’est pas au-dessus, on est encore à ce niveau-là.

Tout ce qui supprime et diminue, ou amoindrit, ne libère pas. La liberté doit être éprouvée dans la totalité de la vie et des sensations.

Justement, j’ai fait toute une série d’études à ce sujet, sur le plan purement physique... Pour être au-dessus de toute erreur possible, on a tendance à supprimer les occasions d’erreur. Par exemple, si l’on ne veut pas dire de paroles inutiles, on ne parle plus; les gens qui se vouent au silence s’imaginent que c’est contrôler la parole — ce n’est pas vrai! c’est seulement supprimer l’occasion de parler, et par conséquent de dire des choses inutiles. Pour la nourriture, c’est la même chose : ne manger que juste ce qu’il faut. Dans l’état transitoire où nous nous trouvons, nous ne voulons plus vivre cette vie entièrement animale fondée sur les échanges matériels et la nourriture, mais ce serait folie de croire que l’on est arrivé à l’état où le corps peut subsister absolument sans nourriture (pourtant, il y a déjà une grande différence puisque l’on est en train d’essayer de trouver l’essence nutritive des choses, pour diminuer le volume), mais la tendance naturelle, c’est le jeûne — c’est une erreur!

De crainte de nous tromper dans nos actions, nous ne faisons plus rien; de crainte de nous tromper dans nos paroles, nous ne disons plus rien; de crainte de manger pour le plaisir de manger, on ne mange plus rien — ce n’est pas la liberté, c’est tout simplement réduire la manifestation à son minimum. Et l’aboutissement naturel, c’est le Nirvâna. Mais si le Seigneur voulait seulement le Nirvâna, il n’y aurait que le Nirvâna ! Il est évident qu’Il conçoit la coexistence de tous les contraires, et que, pour Lui, ce doit être le commencement d’une totalité. Alors on peut, évidemment, si l’on se sent fait pour cela, choisir une seule de Ses manifestations, c’est-à-dire l’absence de manifestation. Mais c’est encore une limitation. Et ce n’est pas la seule manière de Le trouver, il s’en faut!

C’est une tendance très répandue, qui provient probablement d’une suggestion ancienne, ou peut-être d’une pauvreté, d’une incapacité — réduire, réduire, réduire ses besoins, réduire ses activités, réduire ses paroles, réduire sa nourriture, réduire sa vie active, et tout cela devient si étriqué. Dans l’aspiration de ne plus faire de fautes, on supprime l’occasion de les faire — ce n’est pas une guérison.

Mais l’autre chemin est beaucoup, beaucoup plus difficile.

(silence)

Non, la solution, c’est de n’agir que sous l’impulsion divine, de ne parler que sous l’impulsion divine, de ne manger que sous l’impulsion divine. C’est cela qui est difficile, parce que, naturellement, on confond immédiatement l’impulsion divine avec les impulsions personnelles.

C’était cela l’idée, je crois, de tous les apôtres du renoncement : supprimer tout ce qui vient du dehors ou d’en bas, de façon que si quelque chose d’en haut se manifeste, on soit en état de le recevoir. Mais au point de vue collectif, c’est un processus qui peut prendre des milliers d’années. Au point de vue individuel, c’est possible; mais alors il faut garder intacte l’aspiration à recevoir la vraie impulsion — pas l’aspiration à la « libération » complète, mais l’aspiration à l’identification active avec le Suprême, c’est-à-dire ne vouloir que ce qu’Il veut, ne faire que ce qu’Il veut, n’exister que par Lui, en Lui. Alors on peut essayer la méthode du renoncement, mais c’est la méthode de celui qui veut se couper des autres. Et peut-il y avoir une intégralité dans ce cas-là ?... Cela ne me paraît pas possible.

Afficher publiquement ce que l’on veut faire, cela aide considérablement. Cela peut susciter des objections, des mépris, des conflits, mais c’est largement compensé par l’« attente » publique, si l’on peut dire, par ce que les autres attendent de vous. C’était certainement la raison de ces robes : prévenir les gens. Évidemment, cela peut attirer sur vous le mépris de certaines personnes et des mauvaises volontés, mais il y a tous ceux qui sentent qu’il ne faut pas toucher cela, ne pas s’en occuper, que ça ne les regarde pas.

Je ne sais pour quelle raison, mais cela m’a toujours paru un cabotinage — ce peut ne pas l’être, et dans certains cas ce ne l’est pas, mais c’est tout de même une façon de dire aux gens : « Ah! voilà ce que je suis. » Et je dis que cela peut aider, mais il y a des inconvénients.

C’est encore un enfantillage.

Tout cela, ce sont des moyens, des étapes, des marches, mais... la vraie liberté, c’est d’être libre de tout — de tous les moyens aussi.

(silence)

C’est une restriction, un resserrement, tandis que la Vraie Chose, c’est l’épanouissement, l’élargissement, l’identification avec le tout.

Quand on se réduit, se réduit, se réduit, on n’a pas le sentiment de se perdre, cela vous enlève la crainte de vous perdre — on devient quelque chose de solide et de compact. Mais si l’on choisit la méthode de l’élargissement — l’élargissement maximum —, il ne faut pas avoir peur de se perdre.

C’est beaucoup plus difficile.

Justement, comment est ce possible dans un monde extérieur qui vous absorbe constamment ? Je pense, par exemple, à ceux qui vivent en Occident; ils sont constamment avalés par le travail, les rendez-vous, les téléphones, ils n’ont pas une minute pour purifier ce qui tombe sans arrêt sur eux et se ressaisir. Dans ces condi tions, comment est ce possible ?

Ah! il faut en prendre et en laisser.

C’est l’autre extrême... Il est certain que les monastères, les retraites, la fuite dans les forêts ou les cavernes, sont nécessaires pour contrebalancer la suractivité moderne, et pourtant cela existe moins maintenant qu’il y a mille ou deux mille ans. Mais il me semble que c’était une incompréhension — cela n’a pas duré.

C’est évidemment l’excès d’activité qui rend nécessaire l’excès d’immobilité.

Mais comment trouver le moyen d’être ce qu’il faut dans les conditions ordinaires ?

Comment ne tomber ni dans un excès, ni dans l’autre ?

Oui, vivre normalement, et être libre.

Mon petit, c’est pour cela que l’on a fait l’Ashram! C’était cela, l’idée. Parce que, en France, j’étais tout le temps à me demander : « Comment a-t-on le temps de se trouver ? Comment a-t-on même le temps de comprendre le moyen de se libérer ? » Alors j’avais pensé : un endroit où les besoins matériels seront suffisamment satisfaits pour que si, vraiment, on veut se libérer, on puisse se libérer. Et c’est sur cette idée que l’Ashram a été fondé, non sur une autre — un endroit où les gens auraient des moyens d’existence suffisants pour avoir le temps de penser à la Vraie Chose.

(Mère sourit) La nature humaine est telle que la paresse a pris la place de l’aspiration (pas pour tous, mais enfin d’une façon assez générale) et la licence ou le libertinage, la place de la liberté. Ce qui tendrait à prouver que l’espèce humaine doit passer par une période de manipulation brutale afin d’être prête à se retirer plus sincèrement de l’esclavage à l’activité.

Le premier mouvement est bien celui-ci : « Enfin! trouver l’endroit où l’on puisse se concentrer, se trouver soi-même, vivre vraiment sans avoir la préoccupation des choses matérielles », c’est la première aspiration (c’est même là-dessus — en tout cas au début — que les disciples étaient choisis), mais ça ne dure pas! Les choses deviennent faciles, alors on se laisse aller. On n’a pas de contraintes morales, alors on fait des bêtises.

Mais on ne peut même pas dire que ce soit une erreur de recrutement — on serait tenté de le croire, mais ce n’est pas vrai; parce que le recrutement s’est fait sur un signe intérieur, assez précis et clair... C’est probablement une difficulté de garder sans mélange l’attitude intérieure. C’est justement cela que Sri Aurobindo voulait, essayait; il disait : « Si je trouve cent personnes, cela me suffit. » Mais ce n’était pas cent pendant longtemps, et je dois dire que quand c’était cent, c’était déjà mélangé.

Beaucoup de gens sont venus, attirés par la Vraie Chose, mais... on se relâche. C’est-à-dire une impossibilité de se maintenir ferme dans sa position vraie.

Oui, j’ai remarqué que dans l’extrême difficulté des conditions extérieures du monde, l’aspiration était beaucoup plus intense.

Mais oui!

C’est beaucoup plus intense, c’est presque une question de vie ou de mort.

Oui, c’est cela ! C’est-à-dire que l’homme est encore si fruste qu’il a besoin des extrêmes. C’est ce que Sri Aurobindo disait : pour que l’Amour soit vrai, il fallait la Haine; l’Amour vrai ne pouvait naître que sous la pression de la haine 50 . C’est cela. Eh bien, il faut accepter les choses telles qu’elles sont et tâcher d’aller plus loin, c’est tout.

C’est probablement pour cela qu’il y a tant de difficultés — les difficultés s’accumulent ici : difficultés de caractère, difficultés de santé et difficultés de circonstances —, c’est parce que la conscience s’éveille sous l’impulsion des difficultés. Si tout est facile et paisible, on s’endort.

C’est comme cela aussi que Sri Aurobindo expliquait la nécessité de la guerre. Dans la paix, on s’avachit.

C’est dommage.

Je ne peux pas dire que je trouve cela très joli, mais cela paraît être ainsi.

Au fond, c’est ce que Sri Aurobindo disait dans The Hour of God : si vous avez la Force et la Connaissance, et que vous ne profitiez pas de l’occasion, eh bien, malheur à vous.

Ce n’est pas du tout une vengeance, ce n’est pas du tout une punition, mais vous attirez une nécessité, la nécessité d’une impulsion violente — réagir contre une violence.

(silence)

C’est une expérience que j’ai de plus en plus : le contact avec cet Amour Divin véritable, pour qu’il puisse se manifester, c’est-à-dire s’exprimer librement, cela demande une puissance extraordinaire dans les êtres et dans les choses! qui n’existe pas encore. Autrement, tout se disloque.

Il y a des tas de détails très probants, mais naturellement, comme ce sont des « détails » ou des choses très personnelles, on ne peut pas en parler; mais sur la preuve ou les preuves d’expériences répétées, je suis obligée de dire ceci : quand cette Puissance d’Amour pur, merveilleuse n’est-ce pas, qui dépasse toute expression, dès qu’elle commence à se manifester amplement, librement, c’est comme si des quantités de choses s’écroulaient tout de suite — elles ne peuvent pas tenir. Elles ne peuvent pas tenir, c’est dissous. Alors... alors tout s’arrête. Et cet arrêt, que l’on pourrait croire une disgrâce, c’est le contraire! C’est une Grâce infinie.

Rien que la perception, un tout petit peu concrète et tangible, de la différence entre la vibration dans laquelle on vit d’une façon normale et presque continue, et cette Vibration-là, rien que la constatation de cette infirmité, que j’appelle nauséeuse — vraiment, cela donne la nausée —, cela suffit à tout arrêter.

Pas plus tard qu’hier, ce matin, il y a de longs moments où cette Puissance se manifeste, puis, tout d’un coup, il y a comme une Sagesse — une Sagesse incommensurable — qui fait que tout se détend dans une tranquillité parfaite : ce qui doit être sera, cela prendra le temps qu’il faudra. Et alors tout va bien. Comme cela, tout va bien, immédiatement. Mais la Splendeur s’éteint.

Il n’y a qu’à être patient.

Sri Aurobindo l’a écrit aussi : « Aspire intensément, mais sans impatience »... La différence entre l’intensité et l’impatience est très subtile — tout est une différence de vibration; c’est subtil, mais cela fait toute la différence.

Intensément, mais sans impatience. C’est cela, il faut être dans cet état-là.

Et pendant très longtemps, très longtemps, se contenter des résultats intérieurs, c’est-à-dire des résultats de réactions personnelles et individuelles, de contacts intérieurs avec le reste du monde — ne pas espérer, ou vouloir trop tôt, que les choses se matérialisent. Parce que l’on a une hâte qui généralement retarde les choses.

Si c’est comme cela, c’est comme cela.

Nous vivons — les hommes, je veux dire, vivent harcelés. C’est une espèce de sentiment semi-conscient de la durée si courte de leur vie; ils n’y pensent pas, mais ils le sentent d’une façon semi-consciente; et alors ils sont tout le temps à vouloir — vite, vite, vite — se précipiter d’une chose à l’autre, faire une chose vite pour passer à la suivante, au lieu que chaque chose vive dans son éternité propre. On est toujours à vouloir : en avant, en avant, en avant... Et on gâte le travail.

C’est pour cela que d’aucuns ont prêché : le seul moment important est le moment présent — pratiquement ce n’est pas vrai, mais au point de vue psychologique ce devrait être vrai. C’est-à-dire, vivre au maximum de sa possibilité, à chaque minute, sans prévoir ou vouloir ou attendre ou préparer la suivante. Parce que l’on est tout le temps pressé, pressé, pressé... et on ne fait rien de bien. Et on est dans une tension intérieure qui est tout à fait fausse — tout à fait fausse.

Tous ceux qui ont essayé d’être sages l’ont toujours dit (les Chinois l’ont prêché, les Indiens l’ont prêché) : vivre dans le sens de l’Éternité. En Europe aussi, on a dit qu’il faudrait contempler le ciel, les astres, et s’identifier à leur infinitude — toutes choses qui vous élargissent et vous apaisent.

Ce sont des moyens, mais c’est indispensable.

Et j’ai observé cela dans les cellules du corps : on dirait qu’elles sont toujours en hâte de faire ce qu’elles ont à faire, de peur qu’elles n’aient pas le temps de le faire. Alors elles ne font rien convenablement. Les gens brouillons (il y a des gens qui bousculent tout, leurs mouvements sont brusques et brouillons) ont cela à un grand degré, cette espèce de hâte — faire vite, faire vite, faire vite... Hier, quelqu’un se plaignait de douleurs rhumatismales et il disait : « Oh! cela fait perdre tant de temps, je fais les choses si lentement! » J’ai dit (Mère rit) : « Et puis après! » Il n’était pas content. N’est-ce pas, se plaindre quand on a mal, cela veut dire que l’on est douillet, et puis c’est tout, mais dire : « Je perds tant de temps, je fais les choses si lentement! » C’était le tableau très clair de cette hâte où sont les hommes — on traverse la vie en bolide... pour aller où ?... patatras au bout!

À quoi cela sert ?

(silence)

Au fond, la morale de tous ces aphorismes est qu’il est bien plus important d’être que de paraître — il faut vivre et non prétendre; et qu’il est beaucoup plus important de réaliser une chose entièrement, sincèrement, parfaitement, que de faire savoir aux autres qu’on la réalise.

C’est encore la même chose; quand on est dans la nécessité de dire ce que l’on fait, on abîme la moitié de son action.

Et pourtant, en même temps, cela vous aide à faire le point, à savoir exactement où vous en êtes.

C’était la sagesse du Bouddha quand il disait « le chemin du milieu », pas trop comme ceci, pas trop comme cela, pas tomber dans ceci, pas tomber dans cela — un peu de tout et un chemin équilibré... mais pur. La pureté et la sincérité, c’est la même chose.

6 septembre 1964

Aphorismes - 108

108 — Quand il observait les actes de Janaka, Nârada lui-même, le sage divin, pensait que c’était un mondain adonné au luxe et un libertin. Si tu ne vois pas l’âme, comment peux-tu dire qu’un homme est libre ou esclave ?

Cela soulève toutes sortes de questions. Par exemple, comment se fait-il que Nârada ne pouvait pas voir l’âme ?

Pour moi, c’est très simple. Nârada était un demi-dieu, n’est-ce pas, il appartenait au monde surmental et il avait la possibilité de se matérialiser, et ces êtres-là n’ont pas de psychique. Les dieux n’ont pas en eux l’étincelle divine qui est le centre du psychique, puisque c’est seulement sur la terre (je ne parle même pas de l’univers matériel), seulement sur la terre qu’il y a eu cette Descente de l’Amour Divin qui a été à l’origine de la Présence divine au centre de la Matière. Et naturellement, comme ils n’ont pas d’être psychique, ils ne connaissent pas l’être psychique. Il y a même de ces Êtres qui ont voulu prendre un corps physique afin d’avoir l’expérience de l’être psychique — il n’y en a pas beaucoup.

Généralement, ils ne l’ont fait que partiellement, par une « émanation », mais pas une descente totale. On dit, par exemple, que Vivékânanda était une incarnation (une vibhûti) de Shiva ; mais Shiva lui-même a clairement exprimé la volonté de ne venir sur la terre qu’avec le monde supramental. Quand la terre sera prête pour la vie supramentale, il viendra. Et presque tous ces êtres se manifesteront — ils attendent ce moment, ils ne veulent pas de la lutte et de l’obscurité de maintenant.

Et certainement, Nârada faisait partie de ceux qui venaient ici... au fond, c’était par amusement! Il jouait beaucoup avec les circonstances. Mais il n’avait pas la connaissance de l’être psychique et cela devait l’empêcher de reconnaître l’être psychique là où il était.

Mais toutes ces choses ne peuvent pas s’expliquer : ce sont des notions, des expériences personnelles, ce n’est pas une connaissance suffisamment objective pour être enseignée. On ne peut rien dire d’un phénomène qui dépend d’une expérience personnelle et qui n’a d’autre valeur que pour celui qui a l’expérience.

Ce que Sri Aurobindo a dit était fondé sur l’érudition de la tradition de l’Inde et il disait ce qui concordait avec son expérience propre.

Pour voir l’âme, il faut donc soi-même connaître sa propre âme ?

Oui, pour être en rapport avec l’âme, c’est-à-dire l’être psychique, il faut porter soi-même un être psychique, et il n’y a que les hommes — les hommes de l’évolution, ceux qui sont issus de la création terrestre — qui possèdent un être psychique.

Tous ces dieux n’ont pas d’être psychique, c’est seulement en descendant, en s’unissant à l’être psychique d’un homme, qu’ils peuvent en avoir, mais eux-mêmes n’en ont pas.

12 janvier 1965

Aphorismes - 109

109 — Tout ce qui dépasse son niveau semble dur à l’homme, et c’est dur, en effet, pour son seul effort et sans aide ; mais la même chose devient facile aussitôt, et simple, quand Dieu en l’homme prend le travail en main.

C’est parfait.

Justement, j’écrivais quelque chose il y a deux ou trois jours, en réponse à une question, et je disais à peu près ceci : Sri Aurobindo est le Seigneur, mais seulement une partie du Seigneur, pas le Seigneur dans Sa totalité, parce que le Seigneur est tout — tout ce qui est manifesté et tout ce qui n’est pas manifesté. Puis j’ai mis : il n’y a rien qui ne soit le Seigneur, rien — there is nothing —, il n’y a rien qui ne soit le Seigneur, mais très rares sont ceux qui sont conscients du Seigneur. Et c’est cette inconscience de la création qui constitue son Mensonge.

C’était tout d’un coup si évident : « Voilà ! voilà ! » Comment est venu le Mensonge ? Mais c’est cela, c’est l’inconscience de la création qui constitue le Mensonge de la création. Et dès que la création redeviendra consciente d’être le Seigneur, le Mensonge cessera.

Et c’est cela, n’est-ce pas : tout est difficile, tout est laborieux, tout est pénible, tout est douloureux, parce que tout est fait en dehors de la conscience du Seigneur. Mais quand Il reprendra possession de Son domaine (ou plutôt qu’on Lui laissera reprendre possession de Son domaine) et que ce sera dans Sa conscience, avec Sa conscience que les choses seront faites, tout deviendra, non seulement facile, mais merveilleux, glorieux — et dans une joie inexprimable.

C’est venu comme une évidence. On dit : « Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que l’on appelle le Mensonge ? Pourquoi la création est-elle mensongère ? » Ce n’est pas une illusion au sens où ce serait inexistant — c’est tout à fait existant, mais... ce n’est pas conscient de ce que c’est! Non seulement pas conscient de son origine, mais pas conscient de son essence, de sa vérité — ce n’est pas conscient de sa vérité. Et c’est pour cela que ça vit dans le Mensonge.

Cet aphorisme est magnifique. Il n’y a rien à dire, n’est-ce pas, ça dit tout.

3 mars 1965

Aphorismes - 110

110 — Voir la composition du soleil ou les lignes de Mars est sans doute un grand exploit, mais quand tu auras l’instrument qui te fera voir l’âme de l’homme comme tu vois un tableau, alors tu souriras des merveilles de la science physique comme d’un jouet pour les bébés.

C’est la continuation de ce que nous disions tout à l’heure à propos de ceux qui veulent « voir ». Il paraît que Râmakrishna avait dit à Vivékânanda : « Vous pouvez voir le Seigneur comme vous me voyez et entendre Sa voix comme vous entendez ma voix. » Il y a des gens qui ont pris cela pour une déclaration que le Seigneur était en chair et en os sur la terre. J’ai dit : « Non, ce n’est pas cela ! Ce qu’il voulait dire, c’est que si vous entrez dans la vraie conscience, vous pouvez L’entendre (moi, je dis : entendre beaucoup plus clairement que l’on n’entend physiquement, et voir beaucoup plus clairement qu’on ne voit physiquement). » — « Ah ! mais... » Tout de suite, on ouvre de grands yeux, cela devient quelque chose d’irréel !

Est ce que les merveilles de la science physique te font sourire ?

Les « merveilles », c’est très bien, c’est leur affaire. Mais c’est leur assurance outrecuidante qui me fait sourire. Ils s’imaginent qu’ils savent. Ils s’imaginent qu’ils ont la clef, c’est cela qui fait sourire. Ils s’imaginent qu’avec tout ce qu’ils ont appris, ils sont les maîtres de la Nature — c’est un enfantillage. Il y aura toujours quelque chose qui leur échappera tant qu’ils ne seront pas en rapport avec la Force créatrice et la Volonté créatrice.

C’est une expérience que l’on peut faire facilement. Un savant peut expliquer tous les phénomènes que l’on voit, il peut même se servir des forces physiques et leur faire faire ce qu’il veut, et ils sont arrivés à des résultats stupéfiants au point de vue matériel; mais si on leur pose seulement cette question, cette simple question : « Qu’est-ce que la mort ? » au fond, ils n’en savent rien. Ils vous décrivent le phénomène tel qu’il se produit matériellement, mais, s’ils sont sincères, ils sont obligés de dire que cela n’explique rien.

Il y a toujours un moment où cela n’explique plus rien. Parce que savoir... savoir, c’est pouvoir.

(silence)

En définitive, ce qui est le plus accessible à la pensée matérialiste, la pensée scientifique, c’est le fait qu’ils ne peuvent pas prévoir. Ils prévoient beaucoup de choses, mais le déroulement des événements terrestres est au-delà de leurs prévisions. Je crois que c’est la seule chose qu’ils peuvent admettre — il y a un aléatoire, il y a un champ d’imprévu qui échappe à tous leurs calculs.

Je n’ai jamais parlé avec le savant type ayant la connaissance la plus moderne, alors je ne suis pas tout à fait sûre, je ne sais pas dans quelle mesure ils admettent un imprévu ou un incalculable.

Ce que Sri Aurobindo veut dire, je crois, c’est que quand on est en communion avec l’âme et que l’on a la connaissance de l’âme, c’est une connaissance tellement plus merveilleuse que la connaissance matérielle, que c’est presque un sourire de dédain. Je ne pense pas qu’il veuille dire que la connaissance de l’âme vous apprenne sur la vie matérielle des choses que l’on n’apprend pas avec la science.

Le seul point (je ne sais pas si la science y est arrivée), c’est l’imprévisible de l’avenir. Mais il se peut qu’ils disent que c’est parce qu’ils ne sont pas encore arrivés à la perfection des instruments et des méthodes. Par exemple, ils pensent peutêtre qu’au moment où l’homme a fait son apparition sur la terre, s’ils avaient eu les instruments qu’ils ont maintenant, ils auraient été capables de prévoir la transformation de l’animal en homme ou l’apparition de l’homme à la suite de « quelque chose » dans l’animal — je ne suis pas au courant (Mère sourit) de leurs prétentions les plus modernes. En ce cas, ils devraient être capables de mesurer ou de percevoir la différence de l’atmosphère, maintenant, avec l’intrusion de quelque chose qui n’y était pas, parce que cela appartient encore au domaine materiel 51. Mais je ne pense pas que ce soit cela que Sri Aurobindo voulait dire; je crois qu’il voulait dire que le monde de l’âme et les réalités intérieures sont tellement plus merveilleuses que les réalités physiques, que toutes les « merveilles » physiques vous font sourire — c’est plutôt cela.

Mais la clef dont tu parles, cette clef qu’ils n’ont pas, est ce que ce n’est pas justement l’âme ? Un pouvoir de l’âme sur la matière, de changer la matière — de faire aussi des merveilles physiques. L’âme n’a-t-elle pas ce pouvoir ?

Elle a ce pouvoir et elle l’exerce constamment, mais la conscience humaine n’en est pas consciente; et la grande différence, c’est qu’elle devient consciente. Mais elle devient consciente de quelque chose qui est toujours là! Et que les autres nient parce qu’ils ne l’aperçoivent pas.

Par exemple, j’ai eu l’occasion d’étudier cela. Pour moi, les circonstances, les caractères, tous les événements et tous les êtres se meuvent selon certaines « lois », si l’on peut dire, qui ne sont pas rigides mais que je perçois et qui font que je vois : ceci mènera à cela, et cela mènera là, et celui-ci étant comme cela, il lui arrivera cela. C’est de plus en plus précis. Je pourrais, si c’était nécessaire, faire des prédictions à cause de cela. Mais cette relation de cause à effet dans ce domaine-là, pour moi, est tout à fait évidente et corroborée par les faits — pour eux, qui n’ont pas cette vision et cette conscience de l’âme, comme dit Sri Aurobindo, les circonstances se déroulent selon d’autres lois, superficielles, qu’ils considèrent comme les conséquences naturelles des choses — des lois tout à fait superficielles et qui ne résistent pas à l’analyse profonde; mais ils n’ont pas la capacité intérieure, par conséquent cela ne les gêne pas, cela leur paraît évident.

Je veux dire que cette connaissance intérieure n’a pas le pouvoir de les convaincre. Si bien que quand moi, à propos d’un événement quelconque, je vois : « Oh! mais c’est tout à fait (pour moi), tout à fait évident : j’ai vu la Force du Seigneur agir là, j’ai vu telle chose se produire, et tout naturellement c’est cela qui doit arriver » — pour moi, c’est de toute évidence; mais je ne dis pas ce que je sais, parce que cela ne correspond à rien dans leur expérience; ça leur paraîtrait des divagations ou des prétentions. C’est-à-dire que quand on n’a pas soi-même l’expérience, l’expérience d’un autre n’est pas convaincante, elle ne peut pas convaincre.

Le pouvoir n’est pas tant d’agir sur la matière — c’est une chose qui se produit constamment —, mais (à moins que l’on n’use de moyens hypnotiques qui ne valent rien, qui ne mènent à rien) c’est d’ouvrir la compréhension (geste de percée au sommet du crane), c’est cela qui est si difficile... La chose dont on n’a pas l’expérience est inexistante.

Même si, devant eux, une espèce de miracle se produisait, ils en auraient l’explication matérielle, ce ne serait pas, pour eux, un miracle, au sens d’une intervention d’une autre force et d’une autre puissance que les forces et les puissances matérielles. Pour eux, ils auraient leur explication matérielle, ce ne serait pas convaincant.

On ne peut comprendre que si, soi-même, on a touché ce domaine dans son expérience.

Et on voit bien — on voit bien : c’est dans la mesure où quelque chose est éveillé qu’il y a une possibilité de compréhension. C’est là-dessus que l’on s’appuie, c’est la base.

En somme, il ne s’agirait peut-être pas tellement d’une « transformation de la matière » que d’une prise de conscience du vrai déroulement.

C’est justement ce que je veux dire. La transformation peut avoir lieu jusqu’à un certain point sans même que l’on en soit conscient.

On dit, n’est-ce pas, qu’il y a une grande différence : quand l’homme est venu, l’animal n’avait pas les moyens de s’en apercevoir. Eh bien, je dis que c’est exactement la même chose; en dépit de tout ce que l’homme a réalisé, l’homme n’a pas le moyen — certaines choses peuvent se produire, il ne le saura que beaucoup plus tard, quand « quelque chose » en lui sera suffisamment développé pour qu’il s’en aperçoive.

Même le développement scientifique poussé à l’extrême, là où, vraiment, on a l’impression qu’il n’y a presque plus de différence, quand ils sont arrivés à cette unité de la substance, par exemple, et qu’il semble qu’il n’y ait plus qu’un passage, presque insensible ou imperceptible, entre une condition et l’autre (matérielle et spirituelle), eh bien, non, ce n’est pas comme cela. Pour percevoir cette sorte d’unité, il faut déjà porter en soi l’expérience de l’autre chose, autrement on ne peut pas.

Et justement, parce qu’ils ont acquis la capacité d’« expliquer », ils expliquent, pour eux-mêmes, les phénomènes extérieurs de telle façon qu’ils restent dans leur négation de la réalité des phénomènes intérieurs — ils disent que ce sont comme des continuations de ce qu’ils ont étudié.

Seulement, à cause même de sa constitution — parce qu’il n’y a pour ainsi dire pas d’être humain qui n’ait au moins la réflexion ou l’ombre, ou le commencement d’une relation avec son être subtil, son être interne, son « âme » —, à cause de cela il y a toujours une faille dans leur négation. Mais ils considèrent cela comme une faiblesse — c’est leur seule force.

(silence)

C’est vraiment quand on a l’expérience — l’expérience et la connaissance et l’identité avec les forces supérieures — que l’on voit la relativité des connaissances extérieures; mais jusque-là, non, on ne peut pas, on nie les autres réalités.

Je pense que c’est cela que Sri Aurobindo voulait dire; c’est seulement quand l’autre conscience sera développée que le savant sourira — il dira : « Oui, c’était très bien, mais... »

Au fond, l’un ne peut pas mener à l’autre — excepté par un phénomène de grâce; s’il y a intérieurement une sincérité absolue qui fait que le savant voit, a la prescience, la perception du point où cela lui échappe, alors cela peut le mener à l’autre état de conscience, mais pas par ses procédés. Il faut... il faut que quelque chose abdique et accepte les moyens nouveaux, les perceptions nouvelles, la vibration nouvelle, l’état d’âme nouveau.

Alors, c’est une question individuelle. Ce n’est pas une question de classe ou de catégorie — c’est le savant qui est prêt à être... autre chose.

(silence)

On peut seulement poser une affirmation : tout ce que vous savez, si beau que ce soit, n’est rien en comparaison de ce que vous pouvez savoir si vous pouvez employer les autres méthodes. Voilà.

(silence)

C’était tout l’objet de mon travail ces temps derniers : comment toucher ce refus de savoir ?... Il y a longtemps que c’est là. Et c’est la continuation de ce que Sri Aurobindo disait dans l’une de ses lettres : il dit que l’Inde avec ses méthodes a fait beaucoup plus pour la vie spirituelle que l’Europe avec tous ses doutes et ses questions. C’est tout à fait cela. C’est une espèce de refus — un refus d’accepter une certaine méthode de savoir qui n’est pas la méthode purement matérielle, et la négation de l’expérience, de la réalité de l’expérience. Comment les convaincre de cela ?... Et alors, il y a la méthode de Kâlî, qui est de flanquer une bonne tripotée. Mais c’est beaucoup de dégâts pour peu de résultats, selon moi.

C’est encore un grand problème. Il semble que la seule méthode qui puisse avoir raison de toutes les résistances soit la méthode de l’Amour; mais justement, les forces adverses ont perverti cela de telle façon qu’une quantité de gens très sincères, de chercheurs sincères, sont comme cuirassés contre cette méthode, à cause de sa déformation. C’est cela, la difficulté. C’est pour cela que ça prend du temps. Enfin...

29 mai 1965

Aphorismes - 111, 112

111 — La connaissance est comme un enfant avec ses exploits ; dès qu’elle a découvert quelque chose, elle court les rues çà et là, criant et s’exclamant ; la Sagesse cache les siens longtemps dans un silence pensif et puissant.

112 — La science pérore et se conduit comme si elle avait conquis toute la connaissance. La Sagesse chemine, et elle entend l’écho de son pas solitaire au bord des océans immenses.

Le silence... oh! il vaut mieux le pratiquer que d’en parler. C’est une expérience que j’ai eue ici, il y a longtemps : la différence entre vouloir répandre et utiliser ce que l’on a appris, immédiatement, et puis le contact avec les connaissances supérieures où l’on reste aussi tranquille que l’on peut pour que cela ait un effet transformateur. J’en ai eu l’expérience vivante — une demi-journée d’expérience vivante —, mais maintenant cela me paraît vieux, vieux, loin derrière.

