L’Agenda de Mère Set of 13 volumes
L’Agenda de Mère 1951-1960 Vol. 1 576 pages 1978 Edition   Satprem
French
 PDF    EPUB   

ABOUT

Agenda de l’action Supramentale sur la Terre. The 'psychological preparation' of Satprem for his role as The Mother's confidant, as She narrated her experiences of the 'yoga of the cells' from 1951-1973.

L’Agenda de Mère 1951-1960

The Mother symbol
The Mother

This first volume is mostly what could be called the "psychological preparation" of Satprem. Mother's confidant had to be prepared, not only to understand the evolutionary meaning of Mother's discoveries, to follow the tenuous thread of man's great future unravelled through so many apparently disconcerting experiences - which certainly required a steady personal determination for more than 19 years! - but also, in a way, he had to share the battle against the many established forces that account for the present human mode of being and bear the onslaught of the New Force. Satprem - "True Love" - as Mother called him, was a reluctant disciple. Formed in the French Cartesian mold, a freedom fighter against the Nazis and in love with his freedom, he was always ready to run away, and always coming back, drawn by a love greater than his love for freedom. Slowly she conquered him, slowly he came to understand the poignant drama of this lone and indomitable woman, struggling in the midst of an all-too-human humanity in her attempt to open man's golden future. Week after week, privately, she confided to him her intimate experiences, the progress of her endeavour, the obstacles, the setbacks, as well as anecdotes of her life, her hopes, her conquests and laughter: she was able to be herself with him. He loved her and she trusted him. It is that simple.

L’Agenda de Mère L’Agenda de Mère 1951-1960 Editor:   Satprem Vol. 1 576 pages 1978 Edition
French
 PDF    EPUB   

Mother's Agenda 1951-60 Conversations with Satprem

  French|  28 tracks
0:00
0:00
Advertising will end in 
skip_previous
play_arrow
pause
skip_next
volume_up
volume_down
volume_off
share
ondemand_video
description
view_headline
NOTHING FOUND!
close
close
close
close
0:47
1:14
|
6:10
|
15:20
|
1:49
|
6:35
|
3:05
|
2:24
|
1:17
|
31:21
|
26:13
|
10:25
|
15:42
|
35:30
|
14:21
|
6:48
|
1:15
12:29
|
2:05
|
22:34
|
3:13
15:47
|
17:21
|
5:38
|
6:09
|
36:13
|
11:01
|
12:10
|

1951




1952




14 mars 1952

Depuis le commencement du monde, à tout moment et partout où il y a eu pour la Conscience Divine la possibilité de s’exprimer personnellement, j’étais là.

2 août 1952

C’est seulement quand, pour faire progresser les hommes, il ne sera plus nécessaire que mon corps soit semblable au leur, qu’il sera libre de se supramentaliser.

C’est seulement quand les hommes dépendront exclusivement du Divin et de rien d’autre, que le dieu incarné n’aura plus besoin de mourir pour eux.

Sans date 195. (?)

(A propos d’une lettre du gouvernement de l’Inde)

J’ai eu une intense expérience.

J’ai vu, senti, éprouvé qu’en dépit de toutes les apparences contraires, le monde est en marche vers le vrai, vers le jour où les pouvoirs publics appartiendront à ceux qui ont le pouvoir véritable, le pouvoir de la Vérité.1

1954




Avril 1954

(Quelques expériences de la conscience corporelle1)

On peut dire, avec la même exactitude, que tout est divin et que rien n’est divin. Tout dépend de l’angle sous lequel on regarde le problème.

On peut dire, de même, que le divin est en perpétuel devenir et, aussi, qu’il est immuable de toute éternité.

Nier et affirmer l’existence de Dieu sont également vrais, mais chacun ne l’est que partiellement, et c’est en montant à la fois au-dessus de l’affirmation et de la négation que l’on peut approcher de la vérité.

On peut dire encore que tout ce qui arrive dans le monde est le résultat de la volonté divine, et aussi que cette volonté doit être exprimée et manifestée dans un monde qui la contredit ou la déforme; ce sont deux attitudes ayant respectivement la conséquence pratique de se soumettre avec paix et joie à tout ce qui arrive, ou au contraire de lutter sans répit pour faire triompher ce qui doit être. Il faut savoir s’élever au-dessus des deux attitudes et les combiner pour vivre la vérité.


Gardez votre conviction, si elle vous aide à construire votre vie; mais sachez que ce n’est qu’une conviction et que les autres sont aussi bonnes et vraies que la vôtre.


La tolérance est pleine d’un sens de supériorité; elle doit être remplacée par une compréhension totale.


Parce que la vérité n’est pas linéaire, mais globale, et qu’elle n’est pas successive, mais simultanée, elle ne peut pas s’exprimer en mots: elle doit se vivre.


Pour avoir la conscience parfaite et totale du monde tel qu’il est dans tous les détails, il faut d’abord n’avoir plus aucune réaction personnelle à l’égard d’aucun de ces détails, ni même aucune préférence spirituelle concernant ce qu’ils devraient être. En d’autres mots, une acceptation totale dans une neutralité, une indifférence parfaite, est la condition indispensable à une connaissance par identité intégrale. S’il y a un détail, si petit soit-il, qui échappe à la neutralité, ce détail échappe aussi à l’identification. L’absence de réactions personnelles, dans quelque but qu’elles soient, même le plus élevé, est donc une nécessité primordiale pour une connaissance totale.

On pourrait donc dire, de façon paradoxale, que nous ne pouvons savoir que ce qui ne nous intéresse pas, ou plutôt, plus exactement, ce qui ne nous concerne pas personnellement.


Chaque fois qu’un dieu s’est revêtu d’un corps, cela a toujours été avec l’intention de transformer la terre et de créer un monde nouveau. Mais jusqu’à ce jour, il a toujours dû abandonner son corps sans avoir pu terminer son œuvre; et toujours il a été dit que la terre n’était pas prête, que les hommes ne remplissaient pas les conditions requises pour que l’œuvre puisse être achevée.

