CWM (Fre) Set of 18 volumes
Entretiens - 1955 Vol. 7 of CWM (Fre) 477 pages 2008 Edition
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Ce volume comporte les réponses de la Mère aux questions des enfants de l’Ashram et des disciples, et ses commentaires sur trois œuvres de Sri Aurobindo : Les Bases du Yoga, Le Cycle humain et La Synthèse des Yogas ; et sur une de ses pièces de théâtre, Le Grand Secret.

Entretiens - 1955

The Mother symbol
The Mother

Ce volume comporte les réponses de la Mère aux questions des enfants de l’Ashram et des disciples, et ses commentaires sur trois œuvres de Sri Aurobindo : Les Bases du Yoga, Le Cycle humain et La Synthèse des Yogas ; et sur une de ses pièces de théâtre, Le Grand Secret.

Collection des œuvres de La Mère Entretiens - 1955 Vol. 7 477 pages 2008 Edition
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Entretiens - 1955

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Note de l'Éditeur

La genèse de ces Entretiens mérite d'être notée. Ils ne sont pas nés d'une décision arbitraire, mais d'une nécessité matérielle, comme la plupart des activités de l'Ashram où le spirituel se greffe toujours sur le matériel. En 1943 avait été fondée l'"École" de l'Ashram ; les enfants avaient grandi, appris le français, puis d'autres étaient venus et il n'y avait pas assez de  professeurs. La Mère a donc décidé de prendre elle-même trois fois par semaine des "classes de français" pour les élèves les plus avancés. Elle lisait un texte français de ses propres écrits ou des traductions de Sri Aurobindo ; les enfants et leurs professeurs posaient des questions. Ainsi sont nés ces Entretiens, que l'on appelait plus familièrement les "classes de Mère". Les questions posées sont donc de tous ordres et de tous les niveaux.

Au début, ces Entretiens furent simplement sténographiés. Certains manquent ou sont incomplets. Ce n'est qu'à partir de 1953 que nous avons des enregistrements sur bande magnétique. Les Entretiens 1955 ont initialement paru dans le Bulletin du Centre International d'Éducation Sri Aurobindo, à partir du mois de novembre 1978 et ont été publiés pour la première fois dans le texte intégral, sous forme de livre, en 1980. Cette deuxième édition a été entièrement revue et corrigée.







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La Mère en 1954







janvier




Le 5 janvier 1955

Mère poursuit la lecture de Les Bases du Yoga qu’elle a commencée l’année précédente. Cet Entretien se rapporte au chapitre III, « En difficulté ».

Douce Mère, comment peut-on créer l’harmonie de la nature avec l’action et la lumière et la puissance divines?

Comment on peut? En essayant.

Il faut d’abord être conscient du genre d’harmonie que l’on veut réaliser. Il faut se rendre compte des points sur lesquels cette harmonie n’existe pas; il faut les sentir, et comprendre la contradiction entre la conscience intérieure et certains mouv ements extérieurs. Il faut devenir conscient de ça d’abord, et une fois qu’on en est conscient, alors on tâche d’adapter l’action extérieure, les mouvements extérieurs, à l’idéal intérieur. Mais il faut d’abord se rendre compte du désaccord. Parce qu’il y a beaucoup de gens qui croient que tout va bien; et si on leur dit : « Non, votre nature extérieure est en contradiction avec votre aspiration intérieure », ils protes tent, ils ne se rendent pas compte. Par conséquent, le premier pas, c’est de se rendre compte, c’est de devenir conscient de ce qui ne s’accorde pas.

D’abord, la majorité des gens diront : « Qu’est-ce que c’est que cette conscience intérieure dont vous me parlez? Je ne la connais pas! » Alors, évidemment, ils ne peuvent pas établir un accord, s’ils ne sont même pas conscients de quelque chose d’intérieur qui est supérieur à leur conscience ordinaire. Ce qui fait qu’il y a beaucoup de choses prépara toires, de prises de conscience préparatoires, avant d’être prêt pour cette harmonisation.

Il faut d’abord savoir quel est le but intérieur de l’être, l’aspiration, la force qui descend, ce qui la reçoit — tout doit devenir conscient. Et puis après, alors, on doit regarder les mouvements extérieurs à la lumière de cette conscience inté rieure, et voir ce qui s’accorde et ce qui ne s’accorde pas. Et puis, quand on a vu ce qui ne s’accorde pas, il faut rassembler la volonté et l’aspiration pour le changer et commencer par le bout le plus fac ile. Il ne faut pas commencer par la chose la plus difficile, il faut commencer par la chose la plus facil e, celle qu’on comprend le mieux, le plus facilement, le désaccord qui vous paraît le plus évident. Puis de là, petit à petit, on ira vers les choses plus difficiles et plus centrales... Pourquoi est-ce qu’on se t ord le pied?...

(silence)

Mère, la dernière fois, tu as dit que les forces hostiles, cette année, vont porter un dernier coup. Si la terre n’es t pas capable de remporter la victoire...

La terre? J’ai dit la terre?

La terre, l’ Inde et les individus.

Oui, c’est possible, c’est une façon de parler. Et alors, si nous ne sommes pas capables de remporter la victoire...?

Est-ce que cela veut dire que la possibilité de transformation est retardée?

Retardée p eut-être de plusieurs siècles. C’est justement ça que les forces adverses essayent de réaliser, et elles ont toujours réussi jusqu’à présent — remettre la chose. Toujours, elles ont réussi : « Ce sera pour une au tre fois », et l’autre fois... peut-être après des centaines ou après des milliers d’années. Et c’est ce qu’e lles veulent essayer de faire encore. Peut-être que tout ça est décrété quelque part. C’est possible. Mais il est possible aussi que quoique ce soit décidé, pour que la chose se passe comme elle doit se passer, il n’est pas bon de révéler ce qui est décidé. Il y a beaucoup de choses comme ça, parce que les gens ne sont ni assez conscients ni assez purs pour faire ce qu’ils doivent faire, exactement comme ils doivent le faire, avec la pleine connaissance du résultat, parce que le résultat, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, n’est pas celui qu’ils désirent; ou si c’est celui qu’ils désirent, il est mitigé, il est mélangé, il est atténué, il y a des différences, des différences suffisantes pour ne pas satisfaire pleinement. Alors si on savait d’avance exactement ce qui va arriver, on resterait assis, tranquille et ne ferait plus rien. On dirait : « Bon, si cela doit arriver, c’est bien, je n’ai plus rien à faire. » C’est pour ça qu’on ne sait pas. Mais celui qui peut agir en toutes circonstances en pleine connaissance de cause, sachant quel sera le résultat de son action et en même temps faire une chose, quelquefois, qui est en contradiction avec ce résultat, celui-là, il peut savoir. Mais je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup. Dans la vie ordinaire j’ai entendu dire que, pour que quelqu’un réalise quelque chose, il fallait toujours qu’il vise beaucoup plus loin que le but qu’il atteindra ; que tous les gens qui ont réalisé quelque chose dans la vie, toutes les grandes figures qui ont créé, réalisé quelque chose, leur but, leur ambition, leur plan était toujours beaucoup plus grand, plus vaste, plus complet, plus total que ce qu’ils ont fait. Ils ont été toujours au-dessous de leur attente et leur espoir. C’est une infirmité, mais qui provient de ce que j’ai dit, c’est que, à moins qu’on n’ait un très grand idéal au-devant de soi et l’espoir de le réaliser, on ne met pas en mouvement toutes les énergies de l’être, et par conséquent on ne fait pas ce qu’il faut pour atteindre même le but suivant, excepté, comme je dis, quand on peut agir avec la claire vision que « c’est cela qu’il faut faire » et sans avoir le moindre souci pour les conséquences et le résultat de ce que l’on fera ; mais ça, c’est difficile.

Douce Mère, que veut dire « optimisme à la Coué » ?

Ah! Coué. Tu ne connais pas l’histoire de Coué? Coué était un docteur. Il traitait par un traitement psychologique — l’autosuggestion —, et il appelait ça le vrai fonctionnement de l’imagination; et ce qu’il définissait comme imagination, c’était la foi. Et alors il traitait tous ses malades comme ceci : ils devaient faire une sorte de formation imaginative qui consistait à se penser guéris, ou en tout cas guérissant, et à se répéter cette formation avec une suffisante persistance pour qu’elle ait son effet. Il a eu des résultats très remarquables. Il a guéri des quantités de gens; seulement, il a échoué aussi; et ce n’étaient peut-être pas des guérisons très persistantes, ça je ne sais pas. Mais en tout cas, ça a fait réfléchir beaucoup de gens sur une chose tout à fait vraie, et qui est d’une importance capitale : c’est que le mental est un instrument formateur, et que si on sait s’en servir de la vraie manière, on obtient un bon résultat. Il constatait — et je pense que c’est vrai, mon observation a été d’accord — que les gens passent leur temps à mal penser. Leur activité mentale est presque toujours à moitié pessimiste, et même à moitié destructrice. Ils sont tout le temps à penser et à prévoir les mauvaises choses qui peuvent arriver, les conséquences fâcheuses de ce qu’ils ont fait, et ils bâtissent toutes sortes de catastrophes avec une imagination débordante qui naturellement, si elle était utilisée de l’autre manière, aurait des résultats opposés et plus satisfaisants.

Si on s’observe, si on... comment dire... on s’attrape en train de penser, eh bien, si vous le faites tout d’un coup, si vous vous regardez penser tout d’un coup, d’une façon spontanée, inattendue, vous vous apercevez que, neuf fois sur dix, vous êtes en train de penser quelque chose de fâcheux. Il est très rare que vous pensiez à des choses harmonieuses, belles, constructrices, favorables, pleines d’espoir, de lumière, de joie; vous verrez, faites l’expérience. Tout d’un coup arrêtez-vous, regardez-vous penser, là, comme ça : vous mettez un écran en face de votre pensée, et vous vous regardez penser, impromptu, vous verrez ça au moins neuf fois sur dix, et peut-être plus. (Il est très rare, il est très rare que l’on ait dans la journée, tout d’un coup, une pensée éblouissante de ce qui va arriver, ou de l’état dans lequel on est, ou des choses que l’on veut faire, ou du cours de sa vie, ou des circonstances mondiales — ça dépend de votre préoccupation.) Eh bien, vous verrez, c’est presque toujours pour prévoir une catastrophe, plus ou moins grande, plus ou moins vaste.

Vous avez, n’est-ce pas, vous avez la moindre chose qui ne va pas tout à fait bien... si vous pensez à votre corps, c’est toujours qu’il va lui arriver quelque chose de désagréable — parce que, quand tout va bien, vous n’y pensez pas! Vous remarquerez ça, que vous agissez, vous faites tout ce que vous avez à faire, sans avoir une seule pensée pour votre corps, et quand tout d’un coup vous vous demandez s’il n’y a pas quelque chose qui va mal, s’il y a un malaise, ou une difficulté, quelque chose, alors vous commencez à penser à votre corps et vous y pensez avec anxiété, et vous commencez à faire vos constructions néfastes.

Tandis que Coué vous recommandait... c’était comme ça qu’il guérissait son malade... c’était un docteur, il leur disait : « Vous allez vous répéter : je suis en train de guérir, petit à petit je suis guéri et puis, n’est-ce pas, je suis fort, je suis en bonne santé, et je peux faire ceci, je peux faire cela. »

J’ai connu quelqu’un qui perdait ses cheveux d’une façon désastreuse, par poignées. On lui a fait essayer la méthode. Elle s’obligeait, quand elle se coiffait, à penser : « Mes cheveux ne tomberont pas. » La première fois, la seconde fois, ça n’a pas eu de résultat, mais elle a persisté, et chaque fois avant de se coiffer, elle se répétait avec insistance : « Je vais me coiffer, mais mes cheveux ne tomberont pas. » Et au bout d’un mois, il n’y avait plus de cheveux qui tombaient. Et puis après, alors elle a continué en pensant : « Maintenant mes cheveux vont pousser. » Et elle a si bien réussi que moi j’ai vu cette personne avec une chevelure magnifique, et c’est elle-même qui m’a dit ça, que c’était comme ça qu’elle avait fait, après avoir été sur le point d’être chauve. C’est très, très efficace. Seulement il ne faut pas, pendant qu’on fait la formation, qu’une autre partie du mental dise : « Oh, je suis en train de faire une formation et ça ne va pas réussir », parce que, là, alors, vous défaites votre propre travail.

Coué, c’était au commencement du siècle, je crois... (Mère se tourne vers Pavitra)

(Pavitra) Je l’ai vu en 1917 ou 1918 à Paris.

Oui, c’est ça, le commencement du siècle, le premier stade du siècle. Vous l’avez connu?

(Pavitra) À Paris, oui.

Ah, ah! racontez-nous ça.

(Pavitra) J’ai entendu une ou deux de ses conférences. La méthode qu’il donnait aux malades, c’était de répéter, d’abord tous les matins, et plusieurs fois dans la journée : « Je vais de mieux en mieux, tous les jours je vais de mieux en mieux, chaque jour je me porte mieux », tous les matins, tous les soirs, plusieurs fois par jour, avec conviction, en se serrant les mains comme ça...

Oh! si on se mettait en colère : « Je vais de mieux en mieux, je ne me mets plus en colère. » (rires)

(Pavitra) « Tous les jours je suis de plus en plus intelligent. »

Ça c’est bon. Tiens, et si on répète à un enfant, si on lui fait répéter : « Je suis de plus en plus sage. »

« Je suis de plus en plus sage, je suis de plus en plus obéissant. » Oh, mais ça, c’est très bien. (À un enfant) Tu demandais l’autre jour comment faire pour les enfants qui sont difficiles à élever. Voilà, on peut essayer ça. « Je suis de plus en plus régulier à l’école. »

Et puis alors : « Je ne dis plus de mensonges. Je ne mens plus jamais. »

(Pavitra) D’abord on le disait dans le futur, et ensuite on rapprochait le futur et alors on finissait dans le présent.

Oh, on finit dans le présent. Et combien de temps ça prenait?

(Pavitra) Ça dépendait de la personne.

Ça dépend des cas. « Je ne mentirai plus, c’est mon dernier mensonge. » (rires)

Alors on finit.

Le 12 janvier 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre III de Les Bases du Yoga, « En difficulté ».

« Questionner et résister dans quelque partie de l’être augmente le désordre et les difficultés. »

Par exemple, quand le guru vous dit de faire une chose, si vous commencez à demander : « Pourquoi est-ce qu’il faut le faire? Quelle est la nécessité de le faire? Expliquez-moi ce qu’il faut que je fasse? Pourquoi est-ce que je dois le faire? », cela s’appelle questionner.

Résister, ça veut dire essayer d’échapper à l’ordre et de ne pas l’accomplir. Alors naturellement, cela augmente beaucoup les difficultés. Il y a l’explication après. Sri Aurobindo dit que c’était pour ça qu’on demandait une soumission absolue sans aucune discussion; aucune discussion n’était permise dans le temps. On disait : « Faites ça »; il fallait faire ça. On disait : « Ne le faites pas »; il ne fallait pas le faire, et personne n’avait le droit de demander pourquoi. Si on ne comprenait pas, tant pis.

Ce n’est pas comme ça ici. Vous avez le droit de demander tout ce que vous voulez. Seulement, c’est vrai qu’il y a des fois où ça n’aide pas. Si on commence dans son esprit à discuter : « Pourquoi est-ce qu’on nous a dit de faire ceci? Pourquoi est-ce qu’on nous a dit de ne pas faire cela ? » et ainsi de suite, ça n’aide pas. Ça augmente beaucoup les difficultés, ça durcit la conscience, ça lui met une carapace de façon à l’empêcher d’être réceptive. C’est comme si vous mettiez un vernis sur quelque chose pour empêcher qu’il n’y ait un contact.

Est-ce que le mental aspire?

Ça veut dire? Quand le mental aspire, il aspire.

« ... la volonté mentale et l’aspiration psychique doivent être vos soutiens... »

Oui, mais le mental peut aspirer aussi. Mais l’aspiration psychique est plus puissante que l’aspiration mentale, et le mental doit avoir sa volonté propre. Si on parle de la volonté mentale et de l’aspiration psychique, ça ne veut pas dire que le mental n’a pas d’aspiration et que le psychique n’a pas de volonté. C’est dire, dans chacune des choses, quelle est la chose la plus importante. Mais ça ne veut pas dire qu’elle n’ait que ça. Elle peut avoir tous les autres mouvements aussi.

Quelquefois, quand je veux savoir quelque chose, il me semble que dans mon cœur une porte est fermée, et puis elle s’ouvre et tout devient très clair.

Oui, c’est tout à fait vrai.

Qu’est-ce que c’est?

Qu’est-ce que c’est? C’est parce que tu n’as pas de contact avec ton être psychique quand la porte est fermée. Et si la porte s’ouvre, alors là, naturellement, tu bénéficieras de toute la conscience psychique et tu sauras les choses que tu veux savoir.

Douce Mère, ici Sri Aurobindo dit : « Quand on a fait face à la difficulté dans le bon esprit et qu’on l’a conquise, on s’aperçoit qu’un obstacle a disparu... » Quel est le bon esprit?

Ah, çà ! je m’attendais à cette question. Le bon esprit, ça veut dire ce qu’il a expliqué dans la phrase suivante : garder sa confiance, rester paisible — je crois que c’est là, un peu plus loin —, attendre patiemment que l’attaque passe, garder confiance. Ce n’est pas là ? Alors c’est dans une autre. En tout cas le bon esprit, ça veut dire ne pas perdre courage, ne pas perdre sa foi, ne pas s’impatienter, ne pas être déprimé; rester bien tranquille et paisible avec autant d’aspiration qu’on peut en avoir, et ne pas se tourmenter de ce qui se passe. Avoir la certitude que ça passera, et que tout ira bien. Ça, c’est la meilleure chose.

Ne pas être déprimé veut dire?

Ne pas être déprimé, c’est extrêmement important. La dépression est le signe d’une faiblesse, d’une mauvaise volonté quelque part, et d’une mauvaise volonté dans le sens d’un refus de recevoir l’aide, et une sorte de faiblesse satisfaite d’être faible. On se laisse aller. Il y a une évidente mauvaise volonté, parce qu’il y a une partie de votre être qui vous dit à ce moment-là : « La dépression est mauvaise. » Vous savez qu’il ne faut pas être déprimé, eh bien, la réponse de ce qui est déprimé est presque : « Fiche-moi la paix, je tiens à ma dépression. » Essayez, vous verrez ça, vous pouvez essayer. C’est toujours comme ça. Hein, ce n’est pas vrai? Et puis après, alors on dit : « Plus tard, plus tard je verrai... Pour le moment j’y tiens, et de plus j’ai mes raisons. » Voilà. C’est une sorte de révolte, c’est une révolte faible, la révolte de quelque chose de faible dans l’être.

Ici, il a dit : « ... du changement dont cette dépression est une étape... »

Oui. Quand on est sorti de sa dépression et de sa mauvaise volonté, justement, eh bien, on s’aperçoit qu’il y avait une attaque, et qu’il y avait un progrès à faire, et que malgré tout quelque chose a fait un progrès en soi, qu’on a fait un pas en avant. Généralement, d’une façon très peu consciente, c’est quelque chose qui a besoin de progresser et qui n’en a pas envie, et alors, qui prend ce moyen-là ; comme un enfant qui boude, devient déprimé, triste, malheureux, incompris, abandonné, pas aidé; et puis alors, refusant de collaborer, et comme j’ai dit tout à l’heure, se complaisant dans sa dépression pour montrer qu’on n’est pas content. C’est surtout pour montrer qu’on n’est pas content qu’on est déprimé. On peut le montrer à la Nature, on peut le montrer (ça dépend des cas, n’est-ce pas), on peut le montrer au Divin, on peut le montrer aux gens qui vous entourent, mais c’est toujours une sorte de façon d’exprimer son mécontentement. « Je ne suis pas content de ce que vous demandez », mais ça veut dire : « Je ne suis pas content. Et puis je vous le ferai voir aussi, que je ne suis pas content. » Voilà.

Mais quand c’est passé, et quand, pour une raison quelconque, on a fait l’effort nécessaire pour en sortir, et qu’on en est sorti, on s’aperçoit généralement qu’il y a quelque chose de changé dans l’être, parce que, malgré toute votre mauvaise volonté, le progrès le plus souvent a été accompli — pas très rapidement, pas d’une très brillante façon, pas pour votre plus grande gloire, sûrement, mais enfin le progrès a été accompli.

Quelque chose est changé.

C’est tout?

Mère, ici, Sri Aurobindo a parlé de la « formation de l’ego individuel ». L’ego individuel, ça veut dire?

Il y a des ego individuels, et des ego collectifs. Par exemple, un ego national est un ego collectif. Un groupe peut avoir un ego collectif. L’espèce humaine a un ego collectif. Il est plus ou moins grand. L’ego individuel, c’est l’ego d’une personne définie; c’est la plus petite espèce d’ego. Oh, il y a bien un ego vital, un ego mental, et un ego physique, mais ce sont des ego individuels mineurs. Mais ça, ça veut dire l’ego d’une personne définie.

On a beaucoup d’ego en soi. On s’en aperçoit quand on commence à les détruire : quand on a détruit un ego, celui qui était le plus gênant, généralement, ça fait une sorte de cyclone intérieur. Quand on est sorti de l’orage, on a l’impression que : « Ah, maintenant c’est fait, tout est fait, j’ai détruit l’ennemi en moi, tout est fini. » Mais au bout d’un certain temps, on s’aperçoit qu’il y en a un autre, et puis un autre, et puis encore un autre, et qu’en fait on est fait d’un tas de petits ego qui sont tout à fait ennuyeux et qu’il faut surmonter l’un après l’autre.

Ego veut dire quoi?

Je pense que c’est l’ego qui fait de chacun un être séparé, de toutes les façons possibles. C’est l’ego qui donne le sens d’être une personne séparée des autres. C’est certainement l’ego qui vous donne le sens du « je », « je suis », « je veux », « je fais », « j’existe »; même le très fameux « je pense donc je suis » qui est... je regrette, mais je pense que c’est une sottise (mais enfin c’est une célèbre sottise), eh bien, ça c’est aussi l’ego. Ce qui te donne l’impression que tu es Manoj, c’est l’ego ; et que tu es tout à fait différent de celui-ci et de celui-là ; et ce qui empêche ton corps d’aller se fondre comme ça, de se diluer dans une masse générale de vibrations physiques, c’est l’ego ; ce qui te donne une forme définie, un caractère défini, une conscience séparée, le sens que tu existes en toi-même, indépendamment de tout autre, au fond, quelque chose comme ça ; si on ne réfléchit pas, on a spontanément le sens que, même si le monde disparaissait, on serait, on resterait ce que l’on est. Ça c’est le super-ego.

Certainement que si l’on perdait son ego trop tôt, au point de vue vital et mental, on redeviendrait une masse amorphe. L’ego est certainement l’instrument de l’individualisation, c’est-à-dire que jusqu’à ce qu’on soit un être individualisé, constitué en luimême, l’ego est un élément tout à fait nécessaire. Si on avait le pouvoir d’abolir l’ego avant l’heure, on perdrait son individualité. Mais une fois que l’individualité est formée, l’ego devient non seulement inutile mais nuisible. Et alors seulement, c’est le moment où il faut l’abolir. Mais naturellement, comme il s’est donné beaucoup de mal pour vous construire, il n’abandonne pas son travail si facilement, et il demande la récompense de ses efforts, c’est-à-dire de jouir de votre individualité.

Même la formation physique est un ego ?

Oui, je te dis. À quoi est-ce que ça peut être dû, si ce n’est pas à l’ego ?

Justement tout à l’heure, tu demandais pourquoi il y a un ego individuel...

Il y a un ego familial, et c’est très intéressant, parce que c’est l’ego familial qui fait que tous les membres d’une famille, d’une façon quelconque, se ressemblent; ils ne sont pas identiques, mais ils se ressemblent. On sait qu’ils appartiennent à la même famille, et si on remonte loin dans les ancêtres, on voit qu’il y a une analogie tout du long. Eh bien, c’est l’ego familial, qui est beaucoup plus durable que l’ego individuel, comme il y a un ego national. Et dans les familles qui ne se sont pas beaucoup mélangées, n’est-ce pas — comme par exemple, au temps des aristocrates... dans l’aristocratie, on ne se mélangeait pas beaucoup, on restait dans une sorte de lignée —, eh bien, les caractéristiques de l’ego sont très claires; par exemple, les familles des Bourbons, les familles des... en France, c’est comme ça ; du haut en bas, on les retrouve très semblables à eux-mêmes, dans leur apparence. Naturellement, dès que les races, les espèces, les nationalités se mélangent, ça fait des mélanges d’ego. Et alors, ça commence à élargir l’horizon. C’est comme quand on tâche d’élargir son esprit, de comprendre beaucoup de choses Le 12 janvier 1955 13 différentes, d’étudier beaucoup de langues, la connaissance de beaucoup de pays et de beaucoup d’époques, on élargit beaucoup son ego, on commence à diminuer son étroitesse d’esprit. Naturellement, avec le yoga, on peut surmonter tout ça consciemment.

L’ego collectif, est-ce que ça dépend de l’ego individuel des individus qui font cette collectivité?

Oui. Généralement, les ego collectifs sont d’une qualité inférieure aux ego individuels. Au lieu d’être une multiplication ou même une addition, ça devient une diminution généralement. Psychologiquement, c’est un fait bien connu. Vous prenez des hommes individuellement, ils ont du bon sens. Mais mettez-les tous ensemble, ça fait une masse humaine stupide.

C’est tout?

Comment peut-on purifier l’expérience?

Sri Aurobindo a parlé, au commencement, des expériences qui sont rendues impures par des ambitions, ou des vanités, ou... il l’explique. Et alors, purification de l’expérience, cela veut dire rendre l’expérience sincère et sans motif. Enlever tous ses motifs d’ambition et de vanité, de désir, de pouvoir, etc. Ça, ça s’appelle purifier l’expérience, la rendre sincère, spontanée, et sans la mélanger à des désirs et à des ambitions. Il y a des ambitions spirituelles, il en parle, et ce sont même les plus dangereuses.

Voilà. C’est tout?

Mère, beaucoup demandent si la crise dont tu as parlé à X à propos de 1957 était la même que celle de cette année-ci, ou si c’est une autre?

Hein?

La crise dont tu as parlé à X, de 1957.

Je n’ai pas parlé d’une crise en 1957. Ça, c’est un accomplissement, ce n’est pas une crise. La crise est avant, ça c’est le résultat. C’est la victoire, ce n’est pas une crise. Je ne sais pas ce qu’il a écrit. Je ne me souviens plus. Mais je ne lui ai certainement pas parlé d’une crise.

« Il y a une possibilité de guerre entre la Russie et l’Amérique à propos de l’Inde... »

(Mère semble étonnée) En 57?

Oui, Mère.

Jamais de la vie... je n’ai jamais dit ça. Et ce n’est pas dans ce qu’il a écrit, parce que je ne l’aurais jamais laissé passer. Il y a une possibilité de guerre, mais je n’ai pas dit 57. (silence) Il y a une possibilité de guerre. Oui. Ça fait peut-être partie des difficultés dont je vous ai parlé la dernière fois. Mais je ne l’ai pas mis en 57 du tout.

(long silence)

Voilà, c’est tout? Fini.

Le 19 janvier 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre III de Les Bases du Yoga, « En difficulté ».

Douce Mère, quel est le travail du mental supérieur?

Travail? Qu’est-ce que tu veux dire exactement? Ce qu’il doit faire? Ou ce qu’il faut...?

Son rôle.

Le rôle du mental supérieur? Il doit recevoir les inspirations d’en haut, il doit les transmettre sous forme d’idées au mental le plus matériel, afin que celui-ci exécute les choses, fasse des formations. Il sert d’intermédiaire entre la puissance supérieure et le mental actif. Le mental supérieur est un mental de formation d’idées et en même temps... (Le bruit du vent couvre un instant la voix de Mère) Voilà son but. Il peut aussi tâcher de faire comprendre un peu des choses qui sont au-dessus de la mentalité plus ordinaire : expliquer, rendre clairs les idées générales et les principes qui les dépassent.

Douce Mère, si les forces hostiles n’étaient pas là, est-ce que nous ne pourrions pas progresser?

S’il n’y avait pas de monde, il n’y aurait pas de monde. « Si »! De la minute où tu mets un « si », ta question n’a plus de sens. Les choses sont comme elles sont, parce qu’elles sont comme elles sont. Elles sont comme ça, parce qu’elles doivent être comme ça : autrement elles ne seraient pas comme ça. Alors on ne peut pas dire : « Si ce n’était pas comme ça, comment est-ce que ce serait? » C’est une question qui n’a pas de sens. C’est comme ça, c’est comme ça.

Si tu changes n’importe quoi au monde, ça fait un autre monde. Si tu dis : « Nous allons enlever ça dans le monde »... si ça, ça n’était pas, ce serait un autre monde, mais ce ne serait pas le monde tel qu’il est. Ce sont des spéculations vaines, inutiles, n’est-ce pas. Les choses sont comme ça. Il faut partir de ce qui est, et aller ailleurs. Mais on ne peut pas dire : « Ce qui est, si c’était autrement... » À quoi ça sert? C’est comme ça.

Tout ce que tu peux dire, c’est : « Puisque les forces hostiles sont là, quelle est la meilleure manière de s’en servir, de se servir de leur présence? » Ça, c’est une question qui a un sens. Mais si tu me dis : « Si elles n’étaient pas là ? » — pardon! elles sont là. C’est hors de question, n’est-ce pas, elles sont là. Il faut les prendre comme elles sont. Par conséquent, tout ce que tu peux faire, c’est de dire : « Je voudrais qu’elles n’y soient pas. » Ça, c’est tout à fait légitime. Mais il faut travailler pour les rendre inutiles. Alors, elles n’y seront plus. Quand elles seront inutiles, elles disparaîtront du monde.

Il faut prendre les choses comme elles sont à la minute présente, et avancer vers quelque chose d’autre qui, l’on espère, sera mieux que ce qui est. C’est tout ce que l’on peut faire.

Douce Mère, ici il est écrit : « La manifestation divine procède par le calme et l’harmonie, non par des soulèvements catastrophiques. »

Oui, alors? Tu ne sais pas ça ? Tu devrais le savoir.

Il y a toujours des gens qui s’imaginent que les catastrophes sont le résultat de la Volonté divine. Il y a des gens aussi qui, dès qu’ils reçoivent une force, ça les jette dans des bouleversements terribles; et alors, ils vous disent : « Ah, quand le Divin agit, Il bouleverse complètement. » C’est absolument faux. Ce n’est pas le Divin qui bouleverse, c’est votre propre imperfection qui vous bouleverse; ou alors ça peut être justement une attaque d’une de ces forces dont il parle — ces forces adverses. Mais si vous n’avez pas d’imperfection, vous ne pouvez pas être bouleversé. Mais certainement ce n’est pas le Divin qui bouleverse. Comme dans les choses suivantes, quand on dit : « Ce n’est pas la Mère qui vous met à l’épreuve, ce sont les circonstances extérieures qui vous mettent à l’épreuve. » Ce n’est pas confortable comme ça ? (Mère rit) Tu as l’air de regretter que ce ne soit pas le Divin qui cause les bouleversements!

Les bouleversements sont toujours causés par une résistance. S’il n’y avait pas de résistance, il n’y aurait pas de bouleversements. Alors ça peut être une résistance qui est la cause des cataclysmes, tremblements de terre et cyclones, raz de marée, engloutissements de continents, volcans en éruption, etc.

Mère, est-ce que les forces hostiles sont conscientes de la fonction qui leur est assignée, c’est-à-dire...

Sri Aurobindo a dit dans le livre qu’elles se la sont assignée à elles-mêmes. Il a dit textuellement « la fonction qu’elles se sont assignée », c’est-à-dire que c’est elles qui ont décidé de faire ça.

Mais qu’est-ce que tu voulais demander? Pourquoi on leur a assigné ces fonctions?

Non, j’avais demandé si les forces hostiles sont conscientes de la fonction qui leur est assignée. Parce que cela veut dire que les forces hostiles aident à l’accomplissement spirituel.

Il n’y a rien qui n’aide pas finalement. Si elles le faisaient exprès, ce ne serait plus des forces hostiles, ce serait une collaboration. Parce que — il faut bien se mettre en garde d’une chose — il ne faut pas dire « forces hostiles » en pensant « les forces qui nous sont hostiles ». Ce n’est pas les forces qui sont hostiles aux êtres humains, à leur tranquillité ou leur bonheur, ce sont les forces qui sont hostiles à l’Œuvre divine.

Et généralement, j’ai entendu beaucoup de gens qui disent « les forces hostiles » — par exemple, « les forces hostiles de la maladie qui m’attaquent ». C’est un point de vue trop personnel, ça peut ne pas être le résultat de forces hostiles; vous les appelez hostiles, parce qu’elles vous attaquent. Mais au fond, quand on parle de forces hostiles, cela veut dire forces hostiles à l’Œuvre divine, ou à la Volonté divine. Alors, si elles collaboraient à cette Œuvre, elles ne seraient plus hostiles, n’est-ce pas.

C’est d’une logique tout à fait péremptoire.

Par conséquent, on ne peut pas dire que c’est une œuvre quelconque pour le progrès de l’humanité, ou même pour le progrès de l’univers. Mais il n’y a rien — même les choses les plus hostiles — qui ne puisse être utilisé pour l’Œuvre divine. Cela dépend de comment c’est pris. Mais il faut dire que dans leur relation avec les êtres humains, elles prennent un très malin plaisir à les mettre à l’épreuve. Par exemple, si vous n’êtes pas extrêmement fort et extrêmement sincère, et si vous vous dites : « Oh, je suis sûr de ma foi », par exemple — ça parmi beaucoup d’autres choses —, immédiatement il se produit quelque chose qui va essayer d’ébranler votre foi tout à fait. Ça c’est une... je suppose que c’est leur distraction, leur amusement.

Que de fois, n’est-ce pas, quand quelqu’un se vante... ça peut être d’une façon très enfantine, mais quand quelqu’un se vante de quelque chose : « Oh, je suis sûr de ça, je ne ferai jamais cette faute », immédiatement je vois une formation hostile qui passe là, comme ça, et qui entre par le petit trou qui a été fait par la vantardise. Ça entre là-dedans, comme ça, et puis ça pénètre, et alors ça prépare tout pour que vous fassiez exactement ce que vous ne voulez pas faire. Mais ça, c’est un amusement, ce n’est certainement pas pour vous aider à progresser. (Mère rit) Mais si vous savez le prendre, cela vous aide à progresser. Vous dites : « Bien, la prochaine fois, je ne me vanterai pas. »

Et comme ces forces sont très conscientes sur le plan mental et vital, il n’y a même pas besoin de prononcer la phrase. Si la pensée... par exemple, si vous avez bien travaillé pour corriger quelque chose, ou une mauvaise habitude, ou une faiblesse matérielle, enfin, vous avez bien travaillé pour corriger cette chose, et comme vous avez bien travaillé, vous avez réussi, dans une certaine mesure; alors si simplement, mentalement, vous constatez que vous avez réussi, la minute d’après ça recommence. Ça c’est... n’est-ce pas, il ne faut même pas penser — il n’est pas question de dire... il suffit simplement de penser : « Tiens, c’était comme ça avant, et puis maintenant c’est comme ça. Ah, ça va bien » — fini, la minute d’après ça recommence!

Et ça c’est évident, parce qu’il y a des témoins, tout autour de vous, qui sont d’une malice notoire, et ça les amuse formidablement. Moi, quelquefois, je les entends même rire, quand quelqu’un dit quelque chose, n’est-ce pas, avec candeur. J’entends un petit rire comme ça. Oh, ça les amuse beaucoup. Et la minute suivante ou le jour suivant, patatras! c’est défait.

Comment se débarrasser de ces témoins?

Ah ! Au point de vue pratique, il faut être dans un état de silence intérieur, avec une activité mentale exclusivement occupée à former la chose que vous voulez faire, le progrès que vous voulez accomplir, c’est-à-dire la construction mentale dont vous avez besoin pour votre travail. Et vos qualités d’observation, il est infiniment préférable — je pourrais dire absolument indispensable — de les utiliser pour observer votre champ d’action, les procédés que vous employez pour votre action, les résultats qui sont obtenus, le principe que vous pouvez tirer de l’expérience, la connaissance que vous pouvez obtenir, enfin toutes ces choses... mais pas de ce retour sur soi, et se regarder faire. C’est ce mouvement de se prendre, soi, comme objet d’observation, qui est dangereux. Et cela cause toujours des désagréments, quelquefois très sérieux. Eh bien, la plupart des gens passent leur temps à se regarder faire, à se regarder vivre, et ça les rend très... ce qu’on appelle en anglais self-conscious, c’est-à-dire qu’au lieu d’être sincèrement dans ce qu’ils font, et exclusivement dans ce qu’ils font, ils se regardent faire et s’apprécient ou se déprécient, suivant la nature que l’on a. Il y a des gens qui se regardent agir avec une grande complaisance et une extrême satisfaction, qui considèrent qu’ils sont vraiment très remarquables. Il y a des gens, au contraire, qui ont l’esprit critique, qui passent leur temps à se critiquer — tout le temps. Eh bien, l’un n’est pas meilleur que l’autre. Ils sont également mauvais. Le mieux, c’est de ne pas s’occuper de soi. Si on a un travail à faire, le mieux, c’est de s’occuper de son travail, et naturellement de la meilleure manière de le faire. Ça, c’est toujours bon. Mais pas de... si on le fait bien ou mal — qu’on se regarde faire, et qu’on s’apprécie; ça c’est la chose inutile.

Découvrir comment faire le travail, et quelle est la meilleure manière de le faire, c’est très utile. Mais se regarder faire, et s’admirer ou se déprécier, c’est non seulement inutile mais c’est néfaste.

Mère, un être psychique bien développé, qu’est-ce que ça veut dire exactement?

Oh, qu’est-ce que ça veut dire, « un être psychique bien développé »? Mais je vous ai expliqué ça tout du long. Ce n’est pas la semaine dernière ou la semaine d’avant? Mais oui, j’ai dit comment les êtres psychiques se développent lentement, depuis la première étincelle divine jusqu’à une formation d’un être complètement constitué, et absolument conscient, et indépendant. Alors, quand on dit un être bien développé, un psychique bien développé, on parle d’un être psychique qui est arrivé à peu près au maximum de sa formation.

Alors, après le développement, n’est-ce pas, comment est-ce qu’il peut avoir des imperfections?

Quelles imperfections?

Comme tu as dit l’autre jour, n’est-ce pas : si quelqu’un a des difficultés, ça veut dire qu’il est un être médiocre.

Mais pardon, ne confonds pas l’être psychique avec l’être extérieur. L’être psychique peut être parfait, et l’être extérieur peut être idiot. Ne confonds pas les deux. Ils n’ont rien à faire, malheureusement, ils n’ont rien à faire l’un avec l’autre, la plupart du temps. Parce que l’être extérieur n’est pas du tout conscient de l’être psychique; mais dans la mesure où il est conscient, il reflète la perfection de cet être psychique.

Si tu veux parler des circonstances, pas du caractère, pourquoi est-ce qu’un être psychique n’aurait pas de difficultés dans le monde? Si le monde était entièrement psychique, je comprends. Mais il ne l’est pas. Il est justement tout le contraire, et je pense que plus on est psychique, généralement, plus on a des difficultés. Seulement, on est armé pour faire face aux difficultés. Mais plus on est psychique, plus on est en contradiction avec l’état du monde actuel. Alors quand on est en contradiction avec quelque chose, le résultat, ce sont des difficultés. Et j’ai remarqué que, le plus souvent, les gens qui ont beaucoup de difficultés sont des gens qui sont en rapport plus ou moins étroit avec leur être psychique. Si tu veux parler des circonstances extérieures... je ne parle pas du caractère, c’est tout à fait différent, mais des circonstances extérieures... et les gens qui ont le plus à lutter et auraient le plus de raisons pour souffrir, ce sont des gens qui ont un être psychique très développé.

D’abord, le développement de l’être psychique a un double résultat, qui est concomitant. C’est-à-dire que, avec le développement de l’être psychique, la sensibilité de l’être croît. Et Entretiens 1955 22 avec la croissance de la sensibilité, il y a aussi la croissance de la capacité de souffrir; mais il y a la contrepartie, c’est que dans la mesure où on est en relation avec l’être psychique, on fait face aux circonstances de la vie d’une façon tout à fait différente et avec une sorte de liberté intérieure, qui fait que vous êtes capable de vous reculer d’une circonstance et de ne pas sentir le choc de la façon ordinaire. Vous pouvez faire face à la difficulté ou aux choses extérieures avec calme, paix, et une connaissance intérieure suffisante pour ne pas être troublé. Alors, d’une part on est plus sensible, et d’autre part on est plus fort pour faire face à la sensibilité.

Pas de question « urgente »?

Qu’est-ce que c’est qu’une question urgente? Qui va me dire ça ?

C’est une question dont la réponse est urgente.

Ah, moi, j’aurais dit que c’est une question... si on ne la posait pas aujourd’hui, on ne pourrait pas dormir cette nuit. (rires)

Ça, c’est la seule question qui est vraiment très urgente. Voilà. Alors, il n’y en a pas, n’est-ce pas? Vous allez tous très bien dormir! (rires)

Ça peut être une question... si on ne la posait pas, on ne pourrait pas faire de progrès aujourd’hui.

Oui, ça c’est vrai. Mais êtes-vous conscient de la question qui fera faire un progrès? Si vous êtes déjà conscient de ça, ça c’est quelque chose. C’est déjà la moitié du progrès fait. Il y en a, des questions comme ça ? Quelqu’un de mûr pour un progrès? Bon, alors ce sera pour la prochaine fois.

Le 26 janvier 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre III de Les Bases du Yoga, « En difficulté ».

Douce Mère, qui est ce « Maître des forces [...] qui voit les défauts du mécanisme actuel » ?

C’est la Présence divine, intérieurement, qui voit ce qui est incomplet et imparfait dans le fonctionnement de l’être actuel. La Conscience divine dans l’être psychique est présente et elle voit ce qui est imparfait, et en même temps elle s’aperçoit des attaques, et elle sait ce qu’il faut faire pour les repousser. Mais pour cela il faut avoir conscience de son être psychique. C’est toujours la même chose. On en revient toujours à la même chose.

Pourquoi souffre-t-on quand on se suicide?

Pourquoi se suicide-t-on? Parce qu’on est un lâche... Quand on est lâche, on souffre toujours.

Dans la vie suivante, on souffre encore?

L’être psychique vient avec un but déterminé pour faire un ensemble d’expériences, et apprendre, et faire des progrès. Alors si vous vous en allez avant que son travail soit fini, il faudra qu’il revienne le refaire dans des conditions beaucoup plus difficiles. Alors tout ce que vous avez évité dans une vie, vous le retrouverez dans l’autre, plus difficile. Et même sans s’en aller comme ça, si dans la vie vous avez des difficultés à surmonter, vous avez ce que nous avons l’habitude d’appeler un « examen » à passer, n’est-ce pas, eh bien, si vous ne le passez pas, ou si vous lui tournez le dos, que vous vous en alliez au lieu de le passer, il faudra le passer une autre fois, et ce sera beaucoup plus difficile qu’avant.

Maintenant, les gens, n’est-ce pas, sont extrêmement ignorants et ils croient que c’est comme ça : il y a la vie, et puis la mort; la vie c’est un ensemble d’ennuis, et puis la mort c’est une paix éternelle. Mais ce n’est pas du tout comme ça. Et généralement, quand on sort de la vie d’une façon tout à fait arbitraire, et dans une passion ignorante et obscure, on s’en va tout droit dans un monde vital, fait de toutes ces passions et de toutes ces ignorances. Alors les ennuis que l’on voulait éviter, on les retrouve sans avoir même la protection que donne un corps; parce que si vous avez jamais eu un cauchemar — c’est-à-dire une promenade téméraire dans le monde vital —, eh bien, votre solution c’est de vous réveiller, c’est-à-dire de vous reprécipiter dans votre corps immédiatement. Mais quand vous avez détruit votre corps, vous n’avez plus de corps pour vous protéger. Alors vous vous trouvez dans le cauchemar perpétuel, ce qui n’est pas très agréable. Parce que pour éviter le cauchemar il faut être dans une conscience psychique, et quand vous êtes dans une conscience psychique, vous pouvez être bien sûr que ça ne vous inquiète pas. Ça c’est le mouvement d’une obscurité ignorante et, comme j’ai dit, d’une grande lâcheté devant l’effort à soutenir.

Douce Mère, pourquoi c’est seulement les mercredis que tout ça vient, ou la pluie, ou du bruit, ou...

Eh bien, c’est peut-être quelque chose qui n’aime pas nos leçons! Mais enfin aujourd’hui, c’est parce que c’est le 26 janvier 1 ; c’est tombé comme ça.

Douce Mère, pourquoi les hommes ont du plaisir à faire du bruit?

À faire du bruit? Parce qu’ils aiment à s’étourdir eux-mêmes. Dans le silence, il leur faut faire face à leurs propres difficultés, ils sont en présence d’eux-mêmes, et ils n’aiment pas ça, généralement. Dans le bruit ils oublient tout, ils s’abrutissent. Alors ils sont contents.

Constamment l’homme se précipite dans une action extérieure pour ne pas avoir le temps de se regarder vivre. Pour lui, ça se traduit par le désir d’échapper à l’ennui. Mais enfin, il y a des gens pour qui c’est beaucoup plus ennuyeux de rester tranquilles — assis, ou être tranquilles. Pour eux, ça représente échapper à l’ennui : faire beaucoup de bruit, faire beaucoup de bêtises, et s’agiter énormément. C’est leur façon d’échapper à l’ennui. Et quand ils sont assis tranquilles et qu’ils se regardent, ils sont ennuyés. Peut-être parce qu’ils sont ennuyeux. Ça, c’est bien possible. Plus on est ennuyeux, plus on est ennuyé. Les gens très intéressants, généralement ils ne s’ennuient pas.

Mère, si on est lâche et qu’on s’évade d’une difficulté, si la prochaine fois la difficulté est encore plus grande, alors ça continue jusqu’à quand ?

Ça continue jusqu’à ce qu’on cesse d’être lâche, qu’on ait compris que ce n’est pas une chose à faire. On peut surmonter sa lâcheté. Il n’y a pas de chose qu’on ne puisse surmonter si on le veut.

On est lâche à cause de l’ignorance.

On est lâche à cause de quoi?

L’ignorance.

C’est-à-dire qu’on peut considérer que l’ignorance est la cause de toutes les choses mauvaises. Mais je pense qu’on est lâche parce qu’on est très tamasique et qu’on a peur de faire un effort. Pour ne pas être lâche, il faut faire un effort, commencer par un effort, et après ça devient très intéressant. Mais la meilleure chose, c’est de faire l’effort de surmonter cette espèce de fuite hors de soi. Au lieu de faire face, on recule, on s’enfuit, on tourne le dos et on s’enfuit. Parce que l’effort initial est difficile. Et alors, ce qui vous empêche de faire un effort, c’est la nature inerte, ignorante.

Dès que vous entrez dans une nature rajasique, l’effort vous plaît. Et au moins, l’avantage des gens rajasiques, c’est qu’ils sont courageux. Tandis que les gens tamasiques sont des lâches. C’est la crainte de l’effort qui vous rend lâche. Parce qu’une fois qu’on a commencé, une fois qu’on a pris la décision et qu’on a commencé l’effort, alors on est intéressé. C’est exactement la même chose qui fait que les gens n’aiment pas apprendre leurs leçons, n’aiment pas écouter le professeur; c’est tamasique, c’est endormi, ça évite l’effort qu’il faut faire pour accrocher la chose et puis la saisir et la garder. C’est une demi-somnolence. Alors ça, c’est la même chose physiquement, c’est une somnolence de l’être, une inertie.

Il y a des gens qui... J’ai connu des gens qui étaient très courageux physiquement, et qui étaient très, très lâches moralement, parce qu’on est fait de différentes parties. Leur être physique peut être actif et courageux, et leur être moral lâche. J’ai connu le contraire aussi : j’ai connu des gens qui étaient très courageux intérieurement, et extérieurement ils étaient terriblement lâches. Mais ceux-là, au moins, ils ont l’avantage d’avoir une volonté intérieure, et même quand ils tremblent, ils s’obligent.

Une fois, on m’avait posé une question, une question psychologique. Elle m’avait été posée par un homme qui s’occupait des bêtes féroces. Il avait une ménagerie, et c’était un homme qui achetait des bêtes féroces partout, dans tous les pays où on en attrape, pour les revendre sur le marché européen. C’était un Autrichien, je crois. Il était venu à Paris, et il m’a dit : « J’ai affaire à deux genres de dompteurs. Je voudrais bien savoir quels sont les plus courageux des deux. Il y en a qui aiment les animaux, beaucoup, ils les aiment tellement qu’ils entrent dans la cage sans avoir la moindre idée que ça pourrait être dangereux, comme un ami entre chez des amis, et ils les font travailler, ils leur apprennent à travailler, ils les font travailler sans la moindre crainte. J’en ai connu qui n’avaient même pas un fouet à la main : ils entraient, ils parlaient avec tant d’amitié à leurs bêtes que tout marchait bien. Ça n’empêche pas qu’ils peuvent être mangés un jour. Mais enfin, ça c’est un genre. L’autre genre, c’est ceux qui ont tellement peur, avant d’entrer, qu’ils tremblent, n’est-ce pas, ils en sont malades généralement. Mais ils font un effort, ils font un effort moral considérable, et sans rien montrer de leur peur, ils entrent et ils font travailler les bêtes. »

Alors il m’a dit : « J’ai entendu les deux opinions : les uns qui ont dit que c’était beaucoup plus courageux de surmonter sa peur que de ne pas avoir peur... Voilà le problème. Alors, quel est celui des deux qui est vraiment courageux ? »

Il y en a peut-être un troisième, qui est vraiment courageux, encore plus courageux que l’un ou l’autre. C’est celui qui est parfaitement conscient du danger, qui sait très bien qu’on ne peut pas avoir confiance dans ces bêtes. Le jour où elles seront dans un état d’excitation particulière, elles pourront très bien sauter sur vous en traître. Mais ça leur est égal. Ils vont là avec la joie de faire le travail, sans se demander s’il arrivera un accident ou non, et en pleine tranquillité d’esprit, avec toute la force nécessaire et la conscience nécessaire dans le corps. Ça, c’était le cas de cet homme. Il avait une volonté si formidable que sans un fouet, simplement par la persistance de sa volonté, il leur faisait faire tout ce qu’il voulait. Mais il savait très bien que c’était un métier dangereux. Il ne se faisait pas d’illusions.

Il m’a dit qu’il avait appris le métier avec un chat — un chat! C’était un homme qui, en plus de son métier de marchand d’animaux sauvages, était un artiste. Il aimait dessiner, il aimait peindre, et il avait dans son atelier un chat, et c’était comme ça qu’il avait commencé à s’intéresser aux bêtes. Ce chat était un chat extrêmement indépendant, et il n’avait aucun sens de l’obéissance. Mais lui, il voulait faire le portrait de son chat. Il le mettait sur une chaise, il allait s’asseoir à son chevalet. Frrrt... le chat se sauvait. Alors il allait le chercher, le reprenait, le remettait sur la chaise sans même élever la voix, sans le gronder, sans rien lui dire, sans lui faire mal naturellement, sans le taper, rien. Il prenait le chat et le remettait sur la chaise. Alors le chat devenait de plus en plus habile, et il y avait des recoins de l’atelier où il y avait des toiles, des toiles sur lesquelles on peint, qui étaient cachées, qui étaient l’une sur l’autre, derrière, dans les coins, alors il se mettait derrière. Il savait que son maître prendrait du temps pour sortir toutes ses toiles et le prendre; l’autre, tranquillement, l’une après l’autre, sortait toutes les toiles, l’attrapait et le remettait.

Il m’a dit qu’une fois, depuis le lever du jour jusqu’au coucher du soleil, il a fait ça sans arrêter; lui, il n’a pas mangé, le chat n’a pas mangé (rires), il a fait ça toute la journée; à la fin de la journée, il était dominé. Quand son maître l’a mis sur la chaise, il est resté (rires), et depuis ce moment-là il n’a jamais plus essayé de se sauver. Alors il s’est dit : « Pourquoi ne pas faire la même chose avec ces grosses bêtes? » Il a essayé, il a réussi.

Naturellement, il ne pouvait pas prendre un lion comme ça et le mettre sur une chaise, non, mais il voulait leur faire faire, n’est-ce pas, les mouvements — idiots, d’ailleurs — que l’on fait dans les cirques : mettre les pattes de devant sur un tabouret ou s’asseoir les quatre pattes ensemble sur une place qui est trop petite, toutes sortes de choses stupides, mais enfin c’est une mode, c’est ce qu’on aime montrer; ou bien se tenir comme un chien, sur les pattes de derrière; ou bien même rugir — quand on vous présente un doigt on se met à rugir —, n’est-ce pas, des choses comme ça, tout à fait stupides. Il vaudrait beaucoup mieux laisser les bêtes circuler librement, ça serait beaucoup plus intéressant. Mais enfin, comme j’ai dit, c’est la mode.

Mais il y arrivait sans un coup de fouet, il n’avait jamais un pistolet dans sa poche, et il allait là-dedans tout à fait conscient que le jour où elles ne seraient pas contentes, elles pourraient lui donner un coup de patte décisif. Mais il le faisait tranquillement et avec la même patience qu’avec le chat. Et quand il livrait ses animaux — il livrait ses animaux aux cirques, n’est-ce pas, aux dompteurs —, ils étaient merveilleux.

Naturellement, ces bêtes-là — toutes les bêtes — sentent si vous avez peur, même si vous ne le montrez pas. Elles sentent ça d’une façon extraordinaire, avec un instinct que les êtres humains n’ont pas. Elles sentent que vous avez peur, votre corps produit une vibration qui éveille chez elles une sensation extrêmement désagréable. Si ce sont des bêtes fortes, ça les rend furieuses; si ce sont des bêtes faibles, ça leur donne une panique. Mais si vous n’avez pas peur du tout, n’est-ce pas, si vous allez avec une confiance tout à fait assurée, une grande confiance, si vous allez amicalement vers elles, vous verrez qu’elles n’ont pas peur; elles n’ont pas peur, elles ne vous craignent pas et elles ne vous détestent pas; elles sont aussi très confiantes.

Ce n’est pas pour vous encourager à entrer dans la cage de tous les lions que vous allez voir, mais enfin c’est comme ça. Quand vous rencontrez un chien qui aboie, si vous avez peur il vous mordra, si vous n’avez pas peur il s’en ira. Mais il faut vraiment ne pas avoir peur; pas seulement avoir l’air de ne pas avoir peur, parce que ce n’est pas l’apparence, c’est la vibration. Vous en avez assez du bruit?

Douce Mère, tu n’as pas dit quel est le plus courageux.

J’ai dit que c’est un troisième qui est le plus courageux. Les courages... ce sont des courages à des endroits différents. Celui qui est si ami avec les animaux, qui n’a aucune crainte, c’est parce qu’il y a une grande affinité physique entre eux, une intimité pour toutes sortes de raisons, n’est-ce pas, une amitié physique spontanée. Mais nous ne savons pas, s’il s’éveillait tout d’un coup au sens du danger, s’il garderait son courage. Il se pourrait qu’il le perde immédiatement.

Tandis que l’autre n’a pas d’affinité avec les animaux, et alors il les craint. Mais intérieurement il a beaucoup de courage et de bonne volonté, c’est une volonté et un courage mental et peut-être vital qui fait qu’il maîtrise la peur de son corps et agit comme s’il n’avait pas peur. Mais dans le corps, la peur y est. Seulement, il l’a dominée. Alors reste à savoir lequel, du courage physique ou du courage moral, est le plus grand. Ils ne sont pas plus grands l’un que l’autre, ce sont des courages dans des domaines différents.

Il y a des gens qui passent sans un tressaillement au milieu de tous les dangers. Ils ont un courage physique.

Il y en a d’autres... n’est-ce pas, pendant les guerres, c’est un phénomène qui se produisait, on a tous les cas d’études possibles. Quand les soldats étaient dans les tranchées et qu’on leur disait de sortir de leur tranchée pour aller en prendre une autre, et on sortait de la tranchée sous le feu de l’ennemi qui était juste en face... alors naturellement, si vous tenez le moins du monde à votre vie, vous ne pouvez pas faire autrement que d’avoir peur — si vous tenez à votre vie; naturellement, il y a des gens qui pourraient ne pas avoir peur, mais ça, ce seraient des yogis. Généralement les soldats ne sont pas des yogis, ce sont des gens tout à fait ordinaires, parce que tout le monde est soldat. Dans le temps, il y a fort longtemps, c’était ceux qui aimaient se battre qui étaient soldats. Mais ce n’est plus comme ça. Ce sont tous les pauvres bougres les plus paisibles qui sont pris pour être soldats, et tout le monde y passe. Alors il n’y en a pas un sur mille qui ait vraiment un tempérament de soldat — sûrement pas. La grande majorité, ce sont des gens qui sont faits pour la vie ordinaire, de façon ordinaire, qui aiment la tranquillité, n’est-ce pas, avoir leur petit train-train de vie. Ils ne se sentent pas du tout guerriers. Par conséquent, c’est difficile de leur demander, du jour au lendemain, de devenir des héros. Pourtant, comme les officiers ont un pistolet à la main et que, si on n’obéit pas, on vous tire dans le dos, alors on aime mieux marcher, n’est-ce pas, que d’être abattu comme un rat. Voilà, la situation est comme ça. Elle n’est pas très poétique, mais c’est comme ça. Eh bien, il y a des gens qui en étaient littéralement malades, quand il fallait qu’ils partent — malades, je peux dire, ils avaient la diarrhée, ils étaient tout à fait malades. Ils devaient partir tout de même et ils partaient, et quelquefois, en route, alors ils étaient pris d’un grand courage en face du danger véritable.

Il y en a d’autres qui partaient comme un bloc de bois, sans même savoir ce qui allait se passer, complètement abrutis par l’intensité du danger. Il y en avait quelques-uns qui s’offraient pour partir quand ce n’était pas un ordre donné à tous; quand c’était une mission qu’on avait à remplir, il y avait des gens qui s’offraient; mais ceux-là, ils savaient très bien ce qui pouvait les attendre. Mais alors là, ceux-là, ce sont des gens courageux, mais il n’y en avait pas beaucoup. Il n’y en a jamais beaucoup.

Seulement, dans le feu de l’action, quand l’atmosphère est au maximum de tension, il y a une sorte de suggestion collective qui vous fait devenir des héros pour un temps donné. Après, c’est fini, mais à ce moment-là vous êtes héroïques. Mais ça c’est une suggestion collective.

Le vrai courage, dans son sens le plus profond, c’est de pouvoir faire face à tout, tout dans la vie, depuis les plus petites jusqu’aux plus grandes choses, depuis les choses matérielles jusqu’aux choses de l’esprit, sans un tressaillement, sans physiquement... sans que le cœur se mette à battre plus vite, sans un tremblement dans les nerfs, et sans la moindre émotion dans aucune partie de son être. Faire face avec une conscience constante de la Présence divine, avec un don total de soi au Divin, et tout l’être unifié dans cette volonté, alors on peut avancer dans la vie, faire face à n’importe quoi. Je dis : sans un tressaillement, sans une vibration, ça, n’est-ce pas, c’est le résultat d’un long effort, à moins qu’on ne soit né avec une grâce spéciale, qu’on ne soit né comme ça. Mais ça, c’est encore plus rare.

Surmonter sa peur, cela veut dire qu’il y a une partie de l’être qui est plus forte que l’autre, et qui, elle, n’a pas peur et impose son intrépidité à celle qui a peur. Mais cela ne veut pas dire nécessairement qu’on est plus courageux que celui qui n’a pas de peur à surmonter. Parce que celui qui n’a pas de peur à surmonter, cela veut dire qu’il est courageux partout, dans toutes les parties de son être. Maintenant il y a une intrépidité qui vient de l’inconscience et de l’ignorance. Les enfants, par exemple, qui ignorent les dangers, font des choses qu’ils ne feraient pas s’ils avaient la connaissance de ce danger. Ce qui fait que leur intrépidité est une intrépidité ignorante. Mais le vrai courage, c’est le courage en toute connaissance de cause, c’est-à-dire : sachant toutes les possibilités, être prêt à faire face à tout, sans exception.

février




Le 2 février 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre III de Les Bases du Yoga, « En difficulté ».

Que veut dire : « Vous devez prendre la vraie attitude » ?

Il l’a expliqué avant. La vraie attitude, c’est l’attitude de confiance, l’attitude d’obéissance, l’attitude de consécration.

« Ne laissez rien, ni personne intervenir entre vous et la force de la Mère. » Quelle est cette personne?

Cette personne? N’importe quelle personne. N’importe quelle personne qui... Il y a toutes sortes de moyens de laisser quelqu’un être entre soi et la Force divine. Il y a d’abord d’attacher une très grande importance à une relation avec quelqu’un. Il y a d’écouter les conseils que vous donne quelqu’un qui n’est pas qualifié. Il y a de vouloir plaire à une personne quelconque, pour une raison quelconque. On fait ça constamment, n’est-ce pas.

Probablement ce qui était écrit là, c’était pour quelqu’un qui avait entendu dire des choses et qui attachait de l’importance à ces choses — des conseils, ou des remarques, ou des opinions —, qui attachait une importance à ces choses. Alors Sri Aurobindo lui a dit : ne laissez personne intervenir entre vous et le Divin.

Qui que ce soit, les parents, les amis, n’importe qui, ce n’est pas une personne spéciale... Cela peut même être pour chacun une personne spéciale.

Douce Mère, je n’ai pas compris : « La sâdhanâ doit être faite dans le corps. »

Corps? Ça, c’est la continuation d’une chose... On dit qu’il y a des gens qui sont dégoûtés de la vie et qui veulent s’en aller avec l’espoir qu’une autre fois ça sera mieux. Alors on dit : « Ça ne sert à rien de vous enfuir de votre corps, ce ne sera pas plus facile sans corps. Au contraire, ce sera beaucoup plus difficile. » Et le corps est fait pour faire le yoga.

Nous sommes sur terre; la période que l’on passe sur la terre, c’est la période où on peut faire des progrès. On ne fait pas de progrès en dehors de la vie terrestre. La vie terrestre et matérielle, c’est essentiellement la vie du progrès, c’est ici qu’on fait des progrès. En dehors de la vie terrestre on se repose, ou on est inconscient, ou on peut avoir des périodes d’assimilation, des périodes de repos, des périodes d’inconscience. Mais pour les périodes de progrès, c’est sur la terre et dans le corps. Alors, quand vous prenez un corps, c’est pour faire des progrès; et quand vous le quittez, la période des progrès est terminée.

Et le vrai progrès, c’est la sâdhanâ. C’est-à-dire, c’est le progrès le plus conscient et le plus rapide. Autrement on fait un progrès avec le rythme de la Nature, ce qui fait que ça peut prendre des siècles et des siècles et des siècles et des millénaires pour faire le moindre petit progrès. Mais le vrai progrès, c’est celui qui est fait par la sâdhanâ. Dans le yoga, on peut, dans un temps très court, faire ce qui prend autrement un temps interminable. Mais c’est toujours dans le corps et toujours sur la terre que ça se fait, pas ailleurs. C’est pour ça, quand on est dans un corps, il faut en profiter, et ne pas perdre son temps, ne pas dire : « Un peu plus tard, un peu plus tard. » Il vaut mieux faire tout de suite. Toutes les années que vous passez sans faire des progrès, sont des années gaspillées, que vous regretterez nécessairement après.

« La difficulté doit provenir d’un manque de confiance et d’obéissance. »

Oui, toutes ces choses-là, ce sont des réponses à des lettres. Quelqu’un se plaignait d’une difficulté. Et alors en lisant la lettre, Sri Aurobindo s’est aperçu que, dans cette personne, cette difficulté devait provenir d’un manque de confiance et d’obéissance. Il le lui a dit. Et comme c’est une chose qui arrive très fréquemment, c’est un cas assez général, alors, n’est-ce pas, c’est utile pour tout le monde.

Mère, pourquoi est-ce que la même contemplation ne produit pas toujours la même sensation en soi? C’est-àdire, par exemple, lorsqu’on regarde la mer ou les astres, et qu’on pense à son insignifiance, alors il y a une sensation particulière qui se produit en soi, et puis à un autre moment, quand on veut avoir la même expérience, même si on pense, pourquoi ça ne se produit pas?

On ne peut jamais avoir deux fois la même expérience, parce qu’on n’est jamais deux fois la même personne. Entre la première expérience et la seconde expérience, même si une heure a passé, tu n’es plus le même homme, et tu ne peux jamais reproduire identiquement la même chose. Si tu prends soin de devenir plus conscient, plus sincère, plus concentré, alors l’expérience que tu auras sera différente, mais elle peut être plus profonde et plus explicite. Mais si tu t’accroches à quelque chose que tu as eu et que tu veux reproduire la même chose, tu n’auras rien du tout, parce que la même chose, tu ne peux pas l’avoir, et que tu es dans un état où tu refuses de faire l’expérience nouvelle parce que tu t’attaches à l’expérience passée. Et généralement, quand on a eu une expérience qui a été une révélation, une chose tout à fait importante, on ne veut pas la quitter, on a peur de ne plus l’avoir, et alors, dans ce mouvement-là de s’accrocher à quelque chose, on s’empêche de progresser, et on se met dans les conditions où on ne peut pas avoir l’expérience suivante.

Mais il faut comprendre ça, parce que c’est un fait absolu : on ne peut jamais avoir deux fois la même expérience. Il peut y avoir des expériences similaires, très proches, et surtout qui ont une apparence similaire; mais ces expériences, si on est tout à fait sincère, impartial et comme une feuille blanche, on s’apercevra qu’il y a une différence, quelquefois essentielle, entre les deux, quoique, en apparence, ce soit très proche. Mais plus vous êtes prêt à laisser en arrière tout ce que vous avez expérimenté, pour pouvoir vous en aller vers quelque chose de meilleur et de supérieur, plus vous irez vite; plus vous traînez un lourd fardeau de tout le passé dont vous ne voulez pas vous débarrasser, plus votre marche est ralentie.

Il faudrait que tout le passé soit toujours simplement comme un marchepied, ou une échelle, quelque chose pour vous mener plus loin, que cela n’ait pas d’autre valeur que celle de vous pousser en avant. Et si on peut sentir les choses comme ça et toujours tourner le dos à ce qui est passé et regarder ce que l’on veut faire, alors on va beaucoup plus vite, on ne perd pas de temps en route. Ce qui vous fait perdre du temps, c’est toujours de s’accrocher à ce qui a été, à ce qui est, ce qui vous a paru beau et bon dans ce qui a été. Il faut que cela vous aide seulement, il ne faut pas le rejeter, mais il faut que cela vous aide à aller en avant, simplement que ce soit quelque chose sur quoi vous vous appuyez pour faire un pas en avant.

Alors à un certain moment, un ensemble de circonstances intérieures et extérieures a fait qu’on a été réceptif à une certaine vibration; que, par exemple, comme tu dis, en regardant les étoiles ou en contemplant un paysage, ou en lisant une page, ou en entendant un discours, on a tout d’un coup une révélation intérieure, une expérience, quelque chose qui vous frappe et qui vous donne une impression que vous êtes ouvert à une chose nouvelle. Mais si vous voulez garder ça serré comme ça, vous perdrez tout, parce qu’on ne peut pas garder le passé, parce qu’il faut marcher, marcher, marcher toujours. Il faut que cette illumination vous prépare pour que vous puissiez à ce nouveau niveau organiser tout votre être, afin que tout d’un coup, une fois, vous puissiez sauter encore à un degré supérieur.

Il y a une marche horizontale entre des ascensions brusques. C’est le moment des ascensions brusques qui vous donne une impression de quelque chose comme une révélation, une grande joie intérieure. Mais une fois que vous avez franchi le pas, si vous voulez le refranchir, encore, il faudrait redescendre. Il faut que vous alliez en vous préparant à ce niveau-là, pour franchir un autre pas supérieur. Ces choses-là qui vous donnent tout d’un coup une grande joie, ce sont toujours des ascensions. Mais ces ascensions-là se préparent par un lent travail de progrès horizontal, c’est-à-dire qu’il faut devenir de plus en plus conscient, établir de plus en plus parfaitement ce que l’on est, en tirer toutes les conséquences intérieures, psychologiques, et dans l’action aussi. C’est une longue utilisation du saut brusque, et, comme je dis, il y a deux genres de progrès. Mais le progrès horizontal est indispensable.

Il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas s’accrocher comme ça à son progrès vertical, et ne plus vouloir bouger, parce qu’il vous a donné une révélation. Il faut savoir le quitter, pour se préparer à un autre.

Le 9 février 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre IV de Les Bases du Yoga, « Le désir, la nourriture, le sexe ».

Douce Mère, ici : « Le soleil et la lumière peuvent être une aide et le seront... »

C’est évidemment quelqu’un qui avait décrit une expérience dans laquelle il était en relation avec un soleil et une lumière, et qui désirait prendre appui sur eux pour s’aider dans la sâdhanâ. C’est la réponse à une expérience.

Douce Mère, est-ce que le désir est contagieux ?

Ah, oui! très contagieux, mon enfant. C’est encore beaucoup plus contagieux que la maladie. Si quelqu’un a un désir à côté de toi, immédiatement ça entre en toi; et en fait, c’est comme ça qu’on l’attrape le plus. Ça passe de l’un à l’autre... Terriblement contagieux — d’une façon si puissante qu’on ne s’aperçoit même pas que c’est une contagion. Tout d’un coup on sent quelque chose s’élancer en soi, c’est quelqu’un qui l’a gentiment mis dedans. Évidemment on pourrait dire : « Pourquoi on n’isole pas les gens qui ont des désirs? » Alors il faudrait isoler tout le monde! (Mère rit)

D’où vient le désir?

Le Bouddha disait qu’il venait de l’ignorance. C’est assez ça. C’est une chose dans l’être qui s’imagine qu’elle a besoin d’une autre chose pour être satisfaite. Et la preuve que c’est une ignorance, c’est que quand on l’a satisfaite, on n’y tient plus, au moins quatre-vingt-dix-neuf fois et demie sur cent. C’est, je crois, tout à l’origine, un obscur besoin d’accroissement. Comme dans les formes les plus inférieures de la vie, l’amour se transforme en besoin d’avaler, d’absorber, de s’adjoindre à une autre chose; ça, c’est la forme la plus primitive de l’amour dans les formes les plus inférieures de la vie. C’est prendre et absorber. Eh bien, le besoin de prendre, c’est le désir. Alors peut-être que si on remontait assez loin dans le fin fond de l’inconscience, on pourrait dire que l’origine du désir, c’est l’amour. C’est l’amour dans sa forme la plus obscure et la plus inconsciente. C’est un besoin de s’adjoindre à quelque chose, une attraction, un besoin de prendre, n’est-ce pas.

Prenez par exemple... vous voyez quelque chose qui est — qui vous paraît ou qui est — très beau, très harmonieux, très plaisant; si vous avez la conscience véritable, vous avez éprouvé cette joie de voir, d’être en contact conscient avec quelque chose qui est très beau, très harmonieux, et puis c’est tout. Ça s’arrête là. Vous avez la joie de ça : qu’une telle chose existe. Et ça, c’est assez fréquent chez les artistes qui ont le sens de la beauté. Par exemple, un artiste peut voir une belle créature, et avoir la joie d’observer la beauté, la grâce, l’harmonie des mouvements et tout ça, et c’est tout. Ça s’arrête là. Il est parfaitement heureux, parfaitement satisfait, parce qu’il a vu quelque chose de beau. Une conscience ordinaire, tout à fait ordinaire, plate comme toutes les consciences ordinaires, dès qu’elle voit quelque chose de beau, que ce soit un objet ou que ce soit une personne, hop! « Je la veux ! » C’est lamentable, n’est-ce pas. Et par-dessus le marché, il n’a même pas la jouissance de la beauté, parce qu’il a l’angoisse du désir. Il perd l’un pour ne rien avoir en échange — parce que cela n’a rien d’agréable de désirer quelque chose. Cela vous met dans une condition déplaisante, c’est tout.

Le Bouddha a dit qu’il y avait une plus grande joie à surmonter un désir qu’à le satisfaire. C’est une expérience que tout le monde peut faire et qui est vraiment tout à fait intéressante, tout à fait intéressante.

Il y avait quelqu’un qui était invité — ça se passait à Paris —, qui était invité à une première (une première ça veut dire une première représentation) d’un opéra-comique, de Massenet je crois... je ne me souviens plus de qui. Le sujet était joli, la pièce était jolie, et la musique n’était pas déplaisante; c’était la première fois, et cette personne était invitée dans la loge du ministre des Beaux-Arts, qui a toujours une loge à toutes les premières des théâtres du gouvernement. Il se trouvait que ce ministre des Beaux-Arts était un bonhomme, un vieux bonhomme de la campagne, qui avait très peu vécu à Paris, qui était tout nouveau dans son ministère, et qui avait vraiment la joie d’un enfant à voir des choses nouvelles. Seulement c’était un monsieur bien élevé, et comme il avait invité une dame, il avait mis la dame devant, et il s’était assis derrière. Mais il était très malheureux, parce qu’il ne voyait pas tout. Il était penché comme ça, essayant sans trop le montrer de voir quelque chose. Alors la dame qui était devant s’en est aperçue; et elle était très intéressée, et elle trouvait ça très joli, et ce n’était pas que ça ne lui plaisait pas, ça lui plaisait beaucoup, et elle jouissait beaucoup du spectacle; mais elle a vu à quel point ce pauvre ministre était malheureux de ne pas pouvoir voir. Alors l’air de rien, n’est-ce pas, elle pousse son siège, se recule un peu, a l’air de penser à autre chose, et se recule si bien que lui s’avance et qu’alors il a vu tout le spectacle. Eh bien, cette personne, quand elle s’est reculée et qu’elle a abandonné tout désir de voir le spectacle, a été remplie d’un sens de joie intérieure, de libération de tout attachement aux choses et d’une sorte de paix, contente d’avoir fait quelque chose pour quelqu’un au lieu de s’être satisfaite elle-même, au point que la soirée lui a fait infiniment plus de plaisir que si elle avait écouté la pièce de théâtre. Ça c’est une expérience vraie, ce n’est pas une petite histoire lue dans un livre, et c’était justement au moment où cette personne était en train d’étudier la discipline bouddhique, et c’était en conformité avec le dire du Bouddha qu’elle a essayé l’expérience.

Et vraiment, ça a été une expérience tellement concrète, n’est-ce pas, tellement réelle que... ah, au bout de deux secondes, la pièce de théâtre, la musique, les acteurs, la scène, les images et tout ça, c’était parti, comme des choses absolument secondaires, et complètement indifférentes, tandis que cette joie d’avoir maîtrisé quelque chose en soi, et d’avoir fait un acte qui n’était pas purement égoïste, cette joie remplissait tout l’être d’une sérénité incomparable — une expérience ravissante... Eh bien, c’est une expérience qui n’est pas purement individuelle, personnelle. Tous ceux qui veulent essayer peuvent l’avoir. Il y a une sorte de communion intérieure avec l’être psychique qui se produit au moment où volontairement on abandonne un désir, qui fait qu’on a une joie beaucoup plus grande que si l’on avait satisfait son désir.

D’ailleurs, d’une façon presque générale, presque sans exception, quand on satisfait un désir, ça laisse toujours une sorte de goût amer quelque part. Il n’y a pas de désir satisfait qui ne donne une sorte d’amertume; comme quand on a mangé un bonbon trop sucré, ça vous remplit la bouche d’amertume. C’est comme ça. Il faut essayer sincèrement. Naturellement, il ne faut pas prétendre abandonner le désir et le garder dans un coin, parce qu’alors là on est très malheureux. Il faut le faire sincèrement.

Comment est-ce que le besoin psychique se réalise?

(silence)

J’ai bien entendu. Mais c’est le sens de ta question que je ne comprends pas.

Quand on réalise dans le mental?

Oh, oh, non, pas du tout. « Le besoin psychique se réalise », tu veux dire : « Se réalise comment? Comment s’exprime-t-il dans la vie extérieure? » Qu’est-ce que tu appelles « se réaliser »? Pas clair? Ce n’est pas très clair dans la pensée? « Besoin psychique » d’abord, qu’est-ce que tu appelles « le besoin psychique »? Le besoin de connaître son être psychique ou le besoin du psychique de s’exprimer?

C’est le besoin du psychique de s’exprimer.

Il s’exprime en se réalisant, en s’exprimant.

De quelle façon?

Tu veux dire, s’il a besoin de passer par le mental? Dieu merci, non, parce que ce serait une opération très difficile. Le besoin psychique est une expression de la Grâce divine, et il s’exprime par la Grâce divine.

La vie psychique dans l’univers est un fait de la Grâce divine. La croissance psychique est un fait de la Grâce divine, et le pouvoir ultime de l’être psychique sur l’être physique sera aussi un effet de la Grâce divine. Et le mental, s’il veut servir à quelque chose, il n’a qu’à se tenir très tranquille, aussi silencieux qu’il peut, parce que s’il s’en mêle il est sûr de tout gâter.

Alors il n’y aura pas besoin du mental?

Ah, pardon, je n’ai pas dit qu’on n’avait pas besoin du mental. Le mental sert à autre chose. Le mental est un instrument de formation et d’organisation, et si le mental laisse le psychique se servir de lui, ce sera très bien. Mais ce n’est pas le mental qui aidera le psychique à se manifester. Les rôles sont renversés. Le mental peut être un instrument de la manifestation du psychique plus tard, quand il aura déjà pris possession de la conscience extérieure. Il l’est rarement avant. Il est généralement un voile et une obstruction. Mais certainement, il ne peut pas aider à la manifestation. Il peut aider dans l’action s’il prend sa vraie place et son vrai mouvement. Et s’il devient tout à fait docile à l’inspiration psychique, il peut aider à organiser la vie, puisque c’est son action, sa raison d’être. Mais il faut d’abord que l’être psychique ait pris possession du domaine, qu’il soit le maître de la maison; alors après, les choses peuvent s’arranger.

Il n’y a qu’une façon pour l’être extérieur. Prenons l’être physique — l’être physique, le pauvre petit être physique, là, du dehors, qui ne sait rien, qui ne peut rien par lui-même. Eh bien, il n’y a pour lui qu’un moyen de permettre à l’être psychique de se manifester, c’est, avec la chaleur candide d’un enfant (Mère parle très doucement), aspirer, prier, demander, vouloir de toutes ses forces, sans raisonner ni chercher à comprendre. On ne peut pas imaginer combien le raisonnement et cet effort pour comprendre mettent une obstruction dans l’expérience. Au moment où on est sur le point d’atteindre un état où quelque chose se passera, où quelque vibration sera changée dans la conscience de l’être... vous êtes tout tendu dans une aspiration et vous avez réussi à accrocher votre aspiration, et vous êtes là à attendre la réponse, si ce malheureux mental se met à bouger et à se demander : « Qu’est-ce qui se passe, et qu’est-ce qui va se passer, quand ça va se passer, comment ça va se passer et pourquoi est-ce que c’est comme ça, et dans quel ordre est-ce que les choses se manifesteront? », c’est fini, vous pouvez vous lever, balayer votre chambre, vous n’êtes pas bon à autre chose.

Douce Mère, est-ce que le psychique peut s’exprimer sans le mental, le vital et le physique?

Il s’exprime constamment sans eux. Seulement, pour que l’être humain ordinaire puisse le percevoir, il faut qu’il s’exprime à travers eux, parce que l’être humain ordinaire n’est pas en relation directe avec le psychique. S’il était en relation directe avec le psychique, il serait psychique dans sa manifestation — et tout serait très bien. Mais comme il n’est pas en rapport avec le psychique, il ne sait même pas ce que c’est, il se demande avec ahurissement quelle sorte d’être cela peut être; alors, pour atteindre cette conscience humaine ordinaire, il faut se servir des moyens ordinaires, c’est-à-dire passer par le mental, le vital et le physique.

On peut en sauter un, mais certainement pas le dernier, alors on n’est plus conscient de rien du tout. L’être humain ordinaire n’est conscient que dans son physique, et c’est à des moments relativement peu fréquents qu’il est conscient de son mental, un petit peu plus fréquemment de son vital, mais tout ça est mélangé dans sa conscience, au point qu’il serait tout à fait incapable de dire : « Ce mouvement-là vient du mental, ce mouvement-là vient du vital, ce mouvement-là vient du physique. » Cela demande déjà un développement considérable pour pouvoir distinguer au-dedans de soi l’origine des différents mouvements que l’on a. Et c’est tellement mélangé que même quand on essaye, au début, il est très difficile de faire une classification et de séparer l’un de l’autre.

C’est comme quand on a pris de la couleur, trois ou quatre ou cinq couleurs différentes, et qu’on les a mises dans la même eau, et puis qu’on bat ça ensemble, ça fait un résultat gris et indistinct et incompréhensible, n’est-ce pas, on ne peut pas savoir ce qui est rouge, ce qui est bleu, ce qui est vert, ce qui est jaune; c’est quelque chose de malpropre, beaucoup de couleurs mélangées. Alors il faut d’abord faire ce petit travail de séparer le rouge, le bleu, le jaune, le vert — les mettre comme ça, chacun dans son coin. Ce n’est pas facile du tout.

J’ai rencontré des gens, qui se croyaient d’ailleurs extrêmement intelligents, et qui pensaient qu’ils savaient beaucoup, et quand je leur ai parlé, justement, des différentes parties de l’être, ils m’ont regardée comme ça (geste), et ils m’ont demandé : « Mais de quoi parlez-vous? » Ils ne comprenaient pas du tout. Je parle de gens qui ont la réputation d’être intelligents. Ils ne comprennent pas du tout. Pour eux, c’est la conscience, voilà ; c’est la conscience — « C’est ma conscience » —, et puis il y a la conscience du voisin; et puis il y a des choses qui n’ont pas de conscience. Et puis alors, j’ai demandé si les animaux avaient une conscience; alors on a commencé à se gratter la tête et dit : « Peut-être que c’est nous qui mettons notre conscience dans l’animal quand nous le regardons. » Comme ça !

Douce Mère, quand l’être psychique pourra se manifester parfaitement, quel besoin aura-t-il du mental?

Il ne pourra se manifester parfaitement que si toutes les parties de l’être collaborent. Mais je ne pense pas que le mental ait été fabriqué avec l’intention de le faire disparaître. Il fait partie de la construction générale.

Ton corps, n’est-ce pas, s’il était sans mental, il serait bien embarrassé. Ça ressemblerait peut-être plus à une plante qu’à un corps. Il n’y a rien dans ce que tu fais du matin jusqu’au soir où le mental n’ait son action.

Mais si le psychique le guidait?

Eh bien, si le psychique guide le mental, le mental agira d’une façon psychique. Alors ce sera un mental remarquable, tout à fait harmonieux et qui fera la vraie chose de la vraie manière.

Mais le vital, c’est la même chose, c’est exactement le même phénomène pour le vital. Le vital tel qu’on le prend maintenant, on dit que c’est la cause de tous les troubles et toutes les difficultés, que c’est le siège des désirs, des passions, des impulsions, des révoltes, etc., etc. Mais si le vital est entièrement soumis au psychique, il devient un instrument merveilleux, plein d’enthousiasme, de pouvoir, de force de réalisation, d’élan, de courage.

Et alors, reste ce pauvre physique... Le pauvre physique, il a été accusé de tous les méfaits. Dans le temps on disait toujours que c’était impossible, qu’on ne pouvait rien faire avec une chose aussi inerte, aussi obscure, aussi peu réceptive. Mais si lui aussi, il était soumis au psychique, il ferait lui aussi la vraie chose de la vraie manière, et alors il aurait une stabilité, une tranquillité, une exactitude dans ses mouvements que les autres parties de l’être n’ont pas, une précision dans l’exécution que l’on n’a pas sans un corps. Il n’y a qu’à voir quand le corps est un petit peu dérangé, qu’il est malade, combien de choses on ne peut plus faire, même avec une grande volonté, une grande concentration du vital et du mental. Quand on a la connaissance précise de ce qu’il faut faire, si le physique est dérangé on ne peut plus le faire — même, je veux dire, même une activité qui n’est pas purement physique, comme, par exemple, d’écrire quelque chose.

Si votre cerveau est un peu malade — la fièvre, un rhume —, il est très difficile de le faire marcher convenablement. C’est une lassitude et quelque chose de vague, une difficulté d’attraper les choses avec précision; il y a même des phénomènes bizarres, d’idées qui se mélangent avant de pouvoir être exprimées, des choses qui entrent en conflit, qui se contredisent : au lieu de s’associer et d’arriver comme ça (geste), n’est-ce pas, elles commencent à faire comme ça (geste), et puis alors ça fait du désordre. Alors on essaye d’attraper celle-ci, et celle-là s’en va. On va chercher celle-là, hop! celle-ci s’enfuit. Tout ça simplement parce qu’il y a la fièvre qui a dérangé un petit peu, un rhume, n’est-ce pas, ce qu’on appelle un rhume de cerveau, qui a dérangé un petit peu le fonctionnement. Si vous montez au-dessus, vous êtes absolument lucide, vous avez la pleine conscience, la complète lucidité. Même si vous êtes extrêmement malade, ça ne fait aucune différence. Là-bas vous savez tout parfaitement, vous voyez tout parfaitement, vous comprenez tout parfaitement, il n’y a aucun changement.

Mais si vous voulez mettre tout ça sur du papier, prendre un crayon et un papier, et puis commencer à l’écrire et à le formuler, alors vous vous apercevez qu’il y a un tout petit dérangement qui vient comme ça, comme j’ai dit; au lieu de choses qui se mettent en faisceau, et qui pointent comme c’est généralement le cas quand on est dans son état normal, il se trouve que ça fait comme ça, ou comme ça, ou comme ça (gestes), ça fait un désordre... tiens, qui ressemble étrangement à la peinture ultramoderne. C’est comme ça.

Moi, je crois toujours que les peintres qui font cette peinture, ils doivent la faire dans un état d’accès de fièvre presque chaude! Les choses se présentent comme ça, et quand vous essayez de les mettre dans un ordre raisonnable, il y en a toujours qui s’enfuient, ou qui se cachent, ou qui se sauvent, là, comme ça, ou qui viennent cogner contre les autres, et ça fait une incohérence. Ce doit être la condition la plus favorable pour faire la peinture dernier cri, ce doit être quarante de fièvre!

Oh, je les soupçonne de produire ça par des moyens artificiels. Dieu sait quelle drogue ils prennent, quelle sorte de haschisch ils mangent, ou ils fument, dans quel opium ils vivent, sûrement. Les gens qui fument de l’opium, ils disent qu’ils ont des visions merveilleuses. Ça doit être quelque chose comme ça (rires).

Je vous parle de ça, parce qu’on va vous montrer peut-être bientôt une collection de photographies en couleurs que nous avons reçues d’un photographe de... je crois que c’est de Californie. (Mère demande à Pavitra) Los Angeles, c’est en Californie, n’est-ce pas? Je sais encore ma géographie!

Eh bien, n’est-ce pas, c’est absolument la peinture ultramoderne. C’est de la photographie. Il n’y a pas de peinture là-dedans. C’est de la photographie. Ce sont des clichés tirés sur du papier photographique, en couleurs. C’est d’une Entretiens couleur ad-mi-rable. Je ne connais pas de peintre qui puisse produire des couleurs aussi belles, aussi vivantes, aussi chaudes, aussi merveilleusement belles. Mais la composition est ultramoderne. La chose la plus... oh, appelons-la « raisonnable » (si je dis raisonnable, ils pensent immédiatement : « Alors ça doit être laid », mais c’est vrai, à un certain point de vue c’est vrai, mais enfin), la plus raisonnable qui n’est pas encore assez raisonnable pour être laide, c’est, je pense, le portrait de l’artiste photographe; je ne sais pas, il ne dit pas si c’est son portrait mais il donne un petit nom, n’est-ce pas, « Untel se concentre », je crois, ou bien c’est quelque chose comme ça : « On se concentre, on réfléchit, on va au-dedans », quelque chose comme ça. Les titres sont très jolis, ils sont aussi ultra-modernes. Il y a ça, alors on voit le monsieur un peu atténué, comme vu à travers un voile, un léger voile, mais c’est encore une tête d’homme. On voit que c’est la photographie d’une tête, et la tête n’est pas déformée. Elle est là tout entière, seulement un petit peu passée par-derrière, n’est-ce pas; et puis alors tout à fait au premier plan, il y a des lignes brillantes avec des formes tortueuses, des zigzags, des choses qui s’entrecroisent, d’autres qui poussent comme des commencements de branches et de feuilles, avec des couleurs brillantes. Tout ça c’est en avant, parce que, n’est-ce pas, il est sorti du physique, il est allé dans l’arrière-fond et il est entré à l’intérieur de lui-même — l’intérieur de lui-même, c’est ça, c’est ces zigzags, ces tortillons, ces efflorescences. Et d’une couleur ad-mi-rable, ravissante. Ça, c’est « Monsieur Untel va au-dedans ». C’est la chose que nous pouvons comprendre le mieux, nous, pauvres gens qui ne sommes pas ultra-modernes. C’est ça que nous pouvons comprendre le mieux. Il y en a d’autres. On se demande pourquoi le titre est sur l’image. Ça, il faudrait demander à l’auteur, il vous expliquerait. Mais figurezvous, c’est beau; ça n’a pas de sens, ça a l’air faux, mais c’est beau. C’est tellement beau que j’ai dit qu’il fallait en faire une exposition, que ça m’a donné l’idée de faire des photographies comme ça... pas moi, je ne suis pas photographe, et je n’y connais rien, mais de faire faire des photographies par un photographe, comme ça ; mais alors, malheureusement! avec une idée derrière. Alors ça ne sera pas du tout ultra-moderne. Mais si on pouvait trouver, n’est-ce pas, utiliser ces couleurs-là pour quelque chose que j’appelle expressif, ça pourrait devenir admirable, vraiment admirable. Ça, ça prendra un an, peutêtre plus, pour se réaliser. Mais enfin, le responsable, c’est ce monsieur avec sa photographie.

Il paraît qu’il est célèbre dans le monde entier — mais je n’y entends rien, n’est-ce pas —, et que cela représente un travail considérable pour faire une chose comme ça. Naturellement ce sont des superpositions de clichés, un cliché pris de ces superpositions, et encore plus compliqué. Je n’essaye pas de vous expliquer, je n’y entends rien, mais on m’a dit que c’était beaucoup de travail, très difficile, la maîtrise d’une technique extrêmement compliquée, et un résultat qu’on n’a jamais réussi. Ce sont des photographies en couleurs qui sont grandes comme ça, c’est très grand pour des photographies en couleurs. Et il y a un rouge là-dedans... Oh, les plus beaux rouges que la Nature a pu produire dans des fleurs ou des couchers de soleil, ça, c’est encore plus beau. Mais comment il a fait, ça je ne sais pas. Il y a du brun, il y a du vert, il y a du jaune, il y a toutes sortes de choses. Il y en a qui sont plus jolies, il y en a qui sont moins jolies, il y a des mélanges qui sont plus ou moins heureux ; il y a des photographies qui ont l’air de photographies prises au microscope, d’infiniment petits qui, devenus gros, deviennent des choses extraordinaires; des choses comme ça. Et on voit très bien qu’il y a des superpositions, mais il y a des effets de couleurs exceptionnels. Voilà.

Je ne sais pas quand on vous donnera ça — un de ces jours —, à moins qu’on ne les ait déjà renvoyées, je ne sais pas, il faut que je me renseigne. Je sais que j’ai demandé qu’on vous les montre. Eh bien, je trouve ça supérieur... oh, mon Dieu, heureusement qu’il n’y a pas de peintre ici... (rires), supérieur à la peinture moderne, et c’est de la photographie; parce que la peinture moderne n’a pas encore pu se servir de couleurs qui ont cette transparence et cette brillance. L’aquarelle devient quelque chose de tout à fait terne à côté. La peinture à l’huile, c’est comme de la boue. Les vitraux pourraient peut-être faire quelque chose; mais là, n’est-ce pas, c’est le soleil qui joue derrière, qui est le grand maître. Mais c’est plus difficile.

Les vitraux, j’avais pensé à en faire. N’est-ce pas, ce que je voulais... ce sont des visions que je voudrais donner. J’ai essayé plusieurs fois de reproduire en peinture des visions — ça devient idiot. Ça devient idiot, parce que le moyen d’expression est mauvais. J’avais pensé à des vitraux, mais les vitraux, ce sont des bouts de verre de couleur, et il faut qu’on les joigne. On les joint avec un petit fil de plomb ; alors c’est horrible. On a tous ces petits fils de plomb, qui sont comme ça, c’est affreux.

Mais ça c’est assez bien, on pourra faire quelque chose.

Voilà. Au revoir, mes enfants.

Le 16 février 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre IV de Les Bases du Yoga, « Le désir, la nourriture, le sexe ».

Douce Mère, ici, il est dit qu’il ne faut avoir aucun attachement pour les choses matérielles; alors quand tu nous donnes quelque chose, si on le perd, et qu’on a du chagrin, est-ce qu’on peut appeler ça attachement?

Il est préférable de ne pas le perdre. (rires) Mais au fond, la chose ne devrait être que... Ce n’est pas la chose elle-même à laquelle il faut être attaché. C’est s’ouvrir à ce qui est dedans, à ce que je mets dans la chose que je donne, ça c’est beaucoup plus important. Et évidemment, un accident peut toujours arriver, mais il est certain que si on donne à une chose sa valeur symbolique ou spirituelle intérieure, il y a beaucoup moins de chances de la perdre; cela crée une sorte de relation qui fait qu’il n’y a pas beaucoup de chances de la perdre. Elle reste près de vous.

J’ai l’impression, quand quelqu’un perd quelque chose que je lui ai donné, qu’il a juste été en contact avec la forme extérieure, la coquille, et pas avec ce que j’ai mis dedans, autrement il ne l’aurait pas perdu; j’ai l’impression qu’il y a un manque de perception profonde. Peut-être qu’on était très attaché à la forme extérieure, mais pas très ouvert à ce qui était derrière.

Mère, on dit ici que surtout pour un athlète, on a besoin de certaines nourritures, pour qu’il y ait certaines vitamines qui sont nécessaires, et tout ceci...

Ça, c’est la science moderne. Oui... eh bien, si tu attends cinquante ans, ils auront trouvé autre chose, et ça changera, et les vitamines seront oubliées... Mais alors, qu’est-ce que tu voulais demander?

Tu as donné la réponse. (rires)

Comment faut-il se servir des choses?

Ah, ça c’est... D’abord, se servir des choses avec la compréhension de leur vraie utilité, la connaissance de leur emploi réel, avec le maximum de soin pour que ça ne se détériore pas et le minimum de confusion.

Je vais vous donner un exemple : vous avez une paire de ciseaux. Il y a des ciseaux de tous les genres, il y a des ciseaux pour couper le papier, et il y a des ciseaux pour couper le fil... alors si vous avez la paire de ciseaux dont vous avez besoin, utilisez-la pour la chose pour laquelle elle est faite. Mais je connais des gens, quand ils ont une paire de ciseaux, ils s’en servent sans aucun discernement pour couper n’importe quoi, pour couper des petits fils de soie, et ils essayent de couper du fil de fer aussi avec, ou bien ils s’en servent comme d’un outil pour ouvrir les boîtes de conserves, n’est-ce pas; dans n’importe quel cas où ils ont besoin d’un instrument, ils se saisissent de leurs ciseaux et ils s’en servent. Alors naturellement, au bout de très peu de temps ils reviennent me dire : « Oh, ma paire de ciseaux est abîmée, j’en voudrais une autre. » Et ils sont très étonnés quand je leur dis : « Non, vous n’en aurez pas d’autre, parce que vous avez abîmé celle-là, parce que vous vous en êtes mal servi. » C’est un exemple seulement. Je pourrais en donner beaucoup d’autres.

On se sert de quelque chose qui se salit, et qui s’abîme en étant sale, on oublie de le nettoyer ou on le néglige, parce que ça prend du temps.

Il y a une sorte de respect de l’objet que l’on a, qui doit faire qu’on le traite avec beaucoup de considération, et qu’on essaye de le conserver aussi longtemps que possible, non pas parce qu’on y est attaché et qu’on le désire, mais parce qu’un objet est quelque chose de respectable, qui a quelquefois coûté beaucoup d’effort et de travail pour être produit, et qu’en conséquence il faut le considérer avec le respect qui est dû au travail et à l’effort qui ont été mis.

Il y a des gens qui n’ont rien, qui n’ont même pas les choses tout à fait indispensables, et qui sont obligés de les fabriquer tant bien que mal pour leur usage personnel. J’ai vu des gens comme ça, qui justement avec beaucoup d’effort et d’ingéniosité avaient réussi à se fabriquer certaines choses qui sont plus ou moins indispensables, au point de vue pratique. Mais la façon dont ils les traitaient, parce qu’ils étaient conscients de l’effort qu’ils avaient mis pour les faire, c’était remarquable — le soin, cette sorte de respect pour l’objet qu’ils avaient produit, parce qu’ils savaient combien de travail ça leur avait coûté. Tandis que les gens qui ont de l’argent plein leurs poches, et qui, lorsqu’ils ont besoin de quelque chose, tournent le bouton de porte d’un magasin, ils entrent et ils mettent de l’argent et prennent la chose, ils traitent ça comme ça. Ils se font du mal à eux-mêmes et ils donnent un très mauvais exemple.

Bien des fois, j’ai dit : « Non, utilisez ce que vous avez. Tâchez d’en faire le meilleur usage possible. Ne jetez pas inutilement, ne demandez pas inutilement. Tâchez de vous arranger avec ce que vous avez, en y mettant tout le soin, tout l’ordre, toute la méthode nécessaires, et en évitant la confusion. »

Ici, n’est-ce pas, il y a un petit carnet 2 , et on écrit tous les mois ce que l’on veut; et puis il se trouve qu’on a été obligé de rationner parce qu’autrement ça devenait quelque chose d’excessif. Mais ce rationnement a souvent tourné au contraire de son mobile.

Je me souviens d’une visite que j’ai faite dans la chambre d’un sâdhak, il y a de ça quelque chose comme vingt-cinq ans. C’est une vieille histoire. Je m’en souviens encore. Il y avait une étagère accrochée au mur, une étagère avec cinq rayons; l’étagère était grande comme ça, et il y avait cinq rayons superposés, et ils étaient tous... tous ces rayons étaient pleins, archipleins de petits morceaux de savon. Alors je lui ai demandé : « Mais diable, qu’est-ce que vous faites avec tous ces morceaux de savon? Pourquoi avez-vous tous ces morceaux de savon qui sont là ? Pourquoi ne pas les utiliser? » Il m’a dit : « Ah, nous avons droit à un savon par mois, alors tous les mois je demande le savon. Il se trouve que je ne le finis pas dans mon mois, je garde les morceaux. »

Et il continuait à le prendre?

C’était comme ça, il faisait une collection; parce qu’il avait droit à un savon, alors il voulait prendre le savon, et pour prendre le savon, il mettait l’autre de côté. C’est une histoire authentique, je ne l’invente pas.

Beaucoup de gens ici sont comme ça. Je ne dirai pas leurs noms, mais je les connais bien. Il y a beaucoup de gens qui sont comme ça. Ils ont droit à ça, ils le demanderont même s’ils n’en ont pas besoin, parce qu’ils y ont droit. Ça c’est... eh bien, enfin c’est... une attitude... nous ne la qualifierons pas.