Quel est le pouvoir de ce Silence ? Quand on monte audessus, on entre dans une espèce de grand silence, qui est gelé, qui est partout, mais quel est le pouvoir de ce Silence ? Est ce que cela fait quelque chose ?

C’est ce que les gens cherchaient autrefois quand ils voulaient sortir de la vie. Ils se mettaient en transe, ils laissaient leur corps immobile, et puis ils entraient là-dedans, et puis ils étaient parfaitement heureux. Et les sannyâsins qui se faisaient enterrer vivants, c’était comme cela. Ils disaient : « Maintenant, j’ai fini mon travail (ils faisaient de belles phrases), j’ai fini, j’entre en samâdhi », et ils se faisaient enterrer vivants. Ils entraient dans une chambre, ou n’importe, puis on fermait, et puis c’était fini. Et c’est ce qui arrivait : ils entraient en transe, et leur corps, au bout d’un certain temps, naturellement se dissolvait, et eux, ils étaient dans la Paix.

Mais Sri Aurobindo dit que ce Silence est puissant.

Puissant, oui.

Eh bien, je voudrais savoir comment il est puissant, jus tement ? Parce qu’on a l’impression que l’on pourrait rester là-dedans une éternité...

Pas une éternité — l’Éternité.

... sans que ça change rien.

Non, parce que ce n’est pas manifesté, c’est en dehors de la Manifestation. Mais ce que Sri Aurobindo veut, c’est qu’on le fasse descendre ici. C’est ça, c’est ça la difficulté. Et il faut accepter l’infirmité et l’apparence même de l’imbécillité, tout, et il n’y a pas un être sur cinquante millions qui ait le courage de cela.

Il y a des millions de manières de s’enfuir. Il n’y en a qu’une de rester, c’est vraiment d’avoir du courage et de l’endurance, d’accepter toutes les apparences de l’infirmité, les apparences de l’impuissance, les apparences de l’incompréhension, l’apparence, oui, d’une négation de la Vérité. Mais si l’on n’accepte pas, ce ne sera jamais changé. Ceux qui veulent rester grands, lumineux, forts, puissants, et patati-patata, eh bien, qu’ils restent là-bas, ils ne peuvent rien faire pour la terre.

Et cette incompréhension est une toute petite chose (une toute petite chose parce que la conscience est suffisante pour ne pas en être le moins du monde affectée), mais c’est une incompréhension générale et totale! C’est-à-dire que l’on reçoit des insultes, des expressions de mépris et tout, justement à cause de ce que l’on fait, parce que, selon eux (toutes les « grandes intelligences » de la terre), on a renoncé à sa divinité. Ils ne le disent pas comme cela, ils disent : « Quoi ? vous prétendez avoir une conscience divine, et puis... » Et on retrouve cela dans tous les gens et toutes les circonstances. De temps en temps, quelqu’un pour un instant a un éclair, mais c’est tout à fait exceptionnel, tandis que : « Eh bien, montrez votre pouvoir », c’est partout.

Pour eux, le Divin sur terre doit être tout-puissant, évidemment.

C’est cela : « Montrez votre pouvoir, changez le monde. Et pour commencer, faites ce que je veux. » N’est-ce pas, la première chose la plus importante, c’est de faire ce que je veux. « Montrez votre pouvoir! » Voilà ce qu’ils disent constamment.

25 septembre 1965

Aphorismes - 113, 114

113 — La haine est le signe d’une attirance secrète, anxieuse de se fuir elle-même et furieuse de se nier. Ceci aussi est le jeu de Dieu dans Sa créature.

114 — L’égoïsme est le seul péché, la petitesse le seul vice, la haine le seul crime. Tout le reste peut facilement se changer en bien, mais ceux-là sont obstinément rebelles à la divinité.

Cela correspond à une sorte de vibration — vibration reçue de gens qui haïssent. C’est une vibration qui est fondamentalement la même, pour ainsi dire, que la vibration de l’amour. Tout au fond d’elle-même, il y a la même sensation. Quoiqu’à la surface ce soit l’opposé, c’est soutenu par la même vibration. Et l’on pourrait dire qu’on est l’esclave de ce que l’on hait tout autant que de ce que l’on aime — peut-être même davantage. C’est quelque chose qui vous tient, qui vous obsède, et que l’on chérit; une sensation que l’on chérit parce que, sous sa violence, il y a une chaleur d’attraction aussi grande que celle que l’on éprouve pour ce que l’on aime. Et il semble que c’est seulement dans l’activité de la manifestation, c’est-à-dire tout à fait à la surface, qu’il y a cette déformation d’apparence.

On est obsédé par ce que l’on hait encore plus que par ce que l’on aime. Et l’obsession vient de cette vibration intérieure.

Tous ces « sentiments » (comment les appeler ?) ont un mode vibratoire, avec quelque chose de très essentiel au centre et comme des couches qui recouvrent; et alors, la vibration la plus centrale est identique, et c’est à mesure que cela se « gonfle » pour s’exprimer, que cela se déforme. Pour l’amour, c’est tout à fait évident; cela devient, extérieurement, dans l’immense majorité des cas, quelque chose d’une nature tout à fait différente de la vibration intérieure, parce que c’est quelque chose qui se replie, se racornit et veut tirer à soi dans un mouvement égoïste de possession. On veut être aimé. On dit : « J’aime celui-là », mais en même temps il y a ce que l’on veut; et le sentiment vécu, c’est : « Je veux être aimé. » Et alors, c’est une déformation presque aussi grande que la déformation de la haine qui consiste à vouloir détruire ce que l’on aime pour ne pas être lié. Parce que l’on n’obtient pas ce que l’on veut de l’objet que l’on aime, on veut le détruire pour être libéré; et dans l’autre cas, on se racornit, presque dans une fureur intérieure, parce que l’on n’obtient pas, on ne peut pas absorber ce que l’on aime. Et à vrai dire, (riant) au point de vue de la vérité profonde, il n’y a pas beaucoup de différence!

Ce n’est que quand la vibration centrale reste pure et qu’elle s’exprime dans sa pureté initiale, qui est un déploiement (comment peut-on appeler cela ?... c’est quelque chose qui s’irradie, c’est une vibration qui se répand dans une gloire et qui est un épanouissement, oui, un épanouissement radieux), alors cela reste vrai. Et matériellement, cela se traduit par le don de soi, l’oubli de soi, la générosité d’âme. Et c’est le seul vrai mouvement. Mais ce que l’on a l’habitude d’appeler « amour » est aussi loin de la vibration centrale de l’Amour vrai que la haine; seulement, l’un se replie, se racornit et se durcit, et l’autre tape; c’est ce qui fait toute la différence.

Et ce n’est pas vu avec des idées, c’est vu avec des vibrations. C’est très intéressant.

Justement, j’ai eu pas mal à étudier cela, ces temps derniers.

J’ai eu l’occasion de voir ces vibrations : les résultats extérieurs peuvent être lamentables, au point de vue pratique ils peuvent être détestables, c’est-à-dire que cette sorte de vibration encourage le besoin de nuire, de détruire; mais au point de vue de la vérité profonde ce n’est pas une déformation beaucoup plus grande que l’autre, elle est seulement d’une nature plus agressive — et encore.

Mais si l’on suit l’expérience plus loin et plus profondément, si l’on se concentre sur cette vibration, on s’aperçoit que c’est la Vibration initiale de la création et que c’est elle qui s’est transformée, déformée dans tout ce qui est. Et alors, il y a une sorte de chaleur compréhensive (on ne peut pas exactement appeler cela « douceur », mais c’est une douceur qui serait forte), une chaleur compréhensive dans laquelle il y a autant de sourire que de chagrin — beaucoup plus de sourire que de chagrin... Ce n’est pas une légitimation de la déformation, mais c’est surtout une réaction contre le choix que la mentalité humaine, et surtout la moralité humaine a fait entre un certain genre de déformation et un autre genre de déformation. Il y a toute une série de déformations qui ont été qualifiées de « mauvaises » et il y a toute une série de déformations pour laquelle on est plein d’indulgence et presque de compliments. Et pourtant, au point de vue essentiel, cette déformation-ci ne vaut pas beaucoup mieux que cette déformation-là — c’est une question de choix.

Au fond, il faudrait d’abord percevoir la Vibration centrale, et puis en apprécier la qualité unique et merveilleuse au point de s’éloigner automatiquement et spontanément de toutes les déformations, quelles qu’elles soient, les déformations vertueuses comme les déformations vicieuses.

Nous en revenons toujours à la même chose, il n’y a qu’une solution : atteindre à la vérité des choses et s’y accrocher, cette vérité essentielle, la vérité de l’Amour essentiel, et s’accrocher à elle.

25 décembre 1965

Aphorismes - 115, 116

115 — Le monde est une fraction périodique qui se répète indéfiniment, avec le Brahman pour nombre entier. La période semble commencer et finir, mais la fraction est éternelle  : elle n’aura jamais de fin et n’a jamais eu vraiment de commencement.

116 — Dire que les choses commencent et finissent est une convention de notre expérience ; dans leur existence vraie, ces termes n’ont pas de réalité  : il n’y a ni fin ni commencement.

La semaine dernière encore, il y a eu tout un développement de cette expérience.

Au fond, c’est la même chose pour les mondes que pour les individus et pour les univers que pour les mondes. C’est seulement la durée qui diffère — un individu, c’est petit; un monde, c’est un peu plus grand; et un univers, c’est encore un peu plus grand! Mais ce qui commence, finit.

Pourtant, Sri Aurobindo dit qu’il n’y a « ni commence ment ni fin » !

Nous sommes obligés d’employer des mots, mais la Chose échappe. Ce qui se traduit pour nous par le « Principe éternel », le « Suprême », « Dieu », n’a ni commencement ni fin — nous sommes obligés de dire « c’est », mais ce n’est pas comme cela, parce que c’est au-delà de la Non-Manifestation et de la Manifestation; c’est quelque chose que, dans la Manifestation, on est incapable de comprendre et de percevoir, et c’est cela qui n’a ni commencement ni fin. Mais constamment et éternellement, Cela se manifeste en quelque chose qui commence et qui finit. Seulement, il y a deux façons de « finir » : l’une qui apparaît comme une destruction, une annihilation, et l’autre qui est une transformation; et il semblerait qu’à mesure que la Manifestation se perfectionne, la nécessité de la destruction diminue, jusqu’au moment où elle disparaîtra et sera remplacée par un processus de transformation progressive. Mais c’est une façon tout à fait humaine et extérieure de dire.

Je suis absolument consciente de l’insuffisance des mots, mais à travers les mots, il faut saisir la Chose... La difficulté pour la pensée humaine, et pour l’expression encore plus, c’est que les mots ont toujours un sens de commencement.

(silence)

J’ai eu la perception de cette manifestation — une manifestation « pulsatile » pourrait-on dire, qui s’épanouit, qui se recroqueville, qui s’épanouit, qui se recroqueville... et il y a un moment où l’épanouissement est tel, la fluidité, la plasticité, la capacité de changement est telle qu’il n’est plus besoin de résorber pour reformer, et ce sera une transformation progressive. Je connaissais un occultiste qui disait que c’est la septième création universelle; qu’il y a eu six pralayas 52 avant et que c’est la septième création, mais que celle-ci pourra se transformer sans se résorber — ce qui n’a évidemment aucune espèce d’importance, parce que, dès que l’on a la conscience éternelle, ça peut être comme ceci, ça peut être comme cela, cela n’a aucune importance. C’est pour la conscience humaine limitée qu’il y a cette espèce d’ambition ou de besoin de quelque chose qui ne finit pas, parce qu’il y a, au-dedans, ce que l’on pourrait appeler « le souvenir de l’éternité », et que ce souvenir de l’éternité aspire à ce que la manifestation participe à cette éternité. Mais si ce sens de l’éternité est actif et présent, on ne se lamente pas : on ne se lamente pas parce que l’on rejette un habit abîmé, n’est-ce pas; on peut être attaché, mais enfin on ne se lamente pas. C’est la même chose, si un univers disparaît, cela veut dire qu’il a rempli sa fonction pleinement, qu’il est arrivé au bout de ses possibilités et qu’un autre doit le remplacer.

J’ai suivi toute la courbe. Quand on est tout petit dans la conscience et dans le développement, on sent un grand besoin que la terre ne disparaisse pas, qu’elle se perpétue (en se transformant tant que l’on veut, mais que ce soit toujours la terre qui se perpétue). Un peu plus tard, quand on est un peu plus mûr, on y attache beaucoup moins d’importance. Et quand on est en communion constante avec le sens de l’éternité, cela ne devient plus qu’une question de choix — ce n’est plus un besoin, parce que c’est quelque chose qui n’affecte pas la conscience active. Il y a quelques jours (je ne sais plus quand, mais tout dernièrement) pendant toute une matinée, j’ai vécu cette Conscience et j’ai vu, dans la courbe du développement de l’être, que cette espèce de besoin, qui paraît un besoin intime, de la prolongation de la vie de la terre — la prolongation indéfinie de la vie de la terre —, ce besoin s’objective pour ainsi dire, il n’est plus si intime; c’est comme lorsqu’on regarde un spectacle et que l’on juge s’il doit être comme ceci ou s’il doit être comme cela... C’était intéressant comme changement de point de vue.

C’est comme un artiste, mais un artiste qui se façonnerait lui-même et qui ferait un essai, deux essais, trois essais, autant d’essais qu’il faut, puis qui arrive à quelque chose d’assez complet en soi et d’assez réceptif pour pouvoir s’adapter à de nouvelles manifestations, aux besoins des nouvelles manifestations, de telle sorte qu’il ne serait pas nécessaire de tout rentrer pour tout remélanger et tout ressortir. Mais ce n’est plus que cela, et comme je dis, une question de choix. N’est-ce pas, la manifestation est faite pour la joie de l’objectivation (la joie ou l’intérêt, ou... enfin) et quand ce qui a été façonné est assez plastique, assez réceptif, assez souple et assez vaste pour pouvoir constamment être moulé par les nouvelles forces qui se manifestent, il n’est plus besoin de tout défaire pour tout refaire.

La courbe se présentait aussi avec un adage : « Ce qui commence doit finir » — cela paraît être une de ces constructions mentales humaines qui ne sont pas nécessairement vraies. Mais subjectivement, ce qui est intéressant, c’est que le problème perd de son acuité à mesure qu’on le regarde de plus haut (ou d’un point plus central, pour dire la vérité).

Il semble que ce soit le même... pas « principe », parce que ce n’est pas un principe — la même loi pour l’individu, pour les mondes et pour les univers.

(long silence)

Dès que l’on essaye d’exprimer (Mère fait un geste de renverse ment), tout se fausse... Je regardais cette expérience de la relation avec la Conscience et le Tout; cette relation de l’être humain avec le Tout; de la terre (la conscience de la terre) avec le Tout; de la conscience de l’univers manifesté avec le Tout; et de la conscience qui préside à l’univers — à tous les univers — avec le Tout; et ce phénomène inexprimable que chaque point de conscience (un point qui n’occupe pas d’espace), chaque point de conscience est capable de toutes les expériences... C’est très difficile à dire.

On pourrait dire que ce sont seulement les limites qui font les différences — les différences de temps, les différences d’espace, les différences de grandeur, les différences de puissance. Ce sont seulement les limites. Et du moment où la conscience sort des limites, sur n’importe quel point de la manifestation et quelle que soit la dimension de cette manifestation (oui, la dimension de cette manifestation est absolument sans importance), sur n’importe quel point de la manifestation, si l’on sort des limites, c’est la Conscience.

Vu sous cet angle, on pourrait dire que c’est l’acceptation des limites qui a permis la manifestation. La possibilité de la manifestation est venue avec l’acceptation du sens de la limite...

C’est impossible à dire. Toujours, dès que l’on se met à parler, on a l’impression de quelque chose qui fait comme cela (même geste de renversement), une sorte de bascule, et puis c’est fini, l’essentiel s’en va. Alors le sens métaphysique vient et dit : « On pourrait dire comme cela, on pourrait dire comme ceci... » Pour faire des phrases : tout point contient la Conscience de l’Infini et de l’Éternité (ce sont des mots, rien que des mots). Mais la possibilité de l’expérience est là. C’est une sorte de recul en dehors de l’espace... On pourrait s’amuser à dire que même la pierre, même... oh! l’eau, certainement, le feu certainement, a le pouvoir de la Conscience — la Conscience (tous les mots qui viennent sont idiots!) originelle, essentielle, primordiale (tout cela ne veut rien dire), éternelle, infinie... Cela ne veut rien dire, cela me fait l’effet de poussières que l’on jette sur un verre pour l’empêcher d’être transparent! Enfin, conclusion, après avoir vécu cette expérience-là (je l’ai eue ces jours-ci d’une façon répétée, elle restait là souverainement, en dépit de tout, travail, activités, elle présidait à tout), tout attachement à n’importe quelle formule, même celles qui ont remué les peuples pour des âges, me paraît un enfantillage. Et alors, ce n’est plus qu’un choix : on choisit que ce soit comme cela ou comme cela ou comme cela ; on dit ça ou ça ou ça — amusez-vous, mes enfants... si ça vous amuse.

Mais il est certain (c’est une constatation à l’usage courant), il est certain que le mental humain, pour avoir l’impulsion à agir, a besoin de construire une demeure — plus ou moins grande, plus ou moins complète, plus ou moins souple, mais il a besoin d’une demeure. Seulement (riant) ce n’est pas cela ! ça fausse tout!

Et ce qui est étrange — ce qui est étrange —, c’est qu’extérieurement on continue à vivre automatiquement selon certains modes de vie (qui n’ont même plus la vertu de vous paraître nécessaires, qui n’ont même plus la force d’être des habitudes) et qui sont acceptés et vécus, presque automatiquement, avec le sens (une espèce de sentiment, de sensation, mais ce n’est ni sentiment ni sensation, c’est une sorte de perception très subtile) que Quelque Chose, de tellement immense que c’est indéfinissable, le veut. Je dis le « veut » ou je dis le « choisit », mais c’est le veut; c’est une Volonté qui ne fonctionne pas comme la volonté humaine, mais qui le veut — qui le veut ou qui le voit ou qui le décide. Et en chaque chose, il y a cette Vibration lumineuse, dorée, impérative... qui est nécessairement toutepuissante. Et cela donne un arrière-fond de bien-être parfait de la Certitude, qui se traduit, un petit peu plus bas dans la conscience, par un sourire bienveillant et amusé.

Plus loin, Sri Aurobindo parle des mondes qui n’ont ni commencement ni fin et il dit que leur création et leur destruction est un « jeu de cache-cache avec notre cons cience extérieure 53 »...

C’est certainement une façon très élégante de dire la même chose que je viens de dire!

Ce que je voulais demander, c’est si, de « l’autre côté », le monde matériel continue à être perçu d’une façon claire, ou bien si tout cela s’évapore ?

C’est encore une expérience de ces jours derniers. Il m’est venu d’une façon certaine et absolue (quoique très difficile à exprimer) que cette prétendue « erreur » du monde matériel tel qu’il est, était indispensable; c’est-à-dire que le mode matériel ou la manière matérielle de percevoir, de devenir conscient des.choses, ce mode a été gagné par « l’erreur » de cette création et n’aurait pas existé sans elle, et que ce n’est pas quelque chose qui s’évanouira dans la non-existence quand on aura la vraie Conscience — c’est quelque chose qui s’ajoute d’une façon spéciale (qui a été perçu, qui a été vécu à ce moment-là dans la Conscience essentielle).

C’était comme une justification de la création, qui a rendu possible un certain mode de perception (que l’on pourrait décrire par les mots « précision », « exactitude » dans l’objectivation) qui n’aurait pas pu exister sans cela. Parce que, au moment où cette Conscience — la Conscience parfaite, la Conscience vraie, la Conscience — était là, présente et vécue à l’exclusion de toute autre, il y avait quelque chose, comme un mode vibratoire, peut-on dire, un mode vibratoire de précision et d’exactitude objectives, qui n’aurait pas pu exister sans cette forme matérielle de création... N’est-ce pas, il y avait toujours ce grand « pourquoi ? » — le grand « pourquoi comme cela, pourquoi tout cela ? » qui a eu pour résultat tout ce qui se traduit dans la conscience humaine par la souffrance et la misère et l’impuissance, et tout, toutes les horreurs de la conscience ordinaire — pourquoi ? pourquoi cela ? Et alors, la réponse était ainsi : dans la Conscience vraie, il y a un mode vibratoire de précision, d’exactitude, de netteté dans l’objectivation, qui n’aurait pas pu exister sans cela, qui n’aurait pas eu l’occasion de se manifester. C’est sûr. C’est la réponse — la réponse toutepuissante au « pourquoi ».

Il est évident — évident — que ce qui se traduit pour nous par le progrès, par une manifestation progressive, n’est pas seulement une loi de la manifestation matérielle telle que nous la connaissons, mais que c’est le principe même de la Manifestation éternelle. Si l’on veut redescendre au niveau de la pensée terrestre, on peut dire qu’il n’y a pas de manifestation sans progrès. Mais ce que nous appelons progrès, ce qui pour notre conscience est « progrès », là-haut c’est... ce peut être n’importe quoi, une nécessité, tout ce que l’on veut — il y a une sorte d’absolu que nous ne comprenons pas, un absolu d’être : c’est comme cela, parce que c’est comme cela, voilà. Mais pour notre conscience, c’est de plus en plus, de mieux en mieux (et ces mots sont idiots), c’est de plus en plus parfait, de mieux en mieux perçu. C’est le principe même de la manifestation.

Et il y a une expérience, qui est venue d’une façon très fugitive mais suffisamment précise pour permettre de dire (très maladroitement) que — j’allais dire la « saveur » du NonManifesté —, que le Non-Manifesté a une saveur spéciale à cause du Manifesté.

Tout cela, ce sont des mots, mais c’est tout ce que nous possédons. Peut-être un jour aurons-nous des mots ou une langue qui pourra dire ces choses convenablement, c’est possible, mais ce sera toujours une traduction.

Il y a là un niveau (geste à hauteur de poitrine) où quelque chose joue avec les mots, les images, les phrases, comme cela (geste chatoyant, onduleux) ça fait de jolies images; et cela a un pouvoir de vous mettre en rapport avec la Chose, peut-être plus grand (au moins aussi grand, mais peut-être plus grand) qu’ici (geste au niveau du front), l’expression métaphysique (« métaphysique » est une façon de parler) : les images. C’est-à-dire la poésie. Il y a là un accès presque plus direct à cette Vibration inexprimable. Je vois l’expression de Sri Aurobindo dans sa forme poétique, elle a un charme et une simplicité — une simplicité et une douceur et un charme pénétrant — qui vous met en rapport direct beaucoup plus intimement que toutes ces choses de la tête.

Quand on est dans cette Conscience éternelle, être avec un corps ou être sans corps ne fait pas beaucoup de diffé rence, mais quand on est soi-disant « mort », est ce que la perception du monde matériel reste claire et précise, ou est ce qu’elle devient aussi vague et imprécise que peut l’être la conscience des autres mondes quand on est de ce côté-ci, dans ce monde-ci ? Sri Aurobindo parle d’un jeu de cache-cache, mais le jeu de cache-cache est intéressant si un état d’être ne prive pas de la conscience des autres états d’être ?

Hier ou avant-hier, pendant toute la journée, du matin jusqu’au soir, quelque chose disait : « Je suis — je suis ou j’ai la conscience du mort sur la terre. » Je traduis par des mots, mais c’était comme s’il était dit : « C’est comme cela qu’est la conscience d’un mort vis-à-vis de la terre et des choses physiques... Je suis un mort qui vit sur la terre. » Suivant la position de la conscience (parce que la conscience change de position tout le temps), suivant la position de la conscience, c’était : « C’est comme cela que sont les morts vis-à-vis de la terre », puis : « Je suis absolument comme un mort vis-à-vis de la terre », puis : « Je vis comme un mort vit sans la conscience de la terre », puis : « Je suis tout à fait comme un mort qui vit sur la terre »... et ainsi de suite. Et je continuais à agir, à parler, à faire comme d’habitude. Mais il y a longtemps que c’est comme cela. Pendant très longtemps, plus de deux ans, je voyais le monde comme cela (mouvement ascendant, d’un degré à un autre surplombant), et maintenant je le vois comme cela (mouvement descendant). Je ne sais pas comment expliquer cela, parce que cela n’a rien de mentalisé, et les sensations non mentalisées ont un certain flou qui est difficile à définir. Mais les mots et la pensée étaient à une certaine distance (geste autour de la tête), comme quelque chose qui regarde et qui apprécie, c’est-à-dire qui dit ce que cela voit — quelque chose qui est autour. Et aujourd’hui, deux ou trois fois, c’était extrêmement fort (je veux dire que l’état dominait toute la conscience), une espèce d’impression (ou de sensation ou de perception, mais ce n’est rien de tout cela) : je suis un mort qui vit sur la terre.

Comment expliquer cela ?

Et alors, par exemple, pour la vision, la précision objective manque (Mère fait le geste de ne pas voir par les yeux). Je vois à travers et par la conscience. Pour l’audition, j’entends d’une tout autre manière : il y a une sorte de « discrimination » (ce n’est pas « discernement »), quelque chose qui choisit dans la perception, quelque chose qui décide (décide, mais pas automatiquement) de ce qui est entendu et de ce qui n’est pas entendu, de ce qui est perçu et de ce qui n’est pas perçu. C’est déjà là dans la vision, mais c’est encore plus fort pour l’ouïe : pour certaines choses, on n’entend qu’un ronflement continu; d’autres choses, on les entend claires comme du cristal; d’autres sont floues, on entend à moitié. La vue, c’est la même chose : tout est comme derrière un brouillard lumineux (très lumineux, mais un brouillard, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de précision) et puis, tout d’un coup, il y a une chose qui est absolument précise et claire, une vision de détail extraordinairement précise. Généralement, la vision est l’expression de la conscience des choses. C’est-à-dire que tout semble de plus en plus subjectif, de moins en moins objectif... Et ce ne sont pas des visions qui s’imposent à la vue ni des bruits qui s’imposent à l’audition : c’est une espèce de mouvement de conscience qui rend certaines choses perceptibles et certaines comme un arrière-plan très imprécis.

La conscience choisit ce qu’elle veut voir.

Il n’y a rien de personnel — rien de personnel. Il y a évidemment l’impression d’un choix et d’une décision, mais il n’y a aucune impression de choix et de décision personnels — d’ailleurs, le « personnel » se réduit à la nécessité de faire intervenir ça (Mère touche ses mains). Comme pour manger, c’est très bizarre — c’est très bizarre... C’est comme quelqu’un qui assiste à un corps (qui n’est même pas une chose très précise et très définie, mais une sorte de conglomérat qui se tient ensemble), et qui assiste à... quelque chose qui se passe! Non, c’est vraiment un état bizarre. Aujourd’hui, c’était très fort, cela dominait toute la conscience. Et même, il y a des moments où on a l’impression qu’un rien vous ferait perdre le contact (geste de décrochage, comme si le lien avec le corps était rompu) et que c’est seulement si l’on reste bien immobile et bien indifférent — indifférent — que ça peut continuer.

Ces expériences sont toujours précédées par une sorte de rapprochement très intime et très intérieur de la Présence Suprême, avec une sorte de suggestion : « Es-tu prête à n’importe quoi ? » Naturellement, je dis : « N’importe quoi. » Et la Présence devient d’une intensité si merveilleuse qu’il y a une sorte de soif de tout l’être : que ce soit constamment comme cela. Il n’y a plus que Ça qui existe, il n’y a plus que Ça qui ait une raison d’être. Et là-dedans, vient cette suggestion : « Es-tu prête à n’importe quoi ? »

Je parle du corps. Il ne s’agit pas des êtres intérieurs, il s’agit du corps.

Et le corps dit toujours oui, il fait comme cela (geste d’abandon) : pas de choix, pas de préférence, même pas d’aspiration, un abandon total, total. Et alors, il me vient des choses comme celle-là ; hier toute la journée, c’était : « Un mort qui vit sur terre. » Avec la perception (pas encore très prononcée mais suffisamment claire) d’une très grande différence dans la manière de vivre avec celle des autres — tous les autres. Ce n’est pas encore tranché ni net ni très précis, mais c’est très clair. C’est très clair, c’est très perceptible. C’est une autre manière de vivre.

On aurait tendance à dire que ce n’est pas un gain du point de vue de la conscience, puisque les choses s’éva nouissent. Je ne sais pas, est ce un gain ?

Ce ne peut être qu’une transition. C’est un mode transitoire.

Au point de vue conscience, c’est un gain formidable! Parce que tous les esclavages, toutes les attaches avec les choses extérieures, tout cela est fini, tout à fait tombé — tout à fait tombé, une liberté absolue. C’est-à-dire qu’il n’y a plus que Ça, le Maître Suprême, qui est maître. À ce point de vue, cela ne peut être qu’un gain. C’est une réalisation tellement radicale... Cela paraît être un absolu de liberté, quelque chose que l’on considère comme impossible à réaliser en vivant la vie ordinaire sur la terre.

Cela correspond à l’expérience de liberté absolue que l’on a dans les parties supérieures de l’être quand on ne dépend plus du tout du corps. Mais ce qui est remarquable (j’insiste beaucoup là-dessus), c’est la conscience du corps qui a ces expériences, et c’est un corps qui est encore visiblement ici!

Évidemment, il n’y a plus rien de ce qui donne aux êtres humains la « confiance de la vie ». Il paraît n’y avoir plus aucun support du monde extérieur, il n’y a plus que... la Volonté suprême. Pour traduire avec les mots ordinaires, eh bien, le corps a l’impression de vivre uniquement parce que le Seigneur Suprême veut qu’il vive, autrement il ne pourrait pas vivre.

Oui, mais il me semble qu’un état de perfection devrait tout embrasser, c’est-à-dire que l’on peut être dans l’état suprême sans que cela abolisse l’état materiel.

Mais ça ne l’abolit pas!

Mais tu dis quand même que c’est « loin », que c’est « derrière un voile », que cela n’a plus son exactitude et sa precision.

Ça, c’est une perception purement humaine et superficielle. Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir rien perdu, au contraire! J’ai l’impression d’un état très supérieur à celui que j’avais.

Même du point de vue matériel ?

Ce que le Seigneur veut, est fait — c’est tout; ça commence là et ça finit là.

S’Il me disait... Quoi qu’Il veuille que le corps fasse, il peut le faire; il ne dépend plus des lois physiques.

Ce qu’Il veut voir, il le voit, ce qu’Il veut entendre, il l’entend.

Incontestablement.

Et quand Il veut voir ou Il veut entendre matérielle ment, il voit parfaitement et il entend parfaitement. Oh! Parfaitement.

Il y a des moments où la vision est plus précise qu’elle n’a jamais été. Mais c’est fugitif, ça vient et ça passe; parce que, probablement, c’est seulement comme une assurance de ce qui sera. Mais par exemple, la perception de la réalité intérieure des gens... pas de ce qu’ils croient être ni de ce qu’ils prétendent être ni de ce qu’ils paraissent être — tout cela disparaît, mais la perception de leur réalité intérieure est infiniment plus précise qu’avant. Je vois une photographie, par exemple, il n’est plus question de voir « à travers » quelque chose : je vois presque uniquement ce qu’est cette personne. Le « à travers » diminue au point que parfois cela n’existe pas du tout.

Naturellement, si une volonté humaine voulait s’exercer sur ce corps, si une volonté humaine disait : « Il faut que Mère fasse ceci ou il faut que Mère fasse cela, ou il faut qu’elle puisse faire ceci, il faut qu’elle puisse faire... », elle serait complètement déçue, elle dirait : « Elle n’est plus bonne à rien », parce que ça ne lui obéirait plus... Et constamment les êtres humains exercent leur volonté les uns sur les autres, ou l’être humain lui-même reçoit les suggestions et les manifeste comme sa propre volonté, sans s’apercevoir que tout cela, c’est le Mensonge extérieur.

(silence)

Il y a une sorte de certitude dans le corps, que si, même pendant l’espace de quelques secondes, je perdais le contact — « je » veut dire le corps perdait le contact avec le Suprême, instantanément il mourrait. Ce n’est plus que le Suprême qui le tient en vie. C’est comme cela. Alors, naturellement, pour la conscience ignorante et stupide des êtres humains, c’est une condition lamentable — pour moi, c’est la condition vraie! Parce que, pour eux, instinctivement, spontanément, d’une façon pour ainsi dire absolue, le signe de la perfection, c’est la puissance de la vie, la vie ordinaire... Eh bien, elle n’existe plus du tout — c’est complètement parti.

Oui, bien des fois, plusieurs fois, le corps a posé la question : « Pourquoi est-ce que je ne sens pas Ta Puissance et Ta Force en moi ? » Et la réponse était toujours une réponse souriante (on traduit avec des mots, mais ce n’est pas avec des mots), la réponse est toujours : « Patience, patience, il faut être prêt pour que ce soit. »

4 et 9 mars 1966

Aphorismes - 117, 118, 119, 120, 121

117 — « Il n’est pas vrai qu’il y ait eu un temps ou Je n’étais point, ni toi ni ces rois ; il n’est pas vrai non plus qu’aucun de nous doive jamais cesser d’être. » Non seulement le Brahman est éternel, mais les êtres et les choses dans le Brahman sont éternels ; leur création et leur destruction sont un jeu de cache-cache avec notre conscience extérieure.