Mais c’est l’imperfection même du dieu incarné qui rend indispensable la perfection de ceux qui l’entourent. Si le dieu incarné réalisait la perfection nécessaire pour le progrès à faire, ce progrès serait inconditionné par l’état de la matière environnante. Cependant, dans ce monde d’objectivation extrême, l’interdépendance est sans doute absolue, et un certain degré de perfection dans l’ensemble de la manifestation est indispensable pour qu’un degré supérieur de perfection puisse être réalisé dans l’être divin incarné. C’est la nécessité d’une certaine perfection dans l’ambiance, qui force les êtres humains à progresser; c’est l’insuffisance de ce progrès, quel qu’il soit, qui incite l’être divin à intensifier son effort de progrès dans son corps. Ainsi les deux mouvements de progrès sont simultanés et se complètent.

Août 1954

(Nouvelles expériences de la conscience corporelle1)

Lorsqu’on regarde en arrière dans sa vie, on a presque toujours l’impression que, dans telle ou telle circonstance, on aurait pu mieux faire, même quand à chaque minute l’action était dictée par la vérité intérieure; c’est parce que l’univers est en perpétuel mouvement et que ce qui était parfaitement vrai autrefois ne l’est plus que partiellement aujourd’hui. Ou, pour dire la chose plus exactement, l’action qui était nécessaire au moment où elle fut accomplie ne le serait plus au moment présent, et une autre action pourrait prendre sa place plus utilement.


Quand nous parlons de transformation, le mot a encore pour nous un sens vague. Il nous donne l’impression de quelque chose qui doit se passer et qui fera que tout sera bien. La notion se réduit à peu près à ceci: si nous avons des difficultés, les difficultés disparaîtront; pour ceux qui sont malades, la maladie sera guérie; si le corps a des infirmités ou des incapacités, les infirmités et les incapacités s’effaceront; et ainsi de suite... Mais comme je l’ai dit, c’est très vague, ce n’est qu’une impression. Il est très remarquable que la conscience corporelle ne peut savoir une chose avec précision et dans tous les détails que lorsque cette chose est sur le point de se réaliser. Ainsi, quand le processus de la transformation deviendra clair, quand on pourra savoir par quelle suite de mouvements et de changements la transformation totale prendra place, dans quel ordre, par quel chemin, pour ainsi dire, quelles seront les choses qui arriveront d’abord, celles qui arriveront ensuite; quand tout, dans tous les détails, sera connu, ce sera une indication sûre que le moment de la réalisation est proche; car, chaque fois que vous percevez avec exactitude un détail, cela veut dire que vous êtes prêt pour son exécution.

Pour le moment, on peut avoir la vision d’ensemble. Il est, par exemple, tout à fait certain que, sous l’influence de la lumière supramentale, la transformation de la conscience corporelle prendra place d’abord; qu’un progrès dans la maîtrise et le contrôle de tous les mouvements et du fonctionnement de tous les organes du corps viendra ensuite; que cette maîtrise se changera petit à petit en une espèce de modification radicale du mouvement, puis de la constitution de l’organe lui-même. Tout cela est certain, quoique assez imprécis dans la perception. Mais ce qui prendra place à la fin – quand les différents organes seront remplacés par des centres de concentration de forces, de qualité et de nature différentes, qui agiront chacune selon son mode spécial –, cela n’est encore qu’une conception, et le corps ne le comprend pas bien, parce que c’est encore très loin de la réalisation et que le corps ne peut vraiment comprendre que ce qu’il est sur le point de pouvoir faire.


Le corps supramentalisé sera insexué, puisque les besoins de la procréation animale n’existeront plus.


C’est seulement dans sa forme extérieure, dans son apparence la plus superficielle, aussi illusoire pour les dernières découvertes de la Science d’aujourd’hui que pour l’expérience de la spiritualité d’autrefois, que le corps n’est pas divin.


Suprême Réalité, Vérité Supramentale, ce corps est tout vibrant d’une intense gratitude. L’une après l’autre, Tu lui as donné toutes les expériences qui peuvent le plus sûrement le mener vers Toi. Il en est au point où l’identification avec Toi n’est pas seulement l’unique chose désirable, mais aussi l’unique chose possible et naturelle.

Comment décrire ces expériences qui se trouvent aux deux extrêmes opposés? A un bout, je puis dire: «N’est-ce point, Seigneur, que pour être vraiment proche, vraiment digne de Toi, il faut boire jusqu’à la lie la coupe de l’humiliation, et ne pas se sentir humilié. Le mépris des hommes rend vraiment libre et prêt pour n’appartenir qu’à Toi.»

A l’autre bout, je dirai: «N’est-ce pas, Seigneur, que pour être vraiment proche, vraiment digne de Toi, il faut être porté au sommet de l’appréciation humaine, et ne pas se sentir glorifié. C’est lorsque les hommes vous appellent Divin qu’on sent le mieux son insuffisance et le besoin d’être vraiment et totalement identifié à Toi.»

Les deux expériences sont simultanées, l’une n’efface pas l’autre; au contraire, elles semblent se compléter et en devenir plus intenses. Dans cette intensité, l’aspiration croît, formidable; et, en réponse, Ta présence devient évidente dans les cellules, donnant au corps l’apparence d’un kaléidoscope multicolore dont les innombrables particules lumineuses, en constant mouvement, sont magistralement réorganisées par une main invisible et toute-puissante.

25 août 1954

(Desc: Le texte suivant est extrait d’une «classe du mercredi». Tous les mercredis, en effet, Mère répondait aux questions que lui posaient les disciples et enfants assemblés au «Terrain de Jeu» de l’Ashram.)

(Mère lit aux disciples un texte de Sri Aurobindo, «La Mère», où Sri Aurobindo décrit les différents aspects du Pouvoir créateur – ce qu’on appelle la «Shakti» en Inde ou la «Mère» – qui ont présidé à l’évolution universelle:)

«... Il y a d’autres grandes Personnalités de la Mère divine, mais elles étaient plus difficiles à faire descendre et elles ne se sont pas manifestées d’une manière aussi prononcée dans l’évolution de l’esprit terrestre. Parmi elles, se trouvent des Présences indispensables à la réalisation supramentale; la plus indispensable de toutes est la Personnalité de cette extase, cet Ananda1 mystérieux et puissant qui jaillit du suprême Amour divin, l’Ananda qui seul peut guérir le gouffre entre les hauteurs les plus sublimes de l’esprit supramental et les abîmes les plus profonds de la matière, l’Ananda qui tient la clef d’une vie merveilleuse et suprêmement divine, et qui, même maintenant, depuis ses demeures cachées, soutient l’œuvre de tous les autres Pouvoirs de l’Univers.»