Il y a aussi l’avare qui remplit sa caisse avec des pièces d’or et qui ne s’en sert jamais. L’or ne pourrit pas, autrement... vraiment moralement il pourrit, parce que quelque chose qui ne circule pas devient très malade. Alors pas de conclusions!

Douce Mère, quelles sont les choses qui sont vraiment indispensables pour notre vie?

Je ne crois pas que ce soient les mêmes choses pour tout le monde. Cela dépend des pays, cela dépend des habitudes, et à dire vrai, si on analyse de très près, je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup. N’est-ce pas, si vous voyagez dans le monde, dans chaque pays les gens ont des habitudes pour se coucher, des habitudes pour manger, des habitudes pour s’habiller, des habitudes pour faire leur toilette. Et tout naturellement, ils vous diront que les choses dont ils se servent sont indispensables. Mais si vous changez de pays, vous vous apercevrez que toutes ces choses-là ne servent à rien pour ces gens-là, parce qu’ils se servent d’autres choses qui leur sont toutes aussi utiles et qui leur paraissent indispensables. Puis vous changez encore de pays, et c’est encore d’autres choses. Alors finalement, si on a un peu voyagé partout, on se dit : « Mais qu’est-ce qui est vraiment utile? » Moi, je considère qu’une brosse à dents est une chose indispensable. Mon voisin me regardera et il me dira : « Qu’est-ce que c’est que ça, votre brosse à dents? Moi, je me sers de mes doigts, et c’est tout à fait très bien. » Et tout comme ça, n’est-ce pas.

La nourriture, il vous paraît qu’il y a une certaine quantité de choses qui sont indispensables pour vous donner la force nécessaire, et ce sont ces choses-là parce que vous êtes habitué à ça, mais dans un autre pays c’est tout à fait autre chose.

Alors on ne peut pas faire de règles; et si l’on veut être tout à fait rigoureux, je crois que c’est une affaire purement personnelle, que ça dépend du corps de chacun ; parce que dès qu’on s’élargit dans sa conscience, on s’aperçoit que les choses qui vous paraissent indispensables ne sont pas indispensables du tout, qu’on peut très bien se porter, très bien travailler, avoir beaucoup d’énergie sans avoir aucune des choses qui vous paraissent indispensables. Y a-t-il des choses qui dans le monde entier sont indispensables, je veux dire des choses matérielles? Oui, on peut dire un minimum de nourriture — et on ne peut pas faire une règle générale, cela dépend des climats.

La Nature est assez prévoyante, elle produit dans chaque climat ce qui convient. Naturellement, il ne faudrait pas mettre l’homme au centre, et dire que la Nature a fait ça pour le bien de l’homme; parce que je ne pense pas que ce soit comme ça, parce qu’elle avait inventé tout ça longtemps avant que l’homme ne paraisse sur la terre. Mais c’est une sorte d’harmonie qui se crée entre les conditions climatiques d’un pays et la production de ce pays, comme on a reconnu qu’il y a une harmonie entre la dimension des animaux et la grandeur du pays où ils vivent. Par exemple, les éléphants de l’Inde sont beaucoup plus petits que les éléphants d’Afrique. Et on dit que c’est parce qu’en Afrique les espaces sont immenses, alors les bêtes sont très grandes.

C’est une sorte d’harmonie qui s’établit dans la création, et à mesure que le pays se rétrécit, que les zones où ces animaux vivent se rétrécissent, eh bien, l’animal devient plus petit, jusqu’à ce qu’il disparaisse tout à fait quand il n’y a pas de proportion entre la place libre et sa dimension. Si vous construisez beaucoup de maisons, eh bien, il n’y aura plus d’ours, de loups; naturellement, d’abord les lions et les tigres disparaissent, mais ça je crois que les hommes y sont pour quelque chose... La peur les rend très destructeurs. Mais plus il y a accumulation d’êtres humains et diminution des espaces libres, plus les espèces animales se rétrécissent. Alors comment faire des règles?

Plus on a d’argent, plus on a besoin...

Plus on a d’argent, plus on est dans un état de calamité, mon enfant. Oui, c’est une calamité.

C’est une catastrophe d’avoir de l’argent. Ça vous rend bête, ça vous rend avare, ça vous rend méchant. C’est une des plus grandes calamités du monde. L’argent est une chose qu’on ne devrait avoir que quand on n’a plus de désirs. Quand on n’a plus de désirs, qu’on n’a plus d’attachements, qu’on a une conscience aussi vaste que la terre, alors on peut avoir autant d’argent qu’il y en a sur la terre; ce serait très bien pour tout le monde. Mais si on n’est pas comme ça, tout l’argent que l’on a, c’est comme une malédiction sur vous. Ça, je le dirais à la figure de n’importe qui, même de l’homme qui considère que c’est son mérite d’être riche. C’est une calamité et peut-être que c’est une disgrâce, c’està-dire que c’est l’expression d’un mécontentement divin.

Il est infiniment plus difficile d’être bon, d’être sage, d’être intelligent et d’être généreux, d’être plus généreux, vous m’entendez, quand on est riche que quand on est pauvre. J’ai connu beaucoup de gens dans beaucoup de pays, et les gens les plus généreux que j’ai toujours rencontrés dans tous les pays, c’étaient les plus pauvres. Et dès que les poches sont pleines, on a une espèce de maladie qui vous prend, qui est un attachement sordide pour l’argent. Je vous assure, c’est une malédiction.

Alors la première chose à faire quand on a de l’argent, c’est de le donner. Mais comme il est dit qu’il ne faut pas le donner sans discernement, n’allez pas le donner comme les gens qui font de la philanthropie, parce que ça les remplit du sens de leur bonté, de leur générosité et de leur importance. Il faut agir d’une façon sattwique, c’est-à-dire en faire le meilleur usage possible. Et alors, chacun doit trouver dans sa conscience la plus haute, quel est le meilleur usage possible de l’argent que l’on a. Et l’argent, vraiment il n’a de valeur que s’il circule. Pour chacun et pour tout le monde, l’argent ne vaut que quand on l’a dépensé. Si on ne le dépense pas... Je vous dis, les hommes ont soin de choisir des choses qui ne se détériorent pas, c’est-à-dire l’or — qui ne pourrit pas. Autrement, au point de vue moral, ça pourrit. Et maintenant qu’on a remplacé l’or par des papiers, si vous conservez des papiers pendant longtemps sans en prendre soin, vous verrez, quand vous ouvrirez votre tiroir, qu’il y a des petits poissons d’argent 3 qui se sont régalés avec vos roupies en papier. Alors, ils auront laissé des dentelles que la banque vous refusera...

Il y a des pays et il y a des religions qui disent toujours que Dieu rend pauvres ceux qu’Il aime. Je ne sais pas si c’est vrai; mais il y a une chose qui est vraie, c’est que certainement quand quelqu’un est né riche, ou est devenu très riche, enfin qu’il possède beaucoup au point de vue des richesses matérielles, ce n’est certainement pas un signe que le Divin l’a choisi pour Sa Grâce divine, et il faut qu’il fasse amende honorable s’il veut marcher sur la route, la vraie route, vers le Divin.

La richesse est une force — je vous l’ai déjà dit une fois —, une force de la Nature; et elle devrait être un moyen de circulation, un pouvoir en mouvement, comme l’eau qui coule est un pouvoir en mouvement. C’est quelque chose qui peut servir à produire, à organiser. C’est un moyen commode, parce qu’au fond ce n’est qu’un moyen de faire circuler les choses pleinement et librement.

Il faudrait que cette force soit entre les mains de ceux qui savent en faire le meilleur usage possible, c’est-à-dire, comme j’ai dit au commencement, des gens qui ont aboli en eux, ou qui se sont débarrassés d’une façon quelconque de tout désir personnel et de tout attachement. Il faudrait y ajouter une vision assez vaste pour comprendre les besoins de la terre, une connaissance assez complète pour savoir organiser tous ces besoins et se servir de cette force par ces moyens-là. Si, en plus, ces êtres ont une connaissance supérieure spirituelle, alors ils peuvent utiliser cette force pour construire petit à petit sur la terre ce qui sera capable de manifester la Puissance, la Force et la Grâce divines. Et alors cette force d’argent, de richesse, cette puissance financière, dont je viens de parler, qui était comme une malédiction, deviendrait une suprême bénédiction pour le bien de tous.

Parce que je crois que ce sont les meilleures choses qui deviennent les pires. Peut-être, ce sont les pires aussi qui peuvent devenir les meilleures. Il y a des gens qui disent aussi que ce sont les pires gens qui deviennent les meilleurs. J’espère que les meilleurs ne deviennent pas les pires, parce que ça, ce serait triste.

Mais enfin, certainement, la plus grande puissance, si elle est mal utilisée, peut être une très grande calamité; tandis que cette même très grande puissance, si elle est bien utilisée, peut être une bénédiction. Tout dépend de l’usage que l’on fait des choses. Chaque chose dans le monde a une place, un emploi, un usage véritable; et si ça sert à autre chose, ça crée un désordre, une confusion, un chaos. Et c’est parce que, dans le monde tel qu’il est, il y a très peu de choses qui soient utilisées pour leur emploi véritable, il y a très peu de choses qui soient vraiment à leur place, et c’est parce que le monde est dans un chaos effroyable qu’il y a toute cette misère et toute cette souffrance. Si chaque chose était à sa place, dans un harmonieux équilibre, le monde tout entier pourrait progresser sans avoir besoin d’être dans l’état de misère et de souffrance dans lequel il est. Voilà.

Alors il n’y a rien qui soit mauvais en soi, mais il y a beaucoup de choses (presque toutes) qui ne sont pas à leur place.

Peut-être dans le corps aussi, c’est comme ça. Il n’y a rien qui soit mauvais en soi; mais il y a beaucoup de choses qui ne sont pas à leur place, et c’est pour ça qu’on est malade. Il y a une désharmonie intérieure qui est créée. Alors le résultat, c’est qu’on est malade. Et les gens croient toujours que ce n’est pas leur faute s’ils sont malades, et c’est toujours leur faute, et ils sont très fâchés quand on le leur dit. « On n’a pas de pitié. » Et pourtant c’est vrai.

Voilà. Ça suffit, non?

C’est tout. Alors nous arrêtons, la dose est complète.

Le 23 février 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre IV de Les Bases du Yoga, « Le désir, la nourriture, le sexe ».

Douce Mère, depuis le commencement l’homme mangeait parce qu’il avait besoin de la nourriture pour vivre. Alors pourquoi le goût pour la nourriture est-il venu ? On mange ce qu’on aime, et on ne mange pas ce qu’on n’aime pas!

Je crois que l’homme primitif était très proche de l’animal et qu’il vivait plus par un instinct que par l’intelligence, n’est-ce pas. Il mangeait quand il avait faim, sans aucune règle d’aucun genre. Peut-être qu’il avait ses goûts et ses préférences aussi, nous n’en savons trop rien, mais il vivait beaucoup plus matériellement, beaucoup moins mentalement et vitalement que maintenant.

Sûrement, l’homme primitif était très matériel, très proche de l’animal. Et à mesure que les siècles passent, l’homme devient plus mental et plus vital ; et à mesure qu’il devient plus vital et plus mental, naturellement le raffinement est possible, l’intelligence croît, mais aussi la possibilité de perversion et de déformation. N’est-ce pas, il y a une différence entre éduquer ses sens au point qu’on peut y amener toutes sortes de raffinements, de développements, de connaissances, toutes les possibilités d’appréciation du goût, et tout ça — il y a une différence entre ça, qui est vraiment un développement et un progrès de la conscience, et puis l’attachement ou la gourmandise.

On peut très bien faire, par exemple, une étude très approfondie du goût et avoir une connaissance très détaillée des différents goûts des choses, de l’association entre les idées et le goût, afin de faire tout un développement pas positivement vital, mais un développement des sens. Il y a une grande différence entre ça et ceux qui mangent par gourmandise, qui pensent tout le temps à la nourriture. N’est-ce pas, pour eux, manger c’est la chose la plus importante; toutes leurs pensées sont concentrées là, et ils mangent non pas parce qu’ils ont besoin de manger, mais par désir et par convoitise et par gourmandise.

En fait, les gens qui travaillent pour développer leur goût, le raffiner, sont rarement des gens qui sont très attachés à la nourriture. Ce n’est pas par attachement pour la nourriture qu’ils le font. C’est pour la culture de leurs sens, ce qui est tout à fait différent. C’est comme l’artiste, n’est-ce pas, qui cultive ses yeux pour l’appréciation des formes et des couleurs, des lignes, la composition des choses, l’harmonie qui se trouve dans la nature physique, ce n’est pas du tout par désir qu’il le fait, c’est par goût, par culture, par développement du sens de la vue et de l’appréciation de la beauté. Et généralement, les artistes qui sont vraiment des artistes, et qui aiment leur art, et qui vivent dans le sens de la beauté, qui recherchent la beauté, ce sont des gens qui n’ont pas beaucoup de désirs. Ils vivent dans le sens du développement non seulement visuel, mais d’appréciation de la beauté. Il y a une grande différence entre ça et les gens qui vivent dans leurs impulsions et leurs désirs. C’est tout à fait autre chose.

Généralement toute éducation, toute culture, tout raffinement des sens et de l’être est une des meilleures façons de guérir l’instinct, les désirs, les passions. D’annuler ces choses ne le guérit pas; le cultiver, l’intellectualiser, le raffiner, ça, c’est le plus sûr moyen de guérir. Donner le maximum de développement possible pour le progrès et pour le développement, pour atteindre à un certain sens d’harmonie et d’exactitude de perception, ça, ça fait partie de la culture de l’être, de l’éducation de l’être. C’est comme les gens qui cultivent leur intelligence, qui apprennent, qui lisent, qui pensent, qui comparent, qui étudient. Ce sont des gens dont l’esprit s’élargit et qui sont beaucoup plus vastes et compréhensifs que ceux qui vivent sans éducation mentale, avec quelques petites idées qui sont quelquefois même contradictoires dans leur conscience et qui les gouvernent totalement parce qu’ils n’ont que celles-là, et qu’ils pensent que ce sont les idées uniques qui doivent diriger leur vie; ceux-là sont tout à fait étroits et limités, tandis que ceux qui se sont cultivés, et qui ont étudié, ça, au moins, ça élargit leur esprit, et ils peuvent voir, comparer les idées et voir que toutes les idées possibles sont dans le monde, et que c’est une mesquinerie, une absurdité d’être attaché à un nombre restreint d’idées et d’en faire l’exclusive expression de la Vérité.

L’éducation est certainement un des meilleurs moyens pour préparer la conscience pour un développement supérieur. Il y a des gens avec des natures très frustes et très simples, qui peuvent avoir de grandes aspirations et arriver à un certain développement spirituel, mais la base sera toujours d’une qualité inférieure, et dès qu’ils reviendront dans leur conscience ordinaire ils y trouveront des obstacles, parce que l’étoffe est trop mince, qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments dans leur conscience vitale et matérielle pour pouvoir supporter la descente d’une force supérieure.

Manger par gourmandise et par passion pour la nourriture, est une chose tout à fait différente d’étudier les différents goûts et de savoir les comparer, les combiner et les apprécier. Y a-t-il d’autres questions? Non?

Douce Mère, d’où viennent les goûts?

C’est un des sens; on dit que c’est la langue; moi, je ne sais pas. C’est le sens du goût, comme il y a le sens du toucher. Comment ça se fait que nous sentons quelque chose avec le bout des doigts? Ce sont les nerfs qui sont là, les nerfs et la conscience.

Le goût, c’est le nerf et la conscience qui sont dans la langue et dans le palais.

Mais il y a d’autres goûts pour des choses différentes.

Oh, ça c’est le mot qui est un... Le mot est employé dans un sens positif, et puis dans un sens figuré. « Il a du goût pour quelque chose », c’est une façon figurée d’employer le mot. Cela ne veut pas dire que c’est la même chose que le goût de la langue; ou de quelqu’un on dit qu’il a bon goût, cela veut dire qu’il sait apprécier d’une façon claire et judicieuse, mais cela ne veut pas dire qu’il goûte avec sa langue.

Comment est-ce que le jeûne donne un état de réceptivité?

C’est parce que généralement l’être vital est très concentré sur le corps, et quand le corps est bien nourri, il prend sa force par la nourriture, son énergie par la nourriture, et que c’est une façon... c’est évidemment à peu près la seule; pas la seule, mais la plus importante dans les conditions actuelles de vie... mais c’est une façon très tamasique d’absorber de l’énergie.

Si on y réfléchit, n’est-ce pas, c’est l’énergie vitale qui est ou dans les plantes ou dans les animaux, c’est-à-dire que, logiquement, elle est d’une qualité inférieure à l’énergie vitale qui doit être dans l’homme, qui est un être un peu supérieur dans la gradation des espèces. Alors si vous tirez par en bas, vous tirez en même temps l’inconscience qui est en bas. Il est impossible de manger sans absorber une quantité considérable d’inconscience; ça vous alourdit, ça vous épaissit; et puis si vous mangez beaucoup, une grande quantité de votre conscience est absorbée dans le fait de digérer et d’assimiler ce que vous avez mangé. Alors déjà, si vous ne prenez pas de nourriture, vous n’avez pas toute cette inconscience à assimiler et à transformer au-dedans de vous : ça libère des énergies. Et puis, comme il y a un instinct dans l’être pour récupérer les énergies dépensées, si vous ne les prenez pas dans la nourriture, c’est-à-dire d’en bas, vous faites instinctivement un effort pour les prendre par une union avec les forces vitales universelles, qui sont libres, et si on sait les assimiler, on les assimile directement, et alors il n’y a pas de limite.

Ce n’est pas comme votre estomac qui ne peut digérer qu’une certaine quantité de nourriture, et par conséquent vous ne pouvez pas en absorber plus que ça ; et la nourriture que vous prenez, elle-même ne libère qu’une petite partie, très petite quantité d’énergie vitale; et alors qu’est-ce qui vous reste après tout le travail d’avaler, de digérer, etc.? N’est-ce pas, pas grand-chose! Tandis que si vous apprenez... et ça c’est une sorte d’instinct, on apprend instinctivement à tirer vers soi les énergies universelles, qui sont libres dans l’univers et qui sont illimitées en quantité... tant que vous êtes capable de tirer vers vous, vous pouvez en absorber — alors instinctivement, quand il n’y a pas le support d’en bas qui vient de la nourriture, on fait le mouvement nécessaire pour récupérer les énergies du dehors, et on en absorbe autant qu’on est capable d’en absorber. Et quelquefois davantage. Alors ça vous met dans une sorte d’état d’excitation. Et si votre corps est très solide et qu’il peut supporter le fait d’être privé de nourriture pendant un certain temps, alors vous gardez votre équilibre et vous pouvez utiliser ces énergies pour toutes sortes de choses, comme progresser, par exemple, devenir plus conscient et transformer votre nature. Mais si votre corps physique n’a pas beaucoup de réserves, et s’il s’affaiblit considérablement du fait de ne pas manger, alors ça crée un déséquilibre entre l’intensité des énergies que vous absorbez et la capacité du corps de les supporter, et alors ça vous dérange. Vous perdez votre équilibre, et toute la balance des forces est détruite, et il peut vous arriver n’importe quoi. En tout cas vous perdez beaucoup de contrôle sur vous-même, et vous devenez très excité généralement, et vous prenez cette excitation pour un état supérieur. Mais c’est souvent simplement un déséquilibre intérieur, rien de plus. Cela affine beaucoup la réceptivité. Par exemple, justement quand on jeûne et qu’on ne prend plus les énergies d’en bas, eh bien, si vous respirez une fleur, ça vous nourrit, le parfum vous nourrit, ça vous donne beaucoup d’énergie, et autrement vous ne vous en apercevez pas.

Il y a certaines facultés qui s’intensifient, et alors on prend ça pour un effet spirituel. Ça n’a que très peu de chose à voir avec la vie spirituelle, excepté qu’il y a des gens qui mangent beaucoup, qui pensent beaucoup à leur nourriture, qui sont très absorbés là-dedans, et puis quand ils ont bien mangé — et comme je dis, il faut qu’ils digèrent, et alors toutes leurs énergies sont concentrées là pour leur digestion —, ces gens-là sont lourds en esprit, et ça les tire beaucoup vers la matière; alors s’ils cessent de manger et qu’ils cessent de penser à la nourriture... Parce qu’il y a une chose : si on jeûne et qu’on pense tout le temps qu’on a faim et qu’on voudrait manger, alors c’est dix fois pire que de manger, mais si on peut vraiment jeûner parce qu’on pense à autre chose et qu’on est occupé d’autre chose et qu’on n’est pas intéressé par la nourriture, alors là, cela peut vous aider à monter à un degré un peu supérieur de conscience, à vous libérer de l’esclavage du besoin matériel. Mais le jeûne est bon surtout pour ceux qui y croient — comme toute chose. Quand on a la foi que ça va vous faire faire un progrès, que ça va vous purifier, ça vous fait du bien. Si on n’y croit pas, ça ne fait pas grand-chose, excepté de vous rendre maigre.

Il y avait Maeterlinck — vous connaissez les livres de Maeterlinck, je crois; vous devez avoir lu L’Oiseau bleu, etc. C’était un homme très corpulent, et comme il avait un sens de beauté, ça le gênait beaucoup de devenir corpulent. Alors il avait décidé de jeûner une fois par semaine; un jour par semaine il ne mangeait pas, et comme c’était un homme intelligent, il ne s’occupait pas de la nourriture, il écrivait, il travaillait beaucoup ce jour-là, et ça le maintenait dans une forme raisonnable et élégante; et à ce point de vue-là c’était très utile pour lui.

C’est l’effet le plus sûr : si on ne mange pas, on maigrit. Alors si on est trop gros, et qu’on veut maigrir, c’est un bon moyen. Mais à condition qu’on ne passe pas sa journée à penser à la nourriture, parce qu’alors dès qu’on cesse son jeûne on se précipite et on mange tant qu’on rattrape tout ce que l’on a perdu. Au fond, le mieux c’est de ne pas y penser, c’est de régler sa vie d’une façon assez automatique pour ne pas avoir besoin de penser à manger. Vous mangez à heures fixes, vous mangez raisonnablement, vous n’avez même pas besoin de penser à la nourriture quand vous la prenez; il faut manger calmement, c’est tout, tranquillement, avec concentration, et quand vous ne mangez pas, il ne faut jamais y penser. Il ne faut pas manger trop, parce qu’alors il faudra que vous pensiez à votre digestion, et que ce sera très désagréable pour vous, et que cela vous fera perdre beaucoup de temps. Il faut manger juste... il faut cesser tout désir, toute attraction, tout mouvement du vital, parce que quand vous mangez simplement parce que le corps a besoin de manger, le corps vous dira d’une façon tout à fait précise et exacte quand il aura assez; n’est-ce pas, quand on n’est pas mû par un désir vital ou des idées mentales, on le saisit avec certitude. « Maintenant ça suffit, dit le corps, je n’en veux plus. » Alors on s’arrête. Dès qu’on a des idées, ou bien qu’on a des désirs dans le vital, qu’il y a par exemple quelque chose que vous aimez particulièrement, et parce que vous l’aimez particulièrement vous en mangez trois fois trop... D’ailleurs, ça peut vous guérir dans une certaine mesure, parce que si vous n’avez pas un estomac très solide, vous avez une indigestion, et alors après ça, vous avez un dégoût pour la chose qui vous a donné l’indigestion. Mais enfin, ce sont des moyens un peu drastiques. On peut faire des progrès sans avoir recours à ces moyens-là. Le mieux c’est de ne pas y penser.

Naturellement, il y a des gens qui préparent la nourriture pour eux-mêmes et pour les autres, et qui sont obligés d’y penser, mais un minimum. On peut préparer la nourriture en pensant à des choses plus intéressantes. Mais en tout cas, moins on y pense, mieux ça vaut; et quand on ne s’en occupe pas, ni mentalement ni vitalement, le corps devient un très bon indicateur. Quand il a faim, il vous le dira ; quand il a besoin d’absorber quelque chose, il vous le dira ; quand il a fini, qu’il n’a plus besoin, il vous le dira ; et quand il n’a pas besoin de nourriture, il n’y pense pas, il pense à autre chose. C’est seulement la tête qui fait tout le trouble. Au fond, c’est toujours la tête qui fait le trouble, parce qu’on ne sait pas s’en servir. Si on savait s’en servir, cela pourrait aussi créer l’harmonie. Mais il est une chose assez curieuse : les gens se servent de leur imagination toujours pour la chose qui est mauvaise, et c’est très, très rare qu’ils se servent de leur imagination pour le bien. Au lieu de penser des choses favorables, qui vous aideront à vous garder en équilibre et en harmonie, on pense toujours à toutes les catastrophes possibles, et alors naturellement on dérange l’équilibre de son être et par-dessus le marché, si on a le malheur d’avoir peur, alors on attire les catastrophes que l’on craint.

Voilà. C’est tout? Pas de question?

Bonne nuit, mes enfants!

mars




Le 2 mars 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre IV de Les Bases du Yoga, « Le désir, la nourriture, le sexe ».

Douce Mère, quel est ce vrai esprit et cette vraie conscience dans laquelle on doit prendre la nourriture?

C’est l’esprit de consécration et... Qu’est-ce que tu dis, l’autre?

La vraie conscience.

Oui, c’est la même chose. C’est la conscience qui est tournée exclusivement vers le Divin, et qui veut la réalisation divine et pas autre chose; et le vrai esprit, c’est l’esprit de consécration vers le Divin et qui ne veut que la transformation, et pas autre chose, c’est-à-dire quelque chose qui n’essaye pas de trouver sa propre satisfaction dans l’accomplissement de l’aspiration.

Il y a toujours, dès qu’il y a une aspiration... elle peut être très sincère et spontanée, mais tout de suite le mental et le vital sont là, à guetter comme des brigands derrière la porte; et si une force répond, ils se précipitent dessus pour leur propre satisfaction. Alors là, il faut faire très, très, très attention; parce que l’aspiration pouvait être sincère, l’appel pouvait être tout à fait spontané et sincère et très pur, mais dès que la réponse vient, les deux brigands sont là, qui essayent de s’emparer de ce qui vient pour leur propre satisfaction. Et ce qui vient est très bien, mais eux, immédiatement ils le pervertissent, ils s’en servent pour des fins personnelles, pour la satisfaction de leurs désirs ou de leurs ambitions, et ils gâtent tout. Et naturellement, non seulement ils gâtent tout mais ils arrêtent l’expérience. Alors à moins qu’on ne fasse bien attention, on est là, enlisé, et on ne peut pas avancer. S’il y a une Grâce sur vous, quand la Grâce voit ça, automatiquement elle vous donne un coup formidable pour vous rappeler à la réalité, au sens de vous-même; ça vous donne un coup de poing sur la tête, ou dans l’estomac, ou dans le cœur, ou n’importe où, pour que tout d’un coup vous disiez :

« Oh! ça ne va plus. »

Pas de question?

Mère, qu’est-ce que « le sommeil progressivement changé en repos yoguique » ?

Ah! repos yoguique, cela veut dire qu’au lieu d’un sommeil inconscient, c’est un sommeil — si vous voulez appeler ça sommeil —, un sommeil conscient. Le corps est dans un état de repos complet, avec la détente des nerfs, la détente des muscles; on est complètement détendu et en repos; mais l’esprit reste conscient, suffisamment conscient pour qu’il puisse mettre le vital aussi en repos, le mental aussi en repos, et que tout soit dans un état de paix, de tranquillité, d’immobilité, afin que la conscience soit complètement libre. Alors la conscience peut ou se reposer aussi, si elle juge que c’est nécessaire, ou faire du travail si elle juge que c’est nécessaire; et en tout cas, elle est libre de faire comme elle veut, ce qu’elle veut, et d’aller dans les régions où elle veut. Mais les parties qui appartiennent à l’être physique actuel, c’est-à-dire mental, vital, et physique, sont dans un complet repos et une sorte d’immobilité, qui fait que les heures de sommeil n’ont pas besoin d’être aussi longues. On peut raccourcir beaucoup le nombre des heures de sommeil si on laisse le corps dans cet état de repos. Mais ça demande beaucoup de travail, et un travail très conscient, n’est-ce pas, très conscient et très obstiné. Ça ne s’obtient pas tout de suite, ça peut demander des années de discipline. Seulement, une fois que c’est obtenu, eh bien, on a maîtrisé le sommeil, et on peut justement empêcher... Par exemple, il y a beaucoup de gens qui, lorsqu’ils se mettent à dormir, sont dans une très bonne conscience, et quand ils se réveillent le matin, ils sont complètement abrutis, et ils ont perdu tout ce qu’ils avaient gagné la veille; et c’est parce que leur sommeil est inconscient, et qu’ils s’en vont — vitalement, ou mentalement, ou dans le physique subtil — ils s’en vont dans des endroits indésirables, ou bien ils tombent dans l’inconscience, et ils perdent dans cette inconscience tout ce qu’ils avaient gagné.

C’est une chose très nécessaire, mais qui ne s’obtient pas très facilement. C’est une des choses les plus difficiles à faire, mais elle est très utile; seulement, on ne peut guère la faire sans une direction très suivie, parce qu’à moins qu’on ne sache comment faire, même dans les détails, on risque de faire des bêtises. En tout cas, une chose que l’on peut faire en toute sécurité, c’est, avant de s’endormir, de se concentrer, de relâcher toute tension dans l’être physique, de tâcher — c’est-à-dire dans le corps — de faire que le corps soit comme un chiffon sur le lit, que ce ne soit plus quelque chose qui soit avec des crispations et des crampes; le relâcher complètement comme si c’était une espèce de chose comme un chiffon. Et puis le vital : le calmer, le calmer autant que vous pouvez, le rendre aussi tranquille, aussi paisible que possible. Et puis le mental aussi : le mental, tâcher de le garder comme ça, sans activité. Il faut mettre sur le cerveau une force de grande paix, de grande tranquillité, de silence si possible, et puis ne pas suivre activement des idées, ne pas faire d’efforts, rien, rien; il faut relâcher le mouvement aussi là, mais le relâcher dans une sorte de silence et de tranquillité aussi grands que possible.

Une fois que vous avez fait tout ça, vous pouvez ajouter soit une prière, soit une aspiration, suivant la nature de chacun, pour demander la conscience, la paix, et à être protégé contre toutes les forces adverses pendant tout le sommeil, être dans une concentration d’aspiration tranquille et dans une protection; demander à la Grâce de veiller sur votre sommeil; et puis vous vous endormez. Ça, c’est s’endormir dans les meilleures conditions possibles. Ce qui arrive après dépend de vos impulsions intérieures, mais si vous faites cela obstinément, nuit après nuit, nuit après nuit, après quelque temps ça a son effet.

Généralement, n’est-ce pas, on se met sur son lit et on tâche de s’endormir aussi vite que possible, et puis c’est tout, avec un état d’ignorance totale de comment il faut le faire. Mais je viens de vous le dire, si vous faites cela régulièrement, ça aura un effet. En tout cas, cela peut très bien éviter les attaques qui se produisent la nuit : on s’est couché très bien, on se réveille malade; ça, c’est une chose absolument désastreuse, cela veut dire que pendant la nuit on a été s’infecter quelque part dans un état d’inconscience totale.

Est-ce que ce n’est pas nécessaire de se souvenir des rêves aussi?

Ça, c’est moins nécessaire. C’est utile si on veut avoir un grand contrôle sur son sommeil. Mais ça, il faut aussi savoir le faire. Se souvenir de ses rêves, c’est le matin; ce que je vous dis, c’est le soir. Le matin, quand vous vous réveillez, il ne faut pas que vous soyez pressé. Si vous voulez... il ne faut pas que vous vous réveilliez juste au moment où il faut vous lever; il faut avoir du temps devant soi, et il faut faire bien attention, faire une formation avant de s’endormir, et faire bien attention en se réveillant de ne pas faire un mouvement brusque, parce que si vous faites un mouvement brusque, automatiquement le souvenir de vos rêves s’en va. Il faut que vous restiez avec la tête absolument immobile sur l’oreiller, sans bouger, jusqu’à ce que vous puissiez rappeler tranquillement à vous la conscience qui est partie, et la rappeler comme on tire sur quelque chose, très doucement, sans heurt et sans hâte, avec un état d’attention et de concentration. Et alors, à mesure que la conscience rentre en vous, la conscience qui est partie, si vous restez bien immobile, bien tranquille et que vous ne vous remettiez pas à penser à toutes sortes de choses, cela ramènera d’abord l’impression, et puis après le souvenir, quelquefois un souvenir fragmentaire. Mais si vous restez dans ce même état d’immobilité réceptive, alors ça peut devenir de plus en plus un souvenir conscient. Mais pour cela, il faut avoir du temps. S’il y a la moindre impression qu’il faut que vous vous dépêchiez, c’est fini, vous ne pouvez rien faire du tout. Il ne faut même pas, en vous réveillant, vous demander : « Quelle heure est-il? » C’est tout à fait fini. Si vous faites ça, tout s’en va.

Mais, Mère, on se rendort si on ne bouge pas! (rires)

Ça veut dire une chose ou l’autre : ou qu’on n’a pas assez dormi, et que par conséquent il faut dormir encore; ou bien qu’on est un peu tamasique dans sa nature, et on aime à être dans l’inconscience.

Alors c’est tout, mes enfants? Pas de questions?

Mère, un effort intérieur est souvent gâté par des dispersions dans les activités extérieures.

Quand on est actif extérieurement, de garder une concentration?... Oh, ça ne devrait pas être très difficile. Vraiment ça ne devrait pas être très difficile. Moi, ce qui me paraît difficile, c’est de ne pas garder l’espèce d’intensité de conscience intérieure, se séparer d’elle; ça paraît une chose impossible. Une fois qu’on attrape ça au-dedans de soi, comment est-ce qu’on peut s’en séparer, si on l’a eu une fois, si c’est devenu une réalité pour vous, cette conscience et cette union intérieure avec le psychique, et cette conscience et cette intensité d’aspiration, et cette flamme qui est toujours allumée? Mais quoi que ce soit que l’on fasse, ça ne peut pas s’éteindre, c’est toujours là.

Il me semble que pour se séparer de ça, une fois que c’est là, il faut fermer une porte, il faut volontairement fermer la porte, comme ça, là-dessus, et dire : « Je ne m’occupe plus de ça. » Mais si on a vraiment la volonté que le contact reste, cela ne me paraît pas très difficile. Il me semble qu’il faut avoir vraiment une volonté de tourner le dos à ça, pour que ça s’en aille; autrement c’est là, derrière tout, toutes choses, constamment. Et si au contraire on a pris l’habitude, quand on a quelque chose à dire, quand on a un mouvement, simplement un mouvement, ou n’importe quoi à faire, de toujours s’en référer là, à ça, de ne pas se sentir capable de faire quelque chose sans que ça soit derrière, là, pour vous dire : « Oui, comme ça, pas comme ça. Ça. Non, pas ça : ça. » C’est difficile de vivre sans ça.

Il y a des gens qui volontairement, parce que ça les gêne, parce que ça fait un contrôle sur leurs impulsions et qu’ils veulent se sentir tout à fait libres et indépendants (ce qu’ils appellent indépendants), alors c’est comme s’ils... bang the door, comme ça, ils envoient la porte à toute volée pour fermer ça. Alors naturellement, une fois que c’est fait, c’est fait; alors on devient quelque chose de si superficiel, si faible, si mesquin, si ignorant, si stupide! Comment est-ce qu’on peut supporter d’être ça ! Il me semble qu’immédiatement l’instinct c’est de faire un pas en arrière, d’ouvrir précipitamment la porte et de se remettre en contact, en disant : « Non, non, non, pas de cet état, pas de cet état affreux d’ignorance » où vous ne savez même pas ce qu’il faut dire ni ce qu’il ne faut pas dire, ni ce qu’il faut faire ni ce qu’il ne faut pas faire, ni où il faut aller ni où il ne faut pas aller, rien, rien, on est dans une immensité obscure et incohérente. C’est un état effroyable. Mais quand la porte est ouverte et que ça, c’est derrière, c’est tout à fait confortable à chaque minute, comme si on s’appuyait le dos sur une grande lumière, une grande conscience, comme ça... « Ah! maintenant, voilà, ça c’est ce qu’il faut faire, ça c’est ce qu’il faut dire, ça c’est le mouvement qu’il faut faire », etc. Alors, là, on est confortable, tranquille, sans angoisse, sans problème, sans inquiétude. On fait ce que l’on veut faire; que les gens le prennent plus ou moins bien, ça c’est leur affaire, mais pour soi c’est comme ça.

Et notez que je vous dis ça parce que je prends le plus grand soin d’ouvrir votre porte au-dedans de vous tous et que si vous avez seulement un petit... un petit mouvement de concentration au-dedans de vous, vous n’avez pas à faire ces longs stages devant une porte fermée qui ne bouge pas, dont vous n’avez pas la clef, et que vous ne savez pas comment ouvrir — quelquefois il faut rester le nez sur la porte pendant des heures, ou pendant des jours, ou pendant des mois, ou quelquefois pendant des années, et puis vous ne savez pas comment faire.

Ce n’est pas comme ça pour vous, mes enfants.

La porte est ouverte, seulement il faut regarder de ce côté-là.

Il ne faut pas lui tourner le dos.

Ah!... C’est tout?

Douce Mère, qu’est-ce que c’est, l’erreur du vital inférieur?

Tu demandes ce que c’est?

Tous les désirs, toutes les impulsions, tous les mouvements égoïstes et obscurs et ignorants, passionnés, violents; enfin, c’est la majorité des mouvements que l’on accomplit tous les jours. C’est ça l’erreur du vital inférieur. Il veut avoir tout pour lui. Il veut être le maître de toute la vie, gouverner tout. Et quand le mental est un complice (ce qui lui arrive quatre-vingt-dix-neuf fois et demie sur cent), le mental dit : « Ça, ça s’appelle vivre sa vie, c’est le droit de vivre sa vie. » Ça veut dire le droit d’être une bête ignorante et stupide.

Mère, qu’est-ce que c’est que le sommeil? Est-ce seulement le besoin du corps de se reposer, ou est-ce que c’est quelque chose d’autre?

Le sommeil peut être un moyen très actif de concentration et de connaissance intérieure. Le sommeil, c’est l’école par laquelle on doit passer, si on sait y apprendre sa leçon, pour que l’être intérieur soit indépendant de la forme physique, conscient par lui-même et qu’il soit maître de sa propre vie. Il y a des parties entières de l’être qui ont besoin de cette immobilité et semiconscience de l’être extérieur — du corps —, pour pouvoir vivre de leur vie propre, indépendamment.

Seulement, les gens ne savent pas; ils dorment parce qu’ils dorment, comme ils mangent, comme ils vivent, par une sorte d’instinct, d’impulsion semi-consciente. Ils ne se posent même pas la question. Tu poses la question maintenant : pourquoi est-ce qu’on dort? Mais il y a des millions et des millions d’êtres qui dorment sans jamais s’être posé la question. Ils dorment parce qu’ils ont sommeil, ils mangent parce qu’ils ont faim, et ils font des bêtises parce qu’ils ont des instincts qui les poussent, sans réfléchir, sans raisonner; mais pour ceux qui savent, le sommeil est une école, est une excellente école pour autre chose que l’école du temps de veille.

C’est une autre école pour un autre résultat, mais c’est une école. Si on veut avoir le maximum de progrès possible, il faut savoir utiliser ses nuits comme on utilise ses jours; seulement, généralement les gens ne savent pas du tout comment faire, et ils essayent de rester éveillés, et tout ce qu’ils produisent c’est un déséquilibre physique et vital — et mental aussi quelquefois — comme résultat.

Le physique et toutes les parties physiques matérielles doivent être absolument en repos, mais un repos qui n’est pas une chute dans l’inconscience — ça, c’est une des conditions. Et le vital doit être dans un repos de silence. Alors si vous avez ces trois choses qui se reposent, l’être intérieur, qui est rarement en rapport avec la vie extérieure — parce que la vie extérieure est trop bruyante et trop inconsciente pour qu’il puisse se manifester —, peut prendre conscience de lui-même et s’éveiller, devenir actif et agir sur les parties inférieures, établir un contact conscient. Ça, c’est la vraie raison du sommeil, à part la nécessité que, dans les conditions actuelles de la vie, l’activité et le repos, le repos et l’activité doivent alterner.

Le corps a besoin de repos, mais il y a très peu de gens, comme j’ai dit, qui savent dormir. Ils dorment dans de telles conditions qu’ils ne se réveillent pas reposés, ou très mal reposés. Mais ça, c’est toute une science à apprendre.

De quoi dépend, Mère, notre réserve physique?

Les réserves physiques? Tu veux dire la réserve d’énergie?

Oui.

Ça dépend de la capacité de recevoir la force vitale universelle; parce qu’au fond, à travers la nourriture aussi, ce sont ces forces vitales que l’on reçoit, mais on les reçoit d’en bas. Mais pour pouvoir faire des réserves, il faut savoir recevoir d’une façon constante les forces vitales universelles et avoir une sorte d’équilibre dans l’être, qui fait qu’on ne dépense pas plus que l’on n’a.

Il y a une proportion à garder entre la réceptivité et la dépense. C’est une sorte d’harmonie dans l’être qui doit s’établir. Seulement, il y a des gens qui ont un pouvoir presque instinctif d’attirer à eux les forces vitales ou de les absorber — les forces vitales universelles, je veux dire —, et alors ils compensent leurs dépenses au fur et à mesure. Ces gens-là peuvent produire beaucoup plus que les autres. Il y en a qui, dans certaines conditions, comme le sommeil ou un certain repos ou une détente, peuvent accumuler des forces et, après, alors ils les épuisent, pour ainsi dire, dans leurs activités, et il faut encore qu’ils rechargent la batterie après; ça c’est déjà une condition beaucoup moins favorable.

Il y a des gens qui ne savent pas recevoir les forces du tout. Ceux-là, ils vivent sur les énergies concentrées dans le corps — parce qu’il y a de l’énergie concentrée dans toutes les cellules du corps. Ils vivent là-dessus, mais au bout d’un certain temps, ils s’épuisent complètement s’ils ne savent pas récupérer; quand ils ont dépensé toutes les énergies qui étaient concentrées en eux, ou ils tombent malades ou ils ne récupèrent jamais. Alors ça ne peut pas durer très longtemps; ça dure le temps moyen d’une vie humaine, et encore, au bout d’un certain nombre d’années, ils ne sont plus capables ni de faire le même effort, ni de produire autant, ni de faire des progrès, surtout.

Mais ceux qui savent instinctivement, ou qui ont appris à recevoir et accumuler les forces vitales universelles, ceux-là ils peuvent durer presque indéfiniment. L’usure est très petite, surtout s’ils savent le faire et qu’ils le fassent avec connaissance et méthode, alors là, ça peut atteindre à un certain degré de perfection.

Quand on sait, il suffit quelquefois de deux minutes ou trois minutes pour récupérer les énergies dépensées pendant des jours. Seulement il faut savoir le faire.

Mais ceux qui se retirent sur eux-mêmes, qui se replient sur eux-mêmes, ils ne peuvent pas faire ça. Il faut vivre tout le temps dans une conscience très vaste et très étale; je ne sais pas si vous comprenez le mot, cela veut dire quelque chose qui se répand d’une façon très homogène et très tranquille, comme quand la marée est arrivée à son sommet, et que l’eau se répand comme ça tranquillement, alors c’est cette impression-là. Il faut que le vital soit comme cela — alors là, on est ouvert aux forces universelles. Mais si on a, par exemple, la très mauvaise habitude d’échanger des forces vitales avec ses congénères, on perd la capacité tout à fait. Alors, à moins qu’on ne soit en relation avec quelqu’un, on ne reçoit rien du tout. Et alors naturellement, si vous recevez les forces à travers les autres, vous, vous recevez en même temps toutes les difficultés de l’autre, peut-être quelquefois ses qualités, mais c’est moins contagieux. Ça, c’est une des choses qui ferment le plus.

Il y a des gens qui, à moins qu’ils n’aient des relations plus ou moins sociales avec d’autres gens, des relations d’amitié, de conversation... et puis ça va encore plus loin... ils ne reçoivent pas de forces, et c’est comme ça qu’ils les reçoivent. Mais alors ça, ça fait toujours une bouillie. Les forces que l’on reçoit sont déjà à moitié digérées, en tout cas elles n’ont pas leur pureté primitive, et ça altère votre propre capacité.

Mais quand on a dans sa conscience cette capacité... par exemple, vous allez vous promener et vous vous trouvez dans un endroit qui est un peu vaste comme le bord de la mer, ou comme une grande plaine, ou comme le sommet d’une montagne — un endroit où vous avez un horizon un peu vaste —, alors si vous avez cette espèce d’instinct physique qui fait que tout d’un coup vous êtes aussi vaste que l’horizon, vous avez un sens d’infinité, d’immensité; et plus vous devenez vaste, plus vous devenez tranquille, paisible...

Il vous suffit comme ça d’un contact avec la Nature.

Il y a beaucoup d’autres moyens, mais celui-là est très spontané. Il y a aussi... quand vous voyez quelque chose de très beau, vous pouvez avoir la même chose : une espèce de joie intérieure et une ouverture aux forces, et alors ça vous élargit et vous remplit en même temps. Il y a beaucoup de moyens, mais généralement on ne les utilise pas. Naturellement, si vous entrez dans une contemplation et que vous aspirez à une vie plus haute et que vous appelez les forces d’en haut, cela vous récupère vos énergies plus que n’importe quoi. Mais il y a une grande quantité de moyens.

Voilà. C’est tout? Bon.

Alors au revoir, mes enfants. Bonne nuit!

Le 9 mars 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre V de Les Bases du Yoga, « La conscience physique, le subconscient, le sommeil et les rêves, la maladie ».

Douce Mère, qu’est-ce que c’est que « l’ouverture du psychique dans la conscience physique » ?

Je crois que je vous ai déjà dit ça une fois. On peut trouver le psychique à travers chaque partie de la conscience : vous pouvez trouver un psychique derrière le physique, vous pouvez entrer en rapport avec le psychique directement à travers la conscience physique, directement à travers la conscience vitale, directement à travers la conscience mentale. Ce n’est pas comme s’il fallait traverser tous les états d’être pour trouver le psychique. Vous pouvez entrer dans le psychique sans quitter votre conscience physique, par intériorisation, parce que ce n’est pas une ascension ou une gradation. C’est une intériorisation, et cette intériorisation peut se faire sans passer par les autres états d’être, directement. C’est ça que veut dire Sri Aurobindo : vous êtes dans la conscience physique, rien ne vous empêche d’ouvrir cette conscience physique à la conscience psychique, vous n’avez pas besoin de vous développer vitalement ou mentalement, ou de retourner à ces états d’être pour entrer en contact avec le psychique. Vous pouvez entrer directement. Le psychique se manifeste directement dans votre physique sans passer par les autres états, c’est ce que ça veut dire.

Douce Mère, ici il est dit : « On doit établir dans les parties vitales inférieures et physiques une paix et une équanimité complètes et une consécration entière, libres de toute exigence et de tout désir personnels. »

Eh bien, alors quoi?

Comment faut-il faire?

Comment il faut faire? Il faut le vouloir, puis aspirer; et puis chaque fois qu’on fait quelque chose qui est contraire à cet idéal, le mettre en face de soi et mettre dessus la lumière et la volonté de changer. Chaque fois qu’on fait un mouvement égoïste — ou de ces choses qui ne doivent pas être faites —, il faut immédiatement l’attraper comme si on l’attrapait par le cou, et puis le mettre en présence de son idéal et de sa volonté de progrès, et mettre dessus la conscience et la lumière pour que cela change.

Attraper chaque chose qui ne doit pas être faite, l’attraper comme ça, et puis la tenir ferme, en face de la lumière, jusqu’à ce que la lumière puisse agir sur elle pour la transformer. C’est un travail qu’on peut faire tout le temps. Quoi qu’on fasse, on peut toujours faire ce travail-là. Chaque fois qu’on s’aperçoit qu’il y a quelque chose qui ne va pas bien, il faut toujours l’attraper comme ça, l’empêcher de se cacher — parce que ça essaye de se cacher —, l’attraper et puis le garder comme ça, devant la lumière de sa volonté consciente, et puis mettre la lumière dessus pour que cela change.

Rien? Questions? Quoi?

(Mère se tourne vers Pavitra qui est assis, les yeux fermés) Pavitra a une question? (Il n’entend pas, reste immobile; son voisin le pique avec son stylo ; il ouvre les yeux parmi les rires) Une question? (Pavitra fait signe que non; rires)

Douce Mère, quelquefois un être incarné a un corps physique très faible : en ce cas, est-ce que son corps n’est pas une entrave pour son travail sur terre?

Un être incarné, qu’est-ce que tu appelles un être incarné?

Par exemple, Râmakrishna ou quelques autres...

Oh, oh, oh! Mais je ne comprends pas très bien la question. L’être présent, quel qu’il soit, et qui que ce soit qu’il soit audedans, a toujours un être psychique. N’est-ce pas, généralement cela dépend du degré d’évolution de l’être psychique, mais enfin tout être psychique qui est dans un corps a les états d’être formés dans la présente formation. Son travail est toujours de transformer ça ; c’est comme si c’était la partie de l’univers qui lui est donnée pour son travail de transformation. Et même s’il a une mission plus vaste que celle de sa propre personne, à moins qu’il ne fasse ce travail dans sa personne, il ne peut pas faire l’autre... Vous ne pouvez pas changer le monde extérieur à moins que vous ne commenciez par vous changer vous-même. C’est la première condition; et pour tout le monde, les grands et les petits, et les vieux et les jeunes — vieux, je veux dire ceux qui ont vécu depuis très longtemps, et jeunes ceux qui n’ont pas vécu depuis très longtemps —, c’est toujours le même travail. C’est pour cela que la vie sur terre, pour un être psychique, c’est l’occasion de progresser.

La durée de la vie terrestre, c’est le temps du progrès. En dehors de la vie terrestre il n’y a, pour ainsi dire, pas de progrès. C’est dans la vie terrestre qu’il y a la possibilité et les moyens de progresser. Mais c’est pour tous les êtres conscients la même chose, pas seulement pour ceux que tu appelles incarnés. C’est pour tout le monde la même chose. Il faut d’abord commencer par le travail chez soi. Quand on a fait le travail chez soi, alors on peut le faire chez les autres; mais la première chose à faire, c’est de le faire chez soi.

Douce Mère, le Divin est descendu dans le monde d’obscurité et d’ignorance...

Et alors, quoi?

Comment sent-Il?

Quoi? Qu’est-ce qu’Il sent? Tu n’as jamais été dans un endroit tout noir où tu es obligé de trouver ton chemin sans avoir de lumière? Ça t’est arrivé? Un endroit que tu ne connais pas et qui est tout noir, où tu es obligé de trouver ton chemin sans avoir de lumière? Tu ne t’es jamais trouvé dans un endroit comme ça ? Non? Oh, tu le saurais si ça t’était arrivé. Par exemple, tu es dehors dans... mettons une forêt... ça, c’est une grande affaire, mais mettons dans un jardin un peu grand, et puis tu es resté trop longtemps et il ne fait plus clair du tout, et tu ne sais pas comment trouver ton chemin. Cela ne t’est jamais arrivé? Tu voyais toujours clair?

Douce Mère, s’il y a quelqu’un qui veut avoir des expériences, ou quelque chose comme ça, quelle est la première chose qu’il doit faire?

Pour avoir des expériences? Quel genre d’expériences? Avoir des visions, ou avoir des expériences psychologiques, ou quel genre d’expériences?

Au fond, toute la vie est une expérience, non? Nous passons notre temps à faire des expériences. Tu veux dire avoir un contact avec d’autres réalités que les réalités physiques? C’est ça ? Ah!

Eh bien, je crois que la première condition, c’est d’abord d’avoir la foi qu’il y a autre chose que la réalité physique. Cela peut être la première condition. Alors la seconde condition, c’est d’essayer de trouver ce que c’est, et le meilleur champ d’action, c’est soi-même. Alors il faut commencer par s’étudier un peu et arriver à discerner entre ce qui dépend exclusivement du corps et ce qui dépend de quelque chose d’autre qui n’est pas le corps. On peut commencer comme ça. On peut commencer par observer ses sentiments ou ses pensées dans leur fonctionnement; parce que... les sensations, c’est tellement lié au corps que c’est très difficile de les distinguer, c’est tellement lié à nos sens, et les sens sont des instruments du corps, alors c’est difficile à discerner. Mais les sentiments échappent déjà... les sentiments que l’on éprouve; et tâcher de trouver la racine de ça, et puis les pensées... Qu’est-ce que sont les pensées?

Si on commence à chercher, à comprendre ce que c’est qu’un sentiment, et ce que c’est qu’une pensée, et comment ça fonctionne, alors on peut déjà aller assez loin sur le chemin avec ça. Il faut en même temps observer comment ses sentiments et ses pensées ont une action sur le corps, quelle est la réciprocité. Et puis, il y a un autre exercice qui consiste à chercher en soi ce qui est persistant, ce qui est durable, quelque chose qui fait qu’on dit « moi », et qui n’est pas le corps. Parce que, évidemment, quand on était tout petit comme ça, et puis que chaque année on grandit, si on prend des distances assez longues, par exemple des distances d’une dizaine d’années, ce sont des « moi » très différents de ce qu’on était quand on était comme ça (geste); et puis ce qu’on est maintenant, c’est difficile de dire que c’est la même personne, n’est-ce pas. Si on ne prend que ça, il y a pourtant quelque chose qui a le sentiment d’être toujours la même personne. Alors il faut réfléchir, chercher, tâcher de comprendre ce que c’est. Ça, ça peut vous mener loin sur le chemin. Alors, si on étudie aussi la relation entre ces différentes choses, entre les pensées, les sentiments, l’action sur le corps, la réaction du corps sur ces choses, et puis qu’est-ce qui d’une façon permanente dit « moi », qu’est-ce qui peut faire une courbe dans le mouvement de l’être, si on cherche assez soigneusement, cela vous mène assez loin. Naturellement, si on cherche assez loin, et avec assez de persistance, on arrive au psychique.

C’est le chemin pour vous mener au psychique; et alors, ça c’est l’expérience, c’est la première expérience. Quand on a le contact avec la partie permanente de son être immortel, à travers cette immortalité on peut passer encore plus loin et atteindre à l’Éternel. C’est encore un autre état de conscience. Mais c’est comme ça qu’on suit le chemin petit à petit. Il y a d’autres moyens, mais celui-là, c’est celui qui est toujours à portée de la main. N’est-ce pas, on a toujours son corps avec soi, et ses sentiments et ses pensées, et à n’importe quel moment de la journée, même la nuit, on peut s’occuper de ça ; tandis que si l’on doit avoir autre chose autour de soi, des gens ou des choses ou certaines conditions, c’est plus compliqué; mais ça, c’est toujours là à portée de la main. Personne ne peut t’empêcher d’avoir ton corps avec toi, ta pensée et tes sentiments, tes sensations, c’est le champ de travail qui est là toujours, c’est très commode — pas la peine de chercher dehors. On a tout ce qu’il faut. Et alors ce qu’il faut acquérir, c’est le pouvoir d’observation, et puis la capacité de se concentrer, et de suivre d’une façon un peu continue un certain mouvement dans son être; comme quand on a un sentiment quelconque très fort qui vous prend, qui vous saisit, alors il faut le regarder, pour ainsi dire, et se concentrer dessus et arriver à trouver d’où ça vient, qu’est-ce qui vous a donné ça. Rien que le travail de se concentrer pour arriver à trouver ça, cela vous mène tout droit à une expérience. Et alors, si par exemple on veut faire une chose pratique, si dans les sentiments que l’on a, on est tout à fait bouleversé, agité, si c’est comme un ouragan là-dedans, alors en se concentrant, on peut chercher à trouver la cause de tout ça, n’est-ce pas, la cause interne, la cause véritable, et en même temps on peut aspirer à amener la paix, la tranquillité, une sorte d’immobilité intérieure dans ses sentiments, parce que sans cela on ne voit pas clair. Quand c’est tout dans un tourbillon, on ne voit rien; comme quand vous êtes dans un grand orage et que le vent souffle de tous les côtés et qu’il y a des nuages de poussière, vous ne pouvez pas voir. C’est la même chose. Pour voir, il faut que ça devienne tranquille. Alors il faut aspirer, et puis tirer, dans cet orage, tirer la paix, la tranquillité, l’immobilité, comme ça ; et alors si on réussit, ça c’est encore une expérience, c’est le commencement.

Naturellement, on peut s’asseoir et tâcher... pas de méditer, parce que c’est une activité de la pensée qui ne mène pas à l’expérience, mais de se concentrer et d’aspirer, et de s’ouvrir à la force d’en haut; et alors, si on le fait d’une façon assez persistante, il y a un moment où on sent cette force, cette paix, ou ce silence, cette tranquillité descendre, pénétrer et descendre dans l’être plus ou moins loin. Le premier jour ça peut être très peu, et puis petit à petit ça devient plus. Ça, c’est aussi une expérience. Ce sont toutes des choses faciles à faire.

Mais si, par exemple, on a un rêve, quand on s’en souvient très exactement dans ses détails et qu’on se concentre pour comprendre ce rêve, ça aussi, ça peut être une expérience, quelque porte de la compréhension peut s’ouvrir et on peut soudain avoir le sens profond qui était caché derrière le rêve; ça aussi, c’est une expérience — beaucoup de choses — et on a toujours l’occasion d’en avoir. Naturellement, l’expérience qui vous donne le plus le sens d’une révélation ou de quelque chose de nouveau, c’est dès qu’on entre en contact avec le psychique, et, dans le psychique, quand on est en présence du Divin ; ça, c’est l’expérience type, celle qui a une action sur toute l’orientation et l’activité de l’être. Mais ça peut venir vite et ça peut aussi prendre du temps. Mais entre l’état dans lequel on est maintenant et cet état-là, il y a beaucoup d’échelons. Ce sont des échelons, justement, d’expériences qu’on peut avoir.

Alors c’est un vaste programme. Les premiers pas, c’est ça : se rassembler, tâcher d’être bien tranquille et de voir ce qui se passe au-dedans, les relations entre les choses, et ce qui se passe au-dedans, ne pas vivre seulement dans la surface.

Voilà. C’est tout?

Il y a des moments, quand on médite, où on voit des formes très désagréables vis-à-vis de soi pendant quelques jours. Ça commence, et après ça finit. Qu’est-ce que ça veut dire?

Oui, cela veut dire probablement qu’au lieu de méditer dans une concentration silencieuse, on a ouvert sa conscience ou dans un domaine vital ou dans un domaine mental pas très agréable. C’est ça que ça veut dire. Cela peut vouloir dire aussi (ça dépend du degré de développement dans lequel on se trouve), cela peut vouloir dire dans certains cas, quand on est maître de sa concentration et que l’on sait où l’on va... enfin cela demande déjà une assez grande discipline... il se peut que ce soit une attaque spéciale de forces adverses, de mauvaises volontés, ou venant de certains êtres ou venant de certains domaines; mais ce n’est pas nécessairement des attaques; ça peut être simplement qu’on a ouvert sa conscience dans un endroit qui n’est pas très recommandable, ou bien quelquefois, souvent, qu’on avait soi-même un certain nombre de mouvements du vital et du mental qui n’étaient pas très recommandables, et quand on se met dans le silence de la méditation ou dans cette espèce d’attitude passive d’« expectation » de quelque chose expectation » de quelque chose qui va arriver, toutes ces vibrations qui sont sorties de vous reviennent vers vous avec leur apparence véritable, qui n’est pas très agréable. Ça, ça arrive souvent : on avait de mauvais sentiments, pas positivement méchants, mais enfin des choses qui ne sont pas désirables, de mauvaises pensées, des mouvements de mécontentement, de révolte ou d’impatience, ou un manque de satisfaction, ou... n’est-ce pas, qu’on se soit fâché contre quelqu’un, en pensée, même pas besoin de parler... des choses comme ça, quand on est tranquille et qu’on tâche d’être immobile afin d’avoir une expérience, toutes ces choses-là reviennent vers vous avec leur vraie forme, c’est-à-dire pas des formes très agréables — très laides, des formes qui sont quelquefois très laides. Je crois que je vous l’ai déjà dit plusieurs fois : c’est une chose qui arrive fréquemment si vous ne maîtrisez pas vos pensées et vos réactions vitales et que quelqu’un vous a mécontenté pour une raison quelconque, que cette personne a fait ou a dit quelque chose qui ne vous plaît pas, que l’on considère être hostile et qu’alors la réaction spontanée c’est de vouloir la punir d’une façon quelconque; ou si l’on est encore plus primitif (si je puis dire), de vouloir prendre sa revanche, ou d’espérer qu’il lui arrivera quelque chose de mauvais. Enfin, cela peut venir même très spontanément, une réaction violente, comme ça, puis vous n’y pensez plus. Mais alors, la nuit, quand vous dormez, quatrevingt-dix-neuf fois sur cent, dans un cas comme ça, la personne en question vient vers vous avec une extrême violence, ou pour vous tuer ou pour vous rendre malade, comme si elle vous voulait autant de mal que possible, et alors dans votre ignorance vous dites : « Eh bien, j’avais vraiment raison d’être en colère contre elle. » Mais c’est tout simplement votre propre formation qui revient sur vous, pas autre chose que ça. La personne n’y est pour rien — tout à fait innocente dans cette affaire. Ça, c’est un phénomène qui se produit très souvent, je veux dire pour les gens qui ont des mouvements de rancune ou de colère ou de violence; et toujours ils voient dans un rêve comme ça la légitimation de leurs mouvements. Tandis que c’est seulement une image très frappante de leurs propres sentiments. Car la formation revient vers vous comme ça.

Alors dans ces cas-là, qu’est-ce qu’on doit faire?

Qu’est-ce qu’on doit faire? D’abord ne jamais avoir de mauvaises pensées, pour commencer; et puis secundo, ne jamais avoir peur, même si on voit des choses extrêmement laides — non seulement pas de peur, mais pas de dégoût et pas de répulsion, simplement une tranquillité parfaite —, et tâcher d’être aussi pur et calme que possible. Alors quoi que ce soit, que ce soit votre formation ou que cela vienne des autres, que ce soit une attaque ou que ce soit un mauvais endroit — n’importe ce que c’est —, alors tout se passera bien. Mais surtout ça : tranquille, calme, naturellement à l’abri de toutes sortes de peurs possibles, et sans dégoût, sans recul, rien, comme ça, une parfaite indifférence, avec un calme complet. Alors il ne peut rien arriver de mauvais, absolument rien. Même si c’est vraiment un ennemi qui vient pour vous attaquer, il devient impuissant.

Dans tous les cas sans exception, quoi que ce soit qui arrive, calme et tranquillité et paix sereine et une foi absolue dans la Grâce divine — si vous avez tout cela, rien ne peut vous arriver. Et il faut avoir tout cela si on veut avoir des expériences; parce que des expériences sans cela, ce n’est pas bon; tandis qu’avec ça, c’est excellent.

Le 16 mars 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre V de Les Bases du Yoga, « La conscience physique, le subconscient, le sommeil et les rêves, la maladie ». Ce soir, la lecture s’achève sur les lignes suivantes :

« C’est principalement à cause du subconscient que tout va se répétant et que jamais rien ne change qu’en apparence. C’est pourquoi les gens disent que le caractère ne peut être transformé, et c’est aussi la cause du constant retour de choses dont on espérait être débarrassé pour toujours. [...] De plus, tout ce qui est réprimé, mais pas complètement rejeté, s’y enfonce et y demeure comme des graines prêtes à monter à la surface ou à germer à la première occasion. »

Mais ce n’est pas sans espoir; parce que si c’était sans espoir, jamais nous ne pourrions obtenir la transformation physique. Voilà. Maintenant, questions.

Douce Mère, comment faut-il rejeter quelque chose du vital pour que cela n’entre pas dans la subconscience?

Ah!

Il y a une grande différence entre repousser une chose simplement parce qu’on n’en veut pas, et changer la condition de sa conscience qui fait que cette chose devient totalement étrangère à votre nature. D’habitude, quand on a un mouvement dont on ne veut pas, on le chasse, on le repousse, mais on ne prend pas la précaution de trouver en soi ce qui a servi et ce qui sert encore de soutien à ce mouvement, la tendance spéciale, le pli de conscience qui fait que cette chose est capable d’entrer dans la conscience. Si au contraire, au lieu simplement de faire un mouvement de réprobation et de rejet, on entre profondément dans sa conscience vitale et qu’on trouve le support, c’est-à-dire comme une petite vibration spéciale qui est enfouie très profondément dans un coin, souvent dans un coin si obscur qu’on a de la difficulté à la trouver là ; si on part en chasse, c’est-à-dire si on s’intériorise, si on se concentre, si on suit comme à la piste ce mouvement jusqu’à son origine, on trouve quelque chose comme un tout petit serpent lové, quelque chose, quelquefois, de tout petit, pas plus grand qu’un pois, mais qui est très noir et enfoncé très fort.

Et alors, il y a deux procédés : ou mettre une lumière tellement intense, la lumière d’une Conscience de Vérité tellement forte, que ça sera dissous; ou bien attraper ça comme avec une pince, le tirer de l’endroit où ça se trouve et le mettre en face de sa conscience. Le premier procédé est radical, mais on n’a pas toujours à sa disposition cette Lumière de Vérité, alors on ne peut pas toujours l’employer. Le second procédé, on peut le prendre, mais ça fait mal, ça fait un mal aussi grand que si on vous arrache une dent; je ne sais pas si on vous a jamais arraché une dent, mais ça fait aussi mal que ça, et ça fait mal là, comme ça (Mère indique le centre de la poitrine et fait un mouvement de torsion). Et généralement, on n’est pas très courageux. Quand ça fait très mal, eh bien, on essaye d’effacer ça comme ça (geste), et c’est pour cela que les choses persistent. Mais si on a le courage de le prendre et de tirer jusqu’à ce que ça soit là et de le mettre en face de soi, même si ça fait très, très mal... alors le tenir comme ça (geste), jusqu’à ce qu’on puisse voir clair, et puis le dissoudre, alors c’est fini. La chose ne se cachera plus jamais dans le subconscient et ne reviendra jamais plus vous ennuyer. Mais c’est une opération radicale. Il faut le faire comme une operation

Il faut d’abord avoir beaucoup de persévérance dans la recherche, parce que généralement quand on se met à la recherche de ces choses, le mental vient donner cent et une explications favorables pour que vous n’ayez pas besoin de chercher. Il vous dit : « Mais non, ce n’est pas du tout votre faute; c’est ceci, c’est cela, ce sont les circonstances, ce sont les gens, ce sont des choses reçues du dehors » — toutes sortes d’excellentes excus es, ce qui fait qu’à moins que vous ne soyez très ferme dans votre résolution, vous laissez aller et puis c’e st fini; et alors au bout de quelque temps toute l’affaire est à recommencer, l’impulsion mauvaise ou la chose dont vous ne vouliez pas, le mouvement dont vous ne vouliez pas revient, et alors il faut tou t recommencer, jusqu’au jour où vous aurez décidé de faire l’opération. Quand l’opération est faite, c’est fini, on est libre. Mais, comme je dis, il faut se méfier des explications mentales, parce que chaque fois on dit : « Oui, oui, les autres fois c’était comme ça, mais cette fois-ci vraiment, vraiment ce n’est pas ma faute, ce n’est pas ma faute. » Voilà. Alors c’est fini, c’est à recommencer. Le subconscient est là, la chose descend, reste là, très confortable, et le premier jour où vous n’êtes pas sur vos gardes, hop ! ça remonte et ça peut durer; j’ai connu des gens pour qui ça avait duré plus de trente-cinq ans, pa rce qu’ils n’avaient pas résolu une seule fois de faire ce qu’il fallait.

Oui, ça fait mal, ça fait un peu m al, c’est tout; après c’est fini. Voilà.

Rien?... Personne n’a rien à dire ? Toi, non? Tu as quelque chose à demander? Toi?

Hors du sujet.

Hors du sujet? Ce sujet comporte tout. Alors comment cela peut-il être hors du sujet? Le subconscient, on nous a dit, c’ est universel.

Mère, quand on est ici, et qu’on suit le yoga intégral, ici, n’est-ce pas...

« On est ici », ça veut dire « on est à l’Ashram » ou « on est dans la classe »? Dans la classe? Non! (rires)

Nous sommes dans la classe et à l’Ashram aussi.

Ah bon! Alors?

Est-ce que c’est sûr que dans la prochaine vie aussi on sera ici, à l’Ashra m? Ou bien est-ce qu’on s’en ira quelque part pour d’autres expériences?

Ça dépend des cas. D’abord q u’est-ce que tu appelles la prochaine vie? C’est-à-dire les gens qui ont laissé leur corps et qui en pren dront un autre?

Oui.

Mai s cela dépend absolument de la condition dans laquelle ils sont morts et de leur dernier vœu, et de la ré solution du psychique. Ce n’est pas une chose mécanique ou forcée, c’est pour chacun différent.

Je vou s ai déjà dit beaucoup de fois que, pour le destin qui suit la mort, le dernier état de conscience est gene ralement le plus important. C’est-à-dire que si au moment de mourir on a cette aspiration intense de revenir continuer son œuvre, alors les conditions s’arrangent pour que ça puisse se faire. Mais il y a tout es les possibilités, pour ce qui se passe après la mort. Il y a des gens qui retournent dans le psychique. N’est-ce pas, je vous ai dit que l’être extérieur, c’est très rare qu’il se conserve; alors nous parlons seulement de la conscience psychique qui, elle, persiste toujours. Et alors il y a des gens pour qui le psychique retourne dans le domaine psychique pour assimiler l’expérience qu’ils ont eue et préparer leur vie future. Ça peut prendre des siècles, cela dépend des gens.

Plus le psychique est évolué, plus il est près de sa complète maturité, plus il y a de temps entre les naissances. Il y a des êtres qui ne se réincarnent qu’après mille ans, deux mille ans.

Plus on est au début de la formation, plus les réincarnations sont proches; et quelquefois même, tout à fait au degré inférieur, quand on est tout près de l’animal, ça fait comme ça (geste), c’est-à-dire qu’il n’est pas rare que les gens se réincarnent dans les enfants de leurs enfants, comme ça, quelque chose comme ça, ou juste la génération suivante. Mais ça, c’est toujours un degré d’évolution très primitif, et l’être psychique n’est pas très conscient, il est en état de formation. Et à mesure qu’il est plus développé, les réincarnations, comme je dis, s’éloignent l’une de l’autre. Quand l’être psychique est totalement développé, qu’il n’a plus besoin de revenir sur la terre pour son développement, qu’il est absolument libre, il a le choix entre ne plus revenir sur terre s’il trouve que son travail est ailleurs, ou s’il aime mieux rester dans la conscience purement psychique, sans réincarnation; ou bien il peut venir quand il veut, comme il veut, où il veut, parfaitement consciemment. Et il y en a qui se sont unis avec des forces d’ordre universel et des entités de l’Overmind 4 ou d’ailleurs, qui restent tout le temps dans l’atmosphère terrestre et qui prennent des corps successivement pour le travail. Ce qui fait que de la minute où l’être psychique est complètement formé, et absolument libre — quand il est complètement formé, il devient absolument libre —, il peut faire tout ce qu’il veut, cela dépend de ce qu’il choisit; par conséquent on ne peut pas dire : « Ça sera comme ceci, ça sera comme cela »; il fait exactement ce qu’il veut et il peut même (c’est arrivé) annoncer, au moment de la mort du corps, quelle sera sa prochaine réincarnation et ce qu’il fera, et choisir déjà ce qu’il va faire. Mais avant cet état-là, qui n’est pas très fréquent — cela dépend absolument du degré de développement du psychique et de l’espoir formulé par la conscience intégrale de l’être —, il y a encore la conscience mentale, vitale et physique, unie à la conscience psychique; alors à ce moment-là, au moment de la mort, au moment de quitter le corps, il formule un espoir, ou une aspiration ou une volonté, et généralement cela décide de la vie future.

Alors on ne peut pas poser une question, dire : « Qu’est-ce qui se passe et qu’est-ce qu’il faut faire? » Toutes les choses possibles se passent, et tout peut être fait.

Chacun a un cas dans l’esprit : il pose une question générale, mais dans son esprit c’est une question tout à fait particulière; mais ça, ce sont des choses dont on ne discute pas en public.

(Mère se tourne vers Pavitra) Pavitra, vous avez une question? (Pavitra répond qu’il n’en a pas) Ah! c’est dommage!

Mère, ici on dit que la Lumière de la Vérité n’est pas toujours à la disposition...

Elle est toujours là ; mais on ne peut pas toujours s’en servir.

Mais si...

Elle est toujours là ; elle est partout; mais elle n’est pas à votre disposition dans le sens que vous ne savez pas vous en servir.

Mais si on allait à toi la demander?

Ah ! mais il ne faut pas faire des questions personnelles. Naturellement si vous me demandez : « Qu’est-ce que moi, je dois faire? » — n’importe lequel d’entre vous —, je vous dirai : « Mes enfants, c’est très facile, vous n’avez qu’à m’appeler, et puis quand vous sentez le contact, eh bien, vous le mettez dessus jusqu’à ce que cette partie ait compris. »

Mais là aussi il faut savoir, ça fait un peu mal, je vous préviens, parce que c’est accroché quelque part, et pour le décrocher il faut avoir du courage; et quand vous mettez la Lumière de Vérité, eh bien, ça brûle, quelquefois ça cuit, n’est-ce pas, il faut savoir supporter cela. Il faut que la sincérité soit suffisante pour... au lieu de se refermer comme ça et dire : « Oh ! ça fait mal », il faut s’ouvrir tout grand et recevoir en plein.

Il y a des gens qui ont toutes sortes de petites choses comme ça dans leur cerveau, des petites choses noires. Il y a des gens qui l’ont ici (Mère indique le cœur), il y a des gens qui l’ont plus bas, pour chacun ça dépend, mais pour chacun c’est la même chose, c’est toujours... je dis cela parce que c’est très remarquable que, si on fait le travail — qui que ce soit —, le résultat est toujours le même; où que ce soit, je dis, ou dans la tête ou dans la poitrine ou dans tous les centres de conscience, si on pousse l’investigation assez loin, de proche en proche, de proche en proche, inlassablement, on arrive toujours à quelque chose; ça fait de loin l’effet d’un petit pois... comme les petits pois... un petit pois noir; mais si on s’approche assez attentivement (cela dépend du degré de concentration), on s’aperçoit que c’est comme un tout petit... un serpent qui a la dimension d’un microbe, mais c’est tout petit, tout lové comme ça, roulé sur lui-même comme ça. Alors on le prend par la queue — et on tire.

Douce Mère, est-ce qu’il y a autant de serpents que de mauvais mouvements?

Oui, justement! (rires) Ça fait beaucoup, toute une armée. Quand c’est dans la tête c’est ennuyeux, parce que c’est encore plus difficile de les découvrir, et on est si plein de fausses idées que c’est très difficile de mettre de l’ordre là-dedans. Là où c’est le plus facile à découvrir et à guérir, c’est ici (Mère indique le centre de la poitrine), mais c’est là où ça fait le plus mal ; c’est pourtant l’endroit où on le trouve le mieux et où on le guérit le plus radicalement. Plus bas dans le vital, c’est plus obscur et embrouillé. C’est assez embrouillé. C’est tout mélangé et il y en a beaucoup — quand il y en a, il y en a beaucoup. Il faut mettre de l’ordre d’abord avant de trouver. Il y en a qui sont entrelacés comme ça (geste). Par exemple, il y a beaucoup de gens qui ont une tendance à s’emporter — tout d’un coup ça s’empare d’eux, pouf! ils entrent dans une colère terrible —, c’est là qu’il faut chercher la cause; et là c’est tout embrouillé, comme ça, tout mélangé, et il faut aller très profond et très vite, parce que ça se répand avec la rapidité d’une inondation; et quand c’est répandu, alors c’est toute une masse de... comme de fumée noire qui monte et qui alourdit la conscience, et c’est très, très difficile de mettre de l’ordre là-dedans. Mais quand on sent que la fureur va monter, si on se précipite immédiatement là, comme ça, dans le centre vital, et qu’on y va avec une torche qui éclaire bien, on peut trouver le coin. Si on trouve le coin, hop! on fait comme ça, on s’en empare et c’est fini, la colère tombe instantanément, avant même qu’on ait eu le temps d’exprimer un mot. Je donne cet exemple, il y en a des centaines d’autres. Toutes les affaires de sentiment, d’amourpropre, d’ambition, de passion — de passion... oui, mais enfin pas de passion purement matérielle, je veux dire (je n’aime pas employer le mot parce que c’est un travestissement, mais enfin...) ce que les hommes appellent l’amour —, tout ça, c’est là qu’on le trouve, tous les attachements, toutes les sentimentalités, tout ça, c’est là-dedans.

Et dans la tête?

Ah! dans la tête, c’est toutes les perversions des pensées, toutes les trahisons — les trahisons, il y en a une quantité formidable : on trahit son âme si souvent et d’une façon si persistante, c’est effrayant —, toutes les décisions, les points de vue et puis les explications favorables, comme je vous disais, et puis une espèce d’habitude de critiquer... Ce que l’on ne veut pas écouter, quand il y a quelque chose de supérieur qui vous fait sentir votre faute, il y a cette habitude de trouver immédiatement une explication et une critique sévère soit de l’idée, soit de la pensée; ou bien alors il y a des gens qui tournent cela en ridicule; il y a des gens qui immédiatement opposent à cela une autre idée ou un lieu commun quelconque. Vous n’imaginez pas le bazar qu’il y a dans la tête! C’est quelque chose de terrible. Si vous regardiez vraiment objectivement ce qui se passe là-dedans, c’est effrayant — avant de mettre de l’ordre, de voir clair, d’arranger tout ça, de faire que deux idées contradictoires ne puissent pas être parallèles.

Je connais une quantité considérable de gens qui abritent dans leur cerveau des idées opposées, non pas organisées en synthèse (il n’est pas question de synthèse pour eux), mais comme... une cohabitation presque fraternelle entre des choses qui se contredisent mortellement, c’est-à-dire des idées qui ne peuvent pas cohabiter. Vous pouvez les arranger dans une vaste synthèse, mais ça c’est un travail d’ordre supérieur; mais deux choses, deux idées, n’est-ce pas, qui ont des conséquences actives absolument contradictoires et qui sont des explications absolument contradictoires du même fait... et ces deux choses sont là, elles sont parallèles, elles sont quelquefois même si proches qu’on a l’impression qu’elles sont jointes et qu’elles cohabitent sans être gênées par le ridicule de leur association.

Il faudra un jour que je vous donne une série d’exemples. Je vous dis ça très souvent, je ne vous ai jamais donné d’exemples; mais un jour je vous ramasserai une quantité d’exemples, et puis je vous les donnerai. Vous verrez ça ; si ce n’était pas triste, ce serait drôle. La majorité des gens qui ont ça, ne s’en aperçoivent même pas, cela ne les gêne pas. Si vous avez des idées sur les choses — vous devez bien avoir quelques idées sur les choses, sur le monde, sur la vie, sur la raison d’être de l’existence, sur le but de l’existence, sur la réalisation future; enfin vous avez bien des idées —, eh bien, essayez ce petit jeu-là un jour, de mettre toutes les idées en face de vous, comme ça, et puis de les arranger; vous verrez comme ce sera facile, et vous vous amuserez peut-être; vous trouverez des choses surprenantes.

Déjà, rien que le travail, rien que ce travail d’exposition, de les mettre simplement l’une à côté de l’autre en face de vous, toutes les idées que vous avez sur un sujet quelconque, comme si vous étiez obligé de les écrire dans un devoir — n’est-ce pas, une rédaction qu’on vous demande : « Que pensez-vous de telle chose, de tel sujet? » et vous êtes obligé d’en faire la rédaction —, mettez toutes les idées l’une à côté de l’autre, vous verrez, ce sera drôle. À moins que vous n’ayez eu l’habitude d’avoir une idée centrale, si possible une vérité centrale immuable, autour de laquelle vous arrangez toutes les idées, vous les organisez dans un ordre logique avec la relation qui convient entre chacune d’elles, chacune à sa place, et vous en faites une espèce de monument — si vous n’avez jamais fait cela et que vous essayiez de lire dans votre mental, vous y verrez vraiment quelque chose... enfin je vous dis : si ce n’était pas triste, ce serait très drôle. On ne peut pas s’imaginer à quel point on peut, dans l’espace d’une heure, penser les choses les plus contradictoires et sans étonnement.

C’est un bon travail de faire ça : voilà, je vais écrire un petit essai sur « Quel est... (prenez celui-là, prenez n’importe lequel, ça ne fait rien), quel est le but vers quoi tend la vie? », ou bien « Quelle est la raison d’être de l’existence sur terre? », ou bien « Pourquoi les hommes naissent-ils pour mourir? » — n’importe quoi, vous prenez des choses comme ça. Je ne dis pas de prendre « Pourquoi vous avez joué au football aujourd’hui et jouerez au basket-ball demain », non, pas des choses comme ça, parce que ça, vous pourrez toujours les expliquer. Je vous parle des choses un peu plus générales. Mettez cela en face de vous et puis alignez les idées que vous avez sur le sujet, vous verrez, ce sera drôle.

Parfois on a des idées en lisant un texte. Alors, Douce Mère, comment distinguer l’idée d’autrui et celle qu’on a soi-même?

Oh! ça, ça n’existe pas, l’idée d’autrui et son idée à soi. Personne n’a des idées à soi : c’est une immensité dans laquelle on puise selon son affinité personnelle; les idées, c’est une possession collective, un bien collectif.

Seulement il y a différents étages. Il y a l’étage le plus commun, celui dans lequel baignent tous nos cerveaux ; ça, ça grouille ici, ça c’est l’étage de « Monsieur Tout-le-monde ». Et puis alors, il y a un étage un petit peu supérieur pour les gens qu’on appelle des penseurs. Et puis il y a encore des étages supérieurs — beaucoup —, il y en a qui sont au-delà des mots, mais qui sont encore le domaine des idées. Et alors il y a ceux qui sont capables de filer jusque là-haut, d’attraper quelque chose qui ressemble à une lumière et de le faire descendre avec tout son bagage d’idées, tout son bagage de pensées. Une idée d’un domaine supérieur, si on la tire, elle s’organise, elle se cristallise dans une quantité considérable de pensées, qui peuvent exprimer cette idée-là d’une façon différente; et puis alors, si vous êtes un écrivain ou un poète ou un artiste, quand vous la faites descendre encore plus bas, vous pouvez avoir toutes sortes d’expressions qui sont extrêmement variées et choisies autour d’une seule petite idée, mais qui vient de très haut. Et quand vous savez faire cela, ça vous apprend à distinguer entre l’idée pure et la façon de l’exprimer.

Il y a des gens qui ne peuvent pas le faire dans leur cerveau parce qu’ils n’ont pas d’imagination ou de faculté pour écrire, mais ils peuvent le faire par l’étude en lisant ce que les autres ont écrit. Il y a, n’est-ce pas, des tas de poètes, par exemple, qui ont exprimé la même idée — la même idée mais avec des formes tellement différentes que quand on en lit beaucoup, alors cela devient assez intéressant (pour les gens qui aiment lire et qui lisent beaucoup) de voir : tiens, cette idée-là, celui-là l’a dite comme ça, celui-là l’a exprimée comme ça, celui-là l’a formulée comme ça, et ainsi de suite. Et alors vous avez tout un bagage d’expressions qui sont les expressions des différents poètes pour la même seule idée là-bas, en haut, très haut. Et vous vous apercevez qu’il y a une différence presque essentielle entre l’idée pure, l’idée type, et sa formulation dans le monde mental, même le monde mental spéculatif ou artistique. Ça, c’est très bon à faire quand on est amateur de gymnastique. C’est la gymnastique mentale.

Mais si vous voulez être vraiment intelligent, il faut savoir faire de la gymnastique mentale; n’est-ce pas, comme... si vous voulez avoir vraiment un corps un peu fort, il faut savoir faire de la gymnastique physique. C’est la même chose. Les gens qui n’ont jamais fait de gymnastique mentale, ils ont un pauvre petit cerveau tout simpliste et ils pensent toute leur vie comme pensent les enfants. Il faut savoir faire ça — pas le prendre au sérieux, dans le sens qu’il ne faut pas avoir des convictions, dire : « Cette idée est vraie et celle-là est fausse; cette formulation est exacte et celle-là est incorrecte, et cette religion est la vraie et cette religion est fausse », et patati, patata... ça, si vous allez là-dedans, alors vous devenez tout à fait bête.

Mais si vous pouvez voir tout cela, et par exemple prendre toutes les religions l’une après l’autre et voir comment elles ont exprimé cette même aspiration de l’être humain pour un Absolu quelconque, cela devient très intéressant; et alors vous commencez, oui, vous commencez à pouvoir jongler avec tout ça. Et puis quand vous avez maîtrisé tout ça, alors vous pouvez vous élever au-dessus et puis regarder toutes les éternelles discussions humaines avec un sourire. Alors là, vous êtes maître de la pensée et vous n’êtes plus capable de vous mettre en fureur parce que quelqu’un ne pense pas comme vous, ce qui est malheureusement une maladie très générale ici.

Maintenant voilà. Personne n’a de questions? Non? Ça suffit? Fini!

Le 23 mars 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre V de Les Bases du Yoga, « La conscience physique, le subconscient, le sommeil et les rêves, la maladie ».

Ici, Sri Aurobindo dit : « Quant aux choses de notre nature que nous rejetons par un refus mais qui reviennent, tout dépend de l’endroit où elles sont rejetées. Très souvent, il y a en cela une sorte de méthode. » Quelle est cette méthode, Douce Mère?

C’est ce qu’il dit après. Il explique, après, que ce qui est dans le mental est rejeté dans le vital, ce qui est dans le vital supérieur est rejeté dans le vital inférieur, et ce qui est dans le vital inférieur est rejeté dans le physique, et ce qui est dans le physique est rejeté dans le subconscient. Il le dit — tout ça.

Mais je croyais qu’il y avait une méthode pour rejeter?

Non, c’est cela la méthode : rejeter toujours dans une partie inférieure de l’être; et finalement le dernier refuge, dit-il, est dans l’inconscient. Et pour être débarrassé de quelque chose, à dire vrai, il faut s’en aller jusqu’à l’inconscient; si on va le pourchasser là, alors il ne peut pas descendre plus bas. Alors il n’a qu’une solution, c’est de se transformer.

Est-ce qu’on ne peut pas le transformer sans aller plus loin?

On peut. Mais c’est assez difficile. Mais on le peut, parce que rejeter n’est pas la meilleure méthode. N’est-ce pas, faire comme ça, c’est la méthode la plus facile : quelque chose vient vous ennuyer, on fait comme ça (geste), comme on fait pour les mouches. Mais c’est un peu comme les mouches, ça fait un tour et puis ça revient.

Mais ce qu’il faut, c’est ce que je vous ai expliqué la dernière fois en détail : trouver pourquoi ça vient, pourquoi c’est là, et changer ça — cette cause-là. Alors ça ne revient plus, il n’y a plus d’affinité.

Les choses viennent vers vous parce qu’elles ont une affinité. Il y a quelque chose à quoi elles peuvent s’accrocher, une sorte de sympathie quelque part, qui peut ne pas être très consciente ni très ouverte, mais il y en a une. Et s’il n’y en a pas, cela ne vient plus. Il y a tout un ensemble de choses qui ne viennent plus jamais vous ennuyer, une fois que vous avez changé des points essentiels dans votre nature.

Je voulais demander, moi (je vous pose une question), quelle différence Sri Aurobindo fait entre le subliminal et le supraconscient. Nolini va nous dire ça.

(Nolini) Le subliminal est ce qui est derrière...

Au-dedans, et supraconscient, c’est en haut. Bon, c’est ce que je pensais. Mais je n’étais pas sûre.

Alors, pas de questions ce soir?

Douce Mère, quand nous apprenons quelque chose par cœur pour réciter, quelle est la vraie manière d’apprendre pour que cela reste?

La vraie manière pour que ça reste, c’est de comprendre, ce n’est pas d’apprendre par cœur. Vous apprenez quelque chose par cœur, c’est mécanique, n’est-ce pas; mais ça, au bout d’un certain temps, ça s’effacera, à moins que vous ne vous serviez de ça constamment. Par exemple, on vous fait apprendre par cœur les tables de multiplication; si vous vous en servez constamment, vous vous en souviendrez, mais si par hasard vous restez des années sans vous en servir, vous l’oublierez tout à fait. Mais si vous comprenez le principe, alors vous pourrez vous en souvenir. Le principe de la multiplication, si vous le comprenez avec un sens mathématique, vous n’aurez plus besoin de vous en souvenir par cœur, l’opération se fera tout naturellement dans votre cerveau; et c’est pour tout la même chose.

Si vous comprenez la chose, si vous avez le sens du principe qui est derrière, vous pouvez vous en souvenir indéfiniment, pour des centaines d’années si vous durez des centaines d’années. Tandis que quelque chose que vous avez appris par cœur... au bout d’un certain temps, les cellules cérébrales se multiplient, sont remplacées, et il y a des choses qui s’effacent. Vous êtes encore trop petits pour des expériences de ce genre, mais plus tard on s’aperçoit que dans la vie il y a des choses qui restent comme des jalons, il y en a d’autres qui s’effacent totalement, au point qu’on ne s’en souvient pas du tout, c’est parti. Mais il y a des choses qui sont comme ça, vraiment comme des jalons, comme des points de repère de l’existence. Eh bien, ce sont des choses qui ont été des expériences conscientes, c’est-à-dire qui ont été comprises; alors l’expérience reste indéfiniment, et avec juste un certain petit mouvement de conscience, vous pouvez la ramener en avant. Mais une chose qui est apprise d’une façon mécanique — à moins, je vous dis, que vous ne vous en serviez quotidiennement —, ça s’efface.

Douce Mère, les choses qui viennent de la nature générale, ça veut dire...

Qu’est-ce que ça veut dire?

Je demanderai après!

Il y a des mouvements de certaines vibrations, qui sont des vibrations de l’espèce, n’est-ce pas, et qui sont des mouvements propres à l’espèce à laquelle vous appartenez — il y a l’espèce humaine, comme il y en a toutes sortes. Alors il y a de ces mouvements qui ne sont pas des mouvements personnels du tout, qui sont des mouvements d’espèce.

L’espèce humaine a certaines manières d’être qui lui sont propres, et que l’on reproduit presque automatiquement, comme, par exemple, de marcher debout, comme ça (geste), tandis qu’un chat marche à quatre pattes, n’est-ce pas. Ça, cet instinct de se tenir sur ses deux pattes de derrière, debout, c’est propre à l’homme, c’est un mouvement qui appartient à l’espèce; s’asseoir, comme on s’assoit avec le haut droit, se coucher comme on se couche sur le dos... Il n’y a qu’à remarquer les animaux : ils se couchent en rond, n’est-ce pas. Presque tous. C’est avec l’homme que cette manière de se coucher sur le dos, en s’allongeant, commence, je pense; je ne crois pas du tout que les singes dorment comme ça, je crois qu’ils dorment recroquevillés, que c’est l’homme qui a commencé à prendre ces habitudes. Et à ce propos-là...

J’avais une chatte — à ce moment-là je couchais par terre — qui venait toujours se glisser sous la moustiquaire et se coucher à côté de moi. Eh bien, cette chatte, elle se couchait tout droit, elle ne se couchait pas comme une chatte, elle mettait sa tête ici, et puis se couchait comme ça (geste), le long de mes jambes avec ses deux pattes de devant comme ça, et ses deux petites pattes de derrière tout droit. Et il y avait en elle une chose très, très curieuse que j’ai vue une nuit, comme ça. Je me demandais pourquoi elle était comme ça, et une nuit j’ai vu une petite femme du peuple russe, avec un bonnet de fourrure et trois petits enfants, et cette femme avait une sorte d’adoration pour ses enfants, et elle voulait toujours chercher un refuge pour eux ; je ne sais pas, je ne connais pas l’histoire, mais je voyais qu’elle avait ses trois petits enfants, tout petits, avec elle... un comme ça, un comme ça, un comme ça (gestes de Mère montrant l’ordre de grandeur), et alors elle les traînait avec elle et cherchait un coin pour les mettre à l’abri. Il avait dû lui arriver quelque chose, elle a dû mourir subitement, avec une sorte d’instinct maternel très animal d’une certaine façon, mais très plein de crainte — de crainte, d’angoisse et de souci —, et ce quelque chose devait venir de là et, d’une façon quelconque, s’était réincarné. C’était un mouvement — ce n’était pas une personne, n’est-ce pas, c’était un mouvement qui appartenait à cette personne et avait dû sauter dans le chat. C’était là pour une raison quelconque, je ne sais pas comment ça s’est fait, je n’en sais rien, mais cette chatte était tout à fait humaine dans ses manières. Et peu de temps après, elle a eu trois petits, comme ça ; et elle était extraordinaire, elle ne voulait pas les quitter, elle refusait de les quitter, elle était entièrement... elle n’en mangeait pas, elle n’allait pas satisfaire ses besoins, elle était toujours avec ses petits. Lorsque, un jour, elle a eu une idée (personne ne lui a rien dit, n’est-ce pas), elle a pris un petit, comme ils les prennent, par la peau du cou, et elle est venue le mettre entre mes deux pieds. Alors je n’ai pas bougé. Elle est retournée, elle a pris le second, elle l’a mis là ; elle a pris le troisième, elle l’a mis là. Et puis quand ils ont été là tous les trois, elle m’a regardée, elle a miaulé, et elle est partie. Et c’était la première fois qu’elle était partie après les avoir eus; elle est partie dans le jardin, elle est partie satisfaire ses besoins et manger, parce qu’elle était tranquille, ils étaient là entre mes pieds. Et quand elle a eu ses petits, elle a voulu les avoir sur le dos comme une femme. Et quand elle dormait à côté de moi, elle dormait sur le dos. Elle n’était jamais comme un chat.

Eh bien, ce sont de ces choses-là qui sont des habitudes d’espèce, des mouvements d’espèce. Il y en a beaucoup d’autres, n’est-ce pas, mais ça c’est un exemple.

Ces animaux qui sont extraordinaires comme ça, après leur mort est-ce qu’ils reviennent dans un corps humain?

Ah!

Il y avait un chat (comment s’appelait-il, je ne sais pas; et j’en ai eu beaucoup, des chats, n’est-ce pas, alors je ne me souviens plus), il y en avait un qui s’appelait Kiki, c’était le premier fils de cette chatte, et puis il y en avait un autre qui était son second fils — c’est-à-dire une autre fois — et qui s’appelait Brownie.

Celui-là était admirable et il est mort de la maladie des chats — comme il y a des maladies des chiens, il y a la maladie des petits chats —, je ne sais pas comment il l’avait attrapée, mais il a été merveilleux durant sa maladie, et je m’occupais de lui comme on s’occupe d’un enfant. Et il exprimait toujours une sorte d’aspiration. Il y avait un temps, avant qu’il ne tombe malade... nous avions de ce temps-là des méditations dans une chambre de la bibliothèque, dans la chambre, là — la chambre de Sri Aurobindo lui-même —, et on était assis par terre et il y avait un fauteuil dans un coin, et quand on s’assemblait pour la méditation, ce chat venait toujours et il s’installait sur le fauteuil, et littéralement il entrait en transe, il avait des mouvements de transe; il ne dormait pas, il n’était pas endormi, il était en transe vraiment, et il donnait les signes de ça, et il avait des mouvements étonnants, comme quand les animaux rêvent; et il ne voulait plus en sortir, il refusait d’en sortir, il restait là pendant des heures. Mais il ne venait jamais que quand nous commencions la méditation. Il s’installait là, et il restait là durant tout le temps de la méditation. Nous, nous avions fini, mais lui, il restait, et c’était seulement quand je venais le chercher, l’appelais d’une certaine façon, je le ramenais dans son corps, qu’alors il consentait à s’en aller; autrement, n’importe qui venait, l’appelait, il ne bougeait pas. Eh bien, ce chat-là, toujours il avait comme une grande aspiration à devenir un être humain, et en fait, quand il a quitté son corps, il est entré dans un corps humain. Seulement, c’était une toute petite partie de la conscience, n’est-ce pas, de l’être humain, c’était comme le mouvement opposé à celui de cette femme avec ce chat. Mais ça, c’était un chat qui a sauté beaucoup de générations, pour ainsi dire, de stades psychiques, pour entrer en contact avec un corps humain. C’est un corps humain assez simplet, mais enfin tout de même... Il y a une différence de développement entre un chat et un être humain...

Cela arrive... je crois que ce sont des cas exceptionnels, mais enfin cela arrive.

Dans ces cas-là, est-ce que le psychique est conscient?

L’aspiration est consciente, oui, consciente. L’aspiration était très consciente chez lui, très consciente. Ce n’est pas un psychique formé comme quand le psychique devient un être tout à fait indépendant, ce n’est pas ça ; mais c’est une aspiration, c’est une ardente aspiration vers le progrès — comme nous, n’est-ce pas, nous avons cette aspiration pour devenir des êtres du Supramental, au lieu de rester des êtres humains, eh bien, c’était quelque chose de tout à fait équivalent : c’était un chat qui faisait le yoga — voilà — pour devenir un homme.

C’était peut-être parce que sa mère avait en elle un mouvement, une formation, une émanation de conscience qui avait appartenu à un être humain; c’est probablement cela qui avait laissé une sorte de nostalgie de la vie humaine et qui lui donnait cette intensité d’aspiration. Mais vraiment il faisait le yoga pour cela.

Le 30 mars 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre V de Les Bases du Yoga, « La conscience physique, le subconscient, le sommeil et les rêves, la maladie. »

Douce Mère, ici, il est écrit : « Il y a une Yoga-Shakti qui se tient enroulée ou endormie... » Comment faut-il l’éveiller?

Je crois qu’elle s’éveille tout à fait naturellement de la minute où l’on prend la résolution de faire le yoga. Si la résolution est sincère et qu’on a une aspiration, elle s’éveille d’elle-même. En fait, c’est peut-être son éveil qui donne l’aspiration pour faire le yoga.

Il se peut que ce soit un effet de la Grâce... ou après une conversation ou une lecture, quelque chose qui a tout d’un coup donné l’idée et l’aspiration de savoir ce que c’est que le yoga et de le pratiquer. Il suffit quelquefois d’une simple conversation avec quelqu’un, ou le passage d’un livre qu’on lit, eh bien, cela éveille cette Yoga-Shakti, et c’est elle qui fait faire votre yoga.

On ne s’en aperçoit pas tout d’abord — excepté qu’il y a quelque chose qui est changé dans notre vie, une décision nouvelle qui est prise, un tournant.

Qu’est-ce que c’est, cette Yoga-Shakti, Douce Mère?

C’est l’énergie de progrès. C’est l’énergie qui vous fait faire justement le yoga, le progrès — consciemment. C’est une énergie consciente.

En fait, la Yoga-Shakti, c’est le pouvoir de faire le yoga.

Douce Mère, est-ce que ce n’est pas plus difficile de tirer les forces divines d’en bas?

Je crois que c’est tout à fait inutile.

Il y a des gens qui pensent qu’il y a plus de réserves d’énergie — j’ai entendu dire cela très souvent —, une grande réserve d’énergie dans la terre, et que s’ils tirent cette énergie à eux ils seront capables de faire des choses; mais c’est toujours mélangé.

Il y a la Présence divine partout, c’est bien entendu. Et en fait, il n’y a ni haut ni bas. Ce que l’on appelle haut et bas, je pense que c’est plutôt l’expression d’un degré de conscience ou d’un degré de matérialité : il y a plus inconscient et moins inconscient, il y a ce qui est sous-conscient et ce qui est superconscient, et alors on dit haut et bas pour la facilité du langage.