118 — L’amour de la solitude est le signe d’une disposition à la connaissance ; mais on ne parvient à la connaissance que quand on perçoit la solitude invariablement et partout, dans la foule et dans la bataille, et sur la place du marché.

119 — Si tu peux percevoir que tu ne fais rien, alors même que tu accomplis de grandes actions et que tu mets en mouvement des résultats formidables, sache que Dieu a retiré son sceau de tes paupières.

120 — Si tu peux percevoir que tu conduis des révolutions, alors même que tu es assis tout seul, immobile et sans paroles au sommet de la montagne, tu as la vision divine et tu es libre des apparences.

121 — L’amour de l’inaction est sottise, et sottise le mépris de l’inaction — il n’y a pas d’inaction. La pierre inerte sur le sable, que tu envoies promener d’un coup de pied distrait, a produit son effet sur les hémisphères.

C’est l’expérience que j’ai eue ces jours-ci, hier ou avant-hier. Le sentiment d’une Puissance irrésistible qui gouverne tout : le monde, les choses, les gens, tout, tout, sans que l’on ait besoin de bouger matériellement, et que cette suractivité matérielle est seulement comme l’écume qui se forme quand l’eau court très vite — l’écume de la surface —, mais que la Force court dessous comme un flot tout-puissant.

Il n’y a rien d’autre à dire.

On en revient toujours à cela : savoir, ça va bien; dire, c’est bon; faire, c’est bien; mais être, c’est la seule chose qui ait du pouvoir.

N’est-ce pas, les gens sont à s’agiter parce que cela ne va « pas vite »; alors j’avais cette vision de la formation, de la création divine qui se fait, en dessous, toute-puissante, irrésistible, et en dépit de tout, tout ce brouhaha extérieur.

Mais ce grand courant de Puissance, pour s’exprimer, il a besoin d’instruments ?

Un cerveau.

Mais justement, pas seulement d’un cerveau. Cette Puis sance peut s’exprimer, comme dans le passé, d’une façon mentale ou surmentale; elle peut s’exprimer vitalement par la force; elle peut s’exprimer par des muscles; mais comment peut-elle s’exprimer physiquement, purement, directement (parce que tu parles souvent du « pouvoir matériel ») ? Quelle différence y a-t-il entre l’Action làhaut et l’Action vraie ici ?

Chaque fois que j’ai été consciente du Pouvoir, l’expérience a été similaire. La Volonté d’en haut se traduit par une vibration, qui certainement se revêt de puissance vitale, mais agit dans un physique subtil. On a la perception d’une certaine qualité de vibration, qu’il est difficile de décrire mais qui donne l’impression d’une chose coagulée (pas morcelée), quelque chose qui semble plus dense que l’air, qui est extrêmement homogène, d’une luminosité dorée, avec une puissance de propulsion formidable, et qui exprime une certaine volonté (qui n’a pas la nature de la volonté humaine, qui a plutôt la nature de la vision que celle de la pensée; c’est comme une vision qui s’impose pour être réalisée) dans un domaine très proche de la Matière matérielle, mais invisible, excepté pour la vision intérieure; et ça, cette Vibration-là, exerce une pression sur les gens, les choses, les circonstances, pour les mouler selon sa vision. Et c’est irrésistible. Même les gens qui pensent le contraire, qui veulent le contraire, font ce qui est voulu sans le vouloir; même les choses qui s’opposent par leur nature même sont retournées.

Pour les événements nationaux, les rapports entre les nations, les circonstances terrestres, ça agit comme cela, constamment, constamment, comme une Puissance formidable. Et alors, si l’on est soi-même en état d’union avec la Volonté divine, sans intervention de la pensée et de toutes les conceptions ou les idées, on suit, on voit et on sait 54 .

« Si c’est au point de vue politique — la politique est en plein mensonge et je ne m’en occupe pas.

« Si c’est au point de vue moral — la morale est le bouclier que les hommes ordinaires brandissent pour se protéger de la Vérité.

« Si c’est au point de vue spirituel — seule la Volonté Divine est justifiable et c’est Elle que les hommes travestissent et déforment dans toutes leurs actions. »

Les résistances de l’inertie dans les consciences et dans la Matière font que cette Action, au lieu d’être directe et parfaitement harmonieuse, devient confuse, pleine de contradictions, de chocs et de conflits; au lieu que tout s’arrange, on pourrait dire « normalement », sans heurts (comme cela devrait être), toute cette inertie qui résiste, qui s’oppose, fait que cela commence à avoir un mouvement entremêlé où les choses s’entrechoquent et où il y a des désordres et des destructions, qui ne sont rendus nécessaires que par la résistance, mais qui n’étaient pas indispensables, qui auraient pu ne pas être — qui n’auraient pas dû être, pour dire la vérité. Parce que cette Volonté, ce Pouvoir, est un Pouvoir de parfaite harmonie, où chaque chose est à sa place, et il organise merveilleusement : ça vient comme une organisation absolument lumineuse et parfaite, que l’on peut voir quand on a la vision, mais quand ça descend et que ça presse sur la Matière, tout commence à bouillonner et à résister. Par conséquent, vouloir imputer à l’Action divine, au Pouvoir divin, les désordres et les confusions et les destructions, c’est encore une sornette humaine. C’est l’inertie (sans parler de la mauvaise volonté), l’inertie qui produit la catastrophe. Ce n’est pas que la catastrophe soit voulue, ce n’est même pas qu’elle soit prévue : elle est produite par la résistance.

Et alors, s’ajoute à cela la vision de l’action de la Grâce, qui vient atténuer les résultats partout où c’est possible, c’est-à-dire partout où elle est acceptée. Et c’est cela qui explique que l’aspiration, la foi, la confiance totale de l’élément terrestre, humain, ont un pouvoir d’harmonisation, parce qu’elles permettent à la Grâce de venir réparer les conséquences de la résistance aveugle.

C’est une vision claire, claire, même claire dans les détails.

On pourrait, si l’on voulait, prophétiser en disant ce qui est vu. Mais il y a une sorte de super-compassion qui empêche cette prophétie, parce que la Parole de Vérité a un pouvoir de manifestation, et que d’exprimer le résultat de la résistance concrétiserait cet état et diminuerait l’action de la Grâce. Et c’est pourquoi, même quand on voit, on ne peut pas dire, on ne doit pas dire.

Mais certainement, Sri Aurobindo voulait dire que c’est ce Pouvoir ou cette Force qui fait tout — qui fait tout. Quand on la voit ou que l’on est un avec elle, en même temps on sait, et on sait que ça, c’est vraiment la seule chose qui agit et qui crée; le reste, c’est le résultat du domaine ou du monde ou de la matière ou de la substance dans laquelle ça agit — c’est le résultat de la résistance, mais ce n’est pas l’Action. Et s’unir avec ça veut dire que l’on s’unit avec l’Action; s’unir avec ce qui est en bas veut dire que l’on s’unit avec la résistance.

Et alors, parce que ça frétille, ça bouge, ça s’agite, ça veut, ça pense, ça fait des plans... ça s’imagine que ça fait quelque chose — ça résiste.

Plus tard (un peu plus tard) je pourrai donner des exemples pour de toutes petites choses, montrant comment la Force agit et ce qui intervient et qui se mélange, ou qui est mû par cette Force et qui déforme son mouvement, et le résultat, c’est-àdire l’apparence physique telle que nous la voyons. Même un exemple pour une toute petite chose absolument sans importance mondiale donne une claire notion de la façon dont tout se produit et se déforme ici.

Et c’est pour tout, pour tout, tout le temps, tout le temps. Et alors, quand on fait le yoga des cellules, on s’aperçoit que c’est la même chose : il y a la Force qui agit, et puis (Mère rit) ce que le corps fait de cette Action!...

(silence)

Tout de suite vient le pourquoi et le comment. Mais c’est du domaine des curiosités mentales, parce que le fait important, c’est de faire cesser la résistance. Ça, c’est la chose importante, c’est de faire cesser la résistance afin que l’univers devienne ce qu’il doit être : l’expression d’une puissance harmonieuse, lumineuse, merveilleuse, d’une beauté sans pareille. Après, quand la résistance aura cessé, si par curiosité on veut savoir pourquoi elle s’est produite... cela n’aura plus d’importance. Mais maintenant, ce n’est pas en cherchant le pourquoi que l’on peut amener le remède, c’est en prenant la position véritable. C’est la seule chose qui importe.

Faire cesser la résistance par l’abandon total, le don de soi total, dans toutes les cellules si l’on peut le faire.

Elles commencent à avoir cette joie intense de ne plus être que par le Seigneur, pour le Seigneur, dans le Seigneur.

Quand ce sera établi partout, ce sera bien.

6 juillet 1966

Aphorismes - 122, 123, 124

122 — Si tu ne veux pas être le jouet des opinions, vois d’abord en quoi ta pensée est vraie, puis étudie en quoi son contraire est vrai ; enfin découvre la cause de ces différences et la clef de l’harmonie de Dieu.

123 — Une opinion n’est ni vraie ni fausse, elle est seulement utile dans la vie ou inutile ; car c’est une création du Temps et avec le temps elle perd son efficacité et sa valeur. Élève-toi au-dessus des opinions et cherche la sagesse impérissable.

124 — Sers-toi des opinions dans la vie, mais ne les laisse pas enchaîner ton âme dans leurs fers.

(après un silence)

J’étais en train d’essayer de trouver en quoi les opinions étaient utiles... Sri Aurobindo dit qu’elles sont « utiles ou inutiles » — en quoi une opinion peut-elle être utile ?

Elles aident momentanément dans l’action.

Non, c’est justement cela que je déplore; les gens agissent d’après leur opinion, et ça n’a aucune valeur. Tout le temps, je reçois des lettres de gens qui veulent ou ne veulent pas faire quelque chose et qui me disent : « C’est mon opinion, ceci est vrai; cela ne l’est pas », et toujours, plus de quatre-vingt-dixneuf fois sur cent, c’est faux, c’est une sottise.

On a l’impression très claire — enfin, c’est visible — que l’opinion opposée a autant de valeur, que c’est simplement une question d’attitude, c’est tout. Et naturellement, il s’y mêle toujours les préférences de l’ego : on aime mieux que ce soit comme cela, alors on a l’opinion que c’est comme cela.

Mais tant que l’on n’a pas la lumière supérieure pour agir, on a besoin de se servir des opinions.

Il vaudrait mieux avoir une sagesse qu’une opinion, c’est-à-dire, justement, considérer toutes les possibilités, tous les aspects de la question, et alors essayer d’être aussi peu égoïste que possible et voir, par exemple, pour une action, celle qui peut être utile au plus grand nombre de gens ou qui démolit le moins de choses, qui est la plus constructrice. Enfin, même en se plaçant à un point de vue qui n’est pas spirituel, qui est seulement utilitaire et non égoïste, il vaut mieux agir selon la sagesse que selon son opinion.

Oui, mais quelle serait la bonne façon de procéder quand on n’a pas la lumière, sans y mêler son opinion ou son ego ?

Je crois que c’est de considérer tous les aspects du problème, de les mettre d’une façon aussi désintéressée que possible devant sa conscience et de voir ce qui est le meilleur (si c’est possible) ou ce qui est le moins mauvais si cela a des conséquences fâcheuses.

Je voulais demander quelle est la meilleure attitude ? Est ce une attitude d’intervention ou une attitude de laisser-faire ? Quel est le meilleur ?

Ah! justement, pour intervenir il faut être sûr que l’on a raison; il faut être sûr que votre vision des choses est supérieure, préférable ou plus vraie que celle des autres ou de l’autre. Ça, il est toujours plus sage de ne pas intervenir — les gens interviennent sans rime ni raison, simplement parce qu’ils ont l’habitude de donner leur opinion aux autres.

Même lorsqu’on a la vision de la vraie chose, il est rarement sage d’intervenir. Cela ne devient indispensable que si quelqu’un veut faire quelque chose qui, nécessairement, se terminera par une catastrophe. Et même là, l’intervention (souriant) n’est pas toujours très efficace.

Au fond, il n’est légitime d’intervenir que lorsqu’on est absolument sûr d’avoir la vision de vérité. Non seulement cela, mais aussi la vision claire des conséquences. Pour intervenir dans les actions d’un autre, il faut être un prophète — un prophète. Et un prophète avec une bienveillance et une compassion totales. Il faut même avoir la vision de la conséquence qu’aura l’intervention dans la destinée de l’autre. Les gens sont tout le temps à se donner des conseils : « Fais ceci, ne fais pas cela »; je vois, ils n’imaginent pas à quel point ils créent une confusion, ils augmentent la confusion, le désordre. Et quelquefois ils nuisent au développement normal de l’individu.

Je considère que les opinions sont des choses toujours dangereuses et, la plupart du temps, absolument sans valeur.

On ne devrait se mêler des affaires d’autrui que, d’abord, si l’on est infiniment plus sage que l’autre — naturellement, on se croit toujours plus sage!... mais je veux dire d’une façon objective et non selon sa propre opinion —, si l’on voit plus, mieux, et si l’on est soi-même en dehors des passions, des désirs, des réactions aveugles. Il faut être soi-même au-dessus de toutes ces choses pour avoir le droit d’intervenir dans la vie d’un autre — même quand il vous le demande. Et quand il ne vous le demande pas, c’est simplement se mêler de ce qui ne vous regarde pas.

(Mère entre dans une longue contemplation, puis reprend )

Je viens de voir une drôle d’image! C’était comme le versant d’une montagne, très abrupte, et quelqu’un (comme le symbole de l’homme) qui grimpait. Un être... c’est curieux, j’ai vu cela plusieurs fois, des êtres qui sont sans vêtements et qui ne sont pas nus! C’est-à-dire qu’ils ont une espèce de vêtement de lumière. Mais cela ne donne pas l’impression d’une lumière qui irradie ni rien de ce genre. C’est comme une atmosphère. Ce serait plutôt l’aura, l’aura devenue visible; alors cette transparence ne cache pas la forme, et en même temps la forme n’est pas nue... Et alors, du ciel — il y avait un grand ciel qui allait d’en bas jusqu’en haut (c’était comme un tableau), un ciel très clair, très lumineux, très pur — il y avait d’innombrables... des centaines de choses comme des oiseaux qui volaient vers lui et il les attirait d’un geste. Et c’était généralement bleu pâle, blanc ; de temps en temps, il y avait comme un bout d’aile ou comme un haut de crête un petit peu sombre, mais c’était accidentel. Et ça venait et ça venait par centaines, et il les rassemblait d’un geste, puis il les envoyait sur la terre (il était debout sur une pente abrupte), il les envoyait en bas, dans la vallée. Et alors, là ça devenait... (Mère rit) c’étaient des opinions! Ça devenait des opinions! Il y en avait des foncées, des claires, des brunes, des bleues...

C’étaient comme des espèces d’oiseaux qui s’en allaient vers la terre, comme ça. Mais c’était une image — ce n’était pas une image puisque ça bougeait. C’était très amusant.

Et il a dit : « Voilà comment se forment les opinions. » Ça venait du ciel, un ciel immense, immense et lumineux, clair, qui n’était ni bleu ni blanc ni rose ni... c’était lumineux, c’était simplement lumineux ; et de ce ciel, c’était par... je dis centaines, c’était par milliers qu’ils arrivaient, et lui il était là et il recevait ça, puis il faisait un mouvement des mains et il les envoyait sur la terre, et... ça devenait des opinions! Je crois que j’ai commencé à rire, ça m’a amusée.

C’est curieux.

Et il y avait tout ça qui descendait, qui descendait — le bas, on ne le voyait pas —, ça descendait.

Bon. Alors il se peut que les opinions viennent d’un ciel de lumière! (Mère rit)

Au fond, c’est beaucoup plus expressif par des images que par des mots.

14 septembre 1966

Jnâna (La Connaissance): Commentaires Quatrième Période (1969)




Aphorismes - 125, 126

125 — Toute loi, si compréhensive ou tyrannique soitelle, se heurte quelque part à une loi contraire qui fait échec à son action, la modifie, l’annule ou la déjoue.

126 — La loi la plus obligatoire de la Nature est seulement un processus fixe que le Seigneur de la Nature a formulée et dont Il se sert constamment. C’est l’Esprit qui l’a faite et l’Esprit peut la dépasser, mais nous devons d’abord ouvrir les portes de notre prison et apprendre à vivre dans l’Esprit plus que dans la Nature.

Il n’y a pas de loi de la Nature qui ne puisse être surmontée et changée si nous avons la foi que tout est régi par le Seigneur et que nous avons la possibilité d’entrer en contact direct avec Lui, si nous savons sortir de la prison des habitudes millénaires pour nous donner sans réserve à Sa volonté.

En vérité, il n’y a rien de fixe, tout est en perpétuel changement; et c’est cette transformation ascendante qui ramènera, d’étape en étape, cette création inconsciente et mortelle vers la conscience éternelle et toute-puissante du Seigneur.

3 août 1969

Aphorismes - 127

127 — Les lois sont des processus ou des formules, mais l’âme se sert des processus et dépasse les formules.

Les lois de la Nature ne sont impératives pour la nature physique que lorsque cette nature n’est pas sous l’influence de l’être psychique (l’âme); car l’être psychique est en possession du pouvoir divin qui peut se servir, pour ses propres fins, de tous les processus et de toutes les formules, et les transformer à volonté.

5 août 1969

Aphorismes - 128, 129

128 — « Vis selon la Nature », telle est la maxime de l’Occident, mais quelle nature ? La nature du corps ou la nature qui dépasse le corps ? C’est cela que nous devons d’abord déterminer.

129 — Ô fils de l’Immortalité, ne vis pas selon la Nature, mais selon Dieu ; et contrains aussi la Nature à vivre selon la divinité qui est en toi.

Douce Mère,

Qu’est ce que Sri Aurobindo veut dire ici par « la nature qui dépasse le corps » ?

La nature qui dépasse le corps, c’est celle qui continue à vivre après la disparition du corps, c’est la nature psychique qui est immortelle et d’essence divine. Le psychique peut et doit prendre conscience du Divin qui est à son centre et s’unir consciemment à Lui.

7 août 1969

Aphorismes - 130

130 — La Fatalité est la pré-connaissance de Dieu en dehors de l’Espace et du Temps, qui voit tout ce qui doit arriver dans l’Espace et dans le Temps ; ce qu’Il a prévu, le Pouvoir et la Nécessité l’exécutent par le conflit des forces.

Douce Mère,

Si tout est prévu, quel est alors le rôle de l’aspiration et de l’effort humains ?

Dans chaque domaine (physique, vital et mental) tout est prévu; mais l’intrusion d’un domaine supérieur (surmental et au-dessus) introduit dans les événements un autre déterminisme et peut changer le cours des choses. C’est cela que l’aspiration peut accomplir.

Quant à l’effort humain, il fait partie des choses déterminées et son rôle est prévu dans l’ensemble du jeu des forces.

9 août 1969

https://incarnateword.in/cwm/10/aphorism-130

Aphorismes - 131, 132

131 — Ce n’est pas parce que Dieu a voulu et prévu toute chose que tu dois t’asseoir inactif et compter sur Sa providence, car ton action est l’une de Ses principales forces d’exécution. Lève-toi donc et agis, non pas avec égoïsme mais comme l’instrument circonstanciel et la cause apparente de l’événement qu’Il a prédéterminé.

132 — Quand je ne savais rien, j’abhorrais le criminel, le pécheur et l’impur, parce que j’étais moimême plein de crimes, de péchés et d’impuretés ; mais quand je fus nettoyé et que mes yeux furent dessillés, alors je m’inclinai en mon esprit devant le voleur et le meurtrier, et j’adorai les pieds de la prostituée ; car je vis que ces âmes avaient accepté le fardeau terrible du mal et drainé pour nous tous la plus grande part du poison bouillonnant de l’océan du monde.

Pour celui qui a pleinement réalisé que le monde n’est pas autre chose que l’Un Suprême dans Sa manifestation, toutes les notions morales humaines disparaissent nécessairement pour faire place à une vision d’ensemble où toutes les valeurs sont changées — ô combien changées!

14 août 1969

Aphorismes - 133

133 — Les Titans sont plus forts que les dieux parce qu’ils se sont mis d’accord avec Dieu pour affronter et porter le fardeau de Sa colère et de Son inimitié ; les dieux n’ont su accepter que le fardeau plaisant de Son amour et de Son extase plus aimable.

Pour bien comprendre ce que Sri Aurobindo veut vraiment dire, il faut connaître le merveilleux sens de l’humour qu’il avait dans sa pensée.

16 août 1969

(Quelques années auparavant, Mère avait répondu à la question suivante à propos du même aphorisme :) Alors les dieux sont des lâches! Où donc est leur grandeur et leur splendeur ? Pourquoi adorons-nous des entités inférieures ? Et les Titans doivent être les plus aimables fils du Divin ?

Ce que Sri Aurobindo écrit là est un paradoxe pour éveiller les esprits un peu endormis. Mais il faut comprendre toute l’ironie contenue dans ces phrases et surtout l’intention qu’il met derrière les mots. D’ailleurs, lâches ou non, je ne vois aucune nécessité que nous adorions les dieux, petits ou grands. Notre adoration doit aller seulement au Seigneur Suprême, un en toutes choses et en tout être.

6 novembre 1961

Aphorismes - 134, 135, 136

134 — Quand tu es capable de voir combien la souffrance est nécessaire à la félicité finale, l’échec à la réalisation totale et le délai à la rapidité ultime, alors tu peux commencer, si vaguement que ce soit, à comprendre quelque chose à la façon dont Dieu travaille.

135 — Toute maladie est un moyen d’arriver à une nouvelle joie de santé,tout mal et toute douleur, une préparation de la Nature à une béatitude et à un bien plus intenses, toute mort, une ouverture sur une immortalité plus vaste. Pourquoi et comment doit-il en être ainsi, tel est le secret de Dieu que seule l’âme purifiée de l’égoïsme peut pénétrer.

136 — Pourquoi ton mental ou ton corps souffrent-ils ? Parce que ton âme, derrière le voile, souhaite la douleur et y trouve une félicité ; mais si tu veux — et si tu persévères dans ta volonté —, tu peux imposer à tes éléments inférieurs la loi de l’esprit et sa félicité sans mélange.

Il n’y a qu’à tenter l’expérience et persévérer dans l’effort; alors on trouvera que ce qui est affirmé ici est tout à fait vrai.

19 août 1969

https://incarnateword.in/cwm/10/aphorism-134-135-136

Aphorismes - 137

137 — Il n’existe pas de loi de ferinexorable qui veuille que tel contact crée la douleur ou le plaisir ; c’est la manière dont ton âme reçoit du dehors l’assaut ou la pression du Brahman sur les différentes parties de ton être, qui détermine l’une ou l’autre de ces réactions.

Il est évident que le même événement ou le même contact produit chez l’un le plaisir et chez l’autre la souffrance, suivant l’attitude intérieure prise par chacun.

Et cette constatation mène sur le chemin d’une grande réalisation, car lorsqu’on a non seulement compris mais aussi senti que le Seigneur Suprême est l’auteur de toutes choses et que l’on reste constamment en contact avec Lui, toute chose devient l’effet de Sa Grâce et se change en félicité lumineuse et calme.

21 août 1969

Aphorismes - 138

138 — La force d’âme en toi, rencontrant la même force du dehors, n’arrive pas à harmoniser l’intensité du contact en termes d’expérience mentale et d’expérience corporelle ; par suite, tu éprouves une douleur, un chagrin ou un malaise. Si tu es capable d’apprendre à ajuster les réponses de la force en toi-même aux questions de la force dans le monde, tu t’apercevras que la douleur devient agréable ou qu’elle se change en pur délice. La relation juste estla condition de la félicité, ritam 55 la clef de l’ânanda.

Les êtres humains ont l’habitude de baser leur relation avec les autres sur les contacts physiques, vitaux et mentaux, c’est pourquoi il y a presque toujours discorde et souffrance. Si au contraire ils basaient leurs relations sur les contacts psychiques (d’âme à âme), ils s’apercevraient que derrière les apparences troublées, il y a une harmonie profonde et durable qui peut s’exprimer dans toutes les activités de la vie et grâce à laquelle le désordre et la souffrance seraient remplacés par la paix et la félicité.

https://incarnateword.in/cwm/10/aphorism-138

Aphorismes - 139

139 — Qui est le surhomme ? Celui qui peut s’élever au-dessus de cet individu mental humain fragmentaire aux yeux tournés vers la matière et se posséder lui-même, universalisé et déifié dans une force divine, un amour divin, une joie et une connaissance divines..

Le surhomme est en voie de formation maintenant et une nouvelle conscience s’est manifestée tout dernièrement sur la terre pour parfaire cette formation.

Mais il est peu probable qu’aucun être humain soit encore arrivé à cet accomplissement, d’autant plus qu’il doit s’accompagner d’une transformation du corps physique qui n’est pas encore accomplie.

30 août 1969

Aphorismes - 140

140 — Si tu gardes cet ego humain limité et crois être un surhomme, tu n’es que la dupe de ton propre orgueil, le jouet de ta propre force et l’instrument de tes propres illusions.

Il s’ensuit naturellement que tous les ambitieux qui se déclarent maintenant des surhommes ne peuvent être que des imposteurs ou des orgueilleux qui se trompent eux-mêmes et essayent de tromper les autres.

30 août 1969

Aphorismes - 141

141 — Nietzsche a vu le surhomme comme une âme de lion sortant de l’état de chameau, mais le vrai emblème héraldique, le signe du surhomme, est le lion assis sur le chameau qui se tient debout sur la vache de plénitude. Si tu ne peux pas être l’esclave de toute l’humanité, tu n’es pas capable d’en être le maître, et si tu ne peux pas rendre ta nature semblable à la vache d’abondance de Vasishtha 56 afin que toute l’humanité puisse traire le pis son content, à quoi sert ta surhumanité léonine ?

Être l’esclave de toute l’humanité veut dire être prêt à servir l’humanité; et se rendre semblable à la vache d’abondance veut dire être capable de distribuer en abondance toutes les forces, les lumières, les pouvoirs, dont l’humanité a besoin pour sortir de son ignorance et de son incapacité; car s’il n’en était pas ainsi, un être surhumain serait un fardeau plutôt qu’une aide pour la terre.

31 août 1969

Aphorismes - 142

142 — Sois pour le monde comme un lion d’intrépidité et de souveraineté, comme un chameau de patience et de service, comme une vache de bienfaisance maternelle, tranquille et endurante. Repais-toi de toutes les joies divines comme le lion se repaît de sa proie, mais conduis aussi toute l’humanité dans ce champ infini d’extase luxuriante afin qu’elle s’y vautre et y pâture.

Telles sont les qualités requises pour la croissance de l’être jusqu’à sa divinisation; c’est aussi un rappel qu’une transformation ne peut être complète sans l’ascension de l’humanité.

1er septembre 1969

Aphorismes - 143, 144

143 — Si l’Art ne sert qu’à imiter la Nature, alors mettez le feu à toutes les galeries de tableaux et ayons à la place des studios de photographie. C’est parce que l’Art révèle ce que la Nature cache, qu’un petit tableau vaut davantage que tous les joyaux des millionnaires et les trésors des princes.

144 — Si vous ne faites qu’imiter la Nature visible, vous produirez un cadavre, une esquisse sans vie ou une monstruosité ; la Vérité vit dans ce qui se trouve derrière et par-delà le visible et le sensible.

Douce Mère,

On dit que la photographie est un intermédiaire de l’art moderne. Quelle est ton opinion à ce sujet ?

Tout dépend de l’usage que l’on fait de la photographie. Dans son but naturel et son usage courant, elle est documentaire; et plus elle est exacte et précise, plus elle est utile.

Mais il est incontestable qu’il y a des artistes qui se servent de la photographie comme d’un moyen d’expression. Mais alors ce qu’ils font n’est plus une copie exacte de la Nature, c’est un arrangement de formes et de couleurs destiné à exprimer quelque chose d’autre qui est généralement caché par l’apparence physique.

4 septembre 1969

Aphorismes - 145

145 — ÔPoète, ôArtiste,situ te contentes de présenter un miroir à la Nature, penses-tu que la Nature prendra plaisir à ton travail ? Elle détournera plutôt sa face. Car que lui présentes-tu là ? Elle-même ? Non pas, mais un contour et un reflet sans vie, une vague imitation. C’est l’âme secrète de la Nature que tu dois saisir ; tu dois poursuivre éternellement la vérité dans l’éternel symbole, et cela, aucun miroir ne peut te le présenter, ni à toi ni à celle que tu cherches.

Douce Mère,

Quel est ce « symbole éternel » dont Sri Aurobindo parle ici ?

C’est l’âme secrète de la Nature qui est l’éternel symbole, et c’est la Vérité de cette âme que le poète et l’artiste doivent rechercher et exprimer.

7 septembre 1969

Aphorismes - 146, 147, 148, 149, 150

146 — Je trouve en Shakespeare un universaliste bien plus grand et plus conséquent que chez les Grecs. Toutes ses créations sont des types universels, depuis Lancelot Gobbo et son chien jusqu’à Lear et Hamlet.

147 — Les Grecs ont recherché l’universalité en omettant toutes les nuances individuelles plus délicates ; Shakespeare l’a recherchée avec plus de succès en universalisant les détails de caractère individuels les plus rares. Ce que la Nature utilise pour nous cacherl’Infini, Shakespeare l’a utilisé pourrévéler aux yeux de l’humanité l’Anantaguna 57 dans l’homme.

148 — Shakespeare, qui inventa l’image du miroir présenté à la Nature, fut le seul poète qui ne condescendit jamais à copier, photographier ou imiter. Le lecteur qui voit en Falstaff, Macbeth, Lear ou Hamlet des imitations de la Nature, n’a pas l’œil intérieur de l’âme ou a été hypnotisé par une formule.

149 — Où, dans la Nature matérielle, trouves-tu Falstaff, Macbeth ou Lear ? Elle en possède des ombres ou des suggestions, mais eux-mêmes la dominent de très haut.

150 — Pour deux sortes d’êtres, il est de l’espoir  : pour l’homme qui a senti le contact de Dieu et qui a été attiré par lui, et pour le chercheur sceptique ou l’athée convaincu ; quant aux formulistes de toutes les religions et aux perroquets de la libre pensée, ce sont des âmes mortes qui suivent une mort qu’ils appellent vivre.

Douce Mère,

Les « formulistes » des religions n’aident-ils pas les masses ordinaires en leur donnant une image de Dieu ? Ne crois-Tu pas que la religion aide les gens ordinaires ?

Tout ce qui arrive, arrive par la volonté du Seigneur Suprême afin d’amener la création tout entière à la connaissance du Suprême.

Mais l’immense majorité de l’action agit par contraste et par négation. Et c’est ainsi que les religions agissent pour la majorité des soi-disant croyants qui suivent la religion sans avoir la foi et encore moins l’expérience.

14 septembre 1969

Aphorismes - 151

151 — Un homme alla trouver un savant avec le désir d’être instruit ; cet instructeur lui montra les révélations du microscope et du télescope, mais l’homme se mit à rire et dit  : « Ce sont évidemment des hallucinations imposées à l’œil par les verres dont vous vous servez comme instrument ; je ne croirai rien tant que vous ne m’aurez pas montré ces merveilles à l’œil nu. » Alors le savant lui prouva, par beaucoup d’expériences et de faits concomitants, le bien-fondé de sa connaissance, mais l’homme se mit à rire encore et dit  : « Ce que vous appelez preuve, moi je l’appelle coïncidence, et le nombre des coïncidences ne constitue pas une preuve ; quant à vos expériences, elles sont évidemment effectuées dans des conditions anormales et constituent une sorte d’aberration de la Nature. » Quand il fut mis en présence des résultats des mathématiques, il devint furieux et s’écria  : « Ceci est visiblement une imposture, un charabia et une superstition ; voulez-vous essayer de me faire croire que ces absurdes chiffres cabalistiques ont une force et une signification réelles ? » Alors le savant le chassa comme un incorrigible imbécile, car il ne reconnut pas là son propre système de démenti et sa propre méthode de raisonnement négatif. Si nous désirons réfuter une enquête impartiale et sans parti pris, nous pouvons toujours trouver des polysyllabes très respectables pour couvrir notre refus, ou imposer des preuves et des conditions qui rendent l’enquête absurde.

Les savants, pour la plupart matérialistes, emploient le même procédé pour nier le savoir occulte et spirituel que les imbéciles ignorants pour nier la science.

Car ce qui est preuve évidente pour l’homme de bonne volonté devient imposture pour celui qui se refuse à apprendre.