Sri Aurobindo, La Mère , xxv, 35

(Un disciple:) Douce Mère, quelle est cette Personnalité et quand est-ce qu’Elle se manifestera?

J’ai préparé ma réponse.

Je savais que l’on allait me demander cela, parce que de toutes les choses, c’est la plus intéressante dans ce passage, et j’ai préparé ma réponse – ma réponse à cela, et ma réponse à une autre question aussi. Mais je vais d’abord vous lire celle-là.

Tu as demandé: «Quelle est cette Personnalité, et quand Elle viendra?» Et moi, je réponds ceci (Mère lit):

«Elle est venue, apportant avec Elle une splendeur de puissance et d’amour, une intensité de joie divine inconnues à la Terre jusqu’alors. L’atmosphère physique en était toute changée, imprégnée de possibilités nouvelles et merveilleuses.

«Mais pour qu’Elle puisse se fixer et agir ici-bas, il fallait qu’Elle rencontre un minimum de réceptivité, qu’Elle trouve au moins un être humain ayant les qualités requises dans le vital et le physique, une sorte de super-Parsifal doué d’une pureté spontanée et intégrale, mais en même temps possédant un corps assez solide et équilibré pour pouvoir supporter sans fléchir l’intensité de l’Ananda qu’Elle apportait.

«Jusqu’à présent, Elle n’a pas obtenu ce qui était nécessaire. Les hommes restent obstinément des hommes et ne veulent pas, ou ne peuvent pas, devenir des surhommes. Ils ne peuvent recevoir et exprimer qu’un amour qui soit à leur taille: un amour humain. Et la joie merveilleuse de l’Ananda divin échappe à leur perception.

«Alors, parfois, Elle songe à se retirer, trouvant que le monde n’est pas prêt à la recevoir. Et ce serait une perte cruelle.

«Il est vrai que, pour le moment, sa présence est plus nominale qu’active, puisqu’Elle n’a pas l’occasion de se manifester. Mais même ainsi, Elle est une aide puissante pour l’Œuvre. Car, de tous les aspects de la Mère, c’est celui-là qui a le plus de pouvoir pour la transformation corporelle. En effet, les cellules qui peuvent vibrer au contact de la Joie divine, la recevoir et la conserver, sont des cellules régénérées en voie de devenir immortelles.

«Mais les vibrations de la Joie divine et celles du plaisir ne peuvent cohabiter dans le même système vital et physique. Il faut donc avoir TOTALEMENT renoncé à éprouver tout plaisir pour être en état de recevoir l’Ananda. Mais bien peu nombreux sont ceux qui peuvent renoncer au plaisir sans, par cela même, renoncer à toute participation à la vie active et sans se plonger dans un ascétisme rigoureux. Et parmi ceux qui savent que c’est dans la vie active que doit avoir lieu la transformation, certains essayent de prendre le plaisir pour une forme, plus ou moins dévoyée, de l’Ananda, et légitiment ainsi en eux la recherche de la satisfaction personnelle, créant en eux-mêmes un obstacle presque infranchissable à leur propre transformation.»

Voilà, maintenant si vous voulez demander autre chose... La parole est à n’importe qui. N’importe qui: celui qui veut dire quelque chose peut le dire, pas seulement les élèves.

Mère, si l’on n’a pas réussi avant, on peut essayer?

Quoi? (Le disciple répète la question). Oh! on peut toujours essayer!

Le monde se recrée à chaque minute. Vous pouvez recréer un monde nouveau à cette minute même, si vous savez le faire, c’est-à-dire si vous êtes capable de changer votre nature.

Je n’ai pas dit qu’Elle ÉTAIT partie. J’ai dit qu’Elle PENSE à partir... quelquefois, de temps en temps.

Mais Mère, Elle est descendue parce qu’Elle a dû voir quelque possibilité!

Elle est descendue parce qu’il y avait une possibilité; parce que les choses étaient arrivées à un certain degré et que le moment était venu où Elle pouvait descendre. En fait, Elle était descendue parce que... parce que je pensais qu’il était possible qu’Elle puisse réussir.

Il y a toujours des possibilités. Seulement il faut qu’elles se matérialisent.

N’est-ce pas, une preuve de ce que je vous ai dit, c’est que l’événement est arrivé à un moment donné, et pendant – entre deux et trois semaines –, l’atmosphère, non seulement de l’Ashram mais de la Terre, était surchargée d’une telle puissance, justement de Joie divine si intense qui crée un pouvoir si merveilleux que les choses, qui auparavant étaient difficiles à faire, pouvaient se faire presque instantanément.

Il y a eu des répercussions dans le monde entier – je ne crois pas qu’il y ait eu un seul d’entre vous qui s’en soit aperçu... Vous ne pourriez même pas me dire quand c’est arrivé, n’est-ce pas?

Quand est-ce arrivé?

Je ne sais pas les dates. Je ne sais pas, je ne me souviens pas des dates. Je vous dirais à peu près comme cela... Tout ce que je sais, c’est que c’est arrivé avant que Sri Aurobindo ait quitté son corps, qu’il a été prévenu et qu’il a... enfin qu’il a reconnu le fait.

Et il y a eu un formidable conflit avec l’Inconscient, parce que, comme j’ai vu que la réceptivité n’était pas ce qu’elle devait être, j’en ai rendu l’Inconscient responsable et... c’est là que j’ai essayé de livrer la bataille.

Je ne dis pas que cela n’ait pas eu de résultat, mais entre le résultat obtenu et le résultat espéré, il y a eu beaucoup de différence. Je vous dis, n’est-ce pas, vous êtes tous si proches, vous baignez dans l’atmosphère, mais... qui est-ce qui s’est aperçu de quelque chose? – Vous avez continué votre petite vie comme à l’ordinaire.

Je crois que c’était en 1946, Mère, parce que vous nous aviez dit tant de choses pendant ce temps.

Correct.

(Un enfant:) Douce Mère, maintenant qu’Elle est venue, que devons-nous faire?

Vous ne savez pas, non?

(silence)

Tâchez de changer votre conscience.

(silence)

Voilà. Maintenant posez-moi les questions que vous vouliez me poser... Rien à dire?

Mère, il n’y a pas même un seul homme?

Je ne sais pas.

Mère, tu perds ton temps avec tous ces gens de l’Ashram maintenant.