Mais en fait, l’idée c’est de tirer des énergies de la terre qui, quand vous êtes debout, se trouve sous vos pieds, c’est-à-dire en bas par rapport à vous. Mais ces énergies sont toujours mélangées, et la plupart du temps elles sont terriblement obscures. Pas de questions?

(À l’enfant qui l’avait interrogée) Tu en as une autre?

Douce Mère, qu’est-ce que ça veut dire exactement, descendre « dans les parties ou les zones inférieures de la nature » ?

C’est justement descendre dans l’obscurité, s’éloigner de la lumière pour se rapprocher de l’obscurité, s’éloigner de la conscience pour se rapprocher de l’inconscience.

On a dans sa conscience le sentiment de monter au-dessus de ce qui est obscur et ordinaire et inconscient, de s’élever — parce que généralement notre tête est en haut et que notre tête est plus consciente que le reste de notre corps —, et l’impression qu’on a au-dessus de soi une conscience plus grande. Alors quand on fait un effort de progrès, on fait en même temps un effort d’ascension. On a même quelquefois symboliquement l’impression qu’on gravit une montagne et que l’on veut arriver au sommet, c’est-à-dire aussi près que possible des étendues libres de la lumière, de ce qui est plus pur. Et si on ne fait pas attention, tout naturellement, spontanément on re-glisse dans la conscience ordinaire.

Il y a un très grand pouvoir d’attraction dans les choses basses, obscures, ordinaires. Cette impression d’être tiré par les pieds dans une boue profonde... certains contacts, certaines actions, certains mouvements de conscience vous donnent l’impression que vous glissez dans un trou bourbeux et sombre.

Souvent, quand on a fait un effort et qu’on a progressé, on a l’impression de se soulever au-dessus de soi-même dans une lumière, une conscience plus pures, plus claires, plus vraies. Mais si on ne garde pas cette aspiration et si on ne s’établit pas là d’une façon définitive, il suffit d’une très petite chose — une sorte de désharmonie physique, par exemple —, ou d’une rencontre, une parole échangée, ou un geste fait inconsciemment pour qu’on ait l’impression de quelque chose qui tombe; et on ne peut plus rattraper cette hauteur dans laquelle on était, cette lumière. Alors il faut se retirer de nouveau, gravir la pente, échapper à cette attraction d’en bas. Quelquefois, ça prend du temps; on glisse très vite, mais on remonte — généralement avec une certaine difficulté.

C’est comme quand on lutte physiquement par des moyens yoguiques avec une maladie, ça va par alternance. On peut arriver à s’extraire, pour ainsi dire, de la maladie, à s’éloigner d’elle, à faire que cette relation que l’on avait avec elle n’existe plus; et alors tout d’un coup on émerge au-dessus de ce sentiment de malaise, de désordre et de confusion, et on s’aperçoit qu’on est guéri. Mais il suffit même quelquefois du souvenir, il suffit d’un mouvement d’étonnement, il suffit du souvenir de ce que c’était pour que de nouveau tout soit renversé et qu’il faille recommencer le même travail. Quelquefois il faut recommencer trois fois, quatre fois, dix fois, vingt fois. Et alors il y a des gens qui peuvent faire l’effort une fois, mais la seconde fois ils ne le font plus bien, et la troisième fois ils ne le font plus du tout; et alors ils vous disent : « Oh ! on ne peut pas se guérir par des moyens occultes, la Force divine ne vous guérit pas, il vaut mieux prendre des médicaments. » Alors pour ceux-là, il vaut mieux aller chez le docteur, parce que ça veut dire qu’ils n’ont pas de persévérance spirituelle et qu’il n’y a que les moyens matériels qui peuvent les convaincre de leur efficacité.

Quand on veut changer quelque chose de la vie matérielle, que ce soit le caractère ou le fonctionnement des organes ou les habitudes, il faut être d’une persévérance à toute épreuve, être prêt à recommencer cent fois la même chose avec la même intensité qu’on l’a faite la première fois, et comme si on ne l’avait jamais faite auparavant. Les gens qui se vexent, ils ne peuvent pas faire ça. Mais si on ne peut pas faire ça, on ne peut pas faire le yoga, en tout cas pas le yoga intégral, on ne peut pas changer son corps.

Pour changer son corps, il faut être prêt à faire des millions de fois la même chose, parce que le corps est un être d’habitudes et qu’il fonctionne par routine, et que pour détruire une routine il faut persévérer pendant des années.

C’est tout?

C’est hors du texte.

Ça ne fait rien, mon enfant.

Douce Mère, le vrai moi et le psychique, est-ce que c’est la même chose?

Non.

Le vrai moi, c’est ce que l’on appelle aussi la vérité de l’être. C’est l’élément divin qui est votre réalité individuelle. C’est l’élément divin qui fait que vous êtes une individualité séparée, et c’est en même temps un fragment de l’Être unique et naturellement l’Être unique Lui-même; c’est-à-dire que tout en étant un aspect particulier qui fait que vous êtes un individu, c’est une partie intégrante de l’Unique qui fait que vous êtes seulement une objectivation de l’Unique. Ça, c’est le vrai moi.

L’être psychique est d’une formation terrestre. Ce sont les êtres humains qui ont un être psychique qui s’est développé sur la terre et par la vie terrestre, et qui est une projection de la Conscience divine dans la Matière pour éveiller la Matière hors de son inertie afin qu’elle reprenne le chemin du Divin.

Mais dans certains cas, ce vrai moi se trouve dans l’être psychique, c’est-à-dire qu’il loge dans l’être psychique, mais pas toujours.

Il y a toujours une présence divine dans l’être psychique, mais c’est la présence divine qui était à l’origine de la formation psychique, c’est une émanation de la Conscience divine. Tandis que le vrai moi n’est pas de formation terrestre. Il est antérieur à la formation terrestre.

C’est tout? Plus de questions? Tu en as encore? Tu peux en poser.

Douce Mère, dans la journée quand on a une difficulté et que ce n’est pas possible de te voir ou de te la dire, que doit-on faire?

Si ce n’est pas du tout possible, il faut s’asseoir tout seul, tâcher de devenir silencieux, appeler, m’appeler comme si j’étais là, me faire venir et me présenter la difficulté d’une façon tout à fait sincère et objective; et puis se tenir très silencieux, très tranquille et attendre le résultat.

Et je pense que le résultat vient. Parce que cela dépend de la nature de la difficulté. Si c’est un problème à résoudre, alors la solution vient; si c’est un mouvement intérieur, quelque chose qui a tourné de travers, alors généralement si on fait cela très sincèrement, eh bien, ça se remet en place; et si c’est une décision à prendre, si c’est quelque chose dont on ne sait pas s’il faut le faire ou s’il ne faut pas le faire, alors ça aussi, si on est bien tranquille, on sait si c’est oui ou non ; ça vient : « Oui », ou « Non ». Alors là il ne faut plus discuter, il ne faut plus que le mental dise : « Mais si...? et puis... », parce qu’alors ça brouille tout. Il faut dire : « Bon ! » et suivre comme ça. Mais pour cela, il faut être sincère, dans ce sens qu’il ne faut pas avoir de préférence.

Si la difficulté vient de ce qu’il y a une partie de l’être qui veut une chose et l’autre partie de l’être qui sait qu’il ne faut pas l’avoir, alors ça se complique du fait que la partie qui veut, peut essayer d’introduire sa volonté dans la réponse. Alors quand on s’assoit, il faut d’abord commencer par lui faire faire un petit acte de soumission sincère, et c’est là qu’on peut faire le vrai progrès, dire : « Maintenant je suis conscient — ou consciente — que c’est ça que je désire, mais je suis prêt à faire l’abandon de mon désir si cela doit être fait. » Mais il faut faire cela pas seulement dans la tête, il faut faire cela sincèrement et puis alors procéder comme j’ai dit. Alors on sait — on sait ce qu’il faut faire.

Quelquefois, on trouve plus commode d’écrire sur un papier; on s’imagine que je suis là, et puis on prend un papier et on écrit dessus ce qu’on voulait me dire. Alors rien que le fait de formuler clairement, quelquefois ça vous donne l’image vraie de la situation, et on peut plus facilement avoir la réponse. Cela dépend, quelquefois c’est nécessaire, quelquefois ce n’est pas nécessaire, mais si on est dans une confusion, une sorte de tourbillon, surtout s’il y a une effervescence vitale, le fait de s’obliger à mettre ça sur le papier, déjà ça vous tranquillise, ça commence le travail de purification.

En fait, on devrait toujours faire cela, quand on sent qu’on est saisi par une impulsion d’un ordre quelconque, particulièrement des impulsions de colère. Si on prend comme une discipline absolue : au lieu d’agir ou de parler (parce que la parole est une action), au lieu d’agir sous l’impulsion, si on se retire et puis on fait comme j’ai dit, on s’assoit tranquillement, on se concentre, et puis alors on regarde sa colère tranquillement, on écrit sur le papier : quand on a fini d’écrire, c’est parti — le plus souvent, en tout cas.

avril




Le 6 avril 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre V de Les Bases du Yoga, « La conscience physique, le subconscient, le sommeil et les rêves, la maladie ».

Qu’est-ce que c’est que cette psychanalyse de Freud, Douce Mère?

Ah! mon enfant, c’est quelque chose qui était à la mode, très à la mode au commencement du siècle... non, au milieu du siècle!

(Mère se tourne vers Pavitra) Vous savez, Pavitra, quand c’était à la mode?

(Pavitra) Au début du siècle.

Au début du siècle, c’est ça.

C’est ce que dit Sri Aurobindo : dangereux, inutile, ignorant, superficiel ; et c’était à la mode, parce que les gens aiment ces choses-là, ça correspond justement à tout ce qu’il y a de malpropre dans leur nature. Vous savez comment les enfants aiment barboter dans la boue! Eh bien, les grandes personnes ne sont pas mieux que ça. Voilà !

Douce Mère, qu’est-ce que ça veut dire exactement, « l’être subliminal » ?

Eh bien, c’est ce qu’il dit, n’est-ce pas. C’est ce qui est derrière. Je crois que c’est ce que l’on pourrait appeler le physique subtil, le vital subtil, le mental subtil. C’est quelque chose qui est derrière ce qui est manifesté. On peut imaginer que ce qui se manifeste est comme une couche, ou comme une croûte, ou une écorce; c’est ça que nous voyons, et avec quoi nous sommes en contact. Et ça, ça revêt quelque chose, ça revêt ou ça exprime quelque chose qui est plus subtil et qui sert de support.

Quand on rêve, on va très souvent dans son être subliminal, et alors les choses sont presque pareilles, et pas tout à fait pareilles; il y a une grande ressemblance, et il y a tout de même une différence; et généralement c’est plus grand. On a l’impression d’entrer dans quelque chose qui est plus vaste; et par exemple, on a l’impression qu’on peut davantage, qu’on sait davantage, qu’on a un pouvoir et une clairvoyance qu’on n’a pas dans la conscience ordinaire; on a l’impression en rêvant qu’on sait beaucoup plus de choses que quand on est éveillé. Non? Ça n’arrive pas? Tu n’as pas de rêves comme ça... quand on rêve et qu’on sait beaucoup, par exemple, sur les raisons secrètes des choses, sur ce qu’un mouvement exprime... tout ça, on a l’impression qu’on le sait. Par exemple, quand on rêve de quelqu’un, on sait mieux ce qu’il pense, ce qu’il veut, toutes ces choses, que quand on est en contact éveillé avec lui. Ça, c’est quand on est entré dans le subliminal. Très souvent on rêve dans le subliminal.

Est-ce que le subliminal a un contact avec le psychique?

Pas directement, pas plus directement que le dehors. Si, extérieurement, dans votre conscience ordinaire, vous avez un contact avec le psychique, ça [le subliminal] a un contact avec le psychique, ou plutôt on peut le mettre de l’autre manière : si ça a un contact avec le psychique, cela vous aide à avoir un contact avec le psychique, mais pas forcément, pas toujours; cela dépend du degré de développement de l’être. Ce n’est pas forcément plus éclairé, plus équilibré — non. C’est plus subtil, c’est moins plat que notre conscience extérieure. Notre conscience extérieure est si plate, ça n’a pas de profondeur; comme notre compréhension extérieure n’a pas de profondeur, nos sensations n’ont pas de profondeur; tout ça, c’est quelque chose... comme si c’était plat. Alors là, c’est plus plein, mais ce n’est pas forcément plus vrai.

Alors pourquoi est-il le plus important?

Parce que c’est l’intérieur. C’est ce qui supporte le dehors. Le dehors n’est qu’une apparence de cela. Comme je dis, dans un rêve, quand on va là, on sait des choses que l’on ne sait pas, on peut faire, ou on est en contact avec des choses qu’on ne connaît pas dans la conscience éveillée, parce qu’elle est trop superficielle.

C’est comme l’intérieur de quelque chose. L’extérieur est l’expression de cela, mais une expression toute de surface. Alors forcément, ça a l’air pareil ; en tout cas, plus qu’une ressemblance, ça a une identité avec ce que nous en voyons de l’extérieur. Nous voyons la forme, n’est-ce pas, l’expression; eh bien, cette expression a forcément une analogie — plus qu’une analogie, une identité avec ce qui est dedans. Alors si, extérieurement, nous voyons que quelqu’un est tout à fait ignorant de son être psychique, c’est impossible qu’intérieurement il en soit tout à fait conscient; il peut être plus proche, mais il ne peut pas avoir une conscience du psychique sans que ça se reflète audehors. Par conséquent, si ça ne se reflète pas au-dehors, cela veut dire que ce n’est pas vraiment établi au-dedans.

Compris? Non?

Pas très bien.

Alors quoi faire? Pose une autre question concernant le même sujet. Peut-être que tu comprendras.

Est-ce que le moi subliminal, c’est la même chose?

Ça, mon petit, si tu commences à me demander des choses comme ça, il faut demander au monsieur qui est assis derrière toi [Nolini], parce que ces choses-là je les oublie.

Où est-ce qu’on parle du moi subliminal, là ?

« Le moi subliminal se tient en arrière et soutient tout l’homme superficiel... »

C’est ce que je viens de te dire. Je viens de te dire ça. Comment expliquer cela ?

(long silence)

C’est peut-être — peut-être — quelque chose comme ça, comme le goût d’un fruit. N’est-ce pas, tu vois un fruit, il a une apparence, il est d’une certaine couleur, il te paraît d’une certaine manière, mais tu ne peux pas très bien savoir quel est son goût jusqu’à ce que tu le goûtes, c’est-à-dire que tu sois entrée dedans. C’est quelque chose comme ça, quelque chose d’analogue à ça.

Ou bien comme dans une montre (notez que ce n’est pas comme ça, c’est seulement pour essayer de me faire comprendre); quand tu vois une montre, tu vois un cadran et tu vois les aiguilles marcher, mais si tu veux connaître la montre, il faut l’ouvrir et puis voir le fonctionnement dedans.

C’est quelque chose comme ça — tu vois seulement l’effet, là ; il y a une cause derrière. C’est un peu comme ça.

Le monde tel que nous le voyons et notre conscience extérieure, c’est l’effet de quelque chose qui est derrière, que Sri Aurobindo appelle le subliminal. Et cela même, comme il dit, c’est mis en mouvement par des impulsions qui viennent du subconscient en bas et du supraconscient en haut, et alors c’est comme si ça se rassemblait là, et une fois que c’est organisé là, ça s’exprime dans la conscience extérieure, la conscience ordinaire.

La meilleure façon, c’est d’y aller; une fois qu’on y va, on comprend ce que c’est. Et ce n’est pas difficile; on y va très constamment dans les rêves, très facilement, sans effort.

Comment comprendre qu’on est allé là ?

Si on se souvient, on comprend. Si on se souvient de l’espèce de différence d’impression qu’on avait : on a une certaine impression, et quand on revient on sent comme un déclenchement, l’impression est différente, même le point de vue que l’on avait vis-à-vis des choses est différent. Eh bien, si on se souvient de ça, on comprend. On peut même, si on a l’habitude, pendant qu’on est en train ou de parler ou de faire quelque chose, on peut très bien percevoir — surtout quand on parle ou on pense ou on réfléchit à quelque chose — une seconde couche qui est derrière, qui est beaucoup plus vaste et où les choses s’organisent d’une façon beaucoup plus synthétique (pas positivement compréhensible) que dans la conscience extérieure. Si on réfléchit juste un petit peu et qu’on se regarde penser, on peut très bien voir ça derrière, on peut voir les deux choses bouger ensemble comme ça (geste), comme la pensée formulée et la source de la pensée qui est derrière. Et puis quand on pense, n’est-ce pas, on a l’impression d’être comme ça, enfermé dans quelque chose; tandis que là, tout de suite, on a l’impression qu’on est en contact avec beaucoup d’autres choses; et c’est beaucoup plus grand.

Douce Mère, quelle doit être la vraie psychologie?

La vraie psychologie? Qu’est-ce que tu veux dire par la vraie psychologie?

Parce qu’on a parlé...

Sri Aurobindo dit que ce n’est pas la vraie psychologie, il dit que la psychologie moderne est sans connaissance. La vraie psychologie serait une psychologie qui a la connaissance.

Psychologie, ça veut dire... Quel est exactement le sens de logos? C’est savoir, science; et psyché, ça veut dire l’âme. Alors ça veut dire la science de l’âme ou la science du psychique, n’est-ce pas. Ça, c’est le sens originel. Maintenant on a fait de ça la connaissance de tous les mouvements intérieurs, de tous les sentiments, de tous les mouvements intérieurs qui ne sont pas purement des mouvements physiques, n’est-ce pas, tout ce qui concerne les sentiments, les pensées, même les sensations dans leur subtilité. Mais la vraie psychologie, c’est la connaissance de l’âme, c’est-àdire la connaissance de l’être psychique. Et si on a la connaissance de l’être psychique, on a en même temps la connaissance de tous les vrais mouvements de l’être, des lois intérieures de l’être. Ça, c’est la vraie psychologie, mais c’est le sens du mot dans son étymologie, pas tel qu’on l’applique maintenant.

Pourquoi est-ce que c’est moins facile de descendre soimême dans les parties inférieures de la nature que de faire descendre la lumière?

Oh! il est question de ça ? Ça, ce sont des théories, n’est-ce pas. C’est ce que j’ai lu ce soir?

Non, Douce Mère, la dernière fois... « Plus facile » !... C’est ma faute. C’est « plus facile »...

Ah! bon. Alors relis cette phrase clairement.

Pourquoi est-ce que c’est plus facile de descendre soimême dans les parties inférieures de la nature que de faire descendre la lumière...

C’est écrit comme ça ?

Je ne sais pas.

Tu ne trouves pas?

C’est peut-être l’inverse.

Peut-être l’inverse!

Ce n’est pas écrit ici.

Ce n’est pas écrit? Alors où est-ce que tu l’as ramassé?

« Si vous descendez dans les parties ou les zones inférieures de la nature, vous devez toujours avoir soin de garder un rapport vigilant avec... »

Mais il n’est pas question que c’est plus facile ou plus difficile! Qu’est-ce qu’elle veut dire?

(Pavitra) Il y a un paragraphe : « Si vous descendez dans les parties ou les zones inférieures de la nature, vous devez toujours avoir soin de garder un rapport vigilant avec les plans supérieurs de conscience », etc. Alors après : « Le plus sûr moyen est de demeurer dans la partie supérieure de la conscience et, de là, d’exercer une pression sur la partie inférieure pour qu’elle change. »

Oui, mais ça n’a aucun rapport avec ce que tu demandais.

Le plus sûr moyen, c’est justement de ne pas descendre, c’est de rester en haut et, de là, mettre une pression sur ce qui est en bas. Mais si tu descends, il est très difficile de garder le contact avec ce qui est en haut; alors si on oublie, on ne peut rien faire, on devient comme la partie dans laquelle on est descendu. Alors, comme c’est une chose très difficile à faire, au contraire, il vaut mieux rester dans sa conscience supérieure et, de là, agir sur les mouvements inférieurs, sans descendre en eux.

C’est comme, par exemple, si on sent une colère qui monte du subconscient, eh bien, si on veut contrôler ça, il faut bien se garder de s’identifier avec elle. Il ne faut pas descendre làdedans. Il faut rester dans sa conscience en haut, tranquille, paisible et, de là, regarder cette colère, et puis mettre dessus la lumière et la tranquillité pour que ça se calme et que ça disparaisse. Mais si on s’identifie avec elle, on est en colère aussi, on ne peut pas la changer.

Quelque chose? Rien! Nulle part! Personne n’a rien à dire? Rien! Là-bas, non? C’est tout? Vous êtes tous convaincus? Bon, alors on va s’arrêter si tout le monde est convaincu.

(À l’enfant qui avait posé la question) Tu avais autre chose à demander? Oh! elle avait préparé des tas de questions; mais pas comme celle-là ! Il faut au moins comprendre le texte avant de demander. Alors quelle est ton autre question?

C’est ce que tu as lu la dernière fois. On a parlé du plan supérieur de conscience déjà régénéré.

Oui, et alors?

Je ne comprends pas.

Qu’est-ce que tu ne comprends pas? Tu ne sais pas ce que ça veut dire, régénéré?

Oui, reproduire ce qui était...

Régénéré, ça veut dire transformé, perfectionné et purifié, éclairé. Et alors, il est question, là, de tous les plans de conscience, depuis le plus matériel jusqu’au plus subtil. Alors dans ces plans de conscience, il y a des parties qui sont plus éclairées les unes que les autres.

Et alors, quelle est ta question? Tu veux savoir quelles sont les parties de ton être qui sont plus éclairées?

Oui.

Ah! Voyons, on pourrait jouer à un petit jeu comme ça. Quelle est la partie de l’être de chacun qui a une foi plus totale dans la Grâce divine?

Le psychique.

Ah, non! moi je parle d’une expérience, je ne parle pas d’une connaissance verbale. Je parle... quelle est la partie de chacun d’entre vous où vous avez la plus grande foi dans la Grâce divine? Ça peut être physiquement, ça peut être vitalement, ça peut être psychiquement, et ça peut être dans cette partie ou cette partie, ou cette activité ou cette autre activité. Il y a des gens, par exemple, qui ont tout à fait, là, une sorte de réalisation mentale de contact avec la Grâce, de foi dans la Grâce; et puis dès qu’ils sont dans leur conscience vitale ou physique, il n’y a plus rien. Il y en a au contraire qui, même physiquement, dans leur physique... qui n’ont peut-être pas beaucoup de connaissance mentale, mais qui dans leur conscience physique ont une foi absolue dans la Grâce divine, et ils ont une confiance totale, et ils vivent comme ça dans cette foi et cette confiance. Il y en a qui ne l’ont que dans les sentiments profonds; et les pensées sont vagabondes. Et il y en a qui ont même une foi vitale — ceux-là sont rares, mais ils existent —, qui ont une foi vitale en la Grâce divine, que tout ira toujours tout à fait bien, avec un sens de puissance considérable.

Mais vous ne vous êtes jamais livrés à ce petit exercice pour voir? D’abord, est-ce que vous avez foi en la Grâce divine?

Oui.

Oui! Bon, c’est déjà bien. Et où alors, dans quelle partie de votre être? Est-ce dans votre pensée, est-ce dans vos sentiments, est-ce dans vos sensations, est-ce dans votre activité physique? Si c’est partout à la fois, vous êtes des êtres parfaits, et je vous complimente!

Sensations.

Sensations? Tu as une sensation de ça ? Alors tu es un personnage très rare! (rires)

Non, c’est dans le sentiment.

Ah! le sentiment, ça c’est différent. Généralement c’est dans le sentiment, mais il y a des gens qui l’ont d’abord dans la pensée, qui ont une sorte de connaissance mentale, et puis c’est tout, ça s’arrête là. Et il y a des gens qui ont le sentiment et qui n’ont pas l’expérience mentale, leur mental est comme ça...

Est-ce que ça ne peut pas être comme ça, que quelquefois on a un sentiment en soi et une autre fois c’est la pensée?

Ça, c’est un autre phénomène. Ça veut dire que cette foi, cette confiance dans la Grâce divine est dans le psychique, en arrière, là, comme ça, dans le psychique, toujours là. Alors tantôt c’est le sentiment, tantôt c’est la pensée, tantôt même c’est le corps qui est en rapport avec le psychique, qui est sous l’influence du psychique même sans le savoir; et à ce moment-là cette espèce de confiance, de foi vient en avant comme ça, soutient. Ça, c’est quand on a des contacts momentanés avec son psychique. Par exemple, quand on se trouve dans une très grande difficulté, ou un très grand danger physique, et que tout d’un coup on sent ça, cette force qui vient en vous, la force d’une foi, d’une confiance absolue dans cette Grâce divine qui vous aide. Alors cela veut dire qu’il y a un contact conscient avec son psychique, et ça, ça vient pour vous aider — cela s’appelle une grâce d’état. Ça, c’est le cas qui devrait être le plus fréquent ici, parce que ce contact est tout le temps établi consciemment, volontairement, en chacun. Alors ce cas-là devrait être le plus fréquent, c’est le plus normal — ici. C’est-à-dire que suivant la partie qui est active ou suivant la nécessité du moment, c’est ici où là, ou là, ou là, que tout d’un coup on sent cette confiance qui s’empare de vous et qui vous garde. C’est comme ça.

Voilà !

Le 13 avril 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre V de Les Bases du Yoga, « La conscience physique, le subconscient, le sommeil et les rêves, la maladie ».

Alors, quelqu’un a-t-il des questions?

Douce Mère, ici, il est écrit : « Je trouve difficile de prendre ces psychanalystes au sérieux... »

Ça veut dire qu’il se moque d’eux, tout simplement.

(L’enfant poursuit sa lecture) « ... quand ils essayent de sonder l’expérience spirituelle à la lueur vacillante... »

« ... de leurs lampes de poche. » C’est une plaisanterie; c’est pour dire que c’est une toute petite lumière de rien du tout, et qu’ils pensent qu’ils peuvent juger des expériences spirituelles avec cette lumière qui ne vaut pas plus qu’une lumière de poche; ça veut dire quelque chose qui n’a aucune puissance. C’est une plaisanterie. Mais qu’est-ce que tu voulais demander?

Ici, « l’expérience spirituelle à la lueur vacillante de leurs lampes de poche ».

Oui, c’est ça, ça veut dire qu’ils veulent juger des expériences spirituelles avec une toute petite lumière qui n’a aucune valeur, qui n’a aucune force, une lumière de poche, une lampe de poche, ce n’est rien du tout. Ces gens-là veulent tout expliquer avec les phénomènes les plus matériels et les plus ordinaires de la vie humaine; et ils veulent expliquer tout, y compris la création et tous les phénomènes supérieurs, à l’aide de toutes petites habitudes physiques de la conscience la plus ordinaire. C’est tout à fait ridicule.

Douce Mère, qu’est-ce que c’est qu’un « super-ego » ?

Un super-ego, ça veut dire un ego agrandi, grossi, rendu plus important, même, qu’il ne peut être... Toute cette lettre-là est pleine de moquerie. Super-ego, ça veut dire un ego encore plus ego qu’un ego ordinaire, quelque chose de grossi, quelque chose qui essaye d’être très grand en n’étant rien du tout.

Mais pourquoi un « super-ego souterrain » ?

Souterrain, oui, ça veut dire quelque chose qui est caché, et qui est très bas dans la conscience, très en dessous, très bas. Souterrain, ça donne l’impression de quelque chose qui est dans une grande obscurité, inférieur, caché dans l’ombre : les mouvements les plus matériels — un ego qui essaye de devenir un personnage important.

Douce Mère, quelquefois on rêve de choses ordinaires, mais quelquefois on rêve des rêves qui ne sont pas...

Oui, c’est ce que dit Sri Aurobindo, n’est-ce pas; il dit que tous les rêves ne sont pas des rêves ordinaires, des associations de souvenirs, qu’il y a des rêves qui sont des révélations. Il décrit toutes sortes de genres de rêves, là.

Mère, est-ce que cela dépend de la journée? Si on est plus conscient dans la journée, alors on aura des rêves de bonne qualité?

Ça, c’est très difficile à dire, de quoi cela dépend.

Il se trouve que quand on a besoin de rêver quelque chose, pour que ça vous éclaire sur un point de votre nature, que ça vous donne une indication sur l’effort qu’il faut faire, ça arrive.

Cela dépend peut-être d’une conscience qui veille sur chacun; et pour peu qu’on soit un tout petit peu ouvert, elle peut vous guider et donner des indications sûres.

Je pense qu’il y a toute une catégorie de rêves tout à fait vulgaires, inutiles et simplement fatigants, qu’on peut éviter si, avant de s’endormir, on fait un petit effort de concentration, qu’on essaye de se mettre en rapport avec ce que l’on a de meilleur en soi — ou par une aspiration, ou par une prière —, et de ne s’endormir que quand ça, c’est fait... même, si on veut, essayer de méditer et passer tout naturellement de la méditation au sommeil sans même s’en apercevoir... Généralement, il y a toute une catégorie de rêves qui sont inutiles, fatigants, qui vous empêchent de bien vous reposer — tout ça on peut l’éviter. Et alors, si on a vraiment bien réussi sa concentration, il se peut qu’on ait justement, la nuit, pas positivement des rêves mais des expériences dont on devient conscient et qui sont très utiles, des indications, comme je viens de dire, des indications sur des questions que vous vous posiez et pour lesquelles vous n’aviez pas de réponse; ou bien un ensemble de circonstances où vous devez prendre une décision et vous ne savez pas quelle est la décision à prendre; ou bien quelque manière d’être de votre propre caractère qui ne vous apparaît pas clairement dans la conscience éveillée — parce que vous en avez tellement l’habitude que vous ne vous en apercevez pas —, mais quelque chose qui nuit à votre développement et qui obscurcit votre conscience, et qui dans un rêve révélateur symbolique vous apparaît, et vous vous rendez compte de la chose clairement, alors vous pouvez agir dessus.

Cela dépend non pas de ce qu’on a été dans la journée, parce que ça n’a pas toujours beaucoup d’effet pour la nuit, mais beaucoup de la manière dont on s’est endormi. Il suffit justement d’avoir au moment de s’endormir une aspiration sincère que la nuit, au lieu d’être un obscurcissement de la conscience, soit une aide pour comprendre quelque chose, pour avoir une expérience; et alors, ça ne vient pas toujours, mais ça a une chance de venir.

Il y a aussi, n’est-ce pas, toute une quantité d’activités de la nuit dont on ne se souvient pas du tout. Quelquefois, quand on a eu un réveil assez lent et tranquille, qu’on n’a pas sursauté en se réveillant, qu’on se réveille tout doucement, tout lentement, sans bouger, on a une impression vague de quelque chose qui s’est passé, et qui a laissé une empreinte sur votre conscience : vous avez une façon d’être en vous réveillant... particulière, quelquefois même étrange. Et alors si vous restez bien tranquille et que vous observez attentivement, sans bouger, vous vous apercevez d’une sorte de demi-souvenir d’une activité qui s’est passée dans la nuit, et si vous restez concentré sur ça, encore immobile pour un certain temps, tout à coup ça peut venir comme ça, comme quelque chose qui apparaît de derrière un voile, et vous pouvez tenir la queue d’un rêve. Quand vous tenez la queue — rien qu’un petit événement —, quand vous tenez la queue vous tirez dessus, là, comme ça, tout doucement, et ça vient. Mais il faut être très tranquille et il ne faut pas bouger. Et généralement ces rêves-là sont très intéressants, ce sont des activités qui sont très instructives.

On fait beaucoup, beaucoup de choses la nuit, qu’on ne sait pas, et si on apprend, n’est-ce pas, quand on devient conscient, on peut commencer à avoir le contrôle. Avant d’être conscient, on n’a pas de contrôle du tout. Mais quand on commence à être conscient, on peut commencer aussi à avoir un contrôle. Et alors, si on a le contrôle de ses activités de la nuit, on peut se reposer beaucoup mieux ; parce que le fait que quand on se réveille on est souvent au moins aussi fatigué que quand on s’est endormi, et on a un sentiment de lassitude, c’est parce qu’on fait d’innombrables choses inutiles pendant la nuit : on se fatigue à courir vitalement, ou à marcher mentalement dans une activité effrénée. Alors quand vous vous réveillez, vous vous sentez fatigué.

Eh bien, une fois que vous avez le contrôle, vous pouvez arrêter ça complètement... arrêter avant de s’endormir... faire comme la mer étale, c’est-à-dire qu’elle est tout à fait étendue et plate et immobile... eh bien, vous pouvez rendre votre mental comme ça, vaste, plat, comme une surface plate et immobile, alors votre sommeil est excellent.

Naturellement il est question, là aussi, des gens qui s’en vont dans leur sommeil dans des endroits du vital qui sont très mauvais, et alors, quand ils reviennent, quelquefois ils sont plus que fatigués, des fois ils sont malades, ou ils sont tout à fait épuisés. Ça, c’est parce qu’ils ont été dans de mauvais endroits et qu’ils se sont battus. Mais ça, ça a certainement quelque chose à faire avec l’état de conscience que l’on a pendant la veille. Si, par exemple, vous vous êtes mis en colère dans la journée, n’est-ce pas, il y a beaucoup de chances pour que la nuit vous soyez dans une bataille vitale pendant quelque temps; ça, ça arrive.

C’est tout? Rien?

Qu’est-ce que « l’archétype céleste du lotus » ?

Ça veut dire la conception première d’un lotus.

Chaque chose qui est exprimée physiquement a été conçue quelque part avant d’être réalisée matériellement.

Il y a tout un monde qui est le monde des formateurs, où toutes les conceptions sont faites. Et ce monde est un monde très élevé, de beaucoup supérieur à tous les mondes du mental ; et de là ces formations, ces créations, ces types qui ont été conçus par les formateurs descendent et s’expriment dans des réalisations physiques. Et il y a toujours un grand écart entre la perfection de la conception et puis ce qui est matérialisé. Très souvent les choses matérialisées sont comme des caricatures en comparaison de la conception première. Ça, c’est ce qu’il appelle l’archétype. Ça se passe dans des mondes... pas toujours les mêmes, cela dépend des choses, mais pour beaucoup de choses du physique, ces conceptions premières, ces archétypes, étaient dans ce que Sri Aurobindo appelle l’Overmind 5.

Mais il y a encore un domaine supérieur à celui-là, où les origines sont encore plus pures, et si on arrive à ça, à atteindre à ça, on a les types absolument purs de ce qui s’est manifesté sur la terre. Et alors, c’est très intéressant de pouvoir comparer, voir à quel point la création terrestre est une effroyable déformation. Et c’est d’ailleurs seulement quand on peut atteindre à ces régions-là et voir la réalité des choses dans leur essence, qu’on peut sciemment travailler à les transformer ici; autrement, sur quoi se baser pour concevoir un monde meilleur, plus parfait, plus beau que celui qui est? Ça ne peut pas être sur notre imagination qui elle-même est une chose très pauvre et très matérielle. Mais si on peut entrer dans cette consciencelà, s’élever jusqu’à ces mondes supérieurs de création, alors avec ça dans la conscience on est capable de travailler à ce que les choses matérielles prennent leur forme véritable.

Mère, pendant la nuit, quand on voit quelqu’un mourir, et quelques mois après on voit encore cette même personne mourir, qu’est-ce que ça veut dire? Est-ce que cette personne est en danger?

Dans un rêve on voit une personne, et quelques mois après on la voit encore...?

Oui, mourir...

On voit mourir une personne, et puis quelques mois après on la voit mourir encore une fois! La même personne! Elle est morte ou elle est vivante?

Vivante.

Ça devient inquiétant, mon enfant! Je ne sais pas; ça dépend absolument des cas.

Ça peut être une mort spirituelle, ça peut être une mort vitale, ça peut être la mort de quelque chose qui doit disparaître dans l’être (et alors ça veut dire un progrès), ça peut être un phénomène prémonitoire, ça peut être une quantité de choses. À moins que tu n’aies le contexte de ton rêve, on ne peut pas expliquer. Mais tu dois avoir ce qu’on pourrait appeler une jurisprudence de tes rêves. Tu n’as jamais rapproché le rêve avec des événements qui se produisent? Par exemple, est-ce qu’il t’est arrivé — je le sais, que ça t’est arrivé — de voir quelqu’un mourir, et que cette personne est morte réellement? Mais tu ne la vois plus mourir une seconde fois. Si tu vois le même rêve une seconde fois, ça veut dire de deux choses l’une : ou qu’elle a perdu encore un autre état d’être, n’est-ce pas, qu’elle est entrée dans une conscience vitale, ou qu’après, de cette conscience vitale elle est sortie pour entrer dans une conscience psychique. Ça peut être cela. Mais alors, il y a des signes certains. Le rêve ne peut pas tromper, et il ne peut pas être analogue.

Ou ça peut être simplement qu’il y a eu quelque chose qui a été profondément impressionné dans la pensée, dans le cerveau, et qu’alors, dans certaines circonstances qui peuvent avoir beaucoup de causes — mais enfin certaines circonstances —, cette impression se remet en activité et te redonne le même rêve. Si c’est un rêve identique, ça peut être ça, simplement un phénomène cérébral.

Il y a beaucoup de rêves qui sont simplement des phénomènes du cerveau, c’est-à-dire des choses qui se remettent en activité sous une instigation quelconque et qui redonnent les mêmes images, quelquefois tout à fait identiques, quelquefois avec des associations, des connexions un peu différentes, alors il y a des différences.

Il y a parfois des rêves qui se répètent, n’est-ce pas, souvent des rêves qui sont des leçons ou des indications, des rêves qui vous annoncent quelque chose, ou qui veulent attirer votre attention sur quelque chose, ou vous mettre en garde de quelque chose. Il arrive très souvent qu’ils se reproduisent, à brève échéance ou après un certain temps. Et généralement, cela veut dire que les premières fois l’impression a été très faible, on ne se souvient pas bien. La troisième ou dès la seconde fois on a déjà une impression vague — « Tiens, ce n’est pas la première fois » —, quand on voit ça. Alors la troisième fois, c’est clair, précis, absolu, et on se souvient : « Tiens, j’ai déjà vu ça trois fois! »

Ça, généralement, ce sont des rêves extrêmement intéressants et qui vous donnent des indications précises : ou sur quelque chose à faire, ou sur quelque chose à ne pas faire, ou sur des précautions à prendre, ou bien sur des relations avec quelqu’un, ce qu’il faut s’attendre à recevoir d’une personne, comment il faut agir avec elle, ou dans certaines circonstances.

Tu vois, c’est un tout petit détail, un tout petit détail qui se reproduit comme ça ; quelquefois ça vient immédiatement : une nuit, la seconde nuit, la troisième nuit; quelquefois ça prend des semaines pour se reproduire.

Douce Mère, pour profiter de sa nuit, pour avoir de bons rêves, est-ce qu’il est nécessaire qu’on n’ait rien fait de très intellectuel tard dans la nuit, ou bien qu’on ne mange pas trop tard dans la nuit, ou qu’on ne fasse rien d’extérieur?

Cela dépend de chacun; mais certainement, si vous voulez vous reposer tranquillement pendant la nuit, il ne faut pas étudier juste avant de vous endormir. Si vous lisez quelque chose qui exige de la concentration, votre tête continuera à marcher, et alors vous ne vous reposerez pas bien. Quand le mental continue à travailler, on ne se repose pas.

L’idéal, n’est-ce pas, c’est d’entrer dans un repos intégral, c’est-à-dire immobilité dans le corps, paix parfaite dans le vital, silence absolu dans le mental — et la conscience sort de toute activité pour entrer dans le Satchidânanda. Si vous pouvez faire cela, alors quand vous vous réveillez, vous vous réveillez avec le sentiment d’une puissance extraordinaire, d’une joie parfaite. Mais ce n’est pas très, très facile à faire. Cela peut se faire; ça, c’est la condition idéale.

Généralement, ce n’est pas du tout comme ça, et la plupart du temps, presque toutes les heures du sommeil sont gaspillées dans des sortes d’activités désordonnées; votre corps se met à gigoter dans votre lit, vous donnez des coups de pied, vous vous tournez, vous sautez, vous vous tournez ici, vous vous tournez là, et puis vous faites comme ça, et puis comme ça (geste)... Alors vous ne vous reposerez pas du tout.

Pendant la journée on n’a pas de temps, alors on est obligé de préparer les leçons pendant la nuit.

Oh! il y a toujours cinquante mille raisons pour faire les choses! Il ne faut pas du tout mettre là-dedans une question morale. Vous pouvez faire votre devoir, et d’une façon tout à fait... pas égoïste, et puis que ça vous empêche tout de même de dormir.

Les choses morales n’ont rien à faire dans le développement intérieur. Je regrette de vous le dire, mais l’un va d’un côté, l’autre va de l’autre. Vous pouvez vous rendre tout à fait malade en faisant un acte absolument... comment dire... on dit en anglais unselfish, n’est-ce pas, qui n’a rien d’égoïste, et vous pouvez vous porter très bien en étant absolument égoïste. Ça n’intervient pas. Ce n’est pas ce genre de moralité-là qui a de l’effet.

Il y a une très grande différence entre avoir une conscience morale et une conscience qui est l’expression de la vérité. Mais je dois dire qu’il est infiniment plus difficile d’avoir une conscience qui exprime la vérité que d’avoir une conscience morale, parce que n’importe quel imbécile qui connaît les règles sociales et qui les suit, a une conscience morale; tandis que pour avoir une conscience de vérité il ne faut pas être un imbécile — en tout cas, première condition!

C’est comme ça que je perds mes nuits depuis plus d’un an!

Oui. Mais vous ne croyez pas que toutes ces choses proviennent d’un manque d’organisation de la vie? On vit à la minute la minute, comme ça arrive, n’importe comment. Ou bien alors on fait des efforts d’organisation mentale, qui ne correspondent pas à la vérité du tout, et par conséquent sont contrecarrés à chaque minute.

Mais si on organisait sa vie d’après un principe supérieur de la conscience, et sans les tâtonnements que l’on fait généralement — c’est-à-dire suivant une indication précise à chaque minute de ce qu’il faut faire, et comment il faut le faire —, je crois qu’on pourrait s’arranger pour que les choses ne soient pas malencontreuses. C’est très bien d’être un bon professeur, mais peut-être n’est-il pas tout à fait nécessaire de corriger tous les devoirs juste à l’heure où l’on va aller se coucher. Je ne sais pas, n’est-ce pas, parce que je n’ai jamais été un bon professeur, par conséquent je n’ai jamais préparé les devoirs de mes élèves, jamais corrigé les devoirs de mes élèves. Mais enfin, il me semble que ça doit être fort possible.

D’une façon générale, au lieu de choisir son travail très soigneusement et de prendre exactement ce que l’on peut faire, et de le faire aussi bien que l’on peut, très souvent on prend trop. Et dans ce trop, il y a beaucoup de choses qui sont au moins partiellement inutiles, qu’on pourrait diminuer considérablement, sans nuire au résultat (notez que je n’en fais pas une règle générale, mais c’est seulement une expérience que j’ai); et lorsqu’on est très attentif à l’indication intérieure et qu’on se refuse à être ballotté par les vagues qui viennent du dehors — les vagues sont les vagues de toutes sortes de mouvements provenant de la volonté des autres, ou d’une espèce de routine des circonstances, ou d’oppositions venant de forces qui ne sont pas très favorables —, alors au lieu d’être poussé comme ça et mû par ces choses, si on reçoit l’indication intérieure très claire, très précise, et qu’on la suit sans tergiverser, n’est-ce pas, sans hésitation, un peu rigoureusement — ma foi, si ça ne plaît pas aux autres, tant pis —, eh bien, il se trouve qu’on devient en quelque sorte le maître des circonstances, qu’elles s’organisent favorablement, et que vous faites beaucoup plus de travail en beaucoup moins de temps.

Il y a une façon de diminuer le temps nécessaire pour faire les choses en augmentant considérablement la concentration; il y a des gens qui ne peuvent pas faire ça pendant longtemps, ça les fatigue; mais ça, c’est comme de porter des poids, n’est-ce pas, on peut s’habituer. Et alors, si on peut arriver à maîtriser ce pouvoir de concentration, et si vous arrivez à rendre votre mental absolument tranquille — parce que ça, c’est la première condition —, et si dans cette tranquillité vous le concentrez, concentrez, concentrez, concentrez sur le point que vous voulez... sur le travail que vous avez à faire, ou sur l’action que vous avez à faire, eh bien, vous pouvez (ça vient comme une sorte de force de propulsion extrêmement tranquille, mais toute-puissante, et vous avancez d’un mouvement, sans hésitation), vous pouvez littéralement faire en un quart d’heure ce qui prendrait une heure autrement. Et alors ça, ça a le grand avantage que ça vous donne du temps, et que, après ça, au lieu de passer d’une activité à une autre, d’une agitation à une autre, vous pouvez vous détendre complètement pendant quelques minutes et avoir un repos total. Ça vous donne le temps de vous reposer; et dans ce repos, naturellement, comme vous vous détendez, tout ce qui peut avoir été un peu trop tendu se relâche et se remet, et ça vous remet dans une condition pour pouvoir de nouveau faire une autre concentration. Essayez!

Voilà. C’est tout? Pas de questions?

Alors au revoir, mes enfants.

Le 27 avril 1955

(La classe de la semaine précédente (20 avril) n’a pas eu lieu à cause de la pluie)

Cet Entretien se rapporte au chapitre V de Les Bases du Yoga, « La conscience physique, le subconscient, le sommeil et les rêves, la maladie ».

Douce Mère, quelle est la différence entre un rêve symbolique et une vision?

La vision, généralement on l’a quand on ne dort pas, quand on est réveillé. Quand on est réveillé et qu’on entre au-dedans de soi — soit en méditation, soit en concentration —, alors on a des visions. Ou la nuit, on ne peut pas dormir... rester étendu, rester tranquille, ne pas dormir, et on peut avoir des visions.

Les rêves, c’est quand on dort, c’est-à-dire qu’on n’a plus du tout la conscience de veille; tandis que dans la vision on est dans la conscience de veille, mais on la tranquillise ou l’immobilise, et c’est une autre conscience plus interne qui s’éveille; mais on n’est pas endormi, le corps n’est pas endormi, il est simplement tranquillisé.

On peut même avoir des visions en restant actif. Il y a des gens qui ont des visions même dans l’activité. La vision, c’est un autre plan de perception qui s’éveille. Ce sont des sens dans le mental, ou dans le vital, ou dans le physique qui s’éveillent et arrivent à faire passer leurs expériences dans la conscience extérieure. C’est comme si on avait une autre paire d’yeux derrière ceux-ci, des yeux qui verraient dans le vital au lieu de voir dans le physique. Et ça, c’est toujours là. Seulement, comme. on est concentré sur la vie la plus matérielle, on ne s’en aperçoit pas. Mais il y a des enfants qui ont les deux conjointement, qui voient même physiquement toutes sortes de choses qui ne sont pas physiques. Généralement, on leur dit qu’ils disent des bêtises; alors ils s’arrêtent d’en parler. Mais ils ne voient pas seulement juste ça physiquement, ils voient d’autres choses derrière. On peut avoir des visions avec les yeux fermés, on peut avoir des visions avec les yeux ouverts; tandis que, dans le rêve, on est toujours endormi.

Autres questions?

Comment distinguer entre un rêve symbolique et d’autres rêves?

Pour chacun, c’est différent; mais c’est une question d’impression que l’on a. Généralement, en le voyant, le rêve symbolique est beaucoup plus clair, précis, plus coordonné, et porte avec lui cette espèce de conscience de quelque chose qui est vrai... je ne sais pas... on s’en souvient mieux, ça ne se déforme pas dans le souvenir.

Et puis, c’est tout?

Douce Mère, il y a une question de Jyotindra.

Ah! Qu’est-ce qu’il veut savoir, cet enfant?

Il voulait savoir : quand on a très mal, quand on est très irrité, comment peut-on dormir tranquillement?

Ça, ça représente un certain pouvoir yoguique. La façon la meilleure — et celle-là, elle est absolue —, c’est de sortir de son corps.

Quand le corps souffre, qu’on a la fièvre, ou qu’on est malade, n’est-ce pas, ou que le corps est tout à fait malade, la seule chose à faire c’est d’en sortir, de sortir son être vital. Et alors, si on est un yogi et qu’on sait, on s’élève juste au-dessus, de façon à voir son corps; l’être vital, s’il est sorti sous une forme assez matérielle, peut voir le corps; on voit son propre corps physique, et alors à ce moment-là, avec la conscience que l’on a et la force que l’on a, on peut diriger les rayons de ses forces sur l’endroit du corps qui est malade. Mais ça, c’est le sommet, et c’est le plus sûr moyen de se guérir; et si on a la puissance et la connaissance, c’est infaillible.

On peut se guérir de n’importe quoi en très peu de temps. Seulement tout ça, ça représente un grand entraînement, un dressage de l’être. Ça ne s’improvise pas, n’est-ce pas. Mais en fait, quand les douleurs sont intolérables et que les gens s’évanouissent, ils font instinctivement cela. S’évanouir, c’est sortir de son corps. Alors il y a des gens (quand ils ne sont pas trop accrochés à leur corps), quand il y a quelque chose qui va mal, qui souffre trop ou que ça ne va pas bien, ils s’évanouissent.

Une trop grande douleur vous fait vous évanouir, c’est-à-dire que vous sortez de votre corps, vous sortez vraiment et laissez le corps très inerte; et pourvu qu’il y ait là quelqu’un qui ait assez de connaissance pour ne pas vous secouer comme ça (geste) pour vous réveiller, c’est un moyen d’échapper à la souffrance. Naturellement, si on a à côté de soi quelqu’un qui est pris de panique et qui vous jette de l’eau froide sur la tête ou qui vous secoue, alors le résultat peut être désastreux, mais autrement on peut... Et petit à petit, naturellement, comme il n’y a plus là la conscience pour enregistrer la souffrance, ça, ça se calme, et dans presque tous les cas le corps devient suffisamment immobile pour qu’il puisse se reposer même en dépit des souffrances. Il ne les sent plus du tout. Ça, c’est le meilleur moyen.

Il y a des moyens moindres et qui ont des résultats moindres, qui ne sont pas très faciles non plus, c’est-à-dire la connaissance du pouvoir de couper la connexion entre la partie qui souffre et le cerveau qui enregistre. On coupe la connexion, alors le cerveau n’enregistre pas. Ça, c’est ce que l’on fait, ce que les docteurs font avec l’anesthésiant. Ils coupent la connexion des nerfs entre le point qui est malade et le cerveau ; alors le cerveau ne s’aperçoit plus de rien, ou c’est réduit à un minimum. Et ça revient toujours à la même chose, d’une façon ou d’une autre; et tout cela demande un pouvoir occulte ou un dressage. Il y a des gens qui ont ça spontanément; il n’y en a pas beaucoup — très peu. Mais évidemment, sans arriver à ce point-là, il y a une chose qu’on peut essayer de faire, c’est de ne pas se concentrer sur son mal, détourner l’attention autant qu’on peut, ne pas penser du tout à son mal, penser aussi peu que possible et surtout ne pas se concentrer, ne pas faire attention : « Oh, j’ai mal », alors ça devient un peu pire : « Oh, j’ai encore plus mal », puis ça devient encore pire, comme ça, parce qu’on est concentré dessus. Et ça c’est l’erreur que l’on fait toujours : penser, être là, attentif, à attendre le signe de la douleur; alors naturellement elle vient, elle vient augmentée de cette concentration d’attention qu’on y a mise. C’est pour cela que, quand on n’est pas bien, la meilleure chose à faire c’est de lire, ou d’entendre lire, n’est-ce pas, cela dépend de la condition dans laquelle on est. Mais si on peut détourner son attention, on ne souffre plus.

Et puis, c’est tout?

Douce Mère, est-ce que nous avons besoin de rêver?

Est-ce que quoi?

... nous avons besoin de rêver...

Besoin de rêver! Mais ce n’est pas une question de besoin, mon enfant, on rêve toujours.

Mais pourquoi rêve-t-on?

Pourquoi est-ce que tu marches sur tes pieds, avec la tête en l’air, et tu manges et tu dors? C’est comme ça. Il n’y a pas de pourquoi. Il n’y a pas de pourquoi, ça fait partie du fonctionnement général.

Le rêve n’est pas quelque chose qui est mis sur vous comme ça d’une façon artificielle. Ce n’est pas comme quand on vous envoie à l’école pour apprendre quelque chose, ce n’est pas comme ça. Ça fait partie de votre fonctionnement normal, c’està-dire que généralement c’est la tête, le cerveau qui continue à marcher. Quelquefois, quand on est dans des conditions un peu supérieures, c’est un être intérieur qui entre en activité, qui va dans son domaine et qui vit là, de sa vie propre. Mais ce sont toutes des choses qui ne sont pas organisées artificiellement pour une raison quelconque. Ça fait partie du fonctionnement du corps. Les rêves sont des choses aussi naturelles que les activités de la journée; et alors dans le rêve on s’aperçoit plus ou moins qu’on n’y comprend rien, mais dans la vie c’est exactement la même chose, parce que, quoi que ce soit qui arrive, vous êtes toujours à vous poser des centaines de questions pour savoir pourquoi, comment, et qu’est-ce qui est arrivé. Vous n’en savez rien. Seulement vous avez l’habitude que ce soit comme ça. C’est tout.

Pas de questions?

J’ai encore une question.

Encore une?

Douce Mère, quand on dort, la conscience est différente de la conscience de veille...

Oui, et alors : « Pourquoi? » (rires)

Comment est-ce différent?

Mais tu ne t’es jamais aperçue que c’est différent? Par exemple, ta conscience physique, ou ta conscience de physique subtil, ta conscience vitale, ou la conscience de ton vital inférieur ou supérieur, ta conscience psychique, ta conscience mentale, chacune est tout à fait différente! Alors quand tu dors, tu as une conscience; et quand tu es réveillée, tu en as une autre. Dans ton état de veille tu regardes les choses projetées en dehors de toi, dans ton état de sommeil tu les regardes intériorisées. Alors c’est comme si, dans un cas, tu étais toute poussée hors de toi, en avant, et dans l’autre cas, c’est comme si tu te regardais dans un miroir intérieur.

Comprends pas? Pas très bien!

Bien, c’est une chose qu’il faut apprendre à distinguer, ses états de conscience, parce qu’autrement on vit dans une confusion perpétuelle.

Au fond, c’est le premier pas sur le sentier, c’est le commencement du fil, si on ne tient pas le bout du fil, on se perd en route. Ça, c’est juste tenir le bout du fil.

C’est tout?

Douce Mère, qu’est-ce que ça signifie, quand on voit qu’on est mort dans un rêve?

Ah! on m’a déjà demandé ça plusieurs fois. Cela dépend du contexte. Cela peut vouloir dire qu’on a fait un progrès suffisant pour se débarrasser totalement d’une vieille manière d’être qui n’a plus sa raison d’être. Ça, c’est, je crois, le cas le plus fréquent. Autrement cela dépend absolument du contexte, c’est-à-dire des circonstances qui entourent le rêve.

C’est-à-dire... on se voit mort... Comment est-ce qu’on se voit mort? Est-ce que simplement on voit le corps inerte, ou bien est-ce qu’il y a une histoire, ou bien est-ce qu’on se voit mourir, ou on se voit déjà mort, ou est-ce qu’on prend pour mort quelque chose qui n’est pas mort?

N’est-ce pas, si vous laissez votre corps — en sortant du corps, comme j’ai expliqué tout à l’heure —, si vous êtes sorti d’une façon suffisamment matérielle, dans un vital très matériel, eh bien, le corps qui est couché sur le lit a l’air absolument mort, mais il n’est pas mort pour ça. Mais si on le regarde ou le voit en étant en dehors et qu’on ne sait pas, il a l’air absolument mort, il est en état cataleptique. Alors si on sait ce qu’il faut, et ce que l’on doit faire, c’est très facile; mais si on ne sait pas, et que l’imagination part vagabonder, alors on ouvre la porte à la peur, et n’importe quoi peut arriver.

Mais en fait, je ne crois pas qu’une fois sur un million de fois ce soit une chose prémonitoire. Je crois beaucoup plus que c’est un fragment de l’être qui a cessé d’être utile, et qui disparaît; alors le fragment prend la forme du tout, et on se voit mort, parce que ce fragment a cessé d’exister en vous. Ça c’est le cas le plus fréquent et le plus logique.

Maintenant on peut voir non pas une mort, mais par exemple un accident ou un assassinat, ou des choses comme ça... Alors c’est un rêve très violent, n’est-ce pas, vécu, et ça, ça peut vouloir dire qu’on est attaqué par des forces mauvaises envoyées par quelqu’un pour un but précis. Alors il n’y a qu’à taper dur et réagir violemment.

Douce Mère, quelquefois quand on dort, on sait qu’on dort, mais on ne peut pas ouvrir les yeux. Pourquoi?

Ça, c’est quand on est sorti de son corps, et il ne faut pas forcer, il faut tout simplement, lentement, concentrer sa conscience dans son corps et attendre un petit moment que la fusion se fasse normale; il ne faut pas forcer.

Quelquefois les yeux sont un peu ouverts et on peut voir aussi les choses...

Et on ne peut pas bouger!

Oui.

C’est qu’il y a seulement un fragment de la conscience qui est rentré, pas suffisamment pour ramener le plein mouvement dans le corps. Il ne faut pas se secouer, parce qu’on risque de perdre un bout de soi-même. Il faut rester bien tranquille et se concentrer lentement, lentement, sur son corps; ça peut prendre une minute ou deux minutes, c’est un maximum.

Qu’est-ce qu’on peut perdre?

N’importe quoi, quelque chose qui est sorti, n’est-ce pas. C’est parce qu’il y a une partie de l’être qui est sortie; alors si on se secoue, ça n’a pas le temps de revenir. Tiens, il y a quelqu’un derrière toi [Nolini] qui a eu une expérience comme ça. C’est quelqu’un qui l’a réveillé en sursaut, et quand il est revenu il avait vraiment l’impression qu’il lui manquait quelque chose, n’est-ce pas? (Mère se tourne vers Nolini)

(Nolini) Oui.

Alors moi, je lui ai dit de se concentrer tranquillement; c’est revenu. Seulement si on a peur, alors ça peut se compliquer, n’est-ce pas.

Mais il ne faut jamais réveiller quelqu’un en sursaut, parce qu’il faut qu’il ait le temps de se rassembler dans son corps. Ce n’est pas bon, par exemple, quand on se réveille, hop! sauter de son lit. Il faut rester tranquille un petit moment, comme ça (geste), comme si on se ramenait au-dedans de soi, comme ça, tranquillement... tranquille. Quand on est bien tranquille, qu’on sent que tout est là, alors on se lève, et c’est fini. Mais il ne faut jamais sauter de son lit brusquement, ce n’est pas bon. D’ailleurs ça arrive quelquefois, des gens qui sont réveillés brusquement et qui sautent de leur lit, ils ont la tête qui tourne, et ils risquent de tomber. Il faut toujours avoir ce mouvement comme ça (geste), comme si on rassemblait sa conscience, ou toutes sortes de choses qu’on rassemble dans son corps; on reste bien tranquille, quelques secondes d’assimilation, et puis quand c’est bien fait, alors on se lève tranquillement, posément.

Quoi d’autre? Rien?

Alors c’est fini!

mai




Le 4 mai 1955

Cet Entretien se rapporte au chapitre V de Les Bases du Yoga, « La conscience physique, le subconscient, le sommeil et les rêves, la maladie ».

Douce Mère, comment faire « appel à la force vitale universelle » ?

On peut le faire par beaucoup de moyens.

D’abord il faut savoir qu’elle existe et qu’on peut entrer en contact avec elle. Secondement, il faut essayer d’avoir ce contact, de la sentir circuler partout, à travers tout, dans toutes les personnes et en toutes les circonstances, avoir cette expérience : par exemple, quand on est dans la campagne avec des arbres, la voir circuler dans toute la nature, dans les arbres et dans les choses, et alors communier avec elle, se sentir proche d’elle, et chaque fois qu’on veut avoir affaire à elle, se rappeler cette impression que l’on avait et tâcher d’entrer en contact.

Il y a des gens qui trouvent qu’avec certains mouvements, certains gestes, certaines activités, ils entrent plus en contact. J’ai connu des gens qui se promenaient en gesticulant... ça leur donnait vraiment l’impression qu’ils étaient en rapport — certains gestes qu’ils faisaient en se promenant... Mais les enfants le font spontanément : quand ils se donnent tout entiers dans leurs jeux, en courant, en jouant, en sautant, en criant; quand ils dépensent toutes leurs énergies comme ça, ils se donnent tout entiers, et dans la joie de jouer et de bouger et de courir, ils se mettent en rapport avec cette force vitale universelle; ils ne le savent pas, mais ils dépensent leur force vitale dans un contact avec la force vitale universelle, et c’est pour cela qu’ils peuvent courir sans vraiment sentir une grande fatigue, excepté après très longtemps. C’est-à-dire qu’ils dépensent tellement, que s’ils n’étaient pas en rapport avec la force universelle, ils seraient tout à fait éreintés, immédiatement. Et c’est pour ça d’ailleurs qu’ils grandissent; c’est aussi parce qu’ils reçoivent plus qu’ils ne dépensent. Ils savent recevoir plus qu’ils ne dépensent, et ça ne correspond à aucune connaissance. Naturellement, c’est un mouvement spontané. C’est le mouvement — un mouvement joyeux dans ce qu’ils font — de dépense joyeuse. On peut faire beaucoup de choses avec ça.

J’ai connu des jeunes gens qui avaient toujours vécu en ville — dans une ville et dans ces petites chambres que l’on a dans ces grandes villes où tout le monde est entassé. Et alors ils étaient venus passer des vacances à la campagne, dans le midi de la France, et là le soleil est chaud, naturellement pas comme ici, mais tout de même il est très chaud (quand on compare le soleil des bords de la Méditerranée au soleil de Paris, par exemple, ça fait vraiment une différence), et alors quand ils se promenaient à la campagne, les premiers jours ils ont commencé à sentir vraiment un mal de tête terrible et à être tout à fait mal à l’aise à cause du soleil ; mais ils ont tout d’un coup pensé : « Mais si on fait amitié avec le soleil, il ne nous fera plus mal. » Et ils ont commencé à faire une sorte d’effort intérieur d’amitié et de confiance vis-à-vis du soleil, et quand ils étaient au soleil, au lieu de tâcher de se recroqueviller et de se dire : « Oh ! comme il fait chaud, et comme ça brûle! », ils disaient : « Oh ! comme ce soleil est plein de force et de joie et d’amour », etc., ils s’ouvraient comme ça (geste); et non seulement ils n’ont plus souffert, mais ils se sont sentis si forts après, qu’ils allaient dire à tout le monde qui leur disait : « Il fait chaud », ils allaient leur dire : « Faites comme nous, vous verrez comme ça fait du bien. » Et ils pouvaient rester des heures en plein soleil, nu-tête et sans sentir aucun inconvénient. C’est le même principe.

C’est le même principe. Ils se sont unis à la force vitale universelle qui est dans le soleil, et ils ont reçu cette force qui leur a enlevé tout ce qui était désagréable.

Quand on est dans la campagne, quand on se promène sous les arbres et qu’on se sent si proche de la nature, des arbres, du ciel, de toutes ces feuilles, toutes ces branches, toutes ces herbes, quand on se sent en grande amitié avec ces choses et qu’on respire cet air, qui est si bon, parfumé de toutes ces plantes, alors on s’ouvre, et en s’ouvrant on communie avec les forces universelles, et c’est pour toutes les choses comme ça.

Est-ce qu’on peut faire la même chose quand il fait froid ?

Oui, je pense que oui. Je pense qu’on peut toujours faire la même chose dans tous les cas.

Le soleil est un très fort symbole dans l’organisation de la Nature. Alors ce n’est pas tout à fait la même chose; il possède en lui-même une condensation extraordinaire d’énergie. Le froid me paraît une chose plus négative : c’est une absence de quelque chose. Mais dans tous les cas, si on sait prendre le rythme des mouvements de la Nature, alors on évite beaucoup d’inconvénients. Ce qui fait souffrir, ce qui dérange l’équilibre du corps, c’est une étroitesse, c’est toujours une étroitesse. C’est parce qu’on est enfermé dans des limites, et qu’alors il y a, comme Sri Aurobindo écrit là, une force qui presse trop fort pour ces limites — ça bouleverse tout.

Douce Mère, qu’est-ce que c’est, le « physique interne » ?

Eh bien, l’autre jour nous avions cette question à propos du subliminal. C’est la même chose, n’est-ce pas.

Le physique extérieur, ce que nous voyons du corps, de l’apparence, est pour ainsi dire supporté, soutenu par une sorte d’existence et de substance internes, qui s’expriment à travers la chose extérieure. On a clairement cette impression quand il y a quelque chose qui cogne extérieurement, et qui ne vous est pas agréable, alors quand on recule de ça, on recule de ce contact des circonstances ou des choses; eh bien, la première impression, c’est de se reculer dans son être physique luimême, intérieurement, un être physique qui est là, qui pousse, pour ainsi dire, sur la forme extérieure pour pouvoir créer une forme nouvelle.

C’est ça qui fait grandir les enfants, c’est une sorte de chose intérieure qui pousse, qui pousse pour l’action, qui pousse pour le mouvement, qui pousse pour le progrès. Mais c’est physique, ce n’est pas une conscience vitale ou mentale, c’est purement physique. C’est quelque chose qui pousse du dedans vers la manifestation, et qui se concentre et se canalise dans la manifestation. C’est plus vaste et plus imprécis à l’intérieur. C’est ce que Sri Aurobindo appelle le « physique interne ». C’est plus vague, plus imprécis. On peut rêver là. Par exemple, on rêve, on voit la chambre, sa propre chambre. Eh bien, c’est sa chambre, mais il y a tout de même des petites différences; ce n’est pas absolument ce qu’on voit avec les deux yeux quand on est complètement éveillé. C’est une vision déjà physique, mais avec juste une petite nuance de différence avec le plus matériel; il y a des petits déplacements.

C’est tout?

Douce Mère, les forces vitales universelles ont-elles des limites?

Je ne pense pas que ce soient les forces qui ont une limite, parce que par rapport à nous elles sont certainement illimitées. Mais c’est notre capacité de réception qui a des limites. Nous ne pouvons pas en absorber au-delà d’une certaine quantité, et alors il faut une balance entre la dépense et la capacité de recevoir. Si on dépense tout d’un coup dans une sorte d’impulsion — par exemple, un mouvement impulsif —, si on dépense beaucoup plus qu’on n’a reçu, il faut un petit moment de concentration, de calme, de réceptivité pour absorber des forces universelles; il faut se mettre dans une certaine condition pour les recevoir. Et alors elles durent pendant un certain temps; et une fois qu’on les a dépensées, il faut recommencer à en recevoir. C’est dans ce sens-là qu’il y a des limites. Ce ne sont pas les forces qui sont limitées, c’est la réceptivité.

Chacun a une réceptivité différente. Il n’y a pas deux réceptivités semblables en qualité et en quantité, mais surtout en qualité. On entre en rapport avec des forces très pures, très intenses — déjà ce que l’on pourrait appeler des forces converties, c’est-à-dire des forces universelles vitales qui sont en rapport avec le Divin et qui non seulement reçoivent le Divin, mais aspirent à Le recevoir. Alors si vous absorbez ces forces-là, cela vous donne une grande puissance de progrès. C’est en cela que la qualité est beaucoup plus importante. Et pour la qualité des forces vitales universelles, cela dépend naturellement beaucoup de ce que l’on est, mais aussi beaucoup de ce que l’on fait.

Si on utilise ces forces pour une action purement égoïste et d’une nature basse, eh bien, on se met dans une presque totale impossibilité d’en recevoir de nouvelles d’une aussi belle qualité. Tout dépend de l’utilisation des forces qu’on reçoit. Si au contraire on les utilise pour faire un progrès, pour se perfectionner, cela vous donne... cela accroît énormément votre capacité de réception, et la fois suivante vous pouvez en avoir bien davantage. Tout dépend (en tout cas principalement) de l’usage qu’on en fait. Il y a des gens, par exemple, qui sont emportés de nature et qui ne sont pas arrivés à contrôler cet emportement. Eh bien, si avec une aspiration ou un procédé quelconque ils sont arrivés à recevoir des forces vitales supérieures, au lieu que cela calme leur irritation ou leur emportement parce qu’ils n’ont pas la maîtrise de soi, ça augmente leur colère; c’est-àdire que leur irritation, leur mouvement de violence est plein d’une plus grande force, d’une plus grande énergie et devient beaucoup plus violent. Alors on dit : « Ça ne nous fait pas faire de progrès d’être en rapport avec des forces universelles. » Mais ça, c’est parce qu’ils en font mauvais usage. Naturellement, à la longue, ce mauvais usage diminue la capacité de réception; mais ça prend du temps, ce n’est pas immédiat. Ainsi il est très important de se mettre dans de bonnes conditions pour recevoir les forces supérieures, et non pas des forces inférieures, et secondement, quand on les a reçues, de les utiliser pour la meilleure chose possible, afin de se préparer à en recevoir qui sont d’une qualité supérieure. Mais si vous vous ouvrez, que vous recevez des forces, et qu’après, ayant la satisfaction d’avoir reçu, vous vous laissez aller à tous les mouvements ordinaires, eh bien, vous fermez la porte, et la force ne revient plus.

On peut aussi augmenter la réceptivité?

Comment augmenter la réceptivité? En progressant.

Il faut d’abord savoir s’ouvrir et puis dans une grande tranquillité savoir assimiler les forces que l’on a reçues, ne pas les rejeter. Il faut savoir les assimiler.

Alors le progrès consiste en un équilibre normal, mais progressif, des périodes d’assimilation — réception, assimilation — et des périodes de dépense, et savoir balancer les deux, et alterner dans un rythme qui vous soit personnel. Il ne faut pas aller audelà de la capacité, il ne faut pas rester en dessous, parce que les forces vitales universelles ne sont pas quelque chose que vous puissiez mettre dans un coffre-fort. Il faut que ça circule. Alors il faut savoir recevoir et en même temps dépenser, mais augmenter la capacité de réception, de façon à avoir de plus en plus de choses qui sont à épuiser, à dépenser. C’est d’ailleurs ce qui se passe, comme je le disais, c’est ce qui se passe tout naturellement avec les enfants. Ils commencent, ils font un certain effort, ils reçoivent une certaine force spontanément, ils l’assimilent et puis après quelques jours, deux jours, dix jours, vingt jours ils peuvent dépenser davantage. Après un an, ils peuvent faire beaucoup plus, parce que tout naturellement ils alternent la réception et la dépense et ils progressent en proportion. Eux, le font inconsciemment. Mais quand on est plus grand ça devient plus difficile, on s’arrête de pousser, par exemple. Alors ça veut dire qu’il y a une certaine période d’expansion qui est arrêtée. Mais on peut la prolonger, alors, avec une discipline intérieure, une méthode que l’on trouve : ça doit être sa méthode à soi.

Le 11 mai 1955

Après la lecture des dernières pages de Les Bases du Yoga.

Qui est-ce qui pose des questions aujourd’hui?

Douce Mère, comment immuniser le corps contre toute attaque?

Eh bien, Sri Aurobindo l’a écrit après, n’est-ce pas. Il dit qu’il n’y a que la descente de la Force supramentale qui peut immuniser le corps contre toute attaque. Il dit qu’autrement ce n’est que momentané, et que cela n’agit pas toujours. Il dit que cela peut être pratiquement comme ça, mais pas absolument comme ça ; et pour être absolument comme ça, c’est seulement en transformant la nature telle qu’elle est en une nature supramentale qu’on peut faire que le corps soit tout à fait immunisé contre toute attaque.

Douce Mère, est-ce que le subconscient est plus fort que le mental, le vital et le physique?

Qu’est-ce que tu veux dire par plus fort?

Ici, c’est écrit...

Il a plus d’effet. Mais justement parce qu’il est subconscient, il est partout, tout semble tremper dans le subconscient. Et alors, subconscient veut dire à demi conscient : pas conscient et pas inconscient. C’est juste entre les deux ; c’est comme ça, à moitié; alors les choses se glissent là, on ne sait pas qu’elles sont là, et de là elles agissent; et c’est parce qu’on ne sait pas qu’elles sont là, qu’elles peuvent y rester. Il y a beaucoup de choses que l’on ne désire pas garder et que l’on chasse de la conscience active, mais elles descendent là, elles se cachent là, et parce que c’est subconscient on ne s’en aperçoit pas; mais elles ne sont pas complètement parties et, quand elles ont une chance de remonter, elles remontent. Il y a par exemple de mauvaises habitudes du corps, dans le sens que le corps a l’habitude de se déséquilibrer — on appelle ça tomber malade, n’est-ce pas; mais enfin, le fonctionnement devient défectueux par une mauvaise habitude. Vous arrivez en concentrant la Force, en l’appliquant sur ce défaut, à le faire disparaître, mais il ne disparaît pas complètement, il entre dans le subconscient. Et alors quand vous cessez d’être sur vos gardes, de faire bien attention et de l’empêcher de se manifester, ça remonte et ça sort. Vous avez cru pendant peut-être des mois ou même des années, vous avez cru être complètement débarrassé d’un certain genre de maladie qui vous arrive, et vous ne faites plus attention, et tout d’un coup, un jour, ça revient comme si ce n’était jamais parti; ça ressort du subconscient, et à moins qu’on n’entre dans ce subconscient et qu’on ne change les choses là, c’est-à-dire qu’on ne change ce subconscient en conscient, ça arrive toujours comme ça. Et le moyen, c’est de changer le subconscient en conscient — si chaque chose qui remonte à la surface devient consciente, à ce moment-là il faut la changer. Il y a encore un moyen plus direct, c’est d’entrer dans le subconscient avec sa pleine conscience et d’y travailler, mais ça c’est difficile. Mais tant que cela n’est pas fait, tous les progrès que l’on a faits — je veux dire physiquement, dans son corps —, ça peut toujours être défait.

(Mère se tourne vers un enfant) Tu dors? Presque!

Pas de questions... Toi? Rien!

Douce Mère, quand on voit s’approcher une maladie, comment peut-on l’arrêter?

Ah!

D’abord, il ne faut pas la vouloir, et il faut que rien dans le corps ne la veuille. Il faut avoir une très forte volonté de ne pas être malade. Ça, c’est la première condition.

La seconde condition, c’est d’appeler la lumière, une lumière d’équilibre, une lumière de paix, de tranquillité et d’équilibre, et de la pousser dans toutes les cellules du corps, leur enjoignant de ne pas avoir peur, parce que ça c’est la seconde condition.

D’abord ne pas vouloir être malade, et puis ne pas avoir peur de la maladie. Il ne faut ni attirer ni trembler. Il ne faut pas vouloir la maladie du tout. Mais il ne faut pas ne pas la vouloir parce qu’on en a peur; il ne faut pas avoir peur; il faut avoir une calme certitude et une confiance complète dans le pouvoir de la Grâce de vous mettre à l’abri de tout, et puis penser à autre chose, ne plus s’en occuper. Quand on a fait ces deux choses-là : refuser la maladie avec toute sa volonté et infuser une confiance qui élimine complètement la peur dans les cellules du corps, et puis s’occuper de quelque chose d’autre, ne plus penser à la maladie, oublier que ça existe... voilà, si vous savez faire ça, vous pouvez même être en rapport avec des gens qui ont des maladies contagieuses, et vous ne les attrapez pas. Mais il faut savoir le faire.

Il y a beaucoup de gens qui disent : « Oh! oui, ici, je n’ai pas peur. » Ils n’ont pas peur dans leur mental, leur mental n’a pas peur; il est fort, il n’a pas peur; mais le corps tremble, et on ne le sait pas, parce que c’est dans les cellules du corps que ça tremble. Ça tremble avec une anxiété terrible, et c’est ça qui attire la maladie. C’est là qu’il faut mettre la Force, et la tranquillité d’une paix parfaite et d’une confiance absolue dans la Grâce. Et puis quelquefois on est obligé de chasser, avec une force similaire dans la pensée, toutes les suggestions que « après tout, le monde physique est plein de maladies, et que c’est contagieux, et puisqu’on a été en rapport avec quelqu’un qui est malade, on est sûr de l’attraper, et puis que les moyens internes ne sont pas suffisamment puissants pour agir dans le physique », et toutes sortes de stupidités dont l’air est plein. Ce sont des suggestions collectives que tout le monde se passe de l’un à l’autre. Et si par hasard il y a deux ou trois docteurs, alors ça devient terrible. (rires)

Quand Sri Aurobindo dit que la maladie s’approche, qu’est-ce qui s’approche exactement?

C’est un genre de vibration qui est fait d’une suggestion mentale, d’une force vitale de désordre et de certains éléments physiques qui sont la matérialisation de la suggestion mentale et de la vibration vitale. Et ces éléments physiques peuvent être ce que l’on est convenu d’appeler des germes, des microbes, des ceci, des cela, et beaucoup d’autres choses. Ça peut s’accompagner d’une sensation, ça peut s’accompagner d’un goût, ça peut s’accompagner aussi d’une odeur, si on a des sens subtils très éveillés. Il y a de ces formations de maladie qui donnent un goût spécial à l’air, une odeur spéciale ou une petite sensation spéciale.

On a beaucoup de sens qui sont endormis. On est terriblement tamasique. Si tous les sens que l’on possède étaient éveillés, il y a beaucoup de choses dont on s’apercevrait, qui peuvent justement se passer sans qu’on s’en doute.

Par exemple, il y a beaucoup de gens qui ont un certain genre d’« influenza » en ce moment. C’est très répandu. Ça, quand ça s’approche, ça a un goût spécial, ça a une odeur spéciale, et ça vous donne un certain contact (naturellement pas comme un coup de poing), quelque chose d’un peu subtil, un certain contact, exactement comme quand on passe la main sur quelque chose, sur une étoffe à rebours... Vous n’avez jamais fait ça ? L’étoffe a un sens, n’est-ce pas, quand on passe la main dans le bon sens, ou bien quand on la passe comme ça (geste), eh bien, ça vous fait... c’est quelque chose qui passe sur votre peau, comme ça, à rebours. Mais naturellement, je vous dis, ça ne vient pas comme un coup de massue. C’est très subtil, mais c’est très clair. Alors si vous voyez ça, vous pouvez très bien...

D’ailleurs, il y a toujours moyen de s’isoler par une atmosphère de protection, si on sait avoir une vibration extrêmement tranquille, tellement tranquille que ça fait presque comme un mur autour de vous. Mais tout le temps, tout le temps on vibre en réponse à des vibrations qui viennent du dehors. Si vous vous apercevez de ça, tout le temps il y a quelque chose qui fait comme ça, comme ça, comme ça, comme ça (gestes), qui répond à toutes les vibrations qui viennent du dehors. Jamais vous n’êtes dans une atmosphère tout à fait tranquille et qui émane de vous, c’est-à-dire qui vient du dedans au dehors — pas une chose qui vient du dehors au dedans —, quelque chose qui est comme une enveloppe autour de vous, très tranquille, comme ça, et vous pouvez passer n’importe où, et toutes ces vibrations qui viennent du dehors ne commencent pas à faire comme ça (geste) autour de votre atmosphère.

Si vous pouviez voir cette espèce de danse, de danse de vibrations qu’il y a autour de vous tout le temps, vous verriez, vous comprendriez bien ce que je veux dire.

Par exemple, dans un jeu, quand vous jouez, c’est comme ça (geste); et puis ça fait comme les vibrations : d’un point ça va en augmentant, en augmentant et en augmentant jusqu’à ce que tout d’un coup, patatras!... un accident. Et c’est une atmosphère collective comme ça, on arrive et on voit ça. Vous êtes en train de jouer à un jeu — basket-ball ou football ou n’importe —, on sent cela, on le voit, ça fait comme une sorte de fumée autour de vous (ces espèces de fumées de chaleur qui viennent quelquefois, cela fait quelque chose comme ça), et puis alors cela prend une vibration comme ça, comme ça, de plus en plus, de plus en plus, de plus en plus, jusqu’à ce que tout d’un coup l’équilibre soit rompu : quelqu’un se casse la jambe, tombe par terre, reçoit une balle sur la bouche, etc. on peut prédire d’avance que cela va arriver quand c’est comme ça. Mais personne ne s’en aperçoit.

Mais même dans des cas moins sérieux, chacun individuellement, vous avez autour de vous quelque chose qui, au lieu d’être cette enveloppe très individuelle et très calme qui vous protège de tout ce que vous ne voulez pas recevoir... c’est-à-dire que votre réceptivité devient volontaire et consciente, autrement vous ne recevez pas; et c’est seulement quand vous avez cette atmosphère consciente, extrêmement calme, et, comme je dis, que ça vient du dedans (ce n’est pas une chose qui vient du dehors), c’est seulement quand c’est comme ça que vous pouvez aller impunément dans la vie, c’est-à-dire parmi les autres et dans toutes les circonstances de chaque minute... Autrement, s’il y a quelque chose de mauvais à attraper, par exemple une colère, une peur, une maladie, un malaise, vous êtes sûr de l’attraper. Dès que ça commence à faire comme ça, c’est comme si vous appeliez toutes les vibrations analogues à venir s’emparer de vous.

Ce qui est admirable, c’est l’inconscience avec laquelle les hommes traversent la vie. Ils ne savent pas vivre, il n’y en a pas un sur un million qui sache vivre, et ils vont comme ça tant bien que mal, cahin-caha, ça va, ça ne va pas, et tout ça, pour eux, bah! qu’est-ce que c’est? Ce sont des choses qui arrivent.

Ils ne savent pas vivre. Il faudrait tout de même apprendre à vivre. Ça, c’est la première chose qu’on devrait apprendre à des enfants : apprendre à vivre. J’ai essayé, mais je ne sais pas si j’ai beaucoup réussi. Je vous ai dit toutes ces choses très souvent, je crois, non? Pas dit?

Si.

C’est tout? Encore une question?

Douce Mère, je n’ai pas compris la dernière partie.

La dernière partie parle du Supramental, n’est-ce pas.

Ah! oui, tu veux dire que tu n’as pas compris la différence entre les forces yoguiques et la nature supramentale. Mais Sri Aurobindo l’explique.

Je n’ai pas compris.

Dans la conscience extérieure mentale et physique (corporelle), pour obtenir un résultat comme celui dont nous parlions juste maintenant (par exemple, d’avoir une atmosphère protectrice personnelle qui puisse vous protéger de tout contact qui n’est pas désiré), il faut la force yoguique, c’est-à-dire la force que donne la pratique du yoga. Tandis que si votre corps était supramentalisé, s’il avait la nature supramentale au lieu d’avoir la nature physique ordinaire, il n’y aurait pas besoin d’intervention d’aucune connaissance yoguique ou d’aucune force yoguique pour vous protéger, parce que vous le seriez tout à fait naturellement par le fait même de cette nature supramentale. C’est ce que dit Sri Aurobindo.

Mais la nature supramentale dans le corps est une chose qui est encore à réaliser. Dans la conscience physique, c’est bien; mais dans le corps, pas encore.

D’ailleurs, Sri Aurobindo nous a dit que ça prendrait trois cents ans, alors nous avons le temps d’attendre. Il faut simplement apprendre à attendre, apprendre à durer.

C’est tout?

Douce Mère, comment peut-on transformer les douleurs en formes de plaisir?

Ah! mais ce n’est pas une chose à faire, mes enfants! je ne vous donnerai certainement pas le moyen! Ça c’est une perversion.

La première chose, et la plus indispensable, c’est d’annuler la douleur en coupant la connexion. N’est-ce pas, on devient conscient de la douleur par le fait qu’elle est là.

Par exemple, vous vous êtes coupé le doigt, vous avez un nerf qui a été affecté, et alors le nerf va vite dire au cerveau, là, qu’il y a quelque chose qui s’est passé, qui est de travers ici. C’est ça qui vous donne une douleur pour éveiller votre attention, pour vous dire : « Vous savez, il y a quelque chose qui ne va pas. » Alors, la pensée immédiatement s’inquiète : « Qu’est-ce qui ne va pas? Oh! comme ça fait mal ! » etc., etc. — puis retourne vers le doigt et essaye d’arranger ce qui n’est pas défait. Généralement, on met un petit bandage. Mais pour ne pas avoir de douleur si ça fait très mal, il faut tout simplement par la pensée couper la connexion, dire au nerf : « Maintenant tiens-toi tranquille, tu as fait ton office, tu m’as prévenu, tu n’as plus besoin de rien dire, ploff! je t’arrête. » Et quand on le fait bien, on ne souffre plus, c’est fini, on arrête la douleur complètement. Ça, c’est la meilleure chose. C’est infiniment préférable au fait de se dire que c’est douloureux !

Je connaissais quelqu’un qui avait... je ne sais pas si vous avez jamais eu un ongle incarné — l’ongle incarné, ça veut dire l’ongle qui entre dans la peau, cela fait très mal quand c’est dans le pied; il pousse dans la peau; alors naturellement, surtout si on porte des chaussures qui pressent, ça fait très mal. Eh bien, je connaissais un garçon qui se mettait à presser son ongle, comme ça, avec cette idée que la douleur c’est simplement une incapacité de supporter certaines intensités de vibrations, n’est-ce pas : alors lui, il allait dépasser la mesure, et en fait, il pressait, ça faisait d’abord abominablement mal, il pressait jusqu’à ce que son mal soit changé en une sorte de plaisir, et ça réussissait très bien.

Si vous avez mal, que vous vous faites encore beaucoup plus mal, alors finalement il y a un moment, ou bien vous vous évanouissez (les gens qui sont un petit peu faibles et pas très endurants s’évanouissent), ou bien ça se change en plaisir. Mais ce n’est pas recommandable. Je vous dis simplement que cela peut être fait. J’ai vu un garçon — il avait douze ans — qui faisait ça, et il le faisait très volontairement, très consciemment. Il n’avait jamais entendu parler du yoga, mais il avait trouvé ça tout seul. Mais ce n’est pas recommandable, parce que son doigt devenait pire. Ça ne l’améliorait pas du tout.

Tandis que mon système à moi, qui consiste à dire au nerf : « Maintenant tu as fait ton office, tiens-toi tranquille, tu n’as plus besoin de rien me dire », c’est beaucoup mieux. On coupe, et puis c’est fini.

Quand on a très mal aux dents (je ne sais pas si vous avez mal aux dents quelquefois, le mal de dents fait très mal, parce que le nerf est tout, tout près du cerveau, alors, ça ne perd pas de son intensité en route, c’est très direct, ça fait très mal), la meilleure façon — c’est-à-dire qu’il n’y en a pas d’autre —, la meilleure façon, c’est de couper : « C’est bon, tu as fait ton office, tu m’as dit qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, ça suffit, ne bouge plus. » Et on coupe, coupe comme ça, coupe la connexion, ça ne passe plus. Naturellement il faut penser à autre chose. Si après on commence à dire : « Est-ce que j’ai encore mal?... » (rires)

Mère, ici, Sri Aurobindo a dit que la douleur est une dégradation d’un ânanda 6 originel...

Oui, mais tout, tout est une dégradation. Il a dit : le plaisir aussi. Le plaisir et la douleur sont également une dégradation de l’ânanda. D’ailleurs la capacité d’équilibre de la conscience physique humaine est très petite. Si vous avez un plaisir que vous poussez un petit peu trop loin, quel qu’il soit, ça devient immédiatement une douleur — quel qu’il soit. Et il y a toujours un endroit où on ne sait plus si c’est un plaisir ou si c’est une douleur, ça peut aussi bien être ceci que cela. Mais tenez, mangez seulement quelque chose de trop sucré, et vous verrez l’effet. D’abord vous dites que c’est très bon, puis tout à coup ça devient quelque chose qui... oh! c’est presque intolérable. Pour tout c’est comme ça, pour tout. Ils sont tout à fait parents, n’est-ce pas.

C’est tout? Tu en as encore à demander?

Mère, il y a des périodes, quand il y a une maladie collective dans l’Ashram...

Oui, pas seulement dans l’Ashram. Malheureusement cela arrive d’abord en ville, et puis il y a quelqu’un qui très gentiment... Des gens, n’est-ce pas, qui passent leur temps à fréquenter la ville, ils ramènent ça ici, et puis alors, ici on est comme des moutons de Panurge, quand il y en a un qui l’a pris, c’est de bon ton, c’est comme une élégance, tout le monde le prend.

(silence)

Qu’est-ce que tu voulais demander?

Je voulais demander pourquoi est-ce que c’est...

Pourquoi? Voilà ! je t’ai répondu.

Esprit d’imitation! Moutons de Panurge! Vous savez ce que c’est que les moutons de Panurge? Vous ne savez pas? Oh! C’est... je crois que la première histoire... je ne sais pas s’il l’avait prise dans l’ancienne tradition, c’est possible, mais enfin... Vous avez entendu parler de Rabelais? Oui! Eh bien, ça a été raconté en France par Rabelais dans un livre — c’est... (Mère se tourne vers Pavitra, qui ne sait pas, puis vers Nolini) Peut-être Nolini sait!

(Nolini) Pantagruel.

« Pantagruel »! Enfin, je n’en sais rien. C’est un des livres célèbres de Rabelais (que je n’ai pas lu, d’ailleurs), mais il raconte l’histoire d’un troupeau de moutons qui était transporté sur un bateau et alors... je ne sais pas s’il l’a fait volontairement, ou si c’est arrivé, ça je ne me souviens plus parce que j’ai lu l’histoire racontée par plusieurs personnes différentes... Je veux dire, il y a même, je crois, des vieilles traditions hindoues comme ça, il y a des choses persanes qui sont comme ça, il y a des choses arabes qui sont comme ça ; alors je ne sais pas exactement ce que Rabelais a dit, mais enfin l’histoire est comme ceci : pour une raison quelconque, il y a un des moutons qui tombe à la mer, du bateau, et tous suivent l’un après l’autre (rires); parce que l’un est parti, tous se précipitent dans l’eau. Alors c’est devenu célèbre. On appelle ça les moutons de Panurge.

Mais il n’y a qu’une façon, c’est de faire comme j’ai dit, c’est l’atmosphère individuelle calme, lumineuse, tranquille. Alors on ne fait plus le mouton de Panurge.

Voilà, mes enfants. C’est tout?

Le 18 mai 1955

Cet Entretien est basé sur Le Problème de la Femme, un article de la Mère, publié pour la première fois dans le Bulletin d’avril 1955.

Maintenant pas de questions! Je n’ai rien à ajouter, j’ai tout dit. Tu voulais demander quelque chose?

Tu as donné comme titre « Le Problème de la Femme », mais tu parles également du problème de l’homme.

Oui, parce que c’est difficile de les séparer. Je ne voulais pas dire que c’est le problème que les femmes ont à résoudre; je voulais dire que c’est le problème que la vie terrestre a posé à cause des femmes.

Les hommes, jusqu’à il n’y a pas très longtemps, étaient parfaitement satisfaits d’eux-mêmes et de ce qu’ils avaient fait. Il se trouve qu’il y a un peu plus d’un siècle que les femmes ont commencé à protester. Avant, elles ne semblaient rien dire, ou en tout cas elles n’avaient pas eu l’occasion de dire quelque chose. Enfin, assez dernièrement, il n’y a pas longtemps de ça, les femmes ont commencé à dire : « Pardon, mais nous, nous ne sommes pas satisfaites. » Avant, probablement, si jamais elles osaient dire une chose pareille, elles recevaient une tape, et on leur disait : « Restez tranquilles, ça ne vous regarde pas. » Mais enfin, les choses marchaient malgré tout, et c’est à la fin du siècle qu’a commencé une protestation publique des femmes contre la manière dont les hommes les traitaient; parce que toutes les lois faites par les hommes étaient à l’avantage de l’homme, et que toutes les organisations sociales faites par les hommes étaient à l’avantage des hommes, et que la femme avait toujours une situation inférieure et quelquefois tout à fait détestable.

Dans certains pays, c’est encore comme ça...

Mais enfin, jusque-là, si elles avaient protesté, cela devait être ou individuellement ou d’une façon assez cachée, parce que ce n’était pas devenu une question publique. Mais à la fin du siècle dernier, il y a eu un mouvement qu’on a appelé le féminisme, et les femmes ont commencé à protester violemment contre les choses telles qu’elles étaient, en disant : « Pardon, nous trouvons que vous avez raté votre affaire et que vous n’avez rien réussi. Tout ce que vous avez fait paraît tout à fait mauvais. Vous n’avez réussi à rien faire qu’à vous battre entre vous, vous entre-tuer et rendre la vie intolérable pour tout le monde. Nous commençons à dire que nous avons quelque chose à dire, et nous voulons dire que ça ne va pas, et que ça doit aller mieux. » C’est comme cela que ça a commencé. Alors, n’est-ce pas, protestations, batailles, moqueries... On a essayé de les étouffer sous le ridicule. Mais ce sont les hommes qui se sont couverts de ridicule, ce ne sont pas les femmes (Mère rit), et finalement elles ont gagné une chose, c’est qu’elles peuvent dire leur mot dans les affaires d’État.

Ça a commencé... c’était un scandale effroyable, mais maintenant c’est une affaire reconnue, et même il se trouve que dans certains pays, un petit peu moins retardataires que les autres, les femmes sont admises au gouvernement. Et je dois dire que, pour autant que je sache, le premier pays où cela s’est passé, c’est en Suède. Je l’ai su au commencement de ce siècle. C’est à ce moment-là que ça s’est passé. Les femmes ont été admises au Parlement, en Suède, et au gouvernement, et la première chose qu’elles ont faite, qu’elles ont réussie, c’est d’abolir l’ivrognerie.

C’est-à-dire?

L’ivrognerie, tu ne sais pas ce que c’est que l’ivrognerie? L’ivrognerie, c’est de boire de l’alcool, et c’est une chose malheureusement très répandue sur la terre tout entière, et c’étaient les hommes généralement qui buvaient. (Parmi les classes ouvrières, dès qu’ils ont reçu leur paye, ils vont en boire plus de la moitié, et quand la femme va leur demander l’argent pour les faire manger, elle reçoit des coups. C’est comme ça que ça se passe généralement.) Et ils avaient essayé, le gouvernement suédois avait essayé pendant très longtemps, parce que ce sont des gens qui ont été assez raisonnables et qu’ils trouvaient que c’était une des choses qui nuisaient le plus à la paix sociale; mais ils n’avaient jamais réussi. Mais il paraît que, en quelque chose comme deux ou trois ans de gouvernement, les femmes ont réussi à le faire. Et ça a été fini, on n’en a plus entendu parler. Comment elles ont fait, je ne me souviens plus. On me l’a dit à ce moment-là. Naturellement pas par la prohibition, parce que partout où on l’a essayé, on n’a jamais réussi. Mais elles ont réussi. C’est là. Cela a mis plus de la moitié d’un siècle pour se répandre. Maintenant il y a beaucoup de pays où il y a des femmes dans le gouvernement.

(À Pavitra) Est-ce qu’il y en a en France? Est-ce qu’il y a des femmes députés?

(Pavitra) Oui.

Il y en a ?

(Pavitra) Oui, ministres. Il y en a eu une.

Non. Secrétaire d’État, pas ministre. Il y en a eu, on a essayé.

(Pavitra) Il y a une ministre de l’Éducation.

Non, mais secrétaire d’État, il y en a eu. Enfin je dis cela parce que la France a été un des pays les plus retardataires, et l’est encore. Et c’est une chose très intéressante : c’est peut-être le pays qui avait les idées les plus avancées au point de vue politique; c’est de la France que sont sorties les idées d’Égalité, de Fraternité et de Liberté; c’est de là que ça a pris naissance et que ça s’est répandu dans le monde, mais au point de vue des rapports entre l’homme et la femme, c’était certainement le plus retardataire de tous. Il y a des raisons psychologiques, mais je ne veux pas en parler ici. Voilà.

Douce Mère, ici il est dit : « Tous les hommes sont féminins sous bien des aspects, toutes les femmes sont, par beaucoup de traits, masculines, surtout dans les sociétés modernes. »

Oui, il n’y a pas un type pur.

Alors pourquoi y a-t-il encore un complexe?

Parce qu’ils ne se connaissent pas. Ils ne se connaissent pas et puis ils sont les esclaves de leur forme. Parce que quand ils se regardent dans une glace, ils voient qu’ils sont des hommes, et les femmes voient qu’elles sont des femmes, et qu’ils sont esclaves de la forme physique. Ce n’est que pour ça.

Mais d’ailleurs, j’ai souvent rencontré des hommes qui étaient extrêmement féminins à certains points de vue, mais pas d’une façon très agréable, et c’étaient eux qui affirmaient le plus leurs droits masculins et qui avaient le plus le sens de leur supériorité. D’ailleurs, j’ai rencontré aussi, surtout au commencement du mouvement féministe... Toutes les femmes qui voulaient faire du féminisme se mettaient des faux cols, des cravates, des vestes, elles se coupaient les cheveux, elles avaient l’air, elles essayaient d’avoir l’air aussi masculin qu’elles pouvaient. Mais elles étaient lamentablement féminines, la-men-ta-ble-ment! (rires) Elles voulaient plaire, elles voulaient attirer l’attention; et si par malheur un homme les traitait comme un homme, elles étaient tout à fait vexées. (rires) Çà, il faut beaucoup de temps pour être transformé.

Et puis?

Douce Mère, ici tu parles de la Mère Suprême. Est-ce que c’est la même dont Sri Aurobindo parle dans le livre « La Mère » ?

Oui.

Alors la conception de la Mère Suprême est-elle purement humaine? Ou est-ce qu’Elle aussi, dans Son origine, n’a aucun genre?

Non.

Mais je n’ai jamais dit que c’était purement humain. J’ai dit que c’était la formulation qui était humaine. Je n’ai pas dit que c’était purement humain; nulle part je n’ai dit que c’était purement humain. On pourrait dire que cette explication est un peu trop humaine, mais je ne veux pas dire qu’elle est purement humaine.

Alors, dans son origine Elle a un genre?

Par-delà la manifestation il n’y a pas de différenciation, c’est-àdire qu’il n’y a pas deux, il n’y a qu’un. C’est au moment de la création que c’est devenu deux. Mais avant c’était un, et il n’y avait aucune différence; puisque c’était un, c’était seulement un. Il y avait des possibilités innombrables; mais c’était un, en fait c’était un; et c’est seulement dans la création que c’est devenu deux. La différenciation n’est pas une chose éternelle et coexistante. C’est pour la création, et en fait pour la création de ce monde-ci. Il y a peut-être eu beaucoup de mondes créés d’une façon tout à fait différente de cet univers-ci. Il y a non seulement eu, mais il y a peut-être en ce moment d’innombrables univers avec lesquels nous n’avons aucun rapport et, par conséquent, que nous ignorons totalement, et qui peuvent exister.

Est-ce qu’il y en a, Douce Mère?

Je te dis, ça se peut. (rires) Nous ne pouvons rien en dire. Nous n’en savons rien. Tout ce que nous connaissons, si même nous le connaissons, c’est notre propre univers, c’est tout. Mais il n’y a aucune raison pour qu’il n’y en ait pas d’autres (on ne peut pas dire : « Il n’y en a pas d’autres », on n’en sait rien) où toutes les choses sont tout à fait différentes, peut-être tellement différentes que nous n’avons aucune relation. Ce que je dis, à la fin, c’est ceci, n’est-ce pas, qu’il va y avoir une nouvelle création, la création supramentale. Eh bien, il n’y a aucune raison pour que cette création ne soit pas... ne prenne pas une forme différente de celle qui a été jusqu’à présent. Et pour moi, ce que je dis là, c’est que la seule solution du problème, c’est qu’au lieu qu’il y ait cette division, ce soit une création, un être qui sera, qui identifiera « dans une conscience et une action uniques, la conception et l’exécution, la vision et la création ». Parce que c’est cela qui a fait la différenciation, c’est qu’il y a eu la conception et puis l’exécution de cette conception, la vision de ce qui devait être et la création de cette vision, c’est-à-dire la réalisation objective de cette vision; eh bien, il n’y a pas de raison pour que ça soit divisé; les deux choses peuvent être faites par le même être, et par conséquent il n’y aurait qu’un être unique.