17 septembre 1969

Aphorismes - 152, 153

152 — Quand notre mental est absorbé dans la matière, il pense que la matière est la seule réalité ; quand nous nous retirons dans une conscience immatérielle, nous voyons la matière comme un masque et nous sentons que l’existence dans la conscience a seule le cachet de la réalité. Lequel des deux est-il donc vrai ? Dieu seul le sait ; mais celui qui a les deux expériences peut dire aisément quelle condition est plus fertile en connaissance, plus puissante et plus heureuse.

153 — Je crois que la conscience immatérielle est plus vraie que la conscience matérielle. Parce que, dans la première, je connais ce qui m’est caché dans la seconde, et en même temps j’ai à ma disposition ce que le mental sait dans la matière.

Douce Mère,

Comment peut-on toujours rester dans une cons cience immatérielle ?

On ne peut pas et ce ne serait pas bon.

Sri Aurobindo ne parle pas ici de la conscience supérieure aux deux consciences matérielle et immatérielle dont il parle, c’est-à-dire de la conscience supramentale qui contient en ellemême toutes les autres consciences et peut ainsi tout savoir sur tous les plans de l’être. C’est à cette conscience-là qu’il faut aspirer, c’est elle qui peut nous apprendre la Vérité totale.

18 septembre 1969

Aphorismes - 154, 155, 156

154 — L’Enfer et le Ciel n’existent que dans la conscience de l’âme. Très bien, mais il en est de même pour la terre et tous ses continents, ses mers et ses champs, ses déserts, ses montagnes et ses rivières. Le monde entier n’est rien autre qu’un arrangement de la vision de l’Âme.

155 — Il n’y a qu’une seule âme et qu’une seule existence, c’est pourquoi, tous, nous voyons une seule objectivité ; mais il est bien des nœuds du mental et de l’ego dans l’unique existence de l’âme, c’est pourquoi, tous, nous voyons l’Objet unique avec des lumières et des ombres différentes.

156 — Les idéalistes s’égarent ; ce n’est pas le Mental qui a créé les mondes, mais ce qui a créé le mental a créé les mondes aussi. Le mental voit mal parce qu’il voit partiellement et seulement des détails de ce qui est créé.

Douce Mère,

De quelle façon l’idéalisme peut-il nous aider dans notre vie ici ?

Il semble que Sri Aurobindo parle ici d’une école de philosophie qui déclare que l’Idée a créé les mondes. Naturellement ceci est faux.

Les idéalistes qui se refusent à être les esclaves de la matière, peuvent ne pas être des adeptes de cette philosophie et peuvent aider par leur idéalisme à ne plus être les esclaves des désirs matériels.

22 septembre 1969

Aphorismes - 157, 158

157 — « Ainsi a dit Râmakrishna » et « ainsi a dit Vivékânanda ». Oui, mais je veux savoir aussi les vérités que l’Avatâr n’a pas exprimées en paroles et celles que le prophète a omises de ses enseignements. En Dieu, il y aura toujours beaucoup plus que ce que la pensée de l’homme a jamais conçu ou que la langue de l’homme a jamais prononcé.

158 — Qui était Râmakrishna ? Dieu manifesté dans un être humain ; mais derrière, il y a Dieu dans Son impersonnalité infinie et il y a Sa Personnalité universelle. Et qui était Vivékânanda ? Un coup d’œil radieux de Shiva ; mais derrière lui se trouve le regard divin d’où il est venu, et Shiva lui-même et Brahmâ et Vishnu et ÔM qui surpasse tout.

Douce Mère,

Les Avatârs auront-ils encore besoin de naître sur la terre une fois que la conscience supramentale sera bien établie ?

Voilà une question à laquelle il sera plus facile de répondre quand le Supramental sera manifesté par des êtres vivants sur la terre.

J’avais toujours entendu dire que Sri Aurobindo était « le dernier Avatâr »; mais sans doute est-il le dernier Avatâr dans un corps humain — après, on ne sait pas...

23 septembre 1969

Aphorismes - 159

159 — Celui qui ne reconnaît pas Krishna, le Dieu dans l’homme, ne connaît pas Dieu complètement ; celui qui connaît seulement Krishna, ne connaît même pas Krishna. Pourtant, la vérité opposée est aussi pleinement vraie  : si tu peux voir Dieu tout entier dans une insignifiante petite fleur pâle et sans parfum, alors tu as saisi Sa suprême réalité.

Douce Mère,

Une fois que l’on a pris le chemin du yoga de Sri Aurobindo, ne doit-on pas abandonner le culte de tous les autres dieux et déesses ?

Celui qui suit vraiment le chemin donné par Sri Aurobindo, dès qu’il commencera à avoir l’expérience de ce chemin, sera dans l’impossibilité de réduire sa conscience au culte de n’importe quel dieu ou déesse, ou même d’eux tous à la fois.

26 septembre 1969

Aphorismes - 160, 161

160 — Évite le piège aride d’une métaphysique creuse et la sèche poussière d’une intellectualité stérile. Seule vaut d’être acquise la connaissance qui peut être utilisée pour une félicité vivante et traduite en caractère, en action, en création et en être.

161 — Deviens et vis la connaissance que tu as ; alors ta connaissance est le Dieu vivant en toi.

Douce Mère,

Jusqu’à quel point « la culture intellectuelle » peutelle nous aider sur notre chemin ?

Si la culture intellectuelle est poussée à son extrême limite, elle conduit le mental à la constatation insatisfaisante qu’il est incapable de savoir la Vérité et, chez ceux qui aspirent sincèrement, à la nécessité de se taire et de s’ouvrir dans le silence aux régions supérieures qui peuvent vous donner la connaissance.

27 septembre 1969

Aphorismes - 162

162 — L’évolution n’est pas terminée ; la raison n’est pas le dernier mot de la Nature, ni l’animal raisonnant sa forme suprême. Tel l’homme a émergé de l’animal, tel le surhomme émerge de l’homme.

Je voudrais voir l’anglais pour savoir à quel temps Sri Aurobindo a employé son verbe « émerge » — au présent ou au futur ?

Si c’est au futur, c’est une promesse que nous connaissons tous et à la réalisation de laquelle nous travaillons. Si c’est au présent... je n’ai rien à ajouter 58.

29 septembre 1969

Aphorismes - 163, 164

163 — Le pouvoir d’observer rigidement la loi est la base de la liberté ; c’est pourquoi, dans la plupart des disciplines, l’âme doit subir et accomplir la loi dans son être inférieur avant de pouvoir s’élever à la liberté parfaite de son être divin. Les disciplines qui commencent par la liberté sont faites seulement pour les êtres puissants et naturellement libres ou qui, en des vies antérieures, ont fondé leur liberté.

164 — Ceux qui sont incapables d’observer librement, pleinement et intelligemment la loi qu’ils se sont imposée à eux-mêmes, doivent être assujettis à la volonté des autres. C’est l’une des causes principales de la sujétion des nations. Une fois que leur égoïsme désordonné a été écrasé sous les pieds d’un maître, il leur est donné une nouvelle chance, ou, si elles ont de la force en elles, elles obtiennent une nouvelle chance de mériter la liberté par la liberté.

Douce Mère,

Quelles sont ces disciplines qui « commencent par la liberté » dont Sri Aurobindo parle ici ?

Je suppose que Sri Aurobindo fait allusion aux diverses disciplines d’initiation qui étaient en pratique dans les diverses écoles initiatiques au temps où elles avaient de l’importance et de l’autorité.

Notre époque, devenue très matérialiste, ne donne plus la même importance ni la même autorité à ce genre d’écoles.

30 septembre 1969

Aphorismes - 165

165 — Observer la loi que nous nous sommes imposée à nous-mêmes plutôt que la loi des autres, telle est la signification de la liberté dans notre condition non régénérée. C’est seulement en Dieu et par la suprématie de l’esprit que nous pouvons jouir d’une liberté parfaite.

La liberté véritable est d’être en union constante avec le Divin et de ne faire que ce que le Divin nous fait faire.

Mais jusque-là, il vaut mieux s’imposer à soi-même une loi supérieure d’action et de conduite, et la suivre scrupuleusement, plutôt que d’obéir à la loi des autres hommes et des conventions sociales et morales.

1er octobre 1969


Douce Mère,

Quand on vit dans une communauté, ne devient-il pas nécessaire, souvent, d’obéir aux lois imposées par les autres au lieu de suivre les disciplines que l’on voudrait pour soi-même ?

Il est évident que si l’on a choisi ou accepté de vivre dans une communauté, il faut suivre les lois de cette communauté, autrement on devient un élément de désordre et de confusion.

Mais une discipline acceptée volontairement ne peut pas nuire au développement intérieur et à la croissance de la conscience supérieure.

3 octobre 1969

Aphorismes - 166

166 — La double loi du péché et de la vertu nous est imposée parce que nous n’avons pas la vie idéale ni la connaissance intérieure qui guident l’âme spontanément et infailliblement vers son accomplissement. La loi du péché et de la vertu cesse pour nous quand le soleil de Dieu brille sur l’âme, dans la vérité et l’amour, en sa splendeur dévoilée. Moïse est remplacé par le Christ, le Shâstra par le Véda 59

Douce Mère,

Crois-tu que cette idée de vertu et de péché ait fait aucun bien à l’humanité ?

Ainsi que Sri Aurobindo le dit, la loi de la vertu et du péché était sûrement nécessaire au progrès de l’humanité quand elle lui a été donnée, il y a plusieurs milliers d’années. Mais à présent, elle n’a plus ni sens ni utilité et ne devrait plus être écoutée.

Cela fait partie d’un passé qui ne devrait plus avoir d’autorité. Mais pour qu’il puisse en être ainsi, il faut qu’elle soit remplacée par une loi plus lumineuse et plus vraie, et non par le désordre et la corruption.

4 octobre 1969

Et quelle est cette loi plus lumineuse 60 ?

C’est l’obéissance parfaite et spontanée à l’ordre divin qui doit remplacer toute loi.

26 septembre 1970

Douce Mère,

Est-il bon de casser toutes les conventions sociales et morales, comme le fait la nouvelle génération ? Ces choses n’ont-elles aucune valeur ?

Ce qui a une valeur à une époque n’en a plus à une autre, à mesure que la conscience humaine progresse. Mais il faut prendre grand soin de remplacer la loi à laquelle on n’obéit plus par une loi plus haute et plus vraie qui favorise le progrès vers la réalisation future.

On n’a le droit de renoncer à une loi que lorsqu’on est capable de connaître et de suivre une loi supérieure et meilleure.

5 octobre 1969

P.S. Relis ce que j’ai écrit hier, je te l’avais déjà expliqué.

Comment suivre cette loi supérieure 61 ?

À chaque minute, faire ce que Dieu veut.

26 septembre 1970

Aphorismes - 167

167 — Dieu en nous conduit toujours correctement, même lorsque nous sommes dans les chaînes de l’ignorance ; mais alors, bien que sûr, le but est atteint en décrivant des cercles et par des déviations.

Le but prévu par le Divin est toujours atteint, mais seuls ceux dont la conscience est unie à la Conscience Divine, l’atteignent directement et sciemment; les autres — l’immense majorité de ceux qui ne sont conscients que de leur être extérieur — n’atteignent ce but qu’après avoir fait beaucoup de détours, qui parfois même semblaient tourner le dos à ce but.

6 octobre 1969

Aphorismes - 168, 169

168 — Dans le yoga, la croix est le symbole de l’union forte et parfaite de l’âme et de la nature ; mais du fait de notre chute danslesimpuretés de l’ignorance, elle est devenue le symbole de la souffrance et de la purification.

169 — Le Christ est venu dans le monde pour purifier, non pour accomplir.Il a lui-même prévu l’échec de sa mission et la nécessité de son retour, le glaive de Dieu en main, dans un monde qui l’avait rejeté.

Douce Mère,

Que représente « le glaive de Dieu » dans cet apho risme ?

Le glaive de Dieu est le pouvoir auquel rien ne peut résister.

7 octobre 1969

Aphorismes - 170, 171

170 — La mission de Mahomet était nécessaire, autrement nous aurions pu finir par penser, dans l’exagération de notre effort de purification, que la terre était faite seulement pour le moine, et la cité seulement créée comme un vestibule du désert.

171 — Quand tout est dit, l’Amour et la Force ensemble peuvent finalement sauver le monde, mais pas l’Amourseul ni la Force seule. C’est pourquoi le Christ attendait une deuxième venue, et la religion musulmane, là où elle n’est pas stagnante, attend par les Imams la venue d’un Mehdi.

L’amour seul, tel que le Christ l’a prêché, n’a pu transformer les hommes. La force seule, telle que Mahomet l’a prêchée, n’a pas transformé les hommes, loin de là.

C’est pourquoi la conscience qui est à l’œuvre pour transformer l’humanité unit la force à l’amour, et Celui qui devra réaliser cette transformation viendra sur terre avec le Pouvoir de l’Amour Divin.

10 octobre 1969

Aphorismes - 172

172 — La loi ne peut pas sauver le monde ; par conséquent les commandements de Moïse sont morts pour l’humanité et le Shâstra des brâhmanes est corrompu et mourant. La loi transformée en liberté est le libérateur. Non le pandit 62 mais le yogi, non la vie monastique mais le renoncement intérieur au désir, à l’ignorance et à l’égoïsme.

C’est d’une clarté indiscutable, et c’est justement ce que nous essayons de faire. Mais la nature humaine est rebelle et trouve difficile d’obtenir la liberté au prix du renoncement au désir, à l’ignorance et à l’égoïsme. La plupart des êtres humains préfèrent l’esclavage du désir, de l’ignorance et de l’égoïsme plutôt que la liberté sans eux.

13 octobre 1969

Aphorismes - 173, 174

173 — Même Vivékânanda avait admis une fois, poussé par l’émotion, ce sophisme qu’un Dieu personnel serait trop immoral pour être toléré, et que le devoir de tout homme de bien serait de Lui résister. Mais si une Volonté, une Intelligence supramorale et toute-puissante gouverne le monde, il est sûrement impossible de Lui résister ; notre résistance ne pourrait que servir Ses fins et en réalité serait dictée par Lui. N’est-il donc pas préférable, au lieu de condamner ou de nier, de L’étudier et de Le comprendre ?.

174 — Si nous voulons comprendre Dieu, nous devons renoncer à nos critères humains égoïstes et ignorants, ou bien les ennoblir et les universaliser.

Selon la compréhension humaine, le monde est terriblement immoral, plein de souffrance et de laideur, surtout depuis l’apparition de l’espèce humaine. Ainsi, il est difficile pour la conscience humaine d’admettre que ce monde soit l’œuvre d’un Dieu personnel, car, pour l’homme, cela paraît être l’œuvre d’un monstre tout-puissant.

Mais Sri Aurobindo ajoute qu’il est préférable de tâcher de comprendre au lieu de condamner.

Et la meilleure façon de comprendre n’est-elle pas de s’unir à cette Conscience Suprême pour voir comme Elle voit et comprendre comme Elle comprend ? Ceci est certainement la seule vraie sagesse.

Et le yoga est la vraie manière de s’unir au Suprême.

15 octobre 1969

Aphorismes - 175

175 — Parce qu’un homme bon meurt ou échoue et que le méchant vit et triomphe, devons-nous en conclure que Dieu est mauvais ? Je ne vois pas la logique de cette conséquence. Je dois d’abord être convaincu que la mort et l’échec sont un mal ; je pense, parfois, lorsqu’ils nous viennent, qu’ils sont notre suprême bien momentané. Mais nous sommes les dupes de notre cœur et de nos nerfs et nous soutenons que ce qu’ils n’aiment pas ou ne désirent pas, doit évidemment être un mal !

Douce Mère,

Mais que dire de ceux qui ont de la malchance et qui échouent toujours en tout ce qu’ils font ?

D’abord, une fois pour toutes, il faut savoir que la chance n’existe pas, ni bonne ni mauvaise.

Ce qui apparaît à notre ignorance comme une chance, est tout simplement l’effet de causes que nous ignorons.

Il est certain que pour celui qui a des désirs, si ces désirs ne sont pas satisfaits, c’est un signe que la Grâce Divine est avec lui et veut, par l’expérience, le faire progresser rapidement en lui apprenant que la soumission volontaire et spontanée à la Volonté Divine est un beaucoup plus sûr moyen d’être heureux dans la paix et la lumière que la satisfaction de n’importe quel désir.

7 octobre 1969

Aphorismes - 176, 177

176 — Quand je regarde derrière moi ma vie passée, je vois que si je n’avais pas échoué et souffert, j’aurais perdu les bénédictions suprêmes de ma vie ; et cependant, au moment de la souffrance et de l’échec, j’étais fâché et j’avais le sentiment d’une calamité. Parce que nous ne pouvons rien voir d’autre que ce qui est juste sous notre nez, nous nous laissons aller à tous ces cris et ces reniflements. Soyez silencieux, ô cœurs stupides ! Tuez l’ego, apprenez à voir et à sentir vastement, universellement.

177 — La vision et le sentiment cosmiques parfaits sont la guérison de toute erreur et de toute souffrance ; mais la plupart des hommes réussissent seulement à élargir l’étendue de leur ego.

Douce Mère,

Qu’est ce que la « vision et le sentiment cosmiques » et comment peut-on y parvenir ?

Cela veut simplement dire la vision de toute la terre à la fois et le sentiment qui résulte de cette vision du tout. Ce tout contient toute chose en même temps, la lumière et l’obscurité, la souffrance et le plaisir, le bonheur et le malheur, et tout ensemble fait une vibration d’adoration tournée vers le Divin comme tous les bruits entendus ensemble font la suprême invocation au Divin : ÔM.

18 octobre 1969

Aphorismes - 178

178 — Les hommes disent et pensent  : « Pour mon pays ! », « Pour l’humanité ! », « Pour le monde ! », mais en fait ils veulent dire  : « Pour moimême, vu dans mon pays ! », « Pour moi-même, vu dansl’humanité ! », « Pour moi-même,représenté selon ma fantaisie comme le monde ! » C’est peut-être un élargissement, mais ce n’est pas la libération. Être au large et être dans une large prison ne sont pas une même condition de liberté.

Pour être libre, il faut sortir de la prison. La prison, c’est l’ego, le sens de la personnalité séparée. Pour être libre, il faut s’unir consciemment et totalement au Suprême et, par cette identification, briser les limites de l’ego et supprimer l’existence même de l’ego en s’universalisant, quoique l’individualisation de la conscience soit préservée.

19 octobre 1969

Aphorismes - 179

179 — Vis pour Dieu dans ton voisin, Dieu en toimême, Dieu dans ton pays et le pays de ton ennemi, Dieu dans l’humanité, Dieu dans l’arbre, la pierre et l’animal, Dieu dans le monde et hors du monde ; alors tu seras dans le droit chemin de la libération.

Il n’y a rien à ajouter. C’est vrai, de toute évidence vrai, et pour être sûr, il faut en faire l’expérience, car seule l’expérience est absolument convaincante.

21 octobre 1969

Aphorismes - 180

180 — Il y a des éternités moindres et plus grandes ; car l’éternité est un terme de l’âme et peut exister dans le temps autant qu’elle peut le dépasser. Quand les Écritures disent  : shâshwatîh samâh 63, elles entendent une longue étendue et permanence de temps ou des âges difficilement mesurables ; seul Dieu Absolu a l’éternité absolue. Cependant, quand on va au-dedans, on voit que toutes choses sont réellement éternelles ; il n’y a pas de fin, pas plus qu’il n’y a jamais eu de commencement.

Douce Mère,

Comment peut-on avoir l’expérience de l’éternité ?

En s’unissant à l’Éternel, c’est-à-dire au Divin.

23 octobre 1969

Aphorismes - 181, 182

181 — Quand tu appelles quelqu’un d’autre « imbécile », comme il t’arrive parfois, n’oublie pas cependant que tu as été toi-même le suprême imbécile dans l’humanité.

182 — Dieu aime à jouer le sot à propos ; l’homme le fait à propos et hors de propos. C’est la seule différence.

Douce Mère,

Depuis plusieurs années, presque tous nos enfants, grands et petits, ont l’habitude de toujours utiliser des mots vulgaires dans leur langage quotidien. Par exemple, ils ponctuent chaque phrase par des mots comme « idiot », « fou », etc., et autres expressions indiennes similaires, sans aucune intention mauvaise. Comment peut-on les aider à éliminer cette mauvaise habitude si répandue ?

Le seul remède est d’apprendre à réfléchir avant de parler et de ne dire que les mots absolument indispensables à l’expression de sa pensée.

Moins on parle, mieux cela vaut. Et s’il est indispensable de communiquer quelque chose aux autres ou à un autre, il est sage de ne prononcer que juste les mots indispensables, rien de plus.

24 octobre 1969

Aphorismes - 183, 184

183 — Au point de vue bouddhique, avoir sauvé une fourmi qui se noyait est une œuvre plus grande que d’avoir fondé un empire. L’idée contient une vérité, mais c’est une vérité qui peut facilement être exagérée.

184 — Exalter indûment une vertu — même la compassion — par-dessus toutes les autres, c’est couvrir de sa main les yeux de la sagesse. Dieu avance toujours vers une harmonie.

Toute exagération, tout exclusivisme, est un manque d’équilibre et une faute à l’égard de l’harmonie, et par conséquent une erreur pour celui qui recherche la perfection. Car la perfection ne peut exister que dans une suprême harmonie.

28 octobre 1969

Aphorismes - 185, 186

185 — Tant que ton âme fait des distinctions, la pitié peut être réservée pour les animaux qui souffrent ; mais l’humanité mérite de toi quelque chose de plus noble  : elle demande l’amour, la compréhension, la camaraderie, l’aide de l’égal et du frère.

186 — Les contributions du mal au bien du monde, et le mal que l’homme vertueux fait parfois, désolent l’âme amoureuse du bien. Pourtant, ne sois pasdésoléni confondu, maisplutôt étudie et comprends calmement les voies de Dieu dans l’humanité.

Sri Aurobindo means that there is a height in the consciousness where the ordinary notions of good and bad lose all their value 64.

Et il nous conseille, au lieu d’être affectés par la manière
dont se passent les choses sur la terre, de nous élever dans la conscience jusqu’à la communion avec le Divin, alors nous comprendrons pourquoi les choses sont ainsi.

29 octobre 1969

Aphorismes - 187, 188

187 — Dans la Providence de Dieu, le mal n’existe pas ; seul le bien existe, ou sa préparation.

188 — La vertu et le vice furent faits pour la lutte et le progrès de ton âme ; quant aux résultats, ils appartiennent à Dieu, qui s’accomplit par-delà le vice et la vertu.

Le vice et la vertu sont des inventions de la pensée humaine pour les besoins de l’évolution et du progrès — mais dans la Conscience Divine, vice et vertu n’existent pas.

L’univers tout entier est dans une lente évolution ascendante vers Ce qu’il doit manifester.

30 octobre 1969

Aphorismes - 189, 190, 191

189 — Vis au-dedans ; ne sois pas bouleversé par les circonstances extérieures.

190 — Ne prodigue pas partout tes aumônes avec une charité ostentatoire ; comprends et aime quand tu aides. Que ton âme croisse au-dedans de toi.

191 — Aide les pauvres tant que les pauvres sont près de toi ; mais aussi étudie et fais effort pour qu’il n’y ait plus de pauvres à secourir.

Vivre au-dedans dans une constante aspiration vers le Divin, cela nous rend capables de regarder la vie avec un sourire et de rester en paix, quelles que soient les circonstances extérieures.

Quant aux pauvres, Sri Aurobindo dit que de leur venir en aide est bien, pourvu que cela ne soit pas une vaniteuse ostentation de charité, mais qu’il est bien supérieur de chercher le remède de la misère pour qu’il n’y ait plus de pauvres sur la terre.

31 octobre 1969

Aphorismes - 192

192 — L’ancien idéal social de l’Inde 65 exigeait du prêtre une simplicité de vie volontaire, la pureté, le savoir et l’enseignement gratuit de la communauté ; du prince, elle exigeait la guerre, le gouvernement, la protection du faible et le don de sa vie sur le champ de bataille ; du marchand, le commerce, le gain et le retour de ses gains à la communauté par de libres dons ; du serf, de travailler pour tous les autres et d’acquérir des possessions matérielles. En compensation de sa servitude, il était exempté de l’impôt de l’abnégation, de l’impôt du sang et de l’impôt sur ses richesses.

Au début, environ six mille ans passés, ceci était tout à fait vrai, et chacun était classé selon sa nature. Ensuite, c’est devenu une commodité sociale (d’après la naissance) rigide et de plus en plus arbitraire, par laquelle la vraie nature de l’individu était complètement ignorée. Étant devenue une conception fausse, elle devait disparaître.

Mais peu à peu, avec le progrès humain, les occupations humaines se trouvent de plus en plus classées d’une façon similaire (d’après la nature et les capacités de chacun), moins rigide, mais beaucoup plus vraie.

7 novembre 1969

Aphorismes - 193, 194, 195, 196

193 — L’existence de la pauvreté est la preuve d’une société injuste et mal organisée, et nos charités publiques ne sont que le premier éveil tardif d’une conscience de voleur.

194 — Vâlmîki, notre ancien poète épique, inclut parmi les signes d’un état social juste et éclairé, non seulement l’instruction universelle, la moralité et la spiritualité, mais ceci aussi, que nul ne soit obligé de manger une nourriture grossière, que tous soient rois et oints, et que personne ne vive comme un mesquin et méprisable esclave du luxe.

195 — L’acceptation de la pauvreté est noble et bienfaisante pour une classe ou un individu, mais elle devient fatale et appauvrit la richesse de la vie et son épanouissement si elle est perversement organisée et que l’on en fasse un idéal général ou national.

196 — La pauvreté n’est pas plus une nécessité pour la vie sociale que ne l’est la maladie pour un corps naturel ; de mauvaises habitudes de vie et l’ignorance de notre organisation vraie sont, dans les deux cas, les causes pécheresses d’un désordre évitable.

Douce Mère,

Un jour viendra-t-il où il n’y aura plus de pauvres et plus de souffrances dans le monde ?

Ceci est absolument certain pour tous ceux qui comprennent l’enseignement de Sri Aurobindo et ont foi en lui.

C’est avec l’intention de créer un endroit où il puisse en être ainsi que nous voulons fonder Auroville.

Mais pour que cette réalisation soit possible, il faut que chacun fasse effort pour se transformer lui-même, car la majorité des souffrances des êtres humains est le produit de leurs propres erreurs, physiques et morales.

8 novembre 1969

Comment crois-tu qu’à Auroville il n’y aura plus de souffrance — tant que les gens qui viendront vivre à Auroville seront des hommes de ce même monde, nés avec les mêmes faiblesses et les mêmes défauts ?

Je n’ai jamais pensé qu’il n’y aurait plus de souffrance à Auroville, parce que les hommes, tels qu’ils sont, aiment la souffrance et l’appellent, tout en la maudissant.

Mais on tâchera de leur enseigner à aimer vraiment la paix et à essayer de pratiquer l’égalité d’âme.

C’est de la pauvreté involontaire et de la mendicité dont je voulais parler.

La vie à Auroville sera organisée de telle sorte que cela n’existera pas — et si des mendiants viennent du dehors, ou bien ils devront partir, ou bien on les hospitalisera et leur apprendra la joie du travail.

9 novembre 1969

Quelle est la différence fondamentale entre l’idéal de l’Ashram et celui d’Auroville ?

Il n’y a pas de différence fondamentale dans l’attitude à l’égard de l’avenir et du service du Divin.

Mais les gens de l’Ashram sont considérés comme ayant consacré leur vie au yoga (excepté naturellement les élèves qui ne sont ici que pour leurs études et à qui l’on ne demande pas d’avoir fait leur choix dans la vie).

Tandis qu’à Auroville, la seule bonne volonté de faire une expérience collective pour le progrès de l’humanité suffit pour être admis.

10 novembre 1969

Aphorismes - 197, 198

197 — Athènes, et non Sparte, représente le type progressiste pour l’humanité. L’Inde ancienne, avec son idéal de vastes richesses et de vastes dépenses, était la plus grande parmi les nations. L’Inde moderne, avec sa tendance à un ascétisme national, est devenue totalement pauvre de vie et elle s’est enfoncée dans la faiblesse et la dégradation.

198 — Ne t’imagine pas que quand tu te seras débarrassé de la pauvreté matérielle, les hommes seront toujours heureux ou satisfaits ni que la société sera débarrassée de ses maux, ses difficultés et ses problèmes. C’est seulement une première nécessité et la plus basse. Tant que l’âme au-dedans reste imparfaitement organisée, il y aura toujours, au-dehors, de l’agitation, du désordre et des révolutions.

Ceci est tout à fait évident; et c’est ce que nous essayons de faire comprendre aux gens. Une vie assurée et tranquille ne suffit pas à rendre les gens heureux. Il faut le développement intérieur, et la paix qui vient du contact conscient avec le Divin.

13 novembre 1969

Aphorismes - 199, 200

199 — La maladie reviendra toujours dans le corps si l’âme est défectueuse ; car les péchés du mental sont la cause secrète des péchés du corps. De même, la pauvreté et les difficultés reviendront toujours dans l’homme en société tant que le mental de l’espèce humaine sera soumis à l’égoïsme.

200 — La religion et la philosophie sont ce qu’il y a de mieux pour délivrer l’homme de son ego ; alors, le royaume du ciel au-dedans se réfléchira spontanément dans une cité divine au-dehors.

Sri Aurobindo s’est servi des mots philosophie et religion pour être compris de tous. Mais il savait bien que le remède efficace à l’égoïsme humain est par-delà la philosophie et la religion, dans la vraie vie spirituelle acceptée et vécue sur la terre par la conscience physique elle-même — ce qui la rend vraiment capable de se débarrasser définitivement de l’ego.

15 novembre 1969

Aphorismes - 201, 202

201 — Le christianisme du Moyen Âge disait à l’espèce humaine  : « Homme, tu es une chose mauvaise dans ta vie terrestre et un ver de terre devant Dieu ; renonce donc à l’égoïsme, vis pour un état futur et soumets-toi à Dieu et à Ses prêtres. » Les résultats n’ont pas été trop bons pour l’humanité. La connaissance moderne dit à l’espèce humaine  : « Homme, tu es un animal éphémère et pas plus qu’une fourmi et un ver de terre pour la Nature, une simple petite tache transitoire dans l’univers. Vis donc pour l’État et soumets-toi, telle la fourmi, à l’administrateur diplômé et à l’expert scientifique. » Cet évangile réussira-t-il mieux que l’autre ?

202 — Le Védânta dit plutôt  : « Homme, ta nature et ta substance ne font qu’une avec celles de Dieu, ton âme ne fait qu’une avec celle de tes semblables. Éveille-toi donc et progresse vers ta complète divinité ; vis pour Dieu en toi-même et dans les autres. » Cet évangile, qui n’était donné qu’au petit nombre, doit maintenant être offert à toute l’espèce humaine pour sa délivrance.

Il n’y a rien à ajouter. Sri Aurobindo a dit clairement et avec maîtrise le mal, d’abord, et son remède après. Et il ne reste plus qu’à mettre en pratique ce qu’il nous a enseigné.

6 novembre 1969

Aphorismes - 203, 204

203 — L’espèce humaine progresse toujours le mieux quand elle affirme le mieux son importance par rapport à la Nature, sa liberté et son universalité.

204 — L’homme animal est le point de départ obscur ; l’homme naturel d’aujourd’hui, divers et emmêlé, est à mi-chemin ; mais l’homme supranaturel est le but lumineux et transcendant de notre voyage humain.

L’homme acquiert son plein pouvoir de progresser quand il ne se sent plus lié à la Nature et limité par ses lois.

La Nature est seulement une expression limitée du Divin, tandis que l’homme est créé pour devenir l’expression consciente du Divin, avec tout ce que cela comporte de possibilités de pouvoir et de lumière.

18 novembre 1969

Aphorismes - 205

205 — La vie et l’action atteignent leur point culminant, elles sont éternellement couronnées pour toi, quand tu as atteint le pouvoir de symboliser et de manifester en chaque pensée et en chaque acte, en art, en littérature et dans la vie, à la maison et dans le gouvernement et la société, dans l’acquisition, la possession et la distribution des richesses, l’Un Immortel en Son être mortel inférieur.

Sans doute ceci est-il la description de l’homme qui est arrivé au sommet de son être. Mais c’est seulement le premier pas du surhomme.

24 novembre 1969

Karma (Les Œuvres): Commentaires Quatrième Période (1969-1970)




Aphorismes - 206

206 — Dieu conduit l’homme alors même que l’homme s’égare ; la nature supérieure veille sur les trébuchements de l’être mortel inférieur ;telle estla confusion ettelle la contradiction dont nous devons nous échapper dans une connaissance claire, en l’unité du moi qui seule est capable d’une action impeccable.