Oh!... Mais vois-tu, au point de vue occulte, c’est une sélection. Au point de vue extérieur, vous pouvez vous dire que, dans le monde, il y a des gens qui vous sont très supérieurs (je ne vous contredirai pas), mais au point de vue occulte, c’est une sélection. Il y a... On peut dire sans se tromper que la majorité parmi les jeunes qui sont ici sont venus parce qu’on leur avait promis qu’ils seraient là au moment de la Réalisation. Ils ne s’en souviennent pas! (Mère rit) J’ai dit déjà plusieurs fois que quand on descend sur la terre, on tombe sur sa tête, et que cela vous abrutit (rires). C’est dommage! Mais enfin, on peut sortir de cet abrutissement-là, n’est-ce pas. Ce qu’il faut, c’est entrer au-dedans de soi, trouver la conscience immortelle en soi, et alors on s’aperçoit très bien, on peut se souvenir très clairement des circonstances dans lesquelles on a... on a aspiré à être ici quand l’Œuvre s’accomplirait.

Mais au fond, pour dire la vérité, je crois que vous avez une vie si facile que vous ne vous donnez pas beaucoup de mal! Est-ce qu’il y en a beaucoup d’entre vous qui ont vraiment un intense besoin de trouver leur être psychique? de savoir ce qu’ils sont vraiment? ce qu’ils ont à faire, pourquoi ils sont ici?... On se laisse vivre. Même on se plaint quand les choses ne sont pas trop faciles! Et puis on prend «comme cela» les choses, comme elles viennent. Et quelquefois, si une aspiration se lève et que l’on rencontre une difficulté en soi, on se dit: «Oh! la Mère est là, elle arrangera ça pour moi», et puis on pense à autre chose.

Mère, avant, on était très strict dans l’Ashram, maintenant on ne l’est plus, pourquoi?

Oui, j’ai toujours dit cela: c’est depuis que l’on a été obligé d’admettre les tout petits. Tu ne vois pas une vie ascétique avec des petits enfants grands comme ça! Ce n’est pas possible. C’est le cadeau de la guerre. Quand il a été découvert que Pondichéry était l’endroit le plus sûr de la terre, naturellement quand les gens arrivaient avec une troupe de bébés, là, et demandaient si l’on pouvait les mettre à l’abri, on ne pouvait pas les renvoyer, hein? C’est comme cela que c’est arrivé, pas autrement... Au début, la première condition était que l’on n’avait plus rien à faire avec sa famille. Si un homme était marié, il devait, de ce moment-là, ignorer totalement qu’il avait une femme et des enfants – couper toute relation, il n’avait rien à faire avec eux. Et si jamais une femme demandait à venir parce que son mari était là, on lui répondait: «Vous n’avez rien à faire ici.»

Au début, on était très-très-très strict. Pendant longtemps.

La première condition était: «Vous n’avez plus rien à faire avec votre famille...» Eh bien, nous sommes loin de là, n’est-ce pas! Et je dis que ce n’est que comme cela que c’est arrivé. Ce n’est pas que l’on ne voyait pas la nécessité de couper les liens: c’est une condition très nécessaire; tant que l’on conserve tous les liens qui vous lient à la vie, qui vous rendent l’esclave de la vie ordinaire, comment pouvez-vous n’appartenir qu’au Divin? C’est un enfantillage, ce n’est pas possible... Mais si vous prenez la peine de lire les premières règles de l’Ashram, même les amitiés entre personnes étaient considérées comme dangereuses et peu désirables... On essayait de créer une atmosphère où il n’y avait qu’une chose qui comptait: c’était la Vie Divine.

Mais comme je l’ai dit, n’est-ce pas, petit à petit... c’est changé. Cela a un avantage: on était trop en dehors de la vie. Il y avait beaucoup de problèmes qui ne se posaient pas, et qui, lorsqu’on aurait voulu se manifester pleinement, se seraient soudain posés. On a pris les problèmes un peu trop tôt. Mais il a fallu les résoudre. Il y a beaucoup de choses que l’on apprend comme cela, beaucoup de difficultés que l’on surmonte. Mais cela devient plus compliqué. Et peut-être que, dans les conditions actuelles, avec un si grand nombre d’éléments qui n’ont pas la moindre idée de la raison pour laquelle ils sont ici... cela demande beaucoup plus d’efforts de la part des disciples qu’auparavant.

Auparavant quand on était... On a commencé par trente-cinq, trente-six; mais même jusqu’à cent cinquante – même jusqu’à cent cinquante – c’était tellement comme... ils étaient comme contenus dans un œuf dans ma conscience, si proches, n’est-ce pas, que je pouvais diriger tous leurs mouvements intérieurs et extérieurs tout le temps; tout était sous un complet contrôle à chaque moment, nuit et jour. Et naturellement je crois qu’à ce moment-là, ils faisaient des progrès. C’était un fait que je faisais la sâdhanâ2 pour eux, tout le temps. Mais alors, avec cette invasion, on ne peut pas faire la sâdhanâ pour des petits bouts de trois ans, quatre ans, cinq ans. C’est hors de question. Tout ce que je peux faire, c’est de mettre la Conscience sur eux, et d’essayer qu’ils croissent dans les meilleures conditions possibles. Alors cela a un avantage, c’est que, au lieu d’être si totalement et si passivement dépendant, il faut que chacun fasse son petit effort. Et à vrai dire c’est excellent.

Je ne sais plus à qui je disais aujourd’hui (je crois que c’était à un «Birthday»?3)... Non, je ne sais pas. C’est quelqu’un qui m’a dit qu’il avait dix-huit ans. J’ai dit que, entre dix-huit et vingt ans, j’avais obtenu l’union consciente et constante avec la Présence Divine, et que je l’avais fait toute seule, sans avoir absolument personne pour m’aider, même pas des livres. Quand j’ai eu entre les mains (un petit peu plus tard) le Râdja-Yoga de Vivékânanda, cela m’a paru être une chose tellement merveilleuse, n’est-ce pas, que quelqu’un pouvait m’expliquer quelque chose!... Cela m’a fait gagner en quelques mois ce que j’aurais peut-être mis des années à faire.