Au lieu qu’il y ait deux lignes, une masculine et une féminine, il n’y aurait qu’un être unique, et c’est ce que je conçois comme la solution de tous les problèmes — tous les problèmes, pas seulement celui-là — et comme le prototype de la création supramentale.

Douce Mère, ici tu as dit que la Mère Suprême est la Créatrice de l’univers. Mais dans l’Inde, généralement, on dit que c’est Brahmâ qui est le Créateur.

Mais Sri Aurobindo a dit : la Mère Suprême est la Mère de Brahmâ. C’est la Mère de tous les dieux.

Les genres des dieux et des déesses sont aussi des formations humaines?

Non! non! Mais pourquoi des formations humaines? Je n’ai jamais dit qu’ils étaient de formation humaine. Les dieux et les déesses de l’Overmind 7 sont des dieux et des déesses différenciés dans leur forme. Ce n’est pas l’homme qui a créé les dieux de l’Overmind, les dieux de l’Overmind sont d’une création directe. Je ne sais pas si elle précédait les hommes, mais je le pense. Je pense que la création terrestre, la formation terrestre est [...8 ] divinités de l’Overmind, et qu’en fait il y a beaucoup de divinités de l’Overmind qui ont été des formateurs sur la terre, pas incarnés sur la terre, mais de ce qui se passait sur terre, qui ont donné les idées, les formes. Sri Aurobindo disait toujours que ce que dans le temps on appelait Dieu, c’était un être de l’Overmind, que la divinité suprême était un être de l’Overmind.

Mère, s’il y a une différenciation entre les formes des dieux et des déesses, est-ce que le même problème se pose pour eux aussi?

Ah ! ça, mon petit, tu peux le leur demander; mais si nous devons croire les histoires qu’on nous a racontées, entre eux

il y a des disputes et des difficultés et des querelles et toutes sortes de choses, des choses comme ça et des jalousies, même. Quelquefois ils ne sont pas beaucoup plus sages que les hommes.

Douce Mère, comment sont nés les dieux et les déesses?

Mais justement, cela fait partie de la création. Ce que l’on appelle ici Aditi, c’est-à-dire la Conscience Créatrice, eh bien, la Conscience Créatrice... je vais vous raconter ça d’une façon tout à fait enfantine... elle a formé d’abord quatre êtres : quand elle a eu mission de créer, elle a fait quatre émanations de son être; et ces quatre émanations avaient été faites avec la charge de développer l’univers. Et puis — je crois que je vous ai déjà parlé une fois de cela — ça a mal tourné, on peut le mettre comme ça ; et alors quand les choses ont mal marché, elle a refait une création de tous les êtres qui sont devenus des dieux ; et parallèlement au désordre créé par les quatre premières émanations, il y a eu le développement en ordre, c’est-à-dire sous la direction du Suprême, la création en ordre de tous les mondes descendant de plus en plus vers la Matière. Et c’est de cette lignée-là que sont les dieux, qui se sont manifestés après : une formation, une matérialisation de plus en plus grande dans le domaine que Sri Aurobindo a appelé l’Overmind. Et de là, ils ont présidé à la création de l’univers matériel et de la Terre. Et l’un des procédés a été la formation de la Terre comme une création symbolique représentative de tout l’univers, afin de condenser et de concentrer le problème pour qu’il soit plus facilement résolu. Et cette Terre, quoiqu’elle soit, au point de vue astronomique, quelque chose d’infinitésimal et d’aussi peu important que possible, au point de vue occulte de la création universelle, c’est un symbole qui représente l’univers d’une façon si parfaite, qu’en transformant la Terre on peut, par contagion ou par analogie, transformer l’univers, parce que la Terre est le symbole de l’univers. Ça, ça a été le procédé adopté par les dieux. Et là où est le siège de l’existence de ces dieux, c’est ce que Sri Aurobindo a appelé l’Overmind.

Naturellement, les choses ne sont pas comme ça. Ne croyez pas que je viens de vous raconter l’histoire telle qu’elle s’est passée. Les choses ne sont pas comme ça, mais c’est une façon de dire, c’est une façon de les rendre compréhensibles à des cerveaux. Ça a l’air de s’être passé comme ça.

Mais ces quatre êtres dont j’ai parlé en premier sont insexués, ce n’était pas homme ni femme; et dans le monde vital il y a toute une partie de la création vitale qui est le résultat de ces êtres, toute une partie qui n’a pas de sexe. D’ailleurs, les dieux aussi ont fait un monde qui était insexué. C’est le monde des anges, ce que l’on appelle des anges, ce que dans l’occultisme on appelait des formateurs; mais ce sont des esprits insexués; on les a représentés avec des ailes, n’est-ce pas, ce sont des esprits insexués.

Il y a déjà dans l’univers des êtres qui n’ont pas de sexe, qui ne sont ni hommes ni femmes, et il y en a beaucoup dans le monde vital. Il y a des entités sexuées dans le monde vital, mais dans sa partie la plus matérielle, la plus proche de la Terre, et pas dans sa partie plus importante; la partie la plus importante est insexuée. Cela ne les rend d’ailleurs pas meilleurs, puisque ce sont tous des êtres hostiles à la Volonté divine et à la Réalisation divine, mais cela leur donne une force formidable. Et alors, en contrepartie, les dieux aussi ont créé tout un ensemble d’êtres qui n’ont pas de sexe et dont les hommes ont parlé comme des anges. Comment est-ce qu’on dit? Votre ange gardien, et quoi encore? C’est surtout ange...

(Pavitra) Les chérubins, les séraphins.

Oui, oui, c’est ça. Ils ont donné beaucoup de noms. Voilà !

Douce Mère, dans les traditions anciennes on parle toujours des femmes des dieux qui sont troublées par les asuras.

Quoi, les femmes des dieux qui étaient troublées par les asuras 9 ? Oui.

Ils sont aussi plus proches du matériel? C’est dans le monde vital ou c’est...

C’est dans le monde vital.

(Pavitra) Mère, et dans le mental, il y a des êtres du mental...

Il y a des êtres du mental qui sont insexués aussi, pas tous, beaucoup. Il y en a beaucoup. Il y a de ces formations mentales qui sont persistantes, n’est-ce pas, qui sont très bien faites, très harmonisées, persistantes, des sortes de constructions mentales, de formations mentales qui sont des êtres vivants, mais qui passent indifféremment, quand elles s’incarnent, d’un corps masculin à un corps féminin. Ça leur est tout à fait égal, pour eux ça ne fait aucune différence.

C’est tout? Ou tu en as encore?

Mère, quelle est la vraie raison de l’apparition du sexe? Parce que dans l’étude de la biologie on voit que d’abord les animaux unicellulaires, eux, étaient insexués; le sexe apparaît après.

Ça, c’est la Nature, mon petit, qui a essayé toutes sortes de systèmes. Ce sont tous les moyens que la Nature a employés, elle a voulu... Il semblerait que pour le perfectionnement de l’espèce, le dédoublement était nécessaire au point de vue évolutif matériel; ça a l’air, parce que, évidemment, ça a été adopté après. Çà, la Nature... je crois qu’elle a essayé toutes les choses possibles — tout.

Mais tu dis que même les dieux ont un sexe!

Oui, bien, peut-être que c’est sous leur inspiration que la Nature a fait ça. Ce n’est certainement pas parce que c’est apparu sur la Terre que c’est comme ça chez les dieux. Alors logiquement nous pouvons penser que, parce que c’était comme ça chez les dieux, c’est devenu comme ça sur la Terre. Mais la Nature ne semble pas avoir reçu des inspirations directes; elle semble avoir suivi son propre chemin, à sa propre manière. Mais elle a essayé toutes les choses possibles; je ne crois pas qu’il y ait quelque chose qu’elle n’ait pas essayé, et elle continue. Mais la Nature aussi a créé des êtres insexués, même sous la forme humaine, il y en a eu. J’ai même vu une statue grecque comme ça. Les Grecs connaissaient ça.

Tout ce que l’on peut imaginer, et beaucoup plus, la Nature l’a imaginé. Seulement elle ne veut pas être pressée. Je pense que ça l’amuse. Alors, elle veut aller à sa propre manière : essayer, démolir, recommencer, redémolir. Elle peut détruire toute une espèce en faisant comme ça (geste), ça lui est bien égal; simplement elle dirait : « Non, ce n’était pas bien », et puis voilà, c’est fini. Et elle ne veut pas qu’on la presse. Si on lui dit qu’on trouve que cela a assez duré comme ça, que cela pourrait arriver à une conclusion un peu plus harmonieuse, elle se révolte, elle n’est pas du tout satisfaite. Ça c’est toujours ce qu’elle dit : « Mais pourquoi êtes-vous pressés? Tout ce que vous voulez faire, ça arrivera, mais ce n’est pas nécessaire que ça arrive si vite. Pourquoi êtes-vous si pressés? » C’est ce qu’elle répond toujours. Elle aime vagabonder.

Qu’est-ce que c’est, la Nature? C’est-à-dire quelle est sa relation avec la Mère Suprême?

Je pense que la Nature est la partie la plus matérielle de la Force Créatrice qui est concernée avec la création, spécialement de la Terre, du monde matériel tel que nous le connaissons sur la Terre.

Je demande un renseignement pour les dernières découvertes astronomiques... (À Pavitra) Est-ce qu’on reconnaît une matière similaire dans les autres mondes que la Terre?

(Pavitra) Partout, Mère; jusqu’à présent on n’a trouvé aucune espèce de différence entre les matières non seulement du système solaire, mais des autres aussi.

C’est tout pareil. Et alors, comment se fait-il qu’on nous a dit que les êtres humains ne pouvaient pas vivre sur d’autres planètes, même sur Jupiter ou sur Vénus?

(Pavitra) Les éléments sont les mêmes; les éléments chimiques par exemple sont les mêmes, mais ceux qui se sont formés actuellement... par exemple dans Jupiter, il y aurait une atmosphère d’ammoniac et de gaz carbonique...

Oui. Mais alors la formation n’est pas la même malgré tout?

(Pavitra) Le corps physique, évidemment, la matière organique ne peut pas être la même.

Oui, celle que les gens connaissent généralement...

(Pavitra)... ne peut pas être la même.

... ne peut pas être la même, n’est-ce pas.

Est-ce qu’il y a des êtres psychiques là-bas, ou est-ce seulement dans la Matière?

Je me suis laissé dire que c’est seulement sur la Terre qu’il y a des êtres psychiques, justement pour la raison que la Terre a été créée comme un symbole pour concentrer le problème, et que l’être psychique, qui est le résultat de l’intervention directe du Suprême, a été créé ici, justement, pour les nécessités de cette action symbolique.

Est-ce qu’il y a vraiment des êtres sur Jupiter ou Mars?

Pour moi, si vous me demandez, il y a des êtres partout. Partout. On ne les voit pas, c’est tout. Mais ils sont partout. Mais certainement, je ne pense pas qu’ils soient comme ce que l’on fait dans les images — les Martiens qu’on vous a présentés dans des images avec des formes grotesques. Je n’ai pas de raison de croire qu’ils soient comme ça.

Tu as entendu cette histoire de « flying saucer 10 » ?

Ah! oui, je l’ai étudiée aussi. Mais enfin j’attends d’avoir une expérience matérielle. Moi, j’ai vu un flying saucer passer audessus de Pondichéry pendant la guerre, je l’ai vu clairement, avec les yeux ouverts, et marchant suffisamment lentement, passant de la mer vers la terre. C’était bleu clair et ça avait une forme un peu arrondie comme ça (geste). Je l’ai vu passer et je me suis dit : « Tiens, j’ai une vision », je me suis frotté les yeux, mais j’avais les yeux ouverts, tout à fait ouverts... Tout d’un coup, je vois une forme qui passe dans le ciel comme ça ; je me suis dit : « Comme c’est drôle », mais comme on n’en avait pas parlé du tout jusque-là, je pensais que j’avais une vision. Je vois beaucoup de choses que les gens ne voient pas d’ordinaire; mais quand on a commencé à parler de ça, alors je me suis dit : « Tiens, j’ai vu passer un flying saucer. » Mais je crois que Udar aussi a vu un flying saucer.

(Udar) Oui, Mère. (rires)

Que ça existe, c’est indiscutable. Ce que c’est? Chacun a son opinion. Mais ce que je voudrais, c’est me trouver en face des êtres tels qu’on les a décrits. Il y a quelqu’un qui a, soi-disant... enfin il a dit qu’il a parlé à un être qui était dans un flying saucer. Eh bien, je serais très heureuse de rencontrer un être comme ça. Après cela je vous dirai ce que c’est — quand je l’aurai rencontré.

Mère, on dit qu’il y a d’autres systèmes solaires où peutêtre on peut trouver des conditions similaires à celles de la Terre. Mais est-ce qu’on peut y trouver des hommes comme nous ici?

Il faut y aller voir. (rires)

Mère, est-ce qu’on peut aller dans les autres planètes par des moyens occultes?

Ah, oui! on peut aller partout. Qu’est-ce qui nous en empêche? On va partout. Seulement, n’est-ce pas, il faut dire que ce n’est pas le corps physique qui se promène (c’est la chose la plus matérielle), c’est le vital le plus matériel; et ça, c’est déjà très difficile.

Généralement, c’est la partie mentale du vital qui se promène; pas le mental, le vital. Pour les distances proches on peut sortir de son corps avec le physique subtil, et dans ces cas-là on voit les choses matériellement comme elles sont. Mais on ne peut pas aller à de grandes distances. Il y a des raisons pratiques, mais il y a surtout une raison de sécurité; parce que si on s’en va trop loin avec le physique subtil, le corps n’est pas seulement en transe, il est dans un état cataleptique, et alors, à moins qu’il ne soit gardé par quelqu’un qui a une connaissance très approfondie et un grand pouvoir, ça peut mal tourner. Par conséquent pour ces longs voyages, c’est généralement la partie la plus subtile du vital (qui correspond à une sorte de conscience mentale du vital) qui s’en va.

Alors on voit tout ce qui est d’une qualité analogue. Mais en admettant qu’il y ait une chose très matérielle, on ne la voit pas telle qu’elle est. Alors on ne peut pas dire avec certitude : « C’est comme ci, ou c’est comme ça. » On peut dire : « J’ai vu ça », c’est tout. Mais on ne peut pas raconter ces histoires dans les journaux, sur ce qui se passe sur la Lune ou sur Jupiter, ou sur Vénus. On peut avoir une expérience et savoir certaines choses, mais généralement ce sont des choses d’un ordre plus psychologique.

Mais enfin, si c’est pour savoir s’il y a des êtres, je ne pense pas qu’il y ait de place dans l’univers où il n’y a pas d’êtres, parce que c’est le principe même de cet univers : les créations individuelles. Il y a partout des créations individuelles, mais elles sont de densités diverses. La plupart d’entre elles sont invisibles, excepté pour une densité analogue, et il n’y a que ceux qui ont cette capacité de sortir de leur corps et d’aller se promener, qui peuvent voir ces choses-là. Mais tant que vous vous servez de ces yeux-là, vous ne voyez pas grand-chose.

Un champ de vision tellement limité! Au fond, quand on y pense, d’une limitation tout à fait ridicule! Le champ de notre expérience sensorielle est d’une limitation tout à fait ridicule. Tandis que, rien que dans le mental, si vous pensez à quelqu’un ou à quelque chose, à une ville ou à un endroit, vous êtes là Le immédiatement, instantanément, n’est-ce pas. Et vous y êtes — ce n’est pas que vous n’y êtes pas, vous y êtes, et vous pouvez avoir un contact mental si précis que vous pouvez avoir une conversation, poser des questions et recevoir des réponses, à condition que l’autre soit assez sensitif. Mais ça c’est une chose qui se passe constamment, constamment. Seulement, naturellement il faut avoir un petit peu de connaissance, parce qu’autrement on ne comprend même pas ce qui se passe.

Mais physiquement avec ça, avec les yeux, le nez, les doigts, la bouche, les oreilles, oh! c’est ridicule! On peut développer ça, si on veut. On peut arriver, par exemple, à entendre quelque chose qui se passe à une assez grande distance, et l’entendre physiquement, par aucun autre moyen que physique, mais il faut avoir un contrôle sur ses sens et pouvoir prolonger leurs vibrations suffisamment. On peut voir à distance aussi, et pas par une vision occulte. On peut arriver à prolonger sa vision, et si on sait prolonger la vibration de ses nerfs en dehors de l’organe, on peut prolonger le contact (je ne dis pas à des kilomètres, non, mais dans une certaine zone), eh bien, par exemple, à travers un mur, ce qui est considéré comme une chose impossible : on peut voir ce qui se passe dans une chambre qui est séparée de la chambre par un mur. Mais il faut une pratique très méthodique. Mais ça c’est possible : voir, sentir, entendre. Si on veut se donner la peine, on peut élargir beaucoup son champ. Mais cela demande du travail, de la persévérance, une sorte d’effort assidu. Mais on a même découvert qu’on pouvait former d’autres centres visuels que l’œil. On a essayé avec des gens qui, pour une raison quelconque, avaient perdu la vue. On peut former d’autres centres ou un autre centre de vision, par un effort continu, méthodique. Jules Romains a écrit un livre là-dessus. Il a fait lui-même des expériences et il est arrivé à des résultats très concluants.

C’est-à-dire que nous avons une quantité de possibilités que nous laissons endormies au-dedans de nous, parce que nous ne nous donnons pas la peine de les développer beaucoup. Nous pouvons infiniment plus que nous ne faisons. Mais nous prenons les choses comme ça, comme elles viennent.

Le 25 mai 1955

Cet Entretien est basé sur Le Cycle humain de Sri Aurobindo, chapitre XIV, « La Beauté suprarationnelle ».

Je m’aperçois qu’il y en a les trois quarts que vous n’avez pas compris.

Maintenant nous allons aller lentement, pas à pas.

(À un enfant) Pose une question tout au commencement; simplement tu dis : « Voilà, qu’est-ce que ça veut dire? »

Ici, Douce Mère, il est écrit : « ... il est vraisemblable que la raison intellectuelle sera une aide insuffisante et se trouvera en fin de compte, et même dès le début, hors de son domaine et condamnée à avancer timidement... »

Alors?

Alors, par quoi est-ce qu’on commence, si ce n’est pas par l’intellect?

Par quoi on doit commencer?

Oui, avec l’aide de quoi?

N’est-ce pas, Sri Aurobindo définit la religion comme la recherche du spirituel, c’est-à-dire du Supramental, de ce qui est au-delà de la conscience humaine ordinaire, et ce qui doit influencer la vie en étant dans un domaine supérieur. Alors, puisque la religion recherche ça, elle est au-delà de la raison, parce qu’elle va vers le suprarationnel. Et alors, comment est-ce que la raison peut aider dans le domaine de la religion? Ce qu’il veut dire, c’est que si on se sert de la raison pour juger ou pour progresser dans le domaine de la religion, on est sûr de se tromper, parce que la raison, là, n’est pas la maîtresse et elle n’est pas capable d’éclairer. Si vous voulez juger une religion avec votre raison, vous êtes sûr de vous tromper, puisque c’est en dehors et au-delà du domaine de la raison. La raison peut juger des choses qui appartiennent au domaine rationnel de la vie ordinaire. Et comme il dit plus loin, le rôle véritable de la raison, c’est d’être comme un contrôle et un organisateur des mouvements de la vie humaine dans le mental et dans le vital.

Chaque fois, par exemple, qu’on a un désordre vital quelconque, et des passions, des désirs, des impulsions et toutes ces choses, si on fait appel à la raison et qu’on regarde ces choses du point de vue de la raison, on peut les remettre en ordre. C’est vraiment le rôle de la raison, d’organiser et de réglementer tous les mouvements du vital et du mental. Par exemple, vous pouvez faire appel à la raison pour voir si deux idées peuvent aller ensemble, ou si elles se contredisent, si deux théories peuvent voisiner dans votre construction mentale, ou si l’une démolit l’autre. C’est du domaine de la raison de juger et d’organiser toutes ces choses-là, et aussi, encore plus peut-être, c’est du domaine de la raison de voir si les impulsions sont raisonnables ou non, si elles mèneront vers une catastrophe, ou si on peut les tolérer, et si elles ne dérangeront rien dans la vie. Alors ça, c’est son plein domaine; c’est ce que dit Sri Aurobindo.

Mais pour savoir la valeur d’une religion, si vraiment elle a le pouvoir de vous mettre en rapport avec le Divin, avec la vie spirituelle, de vous mener vers elle, comment la raison peutelle juger, puisque c’est par-delà son domaine? Elle n’y connaît rien. Ce n’est pas son domaine, elle n’y entend rien. Il faut se servir d’autres moyens. Naturellement, c’est comme ça qu’il commence : à la fin il dira de quel moyen on peut se servir; je ne sais pas si c’est à la fin de ces chapitres-ci, mais en tout cas il donne toujours une indication. C’est ce que cela veut dire. Il dit : ne vous servez pas de la raison, vous ne pouvez pas juger avec elle. C’est tout.

La raison dans son domaine propre, est-ce qu’elle est toujours correcte?

La raison? Oui. Si elle est vraiment la raison, elle est correcte. Elle n’est pas correcte d’une façon absolue si on regarde les choses au point de vue spirituel, puisqu’elle n’y entend rien dans ces domaines-là, mais du point de vue « raisonnable », elle est naturellement le juge souverain.

Pour tout ce qui concerne la vie ordinaire et, comme je dis, la vie mentale, vitale et physique de l’homme, un être parfaitement raisonnable, qui vit selon sa raison, ne peut pas faire de faute à ce point de vue-là. Ce n’est que si on dit : « La vie humaine limitée à ces plans n’est pas complète, ni parfaite dans ces trois plans, il faut en faire entrer un quatrième qui est le plan spirituel ou suprarationnel », alors de ce point de vue-là, nous commençons à dire : « La raison n’y entend rien, et là elle doit se tenir tranquille, et laisser l’influence suprarationnelle s’exercer. » Mais au point de vue de la vie ordinaire, pour les gens qui mènent la vie ordinaire, qui ne veulent pas faire de yoga ou se développer spirituellement, la raison est certainement une maîtresse absolue et très recommandable. Les gens qui vivent selon la raison sont des gens généralement tout à fait sattwiques, et qui ne font aucun genre d’excès et ne font pas de fautes graves, qui vivent d’une façon raisonnable. Ce n’est que quand on sort de la vie ordinaire, qu’on veut entrer dans une vie qui tend vers une réalisation spirituelle — alors elle doit abdiquer. Elle peut tout de même aider tant qu’on n’est pas le maître absolu des mouvements de son mental et des mouvements de son vital. Tant que ces deux choses-là ne sont pas transformées, se servir de la raison est très raisonnable, parce qu’elle vous aidera à maîtriser les mouvements.

Une autre question?

(À un autre enfant)Tu as compris, toi, n’est-ce pas — compris quelque chose en tout cas? Non? Alors, pose une question.

Douce Mère, qu’est-ce que c’est, la beauté suprarationnelle?

Ah! ça, mon petit, quand nous aurons lu le chapitre, tu le sauras, parce que c’est justement le sujet du chapitre. Alors, il va te l’expliquer tout du long. Si je te le dis maintenant, ce ne sera plus la peine de lire le chapitre. (rires)

Est-ce que la raison est la plus haute fonction du mental?

Du mental proprement dit, du mental humain, oui, certainement. C’est-à-dire qu’avec la raison on ne risque pas de se tromper, tant qu’on reste dans le domaine purement humain et purement mental.

Comment est-ce que la raison peut devenir un obstacle pour la vie spirituelle?

Parce qu’elle n’y comprend rien. La vie spirituelle la dépasse, ce n’est pas son domaine, et elle n’y comprend rien. Elle est un très bon instrument pour toute éthique, moralité, contrôle de soi, mais la vie spirituelle dépasse ces choses, et la raison n’y comprend rien.

Mais si on a vraiment la raison, alors la raison doit admettre que la vie spirituelle lui est supérieure!

Oui.

Alors pourquoi ça devient un obstacle?

À condition qu’elle se tienne tranquille, qu’elle n’intervienne plus... Si elle essaye d’intervenir, elle est un obstacle; si elle se retire en bon ordre et qu’elle reste tranquille, alors c’est très bien. C’est un obstacle si on veut s’en servir comme juge et comme maître. Mais ce n’est pas un obstacle si on s’en sert comme instrument, comme toutes les autres parties de l’être. C’est un excellent instrument, à condition que ça reste un instrument et ne veuille pas devenir le maître qui décide et qui juge. C’est un pouvoir de jugement qui, dans son domaine, est tout à fait correct. Mais dès qu’elle dépasse son domaine, elle ne peut pas comprendre, elle n’a plus de discernement. Alors si la raison comprend ça, et qu’elle se tienne tranquille, dans une attitude d’instrument et pas de maître et de juge, c’est parfait.

Mais pour ça, il faut que la conscience qui se développe soit déjà suffisamment développée dans un domaine suprarationnel pour pouvoir agir sur la raison d’en haut et lui faire comprendre la chose, parce que ce domaine-là n’est pas contenu dans la raison. Alors elle le nie, naturellement, à moins qu’il n’y ait une partie de la conscience qui soit suffisamment développée pour pouvoir mettre sur elle quelque chose qui lui fasse comprendre. Tout dépend du degré de développement de la conscience de l’individu. C’est une question purement individuelle.

Mère, quand tu dis domaine suprarationnel, est-ce que c’est un domaine supérieur à la raison ou est-ce un domaine particulier?

C’est plutôt un état qu’un domaine. Dans le physique, il peut y avoir un domaine suprarationnel, dans le vital il peut y avoir un domaine suprarationnel, dans le mental aussi il peut y avoir un domaine suprarationnel, et il y a des régions suprarationnelles qui dépassent tous ces domaines-là. Dans une certaine partie de la conscience et de la vie, c’est plutôt un état qu’une région. C’est une manière d’être. C’est quelque chose qui dépasse l’état de conscience ordinaire. Mais même physiquement cela peut s’éprouver, vitalement aussi. Tout d’un coup on peut sentir qu’on est en rapport avec quelque chose qui dépasse toutes les régions rationnelles; et c’est là, c’est dans le vital même, c’est une influence qui agit d’en haut. Autrement, ce serait tout à fait impossible d’espérer la transformation des parties inférieures de l’être — ni mentale ni vitale ni physique —, elles ne pourraient jamais être transformées, si elles n’étaient pas capables de recevoir au-dedans d’elles-mêmes l’influence suprarationnelle; et c’est là, c’est à trouver, c’est à découvrir.

Douce Mère, ici Sri Aurobindo a écrit : « D’une part, la raison est un illuminateur — pas toujours le principal illuminateur — et le correcteur de nos impulsions vitales et de nos premières recherches mentales; d’autre part, elle est un simple ministre de l’Esprit voilé et le préparateur des chemins pour l’avènement de son règne. »

Oui, c’est ce que nous avons dit, que dans le domaine rationnel c’est celui qui donne le vrai jugement, la vraie direction. C’est ça qu’on appelle un « illuminateur » : qui donne la lumière. Quand on doute de quelque chose, quand on est dans l’obscurité, dans une confusion, si l’on fait appel à la raison, elle peut très bien vous guider, vous faire voir clair là où vous étiez dans l’obscurité; par conséquent, c’est un illuminateur. Alors, « ministre de l’Esprit », cela veut dire justement ce qu’il demandait, c’est-à-dire que ça peut être transformé en un instrument pour révéler la réalité spirituelle dans les parties inférieures de l’être. « Ministre de l’Esprit », c’est ce que ça veut dire : un ministre, c’est un instrument de quelque chose, n’est-ce pas, ça veut dire l’instrument de l’Esprit. Et il peut préparer les chemins pour l’avènement du règne de l’Esprit, justement rendre l’être équilibré et paisible, correct dans ses jugements, correct dans sa manière d’agir, de façon à ce qu’étant dans un état d’équilibre lumineux, il soit capable de recevoir l’Esprit.

Un être qui est dans un tourbillon d’obscurité n’est évidemment pas prêt pour recevoir l’Esprit. Mais quand par l’usage de la raison on est arrivé à organiser son être d’une façon logique et raisonnable et équilibrée, sage — la raison est essentiellement un instrument de sagesse —, eh bien, c’est une excellente préparation pour aller au-delà, à condition qu’on sache que ce n’est pas un aboutissement, que c’est seulement une préparation. C’est comme une base, n’est-ce pas; les gens qui ont des expériences spirituelles, qui ont un contact avec les mondes supérieurs et qui ne sont pas prêts dans les domaines inférieurs, ils ont beaucoup de tracas, parce qu’ils ont constamment à se battre avec un tas d’éléments qui ne sont ni organisés, ni purifiés, ni classifiés; et chacun tire de son côté, il y a des impulsions et des préférences et des désirs, et alors cette lumière qui est venue d’en haut doit organiser tout ça. Tandis que si la raison avait travaillé auparavant et avait fait de la place au moins un endroit habitable, quand l’Esprit viendrait... il s’installerait plus facilement.

Comment peut-on développer la raison?

Oh! par son usage. La raison se développe comme les muscles, comme la volonté. Toutes ces choses-là se développent par un usage rationnel. La raison! tout le monde porte la raison en soi, seulement on ne s’en sert pas. Il y a des gens qui ont très peur de la raison, parce qu’elle contredit leurs impulsions. Alors ils aiment mieux ne pas l’écouter. Et naturellement, si on prend l’habitude de ne pas écouter la raison, au lieu de se développer elle s’éteint de plus en plus.

Pour développer la raison, il faut le vouloir sincèrement. Si d’une part vous vous dites : « Je veux développer la raison », et que d’autre part vous n’écoutiez pas ce que la raison vous dit de faire, alors vous n’arrivez jamais à rien; parce que, naturellement, si chaque fois qu’elle vous dit : « Ne fais pas ça ! » ou : « Fais ceci », vous faites le contraire, elle perdra l’habitude de dire quoi que ce soit.

Mère, même dans la vie ordinaire, comment la raison peut-elle aider pour apprécier la beauté, par exemple?

Elle ne le peut pas. C’est justement ce que Sri Aurobindo va vous dire ici : c’est que la raison ne vaut rien pour apprécier la beauté. En fin d’analyse, elle ne vaut rien, parce que la beauté est quelque chose qui est analogue à la religion et qui dépasse la raison. Tout le chapitre va vous expliquer ça. C’est pour cela qu’il l’appelle la beauté suprarationnelle. Le principe supérieur de la beauté est un principe suprarationnel et par conséquent la raison n’y entend rien du tout. Si vous voulez juger de l’art avec la raison, vous êtes sûr de dire des sottises.

Ici (je crois que c’est dans ce chapitre-là), il montre que la beauté appartient à un domaine aussi supérieur que la religion; que par la beauté on peut arriver au contact avec le Divin au même titre que par la religion. Et le chapitre suivant, c’est « Le Bien Suprarationnel », et là il va démontrer que la raison non plus ne peut pas être le dernier juge pour ce qui est bien et ce qui n’est pas bien; que le dernier juge est un juge suprarationnel. Seulement, de la même façon, ça peut être une préparation, ça peut préparer le chemin pour y aller; mais c’est seulement une préparation. Naturellement, pour comprendre pleinement ce qu’il a voulu nous dire, il faudrait lire tout le livre. Mais cela nous prendrait quelque chose comme dix ans, alors je n’essaye pas. J’ai pris ça seulement parce que ce sont deux sujets qui sont très intéressants, parmi tous les autres : la Beauté et le Bien.

La beauté c’est l’instinct esthétique de l’homme, et le bien c’est son instinct éthique, et ce sont deux choses qui sont très importantes dans l’éducation et dans le développement humains; et c’est pour cela que j’ai choisi ces deux chapitres. Mais pour avoir le plein développement de l’idée, il faut lire tout le livre. Plus tard vous le lirez... peut-être quelques-uns auront la curiosité de le lire.

Douce Mère, qu’est-ce que ça veut dire, esthétique et éthique?

Esthétique, ça concerne la Beauté; et éthique, ça concerne le Bien.

Ça, mes enfants, s’il y a des mots que vous ne comprenez pas, prenez donc un dictionnaire et regardez dedans. Parce que ça vous apprendra la langue... en même temps vous apprendrez un peu de français. Mais d’ailleurs, ces mots sont les mêmes en anglais; vous devriez les connaître. Ça s’écrit un petit peu différemment, ça se prononce un peu différemment, mais ce sont exactement les mêmes mots.

Mère, ici Sri Aurobindo dit : « Dans sa sphère propre de connaissance finie — science, philosophie, arts utiles — son droit à la souveraineté, pourrait-on penser, est indiscutable. Mais, finalement, il se trouve que ce n’est pas vrai... »

Alors quelle doit être la fonction de la raison pour l’étude de la science, de la philosophie et des arts utiles?

Une fonction de préparation, comme j’ai dit; c’est pour préparer à quelque chose de supérieur qui est le suprarationnel et qui doit venir. C’est comme une préparation. N’est-ce pas, il a dit « pourrait-on penser », cela veut dire que c’est simplement une impression que l’on a que son droit à la souveraineté est indiscutable. Il n’est pas indiscutable. Il dit que son domaine est vaste, n’est-ce pas, que ses pouvoirs sont étendus, que son action est plus sûre d’elle-même, mais elle se trouve toujours entre les deux autres pouvoirs de notre être, l’infrarationnel et le suprarationnel. Elle est un intermédiaire pour faire sortir de l’influence infrarationnelle — qui est celle de tous les instincts, de tous les désirs, de toutes les passions, de toutes les impulsions —, pour faire sortir de ce domaine, pour préparer à l’avènement du domaine suprarationnel. Par conséquent c’est un instrument qui sert d’intermédiaire, de transition, et dans cet intermédiaire-là, dans cette région-là, il est le meilleur maître. Mais il ne peut pas aller plus loin. Il y a un moment où il perd son pouvoir. Quand on est prêt pour l’intervention suprarationnelle, eh bien, il n’a qu’à se tenir tranquille; et si, par exemple, par un développement intérieur, par une action yoguique vous êtes arrivé à entrer en contact avec une conscience divine et que vous receviez des inspirations de cette conscience divine, si à ce moment-là vous voulez juger de ces inspirations par la raison, alors vous êtes sûr de faire des bêtises, parce que la raison n’y entend rien, et qu’elle doit abdiquer. Mais il faut être sûr que c’est vraiment un contact avec la Force divine; et pour être sûr de ça, eh bien, jusqu’à ce qu’on en soit sûr, la raison est très bonne pour vous empêcher de vous tromper vous-même.

Généralement, les gens qui ont des dispositions pour des expériences pas tout à fait ordinaires, trouvent que la raison est très gênante; et avant même d’être prêts pour dépasser son action, ils la rejettent, et c’est comme ça que généralement ils deviennent tout à fait déraisonnables et qu’ils finissent par être à moitié fous. C’est pour cela que tant qu’on n’a pas une certitude absolue d’être arrivé là où on veut aller, eh bien, il faut garder la raison très active en vous pour vous empêcher de dérailler. Ça, c’est tout à fait important. On ne peut abdiquer la raison que quand l’expérience avec les régions supérieures est tellement absolue, tellement vraie, tellement complète qu’elle s’impose d’elle-même. Ce n’est pas un cas très fréquent. Par conséquent, moi, je conseille toujours aux gens de garder leur raison. Mais il y a un point où elle doit cesser d’avoir ses droits supérieurs : c’est pour juger de l’expérience spirituelle (parce qu’elle ne peut pas en juger, elle ne la comprend pas); mais il faut que ce soit vraiment l’expérience spirituelle, pas quelque chose qui essaye de l’imiter. Là, une sincérité absolue est nécessaire. Il ne faut pas se tromper soi-même par ambition, ou bien se laisser tromper par des farceurs quelconques qui viennent vous raconter des histoires extraordinaires pour vous faire croire à leur supériorité.

C’est tout?

Préparer le chemin veut dire?

Oh! qu’est-ce que cela veut dire, préparer le chemin?

Vous n’avez jamais eu l’impression dans la vie que vous étiez en train de marcher vers quelque chose, non? On n’a pas l’impression que, quand on naît, on commence à mettre le pied sur une route qui va vous mener par une courbe à travers toute la vie? C’est ça, l’image. Alors si vous prenez le chemin qui doit vous mener vers une réalisation spirituelle, eh bien, cela veut dire que toutes vos actions vont délibérément se diriger vers ce but. Et alors, il dit qu’il y a un morceau de chemin qui est sous le contrôle de la raison et que la raison, si on la suit, vous aide à avancer là sans vous tromper trop souvent. Parce que c’est assez remarquable que dans la vie, vous partez sans rien savoir, et qu’à chaque pas que vous faites il faut que vous appreniez, et que généralement on arrive vers le bout, vers la fin du chemin, sans avoir appris grand-chose, parce qu’on se trompe trop souvent, et qu’on n’a rien pour se guider.

Les gens ordinaires entrent dans la vie sans même savoir ce que c’est que de vivre, et c’est à chaque pas qu’ils doivent apprendre à vivre. Et avant de savoir ce qu’on veut réaliser, il faut même savoir comment marcher; comme on apprend à un tout petit enfant à marcher, on a aussi à apprendre dans la vie comment vivre. Quels sont les gens qui savent vivre? Et c’est par des expériences, par des fautes, par toutes sortes de malheurs et d’inconvénients de tout genre, que petit à petit on commence à être ce que l’on appelle raisonnable; c’est-à-dire quand on a fait une faute un certain nombre de fois, et qu’on a eu les conséquences fâcheuses de cette faute, on apprend à ne plus la faire. Mais il y a un moment — quand le cerveau est suffisamment développé et qu’on peut se servir de la raison, eh bien, la raison peut vous aider à diminuer le nombre de ces fautes, vous apprendre à faire le chemin sans trébucher trop souvent.

L’immense majorité des êtres humains naissent, vivent et meurent sans savoir pourquoi ça leur est arrivé. Ils le prennent... c’est comme ça : ils sont nés, ils vivent, ils ont ce qu’ils appellent des bonheurs et des malheurs, et puis ils arrivent à la fin, et ils s’en vont. Ils sont entrés et ils sont sortis sans rien apprendre. Ça, c’est l’immense majorité.

Il y a là-dedans un petit nombre de gens, que l’on appelle l’élite, qui sont des gens qui essayent de savoir ce qui leur est arrivé, pourquoi ils sont sur la terre et pourquoi il leur arrive tout ce qui leur arrive. Alors parmi ceux-là, il y en a qui se servent de leur raison, et ils trouvent le moyen de marcher convenablement sur le chemin beaucoup plus vite que les autres. Ce sont les êtres raisonnables.

Maintenant il y a une poignée — une grosse poignée — de gens qui naissent avec l’impression qu’il y a autre chose à trouver dans la vie, qu’il y a une raison supérieure à la vie, qu’il y a un but, et qui s’efforcent de le trouver. Alors ceux-là, leur chemin va au-delà de la raison, vers des régions qu’ils doivent explorer avec ou sans aide, suivant leur chance, et ils doivent découvrir alors les mondes supérieurs. Mais il n’y en a pas beaucoup. Je ne sais pas combien il y en a maintenant dans le monde, mais j’ai l’impression que cela peut encore se compter. Alors ceux-là... ça dépend de quand on commence.

Maintenant il y a, je pense, des êtres qui naissent et dont la période rationnelle de la vie peut commencer très tôt, très jeune, et peut être de très courte durée; et alors, ils sont presque tout de suite prêts pour s’embarquer dans les chemins nouveaux et inexplorés vers les réalités supérieures. Mais pour s’embarquer dans ces chemins-là, sans crainte et sans danger, il faut avoir organisé son être à l’aide de la raison autour du centre le plus élevé que l’on possède consciemment, et organisé de telle manière qu’il soit intérieurement sous votre contrôle et qu’on n’ait pas à dire à chaque minute : « Ah! j’ai fait ça, je ne sais pas pourquoi. Ah! ceci m’est arrivé, je ne sais pas pourquoi » — et c’est toujours « je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas », et tant que c’est comme ça, le chemin est un peu dangereux. C’est seulement quand on fait ce que l’on veut... on sait ce que l’on veut, on fait ce que l’on veut et on est capable de se conduire avec certitude, sans être ballotté par les hasards de la vie, alors on peut avancer sans crainte, sans hésitation et avec un minimum de danger sur les chemins suprarationnels. Mais il n’est pas nécessaire d’être très vieux pour qu’il en soit ainsi. On peut commencer cela très jeune; même un enfant de cinq ans peut déjà se servir de la raison pour se contrôler; je le sais. Il y a suffisamment d’organisation mentale dans l’être chez ces petits bouts qui ont l’air tellement spontanés et irresponsables... il y a assez d’organisation cérébrale pour pouvoir s’organiser soimême, sa vie, sa nature, ses mouvements, ses actions et ses pensées avec la raison.

Il y a de ces petits ici comme ça. Ils ne sont pas tous comme ça, mais il y en a qui sont comme ça. Il y en a comme ça ici, j’en connais. Alors si, ceux-là, on leur apprenait à se servir convenablement de leur raison, ils seraient prêts très jeunes à partir pour la grande aventure. Ils gagneraient beaucoup de temps. Mais il ne faut pas s’embarquer sur cette route avec un bagage d’impulsions et de désirs, parce que cela vous amène toutes sortes de désagréments sérieux.

Voilà, mes enfants, c’est tout? Personne ne dit mot?

(À un enfant) Tu as encore quelque chose à dire?

Est-ce que les lois de la Nature suivent la loi de la raison humaine?

Ah, non!

Alors comment est-ce que par la raison humaine, on peut expliquer tant de lois de la Nature?

Parce que la raison humaine est supérieure à la Nature.

La Nature est infrarationnelle. Les lois de la Nature sont des lois infrarationnelles. Alors, quand les hommes viennent vous dire : « Mais qu’est-ce que vous voulez, c’est la loi de la Nature », moi, cela me fait rire. Ce n’est pas la peine d’être un homme, il vaudrait mieux que vous soyez un singe ou un éléphant ou un lion. Les lois de la Nature sont infrarationnelles.

Ça, c’est la seule supériorité que l’homme ait, c’est qu’il a une raison, et quand il ne s’en sert pas, il devient tout à fait un animal. C’est la dernière excuse à donner : « Qu’est-ce que vous voulez, c’est la loi de la Nature! »

Il est tard, autrement je vous raconterais des histoires. Il faut arrêter.

juin




Le 1er juin 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre XIV de Le Cycle humain, « La Beauté suprarationnelle ».

Qu’est-ce que tu veux demander là-dessus?

Douce Mère, qu’est-ce qu’une conscience esthétique?

C’est la conscience de la beauté. Esthétique, cela veut dire ce qui concerne la beauté, l’art. Il y a des gens, par exemple, qui circulent dans la vie et qui voient des paysages, qui voient des gens, qui voient des choses, et qui ne sentent absolument pas si c’est beau ou si ce n’est pas beau; et par-dessus le marché, ça leur est tout à fait égal. Ils regardent le ciel, ils voient s’il y a des nuages, s’il pleuvra ou s’il fera beau, par exemple; ou si le soleil est chaud ou si le vent est froid. Mais il y en a d’autres, quand ils lèvent les yeux et regardent un beau ciel, cela leur fait plaisir, ils disent : « Oh! c’est joli aujourd’hui; le lever du soleil est joli aujourd’hui, le coucher du soleil est joli, les nuages ont de belles formes. » Alors les premiers n’ont pas de conscience esthétique, les seconds ont une conscience esthétique.

Qu’est-ce que cela veut dire, « échelle ordinaire de nos facultés » ?

Échelle, cela donne l’idée d’une gradation, depuis les facultés les plus inférieures jusqu’aux facultés les plus élevées; comme la faculté de marcher et la faculté de penser, cela fait une gradation entre les deux ; la faculté de marcher est une chose tout à fait matérielle, la faculté de penser est une chose intellectuelle. Alors, ce sont les différentes gradations de la conscience dont Sri Aurobindo parle là, l’échelle ordinaire de nos facultés. Il ne parle pas de choses spirituelles ni yoguiques. C’est l’échelle de la vie ordinaire, c’est-à-dire pour tout le monde c’est comme ça. Puisqu’il dit que même chez l’homme barbare, le sauvage, il y a quelque chose qui n’est pas tout à fait sauvage, et qu’il a justement, lui aussi, cette échelle. C’est plus rudimentaire, plus fruste, mais elle existe, depuis la chose la plus matérielle jusqu’à un embryon de pensée et de spéculation. Comme dit Sri Aurobindo, il a une opinion du monde et de ce qu’est le monde; il a une idée concernant ces choses; c’est peut-être un peu enfantin, mais il en a une idée. Alors lui aussi a cette gradation. Naturellement, il y a des facultés supérieures à celle de la pensée, mais elles ne sont pas fréquentes, c’est-à-dire qu’on ne les rencontre pas souvent.

C’est tout?...

J’avais dans l’autre paragraphe, le suivant, des choses à demander. Je n’ai pas compris grand-chose.

Le suivant? Mais le suivant c’est pour mercredi prochain, à moins que vous ne vouliez que je vous le lise.

Non, Douce Mère, les autres ont des questions.

Vous avez des questions? Tu as des questions, toi? Là-bas, tu as des questions? Pas de questions?

Est-ce que la beauté peut exister en dehors de la forme?

Il y a une beauté de sentiment; à moins que tu ne penses que les sentiments aussi ont une forme. Ce que tu veux dire, c’est :

« Y a-t-il une beauté en dehors de la forme physique? »

Oui.

Ah! oui, il y a une beauté de pensée, il y a une beauté de sentiment. C’est une chose dont on s’aperçoit très souvent; quand quelqu’un a fait une action très noble, très généreuse, très désintéressée, tout à fait spontanément on dit : « C’est beau! » Et c’est vrai, cela donne le sens de la beauté.

La beauté n’est pas une chose purement physique. Pourtant nous avons dit que la meilleure expression du Divin dans le monde physique, c’est la beauté; mais ce n’est pas exclusif, cela ne veut pas dire que ce soit seulement dans le monde physique.

(silence)

Ça ne va pas?

Douce Mère, Sri Aurobindo a dit ici : « La recherche de la beauté jaillit des sources de notre vie. »

Elle jaillit des sources de notre vie — alors?

Quelles sont les sources de notre vie?

Il veut dire que c’est instinctif, que ce n’est pas rationnel, cela ne dépend pas du domaine de la raison, c’est une chose instinctive. On a un sens de la beauté et on aime la beauté sans même savoir pourquoi, et il y a des choses qui donnent le sens de beauté sans savoir pourquoi, sans raisonner. C’est instinctif. Il dit que ça, c’est l’étape infrarationnelle du sens esthétique. Il est tout à fait évident qu’un enfant qui voit une jolie fleur et qui a le sens de la beauté, il ne sait pas pourquoi, il ne pourra jamais vous dire que c’est parce que la forme est équilibrée, que les couleurs sont jolies, il ne peut pas l’expliquer. Par conséquent ce n’est pas rationnel, c’est tout à fait instinctif, c’est une attraction, une impulsion qui vous attire vers quelque chose, une harmonie que l’on sent, sans pouvoir la définir. Mais le plus souvent, c’est comme ça. C’est rare de pouvoir dire : « Cette chose est belle à cause de ceci, à cause de cela », et de faire tout un discours sur la beauté de quelque chose. Généralement, simplement on sent que c’est beau; si on se demande après : « Pourquoi est-ce que j’ai senti que c’est beau? », alors en faisant un effort avec son intelligence on peut arriver à le comprendre; mais au début on ne se préoccupe pas du pourquoi, on sent que c’est beau, et voilà, on est satisfait.

Par exemple, vous entrez dans un monument, et tout d’un coup vous êtes pris par le sens d’une grande beauté. Comment expliquez-vous ça ? Si on vous le demande, vous direz : « Non, je sens que c’est beau. » Mais si un architecte entre dans un monument et qu’il a le même sentiment que c’est beau, il vous dira immédiatement : « C’est parce que les lignes se rencontrent d’une façon harmonieuse, la masse des volumes est en harmonie, la composition tout entière suit certaines lois de beauté, d’ordre et de rythme », et il vous expliquera lesquelles. Mais c’est parce que c’est un architecte; et pourtant, vous pouvez avoir senti la beauté autant que lui sans pouvoir l’expliquer. Eh bien, votre sentiment de la beauté est ce que Sri Aurobindo appelle infrarationnel, et son sentiment de la beauté est ce que Sri Aurobindo appelle rationnel, parce qu’il peut expliquer avec sa raison pourquoi il trouve cela beau.

Mais même quand vous regardez quelqu’un, une personne, et que vous la trouvez belle, sauriez-vous, vous, dire pourquoi? Pas souvent. Si vous faites un effort, si vous regardez attentivement, que vous réfléchissez, alors vous pouvez commencer à vous dire : « Oui, tiens, c’est pour ceci, c’est pour cela », et ce n’est pas tout à fait sûr que vous ayez raison.

Au fond, la beauté est une chose très insaisissable. C’est une sorte d’harmonie qu’on éprouve beaucoup plus qu’on ne la pense, et la vraie relation suprarationnelle avec la beauté, ce n’est pas du tout une relation « raisonnable » (Sri Aurobindo vous le dira à la fin) — cela dépasse complètement la raison, c’est un contact dans un domaine supérieur. Mais ce qu’il nous dit justement dans ce paragraphe, c’est que lorsque c’est un instinct, cela se trouve mélangé à des mouvements d’ignorance et à un manque de culture et de raffinement. Alors, cet instinct est quelquefois très grossier et très imparfait dans son expression. On peut en même temps éprouver un plaisir esthétique (appelons-le ainsi) à voir quelque chose qui est vraiment beau et une autre chose qui n’est pas belle mais qui vous donne un plaisir quelconque — parce que c’est mélangé, parce que votre instinct esthétique n’est pas pur, il est mélangé à toutes sortes de sensations qui sont très frustes et pas éduquées. Alors c’est là, comme il dit, que la raison a son rôle, qu’elle vient vous expliquer pourquoi une chose est belle, pour éduquer votre goût; mais ce n’est pas final, et la raison n’est pas le juge final ; elle peut très bien se tromper, seulement c’est un petit peu supérieur, comme jugement, à celui d’un être tout à fait infrarationnel, qui n’a pas de raison et qui n’a pas de compréhension des choses. C’est une étape. C’est ce qu’il dit, c’est une étape. Mais si vous voulez réaliser la vraie beauté, il faut aller au-delà, très au-delà de cette étape-là ; dans la suite de notre lecture il l’expliquera.

Ça, c’est le résumé de ce qu’il a dit dans ce paragraphe-là. D’abord, votre sens de beauté est un sens instinctif, impulsif, infrarationnel, qui manque de lumière, qui manque de raison, qui manque de compréhension véritable, tout simplement; et alors, parce que l’origine du sens esthétique est infrarationnelle, il est entendu, on dit toujours : « Des goûts et des couleurs on ne discute pas. » N’est-ce pas, il y a toutes sortes de proverbes populaires pour vous dire que l’appréciation du beau, cela ne se raisonne pas, chacun aime quelque chose, il ne sait pas pourquoi, il a un plaisir à regarder une chose, et ce plaisir ne se discute pas. Eh bien, ça c’est l’étape infrarationnelle du sens esthétique.

Douce Mère, la dernière fois, à la fin de la classe, tu allais raconter quelque chose, mais tu t’es arrêtée parce qu’on n’avait pas le temps.

Ah! si tu crois que je m’en souviens! De quoi s’agit-il?

C’était « La Morale de la Nature ».

Oh! ce n’est pas intéressant.

C’était un groupe de gens que j’ai rencontrés à Paris. Il y avait un monsieur qui avait fondé un groupe qui s’appelait « La Morale de la Nature », et alors il se basait sur tous les mouvements de la Nature pour ériger sa morale. Mais il se trouve que la Nature est... comment dire... une force, une conscience ou un être — appelez-le comme vous voulez — tout à fait amoral, pour qui le sens moral n’existe pas du tout. Alors naturellement, cela avait des résultats un peu désastreux dans la pratique. Et dans cette même réunion où ce monsieur exposait ses théories, il y avait un prêtre catholique qui était un homme très érudit, et qui avait appris beaucoup de choses — il savait beaucoup de choses —, mais qui, lui, immédiatement, a commencé à lui dire que sa morale de la Nature n’était pas morale. Alors l’autre monsieur n’était pas content et lui a dit : « Oh ! oui, vous, vous montez au septième étage de votre tour d’ivoire, et de là vous regardez les choses sans les comprendre. » « Le septième étage de votre tour d’ivoire », c’était très amusant.

Eh bien, lui avait trouvé, selon lui (je ne me souviens plus de son nom), il avait trouvé le moyen d’être heureux, que tout le monde soit content et que les hommes s’aiment les uns les autres. Alors naturellement, les gens qui n’étaient pas d’accord avec lui, lui disaient : « Mais comment se fait-il que quand c’est la loi de la Nature seule qui règne — comme sans même aller jusqu’à l’animal, prenez la vie végétale —, comment se fait-il qu’il y a de constants massacres entre les plantes et qu’il y a la guerre perpétuelle pour vivre? C’est cela que vous appelez une harmonie? » Alors l’autre ne comprenait rien.

Au fond, les gens qui s’intéressent aux questions générales, ceux qui sortent de leurs petites préoccupations quotidiennes qui consistent à naître, à vivre et à mourir, à vivre aussi bien qu’on peut — il y a des gens que cela ne satisfait pas, et qui essayent d’avoir des idées générales et de regarder les problèmes mondiaux —, ces gens-là font un effort intérieur ou un effort mental, et d’une façon ou d’une autre ils entrent en contact avec les grands courants de forces, d’abord courants de force mentale, de lumière supérieure, et quelquefois de force spirituelle. Alors ils reçoivent comme une goutte de cela au-dedans de leur conscience, et cela fait en eux l’illumination d’une révélation, et ils ont l’impression qu’ils ont saisi la vérité. Ils ont une révélation, et alors naturellement ils sont très heureux et ils pensent immédiatement : « Mon bonheur, je vais le passer aux autres », parce que ce sont de très braves gens, ils ont de très bonnes intentions. Alors pour passer leur bonheur aux autres, ils commencent par faire une construction autour de leur révélation ; il faut en faire un système : autrement, comment prêcher aux autres? Alors ils font un système comme ce monsieur. J’en ai rencontré des centaines comme cela dans le monde. Chacun avait eu une révélation et avait construit quelque chose qui lui paraissait être la solution à tous les problèmes. Ils voulaient appliquer ça à tout. Alors ils réunissaient des gens autour d’eux ; suivant la puissance de leur influence, de leur pouvoir, ils réunissaient plus ou moins de gens, depuis trois ou quatre jusqu’à quelques centaines, quelquefois ils avaient des groupes, et ils disaient : « Voilà, si tout le monde fait comme nous, eh bien, le monde sera transformé. » Malheureusement, c’était seulement une étincelle de lumière, et leur construction était purement mentale et n’échappait pas aux lois ordinaires de la vie. Et alors les gens dans les groupes qui devaient prêcher au monde l’harmonie, la beauté, le bonheur et la joie, la paix, etc., ils se disputaient entre eux. Cela enlevait tout pouvoir à leur enseignement.

C’est comme ça, et au fond c’est vrai.

Ce n’est que lorsque quelque chose de tout à fait nouveau et de tout à fait supérieur entrera dans l’atmosphère terrestre et la changera par une sorte de coercition spirituelle, ce n’est qu’à ce moment-là que les consciences humaines changeront suffisamment pour que les circonstances aussi changent.

Moi, je ne me fais pas d’illusion à ce sujet, parce que je sais que Sri Aurobindo a vu la vérité des choses et que, par conséquent, si l’humanité était prête pour être transformée simplement par la vision de la vérité des choses, eh bien, au moins tous ceux qui sont en contact avec cette vérité devraient être transformés. Eh bien, ils ne le sont pas.

Vous savez tous les défauts que vous avez personnellement et collectivement, et que malgré une bonne volonté qui doit être évidente, il y a encore beaucoup à faire pour que ce soit le monde tel qu’on le conçoit quand on sort des conceptions ordinaires — simplement, mettons un monde d’harmonie, de paix, de compréhension, de largeur d’esprit, de bonne volonté, de non-égoïsme, de consécration désintéressée à un idéal supérieur, d’oubli de soi... vous en voulez encore, il y en a encore beaucoup! Il faut commencer par un petit peu d’abord, simplement ça, avoir des idées un peu larges, une compréhension un peu vaste, ne pas être sectaire.

Quel genre de raison guide les artistes réalistes et surréalistes qui sont tellement grossiers?

Quel genre de raison! Mais pourquoi voulez-vous que ce soit une raison? À moins que la raison ne soit une explication que nous donnons de ce qu’ils font! Mais autrement, pourquoi voulez-vous que ce soit une raison!

Parce que Sri Aurobindo a dit dans ce paragraphe que c’est ici que la raison guide.

Mais c’est peut-être justement parce qu’elle ne les guide pas qu’ils font ce qu’ils font et comme ils le font, non?

Mais comment se fait-il qu’après avoir atteint si haut dans l’art de la peinture, cela devienne tellement laid et enfantin?

Mais vous n’avez jamais vu que l’ascension humaine soit une ascension comme ça, en funiculaire, tout droit! Ça tourne tout le temps. Alors si vous admettez qu’il y a des lignes verticales, qui sont des lignes d’un genre de progrès humain, quand vous arrivez là, cette chose-là progresse, mais quand vous vous éloignez, elle dégénère.

Je vous dirai peut-être dans dix ans... je ne sais pas, peutêtre dans dix ans je vous dirai s’il y a quelque chose dans la peinture moderne. Parce que je vais vous dire une chose curieuse : pour le moment je trouve cela carrément laid, non seulement laid mais stupide; mais ce qu’il y a d’effrayant, c’est que cela vous dégoûte complètement de toutes les autres peintures. Quand on voit la peinture telle qu’on la fait maintenant... parce que nous recevons tout le temps des revues d’art dans lesquelles, avec beaucoup d’intelligence, on met des reproductions des tableaux anciens et des reproductions modernes — et ils vous mettent les deux ensemble, ce qui fait que c’est très intéressant, vous pouvez voir les deux et comparer. Je n’arrive pas encore à avoir une très claire notion de la beauté dans ce que les peintres modernes font; ça, j’avoue, je n’ai pas encore compris; mais ce qui est curieux, c’est qu’ils sont arrivés à m’enlever tout le goût de la peinture d’avant; excepté quelques très rares choses, le reste me paraît pompeux, artificiel, ridicule, intolérable.

Alors cela veut dire qu’il y a certainement derrière cette incohérence et ce chaos... il doit y avoir un esprit créateur qui essaye de se manifester.

Nous sommes passés d’un certain monde qui avait atteint sa perfection et qui déclinait — ça c’est tout à fait évident —, et alors, pour passer de cette création-là à une création nouvelle (parce que, eh bien, mettez que ce sont les forces de la Nature ordinaire qui agissent), au lieu de passer par une ascension sans chute, il y a eu évidemment une chute dans un chaos, c’est-àdire qu’il faut le chaos pour une nouvelle création.

Les méthodes de la Nature sont comme ça. Avant que notre système solaire n’existe, il y avait un chaos. Eh bien, en passant de cette construction artistique qui était arrivée à une sorte de sommet, avant de passer de ça à une création nouvelle, cela me paraît encore comme ça, évidemment un chaos. Et l’impression que j’ai quand je regarde ces choses, c’est qu’elles ne sont pas sincères, et c’est cela qui est gênant. Ce n’est pas sincère : ou c’est quelqu’un qui s’est amusé à être aussi fou qu’il peut, ou bien c’est quelqu’un qui a voulu tromper les autres ou bien même se tromper lui-même, ou bien une sorte de fantaisie incohérente où l’on met une tache de couleur à un endroit, et puis alors immédiatement on dit : « Tiens, ce serait drôle de mettre ça là, et puis si on mettait ça là, comme ça, et puis si on mettait ça comme ça, et puis... » Voilà, pour le moment c’est l’impression que cela me fait, et je n’ai pas l’impression d’une chose sincère.

Mais il y a un esprit créateur sincère derrière qui essaye de se manifester, qui pour le moment ne se manifeste pas, mais qui est assez fort pour détruire le passé. C’est-à-dire qu’il y avait un temps... quand je regardais les peintures de Rembrandt, les peintures du Titien ou du Tintoret, les peintures de Renoir, les peintures de Monet, j’avais une grande joie esthétique. Cette joie esthétique, je ne l’ai plus. J’ai progressé, parce que je suis tout le mouvement d’évolution terrestre; par conséquent, j’ai dû dépasser ce cycle-là, je suis arrivée à un autre; et cela me paraît vide de joie esthétique. Au point de vue de la raison on peut discuter, dire tout ce qu’il y a de beau et de bien fait, tout ça c’est une autre affaire. Mais ce quelque chose, justement, de subtil qui est vraiment la joie esthétique, c’est parti, je ne l’ai plus. Naturellement, je suis à cent lieues de l’avoir quand je regarde les choses qu’ils font maintenant. Mais c’est pourtant quelque chose qui est derrière ça qui a fait disparaître l’autre. Alors peut-être, en faisant un tout petit effort vers l’avenir, on va pouvoir trouver la formule de beauté nouvelle. Ce serait intéressant. C’est tout récemment que cette impression m’est venue; ce n’est pas vieux. J’ai essayé avec la plus parfaite bonne volonté, en abolissant toutes sortes de préférences, d’idées préconçues, d’habitudes, de goûts passés, tout ça ; tout ça éliminé, je regarde leurs peintures, et je n’arrive pas à avoir du plaisir; ça ne m’en donne aucun, quelquefois ça me donne du dégoût, mais surtout l’impression d’une chose qui n’est pas vraie, une impression pénible d’insincérité.

Mais alors tout dernièrement, j’ai eu tout d’un coup ça, cette sensation de quelque chose de très nouveau, quelque chose de l’avenir qui pousse, pousse, essaye de se manifester, essaye de se faire traduire et n’y arrive pas, mais quelque chose qui sera un formidable progrès sur tout ce qui a été senti et exprimé auparavant; et alors est né, en même temps, ce mouvement de la conscience qui se tourne vers cette chose nouvelle et qui veut la saisir. Ce sera peut-être intéressant. C’est pour cela que je vous ai dit : dix ans. Peut-être que dans dix ans il y aura des gens qui auront trouvé une expression nouvelle. Il faudrait un grand progrès, un immense progrès dans la technique; la technique ancienne paraît barbare. Et alors, avec ces nouvelles découvertes scientifiques, peut-être que la technique d’exécution va changer et qu’on pourrait trouver une technique nouvelle qui alors exprimerait cette beauté nouvelle qui veut se manifester.

Nous en parlerons dans dix ans.

Au revoir!

Le 8 juin 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre I de Lumières sur le Yoga de Sri Aurobindo, « Le But ».

Alors! maintenant ce sont des questions impromptues, improvisées, pas préparées.

(À un enfant) Tu en as?

Douce Mère, ici, il est écrit : « ... cette libération, cette perfection, cette plénitude ne seront pas réalisées pour nous-mêmes, mais pour le Divin. »

Mais la sâdhanâ qu’on fait, ce n’est pas pour nousmêmes?

Mais justement, il insiste. C’est simplement pour insister. Cela veut dire que toute cette perfection qu’on va acquérir, ce n’est pas dans un but personnel et égoïste, c’est pour pouvoir manifester le Divin, c’est mis au service du Divin. On ne poursuit pas ce développement avec une intention égoïste de perfection personnelle; on le poursuit parce que c’est l’Œuvre divine qui est à accomplir.

Mais pourquoi est-ce qu’on fait cette Œuvre divine? C’est pour nous rendre...

Non, du tout! C’est parce que c’est la Volonté divine. Ce n’est pas pour une raison personnelle du tout, ce ne doit pas l’être. C’est parce que telle est la Volonté divine et c’est l’Œuvre divine.

Tant qu’il se mélange là-dedans une aspiration personnelle ou un désir personnel, une volonté égoïste, cela fait toujours un mélange et ce n’est pas exactement l’expression de la Volonté divine. La seule chose qui doit compter c’est le Divin, Sa volonté, Sa manifestation, Son expression. On est là pour ça, on est cela, et pas autre chose. Et tant qu’il y a un sentiment du moi, de l’ego, de la personne, qui entre, eh bien, cela prouve que l’on n’est pas encore ce qu’on doit être, c’est tout. Je ne dis pas que cela peut se faire du jour au lendemain, mais enfin c’est ça la vérité.

C’est justement parce que même dans ce plan-là, dans le plan spirituel, il y a beaucoup trop de gens (je pourrais dire, même, la majorité de ceux qui adoptent la vie spirituelle et qui font un yoga), il y en a beaucoup trop qui le font pour des raisons personnelles, toutes sortes de raisons personnelles : les uns c’est parce qu’ils sont dégoûtés de la vie, les autres c’est parce qu’ils sont malheureux, les autres c’est parce qu’ils veulent savoir davantage, les autres c’est parce qu’ils veulent devenir grands spirituellement, les autres parce qu’ils veulent apprendre des choses qu’ils peuvent enseigner aux autres, enfin il y a mille raisons personnelles pour adopter le yoga. Mais ce simple fait de se donner au Divin afin que le Divin vous prenne et fasse de vous ce qu’Il veut, et cela dans toute sa pureté et sa constance, eh bien, il n’y en a pas beaucoup qui le font, et pourtant c’est ça la vérité; et avec ça, alors on va droit au but, et on ne risque pas de se tromper jamais. Mais tous les autres motifs sont toujours mélangés, teintés d’ego ; et naturellement, ils peuvent vous conduire ici et là, très loin du but aussi.

Mais cette espèce de sentiment qu’on n’a qu’une seule raison d’être, un seul but, un seul mobile, l’entière, parfaite, complète consécration au Divin au point de ne plus pouvoir se distinguer de Lui, être Lui-même entièrement, complètement, totalement, sans aucune réaction personnelle qui puisse intervenir, ça c’est l’attitude idéale; et d’ailleurs, c’est la seule qui fasse qu’on puisse avancer dans l’existence et dans l’Œuvre, absolument protégé de tout et protégé de soi-même qui est tous les dangers le plus grand pour soi — il n’y a pas de plus grand danger que le moi (je prends le « moi » dans le sens d’un moi égoïste).

C’est ce que Sri Aurobindo a voulu dire ici, pas autre chose. Alors qui a trouvé une question?

Ce n’est pas dans les mots du livre qu’il faut trouver la question, c’est dans la réaction que vous avez eue à ce que j’ai lu. Si vous avez écouté, cela vous a fait un certain effet, vous devez avoir eu certaines réactions : c’est ça, ce sont ces réactions qu’il faut élucider en vous, et si vous pouviez me dire un jour : « Tiens, j’ai senti comme ça, qu’est-ce que cela veut dire, cette sensation? Pourquoi est-ce que j’ai pensé comme ça ? », celleslà, ce sont des questions! Parce qu’alors, ce serait l’occasion d’élucider quelque chose dans votre conscience. Quand je lis, vous devez bien avoir une réaction quelque part, même si c’est seulement dans votre tête. Eh bien, c’est ça qu’il faut noter, et demander : « Pourquoi, quand j’ai entendu cette phrase, tout d’un coup j’ai senti comme ça ? Pourquoi, quand ça a été dit, ça m’a fait penser à ça ? » Ce seraient des questions intéressantes.

Mère, tu disais maintenant que nous devons tout faire pour le Divin.

Oui.

Mais pourquoi est-ce que le Divin veut se manifester sur la Terre dans le chaos?

Parce que c’est pour cela qu’Il a créé la Terre, pas pour un autre mobile — la Terre c’est Lui-même dans une déformation —, et qu’Il veut la rétablir dans sa vérité. La Terre n’est pas quelque chose qui est séparé de Lui et qui Lui est étranger. C’est une déformation de Lui-même qui doit redevenir ce qu’elle était dans son essence, c’est-à-dire le Divin.

Alors pourquoi nous est-Il étranger?

Mais Il n’est pas étranger, mon enfant. Tu t’imagines qu’Il est étranger, mais Il ne l’est pas le moins du monde. C’est l’essence de ton être — pas du tout étranger. Tu peux l’ignorer, mais Il n’est pas étranger; Il est l’essence même de ton être. Sans le Divin tu n’existerais pas. Sans le Divin tu ne pourrais pas exister même la millionième partie d’une seconde. Seulement, parce que tu vis dans une espèce d’illusion mensongère et de déformation, tu n’es pas consciente. Tu n’es pas consciente de toi-même, tu es consciente de quelque chose que tu crois être toi, mais qui n’est pas toi.

Alors qu’est-ce qui est moi, Douce Mère?

Le Divin!

Douce Mère, quand vous parlez des réactions à ce que vous lisez, personnellement ma réaction est que tout ce que je fais, c’est drôle! Depuis la tête jusqu’aux pieds tout est à réorganiser.

La fin de la phrase m’a échappé.

(Pavitra) Il faut réorganiser tout.

Oui, pourquoi?

(Pavitra) Tout est drôle. « Tout ce que je fais, c’est drôle. »

Drôle! Ah! c’est pour ça que je n’ai pas compris. Drôle, oui ; mais à un certain point de vue, c’est vrai; ce que tout le monde fait, à un certain point de vue, est drôle.

Il y a un gaspillage énorme. Tout ce que je reçois de vous tout le temps est perdu. En apparence tout va bien, et cela continue, et cela peut ainsi continuer éternellement. Mais s’il faut changer, ce sera une révolution tout de suite, et pour cela on ne veut pas prendre de risque. Il y a une hypocrisie : tout va bien, mais ce n’est pas vrai, il y a une énorme perte de conscience.

Est-ce qu’il est possible de changer cela tout de suite, changer cette conscience?

Changer?

(Pavitra) Changer cela, changer cette conscience tout de suite.

Tout de suite?

(Pavitra) Tout à l’heure. On a l’impression que ce sera une révolution de changer cela.

Oui, mais on peut faire une révolution dans le quart d’une seconde, cela peut prendre aussi des années, même des siècles, et même beaucoup de vies. Cela peut se faire en une seconde.

On peut. Justement, quand on a ce renversement de conscience intérieur, en une seconde tout, tout change... justement cet ahurissement de pouvoir penser que ce que l’on est, ce que l’on considère comme soi-même n’est pas vrai, et que ce qui est la vérité de son être, c’est quelque chose que l’on ne connaît pas. N’est-ce pas, ç’aurait dû être la réaction normale, celle qu’elle a eue, de dire : « Mais enfin qu’est-ce qui est moi? Si ce que je sens être moi est une formation illusoire et n’est pas la vérité de mon être, alors qu’est-ce qui est moi? » Parce que ça, elle ne le connaît pas. Et alors, quand on pose la question comme ça...

Il y a un moment — parce que c’est la question qui devient de plus en plus intense et de plus en plus aiguë — où on a même le sentiment, justement, que les choses sont drôles, c’està-dire qu’elles ne sont pas vraies; il arrive un moment où cette sensation que l’on a de soi, d’être soi-même, devient étrange, une sorte de sens d’irréalité. Et la question continue à se poser : « Mais alors, qu’est-ce qui est moi? » Eh bien, il y a un moment où ça se pose avec tant de concentration et tant d’intensité, qu’avec cette intensité de concentration, tout d’un coup il se produit un renversement, et alors, au lieu d’être de ce côté-ci on est de ce côté-là ; et quand on est de ce côté-là, alors tout est très simple, on comprend, on sait, on est, on vit, et alors on voit clairement l’irréalité du reste, et ça suffit.

N’est-ce pas, on peut attendre pendant des jours, des mois, des années, des siècles, des vies, avant que ce moment-là arrive. Mais si on intensifie son aspiration, il y a un moment où la pression est tellement grande et l’intensité de la question est tellement forte que quelque chose bascule dans la conscience; et alors, c’est tout à fait l’impression qu’on a : au lieu d’être ici on est là, au lieu de voir du dehors et chercher à voir au-dedans, on est dedans; et de la minute où on est dedans, absolument tout change complètement, et tout ce qui vous paraissait vrai, naturel, normal, réel, tangible, tout ça immédiatement, oui, ça vous paraît très grotesque, très drôle, très irréel, très absurde; mais on a touché quelque chose qui est suprêmement vrai et éternellement beau, et ça on ne le perd plus.

Une fois que le renversement s’est produit, on peut glisser dans des consciences extérieures, ne pas perdre le contact ordinaire avec les choses de la vie, mais ça reste et ça ne bouge plus. On peut, en ayant affaire avec les autres, retomber un peu dans leur ignorance et leur aveuglement, mais il y a toujours quelque chose qui est là, vivant, debout dedans, qui ne bouge plus, jusqu’à ce que ça arrive à pénétrer tout, au point que c’est fini, l’aveuglement disparaît pour toujours. Et c’est une expérience absolument tangible, c’est une chose plus concrète que la chose la plus concrète, c’est plus concret qu’un coup de poing sur votre tête, c’est une chose plus réelle que n’importe quoi.

C’est pour ça que je dis toujours... quand les gens me de mandent comment est-ce qu’on sait qu’on est en contact avec son être psychique, ou comment sait-on qu’on a trouvé le Divin, moi, ça me fait rire; parce que quand ça vous arrive c’est fini, vous ne pouvez plus poser la question, c’est fait; vous ne demandez pas comment ça arrive — c’est fait.

Je voudrais savoir pourquoi je retombe dans la conscience ordinaire qui devient de plus en plus obstinée chez moi, personnellement je le sens.

Ça, c’est une question purement personnelle.

Mais pourquoi est-ce comme cela, quand je sais que c’est drôle?

Ça, je pense que c’est parce que vous avez préservé la division dans votre être, c’est qu’il y a une partie de votre être qui a refusé de marcher avec le reste. C’est généralement comme cela que ça se produit. Il y a une partie qui a progressé, il y a une partie qui tient, qui ne veut pas bouger; alors vous le sentez de plus en plus comme quelque chose qui s’obstine à être ce que c’est. C’est parce que vous avez laissé tomber quelque chose de votre bagage en route et que vous l’avez laissé sur le bord de la route au lieu de l’emporter avec vous. Ça vous tirera toujours en arrière. Quelquefois, malheureusement, il faut retourner, aller le ramasser et le remporter; alors on perd beaucoup de temps. C’est comme ça d’ailleurs qu’on perd du temps. C’est parce qu’on s’aveugle soi-même sur tant de choses dans l’être. On ne veut pas les voir, parce que ce n’est pas très joli à voir. Alors on aime mieux l’ignorer. Mais ce n’est pas parce qu’on l’ignore que ça n’existe plus. On fait ça : on dépose ça sur le chemin, et puis on essaye d’avancer, mais c’est relié par des fils, ça vous tire comme des boulets en arrière, et alors il faut courageusement le prendre et puis le mettre comme ça (geste), et lui dire : « Maintenant tu marcheras avec moi! » Ça ne sert à rien de faire l’autruche. N’est-ce pas, on ferme les yeux et on ne veut pas voir qu’on a ce défaut, ou cette difficulté, ou cette ignorance avec cette stupidité, on ne veut pas voir, on ne veut pas, on regarde de l’autre côté, mais ça reste là tout de même.

Un jour on doit faire face à la chose, on doit. Autrement on ne peut jamais arriver au bout, cela vous tirera toujours en arrière. Vous pouvez pressentir, vous pouvez voir, là, le but qui s’approche, ceci de plus en plus... avoir quelque chose qui part en avant et qui a presque l’impression que ça va toucher; mais vous ne toucherez jamais si vous avez ces boulets qui vous tirent en arrière. Il y a un jour où il faut faire place nette de tout. Cela prend quelquefois très longtemps, mais il faut brûler les ponts; autrement, alors, on suit le cercle, on va avec des petits progrès jusqu’à la fin de sa vie, et puis quand le moment est venu de s’en aller, alors on sent tout d’un coup : « Ah! mais... bien, ce sera peut-être pour une autre fois! » Ça, ce n’est pas agréable, ça doit être une chose affreuse; parce que si on n’a rien su, si on n’a rien compris, si on n’a jamais essayé... Les gens naissent, vivent, meurent et renaissent et revivent et remeurent, et ça va, ça continue indéfiniment, ils ne se posent même pas le problème. Mais quand on a eu le goût, l’avant-goût de ce que c’est que la vie, et pourquoi on est ici, et qu’est-ce qu’on a à y faire, et puis qu’en plus de cela on a fait un certain nombre d’efforts et qu’on essaye de réaliser, si on ne se débarrasse pas de tout le bagage de ce qui ne suit pas, alors il faudra encore recommencer, une autre fois. Mieux vaut pas. Il vaut mieux faire son travail pendant qu’on peut le faire, consciemment, et c’est bien ça que ça veut dire : « Ne jamais remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même. » Le jour même, cela veut dire dans cette vie-ci, parce que l’occasion est là, l’opportunité est là ; et peutêtre faudra-t-il attendre beaucoup de milliers d’années pour la trouver encore. Il vaut mieux faire son travail coûte que coûte, voilà !... en perdant aussi peu de temps que possible.

Toutes les fois qu’on a peur de se regarder en face et qu’on se cache soigneusement à soi-même ce qui vous empêche d’avancer, eh bien, c’est comme si on construisait un mur sur la route; après, il faut le démolir pour passer. Il vaut mieux faire sa besogne tout de suite, regarder bien en face, là, bien en face, ne pas essayer de mettre du miel autour de la pilule amère. C’est très amer : toutes les faiblesses, les laideurs, toutes sortes de vilaines petites choses qu’on a en soi — il y en a, il y en a, il y en a, oh! il y en a beaucoup. Et alors, on est sur le point d’arriver à une réalisation, on est sur le point de toucher à une lumière, d’avoir une illumination, et puis tout d’un coup on sent quelque chose qui vous tire en arrière comme ça (geste), et puis on étouffe, on ne peut plus avancer. Eh bien, à ces moments-là, il y a des gens qui pleurent, il y a des gens qui se lamentent, des gens qui disent : « Oh! pauvre moi, voilà encore une fois! » Tout ça, ce sont des faiblesses ridicules. On n’a qu’à se regarder comme ça et se dire : « Quelle est encore la petite mesquinerie, la petite stupidité, la petite vanité, la petite ignorance, la petite mauvaise volonté qui est là, cachée dans le coin, et qui m’empêche de franchir le seuil, le seuil de cette nouvelle découverte? Qui est-ce qui est en moi qui est tout petit, tout mesquin et tout obstiné, là, et qui se cache comme un ver dans le fruit pour que je ne puisse pas voir? » Si on est sincère, on le trouve; mais c’est surtout ça, c’est tout à fait ça : on met toujours du miel autour de la pilule. Le miel, c’est une espèce de... ce qu’on appelle la compréhension mentale de soimême. Alors on badigeonne aussi sucré que possible pour bien se cacher ce qui est là, le ver dans le fruit; et on le fait toujours, on se donne toujours une excuse, toujours, toujours.

Ce qui m’empêche de m’ouvrir à l’influence, c’est la suggestion : « Pourquoi se hâter, pourquoi si tôt, puisque les autres ne le font pas? »

Ça, c’est d’une platitude effroyable!

C’est une des excuses les plus sottes qu’on puisse imaginer. Non, il y en a qui sont beaucoup plus subtiles et beaucoup plus dangereuses que celle-là.

Mais même si vous deviez être le seul et unique être de toute la création qui se donne intégralement en toute pureté au Divin, et étant le seul, étant naturellement absolument incompris de tout le monde, bafoué, ridiculisé, haï, même si on était cela, il n’y a aucune raison pour ne pas le faire. Il faut être ou un cabot ou bien un sot. Parce que les autres ne le font pas? Mais qu’est-ce que ça peut faire qu’ils le fassent ou qu’ils ne le fassent pas? « Mais le monde tout entier peut aller de travers, cela ne me concerne pas. Il n’y a qu’une chose qui me concerne, c’est d’aller droit. Ce que les autres font, en quoi est-ce que cela me concerne? C’est leur affaire, ce n’est pas la mienne. »

C’est le pire de tous les esclavages!

Ici, il est dit : « On ne doit pas s’engager sur cette voie beaucoup plus vaste et plus ardue que celle de la plupart des autres yogas, à moins d’être sûr de l’appel psychique et de sa résolution de persévérer jusqu’au bout. » Est-ce que cela veut dire, Mère, que ceux qui sont acceptés ou ceux qui sont ici, dans cet Ashram, sont sûrs de persévérer et d’arriver?

Pardon! Mais il y a... je ne sais pas exactement la proportion, mais enfin ce n’est certainement pas la majorité des gens qui sont ici qui font le yoga. Il se trouve qu’ils sont ici pour beaucoup de raisons; mais ceux qui ont pris la résolution de faire le yoga, sincèrement, ce n’est pas la majorité. Et comme je vous l’ai dit, pour vous-mêmes, les enfants, ceux qui sont venus ici comme enfants, comment est-ce qu’ils pouvaient à ce momentlà avoir même la moindre idée de ce que c’est, le yoga, et de venir pour le yoga ? C’est impossible. Pour tous ceux qui sont venus tout petits, il y a un âge où le problème se pose; c’est à ce moment-là qu’il faut réfléchir, et alors c’est à ce moment-là que, moi, je leur demande. Eh bien, est-ce que je vous ai beaucoup demandé ça ? Depuis que je vous fais ces leçons, je vous parle de la chose, mais il est très rare que je vous aie pris individuellement et que je vous aie dit : « Voulez-vous le faire, ou ne voulez-vous pas? » C’est seulement ceux qui ont au-dedans d’eux-mêmes, qui ont eu une impulsion, une sorte d’instinct, et qui sont venus dire : « Oui, je veux faire le yoga. » Alors c’est fini. Mais je leur dis : « Bon, voilà les conditions, voilà comment c’est. Et vous savez, ce n’est pas une chose facile. Il faut que vous partiez avec une certitude intérieure que vous êtes ici pour ça et que vous voulez ça, ça suffit. » N’est-ce pas, on peut avoir une très bonne volonté, une vie orientée vers une réalisation divine, en tout cas une sorte de consécration plus ou moins superficielle à une action divine, et ne pas faire le yoga.

Faire le yoga de Sri Aurobindo, c’est vouloir se transformer intégralement, c’est avoir un but unique dans la vie : c’est que tout le reste n’existe plus, cela seul existe. Et alors, on le sent bien en soi-même si on veut ou si on ne veut pas; mais si on ne veut pas, on peut avoir une vie de bonne volonté, une vie de service, une vie de compréhension; on peut travailler à ce que l’Œuvre puisse s’accomplir plus facilement — tout ça —, on peut faire beaucoup de choses. Mais entre ça et faire le yoga, il y a une grande différence.

Et pour faire le yoga, il faut le vouloir consciemment, il faut savoir ce que c’est, d’abord. Il faut savoir ce que c’est, il faut en prendre la résolution; mais une fois qu’on a pris la résolution, alors il ne faut plus broncher. C’est pour ça qu’il faut la prendre en toute connaissance de cause. Il faut savoir ce qu’on décide quand on dit « Je veux faire le yoga »; et c’est pour ça que je ne pense pas vous avoir jamais pressés à ce point de vue-là. Je peux vous parler de la chose. Oh! je vous en parle beaucoup, vous êtes ici pour qu’on vous en parle; mais individuellement, ce sont seulement ceux qui sont venus en disant : « Oui, j’ai en tout cas mon idée sur le yoga et je veux le faire », c’est bon.

Et alors pour eux, la chose est différente, et les conditions de vie sont différentes, surtout intérieurement. Surtout intérieurement les choses changent.

Il y a toujours une conscience qui est là et qui agit constamment pour rectifier la position, et qui vous met tout le temps en présence des obstacles qui vous empêchent d’avancer, qui vous fait cogner du nez contre vos propres erreurs et vos propres aveuglements. Et cela n’agit que pour ceux qui ont décidé de faire le yoga. Pour les autres, la conscience agit comme une lumière, une connaissance, une protection, une force de progrès, de façon à ce que vous arriviez au maximum de vos capacités et que vous puissiez vous développer aussi loin que possible dans une atmosphère aussi favorable que possible — mais en vous laissant complètement libres de votre choix.

La décision doit venir du dedans. Ceux qui viennent consciemment pour le yoga, sachant ce que c’est que le yoga, eh bien, leurs conditions de vie ici sont... extérieurement il n’y a aucune différence, mais intérieurement il y a une très grande différence. Il y a une sorte d’absolu dans la conscience, qui ne laisse pas dévier du chemin : les erreurs qu’on commet, immédiatement elles deviennent visibles avec des conséquences suffisantes pour qu’on ne puisse pas se tromper, et les choses deviennent très sérieuses. Mais ce n’est pas souvent comme ça.

Vous tous, mes enfants, je peux vous le dire, je vous l’ai répété et je vous le répète encore, vous vivez dans une liberté exceptionnelle. Extérieurement il y a des petites limitations, parce que, comme on est beaucoup et qu’on ne dispose pas de la terre entière, on est obligé de se soumettre à une certaine discipline, dans une certaine mesure, pour qu’il n’y ait pas trop de désordre; mais intérieurement vous vivez dans une liberté merveilleuse : pas de contrainte sociale, pas de contrainte morale, pas de contrainte intellectuelle, pas de principes, rien, rien qu’une lumière qui est là. Si vous voulez en profiter, vous en profitez; si vous ne voulez pas en profiter, vous êtes libres de ne pas en profiter.

Mais le jour où vous faites un choix — quand vous l’aurez fait en toute sincérité, et que vous aurez senti au-dedans de vous une décision radicale —, alors c’est différent. Il y a la lumière et le chemin à suivre, tout droit, et il ne faut pas en dévier. Il ne trompe personne, vous savez, le yoga, ce n’est pas une plaisanterie. Il faut savoir ce que l’on fait quand on le choisit. Mais quand on le choisit, il faut s’y tenir. On n’a plus le droit de broncher. Il faut aller tout droit. Voilà.

Tout ce que je demande, c’est une volonté de bien faire, un effort de progrès et le désir d’être dans la vie un peu mieux que l’humanité ordinaire n’est. On a grandi, on s’est développé dans des conditions exceptionnellement lumineuses, conscientes, harmonieuses, et de bonne volonté; et qu’en réponse à ces conditions on soit dans le monde l’expression de cette lumière, de cette harmonie et de cette bonne volonté. Ça, c’est déjà très bien, très bien.

Faire le yoga, ce yoga de transformation qui est de toutes choses la plus ardue, c’est seulement si on sent qu’on est venu ici pour ça (je veux dire ici sur la terre) et qu’on n’a pas autre chose à faire que ça, et que c’est la seule raison de votre être; même si vous devez peiner, souffrir, lutter, ça n’a aucune importance. « C’est ça que je veux, et rien d’autre », alors c’est différent. Autrement je dirai : « Soyez heureux et soyez bons, et c’est tout ce qu’on vous demande. Soyez bons, dans le sens d’être compréhensifs, de savoir que les conditions dans lesquelles vous avez vécu sont des conditions exceptionnelles, et tâchez de vivre une vie plus haute, plus noble, plus vraie que la vie ordinaire, afin de laisser un peu de cette conscience, de cette lumière et de sa bonté s’exprimer dans le monde. C’est très bien. » Voilà.

Mais une fois que vous avez mis le pied sur la route du yoga, il faut avoir une résolution de fer et marcher tout droit jusqu’au bout. Coûte que coûte.

Voilà !

Le 15 juin 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre I de Lumières sur le Yoga, « Le But ».

Douce Mère, qu’est-ce que c’est, « la réalisation dynamique » ?

C’est la réalisation qui s’exprime en action. Il y a une réalisation dans l’inaction, comme celle de ceux qui entrent dans des contemplations dont ils ne sortent plus et qui ne bougent pas; et puis il y a une réalisation dynamique qui transforme toute votre action, tous vos mouvements, toute votre manière d’être, votre caractère. Dans le premier cas, on reste extérieurement le même, rien ne change, et généralement cela abolit toute possibilité d’action, on ne peut plus rien faire, on reste assis... Dans le second cas, ça change tout, votre caractère, votre manière d’être, votre manière d’agir, toutes vos actions et même votre entourage, et finalement toute votre existence, votre être total : ça, c’est la réalisation dynamique, avec la transformation du corps comme aboutissement.

Il y a des gens qui essayent de transformer leur corps avant même d’avoir transformé leur intelligence, et ça produit un décalage complet, ça les déséquilibre totalement. Il faut d’abord transformer sa pensée, tout son mental, toute son activité mentale, l’organiser avec la connaissance supérieure; et en même temps il faut transformer son caractère, tous les mouvements du vital, toutes les impulsions, toutes les réactions. Et finalement, quand ces deux choses-là sont faites, en tout cas jusqu’à un certain point, alors on peut commencer à songer à transformer les cellules de son corps; mais pas commencer par le bout, il faut commencer par le commencement.

On peut faire... Sri Aurobindo dit, n’est-ce pas, qu’on peut tout mener de front, mais il faut que le centre, la partie la plus importante soit d’abord suffisamment transformée avant qu’on ne puisse penser à transformer son corps... comme il y a des gens qui veulent immédiatement, par exemple, changer toute leur nourriture ou même s’arrêter de manger, parce qu’ils disent que finalement, quand le Supramental sera là, on n’aura plus besoin de manger. Alors, avant que le Supramental vienne, ils veulent d’abord commencer par ce qui arrivera ; ils s’arrêtent de manger, ils s’arrêtent de dormir, et le résultat est qu’ils tombent très malades.

Il vaut mieux d’abord commencer par recevoir le Supramental dans son esprit avec une connaissance suffisante, et petit à petit arriver à transformer tout le reste.

Douce Mère, qu’est-ce que c’est que l’aspect dynamique?

C’est la même chose. C’est ce côté du yoga.

Il y a deux aspects : un aspect qui est statique et qui est une préparation, et puis un aspect dynamique qui est un aspect de transformation, d’action. Dynamique, ça veut dire énergique; ça veut dire propulsion, action.

Qu’est-ce que cela veut dire, « le côté négatif » et « le côté positif » d’une expérience?

Ah, mon petit, tu as des défauts, n’est-ce pas, des choses qui t’empêchent de progresser; alors, le côté négatif, c’est de te débarrasser de tes défauts. Il y a des choses que tu dois être, devenir, des qualités qu’il faut que tu construises en toi-même pour pouvoir réaliser; alors ce côté de la construction, c’est le côté positif.

Tu as un défaut, par exemple une propension à ne pas dire la vérité. Alors cette habitude de mensonge, de ne pas voir ou ne pas dire la vérité, tu luttes contre ça en rejetant le mensonge de la conscience, et en tâchant d’éliminer cette habitude de ne pas dire la vérité. Pour que la chose soit faite, il faut construire en soi l’habitude de ne dire que la vérité. Pour que la chose soit faite, il faut construire en soi l’habitude de percevoir et de toujours dire la vérité. L’un est négatif : tu supprimes un défaut. L’autre est positif : tu construis la qualité. C’est comme ça.

Pour toutes choses c’est comme ça. Par exemple, on a quelque part dans son être cette espèce d’habitude de révolte, de révolte ignorante, arrogante, obscure, de refus de ce qui vient d’en haut. Alors le côté négatif c’est de lutter contre ça, de l’empêcher de se manifester et de le rejeter de sa nature; et de l’autre côté, il faut construire positivement la soumission, la compréhension, la consécration, le don de soi et le sens d’une complète collaboration avec les forces divines. Ça, c’est le côté positif. Tu comprends?

La même chose aussi : des gens qui se mettent en colère... l’habitude de s’emporter, de se mettre en colère... on lutte contre ça, on refuse de se mettre en colère, on rejette ces vibrations de colère de son être, mais il faut remplacer ça par un calme imperturbable, une tolérance parfaite, une compréhension du point de vue des autres, une vision claire et tranquille, une décision calme — qui est le côté positif.

Qu’est-ce que c’est, « l’image de la noix de coco sèche » ?

On dit que quand on a réalisé (c’est là qu’il le dit), alors on devient comme la noix de coco séchée qui bouge dans la coquille, qui est libre dedans, qui n’est plus attachée à l’enveloppe et qui bouge librement dedans. C’est ça que j’ai entendu, c’est l’image qu’il n’y a plus d’attachement. Tu as vu cela, quand une noix de coco devient tout à fait sèche, la noix au-dedans n’est plus tenue à la coquille; et alors quand on la bouge, ça bouge dedans; c’est tout à fait libre, c’est absolument indépendant de la coquille. Alors on donne l’image de l’être : la conscience physique ordinaire, c’est la coquille; et tant que l’Âtman n’est pas complètement formé il est attaché, il tient, il est collé à la coquille, et on ne peut le détacher; et quand il est tout à fait formé, alors il est au-dedans absolument libre, il roule librement dans la coquille sans être lié à elle. Ça doit être cette image-là.

Douce Mère, qu’est-ce que cela veut dire : « ... il faut que l’obéissance du Purusha soit transférée de la Prakriti inférieure avec son jeu de forces ignorantes, à la suprême Shakti divine, la Mère. »

Tu ne sais pas ce que ça veut dire?

Dans le cas ordinaire, de l’être ordinaire et de la vie ordinaire, le Purusha est soumis à la Prakriti, à la Nature extérieure, il est son esclave. Alors Sri Aurobindo dit que ce n’est pas assez de se libérer de cet esclavage. Il commence comme ça : il ne suffit pas de se libérer de cet esclavage; il faut qu’il garde son obéissance, mais au lieu d’obéir à la Prakriti, il faut qu’il obéisse à la Mère Divine; c’est-à-dire, au lieu d’obéir à quelque chose qui lui est inférieur, il faut qu’il obéisse à ce qui lui est supérieur. C’est ça, la phrase : transférer son obéissance d’ici à là.

Tu comprends? Non? Ah, c’est probablement quelqu’un qui lui a écrit en lui disant qu’il voulait que son Purusha soit complètement libre de l’obéissance à la Prakriti. Alors il a répondu : non, ça ne suffit pas; si vous le libérez, ce n’est que la moitié du travail; votre obéissance doit exister, mais au lieu d’exister vis-à-vis de la Prakriti, elle doit exister vis-à-vis de la Mère Divine. Et puis après, il explique la différence. Il y a tout un passage, là, où il dit qu’il ne faut pas confondre la Mère Divine avec la Prakriti. Naturellement il y a quelque chose de la Mère Divine, parce qu’il y a quelque chose de la Mère Divine derrière tout. Mais il ne faut pas considérer que la Prakriti, c’est la Mère Divine.

(Nolini) C’est le côté négatif et le côté positif (comme ce que Tara a demandé) de l’obéissance à la Prakriti.

L’obéissance à la Prakriti, oui, c’est vrai. Se débarrasser de l’obéissance à la Prakriti, c’est le côté négatif du développement; on se libère de son obéissance à la Prakriti; mais il faut faire un pas de plus, et avoir le côté positif d’être soumis à la Mère Divine.

La dernière phrase : « ... dans la création de Vérité, la loi est celle d’un déploiement constant sans aucun pralaya. » Qu’est-ce que ce déploiement constant?

La création de Vérité... C’est la dernière ligne? (Mère consulte le livre) Je crois que nous avons déjà parlé de cela plusieurs fois. Il a été dit que dans le processus de création, il y a le mouvement de la création suivi par un mouvement de conservation et se terminant par un mouvement de désintégration ou de destruction; et même il a été répété très souvent : « Tout ce qui commence doit finir », etc., etc.

En fait, dans l’histoire de notre univers, il y a eu six périodes consécutives qui ont commencé par une création, se sont prolongées par une force de conservation et ont fini par une désintégration, une destruction, un retour à l’Origine, que l’on appelle pralaya ; et c’est pour ça que cette tradition est là. Mais il a été dit qu’à la septième création, ce serait une création progressive, c’est-à-dire qu’après le point de départ de la création, au lieu simplement que ce soit suivi par une conservation, ce serait suivi par une manifestation progressive qui exprimerait le Divin d’une façon de plus en plus complète, de sorte que toute désintégration et retour à l’Origine ne seraient pas nécessaires. Et il a été annoncé que la période dans laquelle nous sommes est justement la septième, c’est-à-dire qu’elle ne se terminerait pas par un pralaya, un retour à l’Origine, une destruction, une disparition, mais qu’elle serait remplacée par un progrès constant, parce que ce serait un déploiement de plus en plus parfait de l’Origine divine dans sa création.

Et c’est ce que dit Sri Aurobindo. Il parle d’un déploiement constant, c’est-à-dire que le Divin se manifeste de plus en plus complètement, de plus en plus parfaitement, dans une création progressive. C’est cette nature de progression qui fait que le retour à l’Origine, la destruction ne sont plus nécessaires. Tout ce qui ne progresse pas disparaît, et c’est pourquoi les corps physiques meurent, c’est parce qu’ils ne sont pas progressifs; ils sont progressifs jusqu’à un certain moment, puis là ils s’arrêtent et le plus souvent ils restent stables pendant un certain temps, et puis ils commencent à décliner, et puis ils disparaissent. C’est parce que le corps physique, la matière physique telle qu’elle est maintenant n’est pas suffisamment plastique pour pouvoir progresser constamment. Mais il n’est pas impossible de la rendre suffisamment plastique pour que le perfectionnement du corps physique soit tel qu’il n’ait plus besoin de la désintégration, c’est-à-dire de la mort.

Seulement, cela ne peut être réalisé que par la descente du Supramental qui est une force supérieure à toutes celles qui se sont manifestées jusqu’à présent, et qui donnera au corps une plasticité qui lui permettra de progresser constamment, c’est-àdire de suivre le mouvement divin dans son déploiement.

Douce Mère, je fais une confusion. Ici, il est écrit : « Mais celui qui n’a pas conquis et vécu les vérités du Surmental ne peut atteindre à la vérité supramentale. »

Oui.

C’est ici que je fais la confusion. Souvent vous avez dit que le gouvernement du Surmental est fini et que le gouvernement du Supramental est à venir, et qu’on n’a pas besoin de faire les mêmes expériences de l’ Overmind, parce que c’est déjà fait.

Qu’est-ce qu’il dit? Pavitra, vous comprenez ce qu’il dit?

(Pavitra) Mère, tu as dit plusieurs fois que le règne de l’ Overmind est terminé, et maintenant c’est le règne du Supramental.

Oui, d’une façon, oui.

Par conséquent, il n’est pas nécessaire de passer par les expériences de l’ Overmind pour atteindre le Supramental.

J’ai dit qu’il n’y avait pas besoin de passer par les expériences de l’Overmind pour avoir les expériences supramentales? Est-ce que j’ai jamais dit une chose pareille?

Je ne dis pas que vous avez dit cela, mais peut-être que je l’ai compris comme cela.

Ah, enfin! En tout cas je ne le pense pas. Je ne sais pas si je l’ai dit, mais je ne le pense pas, parce que nous sommes dans une période de transition. Il est tout à fait certain que, d’une façon générale, c’est encore l’Overmind qui gouverne et que, si le Supramental vient... c’est seulement commencer à venir et à avoir une influence, et que dans une période de transition ce que Sri Aurobindo dit ici est tout à fait évident : si vous ne comprenez rien à l’Overmind, vous comprendrez encore moins au Supramental. Et il a répété, je ne sais combien de fois, qu’il ne faut pas essayer de sauter jusqu’en haut sans avoir gravi tous les échelons. Encore... quand est-ce que j’ai lu... il n’y a pas si longtemps... qu’il était nécessaire de gravir tous les échelons pour aller en haut? Vous ne pouvez pas faire un bond et négliger tout le reste. Ce n’est pas possible. Vous pouvez le faire vite. Ce qui peut arriver, c’est que ce qui prenait plusieurs existences peut se faire en quelques années, ou même peut-être en quelques mois; mais il faut que vous le fassiez.