La seule sécurité dans la vie, la seule manière d’échapper aux conséquences des erreurs passées, est le développement intérieur permettant l’union consciente avec la Présence Divine; le seul guide efficace, la Vérité de notre être et de tout être.

25 novembre 1969

Aphorismes - 207

207 — Que tu aies de la pitié pour les créatures est bien, mais ce n’est pas bien si tu es l’esclave de ta pitié. Ne sois l’esclave de rien, sauf de Dieu, pas même de Ses anges les plus lumineux.

Pour ceux qui veulent vivre selon la Vérité, le seul moyen est de devenir conscient de la Présence Divine et de vivre uniquement selon Sa Volonté.

C’est le seul moyen d’échapper au mal et à la souffrance, le seul moyen d’être toujours dans la paix, la lumière et la joie.

26 novembre 1969

Aphorismes - 208, 209

208 — La béatitude estle but de Dieu pour l’humanité ; obtiens ce bien suprême pour toi-même, d’abord, afin que tu puisses le distribuer entièrement à tes semblables.

209 — Celui qui acquiert pour lui seul acquiert mal, même s’il appelle cela ciel et vertu.

L’homme a droit à la béatitude puisqu’il a été créé pour cela. Mais tout mouvement égocentrique est le contraire même de cette béatitude. Ainsi, en la cherchant pour soi seul, on la repousse au lieu de l’attirer. C’est dans l’oubli de soi, dans le don de soi sans rien demander en échange, en se fondant pour ainsi dire dans cette béatitude afin qu’elle rayonne sur tous, que l’on trouve la paix et la joie intérieure qui ne vous quittent jamais.

29 novembre 1969

Douce Mère,

Quelle est la différence entre « l’oubli de soi » et « le don de soi » ?

L’oubli de soi peut simplement être un état passif résultant de l’absence totale d’égoïsme. Le don de soi, qui prend toute sa valeur quand il est fait au Divin, est un mouvement actif qui comporte l’amour sous sa forme la plus pure et la plus élevée.

Le don total de soi au Divin est la vraie raison d’être de l’existence.

30 novembre 1969

Aphorismes - 210, 211

210 — Dans mon ignorance, je pensais que la colère pouvait être noble, et la vengeance grandiose ; mais maintenant, quand j’observe Achille en sa furie épique, je vois un très beau bébé dans une très belle rage et cela me fait plaisir et m’amuse.

211 — Le pouvoir est noble quand il s’élève au-dessus de la colère ; la destruction est grandiose, mais elle déchoit quand elle naît de la vengeance. Laisse ces choses, car elles appartiennent à une humanité inférieure.

La colère et la vengeance appartiennent à une humanité inférieure, l’humanité d’hier et non celle de demain.

1er décembre 1969

Aphorismes - 212

212 — Les poètes font grand cas de la mort et des afflictions extérieures, mais les seules tragédies sont les échecs de l’âme, et la seule épopée, l’ascension triomphante de l’homme vers la divinité.

Usually man is not afflicted with the only thing truly tragic, the failure to find one’s soul and to live according to its law 66.

En vérité, la seule chose vraiment tragique est de ne pas devenir conscient de son âme, l’être psychique, et de ne pas avoir sa vie entièrement guidée par elle.

Mourir avant d’avoir trouvé son âme et d’avoir vécu selon sa loi, voilà la vraie défaite. Et la vraie épopée, la vraie gloire est de trouver le Divin en soi et de vivre selon Sa loi.

3 décembre 1969

Aphorismes - 213

213 — Les tragédies du cœur et du corps sont des larmes d’enfants sur leurs petits chagrins et Karma leurs jouets cassés. Souris au-dedans de toi, mais réconforte les enfants — et si tu le peux, prends part aussi à leur jeu.

C’est l’étroitesse de la conscience humaine qui rend tragiques des événements qui pour la Conscience Divine sont seulement des mouvements de l’évolution générale. Mais même quand on voit cela, on peut et doit garder une sympathie profonde pour ceux qui vivent encore dans les douleurs de l’ignorance.

4 décembre 1969

Aphorismes - 214, 215

214 — « Il y a toujours quelque chose d’anormal et d’excentrique dans les hommes de génie », dites-vous. Et pourquoi pas ? Car le génie même est une naissance anormale hors du centre ordinaire de l’homme.

215 — Le génie est la première tentative de la Nature pour délivrer le dieu emprisonné dans le moule humain ; le moule doit souffrir dans le processus. Il est étonnant que les fêlures soient si peu nombreuses et si peu importantes.

Dès qu’un homme a pris conscience du Divin et s’unit à Lui, il devient certainement anormal aux yeux ordinaires parce qu’il n’a plus les faiblesses qui constituent la nature humaine ordinaire.

Mais heureusement pour lui, par le fait même de sa réalisation intérieure, il perd l’habitude que les hommes ont de se vanter, et ainsi il peut éviter l’attention malveillante des autres.

5 décembre 1969

Aphorismes - 216

216 — Parfois, la Nature entre en fureur contre sa propre résistance, alors elle endommage le cerveau afin de libérer l’inspiration, car, dans cet effort, l’équilibre du cerveau matériel ordinaire est son principal adversaire. Ne fais pas attention à la folie de ceux-là et profite de leur inspiration.

Il est sage, en effet, de tout regarder avec le calme sourire de la parfaite confiance. Car, avec la conscience que l’homme a pour le moment, il ne peut guère comprendre les fins du Seigneur Suprême.

7 décembre 1969

Aphorismes - 217

217 — Qui peut supporter Kâlî quand elle se précipite dans l’organisme avec sa terrible force et sa divinité incendiaire ? Seul l’homme qui est déjà possédé par Krishna.

C’est une manière charmante et très expressive de dire que seule la Présence Divine consciente est capable de maîtriser et de conquérir toutes les violences.

8 décembre 1969

Aphorismes - 218, 219, 220, 221

218 — Ne hais pas l’oppresseur, car, s’il est fort, ta haine augmente sa force de résistance ; s’il est faible, ta haine était inutile.

219 — La haine est une épée de puissance, mais c’est une lame à deux tranchants. Elle est comme la kriyâ 67 des anciens magiciens qui, frustrée de sa proie, revenait furieuse pour dévorer celui qui l’avait envoyée.

220 — Aime Dieu dans ton adversaire, même quand tu le frappes ; ainsi, ni l’un ni l’autre n’aurez l’enfer pour part.

221 — Les hommes parlent d’ennemis, mais où sontils ? Je ne vois que des lutteurs d’un camp ou d’un autre dans la grande arène de l’univers.

Tout ceci est écrit dans le but d’éveiller l’humanité au sens de son unité. Quand on est devenu conscient de cette Unité et que l’on voit le Divin en tout être, il est facile de sentir comme Sri Aurobindo recommande de le faire.

9 décembre 1969

Aphorismes - 222, 223, 224

222 — Le saint et l’ange ne sont pas les seules divinités ; admire aussi le Titan et le Géant.

223 — Les anciennes Écritures disent que les Titans sont « les aînés des dieux ». Ils le sont encore ; et nul dieu n’est entièrement divin à moins qu’un Titan ne soit caché aussi en lui.

224 — Si je ne puis être Râma, je voudrais être Râvana, car il est le côté sombre de Vishnu 68

Ceci veut dire que la douceur sans la force, et la bonté sans la puissance, sont incomplètes et ne peuvent exprimer totalement le Divin.

Je pourrais dire, pour continuer le genre d’image employé par Sri Aurobindo, que la charité et la générosité d’un asura converti sont infiniment plus efficaces que celles d’un ange innocent.

11 décembre 1969

Aphorismes - 225, 226, 227

225 — Sacrifice, sacrifice et encore sacrifice — mais pour l’amour de Dieu et de l’humanité, non par amour du sacrifice.

226 — L’égoïsme tue l’âme — détruis-le. Mais prends garde que ton altruisme ne tue pas l’âme des autres.

227 — Le plus souvent, l’altruisme est seulement la forme la plus sublime de l’égoïsme.

Douce Mère,

Comment l’altruisme peut-il tuer l’âme des autres ?

En aidant les autres matériellement (altruisme), si tu veux en même temps leur imposer ta manière de voir, tu tueras leur âme, parce que les règles morales et sociales ne peuvent d’aucune façon remplacer la loi intérieure que chacun doit recevoir de son âme.

13 décembre 1969

Aphorismes - 228, 229, 230

228 — Celui qui ne tue pas quand Dieu le lui ordonne, sème dans le monde un ravage incalculable.

229 — Respecte la vie humaine aussi longtemps que tu le peux ; mais respecte encore plus la vie de l’humanité.

230 — Les hommes tuent par fureur incontrôlable, par haine ou par vengeance — ils en souffriront tôt ou tard le contrecoup ; ou ils tuent froidement pour servir une cause égoïste — Dieu ne leur pardonnera pas. Si les hommes tuent, il faut d’abord que leur âme soit sûre que la mort est un soulagement et qu’elle ait vu Dieu dans celui qui est frappé, dans le coup et dans celui qui frappe.

Douce Mère,

Dans quelles sortes de circonstances Dieu donne-t-il l’ordre de tuer ?

Voilà justement une question à laquelle je ne puis répondre parce que Dieu ne m’a jamais dit de tuer.

14 décembre 1969

Aphorismes - 231, 232, 233, 234

231 — Le courage et l’amour sont les seules vertus indispensables ; même si toutes les autres sont éclipsées ou endormies, ces deux-là garderont l’âme vivante.

232 — La bassesse et l’égoïsme sont les seuls péchés que je trouve difficile de pardonner ; pourtant, ce sont les seuls à être à peu près universels. Par conséquent, ceux-là aussi ne doivent pas être haïs chez les autres ; mais, en nous-mêmes, ils doivent être annihilés.

233 — La noblesse et la générosité sont le firmament éthéré de l’âme ; sans elles, nous sommes comme un insecte dans un donjon.

234 — Que tes vertus ne soient pas du genre que les hommes louent ni récompensent, mais de celles qui contribuent à ta perfection et que Dieu dans ta nature exige de toi.

Douce Mère,

Peux-tu me donner tes définitions des termes sui vants :

1) Le courage et l’amour

2) La bassesse et l’égoïsme

3) La noblesse et la générosité.

1) Le courage est l’absence totale de peur sous toutes ses formes.

2) L’amour est le don de soi sans rien demander en échange.

3) La bassesse est une faiblesse qui calcule et exige des autres les vertus que l’on n’a pas.

4) L’égoïsme est de se mettre au centre de l’univers et de vouloir que tout existe pour notre propre satisfaction.

5) La noblesse est de se refuser à tout calcul personnel.

6) La générosité est de trouver sa propre satisfaction dans la satisfaction des autres.

15 décembre 1969

Aphorismes - 235, 236, 237

235 — L’altruisme, le devoir, la famille, la patrie, l’humanité, sont des prisons de l’âme quand ils ne sont pas ses instruments.

236 — Notre patrie est Dieu la Mère ; n’en dis point de mal à moins que tu ne puisses le faire avec amour et tendresse.

237 — Les hommes sont traîtres à leur patrie par profit ; pourtant, ils continuent de penser qu’ils ont le droit de se détourner avec horreur du matricide.

Douce Mère,

L’altruisme, le devoir, la famille, la patrie, l’humanité — comment peuvent-ils devenir de vrais instruments de l’âme ?

L’âme appartient au Divin, et doit au Divin seul obéissance et service. Si c’est le Divin qui lui donne l’ordre de travailler pour la famille ou pour la patrie ou pour l’humanité, alors c’est très bien, et elle peut le faire sans être emprisonnée.

Si l’ordre ne vient pas du Divin, servir ces choses, c’est seulement obéir à des conventions sociales et morales.

17 décembre 1969

Aphorismes - 238, 239, 240

238 — Brise les moules du passé, mais garde intacts son génie et son esprit, sinon tu n’as pas d’avenir.

239 — Les révolutions mettent en pièces le passé et le jettent à la fonte dans le chaudron, mais ce qui en émerge est le vieil Éson avec un visage neuf.

240 — Le monde n’a eu qu’une demi-douzaine de révolutions réussies, et même parmi celles-là, la plupart ressemblaient surtout à des échecs ; cependant, c’est par de grands et nobles échecs que l’humanité progresse.

Douce Mère,

Qu’entend Sri Aurobindo par « de grands et nobles échecs » ?

La grandeur et la noblesse d’un événement ne dépendent pas de la réussite matérielle, mais des sentiments qui l’animent et du but que les hommes ont poursuivi.

Ce n’est pas le succès qui confère la grandeur mais le mobile de l’action et la noblesse des sentiments qui l’animent.

18 décembre 1969

Aphorismes - 241, 242

241 — L’athéisme est une protestation nécessaire contre la perversité des Églises et l’étroitesse des credo. Dieu s’en sert comme d’une pierre pour écraser ces châteaux de cartes souillés.

242 — Que de haine et de stupidité les hommes ontils réussi à emballer décorativement et à étiqueter  : « Religion » !

Douce Mère,

Quel est le mieux : la religion ou l’athéisme ?

Tant qu’il y aura des religions, l’athéisme sera indispensable pour les contrebalancer. Tous les deux doivent disparaître pour faire place à une recherche sincère et désintéressée de la Vérité et à une consécration totale à l’objet de cette recherche.

21 décembre 1969

Aphorismes - 243, 244, 245, 246, 247

243 — Dieu guide le plus sûrement par Ses pires tentations, Il aime entièrement quand Il punit cruellement, Il aide parfaitement quand Il s’oppose violemment.

244 — Si Dieu ne prenait pas sur Lui le fardeau de tenter les hommes, bientôt le monde irait à sa perte.

245 — Acceptez d’être tentés au-dedans afin de pouvoir épuiser dans la lutte vos penchants vers le bas.

246 — Si vous laissez à Dieu le soin de purifier, Il épuisera le mal en vous subjectivement ; mais si vous tenez absolument à vous guider vous-même, vous tomberez dans bien des souffrances et des péchés extérieurs.

247 — N’appelle point mal tout ce que les hommes appellent mal — rejette seulement ce que Dieu a rejeté ; n’appelle point bien tout ce que les hommes appellent bien — accepte seulement ce que Dieu a accepté.

Douce Mère,

Si l’on fait un don de soi complet au Divin, est-il né cessaire de développer la volonté personnelle, le pouvoir de choisir, etc. ? Ces choses ne deviendront-elles pas des obstacles ?

La volonté personnelle et le pouvoir de choisir sont des qualités nécessaires pour ceux qui vivent dans l’ignorance et l’illusion ordinaires.

Le vrai don de soi au Divin veut dire bien entendu leur abdication. Mais malheureusement, beaucoup de personnes vivent dans l’illusion qu’elles se sont entièrement données au Divin, et pourtant elles conservent en elles un « ego » très actif qui les empêche de percevoir clairement la Volonté Divine; si ces personnes-là abandonnent la volonté personnelle et le discernement, elles risquent de devenir incohérentes et fantaisistes.

Il faut d’abord acquérir une sincérité parfaite pour être sûr de ne pas se tromper soi-même, et avoir des preuves évidentes que c’est bien la Volonté Divine qui vous guide et vous fait agir.

22 décembre 1969

Aphorismes - 248, 249, 250

248 — Dans le monde, les hommes ont deux lumières  : le devoir et les principes ; mais celui qui s’est donné à Dieu en a fini de ces deux-là et les a remplacés par la volonté de Dieu. Si les hommes t’injurient à cause de cela, ô divin instrument, ne te soucie point et continue ton chemin tel le vent et le soleil, protégeant et détruisant.

249 — Ce n’est pas pour cueillir les louanges des hommes que Dieu t’a fait Sien, mais pour accomplir sans peur Ses Ordres.

250 — Accepte le monde tel un théâtre de Dieu ; sois le masque de l’Acteur et laisse-Le jouer à travers toi. Si les hommes te louent ou te sifflent, sache qu’ils sont aussi des masques, et prends le Dieu intérieur pour seul critique et seul spectateur.

Le premier point nécessaire est de devenir conscient de la Volonté Divine, et pour cela il ne faut plus avoir de désirs ni de volontés propres.

Le meilleur moyen d’y arriver est de tourner toute son aspiration vers la Perfection Divine, de se donner à elle sans réserve et d’attendre d’Elle seule toute satisfaction.

Le reste suivra comme une conséquence.

23 décembre 1969

Aphorismes - 251

251 — Si Krishna est tout seul d’un côté, et que de l’autre tu trouves le monde en armes, embrigadé avec ses troupes et ses shrapnels et ses mitrailleuses, préfère tout de même ta divine solitude. Qu’importe si le monde passe sur ton corps et si ses shrapnels te labourent et si sa cavalerie foule tes membres, telle une boue informe au bord du chemin ; car le mental n’a jamais été qu’un simulacre et le corps, une carcasse. Libéré de ses revêtements, l’esprit plane et triomphe.

Ceci pour nous dire que le seul choix à faire est de s’unir au Divin en dépit de tout, même de l’opposition du monde entier, car le monde n’a qu’une force apparente dans le mental et le physique, tandis que le Divin a la puissance éternelle de la Vérité.

26 décembre 1969

Aphorismes - 252, 253, 254

252 — Si tu penses que la défaite est ta fin, alors ne va point te battre, même si tu es le plus fort. Car le Destin ne peut être acheté par nul homme, et le Pouvoir n’est pas lié à ceux qui le possèdent. Mais la défaite n’est pas la fin, elle est seulement une porte ou un commencement.

253 — J’ai échoué, dis-tu. Dis plutôt que Dieu décrit des cercles autour de Son but.

254 — Frustré par le monde, tu te tournes pour t’emparer de Dieu. Si le monde est plus fort que toi, crois-tu que Dieu soit plus faible ? Tourne-toi plutôt vers Lui pour recevoir Son ordre et avoir la force de l’accomplir.

Douce Mère,

Pourquoi Dieu a-t-il besoin de « décrire des cercles autour de Son but » ? Il peut facilement l’atteindre tout de suite à volonté, rendant le travail de tout le monde plus facile et plus efficace, n’est ce pas ?

Sûrement Sri Aurobindo n’a pas dit que « Dieu » avait besoin de décrire des cercles, car Il est tout-puissant, mais non d’une puissance arbitraire telle que les hommes comprennent le pouvoir.

Pour commencer à comprendre quelque chose, il faut savoir et sentir que dans tout l’univers, il n’y a rien qui ne soit l’expression de Sa volonté omnipotente et omniprésente; et c’est seulement en s’unissant consciemment à Lui que l’on peut commencer à comprendre cela, non pas mentalement, mais par un phénomène de conscience et de vision.

Dans sa conscience ordinaire, même avec l’intelligence la plus vaste, l’homme ne peut saisir qu’une partie infinitésimale de la création, et ainsi il ne peut la comprendre et encore moins la juger.

Et si nous voulons hâter la transformation du monde, le mieux que nous puissions faire est de nous donner, sans réserve et sans calcul, à Ce qui sait.

28 décembre 1969

Aphorismes - 255, 256, 257

255 — Tant qu’une Cause a de son côté une seule âme dont la foi est intangible, elle ne peut pas périr.

256 — Tu murmures  : la raison ne me donne aucune base pour avoir cette foi. Imbécile ! si elle le faisait, la foi ne serait pas nécessaire ni exigée de toi.

257 — La foi du cœur est le reflet obscur et souvent déformé d’une connaissance cachée. Le croyant est souvent plus tourmenté de doutes que le sceptique le plus invétéré. Il persiste parce que, en lui, quelque chose de subconscient sait. Ce quelque chose tolère la foi aveugle et le crépuscule des doutes et pousse à la révélation de ce qu’il sait.

Douce Mère,

Est-il bon d’avoir une « foi aveugle » qui ne ques tionne pas et qui ne raisonne pas ?

Ce que les hommes appellent en général la foi aveugle est en vérité ce que la Grâce Divine donne parfois à ceux dont l’intelligence n’est pas assez développée pour avoir la vraie connaissance. Ainsi, la foi aveugle peut être un phénomène très respectable, quoiqu’il soit bien entendu que celui qui a la vraie connaissance est dans une situation très supérieure.

29 décembre 1969

Douce Mère,

À quel plan appartient la foi : le mental ou le psychique ?

La foi est un phénomène exclusivement psychique.

30 décembre 1969

Aphorismes - 258, 259, 260, 261

258 — Le monde pense être mû par la lumière de la raison, mais en fait il est poussé par sa foi et ses instincts.

259 — La raison s’adapte à la foi ou trouve des arguments pour justifier les instincts ; mais elle reçoit subconsciemment l’impulsion, c’est pourquoi les hommes pensent qu’ils agissent rationnellement.

260 — La seule tâche de la raison est d’arranger et de critiquer les perceptions. En soi, elle n’a aucun moyen d’arriver à une conclusion certaine ni aucun pouvoir de commander l’action. Quand elle prétend prendre l’initiative ou mettre en mouvement, elle masque d’autres agents.

261 — Jusqu’à ce que la Sagesse te vienne, sers-toi de la raison aux fins que Dieu lui a données, et la foi et l’instinct à leurs fins. Pourquoi mettrais-tu en guerre les différentes parties de ton être ?

Douce Mère,

Quelles sont les fins les plus hautes de la raison, de la foi et de l’instinct dans la vie ordinaire et dans la vie spirituelle ?

Chacun a ses propres fins suivant sa nature et le but qu’il veut atteindre dans la vie ordinaire.

Quant à la vie spirituelle, elle n’a qu’un seul but : connaître le Divin et s’unir à Lui par tous les moyens possibles et à l’aide de la foi, qui est certainement le moteur le plus puissant pour les commençants.

31 décembre 1969

Aphorismes - 262, 263, 264

262 — Perçois toujours et agis selon la lumière de tes perceptions grandissantes, mais pas seulement celles de ton cerveau raisonneur. Dieu parle à ton cœur tandis que le cerveau ne peut pas Le comprendre.

263 — Si ton cœur te dit  : « C’est ainsi, de telle manière et à tel moment que cela va arriver », ne le crois pas. Mais s’il te donne la pureté et l’ampleur du commandement de Dieu, écoute-le.

264 — Quand tu reçois l’Ordre, soucie-toi seulement de l’accomplir. Le reste est la volonté et l’arrangement de Dieu que les hommes appellent hasard, chance et bonne ou mauvaise fortune.

C’est évidemment dans le silence de la pensée qu’il est possible de percevoir l’Ordre Divin. La vraie façon de savoir est au-dessus des mots et des pensées.

Quand le phénomène se produit, il devient très clair, car on sait le commandement Divin d’abord, et les mots pour le décrire viennent après.

1er janvier 1970

Aphorismes - 265, 266, 267, 268, 269

265 — Si ton but est grand et tes moyens petits, agis tout de même, car c’est seulement par l’action que ceux-ci peuvent croître pour toi.

266 — Ne te soucie point du temps ni du succès. Joue ton rôle, que ce soit pour échouer ou pour prospérer.

267 — Le Commandement peut venir sous trois formes  : la volonté et la foi dans ta nature, l’idéal sur lequel le cœur et le cerveau se sont mis d’accord, et la voix qui vient de Lui ou de Ses anges.

268 — Il est des moments où l’action est peu sage ou impossible ; alors entre en tapasyâ dans quelque solitude physique ou dans les retraites de ton âme, et attends la parole ou la manifestation divines, quelles qu’elles soient.

269 — Ne saute point trop vite à n’importe quelle voix, car il existe des esprits menteurs et prêts à te tromper ; mais que ton cœur devienne pur, puis écoute.

En effet, il est de la plus grande importance de ne pas prendre n’importe quelle voix comme venant du Divin, parce que l’on risque d’obéir à l’ordre d’un imposteur. La seule garantie que l’on puisse avoir, est celle de l’absence complète de tout désir personnel, même celui de servir le Divin, et d’être plongé dans une paix totale. Alors seulement on peut être sûr de son discernement.

3 janvier 1970

Aphorismes - 270, 271

270 — Il est des moments où Dieu semble être sévèrement du côté du passé ; alors, ce qui a été et qui est encore s’assoit solidement comme sur un trône et se drape dans un irrévocable « je serai ». Mais persévère, même si tu sembles lutter contre le Maître des choses, car telle est Son épreuve la plus rigoureuse.

271 — Tout n’est pas réglé quand une cause est humainement perdue et sans espoir ; tout est réglé seulement quand l’âme renonce à son effort.

Ceci pour nous encourager à ne pas nous laisser influencer par les apparences et à persister dans notre effort même s’il semble sans résultat.

Il faut faire, dans la vie, ce qui nous est révélé comme la vraie chose à faire, même si les autres se moquent et critiquent; car l’opinion des hommes n’a aucune valeur, seule la Volonté Divine est vraie et triomphera.

4 janvier 1970

Aphorismes - 272, 273

272 — Celui qui veut parvenir à un haut rang spirituel doit passer par des épreuves et des examens sans fin. Mais la plupart des candidats sont seulement anxieux de soudoyer l’examinateur.

273 — Tant que tes mains sont libres, lutte avec tes mains, ta voix et ton cerveau et toutes sortes d’armes. Es-tu enchaîné dans les donjons de ton ennemi et ses bâillons t’ont-ils réduit au silence ? Lutte avec le silence de ton âme qui peut tout assiéger et avec la puissance de ta volonté qui porte au loin ; et si tu meurs, lutte encore avec la force qui enveloppe le monde et qui est venue de Dieu en toi.

La Vérité est une conquête difficile et ardue. Il faut être un véritable guerrier pour faire cette conquête, un guerrier qui n’a peur de rien, ni des ennemis ni de la mort, car, envers et contre tous, avec ou sans un corps, la lutte continue et se terminera par la Victoire.

6 janvier 1970

Aphorismes - 274, 275, 276

274 — Tu penses que l’ascète dans sa cave ou sur le sommet de sa montagne est une pierre et un fainéant. Qu’en sais-tu ? Peut-être emplit-il le monde des puissants courants de sa volonté et le change-t-il par la pression de son état d’âme.

275 — Ce que le libéré voit en son âme sur le sommet de sa montagne, les héros et les prophètes viennent le proclamer et l’accomplir dans le monde matériel.

276 — Les théosophes ont tort dans leur exposé, mais ils ont raison dans l’essentiel. La Révolution française a eu lieu parce qu’une âme sur les neiges de l’Inde a rêvé de Dieu comme liberté, fraternité et égalité.

Ceci veut simplement nous démontrer que la puissance de l’esprit est beaucoup plus grande que toutes les puissances matérielles. Mais toutes deux sont indispensables à la réalisation.

7 janvier 1970

Aphorismes - 277, 278

277 — Toute parole et toute action jaillissent toutes prêtes du Silence éternel.

278 — Tout est tranquille dans les profondeurs de l’océan, mais, à la surface, gronde le tumulte joyeux de ses clameurs et de sa course au rivage ; il en est de même pour l’âme libérée au milieu d’une action violente. L’âme n’agit point ; simplement, elle exhale du fond d’elle-même une action irrésistible.

Ceci nous dit encore que Ce qui engendre l’action, la Conscience et la Puissance qui se manifestent dans l’action sont tout autres que les êtres qui l’accomplissent matériellement et qui, dans leur ignorance, pensent qu’ils en sont les auteurs.

8 janvier 1970

Aphorismes - 279

279 — Ô soldat et héros de Dieu, où peut-il y avoir du chagrin, de la honte ou de la souffrance pour toi ?Ta vie estunegloire,tes actessontune consécration, la victoire est ton apothéose, et la défaite est ton triomphe.

Pour celui qui est totalement consacré au Divin, il ne peut y avoir ni honte ni souffrance, car le Divin est toujours avec lui, et la Présence Divine change toute chose en une gloire.

9 janvier 1970

Aphorismes - 280, 281

280 — Ton être inférieur souffre-t-il encore des chocs du péché et de la peine ? Mais en haut, qu’il la voie ou non, ton âme est assise, royale, calme, libre et triomphante. Sois certain qu’avant la fin, la Mère aura accompli son travail et fait de la terre même de ton être une joie et une pureté.

281 — Si ton cœur est troublé au fond de toi, si pendant de longues saisons tu ne fais aucun progrès, si ta force défaille et se plaint, souviens-toi toujours de la parole éternelle de notre Amant et Maître  : « Je te libérerai de tout péché et de tout mal, ne t’afflige point. »

Ce que Sri Aurobindo appelle l’âme ici, c’est la Présence Divine en chacun de nous; et la certitude de cette Présence constante en nous doit nous consoler de toute peine en nous convainquant de la Victoire finale qui est certaine.

10 janvier 1970

Aphorismes - 282

282 — La pureté est dans ton âme ; quant aux actes, où est leur pureté ou leur impureté ?

Sri Aurobindo ne donne pas au mot pureté le sens moral ordinaire. Pour lui, « pureté » veut dire « exclusivement sous l’influence du Divin », n’exprimant que le Divin seul. Pour le moment, pour toute action sur la terre, il ne peut en être ainsi.

12 janvier 1970

Aphorismes - 283, 284, 285

283 — Ô Mort, notre ami masqué qui nous donnes de nouvelles chances, quand tu voudras ouvrir la porte, n’hésite point à nous prévenir d’avance, car nous ne sommes pas de ceux qui sont ébranlés par ses grincements de fer.

284 — La mort est parfois un valet insolent, mais quand elle change cette robe de terre en un vêtement plus brillant, son jeu de vilain et ses impertinences peuvent être pardonnés.

285 — Qui te tuera, ô âme immortelle ? Qui te torturera, ô Dieu à jamais joyeux ?

Pourquoi, depuis le commencement, y a-t-il tant de chagrin autour de la mort ?

C’est l’ignorance et l’égoïsme humains qui sont la cause du chagrin. Mais ce chagrin a aussi joué son rôle dans l’évolution de l’humanité.

13 janvier 1970


Q,uel rôle le chagrin a-t-il joué dans l’évolution de l’humanité ?

Chagrin, désir, souffrance, ambition et toutes les autres réactions similaires dans les sentiments et dans les sensations ont tous servi à faire surgir la conscience hors de l’inconscience et à éveiller cette conscience à la volonté de progrès.

14 janvier 1970

Aphorismes - 286, 287, 288

286 — Quand ton être inférieur est prêt à aimer la dépression et la faiblesse, pense ceci  : « Je suis Bacchus et Arès et Apollon ; je suis Agni pur et invincible ; je suis Sûrya qui brûle à jamais avec puissance. »

287 — Ne recule point devant le cri et l’extase dionysiaques en toi, mais prends garde de ne pas être un fétu de paille sur ces vagues.

288 — Tu dois apprendre à supporter tous les dieux en toi et ne jamais vaciller sous leur irruption ni te briser sous leur poids.

Ceci pour apprendre à l’homme à ne pas être dominé ni effrayé par les dieux des diverses religions, parce que, en tant qu’être humain, il porte en lui-même la possibilité de s’unir au Seigneur Suprême et de devenir conscient de Lui.

15 janvier 1970

Aphorismes - 289, 290

289 — L’espèce humaine s’est lassée de la fermeté et de la joie, et elle a appelé vertu la tristesse et la faiblesse ; elle s’est lassée de la connaissance, et elle a appelé sainteté l’ignorance ; lassée de l’amour, elle a appelé l’insensibilité illumination et sagesse.

290 — Il existe de nombreux genres de patience. J’ai vu un lâche tendre sa joue à celui qui le frappait ; j’ai vu un être physiquement faible frappé par une forte brute contente d’elle-même, et qui regardait tranquillement et intensément son agresseur ; j’ai vu Dieu incarné souriant avec amour à ceux qui le lapidaient. Le premier étaitridicule, le second terrible, le troisième, divin et sacré.

Sri Aurobindo nous dit que de rayonner l’amour en toute circonstance est le signe du Divin qui aime également celui qui le frappe et celui qui l’adore — quelle leçon pour l’humanité!

17 janvier 1970

Aphorismes - 291, 292

291 — Il est noble de pardonner à ceux qui te font du mal, mais il n’est pas si noble de pardonner le mal fait aux autres. Cependant, pardonne cela aussi, mais quand c’est nécessaire, tire vengeance calmement.

292 — Quand les Asiatiques massacrent, c’est une atrocité ; quand ce sont les Européens, c’est une exigence militaire. Apprécie la distinction et médite sur les vertus de ce monde.

Tout cela nous fait sentir profondément l’imbécillité des jugements humains basés sur l’intérêt et sur les réactions de l’ego.

Tant que les hommes resteront dans l’état d’ignorance où ils se trouvent, leurs jugements et leurs opinions n’ont aucune valeur devant la Vérité et doivent être considérés comme tels.

20 janvier 1970

Aphorismes - 293, 294

293 — Regarde bien ceux qui sont trop indignés dans leur rectitude. Bientôt, tu les verras commettre ou excuser la même offense qu’ils avaient si furieusement condamnée.

294 — « Il y a très peu de véritable hypocrisie chez les hommes », dis-tu. C’est vrai, mais il y a une bonne quantité de diplomatie et encore plus de tromperie de soi. Cette dernière est de trois variétés  : consciente, subconsciente et semi-consciente. Mais la tromperie de soi semi-consciente est la plus dangereuse.