J’ai rencontré un homme (j’avais peut-être vingt-et-un ans, je crois, ou vingt ans) un homme qui était un Indien, qui venait d’ici et qui m’a parlé de la Guîtâ. Il y avait une traduction (qui était d’ailleurs assez mauvaise) et il m’a conseillé de la lire, et il m’a donné la clé – sa clé, c’était sa clé. Il m’a dit: «Lisez la Guîtâ» (cette traduction de la Guîtâ, qui ne vaut pas grand-chose, mais enfin c’était la seule en français; de ce temps-là je n’aurais rien pu comprendre en d’autres langues; d’ailleurs les traductions anglaises sont aussi mauvaises et je n’avais pas... Sri Aurobindo n’avait pas encore écrit la sienne!). Il a dit: «Lisez la Guîtâ et prenez Krishna pour le symbole du Dieu immanent, du Dieu intérieur.» C’était tout ce qu’il m’a dit. Il m’a dit: «Lisez-la avec cette connaissance-là, que Krishna représente, dans la Guîtâ, le Dieu immanent, le Dieu qui est au-dedans de vous.» Mais en un mois, tout le travail était fait!

Alors, vous, n’est-ce pas, vous êtes ici depuis tout petits quelquefois, on vous a tout expliqué, on vous a mâché toute la besogne, on vous a (non seulement avec des mots, mais avec des aides psychiques et de toutes les façons possibles), on vous a mis sur le chemin de cette découverte intérieure... et puis vous vous laissez vivre «comme ça»: ça viendra quand ça viendra – si même vous y pensez!

Voilà.

Mais cela, ça ne me décourage pas du tout. Je trouve cela tout à fait amusant. Seulement, il y a d’autres choses que je trouve beaucoup plus sérieuses... C’est quand vous essayez de vous tromper vous-mêmes. Ça, ce n’est pas joli. Il ne faut pas prendre une chose pour une autre. Comme l’on dit, il faut appeler un chat un chat et un chien un chien, et l’instinct humain l’instinct humain, et ne pas parler de choses divines quand elles sont purement humaines. Voilà. Et ne pas prétendre avoir des expériences supra-mentales quand on vit dans une conscience tout à fait ordinaire.

Si vous vous voyez face à face et que vous savez comment vous êtes, et si par hasard vous prenez une résolution... Cela m’étonne même que vous n’en sentiez pas un besoin intense: «Comment est-ce que l’on peut savoir?» Parce que vous le savez, on vous l’a dit, on vous l’a répété, on vous l’a seriné, n’est-ce pas. Vous savez que vous avez une conscience divine au-dedans de vous. Et vous pouvez dormir nuit après nuit et jouer jour après jour, et apprendre jour après jour, et ne pas être... ne pas être dans un état d’enthousiasme et de volonté aiguë d’entrer en contact avec vous! – Avec vous, oui, vous-même, là, dedans (geste au milieu de la poitrine)... Ça, ça me dépasse!

La première fois que j’ai su – et personne ne me l’a dit, je l’ai su par une expérience –, la première fois que j’ai su qu’il y avait une découverte à faire au-dedans de moi, eh bien, c’était la chose qui était la plus importante. Il fallait que ça passe avant tout.

Et quand il s’est trouvé, comme j’ai dit, un livre, un homme, pour juste me donner une petite indication, me dire: «Voilà, si vous faites comme ça, le chemin s’ouvrira devant vous», mais je me suis précipitée comme un... comme un cyclone, et rien n’aurait pu m’arrêter.

Et depuis combien d’années êtes-vous ici... à moitié somnolents? Vous y pensez bien de temps en temps, surtout quand je vous en parle; quelquefois quand vous lisez. Mais cela, cette ardeur, cette volonté qui vainc tous les obstacles, cette concentration qui a raison de tout?...

Qui est-ce qui m’a demandé maintenant ce qu’il fallait faire?

(L’enfant:) Moi!

Eh bien, voilà ce qu’il faut faire, mon enfant, je viens de te le dire.

(silence)

Quelle est cette autre chose, Mère, que tu as écrite?

Je pensais que quelqu’un allait me dire: «Pourquoi ne reste-t-Elle4 pas à cause de toi?... Puisqu’Elle est venue à ton appel, pourquoi ne reste-t-Elle pas à cause de toi?»

Mais on ne me l’a pas demandé.

Dis-le Mère? Cela nous intéresse beaucoup, Douce Mère!

Pour Elle, ce corps n’est qu’un instrument parmi tant d’autres dans l’éternité des temps à venir, n’ayant, pour Elle, d’importance que celle que la Terre et les hommes lui donnent et la mesure dans laquelle il peut servir d’intermédiaire pour aider à sa manifestation et à sa diffusion. Si je suis entourée de gens qui ne peuvent pas La recevoir, je ne sers à rien, pour Elle.

C’est très clair. Alors ce n’est pas cela qui la ferait rester. Et ce n’est certainement pas pour une raison égoïste que je peux lui demander de rester. Et puis, tous ces Aspects, toutes ces Personnalités, se manifestent constamment – elles ne se manifestent jamais pour des raisons personnelles. Il n’y en a pas une qui ait jamais pensé à aider mon corps. Et je ne le leur demande pas. Parce qu’elles ne viennent pas pour ça. Mais il est de toute évidence que si j’avais autour de moi des réceptivités et qu’Elle puisse constamment se manifester parce qu’il y a des gens qui sont capables de recevoir, cela aiderait mon corps énormément, parce que toutes les vibrations traverseraient mon corps et cela l’aiderait. Mais Elle n’a aucune occasion de se manifester – Elle n’a aucune occasion. Elle ne rencontre que des gens qui... qui ne sentent même pas quand Elle est là! Ils ne s’en aperçoivent même pas, cela ne fait pour eux aucune différence. Alors comment se manifesterait-elle? Et je ne vais pas lui demander: «S’il te plaît, viens changer mon corps», nous ne sommes pas dans ce genre de relation!

Et le corps lui-même ne voudrait pas. Il n’a jamais pensé à lui-même, il ne s’est jamais occupé de lui-même. Et ce n’est que par le travail qu’il peut se transformer. Oui, certainement, quand Elle est venue, s’il y avait eu une réceptivité et si Elle avait pu se manifester avec la puissance avec laquelle Elle est arrivée... Même avant son arrivée: je peux vous dire une chose, c’est que quand j’ai commencé avec Sri Aurobindo à descendre (pour le Yoga) du mental dans le vital, quand nous avons descendu notre yoga du mental dans le vital, en l’espace d’un mois (j’avais à ce moment-là quarante ans; je n’avais pas l’air vieille, j’avais l’air d’avoir moins de quarante ans, mais enfin j’avais quarante ans), et au bout d’un mois de yoga, j’avais exactement une apparence de dix-huit ans! Et quelqu’un qui m’avait vue, qui avait vécu avec moi au Japon et qui est arrivé là, avait de la difficulté à me reconnaître.5 Il m’a demandé: «Mais enfin, c’est bien vous?» J’ai dit: «Évidemment!»