Quand nous aurons tous des corps supramentaux et que nous serons intérieurement dans la conscience supramentale, nous pourrons peut-être fabriquer des petits êtres supramentaux qui n’auront pas besoin de passer par ces expériences! Mais c’est seulement « quand », ce n’est pas maintenant. (rires)

Il ne faut pas espérer les choses avant qu’elles se fassent. Elles se feront, mais un petit peu plus tard.

Le 22 juin 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre II de Lumières sur le Yoga, « Plans et parties de l’être ». ,

Comment est-ce qu’on peut éveiller sa Yoga-Shakti?

Cela dépend de ça : quand on considère que c’est la chose la plus importante de sa vie. C’est tout.

Il y a des gens qui s’assoient en méditation, qui se concentrent à la base de leur colonne vertébrale et qui veulent beaucoup que ça s’éveille, mais ça ne suffit pas. C’est quand c’est vraiment la chose importante de la vie, quand tout le reste paraît n’avoir aucun goût, aucun intérêt, aucune importance, quand on sent en soi qu’on est né pour ça, qu’on est ici sur la terre pour ça, et que c’est la seule chose qui compte vraiment, alors ça suffit.

On peut se concentrer sur les différents centres; mais quelquefois on se concentre pendant si longtemps, avec tant d’effort, et puis on n’a aucun résultat; et puis un jour quelque chose vous secoue, on a l’impression qu’on va perdre pied, il faut s’accrocher quelque part : alors on s’accroche au-dedans de soi à l’idée de l’union avec le Divin, l’idée de la Présence divine, l’idée de la transformation de la conscience, et on aspire, on veut, on tâche d’organiser ses sentiments, ses mouvements, ses impulsions autour de ça. Et ça arrive. ,

Il y a des gens qui ont préconisé toutes sortes de méthodes; probablement c’étaient les méthodes qui avaient réussi dans leur cas; mais à dire vrai, on doit trouver sa propre méthode, c’est seulement après avoir fait la chose qu’on sait comment il faut la faire, pas avant.

Si on le sait avant, alors on fait une construction mentale et on risque beaucoup de vivre sa construction mentale, qui est une illusion; parce que quand le mental bâtit certaines conditions et puis qu’elles se trouvent réalisées, il y a beaucoup de chances pour qu’il y ait une grande majorité de pure construction mentale, qui n’est pas l’expérience elle-même mais son image. Alors pour toutes ces expériences vraiment spirituelles, je crois qu’il est plus sage de les avoir avant de les savoir. Si on les sait, on les imite, on ne les a pas, on imagine les avoir. Tandis que si on ne sait rien — comment sont les choses et comment elles doivent se passer, ce qui doit arriver et comment cela arrivera —, si on ne sait rien de tout ça, alors on peut, en se tenant très tranquille et en faisant une sorte de classement intérieur au-dedans de son être, on peut tout d’un coup avoir l’expérience, et puis après on sait ce que l’on a eu. C’est fini, et on sait comment cela doit se faire quand on l’a fait — après. Comme ça, on est sûr.

On peut évidemment se servir de son imagination, imaginer la Kundalinî et puis tâcher de la tirer vers le haut. Mais on peut se raconter des histoires à soi-même aussi, comme ça. J’ai eu tant d’exemples de gens qui me décrivaient leurs expériences absolument comme on les décrit dans les livres, en sachant tous les mots et en mettant tous les détails, et puis je leur posais juste une petite question comme ça, à côté — que s’ils avaient eu l’expérience, ils auraient su ou senti une certaine chose, et comme ce n’était pas dans les livres, ils ne pouvaient pas répondre.

Douce Mère, quelle est la signification de ce lotus aux mille pétales?

C’est comme ça qu’ils le décrivent. C’est parce que c’est un centre, là, très, très compliqué. Je pense que cela veut dire les innombrables pouvoirs de la pensée, c’est la multiplicité de la connaissance sous toutes ses formes. Ce doit être ça. Tiens, c’est encore un exemple : les gens qui ont lu, qui ont étudié, et qui ont l’expérience après, eh bien, ils décrivent toujours ça comme ça, avec des noms qu’ils ont ramassés dans les livres et avec des descriptions de lotus comme on les a dans les livres; mais ceux qui ont l’expérience spontanée sans avoir lu ou appris avant de l’avoir, ils vous décrivent cela d’une façon tout à fait vivante et qui a une réalité individuelle pour ainsi dire. Chacun aborde l’expérience à sa manière. Quand ces centres s’éveillent... c’est un fait qu’il y a des centres, et c’est un fait qu’ils s’éveillent, et c’est un fait que cela change énormément tout le fonctionnement de la conscience et de l’énergie; mais la description, si elle est spontanée et sincère, est différente pour chacun. On peut avoir le sentiment d’une analogie avec quelque chose, mais faire une description fixe et précise de ce qui se passe, c’est toujours une intervention du mental.

Ce phénomène est très réel, concret, cela se sent avec toute la réalité et l’intensité d’un phénomène même physique. Mais chacun le décrit avec une forme qui lui est particulière, excepté, comme je dis, s’il a lu et étudié, et qu’il a le cerveau plein de tout ce qui est écrit dans les livres; alors, automatiquement, c’est ce qu’il a lu qui donne une forme à son expérience, et ça lui enlève quelque chose de spontané et qui vous donne tellement l’impression d’être sincère et véridique; cela devient une construction mentale. Si vous avez lu et beaucoup lu que c’est comme un serpent qui est lové, eh bien, tout naturellement, quand vous vous concentrez et que vous essayez de l’éveiller, vous voyez un serpent qui est lové, parce que vous y pensez comme ça. Si on vous dit un lotus à mille pétales, vous voyez un lotus à mille pétales. Mais c’est une superposition mentale sur le fait de l’expérience lui-même. Mais le sentiment de quelque chose qui est innombrable, qui est un et innombrable en même temps, et cette espèce d’impression de quelque chose qui s’ouvre, qui s’éveille, qui se met à vibrer, qui répond aux forces et qui vous donne une intensité de lumière, de compréhension, d’ouverture sur les régions supérieures, ça c’est la substance de l’expérience. Mais quand vous commencez à le décrire avec des images que vous avez trouvées dans les livres, c’est comme si tout d’un coup vous rendiez ça ou superficiel — fossilisé, pour ainsi dire —, ou artificiel, ou même insincère.

Les cas qui ont toujours été les plus intéressants pour moi, ce sont les cas de gens qui n’avaient rien lu, mais qui avaient eu une très ardente aspiration et qui sont venus me trouver en me disant : « Il m’est arrivé une drôle de chose, j’ai eu cette extraordinaire expérience, qu’est-ce que vraiment ça peut vouloir dire? » Et puis ils vous décriront un mouvement, une vibration, une force, une lumière, n’importe quoi, cela dépend de chacun; et ils vous décrivent ça, que c’est arrivé comme ça, et puis c’est venu comme ça, et puis il est arrivé ça, et puis ça, et qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ? Alors là, on est du bon côté. On sait que ce n’est pas une expérience imaginée, que c’est une expérience sincère, spontanée, et ça a toujours un pouvoir de transformation beaucoup plus grand que l’expérience qui a été amenée par une connaissance mentale.

Alors, Mère, cela veut dire qu’il vaut mieux ne pas lire?

À condition qu’on ait vraiment en soi l’ardeur de l’aspiration. Si on est né pour ça, pour le yoga, et que ce soit la chose qui domine toute votre existence, que vous sentiez, oui, avant de rien savoir, que vous avez besoin de trouver quelque chose qui est en vous, alors il suffit d’un mot quelquefois, d’une conversation qui simplement vous oriente. Ça suffit. Mais pour ceux qui se cherchent, qui tâtonnent, qui ne sont pas tout à fait sûrs, qui sont tirés d’un côté ou d’un autre, qui ont beaucoup d’intérêts dans la vie, qui ne sont pas fixés, stabilisés dans leur volonté de réalisation, c’est très bon de lire, parce que cela vous met en contact avec le sujet, cela vous donne de l’intérêt pour la chose.

Ce que je veux dire, c’est que toute formation mentale très définie donne toujours une coloration spéciale à l’expérience. Par exemple, tous les gens qui ont été éduqués dans une certaine religion, leurs expériences seront toujours colorées de cette religion; et au fond, pour arriver à la source même de la chose, il faut se dégager de la formation extérieure.

Mais il y a un genre de lecture qui éveille en vous l’intérêt pour la chose et qui peut vous aider dans les premières recherches. Généralement, même si l’on a eu des expériences, on a besoin d’un contact de pensée ou d’idée avec la chose pour que l’effort se cristallise d’une façon plus consciente. Mais plus on sait, plus il faut être absolument sincère dans son expérience, c’est-à-dire qu’il ne faut pas se servir de son pouvoir formateur du mental pour imaginer et ainsi créer l’expérience en soi. Au point de vue de l’orientation, cela peut être utile; mais au point de vue de l’expérience, ça lui enlève sa valeur dynamique, ça n’a pas l’intensité d’une expérience qui vient parce qu’on a rempli les conditions morales et spirituelles nécessaires pour qu’elle se produise. Il y a tout le conditionnement mental qui s’ajoute et qui enlève quelque chose de la spontanéité. Tout ça, c’est une question de proportions. Chacun doit trouver la mesure qui lui est nécessaire, la mesure de lecture, la mesure de méditation, la mesure de concentration, la mesure... C’est pour chacun différent.

Douce Mère, ici il est écrit : « Devenir conscient de la grande complexité de sa nature, voir les différentes forces qui la font mouvoir, établir sur elle le contrôle de la connaissance directrice, sont autant d’éléments fondamentaux du yoga. »

Est-ce que pour chacun ce sont des forces différentes?

Oui, la composition est tout à fait différente; autrement, tout le monde serait pareil. Il n’y a pas deux êtres dont la combinaison soit identique; la proportion entre les différentes parties de l’être et la composition de ces parties est différente pour chaque individu. Il y a des gens, les primaires — comme les races qui ne sont pas encore développées ou qui ont dégénéré —, leurs combinaisons sont assez simples. Et il y a des gens qui sont tout à fait en haut de l’échelle humaine, l’élite humaine, cela devient des combinaisons tellement compliquées qu’il faut un discernement tout à fait spécial pour trouver quelles sont les relations entre toutes ces choses.

Il y a des êtres qui portent en eux des milliers de personnalités différentes, et alors chacune a son rythme et son alternance, et il y a une sorte de combinaison; quelquefois il y a des conflits intérieurs, et il y a un jeu d’activités qui sont rythmiques, et avec des alternances de certaines parties qui viennent en avant, et puis qui s’en vont en arrière, et puis qui reviennent en avant. Mais quand on prend tout ça, ça fait des combinaisons tellement compliquées qu’il y a des gens qui ont vraiment de la difficulté à comprendre ce qui se passe en eux ; et pourtant, ce sont ceux-là qui sont les plus capables d’une action complète, coordonnée, consciente, organisée; mais leur organisation est infiniment plus compliquée que celle des gens primitifs ou primaires qui ont deux ou trois impulsions, quatre ou cinq idées, et qui peuvent arranger tout cela très facilement en eux, et ont l’air d’être très coordonnés et logiques, parce qu’il n’y a pas grandchose à organiser. Mais il y a des gens qui sont vraiment comme une multitude; et alors ça leur donne une plasticité, une fluidité d’action et une complexité de perception extraordinaire; et puis ce sont des gens qui sont capables de comprendre un nombre considérable de choses, comme s’ils avaient à leur disposition une véritable armée qu’ils font mouvoir suivant les circonstances et les besoins; et tout cela est au-dedans d’eux. Et alors quand ces gens-là, à l’aide du yoga, de la discipline du yoga, arrivent à centraliser tous ces êtres autour de la lumière centrale de la Présence divine, ils deviennent des entités formidables, justement à cause de leur complexité. Tant que ce n’est pas organisé, ils donnent souvent l’impression d’une incohérence, ils sont presque incompréhensibles, on ne peut pas arriver à comprendre pourquoi ils sont comme ça, tellement ils sont complexes. Mais quand ils ont organisé tous ces êtres, c’est-à-dire mis chacun à sa place autour du centre divin, alors vraiment ils sont formidables, parce qu’ils ont la capacité de presque tout comprendre et de presque tout faire à cause de la multitude des entités qu’ils contiennent, qui les constituent. Et plus on est au sommet de l’échelle, plus c’est comme ça, par conséquent plus c’est difficile d’organiser son être; parce que quand vous avez une dizaine d’éléments, vous avez vite fait d’en faire le tour et de les organiser, mais quand vous en avez des milliers, c’est difficile.

Le 29 juin 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre II de Lumières sur le Yoga, « Plans et parties de l’être ».

Douce Mère, est-ce que la nature vitale de l’homme est sortie du véritable être vital?

Sortie? Qu’est-ce que tu appelles sortie? Tu veux dire que d’abord il y avait le véritable être vital et que cela se traduit dans la nature physique, la nature terrestre, par le vital que nous voyons? Oui!

Mère, pourquoi est-ce si contradictoire?

Pourquoi est-ce que le monde extérieur est une si totale contradiction du monde divin? C’est exactement la même chose. C’est comme ça.

L’être vital, cet être vital véritable que Sri Aurobindo décrit, c’est l’être vital qui est en contact avec le Divin, qui est entièrement soumis au Divin et qui est Son instrument; tandis que dans la conscience terrestre ordinaire, les êtres du vital et les êtres physiques aussi n’appartiennent pas du tout au Divin, ils pensent s’appartenir à eux-mêmes, et la seule chose qui compte c’est leur petite personne; et c’est pour cela que tout est comme ça. Tout le désordre de l’univers est dû à ça.

Douce Mère, ici, il est écrit : « ... il y a un être physique véritable. » Qu’est-ce que cela veut dire?

Il y a une Nature physique qui est parfaitement harmonieuse, qui a un fonctionnement tout à fait... comment dire... oui, un fonctionnement harmonieux et sans désordre, sans déséquilibre, sans rupture d’harmonie, et qui se traduirait, si cela existait sur terre, par une santé parfaite, une force croissante, un progrès continu; et alors tout ce que l’on voudrait obtenir de son corps, on l’obtiendrait; et ça va jusqu’à un progrès de perfection presque inimaginable.

L’état physique tel que nous le voyons avec toutes ses désharmonies, ses faiblesses, ses laideurs, c’est la même déformation que celle qui a changé le vital supérieur, le vital vrai, en l’espèce de vital que nous voyons. Et cela provient de la même cause : c’est que c’est coupé de son Origine, avec un sens de séparation aigu qui fait qu’au lieu de vivre constamment dans la conscience de son Origine, on vit dans une conscience absolument obscurcie et rendue totalement ignorante. Maintenant, pourquoi est-ce comme cela, ça c’est trop demander.

C’est tout?

Je n’ai pas très bien compris, Douce Mère!

Tu n’as pas compris ce qu’est le physique véritable? C’est parce que ce n’est pas une question de comprendre. On n’en a pas conscience, parce qu’on n’est pas là-dedans, on ne vit pas làdedans. Mais tu ne peux pas concevoir un corps qui serait parfaitement beau, parfaitement harmonieux, qui fonctionnerait parfaitement bien et qui ne serait jamais malade, jamais fatigué, et qui serait dans un état de progression constante? D’abord il deviendrait de plus en plus grand, jusqu’à ce qu’il ait atteint son maximum, et puis il deviendrait de plus en plus fort, de plus en plus habile, de plus en plus conscient, et toujours dans une harmonie parfaite : jamais de maladie et jamais de fatigue, jamais d’erreur — sans faire de faute, sachant exactement à chaque minute ce qu’il doit faire et pourquoi.

Mère, on dit qu’il y a un être véritable... mais généralement quand on dit physique, cela veut dire matériel, concernant le corps, non?

Pour le moment il n’y a pas d’être véritable dans le domaine le plus matériel. C’est seulement une espèce de prototype subtil qui n’est pas réalisé matériellement.

(À un autre enfant) Tu as quelque chose à demander?

Mère, est-ce que le temps et l’espace sont particuliers seulement au monde physique, ou aux autres mondes aussi?

Comme il y a des formes, il y a nécessairement un temps, un espace, mais ce n’est pas du tout le même que le physique. Ce n’est ni le même temps ni le même espace.

Par exemple, dès que vous arrivez dans le vital il y a un temps et un espace qui sont analogues au physique, mais pas de cette fixité, et dureté, et irrémédiabilité qu’il y a ici. C’est-à-dire que, par exemple, dans le vital une forte volonté intelligente a une action immédiate; ici, physiquement, cela prend quelquefois extrêmement longtemps pour se réaliser, il y a tout un procédé qu’il faut suivre. Dans le vital c’est direct, la volonté agit directement sur les circonstances, et, si elle est vraiment d’une qualité très forte, c’est instantané. Mais il y a encore un espace, c’est-à-dire qu’on a l’impression de se déplacer pour aller d’un endroit à un autre, et que nécessairement comme on se déplace il intervient un certain temps; mais c’est un temps extrêmement court relativement au temps physique.

Dans le plan mental, la notion du temps disparaît presque totalement. Par exemple, vous êtes dans votre conscience mentale, vous pensez à quelqu’un ou vous pensez à quelque chose ou vous pensez à un endroit, et instantanément vous êtes là.

Il n’y a pas besoin de temps entre la pensée et la réalisation. C’est seulement quand le mental se mélange au vital qu’alors les notions de temps s’introduisent; et s’ils descendent dans le physique, avant qu’une conception mentale puisse se réaliser, il faut tout un procédé. Vous n’avez pas d’action mentale directe sur la matière. Par exemple, si vous pensez à quelqu’un qui habite à Calcutta, eh bien, physiquement il faut que vous preniez l’avion et que des heures se passent avant que vous puissiez être là-bas; tandis que mentalement si vous êtes ici et que vous pensiez à quelqu’un qui est à Calcutta, instantanément vous êtes là avec lui. Instantanément, n’est-ce pas. Mais si vous sortez vitalement de votre corps et que vous voulez aller quelque part, eh bien, vous avez la notion de vous déplacer, et du temps que cela vous prend pour arriver à l’endroit où vous allez. Mais c’est incomparablement plus rapide, si nous pensons au physique, au temps qu’il faut pour faire les choses physiquement.

C’est seulement tout en haut de l’échelle, quand on arrive à ce que l’on pourrait appeler le centre de l’univers, le centre et l’origine de l’univers, c’est seulement là que tout est instantané. Le passé, le présent et le futur sont tous contenus dans une conscience totale et simultanée, c’est-à-dire ce qui a toujours été et ce qui sera sont comme réunis en un seul instant, un seul battement de l’univers, et c’est seulement là qu’on sort du temps et de l’espace.

Mère, tu disais que si on pense mentalement à quelque chose, on est tout de suite en présence de cette chose; mais si, par exemple, on pense mentalement à quelque chose de supérieur, au Divin, par exemple...

Oui.

Est-ce qu’on est tout de suite en présence de Lui?

Mais seulement cette partie de la pensée, pas ton corps. C’est justement ce que je dis. Dans le domaine mental c’est comme ça ; si on a une concentration sur le Divin et qu’on pense au Divin, la partie... je ne dis pas toute la pensée, parce que la pensée est multiple et divisée, mais la partie qui sincèrement est concentrée sur le Divin est avec Lui. Cela sert à quelque chose, mais pas à grand-chose quand cette partie est mélangée à toutes les autres qui pensent à des centaines de choses différentes en même temps, ou que ça descend dans le corps, que c’est tout lié justement à cette lenteur effroyable des choses matérielles, qu’il faut faire tant de pas pour aller seulement d’ici à la porte.

Vitalement, d’un bond on peut être là-bas; mentalement il n’y a même pas besoin de bond.

Dans le plan psychique est-ce qu’il y a le passé, le présent et le futur?

Dans le psychique? Oui, vous avez même conscience de toutes les vies que vous avez vécues. Quand vous entrez en rapport avec le psychique, vous avez conscience de toutes les vies que vous avez vécues, ça garde le souvenir absolument actuel de tous les événements auxquels le psychique a été associé — pas toute la vie, pas des petites histoires qu’on peut se raconter : que l’on a été d’abord un singe et puis après quelque chose d’un petit peu plus relevé, et ainsi de suite, l’homme des cavernes... non, pas des histoires comme ça. Mais tous les événements des vies antérieures auxquels le psychique a été associé sont conservés, et quand on entre en contact conscient avec son être psychique, cela peut s’évoquer comme une sorte de cinéma. Mais ça n’a pas de continuité, excepté dans les vies où le psychique est tout à fait conscient, actif, actif d’une façon permanente, c’est-à-dire associé constamment à la conscience; alors naturellement, étant associé constamment à la conscience, il se souvient consciemment de tout ce qui s’est passé dans la vie actuelle de cette personne, et les souvenirs — quand on suit ces choses-là —, les souvenirs de son être psychique sont de plus en plus coordonnés et de plus en plus proches de ce que pourrait être un souvenir physique s’il y en avait un, en tout cas de tous les éléments intellectuels et sentimentaux de la vie, et de quelques événements physiques quand il était possible à cet être de se manifester dans la conscience extérieure; alors, à ces moments-là, tout l’ensemble des circonstances physiques dans lesquelles on se trouvait est tout à fait gardé intact dans la conscience.

Mère, ici, Sri Aurobindo a dit « le psychique soutenant l’ensemble ». Qu’est-ce que ça veut dire?

Mais oui, le psychique est derrière toute l’organisation, cette triple organisation de la conscience et de la vie humaines. Le psychique est derrière et la soutient par sa conscience qui est une conscience immortelle. C’est à cause du psychique que nous avons si clairement ce sens de continuité. Autrement si tu compares ce que tu es maintenant avec ce que tu étais quand tu avais trois ans, évidemment tu ne pourrais te reconnaître d’aucune façon, ni physiquement, ni vitalement, ni mentalement. Il n’y a aucune ressemblance d’aucun genre. Mais il y a, derrière, le psychique qui soutient le développement, la croissance de l’être et qui fait qu’il y a cette continuité de conscience, qui fait qu’on sent que l’on est le même être, tout en étant un être absolument différent. Absolument différent. Si plus tard on s’observe suffisamment, on peut voir que les choses que l’on comprenait et que l’on pouvait faire à ce moment-là sont des choses qui vous paraissent absolument inconcevables, et que jamais vous ne pourriez faire une action semblable, parce que vous n’êtes plus du tout cet être-là. Et pourtant, parce qu’il y avait là-dedans la conscience psychique qui est une conscience immortelle, alors vous avez le sentiment que c’est toujours le même être qui était là, et qui continue à être là, et qui continuera à être là, avec des changements plus ou moins progressifs et plus ou moins conscients.

Mère, l’orientation de la vie d’un individu, est-ce dirigé par le psychique?

Oui, d’une façon tout à fait inconsciente pour l’individu la plupart du temps. Mais c’est le psychique qui organise son existence — seulement dans ce que l’on pourrait appeler les grandes lignes, parce que pour intervenir dans les détails, il faudrait qu’il y ait une union consciente entre l’être extérieur, c’est-à-dire l’être vital et physique, et l’être psychique; mais généralement cela n’existe pas. Alors extérieurement, dans les détails... par exemple, il y avait quelqu’un qui était très embarrassé et me disait comme ça : « Mais si c’est l’être psychique ou plutôt le Divin qui est dans le psychique qui dirige notre vie, est-ce que c’est Lui qui décide du nombre de morceaux de sucre que je mets dans ma tasse de thé? » C’était textuellement la question. Alors il fallait répondre : « Non, parce que ce n’est pas une intervention de détail de ce genre-là. »

C’est comme... si vous poussez votre poing dans de la limaille de fer, ou dans de la sciure de bois, tous les petits éléments infinitésimaux de la limaille de fer ou de la sciure de bois s’organiseront pour revêtir la forme de votre poing, mais ils ne le font ni volontairement ni consciemment. C’est par l’effet de la conscience qui pousse que ça arrive comme ça. Il n’y a pas de décision que chaque élément va se trouver exactement là, comme ça ; c’est l’effet de l’énergie qui a poussé le poing qui organise les éléments. Mais c’est comme ça. Il y a la conscience psychique qui est à l’œuvre dans la vie et qui organise toutes les circonstances de votre vie, mais pas avec un choix volontaire des détails; et au fond, il y a très peu de choses qui soient volontaires et conscientes dans l’organisation de la vie physique des êtres humains. La plupart du temps ça arrive comme ça. Si vous demandez à quelqu’un : « Pourquoi as-tu fait ça ? — C’est arrivé comme ça. » C’est toujours comme ça : « C’est arrivé comme ça. » Au moins soixante-quinze fois sur cent. Seulement, on est tellement habitué à aller, bouger, et faire des choses comme ça, qu’on ne s’en aperçoit même pas. Mais si on se met à s’observer, alors on voit que c’est vrai. Il y a très peu de choses qui ont été le résultat d’une décision claire et voulue, très peu, seulement ce que l’on considère comme des choses importantes, et encore là il y a une grande marge. La somme d’inconscience qui est mélangée à la conscience physique est formidable, mais parce qu’on en a l’habitude on ne s’en aperçoit pas.

Mais dès qu’on commence à analyser, regarder, étudier, on est terrifié. Combien de fois vous êtes juste en présence d’une question. N’est-ce pas, vous faites les choses automatiquement, par habitude, peut-être quelquefois par choix — quelquefois —, mais tout d’un coup vous vous trouvez en présence d’un détail absolument insignifiant : « Est-ce qu’il faut que je fasse ceci ou est-ce qu’il faut que je fasse cela ? » Simplement. On peut prendre des toutes petites choses, comme... vous êtes en train de manger, alors on se demande : « Est-ce qu’il faut que je continue à manger, ou est-ce qu’il faut que je m’arrête de manger? » Combien de fois est-ce que vous pouvez prendre une décision motivée et consciente? Et vous vous apercevez tout d’un coup : « Mais je n’en sais rien », et : « Je ne sais pas; je peux faire ceci, je peux faire cela ; je peux faire cela, je peux faire cela, je peux faire cela. Mais qu’est-ce qui choisira en moi? » À moins que vous n’ayez des constructions mentales. Mais alors, si vous avez des constructions mentales qui régissent votre vie, vous ne vous posez même pas les questions, vous vivez comme un automate, dans une habitude, une routine que vous vous êtes faite. Mais ce n’est pas une fois, c’est mille fois par jour que ça arrive.

Par exemple, vous êtes en relation avec quelqu’un, vous avez de très bons sentiments pour cette personne, vous vous trouvez dans une circonstance un peu difficile, et alors vous voulez faire la meilleure chose que vous puissiez faire. Si vous agissez spontanément, il n’y a aucun problème qui se pose, parce qu’on agit comme ça, une chose entraînant l’autre, et sans réfléchir. Et vous voulez consciemment faire la meilleure chose... Sur quoi baserez-vous votre jugement? Quelle est la connaissance qui vous permettra de décider : « Il faut que je fasse ceci ou il faut que je fasse cela, il faut que je dise ceci ou il faut que je dise cela, ou il faut que je ne dise rien », toutes les possibilités innombrables qui se présentent? Et sur quoi baserez-vous votre jugement? Si vous regardez là, sincèrement, vous vous apercevrez qu’à chaque pas vous ne savez pas.

C’est seulement si vous avez pris l’habitude de rentrer audedans de vous-même, de vous en reporter à la conscience psychique intérieure et de la laisser décider en vous de ce que vous voulez faire, alors vous le faites avec certitude, sans hésitation, sans une question, rien. Vous savez qu’il faut faire ça, et ça ne se discute pas; mais c’est le seul cas. Par conséquent, c’est seulement si vous laissez votre psychique vous guider consciemment, constamment, qu’alors vous pourrez faire consciemment et constamment la vraie chose; mais c’est le seul cas.

Dans l’autre cas, si vous avez pris l’habitude d’étudier et d’observer, vous êtes en présence de toutes les petites choses de la vie qui se reproduisent constamment, vous ne voulez plus vivre mécaniquement par une sorte d’habitude, vous voulez vivre consciemment en vous servant de votre volonté, eh bien, à chaque minute vous êtes en présence d’un problème que vous ne pouvez pas résoudre, je veux dire purement physiquement. Vous prenez une certaine difficulté que vous avez dans votre corps — ce que nous appelons un désordre — qui se traduit par un malaise ou par une indisposition; ce n’est pas une maladie, c’est une indisposition, c’est un malaise, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas très bien. Alors, si vous n’avez pas cette connaissance psychique qui vous fait faire directement la chose qui doit être faite et sans discussion, si vous voulez vous en référer à votre mental et à ce que vous considérez être la connaissance que vous avez, alors... mettez un cas qui est du ressort de la médecine, c’est-à-dire : « Est-ce qu’il faut faire ceci ou cela, prendre cette médecine ou celle-là, changer la diète 11 , prendre cette nourriture-ci ou celle-là ? »... Alors vous regardez. Si vous n’avez jamais connu qu’un certain nombre de principes très primaires, votre choix est très facile; mais si par hasard vous avez étudié un peu et que vous connaissiez ne serait-ce que les différents systèmes médicaux de traitement... il y a les systèmes des différents pays, il y a les systèmes des différentes médecines, et alors il y a, n’est-ce pas, l’allopathie, l’homéopathie, le ceci, le cela ; alors l’un vous dit une chose, l’autre vous dit une autre, vous connaissez des gens qui vous ont dit : « Ne faites pas ça, faites ça », d’autres qui vous disent : « Surtout ne faites pas ceci, faites ça », et ainsi de suite, et alors vous vous trouvez en face du problème et vous dites : « Eh bien, avec tout ça, qu’est-ce que je sais, moi, qu’est-ce que je vais décider? Je ne sais rien. »

Il n’y a qu’une chose qui sache en vous, c’est votre psychique; là il ne se trompe pas, il vous dira immédiatement, instantanément, si vous lui obéissez sans paroles et sans idées et sans argument, il vous fera faire la vraie chose. Mais tout le reste... vous êtes perdu. Et pour tout : qu’est-ce que vous allez étudier, qu’est-ce que vous n’allez pas étudier, quel travail vous allez faire, quel chemin vous allez suivre. Mais alors, il y a tous les possibles qui viennent, tout ce que vous avez ou étudié ou rencontré dans la vie, toutes les suggestions que vous avez reçues de tous les côtés, qui se trouvent là, comme ça, à danser autour de vous. Et avec quoi déciderez-vous? Je parle de gens qui sont absolument sincères et qui n’ont pas d’idées préconçues, de préjugés, de principes établis qu’ils suivent avec une routine mécanique, sans du tout tâcher de savoir la vérité, et pour eux c’est leur construction mentale qui est la vérité. Alors c’est tellement simple, on va droit son chemin, on se cogne le nez contre le mur, mais on ne s’en aperçoit que quand le nez est écrasé. Mais autrement c’est terriblement difficile.

C’était cela que Sri Aurobindo voulait dire quand il disait qu’on vivait constamment dans l’ignorance et qu’à moins que le mental d’ignorance ne soit remplacé par le mental de lumière, on ne pouvait pas suivre de chemin véritable, et que ça c’est la préparation indispensable avant qu’aucune transformation intégrale ne puisse se produire.

C’est tout? (À l’enfant) Tu as quelque chose à dire? Non! Eh bien, il est très tard!

juillet




Le 6 juillet 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre II de Lumières sur le Yoga, « Plans et parties de l’être ».

Douce Mère, ici, il est écrit : « Enfin l’âme ou être psychique se retire dans le monde psychique pour s’y reposer jusqu’à l’approche d’une nouvelle naissance. » Alors, Mère, qu’est-ce qui arrive à l’être central après?

Cela dépend absolument des cas. Nous avons dit que l’être central et l’être psychique c’est la même chose, mais la partie qui est et qui reste dans le Divin, est et reste dans le Divin. Le psychique est la délégation de ce Divin dans la vie terrestre, pour la croissance terrestre. Mais la partie de l’être central qui est identifiée au Divin reste identifiée au Divin, ne bouge pas. Même pendant la vie il est identifié au Divin, et après la mort il reste ce qu’il était pendant la vie, pour lui cela ne fait aucune différence. C’est l’être psychique qui a des alternances d’expérience et d’assimilation, d’expérience et d’assimilation. Mais le Jivâtman est dans le Divin et reste dans le Divin, et il n’en bouge pas; et il n’est pas progressif. Il est dans le Divin, il est identifié au Divin, il reste identifié au Divin, mais pas séparé. Cela ne fait pas de différence pour lui, qu’il y ait un corps terrestre ou qu’il n’y en ait pas.

Alors, Douce Mère, est-ce que l’être central de tout le monde est le même?

Non, puisqu’on nous a dit que c’est identifié dans la multiplicité. C’est la vérité éternelle de chaque être. D’une façon ils sont identiques, d’une façon ils sont multiples; parce que la vérité de chaque être est une vérité individuelle, mais elle est identifiée au Divin. C’est hors de la manifestation, mais c’est l’origine de la manifestation. C’est une unité qui n’est pas une uniformité.

C’est encore la même chose que ce que j’expliquais la dernière fois; chacun est différent et pourtant chacun est identique. Si vous abordez le Divin par des angles différents, Il vous apparaît différent, parce que c’est l’angle par lequel vous L’abordez. C’est la même chose pour le Manifesté. Mais sous cet angle c’est tout le même, si je puis dire : l’unité complète du Divin que l’on atteint. C’est le point de rencontre qui est différent, mais audelà du point de rencontre c’est une totalité unique.

C’est très difficile à mettre en mots. Mais c’est une expérience qu’on peut avoir. C’est comme s’il y avait une quantité innombrable de portes ou de chemins par lesquels on puisse arriver au Divin. Alors quand on s’approche, on s’approche sous un certain angle, on entre par une certaine porte; mais dès qu’on a pénétré, on s’aperçoit que c’est une identité unique, c’est seulement le chemin qui y conduit, ou l’approche spéciale, qui est différent.

Douce Mère : « Le Jîvâtman [...] dès qu’il préside à la dynamique de la manifestation se reconnaît comme un centre d’un Divin multiple et non pas comme le Parameshwara. »

C’est justement tout ce que je viens de dire. Je ne vais pas encore recommencer.

Quoi?

Douce Mère, quand Sri Aurobindo était à Alipore, 12

Vivékânanda est venu pendant quinze jours et lui a expliqué quelque chose de particulier.

Quelle partie de Vivékânanda était-ce, l’être psychique ou l’âtman?

Ça peut très bien être son mental. Ça peut très bien être le mental, parce qu’il avait unifié son mental autour de son être psychique. Par conséquent, son mental pouvait persister indéfiniment. Il partage l’immortalité de l’être psychique. Ça pouvait très bien être son mental.

Mère, est-ce qu’on peut entrer en communion avec son Jîvâtman sans que l’ego soit dissous?

C’est ce que dit Sri Aurobindo. Il dit que l’ego survit à la vie physique, à la vie corporelle, c’est parfaitement exact. Il y a un ego vital et un ego mental qui peuvent persister pendant assez longtemps. Mais on peut avoir des expériences sans que l’ego soit dissous. Autrement qui est-ce qui aurait des expériences? Combien y a-t-il de gens qui ont dissous leur ego ? Il ne doit pas y en avoir beaucoup, je crois.

Quand on a une expérience, c’est comme si on passait à travers son ego pour avoir son expérience, et on peut, si on persiste, finir par diminuer la dureté — l’obscurité et la dureté — de l’ego, le rendre de plus en plus plastique et perméable par la multiplication des expériences. C’est une chose que l’on sent très bien, qu’on passe au travers de quelque chose qui est comme une carapace et qui vous empêche d’avoir l’expérience; on passe au travers, on a l’expérience, et quand on revient on a encore l’impression de traverser une carapace qui vous enferme, qui vous emprisonne. Pendant longtemps c’est

comme ça. Mais ceux qui sont arrivés à entrer consciemment en contact avec leur être psychique et qui gardent ce contact...

Pour passer complètement de l’autre côté de l’ego de façon qu’il n’intervienne plus, il faut assez longtemps, ça ne se fait pas du tout immédiatement. Et alors, on sent cette chose qui vue du dedans vous étouffe; et vue du dehors elle a une consistance insignifiante, mais elle empêche l’être de sentir intégralement l’intensité de l’expérience; cela fait comme une couche qui diminue l’intensité des vibrations et l’intensité de la conscience, et on sent cela. On sent cela comme quelque chose qui est très fixe et très opaque. Beaucoup de gens ont certainement des expériences, mais dont ils ne se souviennent pas; c’est parce que, quand ils passent à travers cette couche de l’ego, ils oublient tout, ils perdent tout, ils perdent le souvenir de leur expérience. Tandis que quand on a pris l’habitude, peut-être que le souvenir est atténué, qu’il n’a pas cette intensité et cette exactitude, mais il reste.

C’est tout? Plus rien?

Mère, l’autre jour tu disais que quand on pense à quelqu’un ou à quelque chose, une partie de cette pensée y va tout de suite.

Oui.

Par exemple, je pense à quelqu’un qui est à Calcutta, alors si ma pensée y va, je dois avoir la connaissance de...

La pensée n’est consciente que de la pensée dans le monde mental. Alors tu peux devenir très conscient de l’atmosphère mentale de Calcutta, de la pensée de la personne chez qui tu vas, mais rien d’autre — absolument rien à faire avec le vital et le physique.

Pour que tu sois conscient du vital il faut y aller vitalement, et c’est déjà une extériorisation qui laisse le corps au moins plus des trois quarts en transe. Et si tu veux voir les choses physiquement, il faut sortir dans ton physique subtil le plus matériel, et là, alors, tu laisses ton corps en état cataleptique. Et ce ne sont pas des choses à faire sans être avec quelqu’un qui s’y entend et peut vous garder.

Mais cette extériorisation mentale se fait constamment. Elle ne vous met en rapport qu’avec le monde mental. Peut-être que si tu es très conscient et que la personne que tu vas voir soit très consciente, et qu’à ce moment-là elle se soit formé des opinions ou des idées sur quelque chose qui se passe à Calcutta, alors tu peux devenir conscient des idées de cette personne sur ce qui se passe — d’une façon indirecte —, mais tu n’es pas conscient directement de la chose.

Mère, quand on imagine quelque chose, cela n’existe pas?

Quand tu imagines quelque chose, cela veut dire que tu fais une formation mentale qui peut être proche de la vérité ou loin de la vérité — cela dépend aussi de la qualité de ta formation. Tu fais une formation mentale et il y a des gens qui ont un pouvoir de formation tel qu’ils arrivent à faire réaliser ce qu’ils imaginent. Il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a. Ils imaginent quelque chose et ils font une formation tellement bien faite et tellement puissante qu’elle arrive à se réaliser. Ceux-là, ce sont des créateurs; il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a.

Si on pense à quelqu’un qui n’existe pas, ou qui est mort?

Ah! qu’est-ce que tu veux dire? Qu’est-ce que tu viens de dire? Quelqu’un qui n’existe pas ou quelqu’un qui est mort? Ce sont deux choses tout à fait différentes.

Je veux dire quelqu’un qui est mort.

Quelqu’un qui est mort.

Si cette personne est restée dans le domaine mental, tu vas la trouver immédiatement. Naturellement, si elle n’est plus dans le domaine mental, si elle est dans le domaine psychique, de penser à elle ne suffit pas. Il faut savoir aller dans le domaine psychique pour la trouver. Mais si elle est restée dans le domaine mental et que tu y penses, tu vas la trouver immédiatement; et non seulement ça, mais tu peux avoir un contact mental avec elle et une sorte de vision mentale de son existence.

Le mental a une capacité de vision qui lui est propre, et ce n’est pas la même vision qu’avec ces yeux-ci, mais c’est une vision, c’est une perception en formes. Mais ça, ce n’est pas de l’imagination. Cela n’a rien à faire avec l’imagination.

L’imagination, par exemple, c’est si l’on commençait à se représenter à soi-même un être idéal auquel on applique toutes ses conceptions, et qu’on se dise : « Tiens, il faudrait qu’il soit comme ceci, comme cela, que sa forme soit comme ça, que sa pensée soit comme ça, que son caractère soit comme ça », qu’on voie tous les détails et qu’on construise l’être. Alors les littérateurs font cela tout le temps, parce que, quand ils écrivent un roman, ils imaginent. Il y a ceux qui prennent les choses dans la vie, mais il y a ceux qui sont des imaginatifs, des créateurs; ils créent un caractère, un personnage et puis après ils le mettent dans leur livre. Ça c’est imaginer. Imaginer, par exemple, tout un concours de circonstances, un ensemble d’événements, c’est ce que moi j’appelle se raconter une histoire à soi-même. Mais on peut mettre ça sur le papier, alors on devient un romancier. Il y a des genres très différents d’écrivains. Il y a ceux qui imaginent tout, il y a ceux qui rassemblent toutes sortes d’observations dans la vie et qui construisent leur livre avec. Il y a cent façons d’écrire un livre. Mais enfin, il y en a qui imaginent depuis le commencement jusqu’à la fin. Ça sort tout de leur tête, et ils construisent toute leur histoire même sans s’appuyer sur aucune chose observée physiquement. Ça c’est vraiment de l’imagination. Mais comme je dis, s’ils sont très puissants et ont une capacité de création considérable, il se peut qu’un jour ou l’autre il y ait un être humain physique qui réalise leur création. Ça c’est vrai aussi.

Qu’est-ce que tu crois que c’est, l’imagination, hein? Tu n’as jamais imaginé quelque chose, toi?

Et qu’est-ce qui se passe?

Tout ce qu’on imagine.

Tu veux dire que tu imagines quelque chose et que cela arrive comme ça, hein? Ou est-ce dans un rêve?

Quelle est la fonction, quelle est l’utilité de l’imagination?

Si on sait s’en servir, comme j’ai dit, on peut se créer sa vie intérieure et extérieure; on peut se bâtir son existence avec son imagination, si on sait s’en servir et si on a un pouvoir. Au fond, c’est une façon élémentaire de créer, de former des choses dans le monde. J’ai toujours eu l’impression que si on n’avait pas la capacité d’imagination, on ne ferait pas de progrès. Votre imagination va toujours en avant de votre vie. Quand vous pensez à vous-même, généralement vous imaginez ce que vous voulez être, n’est-ce pas, et ça va en avant, puis on suit, puis ça continue à aller en avant, et on suit. L’imagination vous ouvre le chemin de la réalisation. Les gens qui ne sont pas imaginatifs, c’est très difficile de les faire démarrer; ils voient juste ce qui est là, en face de leur nez, ils sentent juste ce qu’ils sont à un moment donné et ils ne peuvent pas avancer, parce qu’ils sont bloqués par la chose immédiate. Cela dépend beaucoup de ce que l’on appelle imagination. Mais enfin!

Les hommes de science doivent avoir de l’imagination!

Beaucoup. Autrement ils ne découvriraient jamais rien. Au fond, ce que l’on appelle imagination, c’est une capacité de se projeter hors des choses réalisées vers des choses réalisables, et puis de les tirer par la projection. On peut évidemment avoir des imaginations progressives et des imaginations régressives. Il y a des gens qui imaginent toujours toutes les catastrophes possibles, mais malheureusement ils ont aussi le pouvoir de les faire venir. C’est comme des antennes qui vont dans un monde qui n’est pas encore réalisé, qui attrapent quelque chose là et qui le tirent ici. Alors, naturellement, c’est une addition à l’atmosphère terrestre, et ce sont des choses qui tendent vers la manifestation. C’est un instrument qu’on peut discipliner, dont on peut se servir à volonté, qu’on peut diriger, orienter. C’est une des facultés que l’on peut développer en soi et rendre « serviable », c’est-à-dire l’utiliser pour des fins définies.

Douce Mère, est-ce qu’on peut imaginer le Divin et avoir le contact?

Certainement que si vous arrivez à imaginer le Divin vous avez le contact, et que vous pouvez avoir le contact avec ce que vous imaginez en tout cas. Au fond, il est absolument impossible d’imaginer quelque chose qui n’existe pas quelque part. Vous ne pouvez pas imaginer quoi que ce soit qui n’existe quelque part. Il se peut que cela n’existe pas dans le monde terrestre, il se peut que ça soit ailleurs, mais il vous est impossible d’imaginer quelque chose qui ne soit pas déjà contenu dans l’univers, en principe; autrement ça ne pourrait pas se faire.

Alors, Mère, cela veut dire que dans l’univers créé rien de nouveau n’est ajouté?

Dans l’univers créé? Si. L’univers est progressif; nous avons dit que constamment il y a des choses qui se manifestent de plus en plus. Mais pour que votre imagination puisse aller chercher pardelà la manifestation quelque chose qui sera manifesté, eh bien, cela peut se faire, en fait cela se fait... j’allais vous dire que c’est comme ça qu’il y a des êtres qui peuvent faire faire des progrès considérables dans le monde : parce qu’ils ont la capacité d’imaginer quelque chose qui n’est pas encore manifesté. Mais il n’y en a pas beaucoup. Il faut d’abord être capable de dépasser l’univers manifesté pour pouvoir imaginer quelque chose qui n’y est pas. Il y a déjà beaucoup de choses qui peuvent être imaginées.

Qu’est-ce que c’est que notre monde terrestre dans l’univers? C’est une toute petite chose. Simplement avoir la capacité d’imaginer quelque chose qui n’existe pas dans la manifestation terrestre, c’est déjà très difficile, très difficile. Depuis combien de milliards d’années existe-t-elle, cette petite terre? Et il n’y a pas eu deux choses semblables. Ça fait beaucoup. Il est très difficile de sortir avec son mental de l’atmosphère terrestre; on peut, mais c’est très difficile. Et alors si, après, on veut sortir non pas seulement de l’atmosphère terrestre, mais de la vie universelle!...

Être capable simplement d’entrer en contact avec la vie de la terre dans la totalité, depuis la formation terrestre jusqu’à maintenant, qu’est-ce que ça peut représenter? Et puis alors, d’aller au-delà de ça et d’entrer en contact avec la vie universelle depuis ses débuts jusqu’à maintenant... et puis alors, pour pouvoir amener quelque chose de nouveau dans l’univers, il faut aller encore au-delà.

Pas facile!

C’est tout? (À l’enfant) Convaincu?

Le 13 juillet 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre II de Lumières sur le Yoga, « Plans et parties de l’être ».

Alors!

Douce Mère, qu’est-ce que c’est, l’esprit cosmique et la nature cosmique?

Universel — cosmique, c’est le synonyme d’universel.

Mais qu’est-ce que ça veut dire, l’esprit cosmique?

L’esprit cosmique? C’est l’esprit cosmique; c’est l’esprit universel, c’est l’esprit qui est dans tout l’univers. Il y a un univers. Tu sais ce que c’est que l’univers! Eh bien, cet univers a un esprit, et cet esprit est l’esprit cosmique; cet univers a une conscience, et sa conscience, c’est la conscience cosmique, universelle.

On peut très bien concevoir que l’univers n’est qu’une entité dans quelque chose qui est encore plus vaste, comme l’individu n’est qu’une entité dans une totalité beaucoup plus vaste. Alors chaque unité a sa conscience et son esprit propre qui contient tous les autres, comme une conscience de groupe est faite de toutes les consciences individuelles qui la constituent, comme une conscience nationale est faite de toutes les consciences des individus qui la constituent, et quelque chose de plus. L’individu est seulement un élément dans le tout. C’est comme la terre qui fait partie du système solaire, et le système solaire qui fait partie de tous les systèmes de l’univers. Alors de même qu’il y a une conscience individuelle, il y a une conscience de groupe, il y a une conscience de système, une conscience d’univers qui est faite de l’ensemble de toutes les consciences qui le composent, plus « something », quelque chose — quelque chose de plus something », quelque chose — quelque chose de plus subtil. Comme toi, tu as des quantités de cellules dans ton corps, chaque cellule a sa conscience propre, et toi tu as une conscience qui est la conscience de ton individu total, pourtant fait de toutes ces petites consciences cellulaires.

Mère, ici, il est écrit : « ... un mur d’ignorance s’interpose qui sépare la conscience de l’individu et la conscience cosmique. » Alors comment abattre ce mur?

Perdre l’ignorance, entrer dans la connaissance.

D’abord il faut savoir ce que je viens de te dire, qu’on fait partie du tout, que ce tout fait partie d’un plus grand tout, et que ce plus grand tout fait partie encore d’un plus grand tout, jusqu’à ce que ça ne forme qu’une seule totalité. Une fois que tu sais ça, tu commences à te rendre compte qu’au fond il ne doit pas y avoir de séparation entre toi et quelque chose qui est plus grand que toi, dont tu es la partie. Ça, c’est le commencement. Alors il faut arriver non seulement à penser cela, mais à le sentir et même à le vivre, et alors le mur d’ignorance tombe : on sent cette unité partout et on réalise qu’on est seulement une partie plus ou moins fragmentaire d’un ensemble beaucoup plus vaste que soi, qui est l’univers. Alors on commence à avoir une conscience plus universelle.

(silence)

C’est tout?

Douce Mère, qu’est-ce que cela veut dire, être possédé par le Divin?

Tu ne sais pas? Qu’est-ce que tu crois, que c’est toi qui possèdes le Divin ou que c’est le Divin qui te possède?

Qu’est-ce que ça veut dire?

Cela veut dire que le Divin entre en toi et te gouverne, devient le maître de ta conscience et de tes mouvements. Ça, ça s’appelle être possédé par le Divin.

Douce Mère, c’est la séparation de Sat, Chit et Ânanda qui a apporté l’ignorance, la douleur. Alors...

Pourquoi ils se sont séparés? (rires)

Probablement ils n’avaient pas de notions morales! (rires)

(long silence)

Il est probable que s’ils ne s’étaient pas séparés, il n’y aurait pas eu d’univers comme nous l’avons. Ce devait être une nécessité. Mais ce que tu demandes, c’est comment on n’avait pas prévu que ça arriverait comme ça ? Peut-être qu’on avait prévu. Ç’aurait pu bien tourner, ça a mal tourné. Voilà ! Il y a des accidents.

Tu sais, tant que tu voudras appliquer tes notions mentales, morales, à la création de l’univers, tu n’y comprendras jamais rien, jamais. Parce que cela dépasse de toutes parts et de toutes manières ces conceptions-là — conceptions du bien et du mal, et toutes ces choses. Toutes les conceptions mentales, morales ne peuvent pas expliquer l’univers. Et pour cette partie de nousmêmes qui vit justement dans une totale ignorance, tout ce que l’on peut dire, c’est : « Les choses sont comme ça parce qu’elles sont comme ça »; on ne peut pas les expliquer, parce que les explications qu’on donne sont des explications d’ignorance et n’expliquent rien du tout.

Le mental explique une chose par une autre, cette autre qui a besoin d’être expliquée est expliquée par une autre, et cette autre qui a besoin d’être expliquée est expliquée par une autre, et si tu continues comme ça, tu peux faire tout le tour de l’univers et revenir au point de départ sans avoir rien expliqué du tout! (rires) Alors il faut percer un trou, monter en l’air et voir les choses d’une autre manière. Alors là on peut commencer à comprendre.

Comment faire?

Comment faire? (rires)

L’aspiration est comme une flèche, comme ça (geste). Alors tu aspires, tu veux très fortement comprendre, savoir, entrer dans la vérité, hein? Et alors avec cette aspiration tu fais comme cela : ton aspiration monte, monte, monte, monte, monte, monte tout droit, très fort, et puis ça bat contre une espèce de... comment dire... de casque qui est là, qui est dur comme du fer et extrêmement épais, et ça ne passe pas. Et alors tu dis : « Voilà, à quoi ça sert d’aspirer? Ça ne donne rien du tout. Je rencontre quelque chose de dur, et ça ne peut pas passer! » Mais tu sais, la goutte d’eau qui tombe sur le rocher, elle finit par faire un précipice : ça coupe le rocher du haut en bas. Ton aspiration, c’est une goutte d’eau qui, au lieu de tomber, monte. Alors à force de monter, elle bat, elle bat, elle bat, et un jour ça fait un trou, à force de monter; et quand ça fait le trou, tout d’un coup ça jaillit en dehors de ce casque et ça entre dans une immensité de lumière, et tu dis : « Ah! maintenant je comprends. »

C’est comme ça. Alors il faut être très persistant, très obstiné et avoir une aspiration qui monte tout droit, c’est-à-dire qui ne va pas vagabonder ici et là, cherchant toutes sortes de choses. Seulement ça : comprendre, comprendre, comprendre, savoir, connaître, être.

Quand on arrive tout en haut, alors il n’y a plus à comprendre, il n’y a plus à savoir, on est, et c’est quand on est qu’on comprend et qu’on sait.

Mère, quand on comprend, qu’est-ce qu’il y a en nous qui comprend ?

C’est le semblable qui comprend le semblable. Alors c’est seulement parce que tu portes en toi la chose, que tu la découvres. Parce que tu comprends bien que mon histoire, c’est une image, n’est-ce pas, que tout ça c’est une image; cela correspond bien à quelque chose, mais c’est tout de même une image, parce qu’on peut trouver aussi bien au-dedans qu’en haut, n’est-ce pas. Ça, c’est seulement parce que nous avons des notions physiques des différents plans matériels, des dimensions matérielles; parce que quand on comprend, c’est dans un autre ordre de dimensions, tout à fait; alors cet autre ordre de dimensions ne correspond pas à l’espace.

Mais tu ne peux comprendre et être quelque chose que parce que c’est en toi d’une façon quelconque, ou tu es en cela — c’est la même chose, n’est-ce pas; mais enfin, pour que tu comprennes plus facilement, je peux dire : « parce que c’est en toi, parce que cela fait partie de ta conscience, quelque part »; autrement tu ne pourrais jamais en prendre conscience. Si l’on ne portait pas le Divin en soi, dans l’essence de son être, jamais on ne pourrait prendre conscience du Divin; ce serait une entreprise impossible. Et alors si tu renverses le problème, de la minute où tu conçois et tu sens d’une façon quelconque, ou même, pour commencer, tu admets que le Divin est en toi, aussi bien que toi tu es dans le Divin, déjà cela ouvre la porte à la réalisation, un tout petit peu, pas beaucoup — entrebâillée. Alors si, après, vient cette aspiration, cet intense besoin de savoir et d’être, alors l’intense besoin augmente l’entrebâillement jusqu’à ce qu’on puisse se faufiler. Et quand on s’est faufilé, on prend conscience de ce que l’on est. C’est justement ce que dit Sri Aurobindo : c’est qu’on a oublié, c’est que, par ce fait de séparation de Sat, Chit, Ânanda, vient l’oubli, l’oubli de ce que l’on est; on se croit, n’est-ce pas, n’importe qui, un garçon, une fille, un homme, une femme, un chien, un cheval, n’importe quoi, une pierre, la mer, le soleil, on se pense tout ça, au lieu de se penser l’Un Divin — parce qu’en fait, si on avait continué à se penser l’Un Divin, il n’y aurait pas d’univers du tout.

C’était ce que je voulais lui dire [à l’enfant], que ce phénomène de séparation semble être indispensable pour qu’il y ait eu un univers, autrement ce serait toujours resté comme c’était. Mais si nous rétablissons, après avoir passé par cette courbe, n’est-ce pas, si nous rétablissons l’unité en ayant bénéficié de la multiplicité, de la division, alors on a une unité de qualité supérieure, une unité qui se connaît elle-même au lieu d’être l’unité qui n’a pas à se connaître elle-même parce qu’il n’y a rien qui puisse connaître l’autre. Quand l’Unité est absolue, qui est-ce qui peut connaître l’Unité? Il faut tout de même pouvoir avoir un semblant, une apparence de quelque chose qui ne l’est pas pour comprendre ce que cela est.

Je crois que c’est le secret de l’univers. Peut-être que le Divin voulait vraiment se connaître Lui-même, alors Il s’est jeté au-dehors et puis Il s’est regardé, et maintenant Il veut jouir de cette possibilité d’être Lui-même avec la pleine connaissance de Lui-même. Cela devient beaucoup plus intéressant.

Voilà. Autre question?

Douce Mère, la dernière fois, tu parlais de l’imagination, n’est-ce pas?

Oui.

Alors, est-ce que par l’imagination on peut réaliser des désirs ou des aspirations?

Ça veut dire? Qu’est-ce que tu veux dire au juste? S’imaginer que le désir est réalisé et, comme ça, aider à sa réalisation?

Oui.

Très certainement, très certainement.

Et les idéaux aussi?

Oui, mais généralement, d’une façon presque, oui, totale, ce qui n’est pas à la disposition des gens, c’est le temps que cela prend. Mais si, par exemple, tu as une très forte imagination et que tu bâtisses la réalisation de ton désir, que tu la bâtisses bien avec tous les détails, et tout, et comme une formation admirablement faite qui existe en soi, n’est-ce pas, totalement, eh bien, tu peux être sûre que si tu vis assez longtemps la chose se réalisera. Ça peut se réaliser demain, ça peut se réaliser la minute suivante, ça peut prendre des années, ça peut prendre des siècles. Mais c’est sûr que ça se réalisera. Et alors, si à ce pouvoir imaginatif on ajoute une espèce de puissance vitale créatrice, alors on en fait une force tout à fait vivante; et comme toutes les forces vivantes tendent vers la manifestation, cela mettra une pression sur les événements terrestres pour pouvoir se réaliser plus tôt, et ça se réalise.

Seulement, comme j’ai dit, il y a deux choses. D’abord, pour ce qui est des désirs, des circonstances personnelles, on n’est pas très persistant, ni très stable, et au bout d’un certain temps quelque chose qui vous intéressait très fortement ne vous intéresse plus. On pense à autre chose, on a un autre désir, et on fait une autre formation. Et alors la première chose que l’on a imaginée, est très bien formée; après avoir suivi sa courbe dans l’espace, elle se réalise. Mais alors la personne a commencé une autre construction, parce que pour une raison quelconque la chose ne l’intéresse plus, elle se trouve en présence de la réalisation de son premier désir, tandis qu’elle est déjà embarquée dans le deuxième, le troisième, ou le quatrième; elle est absolument vexée : « Mais moi, je ne veux plus de ça, pourquoi est-ce que ça vient? », sans se rendre compte que c’est tout simplement le résultat d’une action précédente. Mais si au lieu d’être des désirs ce sont des aspirations pour des choses spirituelles et qu’on continue sa ligne avec une progression régulière, alors on est absolument sûr d’obtenir un jour ce que l’on a imaginé. Ça peut être un jour un peu distant, s’il y a beaucoup d’obstacles sur le chemin; par exemple si la formation que vous avez faite est encore très étrangère à l’état de l’atmosphère terrestre, eh bien, cela prend un peu de temps pour préparer les conditions de son avènement. Mais si c’est quelque chose qui a déjà été réalisé plusieurs fois sur la terre et qui ne représente pas une transformation trop catégorique, on peut l’avoir assez vite, pourvu qu’on suive la même ligne avec persistance. Et si on ajoute à cela l’ardeur d’une foi et d’une confiance dans la Grâce divine et cette espèce de don de soi à la Grâce qui fait qu’on attend tout d’Elle, alors ça peut devenir formidable; on peut voir se réaliser les choses de plus en plus, et les plus étonnantes peuvent se réaliser l’une après l’autre. Mais là, il y a des conditions à remplir.

Il faut avoir une grande pureté et une grande intensité dans ce don de soi, et cette confiance absolue en la sagesse suprême de la Grâce divine qu’elle sait mieux que nous ce qui est bon pour nous, et tout ça. Alors si on lui fait l’offrande de son aspiration, vraiment qu’on la lui donne avec suffisamment d’intensité, les résultats sont merveilleux. Mais il faut savoir les voir, parce que la plupart des gens, quand les choses se réalisent, ils trouvent cela tout à fait naturel, ils ne voient même pas pourquoi et comment c’est arrivé, et ils se disent : « Oui, naturellement ça devait être comme ça. » Alors ils perdent la joie de... la joie de la gratitude, parce que, en dernière analyse, si on peut être rempli de gratitude et de reconnaissance pour la Grâce divine, ça, ça met la dernière touche, et à chaque pas on arrive à voir que les choses sont exactement ce qu’elle devaient être et les meilleures qui puissent être.

Voilà.

Et alors Sat-Chit-Ânanda commence à se rassembler, à reformer son unité.

Voilà, mes enfants. C’est tout?

Fini.

Le 20 juillet 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre III de Lumières sur le Yoga, « Soumission et ouverture ».

Qu’est-ce que c’est, « la recherche de l’Impersonnel » ?

Oh! c’est très à la mode en Occident, mon enfant. Tous les gens qui sont fatigués ou dégoûtés du Dieu tel qu’il a été enseigné dans les religions chaldéennes, et spécialement dans la religion chrétienne — un Dieu unique, jaloux, sévère, despotique et tellement à l’image de l’homme qu’on se demande si ce n’est pas un démiurge, comme disait Anatole France —, ceux-là, quand ils veulent aller à la vie spirituelle, ils ne veulent plus de Dieu personnel, parce qu’ils ont trop peur que le Dieu personnel ne ressemble à celui qu’on leur a enseigné; ils veulent une divinité impersonnelle, quelque chose qui ne ressemble pas du tout (aussi peu que possible) à l’être humain; c’est cela qu’ils veulent.

Mais Sri Aurobindo dit, c’est une chose qu’il a toujours dite : il y a les divinités de l’Overmind 13 , qui sont en effet très semblables — nous avons dit cela plusieurs fois —, très semblables à des êtres humains, infiniment plus grandes et plus puissantes, mais avec des ressemblances un peu trop frappantes. Au-delà de ça, il y a la Divinité impersonnelle, le Divin impersonnel ; mais au-delà du Divin impersonnel, il y a le Divin qui est la Personne même; et il faut traverser l’Impersonnel pour arriver au Divin Suprême qui est par-delà.

Seulement il est bon, comme j’ai dit, pour ceux qui par l’éducation ont été mis en rapport avec un Dieu trop individuel, trop personnel, de rechercher le Divin impersonnel, parce que ça les libère de beaucoup de superstitions. Après cela, s’ils en sont capables, ils iront plus loin et ils auront de nouveau un rapport personnel avec un Divin qui, Lui, dépasse toutes ces autres divinités.

Voilà.

Douce Mère, comment échapper aux influences des autres?

En se concentrant de plus en plus totalement et complètement sur le Divin. Si avec toute votre ardeur vous aspirez, si vous ne voulez recevoir que l’influence divine, si tout le temps vous retirez vers vous ce qui est pris, attrapé par les autres influences et qu’avec votre volonté vous le mettez sous l’influence divine, vous y arrivez. C’est un travail qui ne peut pas se faire en un jour, en une minute; il faut être vigilant pendant très longtemps, pendant des années; mais on peut y arriver.

Il faut d’abord vouloir.

Pour toute chose, il faut d’abord comprendre, vouloir, et puis commencer à pratiquer — commencer un tout petit peu. Quand vous vous attrapez en train de faire une chose parce que quelqu’un d’autre l’a voulu ou parce que vous n’êt es pas très sûr de ce que vous voulez faire et que vous avez pris l’habitude de faire ce que celui-ci ou celui-là ou les traditions ou les habitudes vous font faire... parce que, parmi les influences sous lesquell es on se trouve, il y a les suggestions collectives, les traditions sociales, beaucoup! Les habitudes soci ales, c’est une chose terrible; on vous fourre ça dans la conscience, depuis tout petit; on est un bébé, on vous dit déjà : « Ça, ça doit se faire; ça, ça ne doit pas se faire; il faut faire ça comme ça ; il ne faut pas f aire ça comme ça », et tout cela ; ce sont des idées que généralement les parents ou les instructeurs ont reçues de la même manière quand ils étaient tout petits et auxquelles ils se sont habitués, et ils se soum ettent par habitude; ça, ce sont les influences les plus dangereuses, parce qu’elles sont subtiles, elles ne s’expriment pas par des mots extérieurs; on vous a fourré ça dans votre tête et dans vos sentiments et dans vos réactions quand vous étiez tout petit, et c’est seulement plus tard, beaucoup plus tard, qu and on commence à réfléchir et qu’on essaye de savoir ce que c’est que la vérité... et dès qu’on comp rend qu’il y a quelque chose qui doit dominer tout le reste, qu’il y a quelque chose qui peut vraiment v ous apprendre à vivre, qui doit former votre caractère, qui doit régir vos mouvements... quand on comp rend ça, alors on peut se regarder faire, s’objectiver, rire un peu de tous ces multiples petits esclavages de l’habitude, des traditions, de l’éducation que l’on a reçue, et puis mettre la lumière, la conscience, l ’aspiration de soumission au Divin sur ces choses, et essayer de recevoir l’inspiration divine pour fai re les choses comme il faut, non pas selon les habitudes, non pas selon ses impulsions vitales, non p as en accord avec toutes les impulsions vitales et les volontés personnelles que l’on reçoit des autre s gens et qui vous poussent à faire des choses que peutêtre vous n’auriez pas faites sans cela.

Il faut observer toutes ces cho ses, le s regarder attentivement et l’une après l’autre les mettre en face de la Vérité divine telle que vo us pouve z la recevoir — c’est progressif, on la reçoit de plus en plus pure, de plus en plus forte, de pl us en plus cl airvoyante — mettre toutes ces choses en face de cela et, avec une sincérité absolue, voul oir que ce s oit cela qui vous guide et rien d’autre. Vous faites ça une fois, cent fois, mille fois, des million ns de fois et, après des années d’un effort soutenu, vous pouvez petit à petit vous apercevoir qu’enfi n vous êt es un être libre. Parce que c’est ça qui est remarquable : c’est que lorsqu’on est parfaitement soum is au Divin, on est parfaitement libre; et c’est ça, la condition absolue de la liberté : c’est de n’app artenir qu’au Divin — vous êtes libre du monde tout entier parce que vous n’appartenez qu’à Lui. Et cet te soumission-là c’est la suprême libération; vous êtes libre aussi de votre petit ego personnel, et ça c’es t d e toutes les choses la plus difficile — et la plus heureuse aussi, la seule qui puisse vous donner une paix constante, une joie ininterrompue, et le sentiment d’une in-fi-nie liberté de tout ce qui vous afflige, vous rapetisse, vous amoindrit, vous appauvrit, et de tout ce qui peut créer en vous la moindre anxiety é, la moindre frayeur. Vous n’avez plus peur de rien, vous ne craignez plus rien, vous êtes le maître su prême de votre destinée, parce que c’est le Divin qui veut en vous et qui guide tout. Mais ça ne se fa it pas du jour au lendemain : un peu de temps et beaucoup d’ardeur dans la volonté, ne pas avoir peu r de l’effort et ne pas se décourager quand on ne réussit pas, savoir que la victoire est certaine et qu’il f aut durer jusqu’à ce qu’elle vienne. Voilà.

Douce Mère, que veut dire « le Divin se do nne » ?

Cela veut dire exactement ceci, que plus vous vous donnez, plus vous avez l’expérience; ce n’est pas seulement un sentiment ou une impression ou une sensation, c’est une expérience totale que plus vous vous donnez au Divin, plus Il est avec v ous, totalement, constamment, à chaque minute, dans toutes vos pensées, dans tous vos besoins, et qu’il n’y a aucune aspiration qui ne reçoive une réponse immédiate; et vous avez le sens d’une intimité complète, constante, d’une proximité totale. C’est comme si vous portiez... comme si le Divin était tout le temps avec vous; vous marchez et Il marche avec vous, vous dormez et Il dort avec vous, vous mangez et Il mange avec vous, vous pensez et Il pense avec vous, vous aimez et Il est l’amour que vous avez. Mais pour cela il faut se donner entièrement, totalement, exclusivement, ne rien réserver, ne rien garder pour soi, et ne rien disperser non plus : la moindre petite chose de votre être qui n’est pas donnée au Divin, c’est un gaspillage; c’est le gaspillage de votre joie, c’est quelque chose qui diminue d ’autant votre bonheur; et tout ce que vous ne donnez pas au Divin, c’est comme si vous le retiriez de l a possibilité du Divin de se donner à vous. Vous ne Le sentez pas proche de vous, constamment avec v ous, parce que vous ne Lui appartenez pas, parce que vous appartenez à des centaines de choses et à d’autres personnes; dans votre pensée, dans votre action, dans vos sentiments, dans vos impulsions ... il y a des millions de choses que vous ne Lui donnez pas, et c’est pour ça que vous ne Le sentez pas to ujours avec vous, parce que toutes ces choses-là c’est autant de séparations et de murs entre Lui et v ous. Mais si vous Lui donnez tout, si vous ne réservez rien, Il sera constamment et totalement avec vo us dans tout ce que vous ferez, dans tout ce que vous penserez, dans tout ce que vous sentirez, toujou rs, à chaque moment. Mais pour cela il faut se donner d’une façon absolue, ne rien réserver; chaque pet ite chose que vous réservez, c’est une pierre que vous mettez pour bâtir un mur entre le Divin et vous. Et puis après, vous vous plaignez : « Oh! je ne Le sens pas! » Ce qui serait étonnant c’est que vous puiss iez Le sentir.

C’est tout?

Que veut di re exactement « le Divin impersonnel » ?

C’est ce qu e l’on appelle, dans certaines philosophies et certaines religions, le Sans-Forme; quelque chose qui es t au-delà de toute forme, même des formes de pensée, n’est-ce pas, pas nécessairement des formes p hysiques : des formes de pensée, des formes de mouvement. C’est la conception qu’il y a quelque chos e qui est par-delà non seulement ce qui peut se penser ou se concevoir ou se voir même avec les yeux l es plus subtils, mais tout ce qui a une forme perceptible quelconque, même les vibrations plus subtiles q ue celles qui dépassent infiniment toutes les perceptions humaines, même dans les états d’être les plus élevés, quelque chose qui est par-delà toute manifestation de quelque ordre que ce soit — généraleme nt c’est comme ça qu’on définit le Dieu impersonnel. Il n’a rien, aucune des qualités que nous puissions c oncevoir, Il est par-delà toute qualification. C’est évidemment la recherche de quelque chose qui est le c ontraire de la Création, et c’est pour cela que certaines religions ont admis l’idée de ce qu’ils appellent le Nirvâna, c’està dire quelque chose qui n’est rien; c’est la même recherche, la même tentative de trouver quelque chose qui soit l’opposé de tout ce que nous pouvons concevoir. Alors finalement on Le définit, parce que comment en parler? Mais dans l’expérience on essaye de passer par-delà tout ce qui appartient au monde manifesté, et c’est cela qu’on appelle le Divin impersonnel.

Mais il se trouve — et cela c’est très intéressant — qu’il y a une région comme ça, une région qui... comment dire... qui est la négation de tout ce qui existe. Derrière tous les plans de l’être, même derrière le physique, il y a un Nirvâna. Nous employons le mot Nirvâna parce que c’est plus facile, mais on peut dire : il y a un Divin impersonnel derrière le physique, derrière le mental, derrière le vital, derrière toutes les régions de l ’être; derrière, au-delà. (On est obligé de s’exprimer d’une façon quelconque.) Ce n’est pas nécessairem ent plus subtil, c’est autre chose, c’est tout à fait autre chose; c’est-à-dire que dans une méditation, p ar exemple, si vous méditez sur le Nirvâna, vous pouvez rester dans une région de votre mental et pa r une certaine concentration produire une sorte de renversement de votre conscience et vous trouv er tout d’un coup dans quelque chose qui est le Nirvâna et la Non-Existence, et pourtant dans l’ascensio n de votre conscience vous n’avez pas dépassé le mental.

On peut avoir une petite c ompréhension de ces choses si on connaît la multiplicité des dimensions, si on a compris ce principe. D ’abord on vous enseigne la quatrième dimension. Si vous avez compris ce principe-là, des dimensions, vous pouvez comprendre ça. Par exemple, comme j’ai dit, vous n’avez pas besoin de vous extérioriser d ’un plan dans l’autre, en allant vers les plans les plus subtils pour passer du dernier plan le plus subtil v ers ce que nous appelons Nirvâna — pour pouvoir parler. Ce n’est pas nécessaire. Vous pouvez, par une sorte d’intériorisation et en passant dans une autre dimension ou dans d’autres dimensions, vous pouvez trouver dans n’importe quel domaine de votre être cette Non-Existence. Et vraiment on peut c omprendre un petit peu sans l’expérience. C’est très difficile, mais enfin, même sans l’expérience on peut comprendre un tout petit peu si on comprend cela, ce principe des dimensions internes.

(silence)

On peut dire comme cela (n’est-ce pas, c’est une façon de dire) que vous portez en vous en même temps l’Ex istence et la Non-Existence, le Personnel et l’Impersonnel, et... oui... le Manifesté et le Non-Manifesté. .. le Fini et l’Infini... le Temps et l’Éternité. Et tout ça, c’est dans ce tout petit corps.

Il y a des ge ns qui dépassant, même mentalement, n’est-ce pas... leur atmosphère mentale dépasse leur corps, mêm e leur atmosphère vitale dépasse leur corps; il y a des gens dont la conscience est suffisamment vaste pour s’étendre sur des continents et même sur d’autres terres et d’autres mondes, mais ça c’est u ne notion spatiale. Mais par une intériorisation dans d’autres dimensions, quatrième et plus, vous pouv ez trouver tout cela en vous-même. Dans un point... l’infini.

Alors Mère, l’inf ini ce n’est pas une extension de l’espace?

Oh! non. Ça, c’e st l’indéfini, ce n’est pas l’infini.

L’infini c’est le c ontraire du fini. On peut contenir en soi le fini le plus fini, et l’infini le plus infini; en fait on les contient, p eut-être même dans chacune des cellules du cerveau.

(silence)

Mère, est -ce qu’il y a une différence d’expérience lorsqu’on atteint l’Impersonnel par son propre effort et lorsqu’on l’atteint en se soumettant à la Mère?

(long silence)

Oui, il y a une différence.

(silence)

Il n’y aura it pas de différence, peut-être, si le but à atteindre était le Divin impersonnel et si on voulait s’identifier et s’unir et se fondre dans le Divin impersonnel. Je pense qu’il n’y aurait pas, dans ce cas, de différence. Mais si l’aspiration est de réaliser ce qui est au-delà, avons-nous dit, et que Sri Aurobindo a appelé la R éalité supramentale, alors là il y a une différence, non pas seulement une différence sur le chemin, pa rce que ça c’est de toute évidence (ça dépend des tempéraments d’ailleurs), mais si quelqu’un p eut vraiment savoir ce que c’est que la soumission, et la confiance totale, alors c’est in-fi-ni-ment plus fa cile, les trois quarts des tracas et des difficultés sont passés.

Maintenant I l est vrai qu’on peut trouver une difficulté toute particulière à cette soumission. Ça c’est vrai, c’est po ur cela que j’ai dit que ça dépend absolument des tempéraments. Mais ce n’est pas seulement ça. Si vous voulez, on peut le comparer à la différence entre un chemin qui serait linéaire et qui se termine rait par un point, et un chemin qui serait sphérique et qui se terminerait par une totalité; une totalité, c’ est-à-dire que rien ne serait exclu de la totalité. Chacun individuellement peut atteindre à l’origine et au maximum de son être; l’origine et le maximum de son être sont un avec l’Éternel, Infini et Suprême. Par conséquent, si vous atteignez à cette origine, vous atteignez au Suprême. Mais vous y atteignez par u ne ligne (ne prenez pas mes mots pour une description adéquate, n’est-ce pas, c’est seulement pour arriver à me faire comprendre). C’est une réalisation linéaire qui se termine par un point, et ce point est uni au Suprême — votre maximum de possibilités. Par l’autre chemin, c’est une réalisation que l’ on peut appeler sphérique, parce que c’est ce qui donne le plus l’idée de quelque chose qui contient tout, et la réalisation n’est plus un point mais une totalité dont rien n’est exclu.

Je ne peux pas parler du « tout » et de la « partie », parce qu’il n’y a plus de division. Ce n’est pas comme ça, ce n’e st pas ça. Mais c’est la qualité de l’approche, si on peut dire, qui est différente. C’est comme si vous disiez qu’une identification parfaite avec une goutte d’eau vous ferait savoir ce que c’est que l’océan, et une identification parfaite non pas seulement avec l’océan mais avec tous les océans possibles... Et pourtant avec l’identification parfaite avec une goutte d’eau, on pourrait connaître l’océan dans son essence, et de l’autre manière on pourrait connaître l’océan non seulement dans son essence mais dans sa totalité. Quelque chose comme ça... J’essaye de m’exprimer... C’est très difficile, mais c’est comme ça, il y a quelque chose, il y a une différence... On pourrait dire que tout ce qui a été individualisé conserve à la fois les vertus de l’individualité et ce que l’on pourrait appeler dans un certain sens les limitations qui sont nécessaires à cette individualité, quand on ne compte que sur sa force personnelle. Dans l’autre cas on peut bénéficier des vertus de l’individualité sans être soumis à ses limitations. C’est presque de la philosophie, alors ce n’est plus très clair.

Mais (riant) c’est t out ce que je peux dire.

Plus rien?... Non?

Je crois que ça suff it!

Le 27 juillet 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre III de Lumières sur le Yoga, « Soumission et ouverture ».

I l a tout dit, je n’ai rien à ajouter.

  • Douce Mère, ici il est écrit : « En fait, dans notre yoga, le cœur devrait être le centre principal de la concentration jusqu’à ce que la conscience s’élève plus haut. »*

  • Mais la conscience de chacun est sur un plan différent!*

Oui, très différent. Seulement on dit toujours : « Concentrezvous ici, sur le plexus solaire, le centre, là, parce que c’est là qu’on peut le mieux rencontrer le psychique, entrer en contact avec le psychique. » C’est pour ça. C’est ce que cela veut dire.

Une fois que la conscience s’élève, alors où est-ce qu’on la rencontre?

Au-dessus de la tête, au-dessus du mental. Ce que Sri Aurobindo veut dire, c’est : à moins qu’on n’ait dépassé le mental et qu’on ne soit sorti dans les régions tout à fait supérieures, tant qu’on reste dans la conscience humaine — la conscience mentale et vitale et physique —, il faut se concentrer pour rencontrer le psychique. C’est seulement si vous avez jailli en dehors de la conscience humaine, et que vous êtes entré consciemment dans les régions supérieures, au-dessus du mental, très au-dessus du mental, qu’alors vous n’avez plus besoin de vous concentrer dans le psychique, parce que naturellement vous le rencontrerez.

Mais s’élever au-dessus de la conscience mentale (non pas dans un mental spéculatif supérieur), très au-delà de tous les mouvements du mental, ce n’est pas une chose facile. Pour commencer, il faut que le mental soit tout à fait silencieux et tranquille, autrement on ne peut pas. C’est seulement quand le mental entre dans un silence complet, une tranquillité parfaite, qu’il ne devient plus qu’un miroir pour réfléchir ce qui est audessus; alors on peut s’élever au-dessus. Mais tant que « ça » marche, il n’y a pas d’espoir.

Mais il ne faut pas confondre le psychique avec les sentiments, vous savez! Ce sont deux choses tout à f ait différentes. Les gens croient toujours que quand ils ont des émotions, des sentiments, ils entrent dans le psychique. Cela n’a rien à faire avec le psychique, c’est purement vital. C’est la partie la plus subtile du vital, si vous voulez, mais c’est le vital. Ce n’est pas par les sentiments qu’on va au psychique, c’est par une aspiration très intense et un détachement de soi.

Douce Mère, qu’est-ce que c’est, « dessécher le cœur » ?

Dessécher le cœur! Les gens disent que vous avez le cœur desséché quand vous n’avez plus de s entimentalité vitale. C’est ce qu’ils appellent avoir un cœur desséché, c’est quand on n’a plus de sentimentalité vitale. Un vrai cœur desséché, c’est un être qui... qui serait incapable d’aucune bonté, d’aucune générosité, d’aucune bonne volonté; mais heureusement, c’est très rare.

Il y a quelques rares individus qui sont nés sans être psychique et qui sont méchants; mais ils sont très rares. Pour tout le monde, il y a toujours un espoir; même ceux qui s’imaginent qu’ils sont très forts en étant méchants, même pour eux il y a un espoir; ça peut s’éveiller tout d’un coup. Mais ça, ce n’est pas ce que les gens pensent. Ce que les gens pensent, c’est ce que je te dis; c’est quand on n’a pas de faiblesse sentimentale et d’émotion vitale, alors les gens vous disent : « Vous avez un cœur desséché. » Mais c’est leur opinion, ce n’est pas une vérité. Un cœur desséché, ce serait quelqu’un qui serait incapable d’avoir de la compassion; c’est très rare. Même les gens qui avaient la réputation d’être les plus méchants, il y avait toujours un petit coin de leur être qui était ouvert à la compassion. C’était quelquefois ridiculement petit, mais c’était là.

Douce Mère, quand tu dis : « Concentrez-vous dans le cœur », est-ce que ça veut dire : « Concentrez-vous avec le mental » ?

La conscience, pas le mental, la conscience!

Je ne dis pas de penser dans le cœur, je dis de concentrer, concentrer l’énergie, concentrer la conscience, concentrer l’aspiration, concentrer la volonté. Concentrer. On peut avoir une concentration extrêmement intense, sans une seule pensée, et en fait elles sont généralement beaucoup plus intenses quand on ne pense pas.

(silence)

Ça, c’est une des choses les plus indispensables à faire, si on veut arriver à avoir un contrôle sur soi, et une connaissance même limitée de soi-même : c’est de pouvoir localiser sa conscience, et la promener dans les différentes parties de son être, de façon à distinguer sa conscience de sa pensée, de ses sentiments, de ses impulsions, se rendre compte de ce que c’est que la conscience en elle-même. Et ainsi on peut apprendre à la déplacer : on peut mettre la conscience dans le corps, on peut mettre la conscience dans le vital, on peut mettre la conscience dans le psychique (c’est la meilleure place pour la mettre), on peut mettre la conscience dans le mental, on peut élever sa conscience au-dessus du mental, et avec sa conscience on peut aller dans toutes les régions de l’univers.

Mais d’abord il faut savoir ce que c’est que sa conscience, c’est-à-dire devenir conscient de sa conscience, la localiser. Et il y a beaucoup d’exercices pour ça. Mais il y en a un qui est très connu, c’est de s’observer et de se regarder vivre, et alors de voir si c’est vraiment le corps qui est la conscience de l’être, ce que l’on appelle « moi »; et puis quand on s’est aperçu que ce n’est pas du tout le corps, que le corps traduit quelque chose d’autre, alors on cherche dans ses impulsions, ses émotions, pour voir si c’est ça, et puis on s’aperçoit aussi que ce n’est pas ça ; et puis alors, on cherche dans ses pensées, si la pensée, c’est vraiment soi, ce que l’on appelle « moi », et au bout de très peu de temps on s’aperçoit : « Non, je pense, par conséquent “moi”, c’est différent de mes pensées. » Et alors, ainsi, par éliminations progressives, on arrive à entrer en contact avec quelque chose, quelque chose qui vous donne l’impression d’être : « Oui, ça c’est “moi”. Et ce quelque chose, je peux le promener, je peux le promener de mon corps à mon vital, à mon mental, je peux même, si je suis très... comment dire... très habitué à le promener, je peux le promener dans d’autres gens, et c’est comme ça que je peux m’identifier aux choses et aux gens. Je peux, à l’aide de mon aspiration, le faire sortir de ma forme humaine, s’élever au-dessus, vers des régions qui ne sont plus du tout ce petit corps et ce qu’il contient. »

Et alors, on commence à comprendre ce que c’est que sa conscience; et c’est après cela qu’on peut dire : « Bon, j’unirai ma conscience à mon être psychique, et je la laisserai là, afin qu’elle soit en harmonie avec le Divin, et qu’elle puisse se soumettre entièrement au Divin. » Ou alors : « Si par cet exercice de s’élever au-dessus de mes facultés de penser et de mon intellect, je peux entrer dans une région de lumière pure, de connaissance pure... », alors on peut mettre sa conscience là, et vivre comme ça, dans une splendeur lumineuse qui est au-dessus de la forme physique.

Mais d’abord il faut que cette conscience soit mobile, et qu’on sache la distinguer des autres parties de l’être qui sont, en fait, ses instruments, ses modes d’expression. Il faut que la conscience se serve de ces choses, mais non pas que vous confondiez la conscience avec ces choses. Vous mettez la conscience dans ces choses, alors vous devenez conscient de votre corps, vous devenez conscient de votre vital, vous devenez conscient de votre mental, vous devenez conscient de toutes vos activités par votre volonté d’identification; mais pour cela il faut que d’abord votre conscience ne soit pas complètement embrouillée, mélangée, combinée pour ainsi dire avec toutes ces choses, qu’elle ne les prenne pas pour elle, qu’elle ne se trompe pas.

Quand on pense à soi (évidemment, sur des millions d’hommes il n’y en a peut-être pas dix qui sont autrement), on pense : « Moi, c’est mon corps, c’est ça que j’appelle “moi”, ce qui est comme ça. Et alors, je suis comme ça ; et puis mon voisin, c’est aussi le corps. Quand je parle d’une autre personne, je parle de son corps. » Et alors, tant qu’on est dans cet état-là, on est le jouet de tous les mouvements possibles, et on n’a aucun contrôle sur soi-même.

Le corps, c’est le dernier instrument, et c’est pourtant ça que l’on appelle « moi », la plupart du temps, à moins qu’on n’ait commencé à réfléchir.

Questions? Pas de questions?

Pourquoi est-on souvent dispersé dans les périodes d’assimilation?

Oui, c’est un état très fréquent : dispersé dans toutes ses pensées, dans tous ses désirs, dans toutes ses activités; ça fait beaucoup, beaucoup de dispersion. Et alors, on est tiré de toutes sortes de côtés, et on n’a pas de coordination dans sa vie.

Mais pourquoi dans les périodes d’assimilation?

Périodes d’assimilation? Dispersé?

Pas nécessairement! Pas nécessairement. Il y a des gens, au contraire, qui dans les périodes d’assimilation sont extrêmement concentrés, renfermés sur eux-mêmes... Pas nécessairement. Généralement on est plus dispersé dans des périodes d’activité — pas dans des périodes d’aspiration —, je parle d’activité ordinaire.

On est toujours plus ou moins identifié avec tout ce que l’on fait, et toutes les choses avec lesquelles on est en contact. L’état ordinaire des êtres, c’est d’être dans tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils voient, tous les gens qu’ils fréquentent. Ils sont comme ça. Il y a quelque chose d’eux, qui est d’ailleurs très flottant et très inconsistant, et qui se promène partout. Et s’ils veulent simplement savoir un petit peu ce qu’ils sont, ils sont obligés de retirer un tas de choses vers eux, comme ça, qui sont éparpillées partout. Il y a une sorte de fluidité inconsciente entre les gens, ça, je vous l’ai dit je ne sais combien de fois; ça fait un mélange, tout ça, dès que ce n’est plus tout à fait matériel... C’est parce que vous avez une peau que vous n’entrez pas les uns dans les autres comme ça ; autrement même le physique subtil, n’est-ce pas... comme une espèce de vapeur presque perceptible qui sort des corps, qui est le physique subtil, ça se mélange d’une façon terrible, et ça produit toutes sortes de réactions, constamment, de l’un sur l’autre.

On peut, sans savoir pourquoi, sans avoir la moindre idée de la raison, on peut être passé justement d’une harmonie de bonne santé à un déséquilibre et à un grand malaise! On ne sait pas pourquoi, il n’y a aucune raison extérieure, tout d’un coup ça arrive; on peut avoir été paisible, content, dans une condition, enfin, agréable, tolérable, puis, tout d’un coup, être furieux, mécontent, mal à l’aise! On ne sait pas pourquoi, il n’y a pas de raison. On peut avoir été plein de joie, de gaieté, d’enthousiasme, et puis, sans aucune raison apparente, triste, morose, déprimé, découragé! Il arrive quelquefois qu’on soit dans un état de dépression, et puis on passe quelque part, et tout s’éclaire : une lumière, une joie, tiens! on devient tout d’un coup optimiste; ça c’est rare — ça peut arriver aussi, c’est la même chose, c’est contagieux aussi; mais enfin on risque plus d’a ttraper des choses destructives que des choses constructives.

Il y a très peu de gens qui portent avec eux une atmosphère qui irradie la joie, la paix, la confiance; c’est très rare. Mais ceux-là, ce sont vraiment des bienfaiteurs de l’humanité. Ils n’ont pas besoin d’ouvrir la bouche.

(silence)

C’est tout?

*Douce Mère, tous les jours nous allons au Balcon, et ici au Terrain de Jeux nous venons pour le March-Pas March-Past et t la Concentration 14 . Alors quelle doit être notre approche pour chacune de ces choses?*

La chose la plus indispensable dans tous les cas, c’e st la réceptivité.

Le Balcon, par exemple. Quand j’arrive au Balcon, je fais une concentration spéciale, vous remarquez que je regarde tout le monde, n’est-ce pas, je passe, je regarde, je vois tout l e monde, je sais tous ceux qui sont là, et où ils sont, et je mets sur chacun exactement ce qu’il lui faut; je vois sa condition et je mets sur lui ce qu’il faut. Ça peut aller vite, parce qu’autrement je vous garderais là une demi-heure, mais je le fais, c’est cela que je fais. C’est la seule raison pour que je sorte, parce que je vous porte dans ma conscience. Je vous porte dans ma conscience, toujours, sans vous voir, je fais ce qu’il faut. Mais ça c’est un moment où je peux le faire en touchant le physique directement, n’est-ce pas; autrement c’est à travers le mental que ça agit, le mental ou le vital. Mais là je touche le physique directement par la vision, le contact de la vision; et c’est cela que je fais — chaque fois.

Alors si chacun qui vient, vient avec une sorte de confiance, d’ouverture intérieure, et est prêt à recevoir ce qui est donné, et naturellement pas dispersé... il y a des gens, là, qui passent leur temps à regarder ce qui se passe, ce que les autres font, et comme cela, alors ils n’ont pas beaucoup de chances de recevoir grandchose; mais si on vient concentré sur ce que l’on peut recevoir, et aussi tranquille que possible, et comme si on était ouvert pour recevoir quelque cho se, comme si on ouvrait, justement, sa conscience, comme ça (geste), pour recevoir quelque chose... Si on a une difficulté spéciale ou un problème spécial, on peut le poser dans une aspiration, mais ce n’est pas très nécessaire, parce que généralement entre ce que les gens pensent d’eux-mêmes et la condition dans laquelle ils sont, il y a toujours une petite différence, dans le sens que ce n’est pas la chose exacte; leur façon de sentir ou de voir la chose, cela fait une petite déformation, alors je suis obligée de passer par-dessus leur déformation. Tandis que s’ils ne pensent rien, s’ils sont simplement comme ça (geste), ouverts à attendre la Force — je vais tout droit, et ce qui est à faire je le fais. Et c’est le moment où je sais exactement — n’est-ce pas, je fais comme cela (geste), tout lentement —, de dessus je vois très bien, très bien, exactement, la condition dans laquelle chacun est. Voilà le travail du matin.

La Concentration, c’est tout à fait différent. J’essaye d’abord de rendre l’atmosphère aussi calme, aussi tranquille, aussi unifiée que possible, comme si j’étalais les consciences, comme ça (geste); et puis alors, de tout en haut, je fais descendre la Force autant que je peux et je la mets dessus aussi fort que je peux.

Alors cela dépend exclusivement de si on est bien tranquille et bien concentré; là il faut être concentré, il ne faut pas être dispersé, il faut être concentré, mais très... comment dire... très plan, très horizontal, comme ça (geste). Alors la Force fait une pression. Et c’est surtout pour unifier, pénétrer l’ensemble et tâcher d’en faire quelque chose de « cohésif » qui puisse exprimer en groupe la Force d’en haut.

Le matin c’est un travail individuel, le soir c’est un travail collectif. Mais naturellement, là-dedans chacun peut sentir individuellement, mais, n’est-ce pas, c’est un travail d’unification que je fais le soir. Chacun reçoit suivant sa réceptivité et l’état dans lequel il se trouve.

Et pendant le March-Past March-Past, Douce Mère ?

Ça, le March-Past, c’est... c’est plutôt une action physique March-Past, c’est... c’est plutôt une action physique , c’est... c’est plutôt une action physique — pour préparer à l’action physique. C’est plutôt une façon de s’ouvrir à l’énergie, l’énergie universelle, pour se préparer à l’action. C’est un contact avec l’énergie, l’énergie universelle qui est là, c’est pour aider à la participation du corps dans le travail. C’est une chose très physique à ce moment-là. Ça c’est vraiment la base de la culture physique : de préparer le corps pour l’action et pour la réceptivité des énergies pour accomplir l’œuvre. Et la marche aussi, même quand je ne suis pas là. Mais le March-Past, c’est pour stimuler la réceptivité du corps aux énergies réalisatrices. C’est basé sur une chose qui s’exprime de toutes sortes de façons; mais c’est une sorte d’admiration... comment dire... d’admiration spontanée, et d’ailleurs charmante, pour l’héroïsme, qui est dans la conscience physique la plus matérielle.

Et ça, c’est une force formidable pour surmonter le tamas et l’inertie physique. C’est d’ailleurs là-dessus que sont basées toutes les capacités de lutte des armées dans les guerres. Si les êtres humains n’avaient pas ça, eh bien, on ne pourrait jamais les faire aller se battre les uns contre les autres, stupidement, pour des choses qu’ils ne savent même pas. Et c’est parce qu’il y a ça dans l’être, que ces grandes masses d’hommes peuvent être utilisées, employées et mises en mouvement.

Il y a eu des exemples de ça, absolument merveilleux, dans la première Grande Guerre, qui était beaucoup plus dure pour l’individu que la seconde. C’était une guerre terrible, parce que les hommes avaient creusé des tranchées et qu’ils étaient obligés de croupir comme des vers dans la terre, sous le danger perpétuel d’un bombardement contre lequel ils ne pouvaient rien que de se protéger aussi bien qu’ils pouvaient; et ils restaient quelquefois enfermés là-dedans pendant des jours. Il est arrivé qu’ils restent enfermés plus de quinze jours dans une tranchée, parce qu’il n’y avait pas moyen de les changer; c’est-à-dire que c’est une vie de taupe où on est sous un danger perpétuel, et rien à faire. C’était de toutes choses la plus horrible. C’était une guerre horrible. Eh bien, il y avait de ces troupes qui avaient été laissées comme ça, parce qu’on ne pouvait plus, à cause des bombardements et tout ça, on ne pouvait plus les relever. On appelait ça les « relever », relever les troupes, apporter de nouvelles troupes et emmener les autres pour qu’elles se reposent. Il y en avait qui restaient comme ça pendant des jours. Il y en a qui sont restées dix jours, douze jours. Il y a de quoi devenir fou, pour n’importe qui. Eh bien parmi ces gens-là, il y en a qui ont raconté leur vie, qui ont raconté ce qui s’est passé.

J’ai lu des livres là-dessus : pas des romans, des comptes rendus pris au jour le jour de ce qui se passait. Il y en a un... c’est d’ailleurs un grand écrivain qui a écrit ses souvenirs de guerre 15 , et il racontait qu’ils avaient tenu comme ça, sous le bombardement, pendant dix jours (naturellement il y en avait beaucoup qui y restaient). Et puis alors on les faisait revenir en arrière et on les remplaçait par d’autres : les nouveaux arrivaient, les anciens retournaient. Et naturellement quand ils retournaient — n’est-ce pas, on avait mal mangé, on avait mal dormi, on avait vécu dans des trous noirs, enfin c’était une vie épouvantable —, quand ils arrivaient, il y en avait qui ne pouvaient même plus enlever leurs souliers, parce que les pieds étaient tellement gonflés dedans que ça ne pouvait plus sortir. Ce sont des horreurs physiques impensables. Eh bien, ces gens (n’est-ce pas, à ce moment-là il n’y avait pas, d’une façon aussi généralisée, les transports mécaniques comme on les a eus cette fois-ci), alors ils revenaient à pied, comme ça, fourbus, à moitié morts.

Ils avaient tenu.

Cela a été une des plus belles choses de la guerre au point de vue courage : parce qu’ils avaient tenu, les ennemis n’avaient pas pu prendre les tranchées et n’ont pas pu avancer. Naturellement la nouvelle s’était répandue, et alors ils sont arrivés dans un village, et tous les gens du village étaient sortis pour les recevoir et longeaient la route avec des fleurs et des cris d’enthousiasme. Tous ces gens qui ne pouvaient plus se traîner, n’est-ce pas, qui étaient comme ça (geste d’affaissement), tout d’un coup, les voilà tous qui se redressent, qui se relèvent, qui sont pris d’énergie, et tous ensemble ils se mettent à chanter et ils passent en chantant à travers tout le village. Il paraît que c’était une résurrection.

Eh bien, c’est cette chose-là dont je parle. Ça, c’est une chose si belle, qui est dans la conscience physique la plus matérielle! N’est-ce pas, tout d’un coup, ils ont eu le sentiment qu’ils étaient des héros, qu’ils avaient fait quelque chose d’héroïque, et alors, ils ne voulaient pas avoir l’air de gens complètement aplatis, plus bons à rien. « Nous sommes prêts à retourner à la bataille s’il le faut! » Comme ça. Et ils ont passé comme ça. Il paraît que c’était merveilleux ; j’en suis convaincue, que c’était merveilleux 16.

Eh bien, c’est cela qu’on cultive avec le March-Past maintenant.

Voilà !

août




Le 3 août 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre III de Lumières sur le Yoga, « Soumission et ouverture ».

Quelle est « la véritable activité de la vie » ?

C’est d’exprimer le Divin. C’est la raison d’être de la vie, sa vérité et sa seule vraie activité.

Douce Mère, ici, Sri Aurobindo a dit : « C’est impossible. » Pourquoi? Puisque tu as dit que rien n’est impossible!

Rien n’est impossible, en principe. Mais si on refuse de faire ce qu’il faut, il est évident qu’on ne peut pas réussir.

Dans le monde matériel il y a des conditions, autrement il ne serait pas ce qu’il est. S’il n’y avait pas des conditions et des processus, tout pourrait être transformé et fait miraculeusement. Mais ce n’est évidemment pas comme ça que ça a été décidé, parce que les choses ne se font pas miraculeusement — en tout cas, pas des miracles tels que l’esprit humain les conçoit, c’està-dire des décisions arbitraires constantes. Il est évident que dans le monde il n’y a pas de décisions arbitraires.

Sri Aurobindo dit : pour faire telle chose, telles sont les conditions. Si vous refusez de remplir ces conditions, vous ne ferez pas cette chose-là, vous ferez autre chose; ce n’est évidemment pas la seule chose possible. Mais si c’est celle-là qu’on veut faire, il faut remplir les conditions... On peut faire autre chose!

Je crois que si on prend le monde dans sa totalité, dans le temps et dans l’espace, il est évident qu’on peut dire « rien n’est impossible », et que probablement tout sera ; mais c’est dans la totalité, et dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire à travers les éternités de temps et les infinis d’espace, tout est possible. Mais à un moment donné, dans un point donné, il y a un certain nombre de possibles, et tous ne sont pas là, et il faut remplir certaines conditions pour que ces possibles se réalisent. Le monde est construit comme ça. Nous n’y pouvons rien. Je veux dire que cela ne sert à rien de dire : « Ça devrait être autrement. » Il est comme ça, il faut le prendre comme il est, tâcher d’en tirer le meilleur parti possible.