Douce Mère,

Il me semble que c’est la tromperie de soi consciente qui doit être pire, n’est ce pas ?

La tromperie de soi consciente est rare parce qu’elle implique un grand développement de la conscience, uni à une volonté perverse de tromperie, qui mène aux plus dangereux mensonges; mais c’est peut-être aussi la plus facilement guérissable, car la conscience étant déjà éveillée, il suffit de lui faire sentir son erreur et qu’elle prenne la décision de la corriger pour qu’elle ait le pouvoir de le faire.

Les autres doivent d’abord devenir conscients de ce qu’ils font; ce qui généralement prend beaucoup de temps.

21 janvier 1970

Aphorismes - 295, 296

295 — Ne sois point trompé par les démonstrations de vertu des hommes, ni dégoûté par leurs vices, manifestes ou cachés. Ces choses sont des subterfuges nécessaires pendant cette longue période de transition de l’humanité.

296 — N’aie point de répulsion pour les perversions du monde ; le monde est un serpent blessé et venimeux qui se tortille vers sa mue et vers un destin de perfection. Attends, car c’est une gageure divine, et de cette bassesse, Dieu émergera radieux et triomphant.

Sri Aurobindo nous dit que l’homme est un être de transition et que, hors de toutes les misères du monde, émergera un être de lumière capable de manifester le Divin.

Ainsi, tous ceux qui ne sont pas satisfaits du monde tel qu’il est savent que leur aspiration ne s’élève pas en vain et que le monde est en train de changer.

Si la consécration et l’effort se joignent à l’aspiration, les choses iront plus vite.

22 janvier 1970

Aphorismes - 297, 298

297 — Pourquoi recules-tu avec horreur devant un masque ? Derrière l’apparence odieuse, grotesque ou terrible, Krishna rit de ta sotte fureur, de ton mépris ou de ta répulsion encore plus sotte, ou, plus sotte que tout, de ta terreur.

298 — Quand tu te prends à mépriser quelqu’un, regarde dans ton cœur et ris de ta folie.

Est ce seulement notre conception mentale qui voit des choses grotesques et odieuses, ou sont-elles vraiment telles qu’on les voit ?

Et puis, ce doit être pareil pour la beauté, n’est ce pas ?

Il est certain que, dans l’état actuel du monde physique, les apparences sont encore très trompeuses, la beauté physique n’est pas toujours le signe d’une belle âme, et un corps laid ou grotesque peut revêtir un génie ou une âme resplendissante.

Mais pour celui qui est plus sensible intérieurement, les apparences ne sont plus trompeuses et il peut percevoir la laideur cachée par une jolie figure et la beauté revêtue d’un masque de laideur.

Il y a des cas, aussi, et qui deviennent de plus en plus nombreux, où l’apparence révèle la réalité intérieure qui devient alors discernable pour tous.

23 janvier 1970

Aphorismes - 299, 300, 301, 302

299 — Évite les vaines discussions, mais accepte librement les échanges d’opinion. Si tu es contraint de discuter, apprends quelque chose de ton adversaire, car, si tu écoutes avec la lumière de l’âme et non avec l’oreille et le mental qui raisonne, tu peux recueillir beaucoup de sagesse, même d’un sot.

300 — Change toute chose en miel, telle est la loi de la vie divine.

301 — Les querelles privées doivent toujours être évitées, mais ne recule pas devant la bataille publique ; cependant, même là, apprécie la force de ton adversaire.

302 — Quand tu entends une opinion qui te déplaît, étudie et découvre la vérité qu’elle contient.

Si l’on veut sincèrement vivre selon la Vérité, il faut savoir que toute chose peut vous apprendre et qu’à tout moment on a la possibilité de faire un progrès. C’est souvent une grosse sottise qui vous révèle une grande lumière, quand on sait la voir.

24 janvier 1970

Aphorismes - 303, 304, 305

303 — Les ascètes du Moyen Âge haïssaient les femmes et pensaient qu’elles avaient été créées par Dieu pour tenter les moines. Il peut être permis d’avoir une plus noble opinion et de Dieu et de la femme.

304 — Si une femme t’a tenté, est-ce sa faute ou la tienne ? Ne sois pas sot et ne te dupe pas toi-même.

305 — Il y a deux manières d’éviter le piège de la femme  : l’une est de fuir toutes les femmes ; l’autre est d’aimer tous les êtres.

Quel doit être l’idéal de la femme moderne dans la vie ordinaire ?

Dans la vie ordinaire, les femmes peuvent avoir toutes les idées qu’elles veulent, cela n’a pas beaucoup d’importance 69 .

Au point de vue spirituel, hommes et femmes sont égaux dans leur possibilité de réaliser le Divin. C’est à chacun de le faire à sa manière et selon ses possibilités.

25 janvier 1970

Aphorismes - 306

306 — Il n’y a pas de doute que l’ascétisme soit très salutaire ; la caverne est très paisible, et le sommet de la colline merveilleusement agréable ; cependant, agis dans le monde comme Dieu l’a voulu pour toi.

Sri Aurobindo nous montre qu’on peut être un ascète par préférence et non par abnégation; et ainsi il nous fait comprendre que d’être le serviteur du Seigneur et d’agir uniquement selon Sa volonté est une condition très supérieure à tout choix personnel, quelle que soit son apparence de sainteté.

26 janvier 1970

Aphorismes - 307

307 — Trois fois Dieu a ri de Shankara  : d’abord, quand il est revenu brûler la dépouille de sa mère ; ensuite, quand il a commenté l’Îsha Upanishad ; enfin, quand il a traversé l’Inde en tempête pour prêcher l’inaction 70.

Le Seigneur a ri quand cet homme, qui se croyait si sage, a obéi aux conventions, a écrit des paroles inutiles et a donné l’exemple de la suractivité pour prêcher l’inaction.

27 janvier 1970

Aphorismes - 308, 309, 310

308 — Les hommes ne font effort que pour réussir, et s’ils ont le bonheur d’échouer, c’est parce que la sagesse et la force de la Nature l’emportent sur l’habileté de leur intellect. Dieu seul sait quand et comment faire sagement une maladresse et échouer efficacement.

309 — Méfie-toi de l’homme qui n’a jamais échoué ni souffert ; ne t’attache point à son sort, ne combats pas sous sa bannière.

310 — L’homme qui n’a jamais été l’esclave d’un autre, et la nation qui n’a jamais été sous le joug des étrangers sont l’un et l’autre incapables de grandeur et de liberté.

Il y a des qualités essentielles qui ne se développent que dans la souffrance et les difficultés. Les hommes les fuient par ignorance, mais le Seigneur Suprême les impose à ceux qu’Il a choisis pour Le représenter sur la terre afin de hâter leur développement — car il est la Sagesse Suprême.

28 janvier 1970

Aphorismes - 311, 312

311 — Ne fixe pas le temps ni la manière dont sera réalisé ton idéal. Travaille et laisse le temps et la manière à Dieu omniscient.

312 — Travaille comme si l’idéal devait s’accomplir vite et de ton vivant ; persévère comme si tu savais qu’il ne sera réalisé qu’au prix d’un millier d’années de labeur encore. Ce que tu n’oses attendre avant le cinquième millénaire peut s’épanouir avec l’aurore de demain, et ce que tu espères et convoites maintenant peut t’avoir été dévolu pour ta centième venue.

C’est exactement l’attitude que nous devons tous avoir à l’égard de la transformation : la même énergie et la même ardeur que si nous étions certains de l’obtenir dans la présente existence, la même patience et la même endurance que s’il nous fallait des siècles pour sa réalisation.

29 janvier 1970

Aphorismes - 313, 314

313 — Chacun d’entre nous a encore un million de vies à passer sur la terre. Pourquoi donc cette hâte et cette clameur et cette impatience ?

314 — Vite, avance à grands pas, car le but est loin ; ne te repose pas indûment, car ton Maître t’attend à la fin du voyage.

Comme toujours, ici aussi, Sri Aurobindo voit tous les aspects de la question et, tout en prêchant le calme et la patience aux agités, il secoue et prêche l’énergie à ceux qui sont indolents.

C’est dans l’union des opposés que peut se trouver la vraie sagesse et l’efficacité totale.

30 janvier 1970

Aphorismes - 315, 316

315 — Je suis las de cette impatience enfantine qui crie et blasphème et nie l’idéal sous prétexte que les Montagnes Dorées ne peuvent s’atteindre dans notre petite journée ni en quelques siècles momentanés.

316 — Sans désir, fixe ton âme sur le but et tiens-y avec la force divine qui est en toi ; alors le but lui-même créera ses propres moyens, ou plutôt il deviendra ses propres moyens. Car le but est Brahman et déjà accompli ;

Certainement, nous portons tous dans notre âme le but divin du voyage éternel, et notre incapacité personnelle est le seul empêchement à ce que nous en soyons de suite conscients.

La soumission totale et inconditionnée au Seigneur Suprême (Brahman) est le seul et merveilleux moyen de guérir cette incapacité.

1er février 1970

Aphorismes - 317, 318

317 — Ne fais pas de plans avec ton intellect, laisse ta vision divine arranger tes plans pour toi. Lorsqu’un moyen s’impose à toi comme la chose à faire, fais-en ton but ; quant à la fin, elle est en train de s’accomplir dans le monde, et dans ton âme elle est déjà accomplie.

318 — Les hommes voient les événements comme quelque chose d’inaccompli et qu’il faut chercher à atteindre, qu’il faut réaliser. C’est une fausse manière de voir. Les événements ne se réalisent pas  : ils se révèlent. L’événement est Brahman déjà accompli de tout temps et qui maintenant se manifeste.

On pourrait dire ainsi : tout est de toute éternité, c’est nous qui en prenons conscience progressivement dans ce que nous appelons le monde matériel.

Cette manière de voir et de dire est un renversement total de la conscience de l’homme ordinaire.

2 février 1970

Aphorismes - 319

319 — De même que la lumière d’une étoile parvient à la terre des centaines d’années après que l’étoile a cessé d’exister, de même un événement déjà accompli en Brahman, au commencement, se manifeste maintenant dans notre expérience matérielle.

Oui, mais la volonté de Brahman que nous intervenions dans cet événement date du même moment, et les relations entre eux restent les mêmes. Ainsi, la seule chose importante est de ne pas agir sur une impulsion personnelle, mais sur l’ordre reçu du Brahman.

4 février 1970

Aphorismes - 320, 321

320 — Les gouvernements, les sociétés, les rois, la police, les juges, les institutions, les Églises, les lois, les coutumes, les armées, sont des nécessités temporaires qui nous sont imposées pendant quelques séries de siècles parce que Dieu nous a caché Sa face. Quand elle apparaîtra de nouveau devant nous en sa vérité et en sa beauté, alors, dans sa lumière, ces nécessités s’évanouiront.

321 — L’état anarchique est le véritable état divin pour l’homme, à la fin comme au commencement, mais au milieu il nous mènerait tout droit au diable et à son royaume.

L’état anarchique est le gouvernement de chacun par luimême. Et ce sera le gouvernement parfait quand chacun sera conscient du Divin intérieur et n’obéira qu’à Lui et à Lui seul.

5 février 1970

Aphorismes - 322, 323, 324

322 — Intrinsèquement, le principe de société communiste est aussi supérieur au principe individualiste que l’est la fraternité à la jalousie et au massacre mutuel ; mais tous les systèmes pratiques de socialisme inventés en Europe sont un joug, une tyrannie et une prison.

323 — Si jamaisle communisme réussit à se réinstaurer sur la terre, ce doit être sur le fondement de la fraternité de l’âme et sur la mort de l’égoïsme. Une association forcée et une camaraderie mécanique aboutiraient à un fiasco mondial.

324 — Le Védânta 71 réalisé est la seule base pratique pour une société communiste. C’est le royaume des saints dont rêvaient le christianisme, l’islam et l’hindouisme pourânique.

Comme Sri Aurobindo nous le dit si bien, l’individualisme est une sorte de jalousie légitimée, le règne de chacun pour soi.

Mais la seule guérison véritable est le règne exclusif et universel du Seigneur Suprême présent et conscient en tous les êtres, avec le gouvernement intermédiaire de ceux qui sont vraiment conscients de Lui et entièrement soumis à Sa volonté.

7 février 1970

Aphorismes - 325, 326

325 —« Liberté, Égalité, Fraternité », s’écriait la Révolution française, mais en vérité seule la liberté a été mise en pratique, avec une certaine dose d’égalité ; quant à la fraternité, c’est seulement une fraternité de Caïn qui s’est fondée — et de Barabbas. Quelquefois, elle s’appelle « trust » ou « cartel », et parfois « Concert des Nations d’Europe ».

326 — Les penseurs avancés d’Europe s’écrient  : « Puisque la Liberté a échoué, essayons la Liberté plus l’Égalité, ou, puisqu’il n’est pas facile d’apparier les deux, essayons l’égalité à la place de la liberté. Quant à la fraternité, elle est impossible, par conséquent nous la remplacerons par l’association industrielle. » Mais je pense que, cette fois-ci non plus, Dieu ne sera pas trompé.

Pour le moment encore, liberté, égalité, fraternité, ne sont que des mots qui ont été proclamés à grands cris mais qui n’ont jamais encore été mis en pratique et ne peuvent pas l’être tant que les hommes resteront tels qu’ils sont, gouvernés par leur ego et tous ses désirs au lieu d’être gouvernés seulement par l’Un Suprême et suprêmement Divin.

8 février 1970

Aphorismes - 327, 328

327 — L’Inde avait trois forteresses dans sa vie collective  : la communauté de village, la grande famille indivise et l’ordre des sannyâsins ; toutes trois sont brisées ou en train de se briser sous la foulée des conceptions égoïstes de la vie sociale ; mais après tout, n’est-ce point seulement la démolition de moules imparfaitssurle cheminqui conduit àuncommunisme plus large et plus divin ?

328 — L’individu ne peut être parfait tant qu’il n’a pas soumis à l’Être divin tout ce qu’il appelle maintenant lui-même. De même, tant que l’espèce humaine n’aura pas donné à Dieu tout ce qu’elle a, il n’y aura jamais de société parfaite.

Sri Aurobindo écrit ici d’une façon claire et définitive ce que j’essayais d’exprimer précédemment. Aucune perfection ne peut être atteinte tant que le gouvernement du Seigneur Suprême ne sera pas reconnu et admis partout et en toute chose.

La liberté ne pourra être manifestée que lorsque tous les hommes connaîtront la liberté du Seigneur Suprême.

L’égalité ne pourra être manifestée que lorsque les hommes seront tous conscients du Seigneur Suprême.

La fraternité ne pourra être manifestée que lorsque tous les hommes se sentiront également issus du Seigneur Suprême et « un » en Son Unité.

9 février 1970

Aphorismes - 329, 330, 331

329 — Rien n’est petit au regard de Dieu ; que rien ne soit petit à ton regard. Il accorde autant de labeur et d’énergie divine à la formation d’une coquille qu’à la construction d’un empire. Quant à toi, il y a plus de grandeur à être un bon savetier qu’un roi luxueux et incompétent.

330 — Des capacités imparfaites et un résultat imparfait dans le travail qui t’est destiné valent mieux qu’une compétence artificielle et une perfection d’emprunt.

331 — Le résultat n’est pas le but de l’action, mais le délice éternel que Dieu trouve à devenir, à voir et à faire.

Il est évident que ce n’est pas la dimension qui fait la grandeur d’une action, et sa perfection ne dépend pas de circonstances ni de conditions extérieures, mais de la sincérité de la consécration avec laquelle on l’accomplit.

Faire ce que le Divin veut que l’on fasse, dans une consécration totale de l’être, voilà la seule chose importante; la dimension extérieure de l’action ne compte pas.

10 février 1970

Aphorismes - 332, 333, 334

332 — Le monde de Dieu avance pas à pas et il réalise l’unité moindre avant de tenter sérieusement l’unité plus grande.Affirme d’abord la liberté nationale si jamais tu veux amener le monde à être une seule nation.

333 — Une nation ne se fait pas par le sang commun, une langue commune ni par une religion commune ; ce sont là seulement des auxiliaires importants et des commodités puissantes. Mais partout où des communautés d’hommes non attachés par des liens de famille se sont unies dans un même sentiment et une même aspiration afin de défendre l’héritage commun de leurs ancêtres ou pour assurer un avenir commun à leur postérité, une nation est déjà née.

334 — La nation est un grand pas dans la marche de Dieu afin de dépasser le stade de la famille ; par conséquent, l’attachement au clan et à la tribu doit s’effacer et disparaître avant que puisse naître une nation.

Ainsi Sri Aurobindo nous révèle le grand secret politique dont la réalisation peut nous mener à l’union de toutes les nations et finalement à l’unité humaine.

11 février 1970

Aphorismes - 335, 336

335 — La famille, la nation, l’humanité sont les trois enjambées de Vishnu pour passer de l’unité isolée à l’unité collective. La première est faite ; nous nous efforçons encore à la perfection de la seconde ; nous tendons les mains vers la troisième, mais le travail de pionnier a déjà commencé.

336 — Étant donné la moralité actuelle de l’espèce humaine, une unité humaine solide et durable n’est pas encore possible ; mais il n’y a aucune raison pour qu’une approximation temporaire ne vienne récompenser une aspiration opiniâtre et un effort infatigable. La Nature progresse par des approximations constantes, des réalisations partielles et des succès temporaires.

Comme Sri Aurobindo l’a prédit, les choses vont vite, et la situation de l’humanité a beaucoup changé depuis que Sri Aurobindo travaille dans le physique subtil : l’idée de l’unité humaine a fait beaucoup de progrès dans la compréhension générale.

12 février 1970

Aphorismes - 337, 338

337 — L’imitation est parfois un bon vaisseau-école, mais elle n’arborera jamais le pavillon de l’amiral.

338 — Pends-toi plutôt que d’appartenir à la horde des imitateurs triomphants.

Ceci s’applique aux artistes et aux écrivains — presque tous sont des imitateurs et des copistes. Et pourtant, seuls les créateurs, ceux qui ont quelque chose de nouveau à dire ou à montrer, devraient produire.

13 février 1970

Aphorismes - 339

339 — Embrouillée est la voie des œuvres dans le monde. Quand Râma, l’Avatâr, a tué Vâli 72, ou quand Krishna, qui était Dieu Lui-même, a assassiné le tyran Kansa, son oncle, afin de libérer sa nation, qui dira s’ils ont fait le bien ou le mal ? Mais nous pouvons sentir ceci  : qu’ils ont agi divinement.

C’est une manière suprêmement élégante de dire que les notions de bien et de mal sont exclusivement humaines et n’ont pas de valeur au regard de Dieu.

16 février 1970

Aphorismes - 340

340 — Les forces de réaction perfectionnent et hâtent le progrès en augmentant et purifiant la force même du progrès. C’est ce que ne savent pas voir la multitude des faibles qui désespèrent d’arriver au port quand le navire fuit impuissant devant le vent d’orage ; mais il fuit vers le havre prévu par Dieu, encore caché par la pluie et le creux de l’océan.

C’est pour nous apprendre à ne jamais désespérer. Car, pour ceux qui ont un cœur pur et une foi inébranlable, l’apparence des pires défaites n’est que le chemin voilé menant à la victoire finale.

17 février 1970

Aphorismes - 341, 342, 343

341 — La démocratie était la protestation de l’âme humaine contre le despotisme combiné de l’autocrate, du prêtre et du noble ; le socialisme est la protestation de l’âme humaine contre le despotisme d’une démocratie ploutocratique ; l’anarchie sera probablement la protestation de l’âme humaine contre la tyrannie d’un socialisme bureaucratique. Une marche turbulente et assoiffée qui va d’illusion en illusion et d’échec en échec, telle est l’image du progrès de l’Europe.

342 — En Europe, la démocratie est le gouvernement du ministre d’État, du député corrompu ou du capitaliste égoïste, masqué par la souveraineté occasionnelle d’une populace irrésolue. Il est probable que le socialisme en Europe sera le gouvernement du fonctionnaire et de la police, masqué par la souveraineté théorique d’un État abstrait. Il est chimérique de demander quel est le meilleur des deux systèmes ; il serait difficile de décider lequel est le pire.

343 — L’avantage de la démocratie est la sécurité de la vie de l’individu, de sa liberté et de ses biens contre les caprices d’un tyran ou d’une minorité égoïste ; son mal est le déclin de la grandeur dans l’humanité.

Tous les gouvernements humains sont mensongers ou chimériques. On ne peut espérer que la terre soit un jour gouvernée par la Vérité que si le Seigneur Suprême rend cette Vérité évidente pour tous.

18 février 1970

Aphorismes - 344, 345

344 — Cette espèce humaine égarée rêve toujours d’atteindre à la perfection de son milieu par le mécanisme d’un gouvernement ou d’une société ; mais c’est seulement par la perfection de l’âme au-dedans que le milieu extérieur peut atteindre à la perfection. Ce que tu es au-dedans de toi, cela tu en jouiras dehors — nul mécanisme ne peut te délivrer de la loi de ton être.

345 — Garde-toi toujours de ta propension humaine à persécuter ou à feindre de ne pas voir la réalité tandis que tu adores son simulacre ou ses symboles. Ce n’est pas la méchanceté humaine, mais sa faillibilité qui est l’occasion du Mal.

Aucune loi ni aucun gouvernement ne peuvent nous sauver de rencontrer dans la vie les conséquences de ce que nous sommes.

Sois exclusivement soumis à la Vérité Divine et Elle gouvernera la vie en dehors de toutes les lois et de tous les gouvernements humains.

19 février 1970

Aphorismes - 346, 347, 348

346 — Honore la robe de l’ascète, mais regarde aussi celui qui la porte, de peur que l’hypocrisie n’occupe les lieux sacrés et que la sainteté intérieure ne devienne une légende.

347 — Tant d’hommes sont à la poursuite de l’aisance ou des richesses, rares sont ceux qui embrassent la pauvreté comme une épouse ; quant à toi, poursuis seulement Dieu et embrasse-Le. Laisse-Le choisir pour toi le palais du roi ou le bol du mendiant.

348 — Qu’est le vice,sinon une habitude asservissante, et la vertu, sinon une opinion humaine ? Vois Karma 344-348 363 Dieu et fais Sa volonté — marche sur le chemin qu’Il trace pour ta marche, quel qu’il soit.

Voilà qui est parfait! La vraie sainteté est de vouloir et de réaliser ce que le Divin veut pour toi; et la vraie sagesse de s’unir à Lui à tel point que tu peux savoir clairement ce qu’Il veut de toi et pour toi. Tout le reste n’est que convention et théorie humaines.

20 février 1970

Aphorismes - 349, 350, 351

349 — Au milieu des conflits du monde, n’épouse point la cause des riches pour leurs richesses ni des pauvres pour leur pauvreté, celle du roi pour son pouvoir et sa majesté, ni celle du peuple pour son espoir et sa ferveur, mais sois toujours du côté de Dieu. À moins, bien sûr, qu’Il ne t’ait ordonné de Lui faire la guerre ! Alors fais-la de tout ton cœur, de toutes tes forces, de tout ton enthousiasme.

350 — Comment saurais-je ce que Dieu veut de moi ? Je dois rejeter de moi l’égoïsme, le chasser de chaque repaire, chaque terrier, et baigner mon âme nue et pure en Ses œuvres infinies ; alors c’est Luimême qui me révélera Sa Volonté.

351 — Seule l’âme nue et sans honte peut être pure et innocente, de même que l’était Adam dans le jardin primitif de l’humanité.

Que veut dire « l’âme nue et sans honte » ? L’âme n’estelle pas toujours pure ?

Oui, c’est cela que dit Sri Aurobindo. L’âme ne porte pas de déguisements, elle se montre telle qu’elle est et ne se soucie pas du jugement des hommes, parce qu’elle est la servante fidèle du Divin dont elle est le domicile.

23 février 1970

Aphorismes - 352, 353, 354, 355, 356

352 — Ne te vante pas de tes richesses ; ne recherche pas non plus les louanges des hommes pour ta pauvreté et ton abnégation ; ces deux choses sont la nourriture grossière, ou délicate, de l’égoïsme.

353 — L’altruisme est bon pour l’homme, mais il est moins bon quand c’est une suprême forme de contentement de soi et qu’il se nourrit en choyant l’égoïsme d’autrui.

354 — Tu peux sauver ton âme par l’altruisme, mais prends garde de ne pas la sauver en te prêtant à la perdition de ton frère.

355 — L’abnégation est un puissant instrument de purification ; ce n’est pas une fin en soi ni l’ultime loi de la vie. Ton but ne doit pas être de te mortifier mais de contenter Dieu dans le monde.

356 — Il est facile de voir le mal accompli par le péché et par le vice, mais l’œil exercé voit aussi le mal accompli par une vertu pleine d’elle-même et de sa rectitude.

Pas à pas et sous tous les angles, Sri Aurobindo nous montre comment la Vérité est au-dessus et au-delà de tous les contraires et de tous les opposés, par-delà les divisions — dans une Unité radieuse et totale.

25 février 1970

Aphorismes - 357

357 — D’abord, le brâhmane a gouverné par les Écritures et les rituels, puis le kshatriya par l’épée et le bouclier ; maintenant, le vaïshya gouverne par la machine et le dollar, et le shûdra, le serf libéré, se bouscule à la porte avec sa doctrine du royaume des travailleurs syndiqués. Mais ni le prêtre ni le marchand ni le travailleur ne sont les vrais gouverneurs de l’humanité ; le despotisme de l’outil ou de la pioche échouera comme tous les despotismes qui l’ont précédé. C’est seulement quand l’égoïsme sera mort et que Dieu dans l’homme gouvernera sa propre universalité humaine, que cette terre nourrira une race d’êtres satisfaits et heureux.

Il n’y a rien à dire. Tout est clairement expliqué — le gouvernement divin seul peut être un vrai gouvernement.

26 février 1970

Aphorismes - 358, 359, 360, 361

358 — Les hommes courent après le plaisir et étreignent fiévreusement cette épouse brûlante sur leur cœur tourmenté ; pendant ce temps, une félicité divine et impeccable se tient derrière eux, attendant d’être vue, réclamée et capturée.

359 — Les hommes sont à la chasse de petits succès et de maîtrises futiles d’où ils retombent épuisés et affaiblis ; pendant ce temps, toute la force infinie de Dieu dans l’univers attend en vain de se mettre à leur disposition.

360 — Les hommes déterrent de petits détails de connaissance et les combinent en systèmes de pensée limités et éphémères ; pendant ce temps, toute la sagesse infinie rit au-dessus de leurs têtes et ouvre large la gloire de ses ailes irisées.

361 — Les hommes cherchent laborieusement à satisfaire et à combler ce petit être limité fait d’impressions mentales qu’ils ont groupées autour d’un ego misérable et rampant ; pendant ce temps, l’Âme hors de l’espace et du temps se voit refuser sa manifestation joyeuse et splendide.

Il faut que cet état de choses change pour que la conscience supramentale règne sur la terre. Mais, quoique la conscience supramentale soit à l’œuvre sur terre depuis plus d’un an 73 , est-ce que quelque chose est changé dans cette misérable condition ?...

28 février 1970

Puisque la conscience supramentale est à l’œuvre sur terre, les conditions misérables ne doivent-elles pas changer en dépit de tout ?

Naturellement, le premier effet sera un changement de conscience, d’abord chez les plus réceptifs, ensuite chez un plus grand nombre.

Un changement dans les conditions générales de la vie collective ne peut venir que plus tard, peut-être longtemps après que les réactions individuelles se seront transformées. Le premier résultat que nous pouvons observer est une aggravation de la confusion générale, parce que les vieux principes ont perdu leur autorité, et que les hommes (à part un très petit nombre) ne sont pas prêts à obéir à l’Ordre Divin, parce qu’ils ne sont pas capables de le percevoir.

1er mars 1970

Aphorismes - 362

362 — Ô Âme de l’lnde, ne te cache plus dans les cuisines et les chapelles avec les pandits 74 obscurcis du Kaliyuga 75 ; ne te voile pas dans les rites sans âme, les lois surannées et l’argent imbéni de la dakshinâ 76 ; mais cherche dans ton âme, demande Dieu et, avec l’éternel Véda, retrouve ton état véritable de brâhmane, ton état véritable de kshatriya  : restaure la vérité secrète du sacrifice védique, reviens à l’accomplissement d’un Védânta plus ancien et plus puissant.

Ceci pour libérer des conventions soi-disant religieuses qui disent ce que l’on doit faire et ce que l’on ne doit pas faire. Il faut retrouver la sagesse véritable et recevoir directement du Divin les indications précises pour vivre dans et pour la Vérité.

2 mars 1970

Aphorismes - 363, 364, 365, 366, 367, 368, 369

363 — Ne limite pas le sacrifice à l’abandon des biens terrestres ni au refus de quelques désirs ou de quelques envies, mais que chaque pensée, chaque action, chaque jouissance soit une offrande à Dieu en toi. Que tes pas marchent en ton Seigneur, que ton sommeil et ton éveil soient un sacrifice à Krishna.

364 — « Ceci n’est pas conforme à mon Shâstra ni à ma science », disent les codificateurs, les formalistes. Imbéciles ! Dieu est-il donc seulement un livre qu’il ne puisse rien y avoir de vrai et de bon en dehors de ce qui est écrit ?

365 — Quelle loi suivrai-je ? La parole de Dieu quand Il me dit  : « Ceci est Ma volonté, ô mon serviteur », ou lesrègles écrites par des hommes morts ? Que non ! Si je dois craindre quelqu’un et obéir, je craindrai plutôt Dieu et Lui obéirai, et non les pages d’un livre ni le regard courroucé du pandit.

366 — « Tu peux être trompé, diras-tu, ce n’est peutêtre pas la voix de Dieu qui te conduit ? » Tout de même, je sais qu’Il n’abandonne pas ceux qui ont confiance en Lui, même d’une façon ignorante ; tout de même, j’ai trouvé qu’Il conduisait sagement, même ceux qu’Il semblait tromper complètement ; tout de même, je préférerais tomber dans le piège du Dieu vivant plutôt que d’être sauvé par ma confiance en un formulaire mort.

367 — Agis selon le Shâstra plutôt que selon ta volonté propre et ton désir ; ainsi, tu croîtras en force et maîtriseras le vorace en toi ; mais agis selon Dieu plutôt que selon le Shâstra ; ainsi, tu parviendras à Sa hauteur suprême qui plane loin au-dessus de toutes les règles et de toutes les limites.

368 — La Loi est faite pour ceux qui sont liés et dont les yeux sont scellés ; s’ils ne marchent pas sous sa conduite, ils trébucheront ; mais toi qui es libre en Krishna ou qui as vu sa lumière vivante, marche en tenant la main de ton Ami et sous la lampe du Véda éternel.

369 — LeVédânta est la lampe de Dieu qui te conduira hors de cette nuit d’esclavage et d’égoïsme, mais quand la lumière du Véda commence à poindre en ton âme, même cette lampe divine ne t’est plus nécessaire, car, maintenant, tu peux marcherlibrement et sûrement dans la lumière du soleil éternel.

Efforce-toi exclusivement d’entendre l’ordre du Seigneur Suprême, et si tu es parfaitement sincère, Il trouvera un moyen de te faire entendre et reconnaître sûrement cet ordre.

Telle est l’assurance donnée à tous ceux qui veulent vivre selon la suprême Vérité.

3 mars 1970

Aphorismes - 370, 371, 372, 373

370 — À quoi sert de seulement savoir ? Je te dis  : agis et sois ; car c’est pour cela que Dieu t’a envoyé dans ce corps humain.

371 — À quoi sert de seulement être ? Je te dis  : deviens ; car c’est pour cela que tu as été établi homme en ce monde de la matière.

372 — D’une certaine manière, la voie des œuvres est le côté le plus difficile de la triple route de Dieu ; cependant, n’est-elle point aussi, du moins en ce monde matériel, la plus facile, la plus large, la plus délicieuse ?Car, à chaque moment, nous nous heurtons à Dieu-le-travailleur et nous nous changeons en Son être par un millier de rencontres divines.

373 — La merveille de la voie des œuvres est telle que même l’hostilité contre Dieu peut devenir un instrument de salut. Parfois, Dieu nous attire et nous attache plus rapidement à Lui en se battant avec nous comme notre ennemi acharné, invincible, irréconciliable.

En résumé, la grâce divine est si merveilleuse que, quoi que tu fasses, cela te mènera plus ou moins vite vers le But Divin.

5 mars 1970

Aphorismes - 374, 375, 376

374 — Accepterai-je la mort ou ferai-je face pour me battre contre elle et conquérir ? Il en sera selon ce que Dieu en moi choisira. Car, que je vive ou que je meure, je suis toujours.

375 — Qu’est-ce donc que tu appelles mort ? Dieu peut-il mourir ? Ô toi qui crains la mort, c’est la Vie qui vient à toi arborant une tête de mort et portant un masque de terreur.