Seulement, quand on est descendu du vital dans le physique, c’est parti. Parce que dans le physique, le travail est beaucoup plus dur et qu’il fallait faire beaucoup, il y avait beaucoup plus de choses à changer.

Mais si une force comme cela pouvait être manifestée et reçue, cela aurait une action formidable!...

Enfin, j’en parle parce que je pensais que vous poseriez la question, autrement... Je ne suis pas dans ce genre de relation. Je veux dire: si vous prenez mon corps, ce pauvre corps, il est très innocent, il n’essaie pas du tout d’attirer ni l’attention ni les forces, ni même de faire autre chose que son travail aussi bien qu’il le peut. Et c’est comme cela: son importance pour le travail est en proportion de son utilité... et de l’importance que lui donne le monde puisque l’action est pour ce monde.

En lui-même, il est un corps parmi d’innombrables autres, c’est tout. Voilà.

(Au disciple qui s’occupe du micro:) Maintenant, c’est fini.

(Mère se lève et tandis qu’elle marche vers la chambre, elle dit aux enfants qui l’entourent:) Si vous aviez pu prendre une petite décision de sentir votre psychique, je n’aurai pas perdu mon temps.

1955




26 mars 1955

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 26 mars 1955

Mère, à nouveau je viens demander l’intervention de Mahâ-kâli:1 après une période où tout semblait aller beaucoup mieux, je retrouve des matinées impossibles où je vis mal, très mal, loin de toi, incapable de t’appeler et à plus forte raison de sentir ta Présence ou ton aide.

Je ne sais quelle boue se remue en moi, mais tout est obscurci et je n’arrive pas à me dissocier de ces vagues vitales.

Mère, sans la grâce de Mahâkâli je n’arriverai jamais à sortir de cette ronde mécanique, à briser ces vieilles formations qui reviennent toujours les mêmes. Mère, je te prie, aide-moi à BRISER cette carapace dans laquelle j’étouffe, délivre-moi de moi-même, délivre-moi malgré moi-même. Tout seul je ne puis rien, parfois je ne puis même pas t’appeler! Que ta force vienne brûler toutes mes impuretés, briser mes résistances.

Signé: Bernard2

4 avril 1955

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 4 avril 1955

Mère, voilà plus d’un an que je suis auprès de vous et rien, aucune expérience intérieure vraiment importante, aucun signe n’est venu me permettant de sentir que j’ai progressé ou seulement que je suis sur la bonne voie. Je ne peux même pas dire que je suis heureux.

Je n’ai pas l’absurde prétention d’accuser le divin, ou vous-même – et je reste bien persuadé que tout cela est de ma faute: je n’ai sans doute pas su me soumettre totalement en quelque partie de moi-même, je n’aspire pas assez et ne sais pas m’«ouvrir» comme il faut. Je devrais aussi m’en remettre entièrement au divin du soin même de mon progrès et ne pas me préoccuper de l’absence d’expériences. Aussi je m’interroge sur les raisons pour lesquelles je suis si loin de l’attitude vraie, de l’ouverture véritable, et je vois deux raisons principales: d’une part les difficultés inhérentes à ma propre nature et d’autre part les conditions extérieures de cette sâdhanâ – et ces conditions ne me semblent pas faites pour m’aider à surmonter les difficultés de ma propre nature.

J’ai l’impression de tourner en rond et de faire un pas en avant pour aussitôt faire un pas en arrière. De plus, mon travail à l’Ashram (le simple fait de travailler – car changer de travail, si j’en avais le désir, ne changerait rien à l’affaire), au lieu de m’aider à me rapprocher de la conscience divine, m’en écarte, ou du moins me retient dans une conscience superficielle d’où je n’arrive pas à me «décoller» aussi longtemps que je suis occupé à écrire mes lettres,1 à faire mes traductions, mes corrections ou mes classes. Je sais bien que tout cela est de ma faute, que je «devrais» savoir me détacher de mon travail et le faire en m’appuyant sur une conscience plus profonde, mais qu’y faire? A moins que je n’en reçoive la grâce, je ne puis pas me «souvenir» de l’essentiel aussi longtemps que la partie extérieure de mon être est active.

Quand je ne suis pas immédiatement occupé à travailler, je me heurte aux mille petites tentations et difficultés quotidiennes qui naissent de mon contact avec les autres êtres et avec une vie qui reste bien dans la vie. Ici, plus encore, j’ai l’impression d’une impossible lutte et toutes ces «petites» difficultés semblent me grignoter: à peine un trou est-il comblé qu’un autre s’ouvre, ou c’est le même qui renaît et il n’y a jamais de vraie victoire et tout est toujours à recommencer. Finalement, il me semble que je ne vis vraiment qu’une heure par jour, le soir au playground pendant la «distribution».2 Ce n’est guère une vie et guère une sâdhanâ!

Aussi je comprends beaucoup mieux maintenant pourquoi les yogas traditionnels tranchaient toutes ces difficultés en s’échappant du monde, sans s’occuper de transformer une vie qui semble bien intransformable.

Ce n’est pas maintenant, Mère, que je vais renier le Yoga de Sri Aurobindo sur lequel repose toute ma vie, mais je crois que je devrais employer d’autres moyens – et c’est pourquoi je vous écris cette lettre:

A continuer cette petite lutte quotidienne de fourmi et à me heurter chaque jour aux mêmes désirs, aux mêmes «distractions», je gaspille – semble-t-il – vainement mon énergie. Le Yoga de Sri Aurobindo, qui veut inclure la vie, est si difficile qu’il faudrait y arriver en ayant déjà établi la base solide d’une réalisation divine concrète. Et c’est pourquoi je vous demande si je ne devrais pas me «retirer» pendant un certain temps, à Almora3 par exemple, chez Brewster,4 pour vivre dans la solitude, le silence, la méditation, loin des êtres, des travaux et des tentations, jusqu’à ce qu’un commencement de Lumière et de Réalisation s’établisse en moi. Une fois cette base solide acquise, il me serait plus facile de reprendre mon travail et la lutte ici pour la véritable transformation de l’être extérieur. Mais vouloir transformer cet être extérieur sans que l’être intérieur ne soit déjà pleinement illuminé, il me semble que c’est mettre la charrue avant les bœufs, ou du moins se vouer à une lutte sans fin et sans merci, où l’on use désespérément le meilleur de ses forces.