Douce Mère, ici, Sri Aurobindo a dit : « Si l’âme la plus profonde est éveillée, s’il y a une naissance nouvelle par laquelle on passe de la simple conscience mentale, vitale et physique à la conscience psychique, alors on peut pratiquer notre yoga. » Pourquoi a-t-il dit « l’âme la plus profonde » ? Est-ce qu’il y a une âme superficielle?

C’est parce que cette âme la plus profonde, c’est-à-dire l’être psychique central, influence des parties superficielles de la conscience (superficielles par rapport à elle : des parties mentales, des parties vitales). Le mental le plus pur, le vital le plus haut, l’être émotif — l’âme les influence, les influence au point qu’on a l’impression d’entrer en contact avec elle à travers ces parties de l’être. Alors les gens prennent ces parties pour l’âme, et c’est pour cela qu’il dit « l’âme la plus profonde », c’est-à-dire l’âme centrale, l’âme véritable.

Parce que très souvent, quand on touche certaines parties du mental qui sont sous l’influence psychique et qui sont pleines de lumière et de la joie de cette lumière, ou quand on touche certaines parties très pures et très hautes de l’être émotif qui a les émotions les plus généreuses, les plus désintéressées, on a aussi l’impression d’être en contact avec son âme. Mais ce n’est pas l’âme véritable, ce n’est pas l’âme dans son essence même. Ce sont des parties de l’être qui sont sous son influence et qui manifestent quelque chose d’elle. Alors, très souvent les gens entrent en contact avec ces parties-là, ça leur donne des illuminations, des grandes joies, des révélations et ils ont l’impression qu’ils ont touché leur âme. Mais c’est seulement la partie de l’être qui est sous son influence, une partie ou une autre, parce que... Justement, ce qui arrive, c’est qu’on touche ces choses-là, on a des expériences, et puis ça se voile, et on se demande : « Comment se fait-il que j’aie touché mon âme, et maintenant je suis retombé dans cet état d’ignorance et d’inconscience? » Mais c’est parce qu’on n’avait pas touché son âme, on avait touché des parties de l’être qui sont sous l’influence de l’âme et qui manifestent quelque chose d’elle, mais qui ne sont pas elle.

J’ai déjà dit bien des fois que, quand on entre consciemment en contact avec son âme et que l’union s’est établie, c’est fini, ça ne peut plus se défaire, c’est une chose permanente, constante, qui résiste à tout, et qu’à n’importe quelle minute, si on se réfère à ça, on le retrouve. Tandis que les autres choses, on peut avoir de très jolies expériences, et puis elles se voilent de nouveau, et on se dit : « Comment ça se fait? j’avais vu mon âme, et maintenant je ne la trouve plus! » Ce n’était pas l’âme qu’on avait vue. Et ce sont des choses qui sont très belles, et qui vous donnent des expériences très impressionnantes; mais ce n’est pas le contact avec l’être psychique lui-même.

Le contact avec l’être psychique est définitif, et c’est à cela que je dis... quand les gens demandent : « Est-ce que j’ai un contact avec mon être psychique? », je leur dis : « Rien que votre question prouve que vous ne l’avez pas! »

C’est tout, mes enfants?

Douce Mère, j’ai entendu dire que les magiciens qui se servent des pouvoirs occultes pour leur travail souffrent beaucoup après leur mort. Est-ce vrai?

De quel genre de magiciens parles-tu? N’importe lesquels? Ceux qui ont des pouvoirs occultes, et qui s’en servent pour leur intérêt personnel, c’est ça que tu veux dire?

Oui.

Je ne sais pas s’ils souffrent après leur mort, ou s’ils perdent leur conscience, mais en tout cas, évidemment, ils ne sont pas dans des conditions de paix et de bonheur, ça c’est tout à fait sûr. Parce que c’est une sorte de règle absolue au point de vue spirituel : c’est par une discipline intérieure et par la consécration au Divin que les pouvoirs vous viennent. Mais s’il s’est mélangé à votre aspiration, à votre discipline et à votre consécration, une ambition, c’est-à-dire une intention d’obtenir des pouvoirs, s’ils vous viennent, c’est presque comme une malédiction. Généralement ils ne vous viennent pas, mais quelque chose de vital qui essaye de leur ressembler vous vient avec des influences adverses, et qui vous met entièrement sous la domination d’êtres qui vous donnent des pouvoirs simplement avec l’intention de se servir de vous, de vous utiliser pour faire tout le travail qu’ils ont l’intention de faire, et de créer tout le désordre qu’ils veulent créer. Et quand ils trouvent que vous leur avez suffisamment servi et que vous n’êtes plus bon à rien, simplement ils vous détruisent. Ils peuvent ne pas vous détruire physiquement, parce qu’ils n’ont pas toujours le pouvoir de le faire, mais ils vous détruisent mentalement, vitalement et dans votre conscience, et vous n’êtes plus bon à rien, même avant de mourir. Et après la mort, comme vous êtes entièrement sous leur influence, la première chose qu’ils font c’est de vous avaler, parce que c’est leur manière de se servir des gens — c’est de les avaler. Alors ça ne doit pas être une expérience très agréable. C’est un jeu très, très, très dangereux.

Mais partout, dans tous les enseignements, dans toutes les disciplines, dans tous les temps, on a répété la même chose : qu’il ne faut jamais mélanger d’ambition et d’intérêt personnel à la sâdhanâ, autrement il vous arrive malheur. Alors ce n’est pas seulement un cas particulier, c’est tous les cas de ce genre qui ont des conséquences funestes.

Douce Mère, est-ce qu’il y a des magiciens qui ne font pas de magie pour leur intérêt personnel?

Tu veux dire des rituels magiques? Parce que, n’est-ce pas, il ne faut pas confondre la magie avec l’occultisme.

L’occultisme est une science, et c’est la connaissance des forces invisibles et la capacité de les manier, comme on a la capacité de manier les forces matérielles si on les a étudiées scientifiquement.

La magie, ce sont des espèces de procédés qui ont été fixés probablement par des gens qui avaient une certaine connaissance, et encore plus un certain pouvoir de formation vitale. Ce sont des choses que l’on peut apprendre sans avoir aucune capacité spéciale, c’est-à-dire que quelqu’un qui n’a aucun pouvoir intérieur peut apprendre ça comme il apprendrait la chimie, par exemple, ou les mathématiques. C’est une chose que l’on apprend comme ça, ce n’est pas une chose que l’on acquiert. Alors ça ne porte pas en soi-même de vertus spéciales, excepté le même genre de vertus que celles [acquises 17 ] lorsqu’on apprend des manipulations chimiques. Vous pouvez reproduire ces manipulations, mais si vous êtes un être intelligent et capable, vous pouvez à l’aide de ces manipulations obtenir un résultat intéressant et utile, et en tout cas être à l’abri de tout danger; tandis que si vous êtes un imbécile, il peut vous arriver des malheurs. C’est quelque chose de similaire.

On peut à l’aide des formules magiques produire un certain résultat, mais ce résultat est nécessairement limité, et cela n’a pas d’intérêt spécial pour ceux qui, par leur développement intérieur, reçoivent spontanément des pouvoirs dont ils ont une connaissance supérieure, mais pas une connaissance mécanique. Ce n’est pas pour quelqu’un qui est vraiment un yogi; ça n’a aucun intérêt, excepté un intérêt de curiosité. Ce n’est intéressant que pour les gens qui justement ne sont pas des yogis, et qui veulent avoir certains pouvoirs, qu’ils ont d’ailleurs d’une façon tout à fait limitée — c’est toujours limité.

Ce que ça a de particulier, c’est que ça a une action directe sur la matière. Tandis que généralement, à part quelques rares exceptions, les gens qui ont des pouvoirs spirituels, des pouvoirs yoguiques, cela agit par l’intermédiaire des forces mentales généralement — ou des forces spirituelles ou des forces mentales —, quelquefois des forces vitales (plus rarement), mais pas directement sur la matière, excepté naturellement ceux qui ont fait le yoga dans la Matière, mais ceux-là ce sont des cas exceptionnels dont on ne parle pas. Ces choses-là mettent en mouvement certaines petites entités qui sont généralement le résultat de la décomposition d’êtres humains, et qui ont encore un contact suffisant avec le monde matériel pour pouvoir y agir. Mais de toute façon, si l’action est d’un ordre inférieur, le pouvoir est d’un ordre inférieur, et c’est une chose qui est presque répugnante pour quelqu’un qui est vraiment en rapport avec les forces supérieures.

Agir pour accomplir une œuvre avec les pouvoirs spontanés de la réalisation spirituelle, ça c’est bien entendu. Mais on peut dire que tout le monde fait ça ; parce que simplement le fait de penser fait que vous agissez d’une façon invisible; et suivant la puissance de votre pensée, votre action est plus ou moins étendue. Mais se servir de petites formules magiques pour obtenir un résultat, c’est quelque chose qui n’a pas de vraie relation avec la vie spirituelle. Au point de vue spirituel ça paraît même étonnant que ces choses-là puissent avoir toujours de l’effet, parce que pour chaque cas le besoin est différent; et comment aligner certains mots et faire certains signes peut toujours avoir de l’effet, ça paraît étonnant.

Quand on veut agir spirituellement et que pour une raison quelconque il est nécessaire, par exemple, de formuler des mots, les mots viennent spontanément et sont exactement les mots qu’il faut pour l’occasion spéciale. Mais des choses qui sont écrites d’avance et que l’on répète mécaniquement la plupart du temps, sans même savoir ce que l’on dit et pourquoi on le dit, on ne voit pas comment ça peut agir toujours. Il doit y avoir un grand flottement dans l’action. Et il y a certainement une chose, c’est que cette même formule ne doit pas avoir exactement le même effet, et qu’un facteur est indispensable pour que ça ait de l’effet : c’est la peur. La première chose, c’est une espèce de crainte, de frayeur qui est créée chez la personne contre qui est faite la magie; et si elle n’a pas peur, je suis presque absolument certaine que ça ne peut pas avoir d’effet, ou que ça a un effet si ridiculement petit qu’il n’est pas la peine d’en parler.

Ce qui ouvre la porte à l’action de ces forces, c’est la crainte, une espèce d’appréhension, l’impression que quelque chose va arriver; et ce sont ces vibrations de peur qui projettent hors de vous certaines forces qui donnent à ces entités-là le pouvoir d’agir.

Douce Mère, il y a des gens qui font de l’hypnotisme. Quand ils le font toujours sur la même personne, est-ce que cette personne tombe malade après quelque temps?

Pas forcément malade. Cela dépend du genre d’hypnotisme et de l’hypnotiseur. Pas forcément malade. Il y a une chose qui est certaine, c’est que cette personne perd sa volonté personnelle, que c’est la volonté de l’hypnotiseur qui prend la place de la volonté personnelle, autrement ça n’agirait pas. Mais pas forcément malade, terriblement dépendante! Cela produit presque une sorte d’esclavage.

(long silence)

C’est très difficile à dire, parce que cela dépend entièrement de l’hypnotiseur et de l’hypnotisé, et comment ça se passe. Sous sa forme extérieure ordinaire, c’est une chose qui peut causer beaucoup de désordre. Mais il peut y avoir un hypnotisme spontané qui peut être l’expression d’une force divine, mais alors qui ne s’exerce pas de la façon ordinaire.

Je crois qu’il y a autant de cas qu’il y a de gens. C’est comme toutes les choses. Si vous mettez une connaissance scientifique entre les mains des gens ignorants et stupides, cela peut produire des catastrophes. Et s’il s’ajoute à cela que ce sont des gens de mauvaise volonté, ou qui ont des fins personnelles, alors les résultats sont aussi mauvais que possible. Pour l’hypnotisme c’est la même chose. Cela dépend exclusivement de celui qui le pratique et comment il le pratique. Ce n’est pas une chose vraie; comme toutes les soi-disant connaissances humaines, ce n’est pas une chose vraie, mais la déformation de quelque chose.

On pourrait dire que si la Volonté divine s’exerce en vous, vous pouvez l’appeler un hypnotisme, si ça vous fait plaisir, et pourtant c’est le suprême Bien, n’est-ce pas. Mais ce que l’on appelle généralement l’hypnotisme, c’est une action tout à fait aveugle et ignorante : l’emploi du pouvoir d’une force que l’on ne connaît même pas très bien. Alors, naturellement, ça a des résultats fâcheux ; et puis, comme je dis, si ça tombe entre les mains de quelqu’un qui est sans scrupules, ou qui a des intentions mauvaises, alors ça devient tout à fait néfaste.

Le 10 août 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre III de Lumières sur le Yoga, « Soumission et ouverture ».

Voilà ! Rien à demander? Personne n’a rien à dire?

(silence)

Nous pouvons méditer cinq minutes. Si on essayait la méditation collective! Ça va être un petit peu difficile. On peut essayer.

Vous voulez essayer sur ce que nous avons lu?

Ne pas penser, simplement se concentrer comme ça, laisser ce qu’on a lu entrer en vous, et tâcher de vous en donner l’expérience; tâcher.

N’essayez pas de penser, de remuer des idées, d’avoir des réponses à des questions, rien de tout ça — simplement vous restez comme ça, ouverts.

Il a été question d’ouverture tout le temps. Vous laissez entrer ce qui a été lu, et puis, comme ça, faire son travail au-dedans de vous. Vous restez aussi silencieux et aussi tranquilles que possible.

On va voir ce qui va arriver.

(méditation pendant plus de cinq minutes)

Quelque chose à dire? Non? Bon!

Mais ce n’était pas mal pour un début. C’est assez bien.

C’est tout? On reste là-dessus? Personne n’a rien à dire?

Alors il vaut mieux s’arrêter!

Le 17 août 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre III de Lumières sur le Yoga, « Soumission et ouverture ».

Douce Mère, qu’est-ce que c’est, « l’ouverture horizontale dans la conscience cosmique » ?

N’est-ce pas, on a toujours l’impression ou d’une ascension verticale vers les hauteurs de la Conscience suprême, ou d’une sorte de... comment dire... d’élargissement horizontal dans le sens d’une conscience universelle.

Une conscience universelle, cela veut dire prendre conscience des forces qui se manifestent dans l’univers et dans tout ce qui est manifesté. Par exemple, voilà, il y a beaucoup de gens ici; eh bien, nous prenons ces gens comme une représentation de l’univers. Alors, si tu veux t’unir à eux, tu as un mouvement de la conscience qui se répand au-dessus de tous et qui s’unit à tous, comme ça (geste). C’est un mouvement qui se répand horizontalement.

Tandis que si tu veux t’unir à la Force supramentale qui veut descendre, tu as l’impression de rassembler toute ton aspiration et de la faire monter dans une ascension verticale vers les forces supérieures qui doivent descendre. C’est simplement une question de mouvement, n’est-ce pas, c’est un mouvement d’élargissement, ou un mouvement de concentration et d’ascension.

Qu’est-ce que c’est, « la libération de l’être psychique » ?

Parce qu’on a l’impression — ça c’est une impression qu’on a très souvent au début de la sâdhanâ — que l’être psychique est comme enfermé dans une sorte de carapace, de prison, et que c’est ce qui l’empêche de se manifester extérieurement et d’entrer en rapport conscient et constant avec la conscience extérieure, avec l’être extérieur. On a tout à fait l’impression que c’est comme enfermé dans une boîte, ou dans une prison, avec des murs qu’il faut briser, ou une porte qu’il faut forcer pour pouvoir entrer. Alors naturellement, si on peut briser les murs, ouvrir la porte, ça libère cet être psychique qui était fermé et qui peut se manifester extérieurement. Tout ça, ce sont des images. Mais chacun naturellement a son image personnelle, son procédé personnel, mais avec de petites variantes.

Il y a certaines de ces images qui sont très générales pour tous ceux qui ont fait l’expérience. Par exemple, quand on descend dans les profondeurs de son être pour trouver le psychique tout au fond de sa conscience, il y a cette image de descendre dans un puits profond, de plus en plus descendre, descendre, et c’est comme si vraiment on s’enfonçait dans un puits. Naturellement tout ça, ce sont des analogies; mais ce sont des associations d’impressions avec l’expérience qui donnent beaucoup de force et de réalité concrète à l’expérience.

Comme quand on va à la découverte de son être intérieur, de toutes les différentes parties de son être, on a très souvent l’impression qu’on pénètre dans une salle ou une chambre, et suivant la couleur, l’atmosphère, les choses qu’elle contient, on a la perception très claire de la partie de l’être qu’on est en train de visiter. Et alors, on peut passer d’une chambre à l’autre, ouvrir des portes et passer dans des pièces de plus en plus profondes, qui ont chacune son caractère propre. Et souvent, ces visites intérieures, on peut les faire dans la nuit. Alors ça prend une forme encore plus concrète, comme un rêve, et on a l’impression qu’on entre dans une maison, et cette maison vous est très familière. Et suivant les moments, les époques, elle est différente intérieurement, et quelquefois elle peut être dans un état de très grand désordre, de très grande confusion, où toutes les choses sont entremêlées; il y a même quelquefois des choses brisées; c’est tout un chaos. À d’autres moments ces choses-là s’organisent, sont mises à leur place; c’est comme si on avait fait le ménage, on nettoie, on range, et c’est toujours la même maison. Cette maison, c’est l’image, une sorte d’image objective de votre être intérieur. Et suivant ce que vous y voyez ou ce que vous y faites, vous avez une représentation symbolique de votre travail psychologique. C’est très utile pour concrétiser. Cela dépend des gens.

Il y a des gens qui sont seulement des intellectuels, pour qui tout se traduit par des idées et pas par des images. Mais dès qu’on descend dans un domaine plus matériel, eh bien, on risque de ne pas toucher les choses dans leur réalité concrète et de rester seulement dans le domaine des idées, de rester dans le mental et d’y rester indéfiniment. Alors, on croit qu’on fait des progrès, et mentalement on en a fait, quoique ce soit une chose absolument indéfinie.

Le progrès du mental peut durer des milliers d’années, parce que c’est un champ très vaste et très indéfini, et qui se renouvelle constamment. Mais si on veut progresser dans le vital et dans le physique, eh bien, cette représentation imagée devient très utile pour fixer l’action, pour la rendre plus concrète. Naturellement, ça ne se fait pas tout à fait à volonté; cela dépend de la nature de chacun. Mais ceux qui ont le pouvoir de se concentrer dans des images, eh bien, ils ont une facilité de plus.

S’asseoir en méditation devant une porte fermée, comme si c’était une lourde porte de bronze — et on s’assoit devant, avec la volonté qu’elle s’ouvre — et passer de l’autre côté; et alors toute la concentration, toute l’aspiration se rassemble dans un faisceau et va pousser, pousser, pousser contre cette porte, et pousser de plus en plus avec une énergie croissante, jusqu’à ce que tout d’un coup elle craque, et on entre. Ça donne une impression très puissante. Et alors, on est comme précipité dans la lumière, et on a la pleine jouissance d’un changement soudain et radical de conscience, avec une illumination qui vous saisit tout entier, et l’impression qu’on devient une autre personne. Et ça c’est une façon très concrète et très puissante d’entrer en contact avec son être psychique.

Douce Mère, ici Sri Aurobindo dit que la conjonction de l’être psychique et de la conscience supérieure est le principal moyen d’obtenir la siddhi. Ordinairement, est-ce qu’il n’y a pas une conjonction entre l’être psychique et la conscience supérieure?

Ordinairement veut dire dans la vie ordinaire? Un rapport entre l’être psychique...

Oui.

C’est presque, presque totalement inconscient.

Dans la vie ordinaire, il n’y a pas une personne sur un million qui a un rapport conscient avec son être psychique, même momentané. L’être psychique peut travailler du dedans, mais d’une façon tellement invisible et tellement inconsciente pour l’être extérieur, que c’est comme s’il n’existait pas. Et dans la plupart des cas, l’immense majorité, la presque totalité des cas, il est comme endormi, pas actif du tout, dans une sorte de torpeur.

C’est seulement avec la sâdhanâ et un effort très persistant qu’on arrive à avoir un rapport conscient avec son être psychique. Naturellement, il se peut qu’il y ait des cas exceptionnels — mais ça, c’est vraiment exceptionnel, et c’est en si petit nombre qu’on pourrait les compter — où l’être psychique est un être entièrement formé, libéré, maître de lui-même, et qui a choisi de revenir sur terre, dans un corps humain, pour faire son travail. Et dans ce cas-là, même si la personne ne fait pas consciemment de sâdhanâ, il se peut que l’être psychique soit assez puissant pour établir un rapport plus ou moins conscient.

Mais ce sont des cas pour ainsi dire uniques et qui sont les exceptions qui confirment la règle.

Dans presque tous les cas, il faut un effort très, très soutenu pour prendre conscience de son être psychique. Généralement il est considéré que si on met trente ans pour le faire, on est très heureux — trente ans d’effort soutenu, je dis. Il peut se faire que ce soit plus rapide. Mais c’est tellement rare qu’immédiatement on dit : « Cet être-là n’est pas un être humain ordinaire. » C’est le cas des gens qui ont été considérés comme des êtres plus ou moins divins et qui ont été des grands yogis, des grands initiés.

(silence)

Vous voulez une concentration, une méditation?

Je propose qu’on éteigne la lumière... cette lumière-ci, celle-là au-dessus de ma tête, parce que les insectes sont très nombreux.

(méditation)

Le 24 août 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre III de Lumières sur le Yoga, « Soumission et ouverture ».

Alors?

Douce Mère, quand on se concentre sur une de tes photos — il y a beaucoup de photos, chacune a une expression différente —, est-ce que cela fait une différence pour nous, celle sur laquelle on se concentre?

Si vous le faites exprès, oui, sûrement. Si vous choisissez cette photo pour telle raison, ou cette autre photo pour telle autre raison, sûrement. Ça a un effet. C’est comme si vous choisissiez de vous concentrer sur un aspect de la Mère plutôt qu’un autre; par exemple, si vous choisissez de vous concentrer sur Mahâkâlî, ou sur Mahâlakshmî, ou sur Maheshwarî, les résultats seront différents. La partie de vous qui répond à ces qualités-là, s’éveillera et deviendra réceptive. Alors, c’est la même chose. Mais quelqu’un qui n’a qu’une photo, quelle qu’elle soit, et qui se concentre, sans choisir celle-ci ou celle-là, parce qu’il n’en a qu’une, alors cela n’a aucune importance, laquelle c’est. Parce que le fait de se concentrer sur la photographie met en rapport avec la Force; et c’est ce qui est nécessaire dans le cas de chacun, qui répond automatiquement.

C’est seulement si la personne qui se concentre met une volonté spéciale, d’un rapport spécial, dans sa concentration, alors ça a un effet. Autrement la relation est plus générale, et elle est toujours l’expression du besoin ou de l’aspiration de la personne qui se concentre. Si elle est tout à fait neutre, qu’elle ne choisit pas, qu’elle n’aspire pas pour une chose particulière, qu’elle vienne comme ça, comme une feuille blanche et tout à fait neutre, alors ce sont les forces et les aspects qui lui sont nécessaires qui répondront à la concentration; et peut-être même que la personne elle-même ne saura pas quelles sont les choses particulières dont elle a besoin. Parce qu’il y a très peu de gens qui sont conscients d’eux-mêmes; ils vivent dans une impression vague, ils ont des aspirations vagues et c’est presque insaisissable; ce n’est pas une chose organisée, coordonnée et voulue, avec une vision claire, par exemple, des difficultés que l’on veut surmonter, ou des capacités que l’on veut acquérir; ça c’est généralement le résultat, déjà, d’une discipline assez avancée. Il faut avoir beaucoup réfléchi, beaucoup regardé, beaucoup étudié pour pouvoir savoir exactement les choses dont on a besoin. Autrement c’est quelque chose de flou, cette impression : on essaye d’attraper, et ça échappe... Non?

C’est tout?

C’est hors du texte.

(Un autre enfant) Mère, ici, il est dit : « On peut se détendre et méditer, au lieu de se concentrer. »

Ce n’est pas moi qui le dis. (rires) Bon! Alors? La différence entre méditer et se concentrer?

Oui, Mère, parce que quand on médite, est-ce qu’il n’y a pas une concentration de la conscience?

Méditation!

Il y a toutes sortes de méditations différentes. Ce que les gens appellent ordinairement une méditation, c’est, par exemple, de choisir un sujet ou une idée, et de suivre son développement, ou tâcher de comprendre ce que ça veut dire. Il y a une concentration, mais pas une concentration aussi absolue que dans la concentration propre, où alors rien ne doit exister que le point sur lequel on se concentre. La méditation est un mouvement plus relâché, moins tendu que la concentration.

Quand on essaye de comprendre un problème qui se pose, un problème psychologique ou un problème de circonstances, et qu’on s’assoit et qu’on regarde et qu’on voit toutes les possibilités, qu’on les compare, qu’on les étudie, ça c’est une forme de méditation; et on le fait spontanément quand le cas se présente. Quand on est en présence d’une décision à prendre, par exemple, et qu’on ne sait pas laquelle prendre, eh bien, d’une façon ordinaire, on réfléchit, on s’adresse à sa raison, on compare toutes les possibilités et on fait son choix... plus ou moins.

Eh bien, c’est une forme de méditation.

Maintenant, il y a la forme de méditation qui consiste alors en une concentration sur une idée, et à concentrer son attention là-dessus au point que cela seul existe; alors ça, c’est l’équivalent d’une concentration, mais au lieu d’être totale, elle est seulement mentale.

La concentration totale implique aussi une concentration de tous les mouvements du vital et du physique. Le procédé de fixer un point est un procédé très connu. Alors c’est même physique, n’est-ce pas, on a les yeux fixés sur ce point, et on ne bouge plus... plus rien... on ne voit rien, on ne bouge pas sa vue de ce point, et le résultat est généralement qu’on finit par devenir le point. Et je connaissais quelqu’un qui disait qu’il fallait passer au-delà du point, devenir ce point... au point de passer de l’autre côté, de franchir le point, et qu’on s’ouvrait alors sur des régions supérieures. Mais il est vrai que si on arrive à se concentrer totalement sur un point, il y a un moment où l’identification est absolue, et il n’y a plus de séparation entre ce qui se concentre et la chose sur laquelle on est concentré. Il y a une identification complète. On ne peut pas faire de distinction entre soi-même et le point. Ça c’est une concentration totale; tandis que la méditation, c’est une concentration spéciale de la pensée, partielle.

L’ouverture, Douce Mère... ne pas penser du tout!

Ne pas penser du tout, ce n’est pas facile; mais si on veut une concentration parfaite, c’est essentiel qu’il n’y ait plus de pensées.

Y a-t-il, Douce Mère, un rapport entre la concentration et la contemplation?

Il peut toujours y avoir un rapport entre toutes choses, mais on appelle généralement contemplation une sorte d’ouverture vers le haut. C’est plutôt un état d’ouverture passive vers le haut. C’est une forme assez passive de l’aspiration. On fait plutôt ce mouvement-là, comme quelque chose qui s’ouvre, et qui s’ouvre dans une aspiration; mais si la contemplation est suffisamment totale, ça fait une concentration. Mais ce n’est pas nécessairement une concentration.

Lorsque c’est une concentration, alors c’est la partie qui se concentre... la concentration est limitée ou bien...

Une concentration est essentiellement une limitation. On ne peut pas avoir une concentration en plusieurs points à la fois, ce n’est plus une concentration.

Non, je dis pendant une contemplation.

Non, tu viens de dire « c’est une concentration limitée »; une concentration est nécessairement limitée.

Douce Mère, dans le Bulletin, tu as écrit : « La poésie, c’est la sensualité de l’esprit. » Qu’est-ce que cela veut dire?

Qu’est-ce que ça veut dire?... C’est parce que la poésie a rapport avec les formes et les images des idées : les formes, les images, les sensations, les impressions, les émotions des idées, tout ça c’est le côté sensuel des choses. Tout le rapport avec les formes et les sensations, les images, les impressions, tout ça c’est la sensualité des choses. Et la poésie, c’est ce côté-là de la pensée; c’est cette façon-là d’aborder le monde, d’aborder le monde de la pensée, c’est par les images de ces pensées, les formes, les apparences, les émotions et les sensations et le jeu de ces choses, le jeu des apparences, des idées. Ce n’est pas du tout comme la philosophie ou la métaphysique, qui cherchent l’intérieur de l’idée, le principe de l’idée. La poésie, elle, n’est poétique que quand elle évoque. C’est le monde de la forme et de la sensation. Alors on prend une expression un peu... comment dire... épigrammatique, et on peut dire : « C’est la sensualité de l’esprit. » Comme les gens qui sont exclusivement occupés des sensations de tout ce que le monde matériel exprime par ses formes, et tout le côté des formes des sensations de la vie physique, ce sont des gens qui vivent dans leurs sens, et quand ils jouissent de toutes ces choses, eh bien, ce sont des gens qu’on appelle des sensuels.

Là, au lieu d’être appliqué à la vie physique extérieure, c’est appliqué à la vie de l’esprit, aux idées et à ce qui est au-delà des idées. Et c’est tout ce monde-là, vu sous l’aspect de la beauté de sa forme — cela, c’est la poésie. Elle exprime la beauté des idées, l’harmonie des pensées et donne à tout cela une forme qui devient concrète, des images, le jeu des images, le jeu des sons, le jeu des mots.

Alors, au lieu d’être la sensualité de la matière, c’est la sensualité de l’esprit. Ce n’est pas pris dans un sens péjoratif, ni moral — du tout —, c’est simplement descriptif.

Mais en se concentrant sur la forme et la beauté des idées, est-ce qu’on ne risque pas de manquer la vérité?

Mais c’est ce que j’ai dit. Ce n’est pas péjoratif, je n’ai pas dit que cela vous empêche de voir la vérité des choses. C’est la façon, c’est la manière d’aborder la question. Certainement, si j’avais à choisir entre lire une belle poésie et lire un livre de métaphysique, j’aimerais mieux lire la poésie; ce serait moins embêtant. Ce n’est pas péjoratif, c’est descriptif. C’est pour dire : « C’est comme ça. » C’est une constatation, rien de plus.

Ce qui étonne, c’est que les gens n’y ont jamais réfléchi. S’ils se mouvaient dans l’esprit avec la liberté de la pleine conscience, cela ne les étonnerait pas du tout, parce qu’ils le sauraient très bien, que c’est comme ça, que c’est une façon sensuelle d’approcher la vérité. Seulement, n’est-ce pas, dans ce domaine-là, ils ne sont pas encore tout à fait indépendants, alors généralement ils pensent d’une façon classique, ou traditionnelle, ou habituelle, ou selon ce qu’ils ont appris, ou selon ce qu’ils ont lu, mais pas avec la liberté de l’indépendance.

C’est simplement une façon de dire les choses un peu paradoxale, pour frapper — pour frapper la pensée —, c’est tout. Mais il ne faut pas croire que ce soit une condamnation de la poésie. C’est très loin de ça.

Douce Mère, quand est-ce qu’on peut dire qu’un poète est inspiré?

Pourquoi ne le serait-il pas?

Alors il ne pense pas quand il écrit un poème?

Pense pas? Ça veut dire?

Cela vient d’en haut!

Ce n’est pas ça. Tu veux dire : quand dit-on qu’un poète est inspiré? Généralement, on dit qu’un poète est inspiré quand il reçoit des inspirations. (rires)

Ce que tu veux dire et que tu ne dis pas... ce sont ceux qui passent par-delà la pensée, qui font le silence dans leurs pensées, qui ont un mental absolument silencieux et immobile, qui s’ouvrent vers des régions intérieures et qui écrivent presque automatiquement ce qui leur vient d’en haut. C’est ce que tu voulais dire et que tu n’as pas dit. Mais ça, c’est tout autre chose, et cela arrive une fois dans des milliers d’années. Ce n’est pas un phénomène fréquent. Il faut d’abord être un yogi pour pouvoir faire ça. Mais ce que l’on appelle un poète inspiré, c’est quelque chose de tout à fait différent. Tous les gens qui ont du génie, c’est-à-dire une ouverture sur un monde un peu supérieur au mental ordinaire, on les appelle « inspirés ». Quelqu’un qui fait des découvertes est aussi inspiré. Chaque fois qu’on est en rapport avec quelque chose qui est un peu supérieur au domaine humain ordinaire, on est inspiré. Alors quand on n’est pas tout à fait limité par la conscience ordinaire, on reçoit des inspirations d’en haut; la source de sa production est supérieure à la conscience mentale ordinaire.

C’est tout? Plus de questions?

Mère, parfois on sent un silence, mais on se sent en dehors de ce silence. Pourquoi est-ce comme cela ?

On sent un silence, et alors?

Dans les choses.

Non. Si toi, dans ta conscience, tu arrives à un état de silence, ton état de silence tu le perçois partout, mais les autres ne le perçoivent pas nécessairement. Tu le perçois parce que tu es dans cet état-là. C’est l’équivalent de ceux qui prennent conscience en eux du Divin : ils voient le Divin partout, mais les autres n’en sont pas nécessairement conscients. C’est parce que toi, tu as pénétré dans cet état; comme tu es consciente de cet état, tu es consciente de l’état partout où il se trouve; et en fait il se trouve partout, quelque part, pas superficiellement et extérieurement mais intérieurement.

On a l’impression qu’on est en dehors du silence, que ce n’est pas en moi.

Qu’on est en dehors du silence? Alors on est dans le bruit! Je ne comprends pas bien ce que...

Je veux dire que le silence est dans les choses, mais pas dans moi-même.

Probablement parce que tu es plus dans les choses qu’en toimême à ce moment-là. C’est que tu as pris conscience du silence plus en dehors de toi qu’au-dedans de toi.

Douce Mère, il arrive quelquefois qu’on n’était pas prêt pour une méditation ou une concentration, et puis soudainement on est forcé à quelque chose et on est obligé d’être silencieux ; et alors, même si on veut en sortir, on ne peut pas; on reste comme cela, quelquefois pendant longtemps, tout à fait emporté par le torrent des choses.

Est-ce que cela entre dans une catégorie de méditation?

Cela veut dire simplement qu’on est soudainement sous l’influence d’une force supérieure, dont on n’est pas conscient; on est conscient seulement de l’effet mais pas de la cause. C’est tout. Ce n’est pas autre chose que ça. Si on était conscient, on saurait ce qui vous rend silencieux, ce qui vous fait méditer, quelle est la force qui est entrée en vous, ou qui agit sur vous, ou qui vous influence et qui vous met dans le silence. Mais comme on n’est pas conscient, on est conscient seulement de l’effet, du résultat, c’est-à-dire du silence qui vient en vous.

Mais on peut être conscient, Douce Mère, n’est-ce pas?

Pleinement! Mais pour cela il faut travailler un peu au-dedans de soi. Il faut se retirer de la surface.

D’une façon presque totale, tout le monde vit dans la surface, tout le temps, tout le temps dans la surface. Et c’est même pour eux la seule chose qui existe — c’est la surface! Et quand quelque chose les oblige de se reculer de la surface, il y en a qui ont l’impression qu’ils tombent dans un trou. Tout à coup, si on les retire de leur surface, ils ont l’impression qu’ils croulent dans un abîme, tellement ils sont inconscients.

Ils ne sont conscients que d’une espèce de petite croûte mince qui est tout ce qu’ils connaissent d’eux-mêmes et des choses et du monde, et c’est tellement mince! Beaucoup! Il m’est arrivé, je ne sais combien de fois... des gens que j’ai essayé d’intérioriser, et immédiatement ils avaient l’impression qu’ils tombaient dans un abîme, et quelquefois un abîme noir. Alors c’est la suprême inconscience. Mais une chute, une chute dans quelque chose qui est pour eux comme une inexistence, cela arrive très souvent. On dit aux gens : « Asseyez-vous et tâchez d’être silencieux, d’être bien tranquilles » — ça les épouvante.

Il faut une assez longue préparation pour sentir un accroissement de vie quand on sort de la conscience extérieure. C’est déjà un grand progrès. Et puis il y a l’aboutissement : lorsqu’on est obligé pour une raison quelconque de revenir à une conscience extérieure, c’est là qu’on a l’impression de tomber dans un trou noir, en tout cas dans une sorte de grisaille terne et sans vie, un mélange chaotique de choses désorganisées, avec un minimum de lumière, et tout cela paraît si morne, si terne, si mort qu’on se demande comment il est possible de rester dans cet état-là — mais ça, c’est l’autre bout — irréel, faux, confus, sans vie!

(silence)

Alors, est-ce qu’on essaye d’entrer au-dedans, voir s’il y a un trou noir ou pas?

Seulement, je voudrais bien que personne ne bouge, ne se lève et ne s’en aille.

Ceux qui ne sont pas sûrs de pouvoir rester, je les prie de s’en aller immédiatement! Parce que, s’ils se lèvent pendant la méditation, ils dérangent tout.

Il y en a déjà un qui bouge là-bas. Il n’a rien entendu et il bouge.

Il y en a qui ne comprennent pas le français.

Parlent pas le français? S’ils ne parlent pas le français, pourquoi sont-ils ici? Je ne parle pas en une autre langue que le français ici!

(méditation)

Le 31 août 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre IV de Lumières sur le Yoga, « Travail ».

Douce Mère, ici, je n’ai pas compris : « On doit avoir la même conscience dans l’expérience intérieure et dans l’action extérieure, et on doit remplir l’une et l’autre de la Mère. »

Moi, je n’ai pas compris non plus. Est-ce qu’il n’y a pas un membre de phrase qui manque? Moi-même je n’ai pas compris la structure de cette phrase. (Mère se tourne vers Pavitra) Il me semble qu’il y a au moins un mot qui manque.

(Pavitra) Je vérifierai en rentrant, avec l’anglais.

Non, ça peut être comme cela en anglais. Je conçois la phrase anglaise, mais en français ce n’est pas clair. (Mère reprend le texte) Oui, c’est tout au commencement. (Mère lit la phrase) Oh! oui, oui, « remplir de la Mère », ce n’est pas clair, « avec » serait plus clair. « Remplir de quelque chose »? On dit « remplir avec de l’eau ». « Avec » serait mieux, n’est-ce pas? « et on doit remplir l’une et l’autre avec la Mère » — « de la Mère » n’est pas clair — « et on doit remplir l’une et l’autre »... on pourrait mettre « l’une et l’autre doivent être remplies de la Mère », ce serait plus clair, « l’une et l’autre doivent être remplies de la Mère », ou « pleines » : « l’une et l’autre doivent être pleines de la Mère », « remplies de la Mère »; mais « on doit remplir l’une et l’autre de la Mère », ce n’est pas clair; « remplir de quelque chose »... et puis c’est si drôle, n’est-ce pas? C’est comme ça, c’est comme « j’ai rempli ma boîte de bonbons ou un verre d’eau »!

(Pavitra) C’est cela, le mot « remplir » est trop concret en français.

Alors, maintenant vous avez compris?... C’est tout?

Douce Mère, quand quelqu’un veut faire un travail, est-ce que c’est mieux que tu choisisses le travail pour lui, ou qu’il le choisisse lui-même?

Cela dépend du point de vue auquel on se place.

Si c’est au point de vue du yoga et de la personne qui veut faire le travail, il vaut mieux lui laisser choisir, parce qu’il peut, par exemple, être sous une illusion qu’il est capable de faire une chose, et il ne l’est pas; ou il a une ambition, il veut faire quelque chose pour satisfaire son amour-propre, sa vanité. Et alors, si on le laisse faire (comme le travail qui est fait ici est sous l’influence de la Conscience de Vérité), son incapacité de faire le travail apparaîtra immédiatement, et il pourra faire un progrès; tandis que si on voit qu’une telle personne est capable de faire tel travail — un autre travail, n’est-ce pas —, et qu’on lui dise : « Non, celui-là ne vous va pas, il vaut mieux que vous fassiez celui-ci », il ne sera jamais convaincu (il ou elle, ça ne fait rien), il croira toujours que c’est une décision arbitraire, que c’était simplement parce qu’on préférait qu’il fasse ceci ou cela. Alors, à son point de vue personnel, il vaut mieux lui laisser faire ce qu’il demande, afin qu’il fasse le progrès qu’il doit faire. S’il arrive qu’il est très conscient du travail qu’il peut faire et qu’il demande justement le travail qu’il doit faire, alors c’est très bien, il n’y a plus de question, c’est très bien.

Mais dans certains cas, il peut ne pas être très bon de laisser quelqu’un barboter et déranger le travail pour que cela lui fasse faire une expérience. Alors, si le travail qui est à faire est plus important que le yoga de la personne, on lui dit : « Non, je regrette, mais vous n’êtes pas capable de faire cela. Il faut que vous fassiez ceci. » Seulement, pour lui ou pour elle, j’ai dit, cela augmente sa difficulté; parce qu’il restera convaincu que son choix était meilleur que celui que l’on a fait; tandis que par l’expérience, quand il aura bien échoué dans ce qu’il a entrepris, il comprendra qu’il s’était trompé.

Maintenant, je le répète : s’il se trouve qu’il est conscient de ce que vraiment il peut faire, il n’y a qu’à le laisser faire ce qu’il veut, c’est très bien, ça. Le problème ne se pose pas. Il n’y a pas de différence entre la perception de ce qu’il doit faire, et ce qu’il choisit de faire; dans ce cas-là il n’y a pas de problème. Ainsi cela dépend absolument du cas, et de la nature du travail à faire.

C’est exactement la même chose que le problème de l’éducation des enfants. Il y a toutes sortes de théories différentes et même opposées. Il y a des gens qui disent : « Il faut laisser les enfants faire toutes leurs expériences, parce que c’est en faisant l’expérience qu’ils apprennent les choses le mieux. » Comme ça, comme idée, c’est excellent; pratiquement, évidemment cela nécessite quelques restrictions, parce que si vous laissez un enfant marcher sur l’arête d’un mur et qu’il tombe et qu’il se casse une jambe ou la tête, l’expérience est un peu dure; ou si vous le laissez jouer avec une boîte d’allumettes et qu’il se brûle les yeux, n’est-ce pas, c’est payer très cher un peu de connaissance! J’ai discuté cela avec... je ne me souviens plus qui... c’était un éducateur, un homme qui s’occupait d’éducation, qui était venu d’Angleterre, et qui avait ses idées sur la nécessité d’une liberté absolue. Je lui ai fait cette réflexion, alors il a dit : « Mais pour l’amour de la liberté, on peut sacrifier l’existence de beaucoup de gens. » C’est une opinion! (Mère rit)

En même temps, l’excès opposé d’être là tout le temps à empêcher un enfant de faire son expérience, en lui disant : « Ne fais pas ça, il va arriver ça », « ne fais pas ça, il va arriver ça »... alors, finalement, il sera tout recroquevillé sur lui-même, et il n’aura ni de courage ni d’audace dans la vie, et c’est très mauvais aussi.

Au fond, cela revient à ceci : il ne faut jamais faire de règles, il faut à chaque minute tâcher d’appliquer la plus haute vérité que l’on peut percevoir. C’est beaucoup plus difficile, mais c’est la seule solution. Quoi que ce soit que l’on fasse, ne faites pas de règles d’avance, parce qu’une fois que vous avez fait une règle, vous la suivez plus ou moins aveuglément, et alors vous êtes sûr, quatre-vingt-dix-neuf fois et demie sur cent, de vous tromper.

Il n’y a qu’une façon d’agir d’une façon vraie, c’est à chaque minute, à chaque seconde, dans chaque mouvement, d’essayer de n’exprimer que la vérité la plus haute que l’on puisse percevoir, et en même temps savoir que cette perception doit être progressive et que ce qui vous paraît le plus vrai maintenant ne le sera plus demain, et qu’une vérité plus haute devra s’exprimer de plus en plus à travers vous. Ça ne laisse plus de place pour s’endormir dans un tamas confortable; il faut être toujours éveillé — je ne parle pas d’un sommeil physique —, il faut être toujours éveillé, toujours conscient et toujours plein d’une réceptivité éclairée et plein de bonne volonté. Vouloir toujours le mieux, toujours le mieux, toujours le mieux ; et ne jamais se dire : « Oh! c’est fatigant! Si on se reposait, si on se délassait! Ah! je vais arrêter mon effort », alors on est sûr de tomber dans un trou immédiatement et de faire une grosse bêtise!

Le repos, ça ne doit pas être un repos qui descend dans l’inconscience et dans le tamas. Le repos, ça doit être une ascension dans la Lumière, dans la Paix parfaite, dans le Silence total, un repos qui surgit hors de l’ombre. Alors c’est un vrai repos, un repos qui est une ascension.

Douce Mère, les enfants au Dortoir m’ont dit de te demander si c’est bon de lire les classiques illustrés.

Lire quoi?

« Classics illustrated » !

Qu’est-ce que c’est que ça ? (rires)

(L’enfant donne un exemplaire de ces « classiques » à Mère)

Maintenant tous les enfants lisent cela, et ils m’ont dit qu’ils le lisent même pendant la classe, quand le professeur parle de quelque chose d’autre.

Eh bien, qu’est-ce que c’est que ça ? (Mère feuillette le livre) Ooooh! D’où ça sort, ça ?

D’Amérique.

C’est américain? (Mère feuillette encore) Eh bien, mes enfants, c’est d’une vulgarité navrante! Voilà, c’est tout ce que je peux en dire.

Maintenant il y en a des centaines ici, Douce Mère!

Il y a des centaines d’exemplaires?

Oui, Mère! Ils en font des collections.

(Un autre enfant) Des livres différents, pas des mêmes livres.

(Pavitra) Plus d’une centaine.

(Un autre enfant) Des livres différents, pas celui-ci seulement.

(Premier enfant) Tous les livres; on en fait avec les meilleurs livres, et alors ils lisent cela et ils ne lisent pas les livres.

(Deuxième enfant) De toutes les langues.

Oui, c’est un signe des temps. C’est la vulgarisation de tout : la vulgarisation des idées, la vulgarisation des chefs-d’œuvre, la vulgarisation de l’histoire, tout; tout mis aussi bas que possible, afin qu’on n’ait pas besoin de se relever; on peut ramper par terre et puis avoir ça. C’est la descente de la conscience aussi plat que possible, et puis là on se vautre.

Oh! non, c’est repoussant!

Enfin, c’est votre affaire! Si vous aimez faire comme les animaux qui aiment patauger dans la boue, faites comme ça, ça vous regarde. C’est tout. C’est lamentable.

Bon, la question est close, sans amendement.

Maintenant, je ne donne pas d’ordres; chacun suivant sa conscience. Si vous voulez descendre, c’est un très bon moyen. (rires)

Si vous voulez monter, eh bien, je vous conseille de jeter ça à la rue. Oh! n’importe où, ça ne vaut pas d’être gardé — nulle part.

Mère, ce sont les plus âgés qui les répandent chez les petits.

Oui.

Et sans vous le demander.

On me l’a demandé. On vient de me le demander.

On l’avait déjà fait avant de vous le demander.

Bien! C’est à la Bibliothèque qu’on obtient ces choses-là ?

Non, Mère.

Ah! (rires)

Figurez-vous que même quand on vous donne ces choses-là dans un disque (on a eu des disques), eh bien, même ça... j’étais juste sur le point de dire : « Eh bien, c’est un peu vulgaire. » Parce que, pour que le disque se vende et que ça puisse être entendu par tout le monde, on descend la valeur artistique de la chose un petit peu pour la mettre à la portée du public... et c’était un peu grandiloquent, forcé, cela n’avait pas toute la pureté de l’original. On nous a joué ce Julius Cæsar un jour, n’est-ce pas. Eh bien, déjà là, je faisais mes restrictions; je me disais : « Ça fausse le goût des gens. » Au lieu d’avoir la noblesse pure de la chose, ça exagère juste un peu pour que ça plaise au plus grand nombre.

Alors vous comprenez, c’était déjà un sommet en comparaison. Au moins, cela avait des aspirations à la réalisation artistique. Ce n’était pas tout à fait bien réalisé, mais il y avait un effort. Ceci, c’est tout le contraire. Enfin!

Maintenant, soyez courageux ! Combien d’entre vous avaient lu ces livres? (Beaucoup d’enfants lèvent la main)

Nom d’un chien! Et vous avez le toupet de me demander des méditations! Eh bien, en voilà une préparation pour méditer!

J’en ai lu quelques-uns pour voir, Douce Mère.

Bon.

Eh bien, ce soir je ne vous donnerai pas de méditation. Ce sera pour la semaine prochaine, si vous voulez, mais pas ce soir.

Voilà ! Au revoir!

septembre




Le 7 septembre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre IV de Lumières sur le Yoga, « Travail ».

Tout travail est « une école d’expérience ».

Oui, bien sûr. Tu ne comprends pas?

Non, Mère.

Si tu ne fais rien, tu ne peux pas avoir des expériences. Toute la vie est un champ d’expérience. Chaque mouvement que tu fais, chaque pensée que tu as, chaque travail que tu fais peut être une expérience, et doit être une expérience; et naturellement, le travail spécialement est un champ d’expérience où on doit appliquer tous les progrès que l’on s’efforce de faire intérieurement.

Si vous restez dans la méditation et la contemplation sans travailler, eh bien, vous ne savez pas si vous avez progressé. Vous pouvez vivre dans une illusion, l’illusion de votre progrès. Tandis que si vous vous mettez à travailler, toutes les circonstances de votre travail, le contact avec les autres, l’occupation matérielle, c’est un champ d’expérience pour se rendre compte non seulement du progrès que l’on a fait, mais de tous les progrès qui restent à faire. Si vous vivez enfermé en vous-même, sans agir, vous pouvez vivre dans une illusion subjective complète; de la minute où vous extériorisez votre action et où vous entrez en contact avec les autres, avec les circonstances et avec les objets de la vie, alors vous vous rendez compte d’une façon tout à fait objective si vous avez fait des progrès ou pas, si vous êtes plus calme, si vous êtes plus conscient, si vous êtes plus fort, si vous êtes plus désintéressé, si vous n’avez plus de désir, si vous n’avez plus de préférence, si vous n’avez plus de faiblesse, si vous n’avez plus d’infidélité — tout cela vous pouvez vous en apercevoir en travaillant. Tandis que si vous restez enfermé dans une méditation tout à fait personnelle, vous pouvez entrer dans une illusion totale et ne plus en sortir, et croire que vous avez réalisé des choses extraordinaires, alors que vous avez seulement l’impression, l’illusion que vous l’avez fait.

C’est ça que Sri Aurobindo veut dire.

Alors, Mère, pourquoi est-ce que dans l’Inde toutes les écoles spirituelles ont pour doctrine de fuir l’action?

Oui, parce que tout cela est basé sur l’enseignement que la vie est une illusion. Ça a commencé avec l’enseignement du Bouddha qui a dit que l’existence était le fruit du désir, et qu’il n’y avait qu’une façon de sortir de la misère et de la souffrance et du désir, c’est de sortir de l’existence. Et puis ça a continué avec Shankara qui a ajouté que non seulement c’est le fruit du désir, mais c’est une illusion totale, et tant que vous vivez dans cette illusion, vous ne pouvez pas réaliser le Divin. Pour lui il n’y avait même pas de Divin, je crois; pour le Bouddha, en tout cas, il n’y en avait pas.

Alors est-ce qu’ils avaient vraiment des expériences?

Ça dépend ce que tu appelles « expériences ». Ils avaient certainement un contact intérieur avec quelque chose.

Le Bouddha a certainement eu un contact intérieur avec quelque chose qui, par rapport à la vie extérieure, était une Non-Existence; et dans cette Non-Existence, naturellement, tous les résultats de l’existence disparaissent. Il y a un état comme ça ; on dit même que si on maintient cet état pendant vingt jours, on est sûr de perdre son corps; je le crois volontiers, s’il est exclusif.

Mais ça peut être une expérience qui reste en arrière, n’est-ce pas, et qui demeure consciente tout en n’étant pas exclusive et qui fait que le contact avec le monde et la conscience extérieure est supporté par quelque chose qui est indépendant et libre. Ça, c’est un état où vraiment on peut faire de très grands progrès extérieurement, parce qu’on peut se détacher de tout et agir sans attachement, sans préférence, avec cette liberté intérieure qui s’exprime extérieurement.

Mais c’est ça la nécessité : une fois que l’on a atteint cette liberté intérieure et ce contact conscient avec ce qui est éternel et infini, alors il faut, sans perdre cette conscience, retourner à l’action et la laisser influencer toute la conscience tournée vers l’action.

C’est ça que Sri Aurobindo appelle faire descendre la Force d’en haut. C’est comme ça qu’il y a une chance de pouvoir changer le monde, parce qu’on a été chercher une Force nouvelle, une région nouvelle, une conscience nouvelle, et qu’on la met en contact avec le monde extérieur. Alors sa présence et son action amèneront des changements inévitables et, on l’espère, une transformation totale dans ce qu’est ce monde extérieur.

Alors on pourrait dire que le Bouddha, c’était tout à fait certain qu’il avait eu la première partie de l’expérience, mais qu’il n’a jamais songé à la seconde, parce que c’était contraire à sa propre théorie. Sa théorie était qu’il fallait s’échapper; mais il est évident qu’il n’y a qu’une façon de s’échapper, c’est de mourir; et encore, comme il l’a très bien dit lui-même, vous pouvez être mort et être tout à fait attaché à la vie, et être encore dans le cercle des renaissances et ne pas avoir de libération. Et en fait, il a admis l’idée que c’est par les passages successifs sur la terre que l’on peut arriver à se développer jusqu’à cette libération. Mais pour lui, l’idéal c’était que le monde n’existe plus. C’était comme s’il taxait le Divin d’avoir commis une erreur et qu’il n’y avait qu’une chose à faire, c’était de réparer l’erreur en l’annulant. Mais naturellement, pour être raisonnable et logique, il n’admettait pas le Divin. C’était une erreur; commise par qui, comment, de quelle façon? — ça, il ne l’expliquait jamais. Il disait simplement qu’elle était commise et que le monde avait commencé avec le désir et qu’il devait finir avec le désir. Il était juste sur le point de dire que ce monde était purement subjectif, c’est-à-dire une illusion collective, et que si l’illusion cessait le monde cesserait. Mais il n’a pas été jusque-là. C’est Shankara qui a pris la succession et qui a rendu la chose tout à fait complète dans son enseignement.

Si on remonte à l’enseignement des rishis, par exemple, il n’y avait aucune idée de fuite hors du monde, et pour eux la réalisation devait être terrestre. Ils concevaient très bien un Âge d’Or, où la réalisation serait terrestre. Mais à partir d’un certain déclin de vitalité dans la vie spirituelle du pays, peut-être, n’est-ce pas, une différente orientation qui est venue... c’est à partir certainement de l’enseignement du Bouddha qu’est venue cette idée de fuite, et qui a miné la vitalité du pays, parce qu’il fallait faire des efforts pour se couper de la vie. La réalité extérieure devenait un mensonge illusoire, et il ne fallait plus rien avoir à faire avec. Alors naturellement, on se coupait de l’énergie universelle, et la vitalité allait diminuant; et avec cette vitalité, toutes les possibilités de réalisation aussi diminuent.

Mais il est très remarquable... J’ai vu beaucoup de gens qui essayaient cette méthode de détachement et de séparation de l’existence, et de vivre exclusivement dans la réalité intérieure. Ces gens-là extérieurement, presque tous, ils avaient des défauts absolument grossiers. Quand ils revenaient à la conscience ordinaire, ils étaient très inférieurs à un homme d’élite, par exemple, un homme qui a une grande culture et un grand développement intellectuel et moral. C’étaient des gens qui dans leur conduite ordinaire, quand ils sortaient de leur méditation, de leur concentration exclusive, vivaient d’une façon très grossière. Ils avaient des défauts très, très ordinaires, n’est-ce pas. J’en ai connu beaucoup comme ça. Ou alors, ils étaient arrivés à l’état où leur vie extérieure était une sorte de rêve dans lequel ils étaient, pour ainsi dire, inexistants. Mais on avait tout à fait l’impression d’êtres totalement incomplets, c’est-à-dire qu’extérieurement, ce n’était rien du tout.

Mais si dans la conscience extérieure on est très bas, comment peut-on méditer? Cela devient très difficile, n’est-ce pas?

Oui, très difficile!

Alors comment ces gens réussissent-ils?

Mais ils en sortaient complètement, ils laissaient ça comme on enlève un manteau, puis ils le mettaient là et ils entraient dans une autre partie de leur être. Et c’est ça qui se produisait justement, c’était comme s’ils enlevaient cette conscience, qu’ils la plaçaient à côté d’eux, et qu’ils entraient dans une autre partie de leur être. Et dans leur méditation, et tant qu’ils restaient là, c’était très bien. Mais ces gens-là, pour la plupart, quand ils étaient dans cet état-là, ils étaient dans une sorte de samâdhi, et ils ne pouvaient même pas parler; et alors, quand ils revenaient et qu’ils reprenaient la conscience ordinaire, elle était exactement là où elle était auparavant, complètement inchangée; il n’y avait pas de contact.

N’est-ce pas, ce qui te rend la chose difficile à comprendre, c’est que tu ne sais pas d’une façon concrète, pratique, qu’il y a des... différents plans de ton être, comme de tous les êtres, qui peuvent ne pas avoir de contact entre eux, et qu’on peut très bien passer d’un plan dans l’autre, et exister dans une certaine conscience en laissant l’autre absolument endormie. Et d’ailleurs, même dans l’activité, à différents moments ce sont différents états d’être qui entrent en activité, et à moins qu’on ne prenne le plus grand soin de les unifier, de les mettre tous d’accord, il y en a un qui peut tirer d’un côté, l’autre tirer de l’autre, et le troisième tirer du troisième, et être tout à fait en contradiction les uns avec les autres.

Il y a des gens qui dans un certain état d’être sont, par exemple, constructifs, et qui sont capables d’organiser une existence et de faire un travail très utile, et qui dans une autre partie de leur être sont tout à fait destructeurs et démolissent constamment ce que l’autre a construit. J’ai connu un certain nombre de gens comme ça, et alors qui, apparemment, avaient une vie incohérente, mais c’était parce que les deux parties de l’être, au lieu de se compléter, de s’harmoniser dans une synthèse, étaient séparées et en contradiction, et que l’une défaisait ce que l’autre faisait, et tout le temps ils passaient de l’une à l’autre comme ça. Ils avaient une vie sans suite. Et il y en a plus qu’on ne croit, des gens comme ça.

Il y a des exemples très marquants, qui sont frappants tellement ils sont clairs et distincts; des conditions moins totalement opposées, mais tout de même en contradiction les unes avec les autres, cela arrive très, très souvent. D’ailleurs on a l’expérience soi-même, quand on a essayé de faire un progrès; il y a une partie de l’être qui participe à l’effort et qui fait le progrès, et tout d’un coup, sans rime ni raison, tout l’effort que l’on a fait, toute la conscience que l’on a obtenue, ça chavire dans quelque chose qui est tout à fait différent, en contradiction, et sur lequel on n’a pas de contrôle.

Il y a des gens qui peuvent faire un effort toute la journée, arriver à se construire quelque chose au-dedans d’eux ; ils s’endorment la nuit, le lendemain matin tout ce qu’ils avaient fait la veille est perdu, ils l’ont perdu dans un état d’inconscience. Cela arrive très souvent, ce ne sont pas des cas exceptionnels, loin de là. Et c’est ça qui explique, n’est-ce pas, qu’il y a des gens qui — lorsqu’ils se retirent dans leur mental supérieur, par exemple —, peuvent entrer dans des méditations très profondes et se libérer des choses de ce monde, et puis lorsqu’ils reviennent à leur conscience physique ordinaire, sont des gens absolument ordinaires, sinon même vulgaires, parce qu’ils n’ont pas pris le soin d’établir le contact, et de faire que ce qui est en haut agisse et transforme ce qui est en bas.

C’est tout.

Mère, à propos du Bouddha, j’ai une question. Tu avais dit que l’Avatâr vient sur la terre pour montrer que le Divin peut exister sur la terre. Alors pourquoi prêchaitil juste le contraire? Est-ce qu’il est un Avatâr ou non?

Ça !... Il y a des gens qui disent que c’est un Avatâr, il y a des gens qui disent que non, mais ça, à dire vrai, c’est...

Je pense que cette première chose, que l’Avatâr vient sur la terre pour prouver que le Divin peut... ce n’est pas tant prouver par les mots que prouver par une certaine réalisation; et je pense que ce serait plutôt cet aspect du Divin qui est constructif et préservateur, plutôt qu’un aspect transformateur et destructif. N’est-ce pas, pour employer les noms indiens connus dans l’Inde, eh bien, je pense que ce sont les Avatârs de Vishnu qui viennent plutôt pour prouver que le Divin peut venir sur la terre; tandis que chaque fois que Shiva s’est manifesté, il s’est toujours manifesté comme ça, dans des êtres qui ont essayé de lutter contre une illusion et de démolir ce qui est.

J’ai des raisons de penser que le Bouddha était une... pour parler plus exactement, manifestait quelque chose de la Puissance de Shiva ; c’était la même compassion, compréhension de toute la misère, et ce même pouvoir qui détruit, évidemment avec l’intention de transformer, mais qui détruit plutôt qu’il ne construit. Son œuvre ne paraît pas avoir été très constructive. Elle était très nécessaire pour enseigner aux hommes pratiquement à ne pas être égoïstes; à ce point de vue-là c’était très nécessaire. Mais dans son principe profond, cela n’a pas beaucoup aidé à la transformation de la Terre. Comme j’ai dit, au lieu d’encourager la descente de la Conscience supérieure dans la vie terrestre, ça a fortement encouragé cette séparation de la conscience profonde, qu’il disait être la seule vraie, de toute expression extérieure.

Maintenant, n’est-ce pas, cette question du Divin sur la terre, eh bien, tout naturellement les gens qui ont cru en lui, en ont fait un dieu. Il n’y a qu’à voir tous les temples et toutes les divinités bouddhiques pour savoir que la nature humaine a toujours tendance à déifier ce qu’elle admire.

Voilà !

Il y a une autre chose qu’on voudrait demander. Il y a beaucoup de discussions à ce sujet : doit-on prendre de l’intérêt dans ces chansons qui n’ont pas de sens, généralement les chansons de films?

Prendre de l’intérêt? Comment ça ?

Il y en a beaucoup qui écoutent et qui chantent aussi ces chansons.

Oui, mais je ne comprends pas « prendre de l’intérêt ». On peut aimer ces choses-là parce qu’on n’a pas de goût, mais je ne vois pas ce que veut dire « prendre de l’intérêt ». On prend de l’intérêt dans une étude, on prend de l’intérêt dans un travail, on prend de l’intérêt dans un progrès à faire, mais... on peut se laisser aller à une activité de désœuvrement, mais cela ne veut pas dire qu’on peut prendre de l’intérêt.

Si on doit chanter ces chansons?

Doit! Pourquoi? Pour gagner sa vie? (rires)

Est-ce que ce n’est pas un obstacle à notre progrès?

Mais tout ce qui fait descendre la conscience est un obstacle au progrès. Si vous avez un désir, ça fait un obstacle à votre progrès; si vous avez une mauvaise pensée ou une mauvaise volonté, ça fait un obstacle à votre progrès; si vous accueillez un mensonge quelconque, ça fait un obstacle à votre progrès; et si vous cultivez en vous la vulgarité, ça fait un obstacle à votre progrès; toutes les choses qui ne sont pas en accord avec la Vérité font obstacle au progrès; et il y en a des centaines tous les jours.

Par exemple : tout mouvement d’impatience, tout mouvement de colère, tout mouvement de violence, toute tendance à la dissimulation, toute déformation, qu’elle soit petite ou grande, de la vérité, toute mauvaise volonté, tout jugement partial, toute préférence, tout encouragement au mauvais goût et à la... oui, la vulgarité, tout ça c’est constamment sur le chemin. Tout ça, chacun de ces mouvements, petit ou grand, passager ou durable, tous sont comme autant de pierres pour construire le mur et vous empêcher de progresser. Ce n’est pas seulement une chose, il y en a des centaines, il y en a des milliers. Il suffit d’avoir une préférence en soi, il suffit d’avoir une impatience, il suffit d’avoir un petit désir de dissimuler quelque chose, il suffit d’avoir un écœurement, un dégoût pour un effort, il suffit... il suffit de n’importe quoi qui a affaire avec les désirs, les répulsions, tout ça, pour que cela vous entrave dans le progrès. Et alors, au point de vue de l’être intellectuel, de l’être artistique, de la partie culture intérieure et extérieure, toute faute de goût, quelle qu’elle soit, est un obstacle terrible.

Ce monde-ci, je dois dire, est un monde d’extrêmes au point de vue goût, culture artistique et littéraire; d’un côté il fait de grands efforts pour découvrir quelque chose qui soit très haut, très pur, très noble, et d’un autre côté, à l’autre bout, il sombre dans une vulgarité qui est certainement infiniment plus grande que la vulgarité d’il y a deux ou trois siècles. Ce qui est curieux c’est que, il y a environ deux ou trois siècles, les gens qui n’étaient pas cultivés étaient grossiers, mais leur grossièreté ressemblait à celle des animaux, et elle n’avait pas beaucoup de perversion; elle en avait, parce que dès que la mentalité est là, la perversion vient, mais il n’y en avait pas beaucoup. Mais maintenant, ce qui ne monte pas sur le sommet de la montagne, ce qui reste au niveau de la terre, est d’une grossièreté tout à fait pervertie, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement ignorant ou stupide, c’est laid, sale et répugnant, c’est déformé, c’est méchant, c’est très bas. Et c’est le mauvais usage du mental qui a produit cela. Sans la mentalité, cette perversion-là n’existait pas, mais c’est le mauvais usage de la mentalité qui produit cette perversion. Eh bien, ça c’est devenu ce qui est laid à tous les points de vue, maintenant, ce qui est vulgaire et laid.

Il y a des choses, les choses que l’on considère comme très jolies maintenant... J’ai vu de ces photographies ou de ces reproductions que l’on considère comme très jolies, c’est effroya-ble-ment vulgaire de perversion, et pourtant les gens s’extasient et trouvent que c’est joli! C’est parce qu’il y a quelque chose qui est déformé, qui n’est pas seulement sans culture, qui n’est pas seulement « pas développé », qui est déformé, ce qui est bien pire, parce qu’il est beaucoup plus difficile de redresser une chose pervertie et déformée que d’éclairer une chose ignorante ou sans éducation. Eh bien, je crois qu’il y a certaines choses qui ont été des grands instruments de perversion, et parmi ces choses on peut dire le cinéma. Ç’aurait pu être, et j’espère que ça deviendra, un instrument d’éducation et de développement; mais ça a été, c’est pour le moment un instrument de perversion, et de perversion vraiment hideuse : perversion du goût, perversion de la conscience, et tout d’une laideur morale et physique terrible. Pourtant c’est quelque chose dont on peut se servir pour l’éducation, le progrès, la culture et le développement artistique; et à ce point de vue-là, cela pourra être un moyen de répandre la beauté et la culture d’une façon beaucoup plus générale et beaucoup plus accessible à tous que ne l’étaient les moyens antérieurs. Mais c’est toujours comme ça, parce que ce qui peut être mieux, si ce n’est pas mieux, ça devient pire. Et comme je disais au commencement, nous sommes à une époque d’excès — excès dans tous les sens : elle essaye avec excès de se perfectionner, et elle tombe dans les excès de perversion qui sont relativement aussi grands, sinon plus grands. Et si on se regarde attentivement, on s’aperçoit que naturellement, comme on vit dans le monde tel qu’il est maintenant, on participe à sa vulgarité, et qu’à moins de se surveiller et de mettre constamment sur soi la lumière de sa conscience la plus haute, on risque de faire des fautes de goût, au point de vue spirituel, assez fréquentes.

Voilà !

Maintenant je vais vous donner une méditation ce soir, et je vais voir si vous êtes capables de prendre un bain cérébral. Nettoyage!

Mère, quand on médite ici, quel est le centre sur lequel on doit se concentrer?

À dire vrai, chaque fois ça devrait être autre chose.

La première fois, je vous ai dit de méditer sur ce que nous avions lu, n’est-ce pas. Eh bien, si vous voulez, aujourd’hui, nous pourrons essayer de faire entrer en nous une conscience purificatrice qui, comme je viens de le dire d’une façon amusante, nous donne un bain de cerveau, c’est-à-dire un bon petit nettoyage — une lumière qui purifie et qui nettoie.

Le 14 septembre 1955

Cet Entretien est basé sur Le Grand Secret 18 , « L’Homme d’État ».

Douce Mère, quelle doit être l’attitude d’un vrai politicien?

Mais c’est l’attitude d’un vrai politicien que j’ai donnée là. C’est le politicien idéal, mon enfant. On ne peut pas en faire de meilleur. Ce sont les circonstances, il le dit lui-même : « Une force plus grande que la mienne... », c’est la façon dont le monde est organisé; il est parti avec les meilleures intentions, il a essayé de son mieux, il n’a rien pu faire, parce qu’on ne peut rien faire dans les circonstances actuelles et avec la politique telle qu’elle est pratiquée actuellement. Généralement, les gens ne sont pas assez francs pour dire ce que je lui ai fait dire. Je lui ai fait dire la vérité, et cela prouve qu’il est extrêmement franc ; autrement, généralement, ils couvrent tous leurs méfaits de beaux mots, mais les méfaits sont là tout de même. Le monde est organisé de telle façon qu’on ne peut pas être autrement. Si on était un homme qui n’acceptait aucune espèce de compromis, on ne pourrait pas rester dans la politique; on serait tout simplement poussé dehors par la force même des choses. Il y aura un moment où tout cela changera, mais pas encore. La politique, c’est peut-être la dernière chose qui changera. Il y en a beaucoup d’autres qui doivent changer avant. C’est certainement une des choses les plus récalcitrantes.

Il y a deux choses qui sont très difficiles à changer : c’est la finance et la politique; le domaine de l’argent et le domaine du gouvernement sont les deux points où l’homme est le plus faible et le plus attaché au mensonge. Alors, probablement, la transformation viendra là en dernier. On peut espérer une transformation sociale, une transformation économique, une transformation de l’éducation; on peut espérer tout ça longtemps avant la transformation politique et la transformation financière. J’ai écrit ça justement pour montrer aux gens quel est l’état véritable du monde, et pour donner une indication de la porte de sortie. Mais quand nous en serons à la porte de sortie, vous verrez que ce n’est pas si facile. Peut-être que la première chose qui se transformera, ce sera le monde scientifique, c’est possible; parce que là on exige une sincérité très grande et un effort très persévérant, et que ce sont déjà des qualités qui vous ouvrent la porte vers une vie supérieure... Mais nous ferons ça la prochaine fois... non, pas la prochaine fois, dans deux leçons.

Voilà, mes enfants. Pas d’autres questions? Personne n’a rien à dire?

Douce Mère, le politicien qui est du niveau de celui de la pièce, dans le monde maintenant, celui qui essaye de faire de son mieux, n’est-ce pas qu’il est guidé par le Divin? Est-ce qu’il trouvera le moyen de...

Il ne nous a pas dit qu’il était religieux, du tout. Il ne nous l’a pas dit. Il ne nous a pas dit que c’était pour des raisons spirituelles ou religieuses qu’il essayait de faire ça.

Remarquez qu’ils vont tous à un congrès sur le progrès de l’humanité, ils ne vont pas à un congrès religieux du tout. En fait, elle n’a pas de sens, votre question, parce qu’il n’y a rien dans l’univers qui ne soit fait par le Divin, alors à ce point de vue-là la question n’a pas de sens. Consciemment, en luimême, il faudrait qu’il soit un homme religieux, pour qu’il fasse quelque chose pour des raisons religieuses. Ce n’est pas mentionné, et ce n’est pas mentionné exprès, pour ne pas faire intervenir un autre facteur dans le problème. Il ne fait pas ça du tout comme un service pour le Divin. Il fait ça parce qu’il a des idées humanitaires et qu’il essaye d’améliorer la situation humaine sur terre, c’est tout. Tous, d’ailleurs, tous sont dans la même condition.

Mère, comme pendant la guerre, la dernière guerre, il y avait de grands hommes d’État qui...

Mais c’est pris presque exactement sur l’un d’entre eux, une figure célèbre.

Mais ils sont devenus les instruments du Divin pendant la guerre!

Tous, tous sont des instruments du Divin, si vous voulez le regarder d’une certaine façon. Non, ils n’étaient pas consciemment du tout des instruments du Divin; pas conscients du tout, du tout, du tout. Ils avaient des grands mots religieux dans la bouche, je les ai enlevés parce que c’étaient des insincérités et que je voulais faire de mes bonshommes des gens aussi sincères que possible, et leurs grands mots religieux étaient tout à fait insincères, c’était du chantage; la preuve, c’est qu’ils les ont tous oubliés immédiatement, dès qu’ils ont été victorieux.

Mère, comment est-ce qu’il a su, à la fin, qu’il n’a pas trouvé la vérité, s’il n’était pas un homme ouvert...

Quoi! Comment il va suivre?

(Pavitra) Comment a-t-il su qu’il n’avait pas trouvé la vérité... s’il n’était pas ouvert à quelque chose de plus haut?

Mais qui l’a su, mon bonhomme ou le bonhomme...

(Pavitra) Du moment qu’il est conscient qu’il y a quelque chose qu’il n’a pas trouvé, c’est qu’il était ouvert à quelque chose d’autre.

Oui, naturellement, toute bonne volonté est ouverte à une conscience plus profonde. Ça va de soi. Je vous dis, j’ai pris des personnages très exceptionnels qui sont prêts à comprendre, autrement cela ne pourrait pas se faire. Je les ai faits meilleurs qu’ils ne sont en vérité, parce que tous avaient quelque chose d’autre derrière leur aspiration; ils n’en sont pas conscients, mais ce sont des gens qui sont sur le point de comprendre et c’est comme ça, n’est-ce pas, que j’ai pu organiser la chose; ce n’est pas une copie exacte de la nature, c’est une chose organisée pour prouver quelque chose, c’est tout — comme toujours dans la littérature.

Mère, cela nous donne un espoir que dans le monde maintenant et surtout dans l’Inde, il y a des...

Donne un espoir! Je pense que ce n’est pas ça qui donne un espoir; si on n’avait devant soi que le modèle des gens qui existent dans le monde, il n’y aurait pas beaucoup d’espoir.

Mère, dans le monde actuel la politique est divisée en deux grands camps, celui de l’Amérique et celui de la Russie. Comment est-ce que la réconciliation viendra ?

Oh! c’est très facile. C’est justement parce qu’ils ne comprennent pas du tout que c’est très facile, que je dis que c’est la dernière chose qui arrivera. Ces choses-là, ce sont seulement des apparences et des idées superficielles et des intérêts — des intérêts! Même pas des intérêts vrais : les idées qu’ils ont sur leurs intérêts. Mais si on trouvait la vraie solution — pas si on trouvait, peut-être est-elle trouvée —, si on appliquait la vraie solution économique, la base même de leurs problèmes tomberait, il ne resterait juste que l’attitude politique qui est très, très mince. C’est très maigre, ça n’a pas de profondeur, c’est surtout des mots, ce sont des mots très creux, ça sonne très fort parce que c’est creux, ce sont de grands mots. Mais, n’est-ce pas, le seul soutien un peu vrai de leur attitude, ce sont les deux choses dont j’ai parlé : un soutien financier et un soutien économique. Eh bien, si le problème économique était résolu, c’est-à-dire que si la solution était appliquée, la majeure partie du soutien de ces différences politiques disparaîtrait. C’est basé presque exclusivement sur une façon opposée de regarder les problèmes de la vie et la solution de ces problèmes : les uns pensent que c’est comme ceci, les autres pensent que c’est comme cela. Je parle des plus sincères, je ne parle pas de ceux qui ont bâti tout de toutes pièces justement comme je dis pour faire beaucoup de bruit et avoir beaucoup d’influence. Mais si on va au cœur de la question, il n’y a pas tant de différence.

Il y a beaucoup de gens — je parle de gens, je ne parle pas d’individus, je parle des gouvernements — qui prétendent ne pas être communistes et qui ont une façon d’agir qui est absolument communiste, encore plus drastique que les communistes. Par conséquent, tout ça c’est une question de mots. On met des mots comme on met une certaine robe sur les choses que l’on fait, ça change juste l’apparence, mais le dedans n’est pas très différent. D’ailleurs il y a une chose bien simple, c’est que l’humanité tout entière suit une évolution, une courbe d’évolution, et qu’il y a des âges, certains âges où il y a une certaine expérience qui devient presque universelle, c’est-à-dire terrestre, entièrement terrestre, et justement sous des noms, sous des étiquettes, sous des mots différents; c’est à peu près la même expérience qui se poursuit. Alors il y en a de vieilles qui sont en train de disparaître et qui s’accrochent encore, qui changent encore l’apparence et le dedans de certaines nouvelles choses. Mais c’est seulement comme la queue de quelque chose. Tout le mouvement nouveau va vers une expérience qui devient aussi générale qu’elle le peut, parce qu’elle n’est utile que si elle est générale. Si elle est locale, c’est comme un champignon, cela ne donne pas de fruit pour la conscience humaine générale. Les grandes expériences humaines doivent être faites, plus ou moins bien, par l’humanité tout entière, et ça se fait comme ça. Ce sont seulement les pensées qui mettent d’autres mots, d’autres formes, d’autres raisons, d’autres justifications, d’autres légitimations à ce qu’ils font; mais quand on vient au fait, c’est très semblable. Seulement, pour ça, justement, il faut voir au-delà des simples apparences.

Pendant la guerre entre l’Allemagne et l’Angleterre, on savait de quel côté était le Divin, la Force divine qui luttait contre les forces asouriques...

Qui est-ce qui savait?

Ici.

Ah! évidemment!

Est-ce que dans la politique actuelle on peut dire dans quel camp...

Les choses deviennent malheureusement tout à fait tranchées, comme ça (au point qu’on peut dire : ceux-ci sont pour et ceux-ci sont contre), seulement quand il y a cette matérialisation effroyable d’une guerre; parce qu’à ce moment-là il est évident que la victoire de l’un est préférable à la victoire de l’autre, non pas que les uns valent mieux que les autres (ça c’est entendu, qu’au point de vue divin ils se valent tous, c’est la même chose), mais parce que les conséquences de la victoire sont telles que la victoire d’un côté est meilleure que la victoire d’un autre. Mais ça, c’est quand la chose devient tout à fait brutale, une extermination réciproque. Autrement, pour dire la vraie vérité, la Force divine travaille pour son œuvre partout, dans les erreurs de l’homme comme dans sa bonne volonté, à travers les mauvaises volontés comme à travers les choses favorables. Il n’y a rien qui ne soit mélangé; nulle part il n’y a quelque chose qu’on puisse dire être vraiment un instrument pur du Divin, et nulle part il n’y a une absolue impossibilité pour le Divin de se servir d’un homme ou d’une action pour avancer sur le chemin. Alors tant que les choses sont en suspens, le Divin travaille partout presque également. Si les hommes entrent dans la grande folie, alors c’est différent. Mais c’est vraiment une « grande folie », dans le sens que ça précipite toute une masse d’individus et de volontés dans une activité qui mène tout droit à la destruction — la destruction d’euxmêmes. Je ne parle pas des bombes et de la destruction d’une ville ou d’un peuple, je parle de la destruction comme il en est question dans la Gîtâ, n’est-ce pas, quand il est dit que l’asura va à sa destruction. C’est ça qui arrive; et ça c’est un très grand malheur, parce qu’il est toujours préférable de pouvoir sauver, illuminer, transformer, que d’avoir à détruire brutalement. Et c’est ce choix terrible de la guerre qui est la vraie horreur de la guerre; c’est que ça matérialise le conflit d’une façon si brutale et si totale, qu’il y a des éléments qui auraient pu être sauvés dans la paix et qui, par le fait de la guerre, sont nécessairement détruits — et pas seulement des hommes et des choses, mais des forces, des consciences.

Est-ce que l’Inde a un rôle spécial à jouer dans la politique actuelle?

Politique! Je vous ai dit en commençant que la politique est une chose complètement... « pas convertie ». Alors comment est-ce qu’on peut avoir un rôle politique véritable?

L’Inde a un rôle dans le monde à remplir. Mais c’est une chose idéale et qui demande une conversion que... enfin, elle n’a pas encore pris place, que je sache. Au point de vue superficiel, extérieur, elle pourrait jouer son rôle si elle était sincère. C’est tout ce que je peux dire. Mais il faut avoir aussi la connaissance exacte.

(long silence)

Ce sont des choses dont on ne peut pas parler.

Quand cet Homme d’État trouvera la vérité, les problèmes ne resteront pas les mêmes, n’est-ce pas?

Quoi? mon Homme d’État? Il faut que tous trouvent la vérité. Alors naturellement, quand ils auront tous trouvé la vérité ce sera différent. Alors!... Nous allons réfléchir à ce problème!

Le 21 septembre 1955

Cet Entretien est basé sur Le Grand Secret, « L’Écrivain ».

Douce Mère, ici il est écrit : « Le mot est suffisamment immatériel pour rester en contact avec les mondes subtils : forces et vibrations, principes et idées. »

Mes enfants, je tiens à vous dire pour commencer que c’est de la littérature. Alors il ne faut pas me demander des explications. C’est une façon de dire littéraire, il faut le comprendre d’une façon littéraire; c’est une description littéraire du mot; c’est très exact, mais c’est une description littéraire. Alors je ne peux pas faire de la littérature sur de la littérature. Il faut avoir le goût des formes, de la jolie manière de dire les choses, un peu exceptionnelle, pas trop banale; mais c’est justement une façon, c’est la façon de dire qui a du charme. La littérature, c’est tout dans la façon de dire. Vous attrapez ce que vous pouvez de derrière. Si vous êtes ouverts justement au sens littéraire, alors ça vous évoque des choses; mais ça ne peut pas s’expliquer. C’est un moyen d’évocation qui correspond aussi à la musique. Naturellement, on peut analyser la littérature, et voir comment la phrase est construite, mais c’est comme si vous changiez un être humain en squelette. Ce n’est pas joli, un squelette. C’est la même chose. Si dans la musique vous faites du contrepoint, et que, n’est-ce pas, cette note doit nécessairement amener celleci, et ce groupe de notes doit nécessairement amener celui-là, vous gâtez la musique aussi, vous faites un squelette avec de la musique; ce n’est pas intéressant. Ces choses-là doivent se sentir avec le sens correspondant, le charme de la phrase avec le sens littéraire : attraper l’harmonie des mots et ce que ça évoque.

Dans chacun des personnages, c’est la même chose : on vous donne la description de gens qui sont arrivés au maximum de la possibilité humaine. Il est évident que cet écrivain-là est un très grand écrivain, ce que l’on peut faire de mieux. Eh bien, il est arrivé à ça. Et puis au bout, il s’est aperçu que c’était creux, qu’il lui manquait l’essentiel. Et pour tous, ce sera la même expérience.

Nous avons dit la dernière fois que c’était un homme d’État exceptionnel. Eh bien, nous disons cette fois-ci que c’est un écrivain exceptionnel, qui est arrivé au moment psychologique où il peut s’éveiller à une autre conscience, une conscience plus haute. Et pourtant, la description qu’il fait est vraiment une description d’un maximum des possibilités humaines. Il ne voyait pas platement les choses telles qu’elles sont, il voyait l’esprit qui était derrière, il communiait avec lui, il essayait de l’exprimer et il a fait... il a été aussi loin qu’une conscience humaine peut aller. Et puis alors il s’est trouvé devant un précipice. Comment passer de l’autre côté? Toute la chose est comme ça, n’est-ce pas. Nous aurons à répéter la même chose chaque fois.

Voilà.

Pas de questions?

Douce Mère, comment la littérature peut-elle nous aider à progresser?

Cela peut vous aider à devenir plus intelligent, à comprendre mieux les choses, à avoir le sens des formes littéraires, à cultiver votre goût, à savoir choisir entre la bonne et la mauvaise manière de dire les choses, à enrichir votre esprit. Cela peut vous aider de cent manières différentes.

Il y a beaucoup de progrès différents. Et si on veut progresser d’une façon intégrale, il faut progresser dans toutes ces directions différentes. Eh bien celle-là, c’est une progression intellectuelle et artistique en même temps, où les deux se combinent. On joue avec les idées, on est capable de les comprendre, de les classer, de les organiser, et en même temps, on joue avec la forme de ces idées, la façon de les dire, la façon de les exprimer, la façon de les présenter et de les rendre intelligibles.

Douce Mère, tout ce qu’on lit dans la littérature — histoires, romans, etc. — contient très souvent de la substance qui abaisse notre conscience. Ce n’est pas tout à fait possible de laisser la matière et de lire seulement du point de vue de la valeur littéraire.

N’est-ce pas, il n’y a d’excuse à lire des romans quelconques que s’ils sont remarquablement écrits et que vous vouliez apprendre une langue; s’ils sont écrits dans votre langue ou dans une autre langue et que vous vouliez étudier cette langue, alors vous pourrez lire n’importe quoi pourvu que ce soit bien écrit. Ce n’est pas ce qui est dit qui est intéressant, c’est la façon de le dire. Et alors la façon de le lire, c’est justement de ne s’occuper que de la façon dont c’est dit, et pas de ce qui est dit comme ça, qui est sans intérêt. Seulement, par exemple, dans un livre, il y a toujours des descriptions; eh bien, on voit de quelle façon ces descriptions sont faites et comment l’auteur a su choisir les mots pour exprimer les choses. Et pour les idées, c’est la même chose : comment il a su faire parler ses personnages; non pas l’intérêt de ce qu’ils ont dit, mais comment ils le disent. Si l’on prend certains livres comme livres d’études, pour apprendre justement à bien faire les phrases et à exprimer les choses comme il faut, parce que ce sont des livres très bien écrits, quelle est l’histoire n’a pas beaucoup d’importance. Mais si l’on se met à lire des livres pour ce qu’ils racontent, alors là, il faut être beaucoup plus sévère et ne pas prendre des choses qui vous obscurcissent la conscience, parce que c’est du temps perdu; c’est pire que du temps perdu. Alors, les histoires vulgaires, et qui sont dites d’une façon vulgaire, alors là, n’est-ce pas, ça, il n’en est plus question. Ces choses-là on ne devrait jamais y toucher. Et c’est pourtant la monnaie courante qui circule partout, surtout à notre époque, semble-t-il, parce qu’on a inventé des procédés pour imprimer à bon marché, pour faire des illustrations à bon marché. Alors on noie le pays et tous les différents pays avec de la littérature qui ne vaut rien, qui est mal écrite, mal pensée, et qui exprime des choses vulgaires, et qui vous abrutit par des idées vulgaires, et qui vous abîme complètement le goût par des images vulgaires. Tout ça c’est parce que, au point de vue production, on réussit à faire des choses à très bon marché, ce qu’on appelle des éditions accessibles à tous. Mais comme le but de ces gens-là, ce n’est pas du tout d’éduquer ni de faire faire des progrès, loin de là — ils espèrent au contraire qu’on ne progressera pas, parce que si on progressait on n’achèterait plus leur marchandise —, alors leur intention, c’est de faire de l’argent aux dépens des gens qui lisent leur littérature; alors plus ça se vend, mieux c’est. Ça peut être affreux, mais c’est très bon si ça se vend bien. C’est la même chose avec l’art, c’est la même chose avec la musique, c’est la même chose avec le théâtre.

Les dernières découvertes scientifiques, appliquées à la vie, ont mis à la portée de tous toutes sortes de choses qui, avant, étaient réservées seulement à l’élite intellectuelle et artistique; et pour légitimer leur effort et qu’ils aient du profit avec leur travail, ils ont fait les choses qui peuvent le plus être vendues, c’est-à-dire les choses les plus basses, les plus ordinaires, les plus vulgaires, les plus faciles à comprendre, et qui ne demandent aucun effort et aucune éducation. Et toute la terre est noyée sous ces choses-là, au point que quand il y a quelqu’un qui a écrit un bon livre ou a fait une bonne pièce de théâtre, il n’y a plus de place pour lui nulle part, parce que toute la place est prise par ces choses-là.

Naturellement, il y a des gens sensés qui essayent de réagir; mais c’est très difficile. Il faudrait d’abord que l’esprit mercantile soit chassé de ce monde. Ça prendra du temps. Il y a des signes comme ça, que peut-être c’est moins respecté qu’avant. Il y a eu un temps où, n’est-ce pas, on était un criminel quand on ne savait pas faire des affaires, et celui qui avait l’audace de dépenser son capital, même pour des choses très bien, il était bon pour être envoyé dans une maison de fous. C’est un peu mieux maintenant, mais enfin, nous sommes encore loin de la situation véritable. Il y a encore le veau d’or, là, qui trône sur le monde; avant qu’il soit jeté par terre il se passera encore un peu de temps, je le crains. Ça a tellement faussé l’esprit des gens, que c’est pour eux le critère. N’est-ce pas, en Amérique quand on parle de quelqu’un, on dit : « Lui, oh! il vaut un million de dollars! » Ça, c’est le plus grand compliment qu’on peut faire. Et c’est ça. On demande : « Connaissez-vous ce monsieur? Qu’est-ce qu’il vaut? » — « Il vaut cent mille dollars », « Il vaut cinq cents dollars. » Alors cela veut dire qu’il a une position qui lui rapporte ça. Est-ce qu’il est intelligent? est-ce qu’il est stupide? est-ce qu’il est... Cela n’a aucune espèce d’importance. Est-ce que c’est un homme qui est bon ou un homme qui est mauvais? Ça ne fait rien du tout! Est-ce que c’est un homme riche ou un homme pauvre? S’il est riche : « Ah! ah! je voudrais bien le connaître! » S’il est pauvre : « Je n’ai rien à faire avec lui. » Voilà. Naturellement, l’Amérique est un pays jeune, alors ses manières sont des manières d’enfant, mais des manières d’enfant assez mal élevé. Mais les pays vieux sont devenus trop vieux et ils ne peuvent plus réagir; ils branlent la tête, et ils se demandent si après tout cette jeunesse n’a pas raison. C’est tout comme ça. Le monde est très malade.

C’est tout?

Douce Mère, comment est-ce qu’on doit choisir ses livres?

Il serait préférable de demander à quelqu’un qui sait. Si vous demandez à quelqu’un qui, au moins, a du goût et une connaissance littéraire, il ne vous fera pas lire des choses mal écrites. Maintenant, si vous voulez avoir une lecture qui vous aide au point de vue spirituel, c’est une autre matière, il faut demander à quelqu’un qui a une réalisation spirituelle de vous aider.

N’est-ce pas, il y a deux lignes qui sont très différentes; elles peuvent converger parce qu’on peut tout faire converger; mais, comme j’ai dit, il y a deux lignes qui sont vraiment très différentes. L’une, c’est un choix perpétuel, non pas seulement de ce que l’on lit, mais de ce que l’on fait, de ce que l’on pense, de toutes ses activités, de ne faire strictement que ce qui peut vous aider sur le chemin spirituel; cela n’a pas besoin nécessairement d’être très étroit et limité, mais cela doit être sur un plan un peu plus élevé que la vie ordinaire, et avec une concentration de volonté et d’aspiration qui ne permet pas d’errer sur le chemin, d’aller de droite et de gauche inutilement. Ça c’est austère; c’est difficile à adopter quand on est très jeune, parce qu’on a l’impression que l’instrument que l’on est n’est pas assez formé ni assez riche pour se permettre de rester tel qu’il est, sans s’accroître et progresser. Alors, d’une façon générale, excepté pour un très petit nombre, ça vient plus tard, après un certain développement et une certaine expérience de la vie.

L’autre chemin, c’est celui du développement aussi complet, aussi intégral que possible, de toutes les facultés humaines, de tout ce que l’on porte en soi, de toutes ses possibilités, en éventail, aussi largement que possible dans toutes les directions, pour remplir sa conscience de toutes les possibilités humaines, pour connaître le monde et la vie et les hommes et leur œuvre telle qu’elle est maintenant, pour faire une base vaste et riche à l’ascension future.

Généralement, c’est ce que l’on attend des enfants; excepté, comme j’ai dit, des cas tout à fait rares, exceptionnels, d’enfants qui portent en eux un être psychique qui a déjà fait toutes les expériences avant de s’incarner cette fois-ci, et qui n’a plus besoin d’expériences, qui veut seulement réaliser le Divin et Le vivre. Mais ça, n’est-ce pas, ce sont des cas... d’un sur des millions. Autrement, jusqu’à un certain âge, tant qu’on est très jeune, il est bon de se développer, de se déployer autant qu’on peut dans tous les sens, de tirer de soi tout ce que l’on contient de potentialités, pour en faire des choses exprimées, conscientes, actives, de façon à avoir une assise assez solide pour l’ascension.

Autrement, c’est un peu pauvre.

C’est pour cela qu’il faut apprendre, aimer apprendre, toujours apprendre, mais pas perdre son temps à... n’est-ce pas, à se remplir de choses inutiles, ou à faire des choses inutiles. Il faut que tout soit fait avec ce but-là, d’enrichir ses possibilités, de développer celles que l’on a, d’en acquérir de nouvelles, et de devenir un être humain aussi complet, aussi parfait que l’on peut. C’est-à-dire que même sur cette ligne-là, il faut prendre la chose sérieusement, pas simplement passer son temps parce qu’on est ici, et le gaspiller autant qu’on peut parce qu’il faut le passer d’une façon quelconque.

Ça, c’est l’attitude des hommes en général : ils arrivent dans la vie, ils ne savent pas pourquoi ; ils savent qu’ils ont un certain nombre d’années à vivre, ils ne savent pas pourquoi ; ils pensent qu’ils auront à s’en aller parce que tout le monde s’en va, et ils ne savent pas non plus pourquoi ; et alors, la plupart du temps, ils s’ennuient parce qu’ils n’ont rien en eux, que ce sont des êtres vides et qu’il n’y a rien de plus ennuyeux que le vide; et alors ils cherchent à remplir ça en se distrayant; ils se rendent tout à fait inutiles, et quand ils sont arrivés à la fin, ils ont gaspillé toute leur existence, toutes leurs possibilités — et tout est perdu. Ça, vous prenez mille personnes, il y en a au moins neuf cent quatre-vingt-dix qui sont dans ce cas-là. Il se trouve qu’ils sont nés dans ces circonstances ou dans celles-là, et ils essayent, n’est-ce pas, de passer leur temps aussi bien qu’ils peuvent, de s’ennuyer aussi peu qu’ils peuvent, de souffrir aussi peu qu’ils peuvent, de s’amuser autant qu’ils peuvent; et tout est morne, terne, inutile, stupide, et absolument sans résultat. Voilà.

Ça c’est la majorité des êtres humains, et qui ne pensent même pas... ils ne se demandent même pas : « Mais enfin, pourquoi est-ce que je suis ici? Pourquoi est-ce qu’il y a une terre? Pourquoi est-ce qu’il y a des hommes? Pourquoi est-ce que je vis? » Non, tout ça ce sont des choses absolument sans intérêt. La seule chose qui est intéressante, c’est d’essayer de bien manger, de bien s’amuser, de bien se distraire, de bien se marier, de bien avoir des enfants, de gagner de l’argent et d’avoir tous les avantages que l’on peut avoir au point de vue des désirs, et surtout, surtout de ne pas penser, de ne pas réfléchir, de ne pas poser de problèmes, et d’éviter tous les ennuis. Voilà. Et puis de s’en tirer comme cela, sans trop de catastrophes. Ça, c’est l’état général ; ça, c’est ce que les hommes appellent être raisonnable. Et comme ça le monde peut tourner en rond indéfiniment pour une éternité, il ne progressera jamais. Et c’est pour ça que tout ça c’est comme des fourmis; ça vient, ça grouille, ça meurt, ça s’en va, ça revient, ça regrouille, ça remeurt, etc. Et ça peut durer pendant des éternités comme ça. Heureusement qu’il y en a quelques-uns qui font le travail de tous les autres, mais ce sont seulement ceux-là qui font que tout ça changera un jour.

Alors le premier problème, c’est de savoir de quel côté on veut être : du côté de ceux qui font quelque chose, ou du côté de ceux qui ne font rien; du côté de ceux qui, justement, pourront peut-être comprendre ce que c’est que la vie, et faire ce qu’il faut pour que cette vie aboutisse à quelque chose, ou bien de ceux qui se soucient fort peu de comprendre quoi que ce soit et qui essayent de passer leur temps en ayant aussi peu d’ennuis que possible. Surtout pas d’ennuis!

Voilà. Ça c’est le premier choix. Après ça il y en a beaucoup d’autres.

Voilà, mes enfants.

Maintenant, si vous avez envie d’une méditation, dites-le. Oui ou non? Oui? Bon! Essayez d’éliminer de votre conscience tout ce qui est obscurément attaché à la manière de vivre inutilement.

octobre




Le 5 octobre 1955

Le 5 octobre 1955

Cet Entretien est basé sur Le Grand Secret, « Le Savant ».

J’avais l’intention de supprimer les derniers monologues et d’aller tout de suite à la réponse de l’Inconnu, parce que ça ne suscitait pas... il me semblait que ça ne suscitait pas suffisamment de questions pour légitimer tout le temps qu’on passerait à lire... Mais il se trouve que, justement pour celui-ci, « Le Savant », quelqu’un, qui n’est pas ici d’ailleurs, a posé deux questions qui me paraissent intéressantes. Alors, je vous lirai « Le Savant » aujourd’hui, et la semaine prochaine nous prendrons directement « L’Inconnu ».

(Après la lecture du « Savant » par la Mère, Pavitra s’apprête à lire les questions) Alors, vous allez les lire, Pavitra ? Vous ne voyez pas clair? On peut rallumer.

(Pavitra) Non, non, ça va, Mère.

« Le Savant parle de deux postulats avec lesquels il s’est engagé à la recherche des secrets de la Nature et qui se seraient effrités peu à peu.

« Pour moi, dit-il, l’ignorance était le premier de nos maux, sinon le seul...

« N’en est-il pas vraiment ainsi? »

C’est-à-dire que la question est celle-ci, posée pleinement : est-ce que l’ignorance n’est pas le premier et peut-être même le seul mal de l’humanité?

La Science, c’est-à-dire ce qui considère le monde au point de vue le plus matériel, l’a déclaré; et l’un des plus grands maîtres spirituels, l’un des plus grands révélateurs et esprits qui aient cherché la solution des maux de l’humanité sur le plan extrême opposé, a dit la même chose — je parle du Bouddha. Et tous les deux ont à la fois raison et tort, dans ce sens qu’ils ne voient chacun qu’un côté de la question. Il est certain qu’on peut toujours réduire la difficulté à un certain aspect, et que cela rend le problème plus facile à résoudre, quoiqu’il ne soit pas sûr que la solution soit absolument effective. Mais en tout cas, si nous parlons d’ignorance, si nous regardons le problème sous l’angle de l’ignorance — que c’est parce que l’homme n’a pas la connaissance qu’il ne peut pas être sauvé —, cela paraît évident. Mais de quelle connaissance s’agit-il?

Le Savant vous dira : étudiez les lois de la Nature, sachez tout ce qu’elle peut vous enseigner, et elle vous donnera la connaissance qui vous permettra de maîtriser la vie, et d’en devenir le propriétaire au lieu d’être possédé par elle. Mais voilà, d’après ce que nous venons de lire, qu’à mesure qu’il étudie et qu’il cherche, sincèrement et de plus en plus profondément, il s’aperçoit qu’il y a quelque chose qui lui échappe, parce qu’il arrive tout naturellement à la limite du monde matériel et, là, il est en face d’un précipice; il ne peut plus faire de recherches dans ce qui est au-delà, parce que les mêmes méthodes ne suffisent pas.