376 — Il existe des moyens de parvenir à l’immortalité physique et la mort dépend de notre choix, ce n’est pas une obligation de la Nature. Mais qui accepterait de porter le même habit pendant cent ans ou d’être enfermé dans un étroit et invariable logement pendant une longue éternité ?

Si quelqu’un sent que son travail pour cette vie est fini et qu’il n’a rien de plus à offrir, ne vaut-il pas mieux mourir et reprendre naissance au lieu de traîner une vie sans but ?

C’est une question que se pose l’ego insatisfait quand il trouve que les choses ne vont pas comme il les désire.

Mais celui qui appartient au Divin et veut vivre dans la vérité sait que le Divin le gardera sur terre tant qu’Il verra son utilité sur terre et lui fera quitter la terre quand il n’aura plus rien à y faire. Ainsi la question ne peut pas se poser, et il vivra tranquillement dans la certitude de la suprême sagesse du Divin.

6 mars 1970


Tu as écrit hier : « Mais celui qui appartient au Divin... » Tout le monde appartient au Divin, quel qu’il soit, n’est ce pas ?

Quand je dis : « celui qui appartient au Divin », je veux parler de l’être qui a aboli l’ego en lui-même, qui est constamment conscient du Divin, qui n’a plus de volonté personnelle, qui n’agit que sous l’impulsion divine et qui n’a pas d’autre but que de faire ce que le Divin veut qu’il fasse.

Je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup qui soient dans cette condition. Et il est certain que ceux-là ne se soucieront jamais de savoir si leur vie est utile ou ne l’est pas, puisqu’ils n’existent que pour et par le Divin et qu’ils n’ont plus de vie personnelle.

7 mars 1970

Aphorismes - 377, 378

377 — La peur et l’anxiété sont des formes perverties de la volonté. Quand tu crains quelque chose et rumines ta crainte en revenant continuellement au même refrain dans ton mental, tu l’aides à se réaliser ; car, si ta volonté au-dessus de la surface de veille repousse la crainte, c’est pourtant ce que ton mental en dessous veut sans cesse, et le mental subconscient est plus puissant, plus vaste, mieux équipé pour accomplir les choses que ne le sont ta force et ton intelligence éveillées. Mais l’esprit est plus fort que l’une et l’autre réunies  : sors de la peur, et de l’espoir, et prends refuge en le calme splendide de l’esprit et dans son insouciante maîtrise.

378 — Dieu a fait ce monde infini par une Connaissance de Soi qui, en ses œuvres, est une Volonté-Force se réalisant spontanément. Il s’est servi de l’ignorance pour limiter Son infinitude ; mais la peur, la lassitude, la dépression, le manque de confiance en soi et le consentement à la faiblesse sont les instruments par lesquels Il détruit ce qu’Il a créé. Quand ces faiblesses s’en prennent à ce qui est mauvais ou malfaisant et mal réglé en toi, c’est bien ; mais si elles s’attaquent aux sources mêmes de ta vie et de ton énergie, alors empoigne-les et expulse-les, sinon tu mourras.

Quand ces forces de destruction nous attaquent, c’est la preuve que nous sommes prêts à être libérés de l’ego et à surgir consciemment dans la Présence Divine qui est au centre de notre être en pleine lumière, dans la paix et la joie, enfin libres des souffrances qui nous sont imposées par l’ego. C’est lui, l’ego, qui change en souffrances tous les contacts de la vie, c’est lui, l’ego, qui nous empêche d’être conscients de la Présence Divine en nous et de devenir Ses instruments paisibles, forts et heureux.

Faisons au Divin l’offrande totale de cet ego avec tous ses désirs, et attendons, confiants, la libération qui est sûre de venir.

9 mars 1970

Aphorismes - 379, 380, 381

379 — Les hommes se sont servis de deux armes puissantes pour détruire leur propre pouvoir et leur propre jouissance  : l’excès dans la satisfaction et l’excès dans l’abstinence.

380 — Notre erreur a été et est encore de fuir les maux du paganisme en prenant l’ascétisme pour remède, et de fuir les maux de l’ascétisme en revenant au paganisme. Nous oscillons sans fin entre deux contraires également faux.

381 — Il est bon de ne pas être trop désordonnément enjoué dans ses jeux ni trop sinistrement sérieux dans sa vie et dans ses œuvres. Ici et là nous cherchons une liberté enjouée et un ordre sérieux.

L’excès, dans quelque direction que ce soit, est une violence; et c’est seulement dans la paix, l’équilibre et l’harmonie que la vérité peut être découverte et vécue.

10 mars 1970

Aphorismes - 382

382 — Pendant près de quarante ans, j’ai souffert constamment de maux petits ou grands, étant tout à fait convaincu que j’étais faible de constitution et que la guérison de ces maux était un fardeau qui m’avait été imposé par la Nature. Quand j’eus renoncé à l’appui des médecines, les maladies ont commencé à me quitter comme des parasites déçus. Alors j’ai compris quelle force puissante étaitla santé naturelle en moi et combien plus puissantes encore étaient la Volonté et la Foi qui dépassent le mental et que Dieu nous a données pour soutien divin de notre vie dans le corps.

Toutes les circonstances de la vie sont combinées pour nous apprendre que c’est, au-delà du mental, la foi en la Grâce Divine qui nous donne la force de traverser toutes les épreuves, de surmonter toutes les faiblesses et de trouver le contact avec la Conscience Divine qui nous donne non seulement la paix et la joie mais aussi l’équilibre physique et la bonne santé.

11 mars 1970

Aphorismes - 383, 384, 385

383 — Les machines sont nécessaires à l’humanité moderne en raison de son incurable barbarie. Si nous devons nous enfermer dans une stupéfiante multitude de conforts et d’apparats, nous devons aussi, nécessairement, nous passer de l’art et de ses méthodes. Car, se priver de simplicité et de liberté, c’est se priver de beauté. Le luxe de nos ancêtres était riche, voire fastueux, mais jamais encombré.

384 — Je ne peux pas donner le nom de civilisation au confort barbare et à l’ostentation encombrée de la vie européenne. Les hommes qui ne sont pas libres en leur âme et noblement rythmiques en leur installation ne sont pas civilisés.

385 — Dans les temps modernes et sous l’influence européenne, l’art est devenu une excroissance de la vie ou un valet inutile ; il aurait dû être son intendant principal et son organisateur indispensable.

Tant que le mental gouvernera la vie avec son outrecuidante certitude de savoir, comment le règne du Divin pourra-t-il être établi ?

12 mars 1970

Aphorismes - 386, 387, 388, 389

386 — Les maladies se prolongent inutilement et se terminent par la mort plus souvent qu’il n’est inévitable, parce que le mental du malade soutient la maladie de son corps et s’y appesantit.

C’est d’une vérité absolue!

387 — La science médicale a été une malédiction plus qu’une bénédiction pour l’humanité. Certes, elle a brisé la violence des épidémies et découvert une chirurgie merveilleuse, mais elle a aussi affaibli la santé naturelle de l’homme et multiplié les maladies individuelles ; elle a implanté dans le mental et dans le corps la peur et la dépendance ; elle a appris à notre santé à ne pas s’appuyer sur la solidité naturelle mais sur la béquille branlante et répugnante des comprimés du règne minéral et végétal.

388 — Le médecin décoche une drogue surla maladie  : parfois il frappe juste, parfois il manque le but. Les coups manqués sont laissés hors de compte ; les coups au but sont précieusement thésaurisés, comptés, mis en système et font une science.

C’est admirable!

389 — Nous rions du sauvage parce qu’il a foi en le sorcier-guérisseur, mais l’homme civilisé est-il moins superstitieux avec sa foi en les docteurs ? Le sauvage constate qu’en répétant une certaine incantation, souvent il guérit d’une certaine maladie  : il a confiance. Le malade civilisé constate qu’en s’administrant certains remèdes selon certaine ordonnance, souvent il guérit d’une certaine maladie  : il a confiance. Où est la différence ?

On pourrait dire, pour conclure, que c’est la foi du malade qui donne aux remèdes le pouvoir de guérir.

Peut-être que si les hommes avaient une foi absolue en la puissance curative de la Grâce, ils éviteraient bien des maladies.

13 mars 1970

Aphorismes - 390, 391, 392, 393

390 — Le berger de l’Inde septentrionale, attaqué par la fièvre, s’assoit dans le courant glacé du fleuve pendant une heure, ou plus, et se relève sain et sauf. Si l’homme instruit en faisait autant, il périrait, non pas parce qu’un remède de même nature tue l’un et guérit l’autre, mais parce que nos corps ont été irrémédiablement endoctrinés par le mental et ont pris de fausses habitudes.

391 — Ce ne sont pas tant les remèdes qui guérissent que la foi du malade en le médecin et en les médicaments. L’un et l’autre sont de maladroits succédanés de la foi naturelle en notre propre pouvoir spontané, que ceux-ci ont détruit.

392 — Les époques les plus saines de l’humanité furent celles où il y avait le moins de remèdes matériels.

393 — La race la plus robuste et la plus saine existant encore sur la terre était celle des sauvages d’Afrique ; mais combien de temps pourront-ils rester sains et robustes une fois que leur conscience physique aura été contaminée par les aberrations mentales des races civilisées ?

Comme toujours les paroles de Sri Aurobindo sont prophétiques. Car c’est lorsque l’humanité sera guérie de ses aberrations mentales qu’elle pourra manifester la conscience supramentale et retrouver la santé naturelle que le mental lui a fait perdre.

14 mars 1970

Aphorismes - 394, 395, 396, 397, 398, 399

394 — Nous devrions nous servir de la santé divine qui est en nous pour guérir et empêcher les maladies ; mais Galien, Hippocrate et toute la sainte tribu nous ont fourni à la place un arsenal de drogues et des tours de passe-passe barbares en latin pour évangile physique.

395 — La science médicale est bien intentionnée et ceux qui la pratiquentsontsouvent bienfaisants et assez fréquemment pleins d’abnégation ; mais la bonne intention de l’ignorant a-t-elle jamais empêché de faire du mal ?

396 — Si réellement tous les remèdes étaient efficaces en soi et toutes les théories médicales solides, en quoi cela nous consolerait-il d’avoir perdu notre santé et notre vitalité naturelles ? L’arbre upas 77 est sain en toutes ses parties, mais c’est tout de même un arbre upas.

397 — L’esprit en nous est le seul médecin totalement efficace, et la soumission du corps à l’esprit, la seule panacée véritable.

398 — Dieu en nous est Volonté infinie qui s’accomplit spontanément. Insensible à la peur de la mort, ne peux-tu point Lui laisser le soin de tes maux, non pas à titre d’essai mais avec une foi calme et entière ? Tu t’apercevras finalement qu’Il surpasse l’habileté d’un million de docteurs.

399 — La santé protégée par vingt mille précautions, tel est l’évangile du médecin ; mais ce n’est pas l’évangile de Dieu pour le corps, ni celui de la Nature.

La souveraineté du mental a rendu l’humanité esclave des docteurs et de leurs remèdes. Et le résultat est que les maladies augmentent en nombre et en gravité.

Le seul vrai salut pour les hommes est d’échapper à la domination mentale en s’ouvrant à l’Influence Divine qu’ils obtiendront par une soumission totale.

15 mars 1970

Aphorismes - 400, 401, 402, 403

400 — Il fut un temps où l’homme était naturellement en bonne santé, et il pourrait revenir à cette condition première si on le lui permettait ; mais la science médicale poursuit notre corps avec une innombrable troupe de drogues et assaille notre imagination par des hordes de microbes voraces.

401 — Je préférerais mourir et en avoir fini plutôt que de passer ma vie à me défendre contre le siège de microbes fantômes. Si c’est là être barbare et inéclairé, j’embrasse joyeusement mes ténèbres cimmériennes.

402 — Les chirurgiens sauvent et guérissent en tranchant et en mutilant. Pourquoi ne pas plutôt chercher à découvrir les remèdes directs et toutpuissants de la Nature ?

403 — Il faudra longtemps avant que l’auto-guérison remplace la médecine en raison de la peur, du manque de confiance en soi et de notre croyance physique dénaturée en les médicaments, que la science médicale a enseignés à notre mental et à notre corps et dont elle a fait notre seconde nature.

Ce n’est par aucune mesure extérieure que nous pouvons réagir contre le mal fait par la foi mentale en la nécessité des drogues. C’est seulement en sortant de la prison mentale et en surgissant consciemment dans la lumière de l’esprit que nous pourrions, par une union consciente avec le Divin, Lui permettre de nous redonner l’équilibre et la santé que nous avons perdus.

La transformation supramentale est le seul remède véritable.

17 mars 1970

Aphorismes - 404, 405, 406, 407

404 — La médecine n’est nécessaire à nos corps malades que parce que nos corps ont appris l’art de ne pas se rétablir sans médecines. Même ainsi, on constate souvent que le moment choisi par la Nature pour guérir est celui-là même où les docteurs avaient perdu tout espoir de conserver la vie.

405 — La perte de confiance en la puissance curative qui est en nous fut notre chute physique du paradis. La science médicale et une mauvaise hérédité sont les deux anges de Dieu qui se tiennent à la porte pour nous interdire d’y rentrer.

406 — La science médicale vis-à-vis du corps humain est telle une grande puissance qui, par sa protection, affaiblit un État plus petit, ou tel un voleur bienfaisant qui jette par terre sa victime et la crible de blessures afin qu’elle puisse consacrer sa vie à guérir et à soigner son corps délabré.

407 — Les médicaments guérissent le corps — à moins qu’ils ne le détraquent tout simplement ou l’empoisonnent — seulement si leur attaque physique contre la maladie est soutenue par la force de l’esprit ; si l’on peut faire agir cette force librement, les médicaments deviennent aussitôt superflus.

Sri Aurobindo nous fait une description saisissante du cauchemar dans lequel nous vivons, afin d’éveiller en nous l’aspiration inlassable vers le salut de la conscience véritable et de la foi exclusive en la toute-puissance Divine.

18 mars 1970

Bhakti (L'Amour et la Dévotion): Commentaires Quatrième Période (1970)




Aphorismes - 408, 409. 410, 411, 412

408 — Je ne suis pas un bhakti 78, car je n’ai pas renoncé au monde pour Dieu. Comment puis-je renoncer à ce qu’Il m’a pris de force et qu’Il m’a redonné contre ma volonté ? Ces choses sont trop diffi--ciles pour moi.

409 — Je ne suis pas un bhakta, je ne suis pas un jnânî 79, je ne suis pas un travailleur du Seigneur. Que suis-je donc ? Un outil dans les mains de mon Maître, une flûte où souffle le divin Berger, une feuille poussée par le souffle du Seigneur.

410 — La dévotion n’est pas absolument complète tant qu’elle ne devient pas action et connaissance. Si tu es à la poursuite de Dieu et que tu ne puisses pas Le rattraper, ne Le lâche pas tant que tu n’as pas Sa réalité. Si tu as saisi Sa réalité, insiste pour avoir aussi Sa totalité. L’une te donnera la connaissance divine, l’autre te donnera les œuvres divines et une joie libre et parfaite dans l’univers.

411 — Les autres se vantent de leur amour pour Dieu. Moi, je me vante que je n’aimais pas Dieu  : c’est Lui qui m’a aimé et m’a cherché et m’a forcé à Lui appartenir.

412 — Une fois que j’ai su que Dieu était une femme, j’ai appris quelque chose de très approximatif au sujet de l’amour ; mais c’est seulement quand je suis devenu une femme et que j’ai servi mon Maître et Amant que j’ai connu l’amour absolument.

Sri Aurobindo avait le génie de l’humour et il ne reste rien à faire que d’admirer et se taire.

20 mars 1970


Que veut dire Sri Aurobindo par : « Comment puis-je renoncer à ce qu’Il m’a pris de force et qu’Il m’a redonné contre ma volonté ? »

Et aussi quand il dit : « Une fois que j’ai su que Dieu était une femme... »

Je ne peux pas répondre parce que tant qu’il était dans un corps, il ne m’a jamais rien dit à ce sujet.

S’il y a quelqu’un qui sait la date exacte à laquelle il l’a écrit, cela pourrait être une indication.

Peut-être N. pourrait-il te dire quand cela a été écrit, ou si Sri Aurobindo lui en a dit quelque chose 80

https://incarnateword.in/cwm/10/aphorism-408-409-410-411-412

Aphorismes - 413

413 — Commettre un adultère avec Dieu est l’expérience parfaite pour laquelle ce monde fut créé.

Je n’ai pas compris cet aphorisme.

C’est la façon la plus parfaite par laquelle Sri Aurobindo, avec son merveilleux sens humoristique, pouvait se moquer de la moralité humaine. À elle seule cette phrase est toute une satire.

21 mars 1970

Aphorismes - 414, 415, 416, 417, 418, 419, 420

414 — Craindre Dieu, c’est vraiment s’éloigner de Lui à une grande distance ; mais jouer à avoir peur de Lui, c’est aiguiser des délices absolus.

415 — Les Juifs ont inventé l’homme qui craint Dieu ; l’Inde a inventé le connaisseur de Dieu et l’amant de Dieu.

416 — Le serviteur de Dieu est né en Judée, mais il est parvenu à maturité parmi les Arabes. La joie de l’Inde est dans le serviteur-amant.

417 — L’amour, quand il est parfait, rejette la peur ; mais toi, garde cependant une ombre et un souvenir tendres de l’exil, cela rendra la perfection plus parfaite.

418 — Ton âme n’a pas goûté à l’entier délice de Dieu si elle n’a jamais eu la joie d’être Son ennemie, de lutter contre Ses desseins et d’être engagée dans un mortel combat contre Lui.

419 — Si tu ne peux pas faire que Dieu t’aime, fais qu’Il lutte contre toi. S’Il ne veut pas te donner l’étreinte de l’amant, oblige-Le à te donner l’étreinte du lutteur.

420 — Mon âme est la captive de Dieu et prise par Lui dans la bataille ; elle se souvient encore de la guerre, pourtant si loin d’elle, avec délice, alarme et émerveillement.

Que veut dire Sri Aurobindo par « la joie d’être Son ennemie » ?

Ici aussi, je suis obligée de dire que je ne sais pas exactement, parce qu’il ne me l’a jamais dit.

Mais je peux te parler de ma propre expérience. Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans environ, je ne connaissais que le Dieu des religions, le Dieu tel que les hommes l’ont fait, et je n’en voulais à aucun prix. Je niais son existence mais avec la certitude que si un tel Dieu existait, je le détestais.

Vers vingt-cinq ans j’ai trouvé le Dieu intérieur et, en même temps, j’ai appris que le Dieu décrit par la plupart des religions d’Occident n’est nul autre que le Grand Adversaire.

Quand je suis venue dans l’Inde, en 1914, et que j’ai connu l’enseignement de Sri Aurobindo, tout est devenu très clair.

24 mars 1970

Aphorismes - 421, 422, 423, 424

421 — Plus que toute chose sur la terre, je haïssais la douleur, jusqu’à ce que Dieu me fît mal et me torturât ; alors il me fut révélé que la douleur était seulement une forme pervertie et récalcitrante de délice excessif.

422 — Il y a quatre étapes dans la douleur que Dieu nous inflige  : quand c’est seulement de la douleur ; quand c’est de la douleur qui donne du plaisir ; quand c’est de la douleur qui est plaisir ; et quand c’est purement une forme violente de délice.

423 — Même lorsqu’on a escaladé les régions de béatitude où la douleur disparaît, elle survit encore, déguisée en extase intolérable.

424 — Comme je gravissais les cimes toujours plus hautes de Sa joie, je me suis demandé s’il n’y avait pas de limite à l’accroissement de la béatitude et j’ai pris presque peur des embrassements de Dieu.

J’aimerais bien que Tu m’expliques « les quatre étapes de la douleur » dont Sri Aurobindo parle ici.

Si Sri Aurobindo parle de la douleur morale, quelle qu’elle soit, je peux dire, par expérience, que les quatre étapes dont il parle correspondent à quatre états de conscience qui proviennent du développement intérieur et du degré d’union avec la conscience divine, obtenue par la conscience individuelle. Quand l’union est parfaite, il n’existe plus que « la forme violente de délice ».

S’il s’agit de douleur physique supportée par le corps, l’expérience ne suit pas un ordre si clairement défini; d’autant plus que le plus souvent l’union avec le Divin amène la disparition de la douleur.

25 mars 1970

Aphorismes - 425, 426, 427

425 — Après l’amour de Dieu, le plus grand ravissement est l’amour de Dieu dans les hommes ; là, on a aussi la joie de la multiplicité.

426 — La monogamie est peut-être ce qu’il y a de mieux pour le corps, mais l’âme qui aime Dieu dans les hommes demeure toujours une polygame extatique et sans limite ; et pourtant, tout le temps (c’est le secret), elle est amoureuse seulement d’un être.

427 — Le monde entier est mon sérail et chaque être vivant en lui, chaque existence inanimée, est l’objet de mon ravissement.

Celui qui a eu l’expérience de l’amour pour le Divin ne peut plus aimer que le Divin, et c’est le Divin qu’il aime dans tous ceux pour qui il a de l’affection; c’est d’ailleurs la meilleure manière d’aimer, car, ainsi, on aide puissamment les autres à devenir conscients du Divin qui se manifeste en eux.

27 mars 1970

Aphorismes - 428

428 — Pendant un certain temps, je ne savais pas qui j’aimais le plus, de Krishna ou de Kâlî ; quand j’aimais Kâlî, c’était m’aimer moi-même, mais quand j’aimais Krishna, j’aimais un autre et en même temps c’était moi-même que j’aimais. Ainsi, j’en vins à aimer Krishna encore plus que Kâlî.

Sri Aurobindo avait toujours sa manière de dire les choses, toujours originale et toujours imprévue.

29 mars 1970

Aphorismes - 429, 430

429 — Que sert d’admirer la Nature ou de l’adorer comme un Pouvoir ou une Présence ou une déesse ? Que sert aussi de l’apprécier esthétiquement ou artistiquement ? Le secret est de jouir d’elle avec l’âme comme on jouit d’une femme avec le corps.

430 — Quand on a la vision dans le cœur, toutes choses — la Nature, la Pensée et l’Action, les idées, les occupations, les goûts et les objets — deviennent le Bien-Aimé et sont une source d’extase.

Rien à dire.

30 mars 1970

Aphorismes - 431, 432, 433, 434

431 — Les philosophes qui rejettent le monde comme une mâyâ sont très sages et très austères et très saints, mais, parfois, je ne puis m’empêcher de penser qu’ils sont aussi un peu stupides et qu’ils laissent Dieu les duper trop facilement.

432 — Quant à moi, je pense que j’ai le droit de soutenir que Dieu se donne dans le monde autant qu’en dehors du monde. Pourquoi l’a-t-Il fait, vraiment, s’Il voulait échapper à cette obligation ?

433 — Le mâyâvâdin parle de mon Dieu Personnel comme d’un rêve et préfère rêver de l’Être Impersonnel ; le bouddhiste écarte cela aussi comme une fiction et préfère rêver du Nirvâna et de la béatitude du néant. Ainsi, tous les rêveurs sont occupés à insulter la vision des autres et à afficher la leur comme la seule panacée. Cela qui réjouit l’âme totalement est pour la pensée l’ultime réalité.

434 — Par-delà la Personnalité, le mâyâvâdin voit l’Existence indéfinissable ; je l’ai suivi jusque-là et j’ai trouvé mon Krishna par-delà, dans la Personnalité indéfinissable.

Comme toujours, ceci est la merveilleuse manière de Sri Aurobindo de nous rendre évidente l’inanité des affirmations humaines où chacun nie avec arrogance ce qui n’est pas sa découverte ou son expérience personnelle.

La sagesse commence avec la capacité d’admettre toutes les théories, même les plus contradictoires.

1er avril 1970

Aphorismes - 435, 436, 437, 438

435 — Quand j’ai rencontré Krishna pour la première fois, je L’ai aimé comme un ami et un compagnon de jeu, jusqu’à ce qu’Il me trompe ; alors je m’indignai et je ne pus Lui pardonner. Puis je L’ai aimé comme un amant, et Il m’a encore trompé ; je fus encore bien plus indigné ; mais cette fois j’ai dû pardonner.

436 — Après avoir offensé, Il m’a obligé à Lui pardonner, non pas en réparant mais en commettant de nouvelles offenses.

437 — Tant que Dieu a essayé de réparer Ses offenses envers moi, nous continuions de nous quereller périodiquement ; mais quand Il a découvert Son erreur, les querelles se sont arrêtées, car j’ai dû me soumettre à Lui complètement.

438 — Quand je voyais dans le monde d’autres personnes que Krishna et moi-même, je gardais secrets les agissements de Dieu à mon égard ; mais depuis que j’ai commencé à ne voir que Lui et moi partout, je suis devenu éhonté et loquace.

Dans ses écrits, Sri Aurobindo avait le génie d’exprimer dans les mots les plus ordinaires les expériences les plus extraordinaires, donnant ainsi l’impression que ses expériences sont simples et évidentes.

2 avril 1970

Aphorismes - 439, 440, 441, 442, 443, 444

439 — Tout ce que mon Amant possède m’appartient. Pourquoi m’injuriez-vous parce que je me pare des ornements qu’Il m’a donnés ?

440 — Mon Amant a enlevé Sa couronne de Sa tête et Son collier royal de Son cou et Il m’en a revêtu ; mais les disciples des saints et des prophètes m’ont injurié, ils ont dit  : « Il court après les siddhis81 »

441 — J’ai obéi à l’ordre de mon Amant dans le monde et à la volonté de mon Ravisseur ; mais ils se sont récriés  : « Qui est ce corrupteur de la jeunesse et ce destructeur de la morale ? »

442 — Si, même, je me souciais de vos louanges, ô vous, les saints, si je chérissais ma réputation, ô vous, les prophètes, mon Amant ne m’aurait jamais pris en Son cœur ni donné la liberté de Ses chambres secrètes.

443 — J’étais enivré du ravissement de mon Amant et j’ai jeté la robe du monde au milieu même des grands-routes du monde. Pourquoi me soucierais-je que les mondains se moquent et que les pharisiens détournent leur visage ?

444 — Pour ton amant, ô Seigneur, les invectives du monde sont du miel sauvage, et la grêle de pierres jetées par la foule est une pluie d’été sur le corps. Car n’est-ce point Toi qui invectives et qui lapides, et n’est-ce point Toi dans les pierres, qui frappes et qui me blesses ?

Il n’y a rien à dire. On ne peut que s’incliner devant la perfection de l’expérience.

3 avril 1970 .

Aphorismes - 445, 446, 447, 448, 449

445 — Il y a deux choses en Dieu que les hommes appellent mal  : ce qu’ils ne peuvent pas du tout comprendre, et ce qu’ils comprennent mal et dont ils font mauvais usage quand ils en ont la possession ; c’est seulement ce qu’ils recherchent à tâtons, à moitié en vain et qu’ils comprennent vaguement, qu’ils appellent bon et saint. Mais, pour moi, toutes choses sont aimables en Lui.

446 — Ils disent, ô mon Dieu, que je suis fou parce que je ne vois aucune faute en Toi ; mais si, vraiment, je suis fou de Ton amour, je ne tiens pas à recouvrer mon bon sens.

447 — « Erreurs, mensonges, faux pas ! » s’écrient-ils. Que Tes erreurs sont brillantes et belles, ô Seigneur ! Tes mensonges sauvent la vie à la Vérité ; par Tes faux pas le monde se perfectionne.

448 — « Vie, Vie, Vie ! » entendé-je les passions crier ; « Dieu, Dieu, Dieu ! », telle est la réponse de l’âme. À moins que tu ne voies et n’aimes laVie comme Dieu seulement, la Vie elle-même sera une joie scellée pour toi.

449 — « Il l’aime » disent les sens ; mais l’âme dit  : « Dieu, Dieu, Dieu. » Telle est la formule qui embrasse toute l’existence.

C’est ainsi que Sri Aurobindo révèle et formule le secret de l’existence. Il ne reste plus qu’à le comprendre et à le vivre.

4 avril 1970

Aphorismes - 450, 451, 452, 453, 454, 455

450 — Si tu ne peux pas aimer le ver le plus vil et le plus immonde des criminels, comment peuxtu croire que tu as accepté Dieu en ton esprit ?

451 — Aimer Dieu en excluant le monde, c’est Lui donner une adoration intense mais imparfaite.

452 — Est-ce que l’amour est seulement la fille ou la servante de la jalousie ? Si Krishna aime Chandrâbali 82, pourquoi ne l’aimerais-je point aussi ?

453 — Parce que tu aimes Dieu uniquement, tu es enclin à exiger qu’Il t’aime de préférence aux autres ; mais c’est une exigence fausse, contraire à la vérité et à la nature des choses. Car Il est l’Un, mais tu es la multitude. Deviens plutôt un en ton cœur et en ton âme avec tous les êtres, alors, dans le monde, il n’y aura plus que toi seul qu’Il aime.

454 — Ma querelle s’adresse à ceux qui sont assez sots pour ne pas aimer mon Amant, non à ceux qui partagent Son amour avec moi.

455 — Trouve ton délice en ceux que Dieu aime ; prends pitié de ceux qu’Il prétend ne pas aimer.

Voilà la plus jolie critique que l’on puisse faire de la jalousie et la meilleure manière aussi de la guérir en surmontant les limites de l’ego et en s’unissant à l’amour Divin qui est éternel et universel.

6 avril 1970

Aphorismes - 456, 457, 458, 459, 560, 561

456 — Hais-tu l’athée parce qu’il n’aime pas Dieu ? Alors tu devrais être détesté, parce que tu n’aimes pas Dieu parfaitement.

457 — Il est une chose surtout en laquelle les croyances et les Églises succombent au diable, c’est dans leurs anathèmes. Quand le prêtre psalmodie Anathema Maranatha, je vois un diable qui prie.

458 — Nul doute,quand le prêtre jette une malédiction, il appelle Dieu ; mais c’est au Dieu de fureur et d’obscurité qu’il se voue, tout comme son ennemi ; car selon qu’il s’approche de Dieu, Dieu le recevra.

459 — J’étais très harcelé par Satan, jusqu’à ce que j’aie découvert que c’était Dieu qui me tentait ; alors l’angoisse de Satan est sortie de mon âme pour toujours.

460 — Je haïssais le diable et j’étais dégoûté de ses tentations et de ses tortures ; et je ne pouvais dire pourquoi sa voix et ses mots d’adieu étaient si doux que quand il revenait et s’offrait à moi, c’est avec chagrin que je le refusais. Puis je découvris que c’était Krishna qui jouait Ses tours et ma haine s’est changée en rire.

461 — Ils ont expliqué le mal dans le monde en disant que Satan avait prévalu contre Dieu, mais j’ai une plus fière opinion de mon Bien-Aimé, je crois que rien n’est fait que par Sa volonté, dans le ciel ou dans les enfers, sur la terre ou sur les eaux.

Dans le Suprême, les opposés se réconcilient et se complètent. C’est la division de la manifestation qui en a fait des opposés; mais lorsqu’on unit sa conscience à la Conscience Divine, l’opposition disparaît.

7 avril 1970

Aphorismes - 462, 463

462 — Dans notre ignorance, nous sommes comme des enfants fiers de réussir à marcher debout, sans aide, et trop ardents pour nous apercevoir du doigt de la mère qui nous touche l’épaule pour nous tenir d’aplomb. Quand nous nous éveillons, nous regardons derrière nous et nous voyons que Dieu nous conduisait et nous soutenait tout le temps.

463 — Au début, chaque fois que je retombais dans le péché, j’avais l’habitude de pleurer et de me mettre en rage contre moi-même et contre Dieu pour l’avoir permis. Plus tard, j’osais seulement demander, sans plus  : « Pourquoi m’as-tu encore roulé dans la boue, ô mon camarade de jeu ? » Puis il me vint à l’esprit que ceci aussi semblait trop impudent et présomptueux ; je ne pouvais plus que me relever en silence, le regarder du coin de l’œil et me nettoyer.

Tant que l’homme s’enorgueillira de sa vertu, le Seigneur Suprême le fera tomber dans le péché pour lui apprendre la nécessité de la modestie.

8 avril 1970

Aphorismes - 464, 465

464 — Dieu a arrangé la vie de telle manière que le monde est le mari de l’âme ; Krishna est son divin amant. Nous avons une dette envers le monde et devons le servir, et nous y sommes liés par une loi, une opinion contraignante, une expérience commune de douleur et de plaisir ; mais l’adoration de notre cœur, notre force et notre joie secrète, sont pour notre Amant.

465 — La joie de Dieu est secrète et merveilleuse ; c’est un mystère et un ravissement que tourne en dérision le sens commun ; mais l’âme qui en a goûté une fois ne peut plus jamais y renoncer, quels que soient le discrédit mondain, la torture ou l’affliction qu’elle puisse nous apporter.