En toute sincérité je dois dire que lorsque j’étais à Almora chez Brewster, j’avais l’impression d’être très proche de cet état où la Lumière doit jaillir. Je comprends très bien l’imperfection de ce procédé qui consiste à fuir les difficultés mais ce ne serait qu’une étape, une «retraite» stratégique, si je puis dire.

Mère, ce n’est pas un désir vital qui cherche à m’écarter de la sâdhanâ, car ma vie n’a pas d’autre sens que la recherche du divin, mais la seule solution qui m’apparaisse susceptible d’entraîner quelque progrès et de me sortir de ce tiède marasme où je vis jour après jour. Je n’arrive pas à me contenter de vivre une heure seulement par jour, quand je vous vois.

Je sais que vous n’aimez pas écrire, Mère, mais ne pourriez-vous pas me dire en quelques mots si vous approuvez mon projet ou ce que je dois faire. Malgré toutes mes révoltes et mes découragements et mes résistances, je suis votre enfant, O Mère aide-moi!

Signé: Bernard


(Réponse de Mère)

Mon cher enfant,

Sans doute vaudra-t-il mieux aller à Almorah pour quelque temps – pas trop longtemps j’espère, car il est inutile de dire à quel point le travail sera désorganisé par suite de ce départ...

(Autre version manuscrite)

7.4.55

Mon cher enfant,

Tu peux aller à Almorah si tu crois que cela t’aidera à briser cette carapace de la conscience extérieure, si obstinément impénétrable.

Peut-être que d’être loin de l’Ashram pendant quelque temps, t’aidera à sentir l’atmosphère spéciale qui s’y trouve et ne peut être obtenue, dans la même mesure, nulle part ailleurs.

En tout cas, mes bénédictions seront toujours avec toi pour t’aider à découvrir, enfin, cette Présence intérieure qui, seule, donne la joie et la stabilité.

Signé: Mère

9 juin 1955

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 9 juin 1955

Mère, je ne peux pas dire que ce soit un regret du monde extérieur qui me tire en arrière, ni quelque attachement à une forme de vie «personnelle», ni même quelque désir vital qui chercherait sa satisfaction propre. Ce monde ancien ne m’attire plus et je ne vois pas du tout ce que j’irais y faire. Et cependant quelque chose me bloque la route.

Si encore je voyais en moi quelque «faute» précise qui me barre la route et à laquelle je puisse clairement m’attaquer... Mais j’ai l’impression de n’être pas responsable et que ce n’est pas personnellement de ma faute si je reste à stagner, sans aspiration. J’ai l’impression d’être comme un champ de bataille où se disputent des forces qui me dépassent et contre lesquelles je ne puis RIEN. Oh Mère, ce n’est pas une excuse à ma mauvaise volonté, je ne crois pas – c’est le sentiment profond d’être comme un jouet impuissant, totalement impuissant.

Si la force divine, si Ta grâce n’intervient pas pour briser cette obscure résistance qui me tire en bas, malgré moi, je ne sais pas ce qu’il adviendra de moi... Mère, je ne fais pas de chantage, je te dis seulement mon impuissance, mon angoisse.

Durant le jour, je vis à peu près au calme dans mon petit marécage, mais lorsque approche le soir et le moment de te rencontrer, alors les forces qui me collaient au sol commencent à s’agiter furieusement, sous ta pression, et je sens en moi un déchirement parfois insupportable qui brûle et serre la gorge comme des larmes qu’on ne peut pas pleurer. Puis la Vérité reprend possession de moi – et le lendemain tout est à recommencer.

Mère, c’est une vie impossible, absurde, intenable. J’ai l’impression de n’être pour rien dans ce petit jeu cruel. Oh Mère, pourquoi ta grâce ne fait-elle pas confiance à cette partie profonde de moi-même qui sait bien que tu es la Vérité? Délivre-moi de ces forces mauvaises puisque, profondément, c’est bien toi que je veux et toi seule. Donne-moi l’aspiration et une force que je n’ai pas. Si tu ne fais pas ce Yoga pour moi, il me semble que je n’aurai jamais la force de tenir.

Il y a quelque chose qui doit être BRISÉ, n’est-il pas possible de faire cette opération une fois pour toutes, sans la faire traîner si longtemps? Mère je suis ton enfant.

Signé: Bernard

Mère, cette lettre est une prière.


(Réponse de Mère)

11 juin 1955

Mon cher enfant,

Ton cas n’est pas unique; il y en a d’autres (et parmi les meilleurs et les plus fidèles) qui sont ainsi un véritable champ de bataille pour les forces s’opposant à l’avènement de la vérité. Ils se sentent impuissants dans cette bataille, témoins douloureux, victimes sans forces pour lutter; parce que cela se passe dans la partie de la conscience physique où les forces supramentales ne sont pas encore pleinement actives. J’ai bon espoir que bientôt elles le seront. Mais, en attendant, le seul remède est l’endurance, savoir souffrir et attendre avec patience l’heure de la libération.

En lisant ta prière, moi aussi j’ai prié pour qu’elle soit entendue.

Avec mes bénédictions.

Signé: Mère

3 septembre 1955

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 3 septembre 1955

Mère, depuis des semaines il me semble me cogner de tous côtés en moi-même comme dans une prison et je n’arrive pas à en sortir. Mère j’ai besoin de ton Espace, de ta Lumière enfin, de sortir de cette nuit murée où j’étouffe.

De quelque côté que je me concentre, dans le cœur, au-dessus de la tête, entre les yeux, je me cogne partout à un mur qui ne veut pas céder, je ne sais plus de quel côté me tourner, ce qu’il faut faire, dire, prier pour me délivrer enfin. Mère je sais que je ne fais pas tous les efforts qu’il faudrait, mais aide-moi à faire ces efforts, j’implore ta grâce. J’ai tellement besoin de trouver enfin ce roc solide sur lequel je pourrai m’appuyer, cet espace de lumière où je pourrai enfin prendre refuge. Mère ouvre en moi cet être psychique, ouvre-moi à ta seule Lumière dont j’ai tant besoin. Sans ta grâce je ne puis que tourner en rond désespérément. O Mère, que je vive en toi.