Mais si nous prenons la question par l’autre bout, nous verrons que l’ignorance dont le Bouddha parlait n’était pas du tout celle qui consistait à ne pas savoir que si on absorbe un poison, on est empoisonné; ou que si on garde sa tête sous l’eau sans respirer, on est sûr d’être noyé; ce n’est même pas de ne pas savoir comment la Nature construit les atomes. Mais, pour lui, l’ignorance consistait à croire que le monde était réel, et que la vie pouvait être bonne si on avait la chance de vivre dans des conditions favorables. Venir au monde, c’était naître à l’ignorance; c’était le résultat, selon lui, d’un désir de vivre; et comme ce désir de vivre était en lui-même l’ignorance suprême, si on abolissait le désir, tout naturellement au bout d’un certain temps on abolirait la vie, puisqu’elle en est le résultat — la vie, le monde et toute cette apparence malsaine et néfaste.

Alors, pour lui, sortir de l’ignorance, c’était sortir de cette fausse conviction que le monde était quelque chose de réel, et surtout de ce désir de vivre qui était la stupidité suprême. Seulement, lui, s’est trouvé devant un autre problème qui était au moins aussi sérieux, sinon encore plus, que le problème du Savant. C’est que son remède n’était bon qu’individuellement; il ne pouvait s’appliquer qu’à un nombre extrêmement restreint d’individus qui avaient déjà passé par des expériences innombrables, à travers des vies tout aussi innombrables, pour attendre le moment où ils étaient prêts à comprendre cette vérité, et à se libérer du monde en se libérant du désir, et à disparaître dans le Nirvâna.

Mais comment multiplier suffisamment ces conversions finales, pour en arriver à ce que le monde disparaisse? Cela paraît impossible, puisque le processus est progressif, et qu’il faut passer par tous les stades de la vie consciente jusqu’à ce qu’on arrive à l’état où l’on est prêt pour s’enfuir dans le Nirvâna. Et alors, pendant tout ce temps-là, qu’est-ce qui arrive à tous ces pauvres gens, pas seulement aux gens, aux bêtes aussi, et aux plantes, à toute cette vie qui souffre et lutte et peine? Alors, même dépourvue de tout espoir... Parce qu’au moins les savants vous disent : « Nous allons vous trouver le moyen de vous rendre la vie plus confortable. » Ils n’ont pas l’air d’avoir découvert ça très bien, parce que ce genre de confort complique la vie et ne la rend pas plus agréable, mais enfin, au moins, ils vous donnent une lueur d’espoir, tandis que l’autre vous dit : « Attendez, attendez, quand votre tour viendra, vous passerez de l’autre côté. » Mais en attendant, on n’est pas heureux. Alors, peut-être pourrait-on dire que cette façon d’aborder le problème n’est pas tout à fait suffisante, parce que c’est une façon purement et exclusivement mentale, et qu’elle ne peut satisfaire que les gens qui ont une vie mentale, et ce n’est pas la majorité. C’est d’ailleurs cela qui a fait que toutes les religions se sont vulgarisées, même celles qui avaient au début quelque chose de très haut et de très vrai à donner; elles ont été obligées de le réduire à la taille de la conscience humaine. Parce que l’humanité souffre, et que ce n’est pas avec de belles idées qu’on la guérit.

Il faut autre chose. Ça, nous le verrons peut-être à la fin, quand nous en arriverons là. Pour le moment...

(Pavitra) « Le deuxième postulat, c’est qu’il nous est possible de connaître l’univers, tel qu’il est réellement, de saisir objectivement ses lois.

« L’espèce de régularité que nous constatons dans l’univers et que nous traduisons en ce que nous appelons lois de la Nature, a-t-elle une existence indépendante de nous? Ou bien ces prétendues lois n’existent-elles que dans notre esprit? N’est-il pas possible de connaître l’univers dans sa réalité, tel qu’il est en lui-même, indépendamment de l’observateur ou du penseur? »

Oui, il y a un moyen : c’est par identification. Mais évidemment, c’est un moyen qui échappe tout à fait aux processus physiques. Je pense que cette impuissance provient seulement du procédé employé, parce qu’on est resté dans une conscience tout à fait superficielle; et le phénomène qui s’est produit la première fois se produit encore une seconde fois. Si vous poussez votre investigation assez loin, vous arrivez tout d’un coup à un moment où vos procédés physiques ne valent plus rien. Et au fond, on ne peut connaître que ce que l’on est. Alors, si vous voulez connaître l’univers, il faut devenir l’univers. Vous ne pouvez pas devenir l’univers physiquement, n’est-ce pas; mais il y a peutêtre un moyen de devenir l’univers : c’est dans la conscience.

Si vous identifiez votre conscience à la conscience universelle, alors vous savez ce qui se passe.

Mais c’est le seul moyen; il n’y en a pas d’autres. C’est un fait absolu qu’on ne connaît que ce que l’on est, et si l’on veut connaître quelque chose, il faut le devenir. Alors, n’est-ce pas, il y a beaucoup de gens qui disent : « C’est impossible », mais c’est parce qu’ils restent dans un certain plan. Il est tout à fait évident que si vous restez non pas seulement dans le plan matériel, mais même dans le plan mental, vous ne pouvez pas connaître l’univers, parce que le mental n’est pas universel; c’est seulement un moyen d’expression de l’univers; et ce n’est que par une identification essentielle que vous pouvez alors savoir les choses, non pas du dehors au dedans mais du dedans au dehors. Ce n’est pas impossible. C’est tout à fait possible. Cela a été fait. Mais ça ne peut pas se faire avec des instruments, si perfectionnés qu’ils soient. Là, il faut encore faire intervenir quelque chose d’autre, d’autres régions, d’autres réalités que les réalités purement matérielles, y compris le mental qui appartient à la vie physique, la vie terrestre.

On peut tout savoir, mais il faut connaître le moyen. Et le moyen ne s’apprend pas dans des livres, cela ne peut pas s’écrire avec des chiffres. Ce n’est qu’en pratiquant. Et alors là, cela demande une abnégation, une consécration, une persévérance et une obstination encore beaucoup plus considérables que celles que les savants les plus sincères, les plus honnêtes, les plus désintéressés ont jamais montrées. Mais je dois dire que la méthode de travail scientifique est une discipline merveilleuse; et ce qui est curieux, c’est qu’aussi la méthode préconisée par le Bouddha pour se débarrasser des désirs et de l’illusion du monde, est l’une des plus merveilleuses disciplines qu’on ait jamais eues sur la terre. Elles sont aux deux bouts, elles sont toutes deux excellentes; ceux qui suivent l’une ou qui suivent l’autre en toute sincérité, se préparent vraiment pour le yoga. Il suffit d’un petit déclic, quelque part, qui leur permette de sortir de leur point de vue un peu trop étroit d’un côté ou de l’autre, pour pouvoir entrer dans une intégralité qui les mènera, elle, vers la Vérité et la maîtrise suprêmes.

Je ne sais pas si l’ignorance est le plus grand obstacle sur le chemin de l’humanité. Nous avons dit que c’était un obstacle qui est presque exclusivement mental et que l’être humain est beaucoup plus complexe qu’un être mental, quoiqu’il soit suprêmement mental ; puisque c’est sa nouvelle création dans le monde, il représente la dernière possibilité de la Nature, et en cela, naturellement, sa vie mentale a pris une proportion formidable, parce qu’il a la fierté d’être le seul être à l’avoir sur la terre. Il n’en fait pas toujours bon usage, mais enfin c’est comme ça. Mais ce n’est pas là qu’il trouvera la solution. Il faut qu’il aille au-delà. Voilà.

Maintenant quelqu’un d’autre a-t-il une question? Non? Personne? (À un enfant) Tu as une question, toi?

Mère, depuis l’âge de pierre jusqu’à notre âge, si nous regardons, l’homme a fait seulement un progrès dans le mental, c’est-à-dire dans le domaine scientifique, et pourquoi aucun progrès dans son...

Tu crois ça, toi? Qui t’a dit cela ?

C’est ici [dans le texte] qu’on a dit que nous sommes presque à l’âge de pierre...

Ah! ah! c’est lui (montrant Pavitra) qui l’a dit. (rires)

Peut-être qu’il avait à préparer son mental d’abord. À l’âge de pierre, son mental était un peu « rustique », il n’y avait pas grand-chose. Il fallait qu’il le développe avant de pouvoir le dépasser. Ça a pris longtemps, mais on est tout de même arrivé à quelque chose.

Il est de toute évidence qu’au point de vue purement mental, le mental physique, eh bien, on a fait du chemin depuis l’âge de pierre. On dit que nous n’avons pas fait beaucoup de progrès parce qu’il y a autre chose que l’on n’a pas beaucoup cultivé; parce que nous étions justement beaucoup trop occupés à jouer avec un nouvel instrument; hein! c’est si intéressant d’avoir un nouveau jeu, là. On jouait avec ça, on essayait tous les moyens de s’en servir. Au point de vue pratique c’était surtout des applications comme jeux, hein! Même cette bombe atomique, c’est encore une façon de jouer; elle est un peu macabre, mais enfin c’est encore un jeu. Ce n’est pas avec une vision claire, définie, un plan, une organisation pour faire avancer le tout vers le but, le vrai but. Ce n’est pas ça. C’était tout à fait... c’est encore... comme des enfants dans une cour de récréation : on invente, on cherche, on joue, on trouve, on se bouscule, on se bat, on s’entend, on se querelle, on découvre, on détruit, on construit. Mais il y a un plan, derrière; il y a eu un plan; il y a encore un plan; il y a de plus en plus un plan. Et peut-être que tout cela, qui joue à la surface, malgré tout, ça mène vers quelque chose qui va se produire un jour; peut-être que si on en parle maintenant et que nous pensions tant à cette chose, c’est peut-être que... il faut bien qu’à un moment donné, ça se produise, hein! Ça peut se produire lentement, par étapes, mais enfin il y a un moment où ça commence à se produire. Alors c’est peut-être qu’on est arrivé à ce moment-là.

Mais enfin il ne faut pas anticiper, nous en parlerons la prochaine fois.

Voilà, c’est tout?

Plus de questions? Rien? (À un enfant) Tu n’as rien à dire, toi, ce soir?

Non? Bon. Alors, au revoir, mes enfants.

Le 12 octobre 1955

Cet Entretien est basé sur Le Grand Secret, « L’Inconnu ».

Quand est-ce que ça va se produire, hein? Voilà, c’est ça, la question que j’attendais.

(À un enfant) Qu’est-ce que tu voulais demander?

Ce que tu as dit maintenant.

Tu vois, je sais lire dans les pensées.

Et alors, si je disais que cela dépend de vous? Ce n’est pas tout à fait vrai, mais enfin il y a quelque chose de vrai dedans.

Je pense que cela se produira au moment où il y aura un nombre suffisant de consciences qui sentiront d’une façon absolue que ça ne peut pas être autrement. Maintenant, la plupart, l’immense majorité d’entre vous doit faire un effort pour s’imaginer ce que ça sera, et, au mieux, spécule là-dessus et peut-être espère que cette transformation rendra les choses plus agréables, plus plaisantes — quelque chose comme cela. Mais votre conscience est tellement attachée à ce qui est, qu’elle a même des difficultés à imaginer que les choses puissent être autrement. Et jusqu’à ce que ce qui doit être devienne, pour un ensemble de consciences suffisant, une inévitable nécessité, et que tout ce qui a été et qui est encore maintenant apparaisse comme une absurdité qui ne peut pas durer... c’est à ce moment-là que ça pourra se produire, mais pas avant.

Reste un problème, à savoir si c’est une chose qui peut se produire et qui se produira individuellement, avant qu’elle ne se produise collectivement. C’est probable. Mais aucune réalisation individuelle ne peut être complète, ni même approcher de cette perfection, si elle n’est pas en accord avec au moins un ensemble de consciences représentatif d’un monde nouveau. Il y a, malgré tout, une interdépendance de l’individu avec la collectivité, si grande que la réalisation individuelle est, malgré tout, limitée, amoindrie par l’atmosphère « irresponsive » — si je puis dire — de ce qui l’entoure. Et il est certain que la vie terrestre tout entière doit suivre une certaine courbe de progrès, pour qu’un monde nouveau et une conscience nouvelle puissent se manifester. Et c’est pour cela que j’avais dit, au début, que cela dépend au moins partiellement de vous.

Est-ce que vous avez jamais essayé de vous représenter ce que pourrait être cette conscience nouvelle, et ce que pourrait être une race nouvelle, et en dernier lieu ce que pourrait être un monde nouveau?

Par analogie, il est de toute évidence que l’arrivée de l’homme sur la terre a changé la condition terrestre. Je ne peux pas dire qu’à un certain point de vue cela ait été pour le plus grand bien de tous, parce qu’il y en a beaucoup qui en ont terriblement souffert; et là, il est évident que les complications que l’être humain a apportées dans la vie, n’ont pas toujours été très favorables, ni pour lui ni pour les autres. Mais à un certain point de vue, cela a fait faire un progrès considérable, même aux espèces inférieures : l’homme s’est mêlé de la vie des animaux, il s’est mêlé de la vie des plantes, il s’est mêlé de la vie des métaux, des minéraux ; comme je dis, ça n’a pas toujours été pour la plus grande joie de ceux dont il s’occupait, mais enfin ça a certainement changé considérablement leurs conditions de vie. Eh bien, de même, il est probable que l’être supramental, quel qu’il soit, changera considérablement la vie de la terre. Dans notre cœur et dans notre pensée, nous espérons que tous les maux dont la terre souffre seront sinon guéris du moins améliorés, et que les conditions générales seront plus harmonieuses, et en tout cas plus tolérables. Cela se peut, parce que c’était la nature même de la conscience mentale qui s’est incarnée dans l’homme qui agissait pour sa propre satisfaction, dans le but de son développement propre et sans grande considération pour les conséquences de ses actions. Peut-être le Supramental agirat-il d’une façon plus harmonieuse. En tout cas, nous l’espérons. C’est comme ça que nous le concevons.

Mais je vous pose, moi, une question : y avez-vous pensé? Avez-vous pensé à ce que cela pourrait être?

(À un enfant) Toi, tu y as pensé? Hein? (À un autre enfant) Toi? Non? Toi, tu y as pensé? Alors, dis-moi ce que tu as pensé. Naturellement, je ne vous demande pas de me répéter ce que vous avez lu dans les livres de Sri Aurobindo, parce que ce n’est pas ce dont il s’agit : il faut tâcher d’imaginer et de vivre par soi-même quelque chose.

Tu ne peux pas dire? Toi non plus, tu ne peux pas dire?

Mère, à cause de notre imperfection nous avons quelque chose à faire. Mais quand la race supramentale descendra, elle sera parfaite; alors, qu’est-ce qu’il y aura à faire?

Parfaite! Parfaite par rapport à nous, mais pas par rapport à ce qui viendra ensuite. Le monde est en perpétuel mouvement et perpétuelle progression, et il est de toute évidence que, chaque fois qu’une conscience nouvelle s’est manifestée sur la terre, on a eu l’impression que ce serait... peut-être pas une réalisation définitive, mais en tout cas un progrès considérable. Et il est de toute évidence aussi que pour... mettons la conscience d’un éléphant ou d’un chien, les capacités humaines sont des choses absolument merveilleuses. Dans la mesure où ils pourraient le comprendre, où ils peuvent l’imaginer, où ils le sentent — les chiens le sentent —, les facultés humaines sont pour eux des choses qui sont divines. Et c’est parce que nous, nous sommes arrivés à une étape où nous percevons quelque chose au-delà (c’est ce que j’ai dit là-dedans, n’est-ce pas), c’est pour ça que nous ne sommes pas satisfaits de tout ce que nous faisons; c’est pour ça qu’il y a ce sentiment qu’on a beau faire, il y a quelque chose qui nous échappe — que la vraie chose nous échappe, qu’on tourne autour, mais qu’on ne la touche pas. C’est parce qu’on est prêt pour ce quelque chose. Autrement, si on ne comprenait pas ça, on serait tout à fait satisfait de ce que l’on peut faire et on aurait simplement l’effort pour le faire de mieux en mieux. C’est le commencement d’une expression nouvelle. Ce besoin, par exemple, de quelque chose qui soit plus essentiellement vrai ; de quelque chose qui soit... sur quoi on puisse compter, qui ne s’écroule pas quand on s’appuie dessus, quelque chose qui vous donne un soutien durable, permanent; ce besoin d’éternité que l’on a en soi, ce besoin d’un absolu, d’une vérité absolue, d’un bien absolu, d’un beau absolu — ça, ça s’éveille au moment où on est prêt pour recevoir une conscience nouvelle.

Il est certain que depuis fort longtemps, peut-être dès le début (pas le début au point de vue évolutif, parce qu’il y a eu des périodes d’êtres intermédiaires qui étaient beaucoup plus proches de l’animal que proches de l’homme vrai), quand cette forme humaine a été suffisamment développée et prête pour pouvoir recevoir quelque chose d’en haut, quand il y a eu les premiers êtres des mondes supérieurs qui se sont incarnés dans des formes humaines, à partir de ce moment-là, il y a toujours eu des individus qui portaient en eux ce besoin d’éternité et d’absolu. Mais c’était une chose individuelle. Et ce n’est que petit à petit, et très progressivement, à travers des périodes de lumière et d’obscurité consécutives, que quelque chose, dans l’ensemble de l’humanité, s’est éveillé au besoin d’un bien supérieur.

Il est de toute évidence que maintenant, à travers tous les remous et toutes les stupidités, il y a un besoin qui s’éveille, presque une sorte de sensation de ce que cela pourrait être et devrait être — ce qui voudrait dire que le moment est proche Pendant fort longtemps on a dit : « Ça sera, ça sera », et on a promis... il y a des milliers et des milliers d’années, on a déjà commencé à promettre qu’il y aurait une conscience nouvelle, un monde nouveau, quelque chose de divin qui se manifesterait sur la terre, mais on a dit : « Ça sera, ça sera », comme ça ; on a parlé d’âges, d’éons, de milliers et de milliards d’années. On n’a pas eu cette sensation que l’on a maintenant, que ça doit venir, que c’est tout proche. Naturellement, la vie humaine est très courte et il y a une tendance à vouloir raccourcir les distances pour que ça soit en proportion avec les dimensions; mais malgré tout, il y a un moment où ça se passera... Malgré tout, il y aura un moment où ça se passera, il y aura un moment où le mouvement basculera dans une réalité nouvelle... Il y a eu un moment où l’être mental a pu se manifester sur la terre. Le point de départ pouvait être pauvre, très incomplet, très partiel, mais tout de même il y a eu un point de départ. Pourquoi ça ne serait pas maintenant?... C’est tout.

Peut-être que ceux qui depuis le commencement ont annoncé que ça serait, si ceux-là mêmes disent : « Ça va être », après tout, c’est peut-être les mieux informés. Moi je considère que depuis les débuts de l’histoire terrestre (nous ne remonterons pas aux antécédents, n’est-ce pas, puisque nous avons déjà assez à faire avec la terre), depuis les débuts de l’histoire terrestre, sous une forme ou sous une autre, sous un nom ou sous un autre, Sri Aurobindo a toujours présidé aux grandes transformations terrestres; et alors quand il vient vous dire : « Eh bien, cette fois-ci c’est la bonne », peut-être qu’il sait. C’est tout ce que je puis dire.

Alors si c’est la bonne, voilà comment se pose le problème : il y aura des gens qui sont prêts, ou qui se rendront prêts, et qui seront justement ceux qui partiront les premiers sur le nouveau chemin. Il y en a d’autres qui, peut-être, s’en apercevront trop tard, qui auront manqué leur occasion; je crois qu’il y en aura beaucoup comme ça. Mais en tout cas, mon point de vue est comme ceci : même s’il ne devait y avoir qu’une demi-chance, ça vaudrait la peine d’essayer. Parce qu’après tout (je ne sais pas, je vous disais tout à l’heure), il y a un moment où la vie telle qu’elle est, où la conscience humaine telle qu’elle est, paraît une chose absolument impossible à supporter, ça crée une sorte de dégoût, de répugnance; on dit : « Non, ce n’est pas ça, ce n’est pas ça ; ça ne peut pas être ça, ça ne peut pas continuer. » Eh bien, quand on en est là, il n’y a qu’à jeter son tout — tout son effort, toute sa force, toute sa vie, tout son être — dans cette chance, si on veut, ou cette occasion exceptionnelle qui est donnée de passer de l’autre côté. Quel soulagement de mettre le pied sur le nouveau chemin, celui qui vous mènera ailleurs! Ça vaut la peine de jeter beaucoup de bagages derrière, de se débarrasser de beaucoup de choses pour pouvoir faire ce sautlà. C’est comme ça que je vois le problème.

Au fond, c’est la plus sublime des aventures, et si l’on a en soi le moins du monde le véritable esprit d’aventure, ça vaut de risquer le tout pour le tout. Mais ceux qui ont peur, qui se demandent : « Est-ce que je ne vais pas lâcher la proie pour l’ombre? » selon le proverbe le plus plat qu’on puisse imaginer, ceux qui se disent : « Bah! après tout, il vaut mieux profiter de ce que l’on a que de risquer de perdre tout, nous ne savons pas ce qui va arriver demain, prenons nos précautions » (malheureusement, c’est très répandu, extrêmement répandu), eh bien, ceux qui sont dans cet état d’esprit-là, je peux vous assurer d’une chose, c’est que, même quand la chose se passera devant leur nez, ils ne s’en apercevront pas. Ils diront : « C’est bien, comme ça je n’aurai pas de regrets. » C’est possible. Mais peut-être qu’après ils en auront, des regrets; ça, nous ne le savons pas.

En tout cas moi, ce que j’appelle être sincère, c’est ça : si on conçoit que cette réalisation nouvelle est la seule chose qui vaut vraiment d’être vécue, que ce qui est, est intolérable — non seulement pour soi-même, peut-être pas tant pour soi-même, mais enfin, si on n’est pas tout à fait égoïste et mesquin, on a l’impression que, vraiment, ça a assez duré, qu’on en a assez, qu’il faut que cela change —, eh bien, quand on a cette impression-là, on prend tout, tout ce que l’on est, tout ce que l’on peut, tout ce que l’on a, et on se jette dedans complètement sans jamais regarder en arrière, et arrivera ce qui arrivera. Moi je trouve qu’il vaudrait même mieux plonger dans un abîme comme ça, que d’être sur le bord à trembler, à se demander : « Qu’est-ce qui va m’arriver demain si je fais ce pas un peu téméraire? » Voilà.

Il vaut mieux avoir un peu de cœur au ventre, comme on dit grossièrement, et risquer le coup. Ça c’est mon opinion.

Maintenant, si vous avez quelque chose d’autre à dire, ditesle. (À un enfant) Et toi, tu es parmi les satisfaits ou parmi ceux qui veulent que ça change? Je ne poserai pas de questions indiscrètes.

(silence)

Mère, ce que vous venez de dire, ça veut dire que la transformation de la conscience et de la vie vont ensemble, n’est-ce pas? Parce que dans le texte, il est dit : « Il faut d’abord transformer la conscience, puis la vie... »

À dire vrai, on ne demande pas grand-chose pour la vie pour le moment : une petite chose — moi, ce que j’appelle des petites choses. Il est évident, oui... n’est-ce pas, si on vous demande de ne pas vivre comme un animal tout à fait — tout à fait, parce que partiellement, pour le moment c’est difficile, mais enfin, de ne pas vivre complètement comme un animal —, ça c’est un changement dans la vie. Mais ça ne va pas plus loin que ça. On ne vous demande pas de vivre comme des esprits éthérés; pour le moment on va doucement, progressivement.

Mais cette animalité...

Non, pardon! vous voulez dire qu’on pense qu’on peut amener son animalité dans la conscience nouvelle?

Non, mais jusqu’à ce que ce soit prêt...

Mais les choses ne sont pas taillées comme ça au couteau. Pour que l’animalité disparaisse complètement, la forme doit être transformée totalement. Tant que le fonctionnement corporel, par exemple, sera ce qu’il est, eh bien, nous participerons d’une façon plus que suffisante à l’animalité, n’est-ce pas; et ça, ça ne peut disparaître que lorsque, eh bien, nous n’aurons plus de cœur, de poumons, d’estomac, et tout le reste. Ça, nous disons que ça viendra longtemps après.

Au fond, la seule chose qui soit très importante pour le moment, c’est le changement de conscience. Et ne croyez pas que ce soit si facile. Si vous vous observez attentivement, vous vous apercevrez que vous pensez, sentez, éprouvez et construisez comme un animal humain, c’est-à-dire comme un être infrarationnel et aux trois quarts subconscient, pendant presque toute la totalité de votre journée. Il se peut qu’à certains moments vous échappiez à ça ; mais il vous faut encore un effort pour y échapper. Cela peut arriver spontanément, comme une grâce, à certains moments; mais la plupart du temps, il vous faut un effort pour arriver à attraper quelque chose qui ne soit pas purement ça. À n’importe quel moment de votre journée, si vous faites juste un petit pas en arrière et que vous vous regardiez faire, vous vous attraperez, vous verrez ça. Quand est-ce que... Tout d’un coup, n’est-ce pas, si je disais soudainement, là, maintenant : « Regardez-vous! » comme ça, sans prévenir à l’avance, qu’est-ce qui était là dans le champ de votre conscience? Si vous attrapez ça, vous verrez; certainement, au moins quatrevingt-dix-neuf fois sur cent, c’est l’animal qui est là ; un animal qui est un petit peu perfectionné, n’est-ce pas, pas tout à fait un chien, pas tout à fait un singe, mais enfin pas très loin de ça.

Il y a beaucoup de choses que les hommes ont transformées en vertus merveilleuses, que moi j’ai trouvées chez les animaux comme des mouvements spontanés — et ils avaient au moins l’avantage de ne pas être fiers et de ne pas avoir de vanité. Ils faisaient spontanément des choses qui, ma foi, étaient très remarquables — très remarquables de dévouement, d’abnégation, de prévision, de sens éducatif. Ils le faisaient spontanément et sans écrire des livres dessus et sans s’en vanter comme d’une chose merveilleuse. Par conséquent, il faut beaucoup pour sortir de l’animal, beaucoup plus qu’on ne croit.

Mère, tu disais juste maintenant que c’est très proche...

Quoi, très proche? L’événement?

Oui. Autrement nous n’en parlerions pas. Si cela devait se produire dans quelques milliers d’années, il est évident que nous n’aurions pas besoin de nous en occuper, excepté comme d’un rêve lointain.

Alors, ça veut dire qu’il y a au moins une bonne minorité qui a changé?

Ah! ça... C’est possible; mais peut-être pas beaucoup — je veux dire peut-être pas beaucoup de gens.

Il y a des êtres qui pourraient se regarder à n’importe quel moment, et qui ne trouveraient pas l’animal. Il n’y en a pas beaucoup. On ne parle des choses que quand on les connaît — on devrait, en tout cas.

(À un enfant) Alors tu as quelque chose à dire?

Mère, quelle est la vraie réalité de l’univers?

(long silence)

Si vous voulez, sous une forme paradoxale, je dirai : ce que l’univers deviendra.

Je pourrais dire aussi : son point de départ et son aboutissement.

Et aussi : ce qu’il est de toute éternité.

Maintenant avec ça, faites quelque chose.

Mère, vous avez dit dans le texte : « Une intervention se produira et prolongera notre vie... » Dans ce cas, notre vie sera prolongée jusqu’à ce que nous puissions voir l’avènement?

Je ne vous ai pas lu ça, et c’est exprès que je ne vous l’ai pas lu. Quand on écrit une pièce de théâtre pour un public, on est obligé de dire certaines choses qui en font une chose accessible.

Mais c’est vrai, n’est-ce pas?

Si c’est la vérité? Oui... C’est tout.

Mère, l’apparition de l’homme mental, c’était graduel, n’est-ce pas, de l’animal à l’homme?

Ça... Il y a eu tout de même un moment où c’est devenu un homme, non? Je vous ai dit ça, au point de vue évolutif ça paraît comme cela. Moi je ne suis pas très calée, n’est-ce pas, je ne peux pas vous raconter comment ça s’est passé, du moins ce que la Science pense savoir sur ce qui s’est passé. Je peux vous raconter seulement ce que je sais.

Eh bien, il y a un moment où ce que nous appelons forme humaine (c’est-à-dire avec des capacités humaines), était suffisamment prêt pour qu’un être de conscience mentale, entièrement conscient, puisse s’incarner en lui — et ça, ça a été vraiment le premier homme. Maintenant historiquement, à quel moment ça s’est produit, ça je ne peux pas vous dire; mais il y a fort longtemps. Il y a quelque temps j’ai eu des chiffres sous les yeux, qui m’ont paru être tout à fait raisonnables et véridiques — mais il y a extrêmement longtemps. Et pendant très longtemps ça a été comme... une espèce d’état étale, comme quand la mer est arrivée au sommet de la marée, que ça se répand et que ça reste tranquille. C’est resté tranquille comme ça pendant très, très, très, très, très longtemps; et ce n’est qu’après très longtemps que ce que nous appelons activité humaine et civilisation humaine a commencé à prendre place, et ça, même depuis le commencement de ça jusqu’à maintenant... On a des chiffres, n’est-ce pas, approximatifs. (Se tournant vers Pavitra) Pavitra, vous les connaissez?

(Pavitra) Je ne m’en souviens plus.

Il y a des chiffres, mais c’est assez considérable. Et ça, c’est seulement la période que l’on peut appeler historique — quoiqu’elle ne le soit pas à la façon ordinaire, mais enfin, on a retrouvé des signes, des documents, des indications, quelque chose qui peut vous donner une idée du temps. Eh bien ça, ça ne s’est produit que très longtemps après que la première conscience mentale se soit incarnée dans une forme humaine, qui était devenue suffisamment humaine, n’est-ce pas, pour devenir un homme; et probablement, avant que cette forme soit produite il a dû y avoir des quantités de tentatives de la Nature qui se sont répandues, peut-être pendant des milliers, des milliers et des milliards d’années. Je ne sais pas. Mais il y a eu un moment, comme je dis, où cette conscience mentale a été capable de venir et de prendre possession d’une forme. Après ça, comme je vous l’ai dit aussi, pendant très, très longtemps... pour que cette forme puisse s’adapter et se perfectionner suffisamment pour exprimer complètement cette conscience, il a fallu très, très, très longtemps. Ça, c’est entendu. Eh bien, il est plus que probable (pas plus que probable, c’est certain) que cela se reproduira de la même façon. Il y aura un moment où une conscience humaine sera dans un état suffisant pour qu’une conscience supramentale puisse entrer dans cette conscience humaine et se manifester.

Mais il se peut qu’avant que ça devienne une espèce nouvelle comme l’espèce humaine, cela prenne très, très longtemps. Et ça, ça se fera progressivement. Mais comme je le dis, il y a une chose : quand ça se produira, ça se produira. Ça ne se produit pas, ça ne s’étale pas comme un caoutchouc, n’est-ce pas; il y a un moment où ça se produit, où la descente se produit, où la fusion se produit, où l’identification se produit. Ça peut se faire dans un éclair. Il y a un moment où ça se produit. Après, ça pourra prendre très, très, très longtemps; il ne faut pas espérer que du jour au lendemain on va voir des surhommes jaillir ici et là. Non, ce ne sera pas comme ça. Seulement, ceux qui auront fait ce que j’ai dit, ceux qui se seront précipités tout entiers, qui auront risqué le tout pour le tout, ceux-là ils le sauront. Mais ils seront les seuls à savoir; ils sauront quand ça se produira.

Les autres, ils ne pourront pas même voir?

Les autres? Ils ne s’en apercevront même pas! Ils continueront leur vie stupide, sans savoir ce qui est arrivé.

Mais tout de même, ils pourront voir ce surhomme devant eux. (rires)

Douce Mère, quelle sera l’attitude du surhomme visà-vis de l’homme?

Quelle est l’attitude de l’homme vis-à-vis de l’animal? Non, espérons qu’il sera un peu plus gentil ! (rires)

Mais il ne faut pas vous faire d’illusions. Pour la conscience supramentale, l’homme est vraiment stupide. Même avec toutes ses perfections, toutes ses réalisations, tout ça, même avec tous ses accomplissements, eh bien, il paraît for-mi-da-ble-ment stupide. Seulement, ce n’est pas une raison pour le maltraiter. Mais je ne crois pas que le surhomme maltraitera personne, justement parce qu’il aura une conscience qui sera capable de passer derrière les apparences. Espérons qu’il sera bien gentil.

Voilà. C’est tout?

Je crois que c’est fini, à moins que quelqu’un n’ait une question très importante à me poser. Pavitra ?

(Pavitra) Quelle sera l’attitude de l’homme vis-à-vis du surhomme?

Ah! (rires) Espérons que cela ne sera pas la même attitude que l’homme a prise vis-à-vis de tous ses dieux ; parce qu’il les a plutôt maltraités. Ses prophètes et ses dieux, il les a mis en croix, il les a lapidés, il les a brûlés vifs — enfin l’homme s’est plutôt mal conduit vis-à-vis de tous ceux qui sont venus lui prêcher une vie nouvelle. Espérons que l’homme sera un peu plus raisonnable... Maintenant il les mettrait en prison.

Mais l’homme les a installés dans les temples aussi!

Non, pas l’être lui-même : l’image qu’il a fabriquée après coup, et dont il a fait une... action politique. Pardon! c’est le dieu à l’image de l’homme qui a été mis dans les temples et adoré, pour des raisons purement politiques. Mais ceux qui étaient en relation avec... ceux qui manifestaient en eux-mêmes la Réalité divine, on les a très mal reçus, toujours. D’ailleurs l’histoire est là pour le prouver. Maintenant, n’est-ce pas, on ne lapide plus, excepté les pauvres Nègres quelquefois, en Amérique; on ne brûle plus vivant, ce n’est plus à la mode — mais on met en prison, ça arrive. Et au fond (j’ai dit ça déjà plusieurs fois), ce qui sauve les hommes qui ne sont pas tout à fait des hommes, c’est que maintenant le monde est dans un tel état d’ignorance qu’on ne croit même plus à la réalité de leur pouvoir. Mais certainement que si les gouvernements croyaient à la réalité de leur pouvoir, ils auraient du mauvais temps...

Mais espérons que... je dirai alors (comme j’ai dit pour les hommes : espérons que le surhomme sera bien gentil), eh bien, espérons pour le surhomme qu’il saura se défendre, qu’il aura des moyens de défense, pas trop visibles, mais suffisants.

Mais, Mère, si l’homme ne peut le voir, il n’a pas besoin de se défendre, non?

Non. C’est peut-être son plus grand moyen — c’est le don d’invisibilité. (Mère rit)

N’est-ce pas, on demande toujours : « Mais pourquoi est-ce qu’on ne devient pas un être qui manifeste les forces supramentales? Pourquoi tout d’un coup il ne devient pas lumineux physiquement? Alors nous saurions que c’est lui. » Eh bien, vous verriez ce qui lui arriverait, le pauvre! Et ce ne serait qu’une petite chose, être un peu lumineux, ce n’est qu’une toute petite chose!

Cela suffit pour aujourd’hui.

Le 19 octobre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre I de La Synthèse des Yogas, « Les Quatre Aides ».

Douce Mère, ici : « ... enfin, le concours du temps (Kâla), car pour toute chose il y a un cycle d’action et une période du mouvement divin. »

Quelle est cette période du mouvement divin?

Pour chaque chose c’est différent.

Pour chaque activité, pour chaque réalisation, pour chaque mouvement, il y a une période de temps définie, et qui diffère. Il y a d’innombrables périodes de temps qui s’enchevêtrent; mais chaque chose est régie par une sorte de rythme, qui est le rythme propre de cette chose.

N’est-ce pas, pour la facilité de leur existence extérieure, les hommes ont divisé le temps d’une façon plus ou moins arbitraire, en années, en mois, en semaines, en jours, en heures, en minutes, en secondes, etc. — c’est un rythme qui est plus ou moins arbitraire, parce qu’il a été créé par l’homme, mais qui comporte en lui-même une certaine réalité parce qu’il correspond à des mouvements universels —, autant qu’ils ont pu. Et c’est pourquoi, d’ailleurs, par exemple, nous fêtons les naissances, le jour de naissance : parce qu’il y a un certain rythme dans l’existence de chacun, qui s’établit par ce retour régulier des circonstances analogues à celles dans lesquelles il est né.

Et tous les mouvements, quand on les observe, on s’aperçoit qu’ils ont un certain rythme : les mouvements de conscience intérieure, par exemple, non seulement au point de vue de la compréhension, mais au point de vue des réactions personnelles, des hauts et des bas dans le progrès, d’un retour assez régulièrement périodique, à la fois de l’avance et des reculs, des difficultés et des aides. Mais si chacun est attentif, il s’aperçoit que son rythme lui est tout à fait particulier; ce n’est pas le même rythme que celui du voisin. Mais de même que les saisons suivent un certain rythme, assez régulier dans l’ensemble, de même la vie individuelle a ses saisons. Et quand on s’étudie attentivement, on s’aperçoit qu’il y a même certaines répétitions de circonstances analogues, à des intervalles réguliers. Même, des gens très sensitifs s’aperçoivent qu’il est certains jours de la semaine, ou certaines heures du jour, où ils peuvent faire les choses plus facilement. Il y en a qui ont des difficultés particulières à des jours et à des heures particuliers; il y en a au contraire qui ont des inspirations meilleures à des moments particuliers. Mais chacun doit trouver cela en lui-même, en s’observant. Naturellement c’est loin d’être absolu, ce n’est pas rigoureux et, si c’est gênant, cela peut s’éliminer très facilement, simplement avec un petit effort d’une volonté résolue. Mais si ça aide, on peut s’en servir.

Et tout ça, chaque chose ayant son rythme propre, eh bien, ça fait un entrecroisement de rythmes extrêmement compliqué, qui fait ce que nous voyons : quelque chose qui paraît ne pas en avoir, parce que c’est trop compliqué, c’est trop complexe.

Comment est-ce qu’on peut s’en servir, Douce Mère?

Eh bien, si... admettons, n’est-ce pas... nous parlons du yoga... si tu observes en toi une certaine répétition de conditions que, par exemple, à telle heure, à tel moment de la journée, dans telles circonstances, il t’est plus facile de te concentrer, ou de méditer, eh bien, tu te sers de ça, en le faisant à ce moment-là.

Naturellement, il ne faut pas en devenir l’esclave; on peut s’en servir, mais il ne faut pas que ça devienne une nécessité et que, si on a passé l’heure, on ne puisse plus méditer. Mais si c’est une aide suffisante, on se sert de l’aide; tout est une question d’observation.

Si on s’étudie, on peut s’apercevoir que dans l’année il y a certains moments, qui sont dus non pas seulement à des conditions personnelles mais à des conditions plus générales — les conditions de la Nature en général —, il y a des moments où l’on rencontre plus de difficultés dans la sâdhanâ ; il y a des moments, au contraire, où on a en soi une plus grande poussée vers l’accroissement de connaissance et de conscience. Cela vous aide dans le sens que si, à un moment donné, vous vous trouvez en présence de difficultés spéciales, ou de quelque chose qui ressemble à un arrêt, au lieu de vous lamenter vous vous dites : « Tiens, c’est ce moment-là ; c’est parce que nous sommes à tel moment de l’année. » Et on attend avec patience que le temps soit passé; ou en faisant ce que l’on peut, mais sans se décourager en se disant : « Ah! voilà, je n’avance pas, je ne fais pas de progrès. » Cela vous aide à être raisonnable.

Et naturellement on peut faire un pas de plus, et prendre ses précautions de telle manière... des précautions intérieures pour être indépendant de ces influences extérieures. Mais ça, c’est plus tard; c’est quand on commence à être le maître conscient de sa sâdhanâ. Ça, ça vient après.

C’est tout? Rien par là ?

Mère, qu’est-ce que le lotus de la connaissance et de la perfection?

Qu’est-ce que tu demandes? Ce que c’est?

Vous avez entendu parler des différents centres, n’est-ce pas; et ces centres sont généralement représentés par des lotus qui sont d’abord fermés, et qui s’ouvrent petit à petit, à mesure que l’on progresse spirituellement.

Le lotus de la connaissance est le lotus aux mille pétales. (À Nolini) Est-ce celui-là ?... Oui, alors c’est celui qui est dans la tête; c’est le dernier dans l’ordre, avant ceux qui sont au-delà du corps humain.

... de la perfection?

C’est le lotus de la connaissance, le lotus aux mille pétales qui s’épanouit; comme c’est le plus élevé... La perfection... ça dépend de quelle perfection!

« Le lotus de la connaissance éternelle et de la perfection éternelle est un bouton fermé et replié en nous. »

C’est celui-là. (Il y en a un au-dessus — au-dessus de la tête, mais généralement on n’en parle pas.) Et dans l’ordre ordinaire, c’est le dernier à s’ouvrir. Je dis « dans l’ordre ordinaire » parce qu’il y a des cas où c’est autrement : ceux d’en bas s’ouvrent après ceux d’en haut. Mais enfin dans l’ordre ordinaire, quand on parle de l’ascension de la Kundalinî, n’est-ce pas, du centre d’énergie, eh bien, c’est à mesure qu’elle monte... elle éveille les centres correspondants; et celui-là, c’est celui qu’elle atteint en dernier. Et en effet, quand c’est comme ça, quand elle atteint celui-là, c’est le signe de la perfection dans l’ascension de l’énergie.

(silence)

Je crois que je vous ai déjà parlé de ces centres, et à quoi correspond chacun d’entre eux.

C’est tout?

Douce Mère, ici il est écrit : « Rien ne peut être appris à l’intelligence qui ne soit déjà secrètement connu... »

Alors est-ce que ça veut dire que celui qui n’a pas de connaissance cachée ne peut pas avoir...

Non. Ce n’est pas tout à fait comme ça.

Ce que cela veut dire, c’est que toutes les choses sont contenues potentiellement dans la substance qui constitue l’homme. Seulement, l’organisation est différente suivant les individus; et le degré d’éveil, de capacité de répondre est différent aussi.

Et c’est ça qui fait la différence entre les possibilités des individus. Mais en fait, d’une façon essentielle, chaque être contient en lui-même toutes les potentialités universelles. Dans quelle mesure il est capable de les développer... c’est une sorte de hiérarchie qui s’établit entre les individus et leur degré de développement. Mais, essentiellement, dans chacun il y a la Présence divine, et par conséquent la Conscience suprême. Seulement, pour certains, pour qu’ils puissent en devenir conscients, ça prendra des milliers et des milliers d’années, et d’autres sont, par suite des circonstances intérieures et extérieures, arrivés au moment où ils sont prêts à en prendre conscience. C’est plutôt une hiérarchie dans la réalisation qu’une hiérarchie dans les potentialités.

Maintenant il s’ajoute à cela que certains êtres manifestent autre chose qu’une conscience purement humaine — mais ça, c’est une chose qui s’ajoute; cela devient des cas exceptionnels. Mais d’une façon générale c’est comme ça : c’est la substance elle-même qui contient toutes les possibilités. C’est comme Sri Aurobindo dit plus loin : si le Divin n’était pas en vous, jamais vous ne pourriez connaître le Divin. C’est ce que cela veut dire.

Douce Mère, ici il a dit : « les téguments de l’âme ». Quels sont les téguments de l’âme?

Oh! c’est comparé à... c’est encore comparé à une plante; et c’est comme ce qui tient le bouton de la fleur fermé, ce qui l’attache, pour ainsi dire... le bourgeon ou la fleur, ce qui l’attache, le ferme; ce sont ces choses-là qui doivent se briser, afin que la fleur puisse s’épanouir. Alors c’est la suite de la comparaison avec le lotus, n’est-ce pas : ce qui tient l’âme enfermée, qui l’empêche d’être active, et de se manifester; c’est ça qui doit être brisé, comme des liens, comme des attaches, des choses qui tiennent enfermé; ça, ça doit se briser, plus ou moins lentement, afin que l’âme puisse s’épanouir comme une fleur. Ces attaches, il explique ce que c’est, n’est-ce pas... je crois que c’est là qu’il dit que ce sont (Mère lit) « les obstacles à son inévitable efflorescence ».

Il dit plus loin : « ... confiné par l’attachement aux apparences finies. » Alors c’est la même chose, n’est-ce pas : c’est tout ce qui vous attache à la conscience ordinaire extérieure, tout ce qui vous lie à la vie ordinaire — c’est ça qui enferme l’âme, là comme ça, serré, serré. Il faut briser ça. Voilà.

Quelque chose, par là ?

Mère, il est dit ici : « En premier lieu, la connaissance des vérités, des principes... » D’abord, il faut savoir le Shâstra ; mais pour savoir le Shâstra il est dit : « Le Shâstra suprême du yoga intégral est le Véda éternel caché dans le cœur... » Alors pour connaître le Shâstra, d’abord il faut un long processus de yoga. (rires)

Oui. Selon la formule ordinaire, c’est comme ça. Cela ne s’apprend pas du jour au lendemain, non, personne ne le croit, je suppose! Seulement, Sri Aurobindo a fait — je ne sais pas, nous n’avons pas lu ça aujourd’hui encore —, il a fait une distinction; il dit... non, un peu plus loin, il parle — nous verrons cela la prochaine fois —, il parle du Guru... non... « la parole plus puissante d’un Guru », c’est plus loin.

C’est-à-dire que, s’il faut se préparer en étudiant les livres, c’est une préparation qui prend assez longtemps. Mais s’il se trouve qu’on peut justement recevoir un enseignement direct, et en toutes circonstances, alors ça va beaucoup plus vite. Quand on n’a personne pour vous guider, et qu’on doit trouver son chemin par des livres, qu’on n’a même personne pour vous dire : « Lisez plutôt ce livre-là que celui-ci », quand il faut tout trouver par soi-même, ça prend du temps. Beaucoup d’années.

N’est-ce pas, ça fait une différence — les gens ne se rendent pas compte de ça —, ça fait une différence considérable, de pouvoir poser la question à quelqu’un qui a réalisé la chose, c’est-à-dire qui a fait toutes les expériences et qui est arrivé au bout et qui a la connaissance de la chose. Vous pouvez lui demander : « Est-ce que ça c’est bon? est-ce que ça c’est utile? est-ce que ça c’est nuisible? » Alors en une minute on a la réponse : « Oui, non, faites ceci, lisez cela, ne faites pas ça. » Et c’est tellement commode.

Mais quand vous êtes tout seul, généralement dans un milieu qui n’est pas très favorable, ou, en tout cas, où les gens n’y comprennent rien, n’y pensent pas (s’ils ne sont pas hostiles!), il faut que vous trouviez tout par vous-même; vous n’avez personne pour vous dire : « Eh bien, lisez ce livre-là, il est meilleur, il est plus vrai que celui-ci. » Il faut que vous lisiez une quantité considérable de choses, que vous puissiez les comparer audedans de vous, comparer l’effet que cela vous fait, à quel point cela vous aide, ou cela ne vous aide pas.

Naturellement, les gens qui sont prédestinés, ils sont guidés par le guide intérieur. Il se trouve qu’ils rencontrent le livre qu’ils doivent lire, ou la personne qui peut leur donner une indication utile; mais ça c’est... Au bout de quelque temps ils s’aperçoivent qu’il y avait là une conscience; ils ne savaient pas très bien ni d’où cela venait ni comment c’était, ni qui a organisé leur vie, qui a organisé les circonstances de la vie — et qui vous a aidé à chaque pas à trouver juste la chose qui vous mènera plus loin. Mais ça c’est... ce n’est pas très fréquent; c’est plutôt rare. Ce sont les gens prédestinés.

Autrement, c’est difficile. Cela prend du temps, beaucoup de temps. Et encore ça, c’est juste le début, n’est-ce pas : c’est de trouver les vérités sur lesquelles on établira son yoga. Ce n’est pas le yoga ; ce sont les principes généraux sur lesquels on va construire son yoga.

Évidemment, ceux qui sont particulièrement intéressés, ils peuvent trouver quelque chose. Il va de soi que pour ceux qui sont dans l’Inde, c’est extrêmement facile — extrêmement facile. Il y a une tradition vivante, n’importe qui veut faire un yoga trouvera toujours quelqu’un pour lui donner un renseignement. Et même chez les plus ignorants et les plus incultes, il y a une vague impression de ce qu’il faut faire, ou de ce qui peut aider.

Mais si vous vous transplantez en Occident, eh bien, vous verrez comme c’est difficile, avec tout un monde organisé non pas seulement « pas pour », non pas seulement indifférent, mais presque totalement contre, qui volontairement refuse de reconnaître cette Réalité, parce qu’elle est gênante; alors, quand cela vous vient au-dedans de vous, quand le besoin se manifeste, vous ne savez vraiment pas de quel côté regarder pour vous en tirer.

Maintenant c’est un peu mieux. Mais il y a cinquante ans ce n’était pas fameux — cinquante ans, soixante ans, c’était difficile. Maintenant on a fait des progrès; il y a un petit peu plus de lumière, là, partout.

C’est tout?

Mère, ici il est dit : « Celui qui choisit l’Infini, a été choisi par l’Infini. »

C’est une phrase magnifique!

Et c’est tout à fait vrai. Il y a aussi dans Aperçus et Pensées une phrase comme ça où je crois qu’il emploie le mot de Dieu, au lieu d’Infini. Mais c’est la même idée : que c’est Dieu qui vous a choisi, le Divin qui vous a choisi. Et c’est pour cela que vous Lui courez après!

Et c’est cela qui donne — c’est ce qu’il dit, n’est-ce pas —, c’est cela qui donne cette espèce de confiance, de certitude que, justement, on est prédestiné; et si on est prédestiné, même s’il y a des montagnes de difficultés, qu’est-ce que ça peut faire puisqu’on est sûr d’arriver! Ça vous donne un courage indomptable pour faire face à toutes les difficultés, et une patience à toute épreuve : vous êtes sûr d’arriver.

Et c’est un fait. En fait, c’est comme ça : de la minute où vous y avez pensé, eh bien, vous y avez pensé parce qu’on a pensé à vous; vous avez choisi parce qu’on vous a choisi. Et une fois qu’on vous a choisi, vous êtes sûr de votre affaire. Par conséquent les doutes, les hésitations, les dépressions, les incertitudes, tout ça, c’est tout simplement du gaspillage de temps et d’énergie; ça ne sert à rien du tout.

Du moment où l’on a senti seulement une fois au-dedans de soi : « Ah! ça, c’est la Vérité pour moi », c’est fini; c’est fini, c’est réglé. Même si vous passez des années à tailler votre route dans la forêt vierge, ça n’a pas d’importance — c’est fini, c’est réglé.

C’est pour ça qu’un jour je vous disais : après tout, vous êtes tous ici parce que vous l’avez voulu quelque part; et si vous l’avez voulu quelque part, c’est que le Divin l’a voulu ainsi en vous.

Alors, il y en a qui suivent un chemin tout droit et qui arrivent très vite; il y en a qui aiment les labyrinthes, ça prend plus longtemps. Mais le bout est là ; la fin est là. Moi je sais par expérience qu’il n’y a pas un être qui, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, n’a eu un grand élan vers... n’importe comment il L’a appelé, mais... mettons le Divin pour la facilité du langage, qui ne soit sûr d’arriver; même s’il Lui tourne le dos à un moment donné, ça n’a aucune importance — il est sûr d’arriver. Il aura plus ou moins à lutter, plus ou moins de difficultés, mais il est sûr d’arriver un jour. C’est une âme qui a été choisie, elle est devenue consciente parce que son heure était venue; une fois que l’heure est venue, eh bien, le résultat s’ensuivra plus ou moins vite. Vous pouvez faire ça en quelques mois; vous pouvez faire ça en quelques années; vous pouvez faire ça en quelques vies — mais vous le ferez.

Et ce qui est remarquable, c’est que cette liberté de choix vous est laissée et que, si vous décidez au-dedans de vous que vous le ferez dans cette existence, vous le ferez. Et je ne veux pas dire que vous décidiez d’une façon permanente et continue parce qu’alors là, ça peut vous prendre douze mois pour arriver. Non, je veux dire : si vous avez tout d’un coup été saisi par ça, « je veux ça », même une fois, dans un éclair, c’est le sceau qui est mis, là, comme ça. Voilà.

Ce n’est pas une raison de perdre son temps en route; ce n’est pas une raison pour justement suivre tous les méandres du labyrinthe et arriver, n’est-ce pas, avec des déchets considérables quand vous serez au bout. Non. Mais c’est en tout cas une raison pour ne jamais désespérer. Quelles que soient les difficultés.

Moi, je suis d’avis que, quand il y a quelque chose à faire, il vaut mieux le faire aussi vite que possible. Mais enfin, il y a des gens qui aiment perdre leur temps. Peut-être qu’ils ont besoin de tourner et tourner et tourner et retourner et faire beaucoup de détours avant d’arriver à l’endroit où ils doivent arriver. Mais c’est une question de choix. Malheureusement, les gens qui ont cette habitude de tourner et retourner et se détourner et faire toutes sortes de méandres inutiles, ce sont ceux qui se plaignent le plus; ils gémissent, et ce sont les ouvriers de leur propre misère!

Si on décidait d’aller tout droit son chemin coûte que coûte — savoir supporter un petit peu de difficultés, faire face, n’est-ce pas, aux désagréments sans faiblesse —, eh bien, on s’éviterait beaucoup de tracas. Mais il y en a qui ne vont que si on les prend par la peau du cou, et qu’on les tire avec une force terrible. Alors ils crient qu’on leur fait violence! Mais enfin, ce sont eux qui l’ont voulu.

Voilà.

Le 26 octobre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre I de La Synthèse des Yogas, « Les Quatre Aides ».

Pas de questions! Il n’y a pas de questions ici, c’est clair comme de l’eau de roche.

Ici, il est écrit : « Le Verbe intérieur peut être la parole de l’âme profonde en nous, toujours ouverte au Divin, ou celle de l’Instructeur universel et secret... » Pourquoi est-ce que c’est différent, le Divin et l’Instructeur universel?

L’Instructeur universel n’est qu’un aspect du Divin, n’est-ce pas. Le Divin contient toutes les activités possibles; l’Instructeur est seulement une activité, Celui qui enseigne. Sri Aurobindo veut dire : ou c’est un contact direct avec le Divin, ou un contact avec un aspect du Divin, Celui qui enseigne, le Guru divin. Mais le Divin n’est pas seulement un Guru.

C’est tout?

Douce Mère, ici : « En certains cas, ce Verbe représentatif n’est qu’un prétexte en quelque sorte, pour que le pouvoir intérieur s’éveille et se manifeste... » Alors dans ce cas-là, est-ce que c’est l’aspiration de l’individu, ou est-ce que c’est le pouvoir du Verbe?

Cela dépend beaucoup du degré de développement du sâdhak. S’il est suffisamment développé et conscient pour être en rapport directement avec la Force spirituelle qui agit derrière les mots, alors le mot n’est qu’un prétexte. Mais s’il faut que ça passe, pour lui, à travers sa compréhension mentale pour pouvoir avoir de l’effet, alors le mot prend une bien plus grande importance. Cela dépend du degré de développement.

Si on est capable de recevoir directement, alors on ouvre un livre, par exemple, on trouve une phrase, et on a une illumination; parce que c’était juste le mot qu’on attendait pour se mettre en rapport avec la Force, dont on avait besoin pour faire un pas de plus.

Autrement il faut prendre un livre, l’étudier, le lire phrase à phrase, mot à mot, et puis réfléchir et puis le comprendre et puis l’assimiler; et puis alors, après, très lentement, après l’assimilation et la compréhension, ça commence à avoir un effet sur le caractère, et on fait un progrès.

Dans un cas c’est un rapport direct, n’est-ce pas, et juste une phrase, un mot... on lit un mot, on lit une phrase, et on a une illumination. Et alors on reçoit toute la Force dont on a besoin. L’autre, c’est le chemin de l’érudit, du savant, qui est un être intellectuel, et qui a besoin d’apprendre, de réfléchir, d’assimiler, de raisonner tout ce qu’il a appris, pour pouvoir faire un progrès. C’est long, c’est laborieux.

C’est tout?

Douce Mère, il y a une fleur que tu as appelée le « Verbe Créateur ».

Oui.

Qu’est-ce que cela veut dire?

C’est le mot qui crée.

Il y a toutes sortes de vieilles traditions, des vieilles traditions hindoues, des vieilles traditions chaldéennes, où le Divin, sous forme de Créateur, c’est-à-dire sous Son aspect de Créateur, prononce un mot qui a le pouvoir de créer. Alors c’est cela...

Et c’est l’origine du mantra. Le mantra, c’est le mot prononcé qui a un pouvoir créateur. On fait une invocation, et il y a une réponse à l’invocation; ou on fait une prière, et la prière est exaucée. Ça c’est le Verbe, le Verbe qui, dans le son... ce n’est pas seulement l’idée, c’est dans le son qu’il y a un pouvoir de création. C’est l’origine du mantra.

Dans la mythologie indienne, le dieu créateur est Brahmâ, et je pense que justement c’était sa puissance qu’on avait symbolisée par cette fleur, le « Verbe Créateur ». Et quand on est en contact avec ça, les mots prononcés ont un pouvoir d’évocation, ou de création, de formation, ou de transformation — les mots... le son a toujours un pouvoir; il a beaucoup plus de pouvoir que les gens ne le pensent. Ça peut être un bon pouvoir et ça peut être un mauvais pouvoir. Ça crée des vibrations qui ont un effet indéniable. Ce n’est pas tant l’idée que le son; l’idée aussi a son pouvoir propre, mais dans son domaine propre. Tandis que le son a un pouvoir dans le monde matériel.

Je crois que je vous avais expliqué cela une fois; je vous avais dit que, par exemple, des mots que l’on prononce comme ça, généralement sans réfléchir et sans y attacher d’importance, on peut les utiliser pour faire quelque chose de très bien. Je crois que je vous avais parlé du bonjour, n’est-ce pas? Quand on se rencontre et qu’on se dit bonjour, les gens font ça mécaniquement et sans réfléchir. Mais si on met dedans une volonté, une aspiration pour en effet souhaiter à quelqu’un que sa journée soit bonne, eh bien, il y a une façon de dire bonjour qui a beaucoup d’effet. Plus d’effet que si simplement, en rencontrant quelqu’un, vous pensiez : « Ah! j’espère qu’il aura une bonne journée », sans rien dire. Si avec cet espoir dans votre tête, vous lui dites d’une certaine manière bonjour, vous rendez cela plus matériel et plus efficace.

C’est la même chose d’ailleurs avec les malédictions, ou quand on se met en colère et qu’on dit des choses mauvaises aux gens. Ça peut leur faire aussi mal — plus mal quelquefois — que si vous leur donniez une gifle. Les gens qui sont très sensibles, ça peut déranger leur estomac, ou leur donner des palpitations. Parce que vous mettez dedans une force mauvaise qui a une puissance de destruction.

Ce n’est pas du tout indifférent de parler. Naturellement, cela dépend beaucoup du pouvoir intérieur de chacun. Les gens qui n’ont pas de force et pas de conscience, ils ne peuvent pas grand-chose — à moins qu’ils n’emploient des moyens matériels. Mais dans la mesure où vous êtes fort, surtout où vous avez un vital puissant, il faut avoir un grand contrôle sur ce que l’on dit, autrement on peut faire beaucoup de mal — sans le vouloir, sans le savoir, par ignorance.

Quelque chose? Non? Rien? Une autre question?... Tout fini?

À propos du son, Mère, les différents langages ont des expressions de sons différentes, alors de quoi dépend la puissance d’une langue?

Mais quand on est suffisamment sensible, sensitif, si quelqu’un vous parle un langage que vous ne connaissez pas du tout, mais qu’il mette dedans une intention très précise, vous sentez les mêmes effets.

Si quelqu’un vous souhaite un bon jour ou une bonne santé dans une langue que vous ne connaissez pas du tout et qui n’a aucun rapport avec la vôtre, vous pouvez sentir l’effet sans comprendre les mots. Ou bien si quelqu’un vous dit une chose violente ou une malédiction dans une langue que vous ignorez totalement, vous pouvez très bien recevoir les vibrations. Cela ne dépend pas du mot compris. Dans chaque langue il y a des sons qui sont expressifs; ce n’est pas seulement une langue qui est expressive. Et il y a plusieurs façons d’exprimer la même chose. Il y a d’innombrables façons d’exprimer la même chose.

Je me souviens d’avoir entendu discuter des gens qui étaient des érudits, et qui se croyaient très sages — et qui discutaient, avec un sérieux imperturbable, pour savoir dans quelle langue Dieu avait dit : « Que la Lumière soit. » Il y en avait qui disaient que ça devait être en sanskrit, d’autres qui disaient que ça devait être une langue encore plus ancienne, d’autres qui disaient que ça devait être en syrien, et ainsi de suite, n’est-ce pas; et personne ne pensait que peut-être ce n’était pas une langue!

Est-ce que le Verbe aussi suit l’évolution?

Ça veut dire?

Cela veut dire : ce qui était étudié auparavant, maintenant c’est devenu médiocre.

Quel Verbe?

Ce qui avait été conçu par les savants dans les Shâstras; c’est-à-dire que ce qui est écrit ici...

Que des vieilles traditions...? Oui. Mais Sri Aurobindo dit aussi qu’il n’y a pas de raison que ça ne change pas, qu’il n’y ait pas des choses ajoutées, changées. Il dit... il répond lui-même à votre question.

C’est très bien de garder le souvenir du passé si cela vous aide, mais il ne faut pas que cela vous empêche d’avancer. Et l’enseignement qui était bon à une époque ne l’est plus à une autre, c’est tout à fait certain.

Ce que je demande c’est : est-ce que ça suit l’évolution aussi?

Quelle évolution?

C’est-à-dire : ce qui était nécessaire auparavant, ce n’est plus suffisant maintenant?

Logiquement, on devrait toujours ajouter. Mais, généralement, ceux qui s’attachent au passé, ils veulent garder le passé tout seul ; et les autres qui veulent avancer, ils veulent rejeter tout et ne garder que ce qu’ils ont trouvé. Et alors ils font tous les deux une commune erreur, c’est-à-dire de se limiter et de rendre leur conscience étroite, au lieu de l’élargir.

Est-ce que le son, c’est seulement particulier au monde physique, ou est-ce qu’il y a aussi le son dans les autres domaines?

Il y a le son aussi.

Dans le même rapport qu’ici?

Il y a certainement un son dans tous les mondes manifestés, et quand on a les organes appropriés, on l’entend.

Il y a des sons qui appartiennent aux régions les plus hautes, et, en fait, le son que nous avons ici donne l’impression d’un bruit, en relation avec ce son-là.

Par exemple, il y a des régions qui sont des régions harmonieuses et musicales, où l’on entend quelque chose qui est l’origine de la musique que l’on a ici — mais les sons de la musique matérielle, physique, semblent absolument barbares en relation avec cette musique! Quand on a entendu celle-là, même l’instrument le plus parfait est inapproprié; tous les instruments construits, dont certainement le violon a le son le plus pur... mais tous sont très inférieurs, comme expression, à la musique de ce monde d’harmonies.

La voix humaine quand elle est absolument pure est, de tous les instruments, celui qui exprime le mieux ; mais c’est encore... ça a un son qui paraît si brutal, si grossier par rapport à ça. Quand on a été dans cette région-là, on sait vraiment ce que c’est que la musique. Et c’est d’une clarté si parfaite qu’en même temps que le son, on a la compréhension totale de ce qui est dit. C’est-à-dire qu’on a le principe de l’idée, sans les mots, simplement avec le son et toutes les inflexions des... on ne peut pas appeler ça des sensations, ni des sentiments; ce qui paraît approcher le plus ce serait des sortes d’états d’âme, ou d’états de conscience. Toutes ces inflexions sont clairement perceptibles par les nuances du son. Et, certainement, ceux qui ont été des grands musiciens, des génies au point de vue musical, ils devaient être d’une façon plus ou moins consciente en rapport avec ça. Le monde physique tel que nous l’avons maintenant est un monde tout à fait grossier; ça a l’air d’une caricature.

C’est la même chose pour la peinture : toutes les peintures dont on se sert maintenant, ça a l’air d’être des barbouillages, quand on a vu le domaine de la forme et de la couleur, l’origine des choses exprimées par la peinture.

Et au fond, c’est la même chose au point de vue des idées. Si on entre en rapport avec le domaine des idées pures par-delà les mots, tous les mots sont de telles limitations, restrictions! ça devient comme une caricature. L’intensité de vie contenue dans l’idée est intraduisible. On peut la recevoir si on est capable d’entrer consciemment dans ce domaine-là. On peut la transmettre dans une certaine mesure si on est maître de ses vibrations et qu’on peut les laisser passer et les émaner. Mais tout ce que l’on dit ou tout ce que l’on écrit, c’est vraiment une caricature.

Ça suffit? Ou encore d’autres questions?

Mère, aujourd’hui c’est le Jour de la Victoire (Durgâ Pûjâ). On dit que chaque année, ce jour-là, tu remportes une victoire.

Mais, pour avoir le droit de le savoir, il faut en avoir au moins un minimum d’expérience.

Quelle est la victoire remportée aujourd’hui?

Tu le sais, toi, hein? Non? Tu n’as eu aucune expérience de ce genre? Quelqu’un a eu une expérience?

La conquête des désirs.

Quoi? Vous n’avez plus de désirs, vous, c’est fini? Je vous fais mon compliment! (rires)

(silence)

Même suivant la tradition qui est une tradition locale, n’est-ce pas, qui n’est pas même une tradition terrestre, et encore moins une tradition universelle, depuis combien de milliers d’années elle [Durgâ] remporte une victoire tous les ans, et puis qu’il faut qu’elle recommence toujours? Ça doit être quelque chose de très difficile à détruire!

C’est tout?

Ah! nous allons faire une expérience. Nous allons méditer pendant dix minutes, et pendant ces dix minutes je vous mettrai en contact avec ce qui s’est passé; mais je ne vous dirai pas un mot. S’il y a quelqu’un qui s’aperçoit de quelque chose, eh bien, vous l’écrirez sur un papier, après; et je verrai ça demain.

Voilà.

novembre




Le 2 novembre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre I de La Synthèse des Yogas, « Les Quatre Aides ».

Alors, ta question?

« Le processus du yoga consiste à sortir l’âme humaine de son état de conscience égoïste absorbé dans les apparences extérieures... »

Je n’ai pas bien compris « l’état de conscience égoïste absorbé dans les apparences ».

On est occupé des choses extérieures. Cela veut dire que la conscience est tournée vers les choses extérieures — c’est-à-dire toutes les choses de la vie que l’on voit, que l’on connaît, que l’on fait —, au lieu d’être tournée vers le dedans pour trouver la Vérité profonde, la Présence divine. C’est le premier mouvement. On s’occupe de tout ce que l’on fait, n’est-ce pas, des gens qui sont autour de soi, des choses dont on se sert; et puis de la vie : dormir, manger, causer, travailler un peu, s’amuser un peu aussi; et puis recommencer, dormir, manger, etc., etc., et puis ça recommence; et alors ce que celui-ci a dit, ce que celui-là a fait, ce que l’on doit faire, la leçon que l’on doit apprendre, l’exercice que l’on doit préparer; et puis alors si on se porte bien, si on se sent en bon état, etc. C’est à ça qu’on pense d’habitude.

Alors le premier mouvement — et ce n’est pas si facile —, c’est que tout ça, ça passe au second plan, et qu’une chose vienne au-dedans et au-devant de la conscience comme la chose importante : la découverte de la raison d’être de la vie, et apprendre ce que l’on est, pourquoi l’on vit, et qu’est-ce qu’il y a derrière tout cela. Ça, c’est le premier pas : s’intéresser plus à la cause et au but qu’à la manifestation. C’est-à-dire que le premier mouvement est un retrait de la conscience de cette identification totale avec les choses apparentes et extérieures, et une sorte de concentration intérieure vers ce que l’on veut découvrir, la Vérité que l’on veut découvrir. Ça, c’est le premier mouvement.

Beaucoup de gens qui sont ici oublient une chose. Ils veulent commencer par la fin. Ils s’imaginent qu’ils sont prêts pour exprimer dans leur vie ce qu’ils appellent la Force ou la Conscience supramentale, et ils veulent infuser ça dans leurs actions, dans leurs mouvements, dans leur vie quotidienne. Mais le malheur est qu’ils ne savent pas du tout ce que c’est que la Force ni la Conscience supramentales et qu’il faut d’abord faire un chemin inverse, un chemin d’intériorisation et de recul vis-à-vis de la vie, pour trouver en soi cette Vérité que l’on doit exprimer.

Parce que tant qu’on ne l’a pas trouvée, il n’y a rien à exprimer. Et en s’imaginant qu’on vit une vie exceptionnelle, on vit seulement dans l’illusion de son état exceptionnel. Par conséquent, d’abord, il faut non seulement trouver son âme et le Divin qui la possède, mais s’identifier à elle. Et puis après, alors, on peut commencer à revenir vers les activités extérieures, et puis les transformer; parce qu’alors on sait vers quoi les transformer, en quoi les transformer.

On ne peut pas sauter au-dessus de cette étape-là. Il faut d’abord trouver son âme, c’est tout à fait indispensable, et s’identifier à elle. Après, on peut venir à la transformation. Sri Aurobindo a écrit quelque part : notre yoga commence où les autres finissent. Généralement le yoga mène justement vers cette identification, cette union avec le Divin — c’est pour cela qu’on l’appelle le yoga 19. Et quand les gens sont arrivés là, eh bien, ils sont au bout de leur chemin et ils sont satisfaits. Mais Sri Aurobindo a écrit : nous commençons quand ils finissent; vous avez trouvé le Divin, mais au lieu de vous asseoir en contemplation et d’attendre que le Divin vous sorte de votre corps qui est devenu inutile, au contraire avec cette conscience vous vous tournez vers le corps et vers la vie, et vous commencez le travail de la transformation — qui est un très dur labeur. C’est là qu’il compare cela à tailler sa route dans la forêt vierge; parce que, comme personne ne l’a fait auparavant, il faut tailler son chemin là où il n’y en avait pas. Mais essayer de faire cela sans avoir la directive indispensable de l’union avec le Divin en soi, dans son âme, c’est un enfantillage. Voilà.

Je parle de yoga. Je ne parle pas de votre vie à tous, vous les enfants ici. Ça c’est différent. Vous êtes ici pour vous développer. Et quand vous serez développés et que vous aurez justement une pensée qui vous est propre, une vision qui vous est propre, et que vous aurez assez de connaissances pour pouvoir choisir librement quelle vie vous voulez mener, alors là vous prendrez une décision.

Mais ceux qui ont déjà pris la décision, eh bien, il est d’abord indispensable qu’ils trouvent leur âme et qu’ils s’unissent à leur être psychique, et au Divin qui est au-dedans de lui... Ça c’est un début tout à fait indispensable. On ne peut pas sauter au-dessus de ce pont-là, ce n’est pas possible. Cela peut être vite fait si vous savez vous servir de l’aide qu’on vous donne; mais il faut que ce soit fait.

C’est tout? Quelqu’un a quelque chose à demander?

Pavitra cherche son âme!

Mère, ici Sri Aurobindo a dit : « ... bien que le problème reste le même, le point de départ doit être nouveau. »

Oui. C’est exactement ce que je viens de dire. Le problème reste le même...

Le problème...

Le problème, c’est de trouver son âme et de s’unir au Divin.

Mais, Mère, pendant la période védique aussi c’était le même?

De trouver leur âme et le Divin? Évidemment.

Mais ils n’ont pas réussi?

Non, Sri Aurobindo dit qu’à l’époque védique on a essayé d’amener la vie spirituelle dans la vie physique, mais il dit qu’à cette époque-là les moyens qu’ils employaient, les chemins qu’ils suivaient, ce n’est plus bon maintenant. Vous nous voyez avec un autel en train de faire une pûjâ ! Ça ne va plus; ça ne s’adapte pas.

Leur but et notre but, est-ce que c’est le même?

Je pense que oui.

En tout cas, il y a eu plusieurs époques, dans la vie terrestre, où il y avait comme une sorte d’exemple donné, en promesse, de ce qui serait un jour. On a appelé cela des Âges d’Or. Mais certainement, il y a eu des époques où l’on a comme vécu une représentation plus ou moins complète de ce qui devrait être. Seulement, ce n’était qu’une démonstration, un exemple, que le monde était tout à fait impropre à adopter comme une réalisation. C’était seulement pour dire : vous voyez, c’est comme ça que ce sera. Mais pas comme ça dans tous les détails, comme ça dans l’essence. Et je pense que ça n’a pas duré très longtemps. En tout cas, le souvenir de la chose est très restreint, très localisé, et extrêmement réduit dans ses proportions. Il y avait une intensité, il y avait une grande beauté dans l’expression, mais c’était comme quelque chose de tout à fait indépendant de l’ensemble de la vie terrestre, un exemple... presque un exemple qui n’est pas à suivre, que l’on ne peut pas suivre, et qui était toujours accompagné d’une promesse : « Ça sera comme ça »... les paroles qu’on a répétées avec des mots très différents, de la Nouvelle Terre, ou du Monde Divin, ou d’une Création Nouvelle, etc.

Et je pense que c’était peut-être au commencement... pas exactement au commencement de l’humanité, mais au commencement de l’évolution consciente de l’humanité vers une réalisation. Nous avons dit la dernière fois que, pendant très longtemps, cette humanité était comme ça, très statique, et comme dans une préparation si lente, si invisible, que ça a pris peut-être des millions d’années. Mais ces promesses et ces exemples, c’était comme des points de départ, comme l’élan premier donné pour le commencement de l’évolution de la conscience vers une réalisation supérieure.

Je pense que l’époque védique était la plus récente. Il y en a eu d’autres avant, mais de très courte durée.

Quelque chose, par ici? Une question?... C’est tout?

Mère!

C’est encore lui qui pose des questions!

Qu’est-ce que vous voulez savoir?

Quand Vivekânanda a parlé de « l’unité essentielle qui trouverait son état parfait », est-ce qu’il a pensé ça d’une façon vague, ou bien...

Vivekânanda, autant que je sache, n’était pas beaucoup pour une réalisation matérielle. Il était plutôt de l’ordre de ceux qui veulent s’enfuir de la vie, se guérir de ce mal.

Mais à la fin de sa vie, il a regretté de ne pas avoir réussi.

J’avais lu une fois une chose, je ne sais plus où, parce que c’était en France — c’était une traduction dans un livre, un de ces livres théosophiques ou autres qui font des traductions des choses de l’Inde —, j’avais lu un incident à propos de Vivekânanda qui avait été profondément choqué, et qui avait grondé un disciple, parce que ce disciple lui avait dit : « Oh! Regardez comme ce coucher de soleil est magnifique! » Ça l’avait profondément choqué. Je me souviens, j’ai lu ça en France, et ça m’a frappée; je m’en souviens encore parce que ça m’a paru... c’était sa réflexion qui me paraissait scandaleuse! Il a dit : « Oh! c’est beau? si vous appréciez la beauté dans la Nature, jamais vous n’atteindrez le Divin. » Je ne sais pas, d’ailleurs, si c’était vrai ou si celui qui l’a raconté l’a inventé, je n’en sais rien. Mais je dis seulement que je l’ai lu, et que ça m’a tellement frappée que, bien des fois, quand je regarde un coucher de soleil ou un lever de soleil, ou un bel effet de lumière, je me souviens encore de ça et je me dis : « Tiens, dissocier à ce point... quelle drôle de chose qu’on ne puisse pas vivre la vie spirituelle si on admire la Nature! »

Alors, si c’est vrai qu’il était comme cela, il était certainement à l’autre bout de notre programme. Je vous dis, je ne sais pas si c’est vrai, mais enfin, je vous le donne pour ce que c’est. Et tout ce que j’ai lu sur lui a été comme ça : qu’il avait un mépris profond pour toutes les expressions physiques, qu’il les prenait tout au plus comme un moyen de se développer et de se libérer — rien de plus.

Mère, tu as dit que l’époque védique était comme une promesse. Une promesse à qui?

À la Terre et aux hommes. Ils ont laissé une sorte de document oral de leur expérience. Ça se transmettait — et c’était ça qui était la promesse.

Ils employaient un langage imagé. Il y a des gens qui disent que c’était parce qu’ils voulaient que ce soit une initiation qui ne soit comprise que par les initiés. Mais ça pouvait être aussi une expression tout à fait spontanée, sans but précis de voiler, mais qui ne pouvait être comprise que par ceux qui avaient eu l’expérience. Parce que c’est de toute évidence quelque chose qui n’est pas mental et qui venait spontanément — comme si cela sortait du cœur et de l’aspiration —, qui était l’expression tout à fait spontanée d’une expérience ou d’une connaissance. Et naturellement, une expression qui était poétique, qui avait son rythme propre, sa beauté propre, et qui ne pouvait être accessible qu’à ceux qui avaient eu une expérience identique. Par conséquent c’était voilé de soi-même, il n’y avait pas besoin d’ajouter un voile dessus. Il est plus que probable que c’était comme cela.

Quand on a une expérience vraie, qui n’est pas le résultat d’une pensée préliminaire qui construit et qui obtient par un effort spécial l’expérience, quand c’est une expérience directe et spontanée, une expérience qui sort de l’intensité même de l’aspiration, ça se formule spontanément en mots. Quand elle est suffisamment totale et complète, elle se formule en mots — qui ne sont pas pensés, qui sont spontanés, qui sortent spontanément de la conscience. Eh bien, il est plus que probable que les Védas étaient comme ça. Mais ceux-là seulement qui ont éprouvé l’expérience, qui ont eu la même condition de conscience, peuvent comprendre ce que ça veut dire.

Il y a de ces phrases qui paraissent tout à fait banales et ordinaires, où les choses semblent être dites d’une façon presque enfantine, et qui sont écrites ou entendues et puis notées, comme ça. Eh bien, quand on les lit avec une conscience ordinaire, cela paraît quelquefois même tout à fait banal. Mais si on a l’expérience, on voit qu’il y a une puissance de réalisation et une vérité d’expression, qui vous donnent la clef pour l’expérience même.

Mais il paraît évident que l’équivalent moderne, actuel, du rishi de l’ancien temps... même son expression védique spontanée sera très différente dans sa formulation. Parce que le développement terrestre et le développement humain changent les conditions de l’expression. La façon de dire de ce temps-là et la façon de dire de maintenant ne peuvent pas être les mêmes; et pourtant, l’expérience peut être une même expérience de quelque chose qui ne se pense pas, mais qui vient comme une expression vivante de l’expérience.

Mère, les rishis védiques, est-ce que c’étaient des hommes évolués à cet état, ou bien des manifestations spéciales?

Qu’est-ce que tu veux dire? Si c’étaient des hommes de l’évolution ou des hommes de l’involution?

C’étaient probablement... non... c’étaient sûrement des hommes de l’involution. Mais le corps était le produit de l’évolution.

Mais il est tout à fait certain que c’étaient des êtres involués, c’est-à-dire des êtres qui étaient descendus des régions supérieures et qui se servaient de ces corps, qui s’étaient identifiés à ces corps.

C’est ça, ce que j’avais dit l’autre jour, n’est-ce pas : ce qui a changé totalement le cours du développement terrestre et humain, c’est quand les corps se sont trouvés être assez perfectionnés pour pouvoir servir d’instruments à des êtres des régions supérieures, qui sont venus s’incarner en eux pour s’en servir. Et il paraît évident que les rishis en étaient — sinon tous, au moins ceux qui conduisaient, ceux qui étaient à la tête. Mais très probablement, ils formaient un groupe qui devait avoir sa réalisation propre et très indépendante de l’entourage. Ils vivaient d’ailleurs suffisamment isolés, si ce que l’on dit est exact.

(silence)

C’est tout? Plus rien? Non?

Mère, l’évolution se poursuivra, ou sera-t-elle remplacée par l’involution? C’est-à-dire...

Oui, j’ai compris. Mais ce que je ne comprends pas c’est le sens de ta question. Si le processus du développement terrestre continuera par une évolution...?

... ou si cela sera remplacé par une involution?

Oui... Mais il y a une chose que tu oublies. C’est que Sri Aurobindo a dit que chaque espèce nouvelle qui apparaissait sur la terre était le résultat d’une involution. Par conséquent, il y a toujours eu la combinaison des deux. Un double travail : un travail qui va de bas en haut, et une réponse qui va de haut en bas.

Mère, l’évolution, n’est-ce pas le Divin inhérent qui se manifeste? Alors pourquoi est-elle nécessaire?

L’involution ou l’évolution?

L’évolution. C’est-à-dire, par exemple, il y a eu d’abord l’évolution du mental des animaux. Alors on a dit que le mental c’était déjà...

En principe...

Caché en principe.

En principe oui — et c’est ça qui prépare; on a appelé ça de toutes sortes de noms : une étincelle divine, une Présence, etc., qui est infusée dans l’obscurité de la Matière pour commencer l’évolution. Mais il y a une autre chose : il y a une descente et identification d’êtres, d’êtres conscients, d’individualités, dans les formes produites par l’évolution. Et alors, il y a une union qui se produit entre des êtres des régions supérieures et les formes qui ont été évoluées par cette Présence divine. Et l’identification se produit entre cette divinité immanente et cet être qui descend. N’est-ce pas, c’est quand l’être psychique, par exemple, s’identifie à une personnalité d’ordre supérieur, une émanation divine, une vibhûti qui vient s’identifier à un être psychique — c’est ça, c’est cette chose-là. Mais ce n’est pas l’un ou l’autre. L’un fait un travail comme ça, comme je dis, un travail de développement du dedans au dehors; et l’autre, c’est quelque chose qui descend, et qui prend possession de ce que l’autre a préparé.

Généralement, ce sont des phénomènes individuels. Ces identifications-là sont des phénomènes individuels. Généralement. Je ne dis pas qu’il soit impossible que ça soit un phénomène collectif; mais enfin généralement, ce sont des phénomènes individuels.

Mais enfin, il suffit d’avoir l’expérience et on comprend. Ça devient très clair! Par conséquent, il ne faut pas parler, il faut agir.

Voilà. C’est tout?

Bonne nuit, mes enfants!

Le 9 novembre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre I de La Synthèse des Yogas, « Les Quatre Aides ».

Mère, je ne comprends pas : « Nous avons le sentiment d’une aspiration et d’un effort personnels, mais c’est notre mental égoïste qui cherche d’une façon fausse et imparfaite à s’identifier aux opérations de la Force divine. »

Qu’est-ce que tu ne comprends pas? La phrase ou l’idée?

L’idée, Mère.

On peut le mettre d’une façon très familière.

L’être individuel et particulièrement le mental en lui ont une répulsion instinctive à admettre que c’est une autre force que leur petite force personnelle qui fait les choses. Il y a une sorte d’instinct qui vous fait être tout à fait convaincu que l’effort de l’aspiration, la volonté de progrès sont des choses qui vous appartiennent en propre et, par conséquent, que vous en avez tout le mérite.

Depuis l’homme d’art, ou de littérature, ou de science, qui produit quelque chose, qui étudie quelque chose, et qui est tout à fait convaincu que c’est lui-même qui le fait, jusqu’à l’aspirant yogi qui est convaincu que c’est l’ardeur de sa propre aspiration, que c’est son besoin personnel de réalisation, qui le poussent — si on leur dit (c’est une expérience que j’ai faite), si on leur dit trop tôt : « Mais non, c’est le Divin qui aspire en vous, c’est la Force divine qui produit en vous », ils ne font plus rien, ils tombent plat, cela ne les intéresse plus du tout; ils disent : « Bon, je n’ai rien à faire alors, que le Divin le fasse. »

Et c’est ce que Sri Aurobindo veut dire. C’est que la mentalité est une chose tellement égoïste et tellement orgueilleuse que, si on lui enlève la satisfaction qu’elle recherche, elle ne collabore plus; le vital non plus. Et comme le physique est très obéissant au vital et au mental, il ne collabore plus non plus. Alors, on est en face d’une masse inerte qui dit : « Bon, si ce n’est pas moi, eh bien, que le Divin fasse ce qu’Il veut, moi je ne fais plus rien du tout. »

J’ai connu des gens qui vraiment avaient fait beaucoup de progrès, qui sont très près du moment où l’on émerge dans la vérité des choses, et qui sont retenus seulement par cela. Parce que ce besoin d’être la source de l’action, d’avoir le mérite de l’effort, ce besoin est tellement enraciné qu’ils ne peuvent pas faire le dernier pas. Cela prend quelquefois des années. Si on leur dit : « Non, ce n’est pas vous, cette énergie qui est en vous, cette volonté qui est en vous, cette connaissance qui est en vous, tout ça c’est le Divin; ce n’est pas ce que vous appelez vous », ça les rend tellement misérables qu’ils ne peuvent plus rien faire. C’est cela que Sri Aurobindo veut dire dans cette phrase.

Il y a des gens qui ont tellement besoin de garder le sens de leur personnalité séparée, que s’ils sont forcés d’admettre que tout ce qui s’élance vers le haut est inspiré par le Divin, ou même fait par Lui, ils gardent pour leur petite personne tout le côté des défauts, des fautes, des erreurs, et ils choient leurs défauts, pour qu’au moins quelque chose leur reste, qui soit bien à eux, qui soit leur propriété personnelle : « Oui, tout ce qui est beau, lumineux, c’est le Divin; toutes les choses horribles, c’est moi. » Mais un moi... un grand moi; il ne faut pas y toucher!

Mère, on se sent parfois spontanément une aspiration; et il y a d’autres moments, quand on veut aspirer, ce n’est plus spontané. Alors quelle est la différence, est-ce que le Divin aspire...

Sri Aurobindo répond à cela. Il le décrit extrêmement bien.

Parce que toute cette obscurité, toute cette inconscience, toute cette ignorance, ce n’est pas du tout une chose personnelle. C’est l’état du monde, l’état de la matière, l’état de la vie physique. Et cela entre en vous, vous fait agir; c’est comme quelque chose qui tire les fils du pantin. Tous ces désirs, toutes ces impulsions, tous ces courants de force, c’est quelque chose qui passe à travers vous, auquel vous obéissez, sans même vous en rendre compte, et que vous prenez pour vous-même. Et il n’y a pas de vous-même dans cette affaire-là. Ça vient de partout et ça va partout. Vous êtes une place publique : ça entre, ça sort, ça vous fait mouvoir.

Mère, pourquoi a-t-on un défaut particulier, et non pas des défauts différents?

Ça, c’est le travail de la Nature.

Pourquoi est-ce qu’il y a des plantes qui sont d’une façon, et d’autres qui sont d’une autre, des animaux qui sont d’une manière, et des animaux qui sont d’une autre? Il n’y a pas deux combinaisons semblables dans l’univers. Toutes les combinaisons sont différentes. Il n’y a pas deux mouvements semblables dans l’univers. Il n’y a rien qui se reproduise exactement. Il y a des analogies, il y a des similitudes, il y a des familles — il y a des familles de mouvements qu’on pourrait appeler des familles de vibrations —, mais il n’y a pas deux choses qui soient identiques. Ni dans le temps, ni dans l’espace. Rien ne se répète. Autrement, il n’y aurait pas de manifestation, il n’y aurait qu’une chose unique.

La manifestation c’est justement la diversité. C’est l’Unique qui se déploie dans l’innombrable, indéfiniment.

Rien? Nulle part?

Douce Mère, quand est-ce que l’ego devient un instrument?

Quand il est prêt pour le devenir.

Comment est-ce que cela arrive?

Comment est-ce que cela arrive?... Dans chacun je pense que cela arrive d’une manière différente. Ça peut arriver tout d’un coup, en l’espace d’une minute, par une sorte de renversement intérieur; ça peut prendre des années; ça peut prendre des siècles; ça peut prendre plusieurs vies. Pour chacun il y a un moment où ça arrive : quand il est prêt. Et je pense qu’il est prêt quand il est complètement formé. La raison d’être de l’ego, c’est la formation de l’individu. Quand l’individu est prêt, l’ego peut disparaître. Mais avant ça, il ne disparaît pas parce qu’il a encore du travail à faire.

Quand le monde sera prêt pour recevoir la création nouvelle, les forces adverses disparaîtront. Mais tant que le monde aura besoin d’être tenté, travaillé, baratté pour se préparer, les forces adverses seront là pour être la tentation et ce qui frappe, ce qui pousse, ce qui vous empêche de vous endormir, ce qui vous oblige à être absolument sincère.

Un être qui est absolument sincère devient le maître des forces adverses. Mais tant qu’il y a dans un être un égoïsme, ou un orgueil, ou même une mauvaise volonté, il sera toujours l’objet de la tentation, de l’attaque; et il sera complètement soumis à ce conflit constant avec ce qui, sous l’apparence d’êtres hostiles, travaille malgré soi à l’Œuvre divine.

Le temps n’est pas déterminé d’une façon absolue. Je vous ai déjà expliqué cela plusieurs fois. Il y a beaucoup de champs de conscience, de zones de conscience superposés; et dans chacun de ces champs de conscience ou d’action, il y a un déterminisme qui paraît absolu. Mais l’intervention, dans ce champ-là, d’un champ même immédiatement supérieur... comme l’intervention du vital dans le physique introduit le déterminisme vital dans le déterminisme physique, et transforme nécessairement le déterminisme physique. Et si par l’aspiration, la volonté intérieure, le don de soi et la soumission véritable, on peut entrer en contact avec les régions supérieures ou même la région suprême, de là-haut descendra le déterminisme suprême qui transformera tous les déterminismes intermédiaires, et qui pourra produire, en un espace de temps pour ainsi dire inexistant, ce qui autrement aurait pris ou des années ou des vies pour s’accomplir. Mais c’est le seul moyen.

Si au moment d’un événement ou d’une circonstance quelconque — mettez, par exemple, pour simplifier, d’un danger —, si à ce moment-là, au lieu d’essayer de lutter dans le domaine où l’on se trouve, on est capable de traverser, dans un grand élan, tous les domaines qui sont en échelons dans la conscience, vers la région suprême, vers ce que Sri Aurobindo appelle le Transcendant, si on peut entrer en contact avec ce Transcendant, dans un état de soumission parfaite, c’est Lui qui agira et qui changera tout, dans toutes les circonstances. Au point que c’est ce que les gens appellent des miracles, parce qu’ils ne comprennent pas comment cela peut se produire.

Le seul secret, c’est de savoir grimper jusqu’en haut.

C’est tout?

Tu voulais une méditation...

Le 16 novembre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre I de La Synthèse des Yogas, « Les Quatre Aides ».

(À un enfant) Tu as préparé une question pour ta fête?

Quelle est la signification de 18?

Du chiffre 18 ? Ça dépend comment on le lit. On peut le lire 10 plus 8 ; on peut le lire 9 plus 9; on peut le lire 12 plus 6. Et chacune de ces lectures a un sens différent.

Si nous prenons 10 plus 8, cela veut dire quelque chose d’assez immobile. Parce que 10 est une perfection statique, quelque chose qui est arrivé à sa perfection et qui s’arrête là ; et 8 est une double clôture, c’est-à-dire quelque chose qui est encadré, entouré, délimité, et qui naturellement s’arrête là. Alors, si nous mettons 10 et 8 ensemble, ça fait vraiment quelque chose qui peut être un accomplissement, mais qui est terminé.

Au contraire si nous prenons 9 plus 9, 9 est le procédé de la création — pas la création elle-même mais son procédé — et 9 plus 9, c’est un procédé de création qui continue et suit un autre procédé de création, c’est-à-dire une création qui est duelle, et qui implique l’idée qu’elle continue indéfiniment. Ce qui fait que les deux sens sont presque contradictoires.

Et si on prend 12 et 6, alors cela devient quelque chose de très bien. 12, vous savez ce que c’est, n’est-ce pas : c’est le nombre de la perfection dans la conception et la création; et 6 c’est le nombre de la création nouvelle. Alors, si vous mettez 12 et 6 à la fois, vous avez vraiment quelque chose de tout à fait remarquable.

Maintenant, on peut en avoir d’autres. Mais ça devient un peu plus compliqué.

18 lui-même, en tant que 18, c’était le chiffre de la conscience dans son effort de réalisation matérielle : la conscience essayant de se réaliser matériellement, de s’exprimer matériellement. Alors, maintenant tu es pourvue!

Au point de vue social, c’est le premier chiffre de la majorité, la première majorité; c’est-à-dire qu’à partir de dix-huit ans, on a une volonté propre, on a le droit d’avoir une volonté propre au point de vue social. C’est évidemment un point de départ très intéressant.

Douce Mère, le chiffre de chacun, est-ce que ça a une signification différente pour chacun?

Si on veut la donner, oui. Si on n’y pense pas, ça ne signifie rien du tout. C’est l’importance qu’on lui donne qui compte.

Les chiffres sont une façon de parler. C’est un langage, comme toutes les sciences, tous les arts, tout ce que l’homme produit, c’est toujours une façon de parler, c’est un langage. Si on adopte ce langage, ça devient vivant, expressif, utile. Comme nous avons besoin de mots pour nous faire comprendre généralement — malheureusement c’est sujet à toutes sortes de confusions, mais enfin, nous ne sommes pas arrivés encore à l’état où on peut communiquer dans le silence, ce qui serait évidemment un état très supérieur — eh bien, si on veut donner aux chiffres un sens dans sa vie, ils peuvent vous révéler un nombre considérable de choses. Mais c’est comme ça ; c’est comme l’astrologie, si on veut étudier la relation entre son existence et le mouvement des astres, on peut aussi trouver toutes sortes de renseignements utiles.

Au fond, c’est une façon de connaître, pas autre chose — un procédé. La connaissance vraie est au-delà des mots, au-delà des systèmes, au-delà des langages; elle est dans une identité silencieuse. C’est au fond la seule qui ne se trompe pas.

Quoi d’autre?

Dans la prière que tu nous as donnée cette fois pour la Kâlî Pûjâ, tu as écrit quelque chose en sanskrit.

C’est Sri Aurobindo qui a écrit un mantra.

Alors pourquoi est-ce qu’il a écrit ça ?

Pourquoi il a écrit ça ? Pourquoi est-ce que tu ne le lui demandes pas? Peut-être qu’il te le dirait!

C’est une évocation. Tu sais ce que ça veut dire? Tu as trouvé quelqu’un pour te l’expliquer? Non? Ah, c’est la première chose que tu aurais dû faire, demander quel était le sens de ces quatre mots.

La transcription en dessous : il n’y en a que deux. Il avait commencé à transcrire et puis son papier... c’était sur un petit bout de chiffon de papier, et il n’y avait plus de place pour mettre tout; alors il s’est arrêté.

Tu as lu? Tu ne sais pas lire le sanskrit? Alors maintenant il faut que tu trouves quelqu’un pour te montrer comment le lire, et puis pour te donner la signification. Et puis après tu me demanderas pourquoi il l’a écrit. Pas maintenant.

Douce Mère, cette légende chaldéenne que tu as écrite 20 , est-ce qu’elle a un rapport avec la Kâlî Pûjâ ?

Oui, mon enfant, parce qu’à la Kâlî Pûjâ je distribue toujours les fleurs de l’« Amour Divin »; parce que Kâlî est la plus aimante de tous les aspects de la Mahâshakti : c’est l’Amour le plus actif et le plus puissant. Et c’est pour ça que chaque année je distribue ces pétales de l’Amour Divin le jour de Kâlî. Et alors naturellement, cette explication, de pourquoi ces fleurs ont été choisies pour exprimer l’Amour Divin, c’est une explication suffisante.

Mère, qui était cet homme dont tu as parlé?

Qui te dit que c’est un homme? Je n’ai dit ni que c’était un homme ni que c’était une femme. J’ai eu le soin de mettre seulement : un être divin.

Qui?

C’est une histoire préhistorique, alors tu ne peux pas trouver de renseignements là-dessus. Ce n’est écrit nulle part. Il n’y a pas de documents écrits.

Tu n’as pas de questions à poser sur ce que nous avons lu aujourd’hui?

Douce Mère, est-ce que l’effort personnel est toujours égoïste?

N’est-ce pas, voilà : le français n’est pas une langue aussi riche qu’on pourrait l’espérer. En anglais il y a deux mots : il y a selfish, et egoist. Et ça n’a pas le même sens. Vous savez la différence en anglais, n’est-ce pas; eh bien, dans ce cas-là, c’est l’égoïsme dans le sens de egoism en anglais, ce n’est pas dans le sens de selfish.

On peut avoir un effort qui ne soit pas du tout selfish, et qui est pourtant égoïste, parce que du moment que c’est personnel, c’est égoïste — ça veut dire que c’est basé sur l’ego. Mais ça ne veut pas dire que ce n’est ni généreux, ni compatissant, ni désintéressé, ni que c’est pour des fins personnelles étroites. Ce n’est pas comme cela. Ça peut être pour une œuvre très désintéressée. Mais tant qu’il y a un ego là, c’est égoïste. Et tant qu’il y a le sens de sa personnalité à soi, c’est naturellement une chose égoïste; c’est basé sur la présence de l’ego.

Et ça, ça doit durer assez longtemps, parce que ça doit durer jusqu’à ce que l’individualité soit complètement formée, qu’elle ait atteint un certain état de perfection individuelle; alors la présence de l’ego n’est plus nécessaire. Mais pas avant qu’on soit arrivé au maximum du développement individuel.

Ce n’est pas une toute petite besogne. Cela demande beaucoup de temps et beaucoup d’efforts. Et quand on est arrivé à la perfection de son développement, qu’on est un être individuel qui est vraiment personnel, c’est-à-dire qui a toutes les caractéristiques de quelque chose qui se distingue de tous les autres — parce qu’en principe il n’y a pas deux individualités semblables dans le monde —, alors, quand on est arrivé à exprimer ce que l’individualité que l’on est, est exclusivement, représente exclusivement dans la création universelle, là on est prêt pour que l’ego disparaisse — mais pas avant.

Cela demande un certain temps, pas mal d’efforts, une éducation un peu complète. Mais on peut être très unselfish longtemps avant d’être prêt à ne plus avoir d’ego. Ça, c’est une autre chose.

Depuis des années, depuis que je traduis de l’anglais en français — c’est-à-dire il y a très longtemps, il y a quelque chose comme trente ans de ça, peut-être trente-cinq —, j’ai toujours essayé de trouver deux mots pour dire cela, pour faire une différence. Je n’ai pas trouvé encore, parce qu’en français, on ne peut pas fabriquer des mots, ce n’est pas permis, c’est ça qui est malheureux. En anglais vous faites autant de mots que vous voulez, et s’ils sont jolis et bien faits ils sont acceptés. En français, à moins que ce ne soit reconnu par l’Académie française, dans son dictionnaire, on vous dira : « Ça, ce n’est pas correct. » Alors je n’ai pas encore trouvé.

(Regardant un enfant) Il a de la malice dans l’esprit! (rires)

Douce Mère, un homme riche, il n’est jamais satisfait, il veut avoir plus de richesses; un savant veut avoir plus de connaissance. Est-ce que cela montre qu’ils cherchent le Divin?

Il est à la recherche d’un absolu dans la vie, c’est évident. Peutêtre est-ce contigu, je ne sais pas.

C’est : « Goûter sa présence dans toutes les expériences, passives et actives, dans la paix et dans le pouvoir, dans l’unité et dans la différence, tel est le bonheur que le jîva, l’âme individuelle manifestée dans le monde, cherche obscurément. »

Oui. Mais on ne te parle pas de l’amour des richesses, ou de l’amour du pouvoir, ou de l’amour de la connaissance. On te parle de l’Amour divin; ce n’est pas tout à fait la même chose. On ne parle pas de goûter une ambition, ou un désir, ou une aspiration, même; on te parle de goûter la Présence divine. C’est tout à fait différent; il n’y a aucune analogie.

J’avoue que je ne saisis pas très bien le sens de ta question. Je crois que tu confonds le Divin avec la croissance, et l’augmentation, l’accroissement — non? —, peut-être au mieux le progrès. Mais ce n’est pas la même chose. Le progrès est peutêtre la base sur laquelle le monde actuel a été construit, on peut le prendre comme ça ; mais ce n’est pas le Divin.