Pour le moment, le monde semble encore être en contradiction avec la pure et lumineuse joie divine; mais un jour viendra où le monde aussi manifestera cette joie. C’est pour cela qu’il faut le préparer.

9 avril 1970

Aphorismes - 466, 467, 468

466 — Dieu, le Guru du monde, est plus sage que ton mental ; aie confiance en Lui et non dans cet éternel égoïste et ce sceptique arrogant.

467 — Le mental sceptique doute toujours, parce qu’il ne peut pas comprendre ; mais la foi de celui qui aime Dieu persiste dans sa connaissance, bien qu’elle ne puisse pas comprendre. L’un et l’autre sont nécessaires à notre obscurité, mais il ne peut y avoir de doute quant à celui qui est le plus puissant. Ce que je ne puis pas comprendre maintenant, un jour je le maîtriserai, mais si je perds la foi et l’amour, je déchois complètement du but que Dieu m’a assigné.

468 — Je puis interroger Dieu, mon guide et instructeur, et Lui demander  : « Suis-je dans le vrai, ou as-Tu permis, dans Ton amour et Ta sagesse, que mon mental me trompe ? » Doute de ton mental si tu veux, mais ne doute point que Dieu te guide.

La vie nous est donnée pour que nous trouvions le Divin et que nous nous unissions à Lui.

Le mental s’efforce de nous persuader qu’il n’en est pas ainsi. Croirons-nous ce menteur ?

10 avril 1970

Aphorismes - 469, 470, 471

469 — Parce que, tout d’abord, il te fut donné des conceptions imparfaites de Dieu, tu rages maintenant et tu Le nies. Homme, doutes-tu de ton instructeur parce qu’il ne t’a pas donné la connaissance tout entière dès le début ? Étudie plutôt cette vérité imparfaite et mets-la à sa place afin de pouvoir passer en sécurité à la connaissance plus vaste qui s’ouvre maintenant devant toi.

470 — C’est ainsi que Dieu, en Son amour, enseigne l’âme-enfant et le faible, les menant pas à pas et refusant la vision de Ses sommets ultimes encore inaccessibles. Et n’avons-nous pas tous quelque faiblesse ? Ne sommes-nous pas tous, dans Sa vision, seulement de petits enfants ?

471 — J’ai vu ceci, que tout ce que Dieu m’a refusé, Il l’a refusé dans Son amour et Sa sagesse. Si j’avais saisi, à ce moment-là, ce qu’Il me refusait, j’aurais changé un grand bien en un grand poison. Cependant, quand nous insistons, il nous donne parfois du poison à boire afin que nous puissions apprendre à l’écarter pour goûter avec connaissance Son ambroisie et Son nectar.

Quand l’homme sera un peu plus sage, il ne se plaindra de rien et prendra les choses que le Divin lui envoie comme un effet de Sa Grâce qui est toute miséricorde.

Plus nous serons soumis, plus nous comprendrons.

Plus nous serons reconnaissants, plus nous serons heureux.

1 avril 1970

Aphorismes - 472

472 — Même l’athée devrait être capable, maintenant, de voir que la création est en marche vers un dessein infini et puissant que la nature même de l’évolution laisse deviner. Mais un dessein et un accomplissement infinis présupposent une sagesse infinie qui prépare, guide, façonne, protège et justifie. Révère donc cette Sagesse et adore-la avec tes pensées dans ton âme, sinon avec de l’encens dans un temple, même si tu nies le cœur d’Amour infini et l’esprit de Splendeur infinie. Alors, même si tu ne le sais pas, c’est tout de même Krishna que tu révères et que tu adores.

Par-delà les mots, au-delà des pensées, la Présence Suprême se fait sentir et nous contraint à l’émerveillement.

Gardons-nous de toute construction mentale qui limite et déforme. Efforçons-nous de garder pur le contact.

12 avril 1970

Aphorismes - 473

473 — Le Seigneur d’Amour a dit  : « Ceux qui recherchent l’Inconnaissable et l’Indéfinissable Me recherchent et Je les accepte. » Par Sa parole, Il a justifié l’illusionniste et l’agnostique. Pourquoi donc, ô fanatique, railles-tu celui que ton Maître a accepté ?

Pour la Vision Divine, toutes les sincères aspirations humaines sont acceptables, quelles que soient les diversités et même les contradictions apparentes de leurs formes.

Et à elles toutes ensemble, elles ne suffisent pas à exprimer la Réalité Divine.

13 avril 1970

Aphorismes - 474, 475

474 — Calvin, qui justifiait l’Enfer éternel, ne connaissait pas Dieu, mais il a fait d’un terrible masque de Lui Son éternelle réalité. S’il y avait un Enfer sans fin, ce ne pourrait être qu’un lieu d’extase sans fin ; car Dieu est Ânanda et il n’est point d’autre éternité que l’éternité de Sa béatitude.

475 — Quand Dante disait que l’amour parfait de Dieu avait créé l’Enfer éternel, il écrivait peutêtre plussagement qu’il ne le savait ; car,selon quelques lueurs éparses, j’ai parfois pensé qu’il existe un enfer où nos âmes souffrent des âges d’extase intolérable et baignent comme à jamais dans l’embrassement absolu de Rudra, le doux et le terrible.

Les splendeurs divines sont trop merveilleuses pour la petitesse humaine qui a peine à les supporter, et une éternité de délices risque fort d’être intolérable pour un être humain.

14 avril 1970

Aphorismes - 476

476 — L’état de disciple de Dieu, notre Instructeur, l’état de fils de Dieu, notre Père, la tendresse de Dieu, notre Mère, la main du divin Ami, le rire et l’amusement avec notre Camarade et Compagnon de jeu, la servitude béatifique en Dieu, notre Maître, l’amour extatique pour notre divin Amant, telles sont les sept béatitudes de la vie dans un corps humain. Peux-tu les unir toutes en une seule et suprême relation aux couleurs d’arc-en-ciel ? Alors tu n’as besoin d’aucun ciel et tu surpasses l’émancipation de l’adwaïtin.

Il n’y a rien à ajouter. C’est un programme parfait.

Il ne nous reste qu’à le réaliser.

15 avril 1970

Aphorismes - 477, 478, 479

477 — Quand donc le monde changera-t-il à l’image du ciel ? Quand toute l’humanité deviendra comme des garçons et des filles ensemble, Dieu se révélant comme Krishna et Kâlî — le garçon le plus joyeux et la fille la plus forte de la foule — jouant ensemble dans le jardin du Paradis. L’Éden sémitique était assez bien, mais Adam et Ève étaient trop âgés, et même son Dieu était trop vieux et trop sévère et solennel pour que l’on puisse résister à l’offre du Serpent.

478 — Les Sémites ont affligé l’humanité avec la conception d’un Dieu semblable à un roi sévère et digne, un juge solennel qui ne connaît pas la gaieté. Mais nous qui avons vu Krishna, nous savons que c’est un garçon qui aime jouer et un enfant plein de malice et de rire joyeux.

479 — Un Dieu qui ne peut pas sourire n’aurait pas pu créer cet univers plein d’humour.

Le ridicule est l’arme la plus puissante contre les puissances mensongères.

Avec une seule phrase, Sri Aurobindo annule le pouvoir d’un de ces dieux construits par les hommes.

17 avril 1970

Aphorismes - 480, 481

480 — Dieu a pris un enfant pour le choyer en Son sein de délice, mais la mère a pleuré et refusé d’être consolée parce que son enfant n’existait plus.

481 — Quand je souffre de douleur ou de chagrin ou de malchance, je dis  : « Ainsi, mon vieux Compagnon de jeu, tu recommences à me malmener », et je m’assois pour jouir du plaisir de la douleur, jouir de la joie du chagrin et de la bonne fortune de la malchance ; alors Il voit qu’Il est découvert et Il emporte ses fantômes et ses épouvantails.

Avec quel brillant humour Sri Aurobindo s’efforce de nous faire comprendre le mensonge de la conscience humaine ordinaire et la joie lumineuse et toute-puissante de la Conscience du Divin qu’il nous faut acquérir.

18 avril 1970

Aphorismes - 482, 483

482 — Le chercheur de la connaissance divine découvre en la description de Krishna qui vole les robes des gôpîs l’une des paraboles les plus profondes des voies de Dieu envers les âmes  : celui qui a de la dévotion y trouve la transcription parfaite, en acte divin, des expériences mystiques de son cœur ; le lascif et le puritain — deux visages d’un même tempérament — n’y voient qu’une histoire sensuelle. Les hommes apportent ce qu’ils ont en eux-mêmes et le voient réfléchi dans les Écritures.

483 — Mon amant m’a enlevé ma robe de péché, et je l’ai laissée tomber avec joie, alors il s’est emparé de ma robe de vertu, mais je me suis senti honteux et alarmé et j’essayai de l’en empêcher. C’est seulement quand il me l’eut arrachée de force que je vis combien mon âme m’avait été cachée.

(Mère remarque oralement) Laissons tomber notre robe de vertu afin d’être prêts pour la Vérité.

22 avril 1970

Aphorismes - 484

484 — Le péché est une ruse et un déguisement de Krishna afin de se cacher du regard des vertueux. Ô Pharisien, contemple Dieu dans le pécheur, pèche en toi-même pour purifier ton cœur, et embrasse ton frère.

Comme toujours, de sa manière si frappante et pleine d’humour, Sri Aurobindo nous dit que la Vérité Divine est au-dessus de la vertu aussi bien que du péché.

19 avril 1970

Aphorismes - 485, 486, 487, 488, 489

485 — L’amour de Dieu et la charité envers les hommes est le premier pas de la sagesse parfaite.

486 — Celui qui condamne l’échec et l’imperfection condamne Dieu ; il limite sa propre âme et dupe sa propre vision. Ne condamne point mais observe la Nature, aide et guéris tes frères, fortifie leurs capacités et leur courage par ta sympathie.

487 — L’amour de l’homme, l’amour de la femme, l’amour des choses, l’amour de ton voisin, l’amour de ton pays, l’amour des animaux, l’amour de l’humanité sont tous l’amour de Dieu reflété en ces vivantes images. Aimer et devenir puissant pour jouir de tout, aider tout et aimer pour toujours.

488 — S’il est des choses qui refusent absolument d’être transformées ou guéries et de devenir une image plus parfaite de Dieu, elles peuvent être détruites avec de la tendresse dans le cœur, mais sans pitié dans le coup. Mais sois bien sûr, d’abord, que Dieu t’a donné ton épée et cette mission.

489 — Je dois aimer mon voisin non pas parce qu’il est le voisinage, car qu’y a-t-il dans le voisinage et les distances ? Ni parce que les religions me disent qu’il est mon frère, car où est la source de cette fraternité ? Mais parce qu’il est moi-même. Le voisinage et les distances touchent le corps — le cœur va au-delà. La fraternité est celle du sang, du pays, de la religion ou de l’humanité ; mais quand l’intérêt égoïste vocifère, qu’advient-il de cette fraternité ? C’est seulement en vivant en Dieu et en transformant le mental, le cœur et le corps à l’image de Son unité universelle que cet amour profond, désintéressé, inébranlable, devient possible.

Toutes les raisons humaines données pour la solidarité et l’amour réciproque ont peu de valeur, et peu d’effet aussi. C’est seulement en devenant conscient du Divin et en s’unissant à Lui que l’on peut atteindre et réaliser la véritable Unité.

20 avril 1970

Aphorismes - 490, 491, 492

490 — Quand je vis en Krishna, l’ego et l’égoïsme disparaissent ; alors Dieu seul lui-même peut juger de mon amour sans fond et sans limite.

491 — Quand on vit en Krishna, même l’inimitié devient un jeu de l’amour et une lutte entre frères.

492 — Pour l’âme qui a saisi la suprême béatitude, la vie ne peut plus être un mal ni une illusion douloureuse ; au contraire, toute la vie devient le murmure d’ amour et de rire d’un Amant et Compagnon de jeu divin.

Savoir garder, en toute circonstance, le contact Divin, est le secret de la béatitude.

21 avril 1970

Aphorismes - 493, 494

493 — Peux-tu voir Dieu comme un Infini sans corps et pourtant L’aimer comme un homme aime sa maîtresse ? Alors la suprême vérité de l’Infini t’a été révélée. Peux-tu aussi vêtir l’Infini d’un corps secret que l’on peut embrasser, et Le voir en chacun et en tous ces corps visibles et saisissables ? Alors sa vérité suprêmement vaste et profonde entre aussi en ta possession.

494 — L’Amour divin poursuit simultanément deux jeux  : un mouvement universel, profond, calme et sans fond comme l’Océan insondable, qui recouvre le monde entier et chaque chose qui s’y trouve comme une base uniforme et avec une pression égale ; et un mouvement perpétuel, plein de force, intense et extatique comme la surface dansante du même Océan, qui varie la puissance et la force de ses vagues et choisit ce sur quoi il tombera avec les baisers de son écume et de ses embruns ou l’étreinte de ses eaux engloutissantes.

Pour se faire comprendre, Sri Aurobindo emploie des images accessibles à tous; mais les merveilles de l’Union dépassent infiniment ces images humaines.

22 avril 1970

Aphorismes - 495, 496

495 — J’avais l’habitude de haïr et d’éviter la douleur, j’étais offensé qu’elle me fût infligée ; mais à présent, je découvre que si je n’avais pas souffert, je ne posséderais pas, maintenant, forgée et complète, dans mon mental, dans mon cœur et dans mon corps, cette capacité de délices infinie et innombrablement sensible. Dieu se justifie à la fin, même s’Il a pris le masque du brutal et du tyran.

496 — J’avais juré que je ne souffrirais pas de la tristesse du monde ni de la stupidité du monde, de sa cruauté, son injustice, et je rendis mon cœur aussi dur et endurant qu’une meule de moulin, puis je donnai à mon mental le poli de l’acier. Je ne souffris plus, mais la joie m’avait quitté. Alors Dieu a brisé mon cœur et labouré mon mental. Par une angoisse cruelle et incessante, je me suis élevé jusqu’à une béatifique absence de douleur, et par le chagrin, l’indignation et la révolte, jusqu’à une connaissance infinie et une paix invariable.

C’est la même leçon que le Seigneur Suprême veut enseigner au corps qu’Il est en train de transformer.

23 avril 1970

Aphorismes - 497, 498, 499

497 — Quand j’eus découvert que la douleur était l’envers du délice et son école, j’essayai d’entasser sur moi les coups et de multiplier la souffrance dans toutes les parties de mon être, car même les tortures de Dieu me semblaient lentes, légères et sans effet. Alors mon Amant a dû arrêter ma main et s’écrier  : « Cesse, car mes coups de fouet sont suffisants pour toi. »

498 — Les tortures que s’infligeaient les anciens moines et pénitents étaient perverses et stupides ; cependant, il y avait une âme de connaissance secrète derrière leurs perversités.

499 — Dieu est notre sage et parfait Ami, car Il sait quand nous frapper et quand nous caresser, le moment de nous tuer comme le moment de nous secourir et de nous sauver.

Il n’y a qu’une sagesse qui soit la vraie sagesse, c’est celle du Seigneur Suprême. Ainsi abdiquer toute volonté personnelle et ne vouloir que ce que veut le Divin, est le seul moyen d’être vraiment sage.

24 avril 1970

Aphorismes - 500, 501, 502, 503

500 — L’Ami divin de toutes les créatures cache Son amitié sous le masque de l’ennemi, jusqu’à ce qu’Il nous ait rendus prêts aux suprêmes cieux ; alors, comme à Kurukshetra, la forme terrible du Maître de la lutte et de la souffrance et de la destruction disparaît, et le doux visage, la tendresse et le corps maintes fois étreint de Krishna brillent sur l’âme ébranlée et dans les yeux purifiés de Son éternel camarade et compagnon de jeu.

501 — La souffrance nous rend capables de supporter la force complète du Maître des Délices ; elle nous rend capables aussi de supporter l’autre jeu du Maître du Pouvoir. La douleur est la clef qui ouvre les portes de la force ; c’est le grand chemin qui mène à la cité de la béatitude.

502 — Cependant, ô Âme de l’homme, ne recherche point la douleur, car telle n’est pas Sa volonté, recherche seulement Sa joie ; quant à la souffrance, elle viendra sûrement à toi en Sa providence, autant et aussi souvent qu’elle t’est nécessaire. Alors endure-la afin de pouvoir découvrir enfin son âme de ravissement.

503 — Ô homme, n’inflige pas de douleur non plus à ton semblable ; Dieu seul a le droit d’infliger la douleur, ou ceux qu’Il en a chargés. Mais ne crois pas fanatiquement, tel Torquémada, que tu es l’un d’eux.

N’oublie jamais que tant que tu es capable d’une préférence dans tes relations avec la vie et les hommes, tu ne peux pas être un pur et parfait instrument du Divin.

28 avril 1970

Aphorismes - 504

504 — Dans les temps anciens, il existait une noble manière d’affirmation pour les âmes uniquement pétries de force et d’action  : « Aussi sûrement que Dieu vit. » Mais pour nos besoins modernes, une autre affirmation serait plus appropriée  : « Aussi sûrement que Dieu aime. »

À notre époque douloureuse, presque desséchée par l’excessive domination de l’intelligence, rien ne peut être à la fois plus nécessaire et plus précieux que l’Amour Divin.

29 avril 1970

Aphorismes - 505

505 — Le service est utile pour celui qui aime Dieu et pour celui qui connaît Dieu, surtout parce qu’Il leur donne l’occasion de comprendre en détail et d’admirer les étranges merveilles de Son art matériel. L’un s’instruit et s’écrie  : « Admire comme l’Esprit s’est manifesté dans la matière » ; l’autre  : « Admire le toucher de mon Amant et Maître, l’Artiste parfait, la main toute-puissante. »

Comment peut-on rendre service au Divin puisqu’on n’existe que par Lui — tout ce que nous pouvons faire, c’est de Lui rendre maladroitement un peu de tout ce qu’Il nous a donné.

30 avril 1970

Aphorismes - 506

506 — Ô Aristophane de l’univers, tu observes le monde et ris doucement en toi-même. Mais ne me laisseras-tu pas voir aussi avec des yeux divins et partager tes rires universels ?

Sans doute faut-il avoir la vision totale telle qu’est la Vision Divine pour pouvoir rire de ce monde tel qu’il est.

1er mai 1970

Aphorismes - 507

507 — D’une image hardie, Kâlidâsa 83 dit que les glaciers de Kaïlâsa 84 sont les bruyants rires universelsde Shiva empilésdansune absolueblancheur pure sur les cimes. Ceci est vrai, et quand leur image tombe sur le cœur, les soucis du monde fondent comme les nuages d’en bas et se réduisent à leur réelle inexistence.

La science humaine fait de très exactes constatations; mais le champ est libre pour imaginer les vraies causes — pourquoi pas des causes occultes ?

2 mai 1970

Aphorismes - 508

508 — La plus étrange des expériences de l’âme est celle-ci  : quand l’âme cesse de se soucier de l’image et de la menace des afflictions, elle s’aperçoit que les afflictions mêmes n’existent nulle part dans notre voisinage. Alors, derrière ces nuages irréels, nous entendons Dieu qui rit de nous.

Seigneur, et quand Tu veux que l’image change à ta ressemblance, que fais-Tu ?

4 mai 1970

Je n’ai pas compris ce que Tu as écrit hier.

Ce que Sri Aurobindo appelle « l’image », c’est le corps physique. Alors j’ai demandé au Seigneur ce qu’Il faisait quand Il voulait transformer le corps physique, et la nuit dernière Il m’a répondu en me donnant deux visions.

L’une était à propos de la libération de la conscience corporelle de toutes ces conventions vis-à-vis de la mort; et dans l’autre, Il a montré ce que sera le corps supramental. Tu vois que j’ai bien fait de Lui demander!

9 mai 1970

Aphorismes - 509, 510, 511, 512

509 — Ô Titan, ton effort a-t-il réussi ? Trônes-tu tels Râvana et Hiranyakashipou 85, servi par les dieux et maître du monde ? Mais ce que ton âme pourchassait vraiment t’a échappé.

510 — Le mental de Râvana pensait qu’il avait soif de la souveraineté universelle et de la victoire sur Râma, mais le but que son âme regardait tout le temps était de retourner au ciel de l’âme le plus tôt possible et d’être de nouveau le valet de Dieu. C’est pourquoi, puisque c’était le chemin le plus court, il s’est précipité contre Dieu dans la furieuse étreinte de l’ennemi 86

511 — La plus grande des joies est d’être l’esclave de Dieu, tel Nârada ; le pire des enfers, d’être le maître du monde, abandonné de Dieu. Ce qui semble le plus proche de Lui selon notre ignorante conception de Dieu, est réellement le plus loin de Lui.

512 — Le serviteur de Dieu est déjà quelqu’un ; l’esclave de Dieu est plus grand.

Sri Aurobindo nous donne la vraie manière de comprendre les Écritures, qui deviennent ainsi des symboles universels.

12 mai 1970

Aphorismes - 513, 514

513 — Être le maître du monde serait en vérité la suprême félicité, si l’on était aimé universellement ; mais pour cela, il faudrait être en même temps l’esclave de toute l’humanité.

514 — Après tout, si tu fais le compte de ton long service de Dieu, tu t’apercevras que ton suprême travail était le petit bien défectueux que tu avais fait pour l’amour de l’humanité.

C’est pour cela que, mieux que de servir, est d’appartenir au Divin totalement, absolument.

13 mai 1970.

Pour pouvoir appartenir absolument et totalement au Divin, ne faut-il pas commencer par le service du Divin ?

Certainement, mettre tout son travail au service du Divin est un très bon moyen d’approche, mais il ne va pas beaucoup plus loin que Sri Aurobindo le décrit, et pour certains cela ne les satisfait pas.

14 mai 1970

Aphorismes - 515, 516

515 — Il est deux travaux qui plaisent parfaitement à Dieu en Son serviteur  : balayer en silencieuse adoration le sol de Son temple, et combattre sur le champ de bataille du monde pour Sa réalisation divine dans l’humanité.

516 — Celui qui a fait ne serait-ce qu’un peu de bien aux êtres humains, même s’il est le pire des pécheurs, est accepté de Dieu dans les rangs de ceux qui L’aiment et Le servent. Il verra la face de l’Éternel.

L’effort de Sri Aurobindo a toujours été de libérer ses disciples, ou même ses lecteurs, de tout préjugé, de toute moralité conventionnelle.

15 mai 1970

Aphorismes - 517, 518

517 — Ô dupe de ta faiblesse, ne couvre pas la face de Dieu d’un voile de terreur, ne t’approche pas de Lui avec une faiblesse suppliante. Regarde ! tu verras sur Sa face non pas la solennité du Roi ni du Juge, mais le sourire de l’Amant.

518 — Tant que tu n’auras pas appris à t’empoigner avec Dieu comme un lutteur avec son camarade, la force de ton âme te sera à jamais cachée.

Ne serait-il pas bon de nous débarrasser une fois pour toutes de toutes nos limitations et de toutes nos faiblesses, si nous voulons vraiment nous approcher du Divin ?

16 mai 1970

Aphorismes - 519

519 — Tout d’abord, Soumbha 87 aima Kâlî avec son cœur et son corps, puis il devint furieux et se battit contre elle, enfin il l’emporta sur elle, la saisit par les cheveux et la fit tournoyer trois fois autour de lui dans les cieux ; le moment d’après, il était tué par elle. Telles sont les quatre enjambées du Titan pour parvenir à l’immortalité, et, des quatre, la dernière est la plus longue et la plus puissante.

Je n’ai pas compris la signification de ces « quatre en jambées du Titan pour parvenir à l’immortalité ».

Quelle que soit la nature de chacun, en fin de compte, d’une manière ou d’une autre, qu’on Le combatte ou qu’on L’aime, la Fin c’est toujours le Divin.

17 mai 1970

Aphorismes - 520

520 — Kâlî est Krishna se révélant sous forme de Pouvoir terrifiant et d’Amour courroucé. De ses coups furieux, elle tue le moi dans le corps, dans le vital et dans le mental afin de le libérer et d’en faire un esprit éternel.

Nous plaindrons-nous de voir ce petit « ego » impuissant disparaître pour laisser la place à une étincelle lumineuse capable de comprendre l’univers ?

21 mai 1970

Aphorismes - 521

521 — Selon le profond apologue sémitique, nos ancêtres déchurent parce qu’ils avaient goûté le fruit de l’arbre du bien et du mal. S’ils avaient tout de suite goûté à l’arbre de la vie éternelle, ils auraient échappé à la conséquence immédiate ; mais le dessein de Dieu dans l’humanité aurait été déjoué. Sa colère est notre avantage éternel.

Sri Aurobindo essaye de nous faire comprendre comment les limitations de notre vision nous empêchent de percevoir la Sagesse Divine.

22 mai 1970

Aphorismes - 522, 523

522 — Si l’enfer était possible, ce serait le plus court chemin des plus hauts cieux. Car, en vérité, Dieu aime.

523 — Dieu nous chasse de chaque Éden pour nous forcer à traverser le désert et à atteindre un Paradis plus divin. Si tu t’étonnes qu’un passage si desséché et si féroce soit nécessaire, c’est que tu as été mystifié par ton mental et n’as pas étudié ton âme derrière, ni ses désirs muets ni ses ravissements secrets.

Quand nous n’aurons plus d’affinité pour la souffrance et que nous serons guéris de tout attachement pervers pour elle, le Divin nous fera découvrir qu’elle cache la suprême félicité.

23 mai 1970

Aphorismes - 524

524 — Un mental sain hait la douleur, car le désir de la douleur que parfois les hommes entretiennent dans leur mental est morbide et contraire à la Nature. Mais l’âme ne se soucie pas plus du mental et de ses souffrances que le maître de forge de la douleur du minerai dans la fournaise  : elle suit ses propres besoins et sa propre faim.

Seul le Seigneur Suprême doit être le Maître et c’est à Lui généralement que l’être psychique obéit.

24 mai 1970

Aphorismes - 525, 526

525 — La compassion sans distinction est le plus noble don du caractère ; ne pas faire même le moindre mal à une seule chose vivante est la plus haute de toutes les vertus humaines ; mais Dieu ne pratique ni l’une ni l’autre. L’homme est-il donc plus noble et meilleur que le Tout-Aimant ?

526 — S’apercevoir que sauver de la souffrance le corps ou le mental d’un homme n’est pas toujours pour le bien de l’âme ni du mental ni du corps, est l’une des expériences les plus amères pour celui qui est humainement compatissant.

Être conscient de la Conscience Divine est le suprême accomplissement offert à la réalisation humaine; tout le reste n’est que des à-côté.

25 mai 1970

Aphorismes - 527, 528

527 — La pitié humaine est issue de l’ignorance et de la faiblesse, elle est l’esclave des impressions sentimentales. La compassion divine comprend, discerne et sauve.

528 — La pitié est parfois un bon substitut de l’amour, mais ce n’est jamais rien de plus qu’un substitut.

Comprendre l’intention divine et travailler à son accomplissement, n’est-ce point le plus sûr moyen d’aider l’humanité ?

28 mai 1970

Aphorismes - 529, 530

529 — La pitié de soi naît toujours de l’amour de soi ; mais la pitié des autres ne naît pas toujours de l’amour de son objet. C’est parfois un regard sur soi qui recule à la vue de la douleur, et parfois l’aumône dédaigneuse de l’homme riche pour le pauvre. Cultive la compassion divine de Dieu plutôt que la pitié humaine.

530 — Non pas la pitié qui pince le cœur et amollit la substance intérieure, mais une compassion et une charité divines, puissantes, sans trouble, telle est la vertu que nous devons encourager.

Peut-il y avoir un malheur plus grand que de vivre sans connaître le Seigneur Suprême ? Et pourtant ce mal presque universel excite rarement la pitié. Parce que celui qui sait qu’il en souffre sait aussi qu’il ne dépend que de lui de s’en guérir — car la compassion du Seigneur est infinie.

1er juin 1970

Aphorismes - 531, 532, 533

531 — Aime et sers les hommes, mais prends garde de ne pas désirer leur approbation. Obéis plutôt à Dieu au-dedans de toi

532 — Ne pas avoir entendu la voix de Dieu et de Ses anges, c’est ce que le monde appelle avoir le jugement sain.

533 — Vois Dieu partout et ne te laisse pas effrayer par des masques. Crois que tout mensonge est une vérité en construction ou une vérité en démolition ; tout échec, une efficacité dissimulée ; toute faiblesse, une force qui se cache à sa propre vue ; toute douleur, une extase secrète et violente. Si tu le crois fermement et inlassablement, à la fin tu verras le Tout-Vrai, le Tout-Puissant et le Tout-Heureux et tu en auras l’expérience.

Par la constance infatigable de l’effort et de la foi, nous pouvons nous unir à la Conscience Divine qui est constante et parfaite béatitude.

2 juin 1970

Aphorismes - 534

534 — L’amour humain s’éteint par sa propre extase ; la force humaine s’épuise par son propre effort ; la connaissance humaine jette une ombre qui cache de sa propre lumière solaire la moitié du globe de la vérité ; mais la connaissance divine embrasse les vérités opposées et les réconcilie, la force divine croît par la prodigalité de sa propre dépense, l’amour divin peut se dissiper complètement sans être jamais perdu ni diminué.

Est ce que l’amour humain peut se changer en amour divin, la force humaine en force divine et la connais sance humaine en connaissance divine ?

Il n’y a qu’un amour.

L’amour humain n’est pas autre chose que l’amour divin dévoyé et déformé par l’instrument à travers lequel il s’exprime. Il en est de même pour la force et la connaissance. Dans leur essence, ils sont éternels et illimités. Ce sont les limitations et les insuffisances de la nature humaine qui les déforment et les rendent méconnaissables.

3 juin 1970

Aphorismes - 535

535 — Le rejet du mensonge par le mental en quête de la vérité absolue est l’une des causes principales de son incapacité à atteindre à la vérité stable, ronde et parfaite ; l’effort du mental divin n’est pas d’échapper au mensonge, mais de saisir la vérité qui s’est masquée derrière l’erreur, même la plus grotesque et la plus divagante.

Qu’est ce que le « mental divin » ?

Sri Aurobindo appelle mental divin le prototype de la fonction mentale qui est totalement et parfaitement soumis au Divin et qui ne fonctionne que sous l’inspiration divine. Si un être humain n’existe plus que par et pour le Divin, son mental devient nécessairement un mental divin.

4 juin 1970

Aphorismes - 536, 537

536 — La complète vérité sur un sujet quelconque est un globe rond et contenant tout, qui tourne à jamais autour du seul sujet et du seul objet de la connaissance — Dieu — mais ne le touche jamais.

537 — Il est bien des vérités profondes qui sont comme des armes dangereuses pour celui qui les manie sans expérience. Maniées correctement, elles sont les plus précieuses et les plus puissantes dans l’arsenal de Dieu.

Une goutte de connaissance vraie peut produire une révolution si elle tombe dans un monde d’ignorance.

5 juin 1970

Aphorismes - 538

538 — La tenace obstination avec laquelle nous nous accrochons à notre existence individuelle, mince, fragmentaire, assaillie par la nuit et la douleur, alors que la béatitude inviolable de notre vie universelle nous appelle, est l’un des plus étonnants mystères de Dieu. Il n’a d’égal que l’aveuglement infini avec lequel nous projetons l’ombre de notre ego sur le monde entier et appelons cela l’être universel. Ces deux obscurités sont l’essence même et le pouvoir de Mâyâ.

Jusqu’au jour où, fatigué de l’ignorance et de la stupidité de l’ego, on se couche aux pieds du Seigneur en Lui demandant de devenir le seul maître.

6 juin 1970

Aphorismes - 539, 540

539 — L’athéisme est l’ombre ou le côté sombre de la suprême perception de Dieu. Chaque formule que nous concevons de Dieu, bien que toujours vraie en tant que symbole, devient fausse quand nous l’acceptons comme une formule suffisante. L’athée et l’agnostique sont là pour nous rappeler notre erreur.

540 — Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. C’est Lui qui, en tant qu’athée, nie Sa propre existence pour perfectionner la connaissance humaine. Il ne suffit pas de voir Dieu dans le Christ et dans Râmakrishna ni d’entendre Ses paroles ; nous devons aussi Le voir et L’entendre dans Huxley et dans Haeckel.

Toutes les connaissances mentales du Divin sont incomplètes et insuffisantes, même en les acceptant toutes. Seule une connaissance vécue peut nous donner un aperçu de la vérité.

7 juin 1970

Aphorismes - 541

541 — Peux-tu voir Dieu dans celui qui te torture et te tue, à l’instant même de ta mort ou à l’heure de ta torture ? Peux-tu Le voir dans ce que tu es en train de tuer — voir et aimer même pendant que tu tues ? Tu as posé ta main sur la connaissance suprême. Comment peut-il atteindre Krishna celui qui n’a jamais adoré Kâlî ?

Tout est le Divin et le Divin seul existe.

8 juin 1970









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