Qu’est-ce que tu essayais de dire?

Dans chaque être il y a une soif pour quelque chose.

Que la soif pour quelque chose, c’est le Divin? Non, mon petit. Ça peut être tout simplement un désir. Comment est-ce que la soif pour quelque chose peut être le Divin?

Je vois bien ce que tu essayes de dire obscurément, mais vraiment tu ne le dis pas : c’est-à-dire que cette flamme d’aspiration intérieure, c’est ça que tu appelles le Divin; cette flamme d’aspiration intérieure qui ne s’éteint jamais, qui brûle toujours, qui brûle de plus en plus; ce que dans l’Inde on appelle Agni, n’est-ce pas, la volonté de progrès, le pouvoir d’aspiration, c’est ça que tu appelles le Divin. C’est un aspect du Divin, ça c’est vrai, mais ce n’est pas le Divin. C’est seulement un aspect, c’està-dire une manière d’être divine.

Douce Mère, est-ce que dans l’individu ce sont l’évolution passée et la nature présente qui décident toujours l’intervention éventuelle d’un plan supérieur qui produit un changement?

Qu’est-ce que c’est que cette question? Je ne comprends pas très bien. L’évolution passée... .

.. et la nature présente...

... et la nature présente? Ce n’est pas la même chose, ce sont deux choses différentes.

Non, Mère, parce qu’ici c’est écrit : « La porte mentale par laquelle nous nous approchons de lui, doit nécessairement varier suivant l’évolution passée et la nature présente de chacun. »

Oui, ce sont deux choses tout à fait différentes. C’est-à-dire que l’évolution dans des vies antérieures, et la nature présente, c’est-à-dire la nature du corps actuel, cela détermine l’approche que l’on a du Divin.

On peut prendre un exemple très... comment... simpliste. Si on est né dans une religion quelconque, tout naturellement le premier effort d’approche du Divin sera sous cette religion-là ; ou bien si, dans des vies antérieures, on a passé par un certain nombre d’expériences qui déterminaient la nécessité d’un autre genre d’expériences, tout naturellement on suivra le chemin qui vous conduit vers ces expériences-là.

N’est-ce pas, la vie de l’être psychique est faite d’expériences successives, dans des existences physiques successives. Alors, on peut le dire d’une façon un peu enfantine ou romanesque : vous avez un psychique qui, pour une raison quelconque, s’est incarné de façon à pouvoir faire toutes les expériences que donne la royauté, par exemple, le pouvoir suprême. Après ça (il a fait son expérience, il a eu ce qu’il voulait), il peut, avant de quitter le corps, décider que dans la vie suivante il naîtra dans des conditions obscures, parce qu’il a besoin d’avoir des expériences que l’on peut avoir dans une condition modeste, et avec la liberté que l’on éprouve quand on n’a pas de responsabilités, n’est-ce pas, de responsabilités comme celles qu’ont les chefs d’État par exemple. Alors, tout naturellement, dans sa vie suivante, il naîtra dans certaines conditions qui rempliront son besoin. Et c’est selon cette expérience-là qu’il fera son approche du Divin.

Alors, en plus, il est le produit de l’union de deux natures physiques, n’est-ce pas, et quelquefois de deux natures vitales. Le résultat de cela est plus ou moins une sorte de mélange entre ces natures; mais cela produit une tendance, ce que l’on appelle un caractère. Eh bien, ce caractère le rendra propre à un certain champ, à une certaine catégorie d’expériences. Alors avec ce qui a été déterminé, décidé dans les vies (ou dans la vie) antérieures, et puis le milieu dans lequel il est né — c’est-à-dire les conditions dans lesquelles son corps actuel s’est formé —, son approche et sa recherche du Divin seront selon une ligne définie qui lui est propre, et qui, naturellement, n’est pas du tout la même que celle de son voisin ou de n’importe quel autre.

Je disais tout à l’heure : chaque individu est une manifestation spéciale dans l’univers, par conséquent son chemin véritable doit être un chemin absolument unique. Il y a des analogies, il y a des ressemblances, il y a des catégories, il y a des familles, il y a des églises idéales aussi, c’est-à-dire une certaine façon collective d’approcher le Divin, qui produit une sorte d’église non pas matérialisée mais dans un monde plus subtil — il y a toutes ces choses-là, mais pour le détail du chemin, le détail du yoga, ça sera différent suivant chaque individu, nécessairement, et conditionné physiquement par sa construction corporelle présente et, vitalement, mentalement et psychiquement, certainement, par les existences antérieures.

La construction présente, Mère, est-ce que c’est cela qui décide l’intervention des plans supérieurs, pour faire des miracles?

C’est-à-dire si c’est prédéterminé que ces plans supérieurs...?

L’autre jour vous avez dit que cela peut changer complètement.

Oui.

Alors, si le présent reste comme cela...

Mais tenez encore, pour prendre un exemple tout à fait ordinaire qui est très partiel et qui est très superficiel. Vous êtes né dans l’Inde. Étant né dans l’Inde, vous êtes né dans une certaine attitude religieuse et philosophique. Mais si, pour une raison quelconque vous voulez vous libérer de cet atavisme et de cette influence, si vous vous mettez à suivre, à étudier, à pratiquer la religion ou la philosophie d’un autre pays, vous pouvez changer les conditions de votre développement intérieur. C’est un petit peu plus difficile, c’est-à-dire que cela demande un plus grand effort de libération, mais c’est très loin d’être impossible. Il y a en fait beaucoup de gens qui le font, qui aiment à se libérer de ce qui leur provient de leur naissance présente; par un goût spécial quelconque, ils aiment à chercher ailleurs ce qu’ils ne pensent pas pouvoir trouver chez eux. Et de cette façon-là, vous changez complètement les conséquences de votre naissance.

Maintenant, vous pouvez me dire que ce goût du nouveau ou de l’inconnu peut vous venir d’une vie antérieure, ça c’est probable. Mais ça dépend de ce qui domine dans votre être : si c’est le résultat des vies psychiques antérieures et des résolutions psychiques, ou si c’est la conséquence immédiate de votre construction actuelle.

Mais quelquefois ces constructions actuelles sont contradictoires avec ce qui était.

Contradictoires? Comment contradictoires? Avec les influences précédentes? Ce n’est jamais contradictoire. Ça ne peut être que complémentaire.

Quand les choses vous paraissent contradictoires, c’est toujours parce que vous êtes resté à un plan trop bas. Si vous savez monter quelques échelons de l’échelle, toutes les contradictions disparaissent, tout devient complémentaire.

Mais ce qui me gêne pour passer, c’est la nature, n’est-ce pas?

Ce qui vous gêne?... Ça gêne beaucoup de gens. Ce n’est pas très facile.

Ça, ça fait partie de la libération. La libération s’obtient par les austérités, nous savons ça. Mais il y a certaines austérités que les gens se refusent à pratiquer, par exemple ça (Mère met le doigt sur sa langue). On parle, on parle, on parle — beaucoup trop.

(Bruit du vent dans le micro) Nous allons jouer les orages sur la scène! C’est comme ça qu’on fait le tonnerre sur la scène!

Voilà, mes enfants. C’est tout? Qui a une question très intéressante à poser? Pour poser une question intéressante, il faut commencer par penser d’une façon intéressante.

Mère, qu’est-ce que tu appelles une question intéressante?

Ah! Une question à laquelle il mérite d’être répondu! (rires) Quelque chose qui suscite la possibilité d’une réponse nouvelle et d’une ouverture sur un champ de connaissance nouveau. Par exemple, quand vous me demandez l’explication d’un mot, je trouve que ce n’est pas une question intéressante, parce que vous n’avez qu’à ouvrir un dictionnaire. Quand vous me demandez la réponse à une question qui a été posée par Sri Aurobindo, ou par quelqu’un d’autre, dans des livres qui sont publiés, cela ne me paraît pas une question intéressante, parce que vous n’avez qu’à ouvrir le livre et lire. Mais quand, par exemple, vous avez une expérience personnelle que vous ne comprenez pas très bien, et pour laquelle vous avez besoin d’éclaircissements, alors votre question peut devenir intéressante.

(silence)

Pas de question intéressante?

Alors personne n’a une question intéressante suivant la définition qui vient d’être donnée?...


APPENDICE

Ancienne légende chaldéenne

Il y a longtemps, fort longtemps, au pays aride qui est maintenant l’Arabie, un être divin s’était incarné sur terre pour y éveiller l’amour suprême. Comme de juste il fut persécuté par les hommes, incompris, soupçonné, pourchassé. Blessé mortellement par ses agresseurs, il voulut mourir solitaire et tranquille pour pouvoir accomplir son œuvre, et poursuivi, il courut; soudain, dans la grande plaine dénudée, un petit buisson de grenadier se présenta. Le sauveur se faufila sous les branches basses, pour quitter son corps en paix ; et aussitôt le buisson se développa miraculeusement, grandit, s’élargit, devint profond et touffu, de sorte que lorsque les poursuivants passèrent, ils ne se doutèrent même pas que Celui qu’ils poursuivaient était caché là, et ils continuèrent leur route.

Tandis que goutte à goutte le sang sacré tombait, fertilisant le sol, le buisson se couvrit de fleurs merveilleuses, écarlates, énormes, fouillis de pétales, innombrables gouttes de sang...

Ce sont ces fleurs qui, pour nous, expriment et contiennent l’Amour Divin.

Le 23 novembre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre I de La Synthèse des Yogas, « Les Quatre Aides ».

Je n’ai pas très bien compris la fin.

Quelle fin, mon enfant?

« ... le sâdhak du yoga intégral ne sera pas satisfait tant qu’il n’aura pas inclus tous les autres noms et toutes les autres formes de la Divinité dans sa propre conception... »

Oui.

Pourquoi? Cela dit ce que cela veut dire. Qu’est-ce que tu ne comprends pas?

Je ne comprends pas le sens.

(silence)

Mais mon petit... On vous dit : il n’y a qu’une Réalité, et tout ce qui est, n’est qu’une expression multiple d’une seule Réalité. Par conséquent, toutes les manifestations divines, toutes les formes qu’elle a prises au cours des temps, tous les noms que les hommes lui ont donnés, ne sont que des manifestations, des formes et des noms d’une seule, unique Divinité.

Comme les êtres humains sont très limités, il leur est généralement plus facile de suivre un chemin qu’un autre. Mais ça c’est un tout petit début; et si on veut arriver au sommet, il faut pouvoir également trouver le Divin à travers tous les chemins, et comprendre que c’est un seul et même Divin, quelles que soient les apparences différentes.

C’est ce que Sri Aurobindo vous dit : que vous ne pouvez pas vous arrêter, vous ne pouvez pas être satisfait jusqu’à ce que vous ayez senti d’une façon tout à fait concrète qu’il n’y a qu’un seul Divin, qu’il n’y a qu’une seule Réalité, et que, quel que soit l’angle sous lequel on Le regarde, ou le chemin que l’on prend pour arriver à Lui, cela sera toujours une seule et même chose que l’on rencontrera. Alors quelqu’un qui est suffisamment développé, suffisamment vaste pour pouvoir suivre ce que nous appelons le yoga intégral, il faut qu’il ait la capacité d’approcher le Divin par tous les chemins possibles. S’il ne veut pas les suivre lui-même parce que ça prend du temps (quoiqu’il y ait un certain degré de développement qui fait qu’on peut, en quelques jours, ou en quelques heures, suivre un chemin qui autrement prendrait une pleine existence), mais enfin, si on n’a pas le goût pour ce genre de gymnastique, au moins il faudrait avoir la compréhension assez ouverte pour se rendre compte que tout ça, au fond, c’est une seule et même chose. Et que vous donniez ce nom-ci ou ce nom-là, ou pas de nom, n’est-ce pas, ou plusieurs noms, vous parlez toujours de la même chose qui est le Divin unique, qui est toutes choses.

Tu ne saisis pas?

Ce n’est que le mental et la conscience humaine limitée qui font des distinctions. Et c’est par ces distinctions que vous arrivez à une confusion. Vous ne distinguez que par les différences, et les différences c’est justement la conscience extérieure illusoire. Dès que vous entrez vraiment au-dedans, vous avez immédiatement le sens d’une identité totale, et toutes ces divergences vous paraissent absolument ridicules.

Douce Mère, quelle est la différence entre l’homme suprême et l’Homme divin?

Dans un cas, c’est le sommet de l’humanité. Suprême, ça veut dire l’être humain qui est au sommet de l’humanité, c’est-à-dire l’homme parfait. Dans l’autre cas, c’est le Dieu qui est entré dans un corps humain. Ce qui est humain, c’est seulement le corps, la forme extérieure; pas la conscience. Dans l’autre cas, c’est la conscience humaine arrivée à sa perfection.

C’est tout? Quelque chose par là ?

Sri Aurobindo dit ici : « La façon dont le Divin travaille, n’est pas celle que le mental égoïste désire ni même approuve; car le Divin se sert de l’erreur pour atteindre à la vérité, de la souffrance pour arriver à la béatitude, et de l’imperfection pour obtenir la perfection. »

Comment?

Comme ça. Comme est le monde maintenant.

Il l’explique tout du long, après. Il dit que le mental humain n’accepterait d’avoir la foi que si le Divin agissait selon sa conception; et la conception ordinaire de l’homme de ce qui est divin, c’est la conception d’un miracle perpétuel — ce qu’il appelle un miracle, c’est-à-dire quelque chose qui se produit sans rime ni raison. Et alors, comme il n’est pas en présence de ça... Mais c’est beaucoup plus subtil que ça... Si nous arrivions d’un autre monde où les choses se passent d’une façon tout à fait différente, que nous avons de la peine à concevoir, mais qui se passeraient d’une façon où la logique serait totalement différente — la logique des événements, des causes, des conséquences et des effets —, si nous arrivions subitement d’un autre monde dans ce monde-ci, tout ce que nous verrions nous paraîtrait absolument miraculeux. Parce que nous ne pourrions pas comprendre la logique des événements.

Nous sommes accoutumés à ce qui se passe comme ça se passe; c’est une question simplement d’habitude, parce que depuis le premier souffle que nous avons eu sur la terre, nous avons été habitués à voir les choses comme ça ; et alors ça nous paraît tout à fait ordinaire, parce que c’est comme ça que ça se passe. Mais si nous arrivions à sortir de cette habitude, si nous pouvions voir les choses d’un autre point de vue, nous pourrions immédiatement sentir cette espèce d’impression de miraculeux, parce que nous ne verrions plus avec le sens de l’habitude la logique des événements.

Nous avons une certaine habitude d’une certaine logique des causes et des effets, de la conséquence de toutes choses, de la relation entre tous les mouvements. C’est pour nous un fait que nous acceptons, même sans y réfléchir, parce que nous avons toujours vécu là-dedans. Mais si nous n’avions pas toujours vécu là-dedans, nous le verrions d’une autre façon. Et on peut faire cette expérience : si on sort du déterminisme du monde tel qu’il est maintenant, ce monde qui est un mélange de physique, de vital, de mental ou de quelque chose d’une influence ou d’une infusion spirituelle (assez voilée) — tout ce qui se passe, c’est la combinaison de tout ça —, si nous sortons de tout ça (nous pouvons le faire si nous nous élevons au-dessus du monde matériel, physique, tel qu’il est, et que nous entrions dans une autre conscience), nous nous apercevons des choses d’une façon totalement différente.

Et alors nous voyons que, derrière ces apparences qui nous paraissent tout à fait logiques et extrêmement naturelles, et presque obligatoires, il y a une action qui, si on la percevait dans sa conscience ordinaire, paraîtrait tout le temps miraculeuse. Il y a une intervention de forces, de consciences, de mouvements, d’influences, qui est invisible ou imperceptible pour notre conscience ordinaire, et constamment change tout le cours des circonstances.

Il n’y a pas besoin d’aller très loin; il suffit de faire un pas hors de cette conscience ordinaire pour s’apercevoir de cela. J’ai déjà dit plusieurs fois que si on trouve au-dedans de soi la conscience psychique et qu’on s’identifie à elle, eh bien, immédiatement on a l’impression d’un renversement complet dans les circonstances, et on voit les choses presque totalement à l’opposé de la façon dont on les voit d’une façon ordinaire. Parce qu’on perçoit la force qui agit, au lieu du résultat de cette action.

Pour le moment vous ne voyez que le résultat de l’action des forces, et c’est ça qui vous paraît naturel, logique. Et c’est seulement quand il se passe quelque chose d’un peu anormal — ou qui est un peu anormal pour vous — qu’alors vous commencez à vous étonner. Mais si vous étiez dans un autre état de conscience, ce qui vous paraît normal maintenant ne le serait plus. Vous verriez que c’est l’effet de quelque chose d’autre, d’une action autre que celle que vous percevez.

Mais même au point de vue purement matériel, vous êtes habitué à certaines choses, on vous les a expliquées : par exemple, la lumière électrique, ou qu’il suffit de presser un bouton pour faire partir une voiture. Vous pouvez l’expliquer, on vous a dit pourquoi, et alors ça vous paraît tout à fait naturel. Mais moi, j’ai eu l’exemple de gens qui ne savaient pas, qui étaient tout à fait ignorants, qui venaient d’un endroit où ces choses-là n’avaient pas encore pénétré, et à qui on montrait tout d’un coup une statue qui s’illumine de rayons de lumière; ils se jetaient à genoux dans une adoration : c’était une manifestation divine. Et j’ai vu une autre personne qui était dans le même cas, c’était un enfant qui ne savait rien. Devant lui on a pressé un bouton, et la voiture est partie; ça lui a paru un miracle formidable. Eh bien, c’est comme ça. Vous êtes habitué à certaines choses, ça vous paraît tout à fait naturel. Si vous n’y étiez pas habitué, vous verriez que vous les prendriez pour des miracles.

Eh bien, vous retournez le problème. Il y a un tas de choses que vous ne pouvez pas vous expliquer, il y a un tas d’interventions qui changent le cours des circonstances et dont vous ne vous apercevez même pas. Et alors, tout vous paraît ordinaire, monotone, et sans intérêt spécial. Mais si vous aviez la connaissance, et si vous pouviez voir que toutes ces choses qui vous paraissent absolument normales parce que vous y êtes habitué et que vous ne vous êtes même pas demandé comment cela se passe « comme ça », si vous aviez la connaissance et que vous voyiez comment ça se passe, qu’est-ce qui agit — pourquoi, par exemple, quelqu’un qui agit avec une imprudence telle qu’il aurait dû se casser la tête ne se la casse pas, que tout s’arrange pour qu’un accident effroyable se produise, et que l’accident ne se produit pas, et des milliers, des millions de choses comme ça qui se passent tous les jours et partout —, si vous aviez la connaissance suffisante pour voir pourquoi c’est comme ça, alors en même temps vous pourriez dire : « Tiens, il y a quelque chose comme une force, une conscience, un pouvoir qui agit et qui n’est pas du domaine matériel. Matériellement, logiquement, c’est ça qui aurait dû arriver, et ce n’est pas arrivé. » Vous dites : « Ah ! il a eu de la chance! » n’est-ce pas, et puis vous êtes satisfait, ça vous suffit.

(silence)

C’est la conscience égoïste, ignorante, limitée, qui exige les miracles. Dès qu’on est éclairé, on sait que le miracle est partout et toujours. Et plus on a la foi dans ce miracle et dans cette Grâce, plus on se rend capable de la voir, de la percevoir partout où elle est constamment. C’est l’ignorance et le manque de foi, c’est l’égoïsme aveugle qui empêchent de voir.

Le 30 novembre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre I de La Synthèse des Yogas, « Les Quatre Aides ».

Comment le temps est-il un ami?

Cela dépend comment on le regarde. Tout dépend de la relation que tu as avec lui. Si tu le prends comme un ami, il devient un ami. Si tu le considères comme un ennemi, il devient ton ennemi.

Mais ce n’est pas cela que tu demandes. Ce que tu demandes, c’est comment on sent quand il est un ennemi et comment on sent quand il est un ami. Eh bien, quand tu t’impatientes et que tu te dis : « Oh, il faut que j’arrive à faire ça et pourquoi je n’arrive pas à le faire? » et quand tu n’arrives pas à le faire tout de suite et que tu te désespères, alors c’est ton ennemi. Mais quand tu te dis : « C’est bon, je n’ai pas réussi cette fois-ci, je réussirai la prochaine fois, et je suis sûr qu’un jour ou l’autre je le ferai », alors il devient ton ami.

Est-ce que le temps est seulement subjectif, ou bien est-ce qu’il a quelque chose de concret comme une personnalité?

Peut-être que cela aussi dépend de comment tu le considères. Toutes les forces sont personnelles; toutes les choses de la Nature sont personnelles. Mais si nous les considérons comme des choses impersonnelles, notre relation avec elles est impersonnelle.

Prenez, par exemple, ce qui vient d’arriver. Si vous êtes un météorologiste, et que vous ayez calculé tous les courants de vent et tout ça, et que vous disiez : « Étant donné que ça c’est arrivé, ça, ça arrivera, et il y aura tant de jours de pluie, et tout ça », alors c’est pour vous une force que l’on est forcé d’appeler force de la Nature, et vous n’y pouvez rien que regarder tranquillement et attendre que le nombre de jours soit passé. Mais s’il se trouve que vous avez cette relation personnelle avec les petites entités conscientes qui sont derrière le vent, derrière l’ouragan, derrière la pluie, derrière le tonnerre, derrière toutes ces soi-disant forces de la Nature, qui sont des forces et qui sont des forces personnelles, si vous avez une relation personnelle avec elles, et que vous pouviez créer une sorte d’amitié par cette relation, au lieu de les considérer comme des ennemies et d’inexorables mécaniques que vous avez à supporter sans pouvoir rien faire, peut-être que vous pourriez arriver à établir des relations un peu plus amicales et avoir une influence sur elles et leur demander : « Pourquoi avez-vous envie de souffler et de faire tomber de l’eau, pourquoi ne le faites-vous pas à côté? »

Et de mes propres yeux, moi, j’ai vu... j’ai vu ça ici, j’ai vu ça en France, j’ai vu ça en Algérie... la pluie qui tombait à un certain endroit tout à fait précis, et c’était justement un endroit où il était tout à fait nécessaire qu’il pleuve, parce que c’était sec et qu’il y avait un champ qui avait besoin d’être arrosé, et à un autre endroit il y avait... à une distance d’ici au bout de la salle, il y avait un petit endroit ensoleillé, tout était sec, parce qu’il était nécessaire qu’il y ait du soleil. Naturellement, si vous allez au point de vue scientifique, ils vous expliqueront ça très scientifiquement! Mais moi, je l’ai vu comme le résultat d’une intervention : quelqu’un qui a su le demander et qui l’a obtenu.

En Algérie, j’ai vu pas mal de choses comme ça, très intéressantes. Et justement, là, parce qu’il y avait une certaine atmosphère de connaissance un peu plus réelle, pourrait-on dire, il y avait des petites entités comme, par exemple, des entités qui maniaient la neige, n’est-ce pas, qui produisaient la neige, et qui pouvaient venir, entrer dans une chambre et dire à quelqu’un : « Maintenant, il faut qu’il neige ici! » (Il n’avait jamais neigé dans ce pays, jamais.) — « Neiger! Tu plaisantes! Près du Sahara, il va neiger! » — « Il faut qu’il neige, parce qu’on a mis des sapins sur la montagne et que, quand nous voyons les sapins, nous venons. Les sapins, c’est pour nous appeler; par conséquent nous venons. » Et alors, n’est-ce pas, il y avait une discussion, et le petit être est parti avec la permission de neiger, et quand il est parti, par terre il y avait un petit lac de neige, de neige fondue qui s’était changée en eau — ça c’était physique —, et la montagne s’est couverte de neige. En Algérie! Ça c’est tout près du Sahara, on descend quelques kilomètres et on est au Sahara. Quelqu’un s’était amusé à couvrir toutes les collines avec des sapins. « Le sapin, c’est un arbre des pays froids! Pourquoi vous nous appelez? Nous venons! » Tout ça, c’est une histoire vraie, ce n’est pas une invention.

Tout dépend de votre relation. Ça aussi, il se peut très bien que les savants météorologistes auraient pu l’expliquer, je n’en sais rien, ils expliquent tout ce que l’on veut.

(Une question est posée à Mère sur la régularité des saisons, mais l’enregistrement défectueux ne permet pas d’en transcrire les mots exacts.)

Quelle est en fait la régularité? Moi je sais que, depuis que je suis ici, j’ai vu toutes les choses possibles, et il n’y a que quelques jours — il y a très peu de jours —, je disais : « Tiens, nous sommes en plein été, il fait une chaleur d’été », et c’était au commencement de novembre. Il faisait beaucoup plus chaud qu’il n’a fait au mois de mai cette année. Seulement, nous pensons comme ça : « Maintenant, c’est l’été; après ça, vient l’automne; puis viendra l’hiver. » Et alors, nous nous adaptons, mais ce n’est pas vrai. Mais tenez, il y a des choses comme ça. Les gens du pays m’ont dit... Je suis arrivée au mois d’avril la seconde fois; la première fois... la première fois c’était le 29 mars. À cette époque-là, c’était entendu, il ne pleuvait jamais dans ce pays-ci pour au moins trois mois — pas une goutte d’eau, tout devenait sec, les feuilles que l’on met sur les toits, elles séchaient tellement que tout d’un coup, un jour, elles flambaient, c’était comme ça. J’arrive, et une pluie é-pouvan-table! Alors, les gens m’ont regardée (ici, ils ont un petit peu quelque chose comme un sentiment que les choses ne sont pas tout à fait mécaniques, n’est-ce pas). « Comment ça se fait qu’il pleut? » Alors moi, j’ai répondu : « Je ne sais pas, ce n’est pas moi, mais je suis en amitié avec la pluie. »

Je suis arrivée à Pau, dans le sud de la France, à un moment où il ne pleut jamais — c’est-à-dire que les gens qui pouvaient se souvenir depuis leur petite enfance, ils n’avaient jamais vu une goutte d’eau — il pleut à torrent!

J’arrive dans le sud algérien, naturellement il fait sec et, n’est-ce pas, une chaleur torride — il se met à pleuvoir! (rires)

Et alors ici, il est arrivé la même chose, et on a répondu que cela ne s’était vu qu’une seule fois... je ne sais plus... quelque chose comme il y a deux cents ans. On se souvenait de ça, et que c’était quelqu’un qui était arrivé, il avait plu, et on l’avait pris comme un signe tout à fait faste, n’est-ce pas — que c’était le signe d’une destinée exceptionnelle. Ils ont des idées ici à propos des heures fastes et des heures néfastes, et de l’événement faste et des événements néfastes. Eh bien, quand quelqu’un arrive à un moment où il ne pleut pas et que la pluie tombe, il paraît que c’est un événement très faste.

Par conséquent, les choses sont suivant la manière dont on les regarde. Mais moi j’ai vu d’autres choses qui sont comme ça, mais pas très agréables. C’est depuis que les hommes ont inventé — pas inventé, mais découvert — et qu’ils ont commencé à jouer comme des bébés avec des choses qu’ils ne savaient pas, et qu’ils ont produit des bombes atomiques, et d’autres choses encore pires. Ça a vraiment dérangé énormément toutes ces petites entités qui, justement, vivaient selon un certain rythme qui leur était propre et avaient des habitudes, et qui rendaient au moins les événements prévisibles. Ça les a beaucoup, beaucoup dérangées, elles en ont souffert énormément, et ça leur a fait perdre la tête, elles ne savent plus ce qu’elles font.

Il y avait un temps, à la fin de la guerre, vraiment les choses étaient devenues là-haut terriblement chaotiques, on vivait dans l’absurde; et comme on continue ces malheureuses expériences, elles ne sont pas encore sorties de leur affolement. Elles sont affolées. Vraiment, les hommes jouent avec des choses qu’ils ne connaissent que du dehors, c’est-à-dire qu’ils ne connaissent pas du tout. Ils savent juste assez pour s’en mal servir. N’importe quoi peut arriver, y compris, hélas! des catastrophes qui ont été prédites depuis très longtemps. Ça peut arriver... Ça dépend... de ce qui interviendra.

Il y a quelque chose à faire. Je vous avais dit ça, je vous avais dit : « Si vous ne voulez pas qu’il pleuve, priez. » Vous avez pris cela pour une plaisanterie.

Quelle est la cause de cette pluie?

Ah! ça paraît... il doit y avoir eu une faute quelque part. On a mécontenté quelqu’un... Qui est-ce qui est mécontent?

Ce que nous faisons le 1er peut fâcher quelqu’un 21 ?

Pas ce que nous faisons. Ça sûrement pas. Peut-être quelque chose dans la manière de le faire. Vous voulez que je vous dise quelque chose... mon expérience des choses?... Parce que ça m’intéresse, tout ça, et je regarde. Malheureusement, j’appartiens au côté du spectateur, je n’interviens pas. C’est très difficile de me faire intervenir dans ces choses. Mais enfin, je voulais savoir et j’ai regardé... et ça, aujourd’hui j’ai vu, j’ai vu ça... comment dire... ce n’est ni entendu ni vu, c’est à la fois entendu et vu et su, tout ce que vous voulez.

Tout ce travail que vous avez fait, qui a pris presque un an, tous ces efforts que vous avez faits, toutes ces difficultés que vous avez surmontées, tout ça, vous l’avez fait comme une offrande à l’Œuvre divine, n’est-ce pas, avec toute votre sincérité et votre bonne volonté, le maximum de votre capacité et d’un bon cœur complet, n’est-ce pas, vous y avez mis tout ce que vous pouviez mettre, vous avez réussi dans une certaine mesure, en tout cas vous avez fait les choses aussi bien que vous pouviez les faire. Alors « ça » a ajouté avec un sourire qui, ma foi, était un petit peu malicieux : « Qu’est-ce que ça peut vous faire que quelques imbéciles voient ce que vous avez fait! Maintenant, vous avez fait le travail, vous l’avez accompli, vous avez montré ce que vous pouviez faire. Qu’est-ce que ça peut vous faire que quelques spectateurs idiots le voient! » C’était clair, n’est-ce pas. (Je l’exprime; en l’exprimant, je le diminue.) C’était un état de conscience, et alors, ma foi, cela m’a un petit peu tourmentée, parce que... tourmentée! c’est une façon de parler... je me suis dit : « Diable! si c’est comme ça, après tout, nous ne sommes pas sûrs que la pluie cessera. Parce que si vraiment cela n’a aucune importance qu’un millier de gens voient ce que nous avons fait, qu’on a accepté notre offrande comme une offrande faite aussi bien que possible et avec tout notre cœur, l’attitude c’est de ne pas se soucier du résultat — nous ne nous soucions pas du résultat. » Alors, peut-être que la pluie continuera.

Je continue mon investigation, je ne sais pas ce qui va se produire. Mais en tout cas, je dois vous dire que je n’ai encore pris aucune décision pour faire arrêter la pluie. Je suis encore dans la période où l’on regarde. Nous verrons. En tout cas, c’était charmant. Je disais : « Est-ce qu’il y a eu quelqu’un qui a introduit là-dedans un sentiment égoïste, ou intéressé, et qui n’a pas fait la chose comme il fallait, dans l’esprit qu’il fallait? Où est la faute? » et tout ça... Il n’y avait rien de tout ça. On était parfaitement satisfait de ce que nous avions fait. C’était du travail bien fait, fait dans le bon esprit, aussi bien que nous pouvions. Tout le monde était content. Il y avait une malice quelque part. Est-ce une malice? C’était très supérieur à une malice : c’était une constatation. Alors, nous allons voir. Moi, pour moi, ça m’intéresse, ces choses-là. Malheureusement, c’est comme ça, je ne peux pas prendre parti; je regarde, et ça m’amuse. (rires)

Je dois dire que si je considère tout l’effort que vous avez fait, et très bien fait, je me dis : « Oh! ils sont bien gentils. Vraiment, il faudrait qu’ils puissent montrer ça. » Mais c’est comme ça, n’est-ce pas, c’est comme ça, ce n’est pas une volonté qui s’éveille et qui dit : « Maintenant, c’est ça ! » Quand ça, ça s’éveille, tout va bien, tout le monde obéit, même les petites entités, là-haut. Et c’est pour ça que je vous ai dit : « Il faut les prier », parce que si vous vous mettez à prier, vous, je serai naturellement avec vous dans votre prière. C’est ça, le truc. (rires)

Est-ce que l’effort fut vraiment satisfaisant?

Eh bien, n’est-ce pas, si moi, je me place au point de vue extérieur de la capacité humaine et de ce qui peut être fait, je suis obligée de dire : « On peut faire mieux. » Mais cette chose-là ne regarde pas à ça. C’est la chose dont je vous parlais hier et qui, n’est-ce pas, prend l’effort dans son sens plus profond, dans le sens de l’offrande faite.

Nous avons dit cela bien des fois, que tout travail est une prière faite avec le corps, et que la vraie attitude dans le travail c’est une offrande au Divin. Eh bien, « ça » a été satisfait de la façon dont la chose a été faite. Parce que je regardais — pour voir, comme j’ai dit, s’il y avait eu des choses qui n’étaient pas comme il fallait. Mais en tout cas, à l’œil de cette conscience qui regardait, c’était satisfaisant. Matériellement, n’est-ce pas, j’ai dit : « Dans la conscience humaine extérieure, ça peut être fait beaucoup mieux. » Ça, c’est entendu — nous n’avons pas atteint un maximum de perfection, loin de là! mais il faut dire aussi que c’est seulement une toute petite partie de notre activité... que nous essayons beaucoup plus que ça, que c’est seulement un des mouvements de notre sâdhanâ, n’est-ce pas. Nous sommes employés à beaucoup d’autres choses que ça... Une chose parmi d’autres... Et pour mettre debout une chose comme ça, selon les lois de perfection humaine d’accomplissement, il aurait fallu infiniment plus de temps, infiniment plus de travail et infiniment plus de moyens. Mais nous ne cherchons pas une perfection exclusive dans une chose ou dans une autre, nous essayons de faire marcher tout ensemble vers une perfection intégrale, générale. Et ces choses-là ont leur place et leur importance, mais elles n’ont pas une place et une importance exclusives. Par conséquent, au point de vue extérieur, on peut critiquer et trouver à redire et tout ça; mais ce n’est pas ça, le vrai point de vue. Intérieurement, c’est bien.

N’est-ce pas, il arrive tout le temps aux nouveaux venus, aux étrangers, aux visiteurs, à ceux qui arrivent avec toutes les constructions mentales humaines ordinaires... ils arrivent ici et ils disent : « Boh, boh, boh, il n’y a rien de si remarquable, ce n’est pas si extraordinaire, toutes leurs capacités sont d’un ordre moyen. » Mais ça, c’est parce qu’ils pensent comme ce que moi j’appelle être des lourdauds, avec une conscience tout à fait ordinaire; mais s’ils pouvaient voir, derrière les apparences, la réalité des choses, ils verraient que ce n’est pas si facile que ça, qu’il y a quelque chose d’autre qui marche tout ensemble vers une réalisation qui dépasse infiniment toutes leurs petites conceptions; ça, ils ne peuvent pas le voir. Et c’est pour ça, probablement... cette chose qui me répondait, disait : « Mais qu’est-ce que ça peut vous faire qu’un millier d’imbéciles voient l’effort que vous avez fait! » Parce que c’est vraiment... il y a une chose certaine, c’est que, si vous voyez la loi profonde des choses et que vous êtes en rapport avec une conscience supérieure pour réaliser quelque chose qui dépasse de beaucoup toutes les conceptions humaines, qu’est-ce qu’une opinion humaine peut vous faire? C’est comme si vous demandiez à un chien quelle est la valeur d’un problème de science que vous avez résolu. Ça ne vous viendrait pas à l’idée, n’est-ce pas? Vous savez que le chien n’a pas les éléments nécessaires pour juger de votre problème scientifique. Mais ça, c’est une différence encore beaucoup plus grande... Les gens n’ont aucune notion même de ce que c’est que la vie spirituelle et que la réalisation divine; et naturellement, à cause même de leur ignorance, ils viennent juger tout cela avec une aisance parfaite — de ce que vous faites ou de ce que vous ne faites pas et de la manière de le faire et de comment vous vivez — parce qu’ils n’y entendent rien et qu’ils ne voient rien du tout.

C’est pour ça que les gens qui viennent demander quelles sont les qualifications que l’on obtient à l’Université Internationale de Sri Aurobindo 22 , je réponds : « Allez donc, allez donc, il y a une quantité innombrable d’universités qui sont infiniment supérieures à la nôtre, beaucoup mieux équipées, beaucoup mieux organisées. La nôtre n’est rien, n’est-ce pas, c’est juste une goutte d’eau dans l’océan. Allez donc, il y en a partout, il y en a même dans l’Inde, il y en a dans tous les grands pays, il y a des universités infiniment plus importantes — supérieures — que la nôtre. Allez donc là-bas. Vous aurez beaucoup plus ce qu’il vous faut. » C’est pour ça que nous n’essayons pas d’entrer en compétition avec d’autres institutions.

Alors, Mère, en face de ces spectateurs, quelle attitude doit-on avoir?

Les aimer de tout votre cœur, mes enfants, et vouloir qu’ils naissent à la lumière, c’est la seule chose, c’est la seule façon de résoudre le problème. S’ils se mettent à bavarder, vous pouvez être polis et ne pas les contredire, ne rien leur dire du tout. Il faut surtout éviter de discuter et d’essayer de les convaincre, parce que ça c’est une tentative impossible. Il faut être absolument indifférent à leurs compliments et à leurs critiques. C’est beaucoup plus facile d’être indifférent à la critique qu’aux compliments.

Quand Madame David-Néel... je vous ai parlé d’elle, n’est-ce pas, Madame David-Néel qui est une militante et une grande lumière bouddhiste... quand elle était venue dans l’Inde, elle a été trouver quelques-uns de ces grands sages, ou gurus — je ne donnerai pas les noms, mais elle est allée à l’un, qui l’a regardée et qui lui a dit... parce qu’on parlait de yoga et d’effort personnel et tout ça... il l’a regardée, il lui a dit : « Est-ce que vous êtes indifférente à la critique? » Alors, elle lui a répondu la phrase classique : « Est-ce qu’on se soucie de l’aboiement d’un chien ? » Mais elle a ajouté (à moi, en me racontant l’histoire) avec beaucoup d’esprit : « Heureusement qu’il ne m’a pas demandé si j’étais indifférente aux compliments, parce que ça c’est beaucoup plus difficile! »

Enfin, voilà. Naturellement, il faut éviter de vous croire le moins du monde supérieurs, et je vais vous dire pourquoi. Parce que je viens de vous parler de quelque chose et d’une réalisation intérieure, mais à moins de quelques phrases vagues et imprécises, vous seriez, à peu de choses près, tout à fait incapables de me dire de quoi j’ai parlé. Vous savez vaguement, comme ça, qu’on est en train de faire quelque chose, mais ce que c’est et ce qui est au bout et quels sont les changements intérieurs qui peuvent nous mettre un peu à part de l’humanité ordinaire, vous n’en êtes pas conscients, et vous seriez extrêmement gênés si je vous demandais de m’expliquer ce que c’est. Alors, comme dans un être c’est seulement la conscience qui compte, il ne faut pas du tout vous croire supérieurs.

Parce que, de deux choses l’une : vous ne pouvez vous croire supérieurs que si vous êtes inconscients; de la minute où vous êtes vraiment conscients, vous perdez complètement cette notion de supériorité et d’infériorité. Alors, dans les deux cas, il ne faut pas se sentir supérieur parce que c’est une petitesse et une mesquinerie, mais se sentir plein de bonne volonté et de sympathie et se soucier fort peu de ce que l’on dit ou l’on ne dit pas, mais être poli, parce qu’il est toujours préférable d’être poli qu’impoli, qu’on se mette en rapport avec des forces plus harmonieuses et qu’on puisse beaucoup mieux lutter contre les forces de destruction et de laideur, pas pour d’autres raisons que ça, parce qu’on aime l’harmonie et qu’il vaut mieux la conserver. Mais au fond, il faudrait être très au-dessus de tout ça et se sentir seulement intéressé dans votre relation avec le Divin, ce qu’Il attend de vous et ce que vous voulez faire pour Lui. Parce que ça c’est la seule chose qui compte. Tout le reste n’a aucune importance. Il y a des gens qui veulent montrer leur supériorité. Cela prouve qu’ils sont tout petits. Plus on veut montrer sa supériorité, plus cela prouve qu’on est tout petit. N’est-ce pas, un petit enfant qui vit simplement, sans se regarder vivre, est beaucoup plus grand que vous, parce qu’il est spontané.

Voilà. Maintenant, tu as quelque chose à me demander? Non, rien?

Comment est-il possible qu’une chose presque achevée par des masses de bonnes volontés soit gâchée par une seule petite mauvaise volonté?

Que la petite mauvaise volonté dérange tout le travail de la bonne volonté? Qui a dit ça ?

Très souvent ça arrive.

(Mère a du mal à entendre le disciple) Ça arrive toujours?

Dans les Lettres, Sri Aurobindo le dit : le Supramental pouvait descendre, mais à cause de la mauvaise volonté des gens de l’Ashram, il a été obligé de se retirer. Mais moi, je n’ai jamais vu ça. J’avoue que je ne comprends pas. Moi, je trouve que c’est tout l’opposé, que même quand il y a une masse de mauvaises volontés, s’il y a seulement une bonne volonté quelque part (rires), ça fait agir la Grâce, et que tout s’arrange.

Ce que vous venez de dire...

Cela n’a rien à faire avec ça.

S’il y a une concentration...

Qu’est-ce que j’ai dit? Voilà que j’oublie... M’entendre dire des choses impossibles!... Il y avait quoi?

(Pavitra) Une constatation.

Constatation de quoi?

(Le disciple marmotte une réponse que Mère n’entend pas) Vous comprenez ce qu’il dit? Moi pas.

(Un enfant) Il a pris ça comme une mauvaise volonté.

Il n’a rien compris du tout, absolument rien compris de ce que j’ai dit. Absolument rien. Ce n’est pas du tout ça, ce n’est pas du tout ça. Ça ne venait pas d’en bas, ça venait de beaucoup plus haut que ta conscience ne peut arriver. Ce n’est pas du tout ça. Ce n’est pas une mauvaise volonté, il s’en faut infiniment. C’est comme ça qu’on comprend ce que je dis! Il faut que je me méfie! Il y a quelqu’un d’autre qui avait compris comme ça ? (À un enfant) Tu avais compris comme ça aussi, toi? (rires)

Tiens, cela ne m’était même pas venu à l’esprit. Je ne comprenais rien à ce qu’il voulait dire. C’était tellement loin. Si j’avais pensé une minute que ça puisse être compris comme ça, je n’aurais jamais rien dit.

Bon! Alors, c’est tout. Je crois que ça suffit pour aujourd’hui...

Comment devenir indifférent à la critique?

Monter quelque part sur l’échelle — dans sa propre conscience —, regarder les choses d’une façon un peu plus vaste, un peu plus générale. Par exemple, si à un moment donné il y a quelque chose qui vous tient, qui vous grip comme ça, qui vous tient serré, et que vous voulez absolument que « ça soit », et vous êtes en train de lutter contre un obstacle terrible, n’est-ce pas, quelque chose qui fait que « ça n’est pas », si simplement, à ce moment-là, vous commencez à sentir, à réaliser les milliards de milliards d’années qu’il y a eues avant ce moment présent, et les milliards de milliards d’années qu’il y aura après ce moment présent, et comment ce petit événement-là a une importance par rapport à tout ça — il n’y a pas besoin d’entrer dans une conscience spirituelle, ou n’importe quoi, simplement entrer en rapport avec l’espace et le temps, de tout ce qui est avant, de tout ce qui est après et de tout ce qui se passe en même temps —, si on n’est pas un idiot, immédiatement on se dit : « Oh bien, je suis en train d’attacher de l’importance à quelque chose qui n’en a pas. » C’est forcé, n’est-ce pas. Ça perd toute son importance, immédiatement.

Si on peut visualiser l’immensité simplement de la création — je ne suis pas en train de parler de monter dans des hauteurs spirituelles —, simplement l’immensité de la création dans le temps et l’espace, et ce petit événement sur lequel vous vous concentrez avec une importance (comme si c’était quelque chose qui a de l’importance)... immédiatement, ça, ça fait comme ça (geste), et ça se dissout, si vous le faites sincèrement. Si, naturellement, il y a une partie de vous-même qui vous dit : « Ah, mais pour moi, ça a de l’importance », alors, là, vous n’avez qu’à abandonner la partie et garder votre conscience telle quelle. Mais si sincèrement vous voulez voir les choses dans leur vraie valeur, c’est très facile.

Il y a d’autres procédés, n’est-ce pas. Il y a un sage chinois qui vous conseillait de vous coucher sur les événements comme on fait la planche sur l’océan, en imaginant cette immensité de l’océan et que vous vous laissez aller sur cette... n’est-ce pas, sur les vagues, comme quelque chose qui contemple le ciel et qui se laisse emporter. En chinois, ils appellent ça wu weï. Quand vous pouvez faire ça, tous vos tourments s’en vont. Je connaissais un Irlandais qui, lui, se couchait sur le dos, et il regardait dehors, autant que possible un soir où il y avait des étoiles au ciel, il regardait, contemplait le ciel et s’imaginait qu’il flottait dans cette immensité innombrable de points lumineux.

Et immédiatement, tous les tourments se calment. Il y a beaucoup de manières. Mais sincèrement, vous n’avez qu’à... le sens de la relativité entre votre petite personne et l’importance que vous donnez aux choses qui vous concernent, et l’immensité universelle, ça suffit. Naturellement, il y a un autre moyen, c’est de se dégager de la conscience terrestre, et de monter dans une conscience supérieure où, alors là, ces choses terrestres prennent leur vraie place — c’est-à-dire qu’elle est toute petite.

Mais... justement, une fois, il y a fort longtemps, quand j’étais encore à Paris et que je voyais Mme David-Néel presque tous les jours, elle, n’est-ce pas, elle était en plein dans son idée et elle me disait : « Vous ne devriez pas penser à une action, c’est de l’attachement pour l’action; quand vous voulez faire quelque chose, cela veut dire que vous êtes encore liée aux choses de ce monde. » Alors je lui disais : « Non, il n’y a rien de plus facile. Vous n’avez qu’à vous imaginer tout ce qui a été fait auparavant et tout ce qui se fera après et tout ce qui est en train de se faire, et alors vous vous apercevez que votre action, c’est un souffle, comme ça, une seconde dans l’éternité, et vous ne pouvez plus y être attachée. » À ce moment-là, je ne connaissais pas le texte de la Gîtâ. Je ne l’avais pas encore lu complètement, n’est-ce pas (quelques mots inaudibles)... pas ce texte-là, celui que je traduis à ma manière : « Et détaché de tout fruit de l’action, agis. » Ce n’est pas comme ça, mais enfin c’est ce que ça veut dire. Ça, je ne le savais pas, mais je disais exactement ce qui est dit dans la Gîtâ.

Mais ce n’est pas parce que vous croyez à votre action, que vous devez agir; vous agissez parce que vous devez agir, c’est tout. Seulement, c’est une condition qui peut être quelquefois un peu dangereuse au point de vue extérieur, parce que, au lieu de vouloir avec une autorité souveraine que la pluie cesse, on regarde ce qui se passe. Voilà. Mais je vous dis : « Si vous voulez prier, priez. »

On peut prier maintenant. (rires)

Il a de l’esprit!

Bon, alors, pas de lumière. Nous prions.

décembre




Le 7 décembre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre II de La Synthèse des Yogas, « La Consécration de soi ».

Mère, on peut faire le don de soi seulement quand on arrive à un degré assez supérieur, mais quand on est en train de mener une vie plus ou moins inconsciente, le don de soi devient plus ou moins mental, n’est-ce pas, mais ce n’est pas efficace.

Comment peut-on faire? Peut-on commencer dès le début par le don de soi?

Cela dépend des gens, mon petit.

Il y a des gens dont le mouvement psychique, l’impulsion émotive est plus forte que la compréhension intellectuelle. On sent une attraction irrésistible pour le Divin, sans savoir, sans avoir la moindre idée de ce que c’est, de ce que cela peut être, de ce que cela représente — rien, aucune notion intellectuelle mais une sorte d’impulsion, d’attraction, un besoin, un besoin inévitable.

Et ces gens-là qui ont ça, si, je peux dire par l’effet de la Grâce, ils ont un mental qui ne les tourmente pas, qui ne questionne pas, qui ne discute pas, ils vont très vite.

Et alors, ce qui est tout à fait miraculeux — selon la conception ordinaire —, c’est que dès qu’ils arrivent à ce degré de consécration qui les identifie, à travers leur être psychique, à la Présence divine, tout d’un coup ils deviennent doués de capacités d’expression qui étaient tout à fait inconnues à leur nature.

J’ai vu comme ça le cas en France, il y a fort longtemps, d’une jeune fille, très jeune, qui n’avait jamais eu d’éducation pour ainsi dire, d’instruction, elle était danseuse à l’Opéra, très bonne danseuse, et elle avait été mise là-bas pour l’étude à huit ans, comme on les met toujours, c’est-à-dire tout enfant; et elle avait appris à danser au lieu d’apprendre l’histoire, la géographie, les mathématiques, et le reste. Elle ne savait presque pas s’exprimer, et son intelligence était évidente mais inculte. Eh bien, elle a été attirée comme cela, et elle a senti un besoin impérieux de chercher le Divin, de se consacrer à Lui. Et elle a commencé d’abord à danser en Son honneur, comme le jongleur de Notre-Dame; et elle dansait vraiment d’une façon très remarquable. Et puis, tout d’un coup, elle a voulu exprimer ce qu’elle sentait : elle s’est mise à écrire des lettres qui étaient merveilleusement poétiques; elle disait des choses étonnantes, et d’une façon encore plus étonnante; des pages et des pages se suivaient, et elle écrivait ça avec une aisance extraordinaire.

Il s’est trouvé que, par suite de certaines circonstances, elle a eu des difficultés; il y avait quelque chose dans sa nature qui la retirait vers sa vieille nature qu’elle avait quittée — qui la rendait pratique et matérielle, qui lui faisait voir les choses extérieurement. Et immédiatement, elle ne pouvait plus mettre deux mots l’un après l’autre, elle ne pouvait pas écrire une ligne sans faire une quantité innombrable de fautes d’orthographe. Quand elle était dans cet état d’inspiration, elle écrivait sans une faute, comme un grand écrivain; et dès qu’elle était sortie de cet état et qu’elle retombait dans sa conscience terre à terre — des besoins de la vie, des nécessités de chaque minute, etc. —, tout partait, elle ne pouvait même plus écrire une ligne sans faire de fautes et c’était d’une vulgarité totale.

Alors ça, n’est-ce pas, ça prouve que si l’on arrive à la conscience véritable, il n’y a plus de problème qui se pose. Ce que vous devez être, vous le devenez. Ce que vous devez savoir, vous le savez. Et ce que vous devez faire, vous avez le pouvoir de le faire. Et il s’ensuit naturellement que toutes ces prétendues difficultés disparaissent immédiatement. Dans le cas dont je parle, ce qui la tirait en bas, ce n’était pas quelque chose d’elle-même, c’était quelque chose d’un autre. Et malheureusement c’est ce qui arrive le plus souvent : on s’encombre dans la vie de certaines responsabilités et elles vous empêchent d’avancer.

Voilà mon histoire.

Il y a d’autres gens qui comprennent d’abord, qui sont très intellectuels, qui ont étudié, qui peuvent jouer avec les idées et les mots, qui vous feront des discours brillants sur toutes les philosophies, sur toutes les religions, toutes les conceptions humaines — et qui mettront peut-être des années à avancer d’un pas. Parce que tout ça se passe dans la tête.

Il se passe beaucoup de choses dans la tête. Je vous ai déjà dit cela plusieurs fois, la tête c’est comme une place publique. N’importe quoi peut y entrer, venir, passer, sortir, et mettre beaucoup de désordre. Et les gens qui ont l’habitude de jouer avec les idées, ce sont ceux qui sont les plus embarrassés pour aller plus loin. C’est un jeu qui est joli, qui est attractif, qui vous donne l’impression que l’on n’est pas tout à fait ordinaire, au niveau de la vie ordinaire — mais ça coupe les ailes.

Ce n’est pas la tête qui a des ailes, c’est le cœur. C’est ce... oui, ce besoin irrésistible. Rien d’autre ne compte. C’est tout. Seulement ça.

Et alors, après tout, on se moque bien des obstacles et des difficultés. Qu’est-ce que ça peut vous faire? Ça ne compte pas. On se moque bien du temps aussi. Qu’est-ce que ça peut vous faire que ça prenne longtemps? Pendant plus longtemps on aura la joie de l’aspiration, de la consécration, du don de soi.

Parce que c’est la seule joie vraie. Et quand elle s’efface, cette joie, c’est parce qu’il y a quelque chose d’égoïste, et parce qu’il y a une exigence — qu’on appelle un besoin — qui se sont mélangés à la consécration. Autrement la joie ne s’en va jamais. C’est la première chose qu’on gagne; et c’est la dernière qu’on réalise. Et c’est le signe de la Victoire. Tant que vous ne pouvez pas être dans une joie constante, calme, paisible, lumineuse, invariable, eh bien, c’est que vous avez encore à travailler pour vous purifier — et quelquefois à travailler beaucoup. Mais c’est ça le signe.

C’est avec le sens de la séparation que sont venues la douleur, la souffrance, la misère, l’ignorance, toutes les incapacités. C’est avec le don de soi absolu, l’oubli de soi dans une consécration totale, que la souffrance disparaît et qu’elle est remplacée par une joie que rien ne peut voiler. Et c’est seulement quand cette joie sera établie ici dans ce monde qu’il pourra vraiment être transformé, et qu’il y aura une nouvelle vie, une nouvelle création, une nouvelle réalisation. La joie doit s’établir d’abord dans la conscience, et puis après, la transformation matérielle prendra place; mais pas avant.

À dire vrai, c’est avec l’Adversaire que la souffrance est venue dans le monde. Et c’est seulement la joie qui peut le vaincre, rien d’autre — le vaincre définitivement, finalement.

(long silence)

C’est la Joie qui a créé, et c’est la Joie qui accomplira.

(silence)

Notez que je ne parle pas de ce que les hommes appellent la joie, et qui n’est même pas une caricature, qui est, je crois, une invention diabolique pour vous faire perdre le chemin : la joie qui vient du plaisir, de l’oubli, de l’indifférence.

(silence)

Moi, je parle d’une joie qui est la paix parfaite, la lumière sans ombre, l’harmonie, la beauté totale et un pouvoir irrésistible, la joie qui est la Présence divine elle-même, dans son Essence, dans sa Volonté et dans sa Réalisation.

Mère, tu dis : pour conquérir, c’est seulement la joie qui peut conquérir l’Adversaire. Mais pour atteindre la joie il faut d’abord conquérir l’Adversaire!

Mais non! Il faut le dépasser, et l’ignorer.

Il y a une chose qu’il faut commencer par faire, c’est vrai, c’est de se libérer de son influence. Mais il y a une différence entre se libérer de l’influence de l’Adversaire et vaincre l’Adversaire. Vaincre l’Adversaire, ce n’est pas une petite chose. Il faut avoir un pouvoir plus grand que le sien pour le vaincre. Mais on peut se libérer totalement de son influence. Et de la minute où l’on est complètement libéré de son influence, le don de soi peut être total. Et avec le don de soi vient la joie, longtemps avant que l’Adversaire ne soit vraiment vaincu et qu’il ne disparaisse.

L’Adversaire ne disparaîtra que quand il ne sera plus nécessaire dans le monde. Et nous savons très bien qu’il est nécessaire, comme la pierre de touche pour l’or : savoir si c’est pur.

Mais si vous... qui que ce soit devient vraiment sincère... ce que moi j’appelle sincère, n’est-ce pas, ce que Sri Aurobindo appelle sincère, c’est-à-dire que rien dans l’être ne contredise l’aspiration et la volonté de consécration, que rien ne se déguise pour continuer à vivre sa propre vie indépendante (les déguisements sont innombrables, ils sont pleins d’astuce et de malice, très trompeurs, et malheureusement, l’être humain a une très grande tendance innée à se tromper soi-même; et plus on se trompe soi-même, moins on le reconnaît), mais si on est vraiment sincère, alors l’Adversaire ne peut même plus vous approcher; et il n’essaye pas, parce que ce serait aller vers sa destruction.

Seulement, il y a des gens qui ont en eux une sorte d’instinct combatif et qui ne se contentent pas de se libérer et de sortir de l’influence, qui justement ont l’idée qu’ils ont la capacité d’aller se battre et de lutter avec l’Adversaire. Alors quelquefois, s’ils ne sont pas tout à fait prêts, ils vont se mettre dans de très mauvaises positions, des cas difficiles.

Ceux-là, c’est seulement la confiance en la Grâce divine qui les sauve. Parce que même s’ils font des bêtises et qu’ils se mettent dans des cas difficiles, il y aura toujours quelque chose qui viendra les tirer d’embarras au dernier moment. Un peu comme la mère chatte qui attrape son petit qui va aller se noyer parce qu’il s’est trompé et qu’il a voulu marcher sur l’eau — qui l’attrape, qui le tire, qui le sort. Un peu comme cela.

Mais on dit toujours qu’il ne faut pas tenter Dieu. Il ne faut pas faire une chose par... comment dire aimablement... hardiesse prématurée, avec l’idée : « Oh! ça ne fait rien, le Divin me tirera toujours d’embarras. » Ça, ce n’est pas bien. Parce qu’au lieu d’aider au travail, ça le complique.

Voilà. C’est tout?

Vous voulez essayer de vous taire pour quelques minutes — je veux dire dedans? Oui?

(méditation)

Le 14 décembre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre II de La Synthèse des Yogas, « La Consécration de soi ».

Douce Mère, je n’ai pas bien compris ce paragraphe.

Quel paragraphe?

« Les puissances de ce monde et leurs activités pratiques n’appartiennent pas du tout à Dieu, pense-t-on, ou, pour quelque obscure et incompréhensible raison — Mâyâ ou autre —, elles sont une sombre contradiction de la Vérité divine. »

C’est une certaine attitude qui donne ça. Il le dit avant, n’est-ce pas, il l’explique. Il y a une attitude dans laquelle toutes les choses matérielles apparaissent non seulement comme n’étant pas l’expression du Divin, mais incapables de le devenir et essentiellement contraires à la vie spirituelle. Et alors il n’y a qu’une solution — c’était celle des anciens yogas, n’est-ce pas —, le rejet total de la vie comme ne pouvant pas du tout participer à la vie spirituelle, le rejet de la vie matérielle. C’est cela qu’il explique. Il dit que dans cette attitude-là, c’est comme ça qu’on regarde la vie. Il ne dit pas qu’elle est comme ça ; il dit qu’on la regarde, qu’on la considère comme ça ; que c’est l’attitude de ceux qui ont séparé complètement la vie de l’esprit, et qui disent que la vie est une illusion, une falsification, et qu’elle est incapable d’exprimer le Divin... C’est tout?

Douce Mère : « ... nous pouvons [...] enrichir notre réalisation avec le butin même arraché aux puissances qui nous combattent. »

Oui.

Quel est ce butin?

Toutes les forces adverses qui sont à l’œuvre dans le monde.

Le monde tel qu’il est maintenant est, dans sa majeure partie, sous l’influence des forces adverses. On les appelle adverses parce qu’elles ne veulent pas de la vie divine; elles s’opposent à la vie divine. Elles veulent que les choses restent comme elles sont, parce que c’est leur domaine et leur puissance dans le monde. Elles savent très bien qu’elles perdront tout pouvoir et toute influence de la minute où le Divin sera manifesté. Alors elles luttent ouvertement et complètement contre le Divin, et il faut leur arracher morceau par morceau, petit à petit, toutes les choses qu’elles ont conquises dans la vie extérieure. Et alors ce qu’on leur arrache, c’est autant de gagné. Tandis que si, comme on faisait avant, on faisait ce que l’on appelle la part du feu — c’est-à-dire qu’on laissait partir toutes les choses que l’on considérait comme ne pouvant pas être transformées —, c’est autant de perdu pour la réalisation divine.

Toutes les réalisations de la Nature dans la vie extérieure, tout ce qu’elle a créé — par exemple sur la terre, tout ce monde végétal, animal, n’est-ce pas, et humain ordinaire qu’elle a créé —, si on abandonne tout cela comme une illusion qui est incapable d’exprimer le Divin, alors c’est autant que l’on laisse entre les mains des forces adverses qui essayent de le garder, justement, pour leurs fins propres. Tandis que si on considère que tout cela peut être déformé maintenant, mais que dans son essence et dans son origine, non seulement cela appartient au Divin mais que c’est le Divin Lui-même, alors on peut travailler consciemment, volontairement à la transformation, et arracher toutes ces choses à l’influence hostile qui les gouverne maintenant.

C’est tout?... Encore?...

Douce Mère, quel est notre être universel?

Notre être universel? Ce qu’il est? Je ne comprends pas très bien ta question.

Qu’est-ce que c’est?... « Car notre nature entière et son milieu, notre être personnel et notre être universel sont tout entiers pleins d’habitudes et d’influences qui s’opposent à notre nouvelle naissance spirituelle... »

Notre être universel, c’est notre relation avec tous les autres et tous les mouvements de la nature.

Et je vous ai dit souvent, n’est-ce pas, que l’état premier de votre être est un état de mélange presque total avec toutes ces choses du dehors, et qu’il n’a presque pas d’individualisation, c’est-à-dire de spécialisation qui fait de vous un être différent. Vous êtes mus — une sorte de forme, qui est votre corps physique, et qui est mue — par toutes les forces universelles générales, des forces vitales ou des forces mentales, qui traversent votre forme et la mettent en mouvement. Alors ça, c’est l’être universel.

En tout ce que vous avez arraché à cette semi-conscience générale, et que vous avez cristallisé en un être plus ou moins indépendant, conscient de lui-même et ayant ses qualités propres, tout ça c’est votre être individuel. Et cet être individuel est plein de tous les mouvements d’obscurité, d’inconscience, et des limitations de la vie ordinaire — et c’est cela qu’il faut petit à petit ouvrir à l’influence divine et amener à la conscience et à la compréhension des choses. C’est ce que dit Sri Aurobindo.

En fait, la première victoire est de créer une individualité. Et puis après, la seconde victoire, c’est de donner cette individualité au Divin. Et la troisième victoire, c’est que le Divin change votre individualité en un être divin.

Il y a trois étapes : la première c’est de devenir un individu ; la seconde c’est de consacrer l’individu et qu’il se soumette entièrement au Divin pour s’identifier à Lui; et la troisième c’est que le Divin s’empare de cet individu et le change en un être à Sa propre image, c’est-à-dire qu’il devienne divin lui aussi.

Généralement, tous les yogas s’arrêtaient à la seconde. Quand on était arrivé à soumettre l’individu et à le donner sans réserve au Divin pour s’identifier à Lui, on considérait que son travail était fini, que tout était accompli. Mais nous, nous commençons là, et nous disons : « Non, c’est seulement un commencement. Nous voulons que ce Divin auquel nous nous sommes identifiés, entre dans notre individualité et en fasse une personnalité divine agissant dans un monde divin. Et ça, c’est ce que nous appelons la transformation. Mais l’autre la précède, doit précéder. Si ce n’est pas fait, il n’y a pas de possibilité de faire la troisième. On ne peut pas passer de la première à la troisième; il faut passer à travers la seconde. »

Mère, la troisième dépend entièrement du Divin, s’Il veut s’emparer ou non...

En fait, tout dépend entièrement du Divin. C’est seulement la conscience que vous en avez qui est différente. Alors dans la troisième étape, évidemment, on devient conscient que c’est le Divin qui fait tout; alors cela dépend entièrement du Divin.

Quand tu dis ça, il y a la partie de ta conscience qui est encore convaincue de sa séparation et de son existence propre, qui regarde l’autre et qui dit : « Ah bon! maintenant je n’aurai plus rien à faire. » Mais s’il n’existe plus, s’il devient conscient qu’il est le Divin, alors il ne peut avoir cette impression. Il fait, il continue à faire le travail, mais avec la conscience véritable, au lieu d’avoir la conscience déformée.

(silence)

C’est tout?

Douce Mère, comment peut-on sentir la Présence divine constamment?

Pourquoi pas?

Mais comment peut-on le faire?

Mais je demande pourquoi on ne la sentirait pas. Au lieu de poser la question : « Comment la sentir? », moi je pose la question : « Comment fait-on pour ne pas la sentir? » Il n’y a pas de raison pour ne pas sentir la Présence divine. Du moment que tu l’as sentie une fois, tu devrais être capable de la sentir toujours puisqu’elle est là. C’est un fait. C’est seulement notre ignorance qui fait que nous en sommes inconscients. Mais si nous devenons conscients, alors pourquoi est-ce que nous ne serions pas toujours conscients? Pourquoi oublier une chose qu’on a apprise? Quand on a eu l’expérience, pourquoi l’oublier? C’est simplement une mauvaise habitude, c’est tout.

N’est-ce pas, il y a quelque chose qui est un fait, c’est-àdire que cela est. Mais nous en sommes ignorants et nous ne le savons pas. Mais de la minute où nous devenons conscients et où nous le savons, pourquoi est-ce que nous l’oublierions encore? Quel sens cela a-t-il? C’est tout simplement parce que nous ne sommes pas convaincus qu’une fois qu’on a rencontré le Divin on ne peut plus l’oublier. Nous sommes au contraire pleins d’idées stupides, qui consistent à dire : « Oh! oui, c’est très bien une fois comme ça, mais le reste du temps ce sera comme d’habitude. » Alors il n’y a pas de raison pour que ça ne recommence pas.

Mais si nous savons que... Nous ne connaissions pas quelque chose, nous étions ignorants; puis de la minute où nous avons la connaissance, moi je demande sincèrement comment est-ce qu’on fait pour l’oublier. On pouvait ne pas savoir quelque chose, ça c’est un fait; il y a une quantité innombrable de choses qu’on ne sait pas. Mais de la minute où on les sait, de l’instant où on a l’expérience, comment s’arrange-t-on pour l’oublier? Au-dedans de vous, vous avez la Présence divine, vous n’en savez rien — pour toutes sortes de raisons, mais enfin la raison principale c’est que vous êtes dans un état d’ignorance. Mais tout d’un coup, par un concours de circonstances, vous devenez conscient de cette Présence divine, c’est-à-dire que vous êtes en présence d’un fait — ce n’est pas une imagination, c’est un fait, c’est une chose qui est. Alors comment vous arrangezvous pour l’oublier une fois que vous l’avez su?

Mais cet état d’ignorance est encore en nous.

Ah! Et pourquoi? Parce que vous êtes persuadé que c’est un état normal et qu’on ne peut pas faire autrement. Mais de la minute où vous savez que c’est un état absolument anormal, contraire à la Vérité, comment se fait-il que cela puisse se reproduire? C’est simplement parce que vous n’êtes pas convaincu. C’est parce que quand vous avez l’expérience de la Présence divine, cela vous paraît être une chose fabuleuse, miraculeuse et extraordinaire, et presque anormale. Et alors : « Cet état sublime, comment est-ce que je peux le garder? C’est tout à fait contraire à mon existence propre. » Mais c’est ça qui est une imbécillité. Parce que c’est cet état sublime qui est l’état naturel; et c’est ce que vous êtes constamment qui n’est pas naturel, qui est une falsification, une déformation, n’est-ce pas, un état qui n’est pas normal. Tandis que d’avoir la connaissance et de vivre dans la Vérité, c’est ça qui est l’état normal. Alors, comment se fait-il qu’une fois que vous l’avez eu...? C’est fini, l’état anormal disparaît, vous devenez normal et vous vivez dans la Vérité. Une fois qu’on est dans la Vérité, comment est-ce qu’on s’arrange pour en sortir?

C’est tout simplement que vous n’êtes pas entré totalement dans la Vérité, et qu’il n’y a qu’une partie de vous-même qui a eu l’expérience, et que les autres ne l’ont pas encore; et qu’alors vous ne restez pas dans cette partie de vous-même qui a eu l’expérience et vous commencez à vivre dans d’autres parties qui ne l’ont pas encore; et qu’il faut que toutes ces parties aient cette expérience l’une après l’autre.

C’est ça la réponse à ma question. C’est ça qu’il aurait fallu me dire : mais c’est parce que nous ne sommes pas faits d’un seul morceau, et que le morceau qui a fait l’expérience n’est pas unique en nous et n’est pas toujours là, qu’il est remplacé par toutes sortes d’autres morceaux qui n’ont pas encore fait l’expérience et qui doivent la faire. C’est pour ça.

Mais, à dire vrai, ce n’est pas inévitable. Parce que même si la partie qui a fait l’expérience et qui sait, n’est plus tout à fait en avant et maîtresse de la conscience, si elle est remplacée par une autre partie qui est encore dans l’ignorance, ce n’est pas une raison pour oublier l’autre, puisque cette autre partie est vous aussi, et elle reste vous, et elle est là. Pourquoi l’oublier? Pourquoi, quand la partie obscure, inconsciente et ignorante arrive, pourquoi ne pas la mettre immédiatement en présence de l’autre, comme ça, pour que l’autre puisse lui montrer qu’elle est dans l’ignorance? Ça, tout le monde peut le faire. C’est seulement une question de le vouloir. Nous ne sommes pas obligés de retomber dans l’erreur, nous ne sommes pas obligés de retomber dans l’obscurité, l’ignorance et la stupidité. C’est parce que quelque chose en nous, par veulerie ou par défaitisme, accepte ça. Si on ne l’acceptait pas, cela ne se produirait pas.

Même quand tout semble s’obscurcir tout d’un coup, la Flamme et la Lumière sont toujours là. Et si on ne les oublie pas, on n’a qu’à mettre en face d’elles la partie qui est obscure; il y aura peut-être une bataille, il y aura peut-être une petite difficulté, mais ce sera une chose tout à fait passagère; jamais on ne perdra pied.

C’est pour cela qu’on dit — et c’est une chose vraie — que de pécher par ignorance, cela peut avoir des conséquences funestes, parce que quand on fait des fautes, eh bien, ces fautes ont des conséquences, c’est évident, et généralement des conséquences extérieures et matérielles; mais ce n’est que demi-mal, je vous ai déjà dit cela plusieurs fois. Mais quand on sait ce qui est vrai, quand on a vu et qu’on a eu l’expérience de la Vérité, accepter de pécher de nouveau, c’est-à-dire de retomber dans l’ignorance et l’obscurité, ça c’est une faute infiniment plus grave. Cela commence à appartenir au domaine de la mauvaise volonté. C’est, en tout cas, un signe de veulerie et de faiblesse.

C’est que la volonté est faible.

Alors ta question est posée à l’envers. Au lieu de te demander « comment garder », il faut te demander : « comment ne gardet-on pas? » Ne pas l’avoir, c’est un état qui est l’état de tout le monde avant la minute où on sait; ne pas savoir, on est dans cet état-là avant de savoir. Mais une fois qu’on sait, on ne peut pas oublier. Et si on oublie, c’est qu’il y a quelque chose qui consent à oublier, c’est qu’il y a un consentement quelque part; autrement on n’oublierait pas.

(silence)

C’est tout? C’est tout, plus rien? Plus de questions nulle part? Vous voulez méditer? Oui?

(méditation)

Le 21 décembre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre II de La Synthèse des Yogas, « La Consécration de soi ».

« Souvent, donc, le sâdhak s’apercevra que même après avoir gagné avec persistance sa propre bataille personnelle, il devra la gagner encore et encore... »

Oui. Alors?

Alors est-ce que ça veut dire que les autres profitent de sa sâdhanâ ?

Tu comprends, c’est pour chacun comme ça. S’il n’y en avait qu’un, ça pourrait être comme ça : que ce soit lui qui le fasse pour tous; mais si chacun le fait... tu comprends?...

Vous êtes cinquante personnes à faire le yoga intégral. Si c’est seulement l’un des cinquante qui le fait, alors il le fait pour tous les cinquante. Mais si chacun des cinquante le fait, un le faisant pour tous les cinquante, il le fait en somme pour une seule personne, parce que tous le font pour tous.

Mais le travail est beaucoup plus long?

Il faut s’élargir.

Le travail est plus compliqué, il est plus complet, il demande une puissance plus grande, une largeur plus grande, une patience plus grande, une tolérance plus grande, une endurance plus grande; toutes ces choses-là sont nécessaires. Mais en fait, si chacun fait parfaitement ce qu’il doit faire, ce n’est plus qu’une seule personne qui fait le tout : pas une seule personne qui fait pour tous, mais tous ne forment plus qu’une personne qui fait pour le tout. Cela devrait former une sorte d’unité suffisante entre tous ceux qui le font, pour qu’ils ne sentent plus la distinction. Ça, c’est la façon idéale de le faire : qu’ils ne forment plus qu’un seul corps, une seule personnalité, travaillant à la fois pour soi-même et les autres sans distinction.

À dire vrai, c’était la première question qui s’est posée quand j’ai rencontré Sri Aurobindo. Je crois que je vous l’ai déjà dit; je ne me souviens plus, mais j’en ai parlé dernièrement. Est-ce qu’il faut faire son yoga et arriver jusqu’au but et puis, après, s’occuper des autres, ou est-ce qu’il faut immédiatement laisser venir à soi tous ceux qui ont une aspiration identique, et marcher tous ensemble vers le but? À cause de mon travail précédent et de tout ce que j’avais essayé, je suis venue à Sri Aurobindo avec la question très précise. Parce que les deux possibilités étaient là : ou de faire une sâdhanâ individuelle intensive en se retirant du monde, c’est-à-dire en n’ayant plus aucun contact avec les autres; ou bien laisser le groupe se former d’une façon naturelle et spontanée — ne pas l’empêcher de se former, le laisser se former —, et partir tous ensemble sur le chemin.

Eh bien, la décision n’a pas été un choix mental du tout; c’est venu spontanément. Les circonstances ont été telles qu’il n’y avait pas de choix ; c’est-à-dire que tout naturellement, spontanément, le groupe s’est formé d’une façon telle que c’était une nécessité impérieuse. Et alors une fois qu’on est parti comme ça, c’est fini, il faut aller jusqu’au bout comme ça.

Au début, c’était cinq, six, pas plus. Ça a été cinq, six pendant longtemps. C’est devenu dix, douze, une vingtaine; puis trente, trente-cinq. C’est resté là pendant assez longtemps. Et puis alors tout d’un coup, n’est-ce pas, c’est parti ; et puis voilà, le dernier chiffre c’est au-delà de mille cent! Nous augmentons.

Alors, là-dessus, il y en a beaucoup qui ne font pas la sâdhanâ, alors le problème ne se pose pas. Mais pour tous ceux qui la font, c’est comme ça, c’est comme Sri Aurobindo l’a décrit là. Et si on veut faire la chose d’une façon solitaire, il est absolument impossible de la faire d’une façon totale. Parce que tout être physique, si complet qu’il puisse être, n’est que partiel et limité; il ne représente qu’une loi dans le monde; ça peut être une loi très complexe, mais ce n’est qu’une loi : ce qu’on appelle, dans l’Inde, le Dharma, une Vérité, une Loi. Chaque être individuel, même s’il est d’une qualité tout à fait supérieure, même s’il a été produit pour une œuvre tout à fait spéciale, n’est qu’un être individuel; c’est-à-dire que la totalité de la transformation ne peut pas se faire à travers un seul corps. Et c’est pour cela que, spontanément, la multiplication s’est produite. On peut atteindre, solitaire, à sa propre perfection. On peut devenir, dans sa conscience, infini et parfait. Mais quand il s’agit d’une œuvre, c’est toujours limité.

Je ne sais pas si tu me comprends bien, mais la réalisation personnelle n’a pas de limites. On peut devenir, intérieurement, soi-même parfait et infini. Mais la réalisation extérieure est nécessairement limitée, et si on veut avoir une action générale, il faut au moins un minimum de personnes physiques. Dans une très vieille tradition, on disait que douze suffisaient; mais avec les complexités de la vie moderne, ça ne paraît pas possible. Il faut un groupe représentatif. Ce qui fait que... vous n’en savez rien, ou vous ne l’imaginez pas très bien, mais chacun de vous représente une des difficultés qu’il faut vaincre pour la transformation. Et cela fait beaucoup de difficultés! (Mère rit) J’avais écrit quelque part que plus qu’une difficulté... j’avais dit que chacun représente une impossibilité à résoudre. Et c’est l’ensemble de toutes ces impossibilités qui peuvent se transformer en l’Œuvre, la Réalisation. Chacun des cas est une impossibilité à résoudre, et c’est quand toutes ces impossibilités seront résolues, que l’Œuvre sera accomplie. Mais maintenant, je suis plus aimable, j’enlève « impossibilité », et je mets « difficulté ». Peut-être que ce ne sont plus des impossibilités.

Seulement, depuis le début, et encore plus maintenant que notre groupe a crû d’une façon si considérable, chaque fois que quelqu’un vient me trouver pour me dire : « Je viens pour mon yoga. » — « Oh, je dis, non! ne venez pas! C’est beaucoup plus difficile ici que n’importe où. » Et la raison, c’est ce que Sri Aurobindo a écrit là. Si quelqu’un vient me dire : « Je viens pour travailler, je viens pour me rendre utile », ça va bien. Mais si quelqu’un me dit en venant : « J’ai beaucoup de difficultés dehors, je n’arrive pas à surmonter ces difficultés, je veux venir ici parce que ça m’aidera », je dis : « Non, non! ce sera beaucoup plus difficile ici; vos difficultés vont croître considérablement. » Et c’est ça, ce que ça veut dire : parce que ce ne sont plus des difficultés isolées; ce sont des difficultés collectives.

Alors, en plus de votre propre difficulté personnelle, vous avez toutes les frictions, tous les contacts, toutes les réactions, toutes les choses qui viennent du dehors. Comme une épreuve. Juste sur le point faible, l’endroit qui est le plus difficile à résoudre; c’est là que vous entendrez de quelqu’un la phrase qui était justement celle que vous ne vouliez pas entendre; on fera pour vous le geste qui était justement celui qui pouvait vous choquer; vous vous trouvez en présence d’une circonstance, d’un mouvement, d’un fait, d’un objet, n’importe quoi — juste les choses qui... « Ah! comme j’aurais voulu que cela ne se produise pas! » Et ce sera ça qui se produira. Et de plus en plus. Parce que vous ne faites pas votre yoga pour vous-même, seul. Mais vous faites le yoga pour tout le monde, sans le vouloir, automatiquement.

Alors quand les gens viennent et me disent : « Je viens ici pour la paix, la tranquillité, les loisirs, pour faire mon yoga », je dis : « Non, non, non! allez-vous-en tout de suite, ailleurs, vous serez beaucoup plus tranquille, n’importe où, excepté ici. » Si on vient en me disant : « Eh bien voilà, je sens qu’il faut que je me consacre à l’Œuvre divine, je suis prêt à faire n’importe quel travail que vous me donnerez », alors je dis : « Bon, ça va bien. Si vous avez de la bonne volonté, de l’endurance, et une capacité, ça va bien. Mais pour trouver la solitude nécessaire à votre développement intérieur, il vaut mieux aller n’importe où, n’importe où excepté ici. » Voilà.

J’ai dit tout cela aujourd’hui même; j’en ai eu l’occasion. Et en même temps j’ai dit : « Il y a une exception à cette règle : ce sont les enfants. » Parce que, ici, les enfants ont l’avantage de vivre, depuis le moment où ils sont encore inconscients, dans une atmosphère qui les aide à se trouver eux-mêmes. Et ça, on ne l’a pas dehors. Je dis ce que je viens de dire aux gens qui sont... pas nécessairement vieux, mais enfin... formés, qui ont dépassé l’âge non seulement de l’enfance mais de la première jeunesse.

Mais tous ceux qui sont tout petits, plus ils sont petits, meilleur c’est pour eux ; parce que dès leur petite et plus tendre enfance, ils sont dans l’atmosphère la plus favorable à un développement intégral, et alors ils peuvent de plus en plus grandir, croître dans la vraie atmosphère. Ce n’est que quand on sort du développement personnel et qu’on veut commencer à faire le yoga que le problème se pose. Mais pour ceux qui ont été entièrement élevés ici le problème est beaucoup moins difficile, parce que dès leur toute petite enfance, ils sont déjà membres d’un tout, sans le savoir, sans en être conscients; et ils bougent avec le tout, vers la Réalisation. Alors ce n’est plus quelque chose de tout à fait nouveau, et qui ajoute à la difficulté; c’est au contraire quelque chose qui les aide.

Maintenant, n’est-ce pas, quand le problème se pose, c’est à eux de savoir s’ils veulent faire le yoga ou pas. Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois. Il y a un moment où « Eh bien, maintenant, je m’en vais dans la vie faire mon expérience. » — « Allez, mes enfants, avec ma bénédiction ; et tâchez qu’elle ne soit pas trop désagréable. » (Mère rit) Mais ceux qui disent : « Non, maintenant, j’ai pris ma décision, je veux faire le yoga », eh bien, je ne leur cache pas que la difficulté commence. À partir de ce moment-là, il y a des qualités spéciales qui sont nécessaires; et il faudra qu’ils sachent profiter de toute la préparation qui leur a été donnée. Ils sont en meilleure position que les pauvres gens qui viennent du dehors, bien meilleure! Mais tout de même, il faudra qu’ils fassent un effort, parce que rien ne se réussit sans effort.

À moins qu’ils n’aient appris depuis tout petits à se laisser porter. Mais il y en a très peu qui sont assez mûrs, on peut le dire, ou assez vieux, dans le sens de l’Éternité, pour pouvoir se laisser porter tout de suite, comme ça, d’un seul coup, sans avoir besoin de recevoir tous les coups du dehors pour savoir que c’est ça la vraie chose.

Cela dépend beaucoup de ce qu’ils sont au-dedans d’euxmêmes. Là vient vraiment la question du prédestiné, de celui qui est né pour cela. Alors ça, c’est beaucoup plus facile.

Voilà.

Douce Mère, est-ce que tu crois que nous faisons suffisamment d’efforts pour la chance que tu nous as donnée?

Ah! ça, mon petit, c’est une affaire entre vous et votre propre conscience. Ce n’est pas moi qui en dirai rien du tout. Je ne peux pas répondre à ça. Ça, c’est à vous de regarder.

Oh! il est tout à fait évident que si chacun de vous pouvait voir ça dans la vraie lumière...

Je ne sais pas si vous avez eu cette expérience-là, en lisant une des histoires merveilleuses de l’humanité, et de ceux qui sont venus aider l’humanité — vous avez peut-être entendu ça plus ici, dans l’Inde, que dans d’autres pays —, ces histoires où il y a eu une intervention d’en haut, il y a eu une de ces chances, une de ces Grâces miraculeuse. Et alors, quand on lit ça quand on est petit, et qu’on se dit : « Oh! comme j’aurais voulu vivre à ce moment-là !... » Je ne sais pas si vous avez eu cette expérience...

J’ai connu des gens qui l’avaient. Et alors on leur dit : « Eh bien, essayez de vous imaginer que vous l’avez, cette chance-là, quelle serait votre réaction? » Et quelquefois, tout d’un coup on perçoit ça, tout d’un coup on voit comme si le ciel s’était ouvert, et quelque chose est venu qui n’était pas là avant. Pour combien de temps, on ne peut pas le dire, mais en tout cas, c’est un de ces moments extraordinaires de la vie terrestre et de la vie humaine où les choses ne sont pas comme elles sont d’ordinaire, ternes et sans vie. Alors, on a l’impression de vivre un miracle. Si on peut garder ça, tout va bien. Malheureusement, on l’oublie très vite.

Si on a eu ça une fois, c’est déjà quelque chose; c’est la porte qui s’est ouverte. Tout d’un coup on a senti... on a senti, oui, c’est quelque chose, c’est une Grâce infinie, c’est une chose merveilleuse. Tous les gens qui ont vécu il y a un siècle, il y a deux siècles, il y a trois siècles, ils espéraient, ils attendaient. Ils n’avaient qu’une chance, c’était celle de revivre dans une vie nouvelle et dans des conditions meilleures.

Mais maintenant, nous les avons, ces conditions, elles sont là : la Grâce est là.

Si on peut arriver à avoir l’expérience — pas une pensée seulement —, l’expérience de la chose, et puis après la garder, alors tout devient facile. Malheureusement, on oublie très vite.

Douce Mère, ici Sri Aurobindo a dit : « Il ne suffit pas qu’il [le sâdhak du yoga intégral] conquière en luimême les forces égoïstes du mensonge et du désordre, il faut encore qu’il les vainque comme les représentants... »

Écoute, mon petit, je regrette, mais tu n’écoutes pas quand je parle? C’était justement la question de Tara, et je lui ai tout expliqué. Alors comment est-ce que tu peux poser une question similaire? Tu n’as pas compris? J’ai tout expliqué.

(silence)

Mère, vous avez dit que chacun représente une impossibilité. Dans ce cas, chacun doit se concentrer pour résoudre cette impossibilité, n’est-ce pas?

Pas nécessairement se concentrer sur ça. Mais il a à faire face à ça, qu’il le sache ou non — un aspect du problème.

J’ai déjà dit ça une fois. Quand vous représentez la possibilité d’une victoire, vous avez toujours en vous la chose opposée à cette victoire, qui est votre tourment perpétuel.

Chacun a sa difficulté propre. Et j’ai donné l’exemple une fois déjà, je crois. Par exemple, un être qui doit représenter l’intrépidité, le courage, n’est-ce pas, une capacité de tenir sans faiblir devant tous les dangers et toutes les luttes, généralement, quelque part dans son être, il est un affreux poltron, et il a à lutter contre cela d’une façon presque constante, parce que cela représente la victoire qu’il doit remporter dans le monde. C’est comme un être qui doit être bon, plein de compassion et de générosité : il est quelque part dans son être aigre, acide et quelquefois même mauvais; et il faut qu’il lutte contre cela pour pouvoir être l’autre chose. Et ainsi de suite. Ça va dans tous les détails. C’est comme ça.

Et quand on voit une ombre très noire quelque part, très noire, quelque chose qui est vraiment pénible, n’est-ce pas, vous pouvez être sûr que vous avez en vous la possibilité de la lumière correspondante.

Pourquoi est-ce que ça augmente au lieu de diminuer?

Qu’est-ce que ça veut dire, « ça augmente »? (Le disciple ne sait que répondre) Ici, ça augmente? Oui. Parce qu’ici c’est le lieu de la Réalisation.

Dans la vie, vous êtes inconscient, vous passez toute votre vie dans une semi-conscience tout à fait vague, vous ne connaissez rien de vous-même, excepté toute une apparence, rien de plus.

Et vous serez toujours incapable de remplir votre mission, et par conséquent vous ne rencontrez pas l’obstacle dans le cœur de la difficulté, seulement une apparence; vous êtes tous dans les apparences. C’est simplement comme ça. Alors, vos défauts sont petits, vos vertus sont petites, vos capacités sont médiocres et vos difficultés sont médiocres, vous êtes médiocre tout entier, constamment. C’est seulement quand vous commencez à marcher sur le chemin de la Réalisation... alors vos possibilités deviennent réelles, et vos difficultés deviennent beaucoup plus grandes — tout naturellement. Les choses s’intensifient.

C’est pour cela que je dis aux gens : « Si vous ne pouvez pas, par exemple, faire la paix et la solitude en vous-même, vous isoler suffisamment pour entrer au-dedans de vous-même, si vous ne pouvez pas faire cela dans les conditions de vie ordinaire, ce n’est certainement pas ici que vous pourrez le faire, parce que votre première difficulté sera que vous vous sentirez envahi par tout, et par tout le monde, et que vous serez tout à fait incapable de vous isoler. Si vous avez appris à le faire avant de venir, alors ce sera bien. Mais si vous ne savez pas le faire, vous aurez beaucoup de difficulté à le faire ici. »

Et pour tout, c’est la même chose. Les gens qui ont mauvais caractère, ceux qui n’ont pas de contrôle sur leur colère, par exemple, ils sont bien pires ici que dans le monde ordinaire, parce que dans le monde ordinaire ils sont contrôlés par toutes les nécessités de la vie, et que, par exemple, quand ils vont à un bureau, s’ils se mettent en colère contre le patron, on les flanque dehors. Tandis qu’ici, on ne les flanque pas dehors; simplement on leur dit : « Tâchez de vous contrôler. »

Le 28 décembre 1955

Cet Entretien est basé sur le chapitre II de La Synthèse des Yogas, « La Consécration de soi ».

Douce Mère, qu’est-ce que c’est, « une concentration ouverte à tout ce que caractérise essentiellement le yoga intégral » ? Une concentration ouverte?

Non — une concentration qui est ouverte à tout ce qui est; c’est une concentration qui ne s’oppose à aucune chose. Ce n’est pas « une concentration ouverte », c’est une concentration qui est ouverte... Cela veut dire qu’il ne faut pas rejeter de soi certaines choses, et faire une concentration exclusive sur un point donné en négligeant tous les autres. Toutes les possibilités doivent être admises et poursuivies.

Ici il est écrit : « Notre seul objectif doit être le Divin Lui-même vers qui, le sachant ou non, quelque chose dans notre nature cachée aspire toujours. »

Quelle est cette chose, Douce Mère, qui aspire?

C’est la partie de notre être, qui n’est pas toujours la même dans tous, et qui est instinctivement ouverte à l’influence du psychique.

Il y a toujours une partie — quelquefois justement très voilée, dont nous ne sommes pas conscients — il y a toujours dans l’être quelque chose qui est tourné vers le psychique et qui reçoit son influence. C’est ce qui est l’intermédiaire entre la conscience psychique et la conscience extérieure. Ce n’est pas dans tout le monde la même chose; dans chacun c’est différent.

C’est le point de sa nature ou de son caractère par lequel il peut toucher le psychique, où il peut recevoir l’influence psychique. Cela dépend des gens; pour chacun c’est différent; chacun a un point comme ça.

On peut sentir aussi qu’il y a certaines choses qui tout d’un coup vous poussent, vous élèvent au-dessus de vous-même, ouvrent comme une porte sur quelque chose de plus grand. Cela peut être beaucoup de choses; et cela dépend de la nature de chacun. C’est la partie de l’être qui s’enthousiasme pour quelque chose; c’est cette capacité d’enthousiasme.

Il y a deux choses principales. Celle-là, la capacité de s’enthousiasmer, qui fait qu’on sort de son inertie plus ou moins grande, pour se jeter d’une façon plus ou moins totale dans la chose qui vous enthousiasme. Par exemple, l’artiste pour son art, le savant pour sa science. Et en général, toute personne qui crée ou qui construit a une ouverture, l’ouverture d’une faculté spéciale, d’une possibilité spéciale, qui crée en vous un enthousiasme. Quand cela peut être actif, alors quelque chose de l’être s’éveille, et il y a une participation de presque tout l’être à la chose faite.

Il y a ça. Et puis il y a ceux qui ont une faculté innée de gratitude, ceux qui ont un besoin ardent de répondre, de répondre avec chaleur, dévouement, joie, à quelque chose qu’ils sentent comme une merveille qui est cachée derrière toute la vie, derrière le moindre petit élément, le moindre petit événement de la vie, qui sentent cette beauté souveraine ou cette Grâce infinie qui est derrière toutes choses.

J’ai connu des gens qui ne savaient pour ainsi dire rien, qui étaient très peu éduqués, dont le mental était d’une qualité tout à fait ordinaire, et qui avaient en eux cette capacité de gratitude, de chaleur qui se donne, qui comprend et qui remercie. Eh bien, pour eux, le contact avec le psychique était très fréquent, presque constant, et dans la mesure où ils en étaient capables, était conscient — pas très conscient, mais un peu conscient —,dans le sens qu’ils se sentaient portés, aidés, soulevés au-dessus d’eux-mêmes.

Ce sont les deux choses qui préparent le plus les gens. Ils sont nés avec l’une ou l’autre; et s’ils en prennent la peine, ça se développe petit à petit, ça grandit.

Nous disons : la capacité d’enthousiasme, quelque chose qui vous projette en dehors de votre petit ego misérable et mesquin; et la gratitude généreuse, la générosité de la gratitude qui se jette aussi, en reconnaissance, en dehors du petit ego. Ce sont les deux plus puissants leviers pour entrer en contact avec le Divin dans son être psychique. C’est ça qui sert de lien avec l’être psychique — le lien le plus sûr.

(silence)

C’est tout?

Douce Mère, est-ce que dans les êtres les plus vilains quelque chose aspire?

Dans les êtres les plus vilains? Oui, mon petit. Même dans les asuras, même dans les Adversaires, même dans les monstres, il y a quelque chose. Il y a toujours un coin, une sorte de faille, un point sensible, que généralement on appelle une faiblesse. Mais celle-là c’est la force de l’être, le point par lequel ils peuvent être touchés.

Parce que même dans l’être le plus obscur et le plus dévoyé, même dans celui dont la volonté consciente est de lutter contre le Divin, malgré eux, malgré tout, leur origine est divine. Et ils ont beau faire, beau essayer de se couper de leur origine, ils ne le peuvent pas. Volontairement, consciemment, ils essayent tout ce qu’ils peuvent; mais ils savent très bien qu’ils ne le peuvent pas. Même l’être le plus monstrueux, il y a toujours un moyen de le toucher.

Le Divin, l’action du Divin dans le monde agit toujours comme une limite à l’excès du mal, et en même temps donne une puissance illimitée au bien. Et c’est cette puissance illimitée du bien qui, extérieurement, dans la manifestation, sert de limite à l’expansion du mal. Naturellement, pour la vision très limitée des êtres humains, il paraît quelquefois que le mal n’a pas de limites, et qu’il va jusqu’à son maximum. Mais ce maximum lui-même est une limite. Il y a toujours un arrêt, parce qu’il y a un point où le Divin se dresse et dit : « Tu n’iras pas plus loin. » Que ce soient les grandes destructions de la Nature, ou les monstruosités des hommes, il y a toujours un moment où le Divin intervient et empêche que ça aille plus loin.

(long silence)

Douce Mère, ceux qui ont cette aspiration sans le savoir, est-ce qu’ils progressent aussi sans le savoir?

Oui, oui.

Alors tout le monde progresse toujours, n’est-ce pas?

D’une certaine manière, oui. Seulement, ça peut ne pas être apparent dans une existence; parce que, quand il n’y a pas la participation consciente de l’être, le mouvement est relativement lent, même relativement vis-à-vis de la courte durée de la vie humaine. Et alors, il se peut très bien que, par exemple, au moment de la mort, un être semble ne pas avoir progressé, et même quelquefois il semble avoir été à reculons, avoir perdu ce qu’il avait au commencement de sa vie. Mais si on prend la grande courbe de la vie de son être psychique à travers beaucoup d’existences, il y a toujours un progrès. Chaque expérience qu’il a eue dans une de ses existences physiques, lui sert à faire un progrès. Mais c’est l’être psychique qui progresse toujours.

L’être physique, dans l’état où il est maintenant, eh bien, arrivé à un certain point d’ascension, il redescend. Il y a des choses qui peuvent ne pas redescendre, d’une façon grossière; mais enfin il redescend, on ne peut pas le nier.

L’être vital, pas nécessairement. Et l’être mental non plus. L’être vital, s’il sait se brancher sur la force universelle, peut très bien n’avoir aucune rétrogression; il peut continuer une ascension. Et l’être mental, c’est tout à fait certain, il est complètement libre de toute dégénérescence s’il continue à se développer normalement. Alors ceux-là font toujours des progrès, tant qu’ils restent coordonnés et sous l’influence du psychique.

Ce n’est que l’être physique qui croît et qui se décompose. Mais cela provient de son manque de plasticité et de réceptivité, et par sa nature même ce n’est pas inévitable. Par conséquent, il y a tout lieu de croire qu’à un moment donné, à mesure que la conscience physique elle-même progressera consciemment et volontairement, eh bien, dans une certaine mesure et de plus en plus, le corps lui-même pourra d’abord résister à la déchéance — qui doit évidemment être le premier mouvement — et puis, peu à peu, commencer à croître en perfection intérieure, jusqu’à ce qu’il surmonte les forces de décomposition. Mais à vrai dire, c’est la seule chose qui, pour le moment, ne progresse pas. Tout le reste est en progrès.

Mais cette substance elle-même — c’est-à-dire cette substance physique matérielle qui se forme, constitue un organisme qui vit pendant un certain temps sous une forme donnée, et puis cette forme décroît et se dissout — la substance elle-même qui constitue ces formes successives, à travers toutes ces formes, elle progresse. C’est-à-dire que la substance moléculaire, cellulaire — peut-être même cellulaire, moléculaire et atomique — est en progrès dans sa capacité d’expression de la Force et de la Conscience divines. À travers tous ces organismes, cette substance devient de plus en plus consciente, de plus en plus lumineuse, de plus en plus réceptive, jusqu’au moment où elle aura atteint une perfection suffisante pour devenir un véhicule possible pour la Force divine elle-même, qui pourra se servir d’elle comme elle se sert des éléments des autres parties de la Création, comme le mental ou le vital.

Et à ce moment-là, la substance physique sera prête pour manifester dans le monde la Conscience nouvelle, la Lumière nouvelle, la Volonté nouvelle. À travers tous les siècles, par des vies innombrables, en passant par des organismes innombrables, servant à des expériences innombrables elle se... pour ainsi dire, elle s’affine, elle se prépare, et elle devient de plus en plus réceptive et ouverte aux Forces divines.

Alors un homme, en tant qu’être individuel momentané, peut ne pas avoir l’air de progresser. Mais le progrès est continu à travers lui, comme à travers tous les organismes.

(silence)

(À l’enfant) Tu as l’air de penser que ce n’est pas très consolant!

C’est tout de même une consolation, parce que, au fond, il n’appartient qu’à chaque être individuel de précipiter le mouvement du progrès en y travaillant consciemment. Cette liberté-là est laissée à chacun, alors il n’y a qu’à en profiter. Il n’y a pas de loi inéluctable qui empêche qui que ce soit de participer consciemment au progrès universel. Cette liberté-là lui est donnée.

Rien? Alors pas de questions?... Plus de questions? Rien? Plus rien? (À un enfant) Ou tu as quelque chose à demander?

Douce Mère, qu’est-ce que ça signifie quand on voit dans un rêve un serpent blanc avec deux têtes?

Cela dépend du contexte... C’est difficile à dire. Logiquement ça doit être le sens de l’énergie purifiée. Deux têtes? Ça dépend du contexte (cela veut dire les circonstances dans lesquelles on voit, ce qui est arrivé avant, ce qui arrive en même temps, et ce qui est arrivé après). Si c’est seulement un serpent comme ça, à deux têtes...

C’était dans cette chambre, Douce Mère. Je ne sais pas qui était là, mais dans le tiroir de Gauri, ici, il y avait le serpent, et dès que j’ai ouvert, il est sorti. Alors tu l’as pris par la queue, et il t’a mordue — mais ça n’a rien fait. Alors tu l’as fait sortir par l’autre fenêtre.

Il était blanc ?

Oui.

Et il avait deux têtes?

Oui.

(silence)

Tu es sûre qu’il a mordu?

Je ne sais pas.

Enfin, tu te souviens comme ça.

Oui.

Dans quel tiroir?

Ici, Douce Mère, où tu mets les fleurs.

La boîte?

Oui.

(silence)

Je l’ai jeté dehors?

Pas jeté, mais tu l’as laissé sortir de là. Tu l’as mis sur la fenêtre et il est sorti.

Tout à fait blanc ?

Je crois.

Les yeux ? Tu n’as pas vu?

Je ne sais pas.

Quand c’est arrivé?

Il y a deux ou trois jours, je crois.

Bien.

Alors, méditation?

(méditation)









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