Ton enfant

Signé: Bernard

15 septembre 1955

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 15 septembre 1955

Mère..., tout semble s’être cristallisé d’un seul coup: toutes les petites révoltes, les petites tensions, les mauvaises volontés et les petites exigences vitales, pour former un seul bloc de résistance ouverte, décidée. J’ai pris conscience que depuis le début de ma sâdhanâ, c’est le mental qui a conduit le jeu – avec le psychique par derrière –, qui m’a «tenu en main», aidé à museler tous les mouvements contraires, mais qu’à aucun moment, ou si rarement, le vital ne s’est soumis ou ouvert à l’influence supérieure. Les rares fois où le vital a participé, j’ai senti un grand progrès. Et maintenant je me trouve devant ce bloc solide qui dit «non», qui n’est pas du tout convaincu de ce que le mental lui a imposé depuis bientôt deux ans.

Mère, je suis suffisamment éveillé pour ne pas me révolter contre ta Lumière et pour comprendre que le vital n’est qu’une partie de mon être, mais je suis arrivé à la conclusion que la seule façon de «convaincre» ce vital, ce n’était pas de le forcer ou de l’étouffer, mais de le laisser faire son expérience pour qu’il comprenne de lui-même qu’il ne peut pas être satisfait de cette façon. J’éprouve le besoin de quitter l’Ashram pour un temps et de voir comment je suis capable de respirer hors de l’Ashram et de réaliser, sans doute, qu’on ne peut vraiment respirer qu’ici.

J’ai des amis à Bangalore et je voudrais les rejoindre pour quinze jours ou trois semaines, peut-être moins, peut-être plus, le temps de mettre ce vital en face de sa propre liberté. J’ai besoin d’une activité vitale, de mouvement, de faire du bateau, par exemple, d’avoir des amis..., etc. Le besoin que j’éprouve est exactement celui que je cherchais à satisfaire autrefois par mes longues croisières en bateau sur les côtes de Bretagne, c’est une sorte de faim d’espace et de mouvement.

Sinon, Mère, il y a ce bloc devant moi qui obscurcit tout le reste et qui m’ôte le goût de toutes choses. Je voudrais partir Mère, mais que ce ne soit pas dans la révolte, que ce soit comme une expérience à faire et qui reçoive ton approbation. Je ne voudrais pas être coupé de toi par ton mécontentement ou par ta condamnation, car il me semble que ce serait terrible et que je n’aurais plus qu’à me précipiter dans les pires excès pour oublier.

Mère, je voudrais que tu me pardonnes, que tu me comprennes et que tu ne m’ôtes pas ton Amour, surtout. Je voudrais que tu me dises si je peux partir quelques semaines et comment tu juges cela. Il me semble que je suis profondément ton enfant, malgré tout cela??

Signé: Bernard

19 octobre 1955

Les trois images du don total de soi au Divin:1

1) Se prosterner à Ses pieds dans l’abandon de tout orgueil, avec une humilité parfaite.

2) Déployer son être devant Lui, ouvrir son corps tout entier, de la tête aux pieds comme on ouvre un livre, étalant ses centres afin de rendre visibles tous leurs mouvements dans une sincérité totale qui ne permet à rien de rester caché.

3) Se blottir dans Ses bras, se fondre en Lui dans une confiance tendre et absolue.

Ces mouvements peuvent être accompagnés par trois formules, ou l’une d’entre elles, suivant le cas:

1) Que Ta Volonté soit faite et non la mienne.

2) Ce que Tu voudras, ce que Tu voudras...

3) Je suis à Toi pour l’éternité.

En général, quand ces mouvements sont faits de la vraie manière, ils sont suivis d’une identification parfaite, d’une dissolution de l’ego produisant une sublime félicité.

Sans date octobre (?) 1955

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, octobre 1955

Mère, en te quittant je recevais, par la poste, une lettre de mes amis de Bangalore. Ils viennent d’acheter, à Hyderabad, une vieille résidence mongole avec ses jardins, qui appartenaient au Nizam... Ils me suggèrent que leur nouvelle propriété serait un cadre enchanteur pour écrire le livre que j’avais envie d’écrire depuis des années et que je n’écrivais pas parce que j’étais toujours par monts et par vaux. Enfin ils me précisent qu’au cas où j’aurais trop de scrupules à rester longtemps chez eux, il leur serait facile de me trouver un travail lucratif et peu absorbant – qui me permettrait d’écrire ou de faire ce que bon me semble – auprès de leur ami le Maharadja de Jaipur, ou même à Hyderabad.

Tout cela vient me brûler et allumer en moi beaucoup de tentations qui s’adressent à des éléments très divers en moi, et pas très satisfaits.

Pour compléter ce tableau – parce que je ne sais quelle inspiration me pousse à tout t’exposer dans les détails –, il faut te dire que ces amis sont opiomanes et que l’opium a joué un rôle important dans ma vie, et continue encore d’exercer une forte attraction sur moi, l’attraction de l’oubli.

Voilà la situation. Tout cela s’entrechoque en moi et d’autant plus que cela arrive maintenant, dans l’état d’esprit où je suis et que tu connais.

Il me semble improbable que je saurais résister... et pourtant rien n’est sûr en moi, puisque je suis poussé à t’écrire dans l’espoir de je ne sais quel miracle qui me montrerait où est ma voie et convaincrait tout mon être.

Mère, je voudrais à la fois être ton enfant, et partir!! Tout cela me déchire. Où est la solution de cette impossibilité?

Je ne suis guère digne d’être ton enfant.

Voilà.

Signé: Bernard

Sans date octobre 1955

(Lettre de Satprem à Mère)

Bangalore, octobre 1955

Douce Mère, depuis trois jours que j’ai quitté l’Ashram, je n’ai cessé de sentir ta Présence au fond de moi comme la seule chose essentielle, la seule chose solide au milieu de vagues apparences. A mesure que j’entrais dans ce monde extérieur, il me semblait entrer dans un monde sans épaisseur, sans consistance où toutes choses et les êtres s’agitaient comme un voile très mince dans le vent; et à mesure que j’entrais dans ce monde flottant, tu semblais grandir en moi avec une évidence irréfutable comme la seule chose réelle, ma seule raison d’être en ce monde – sans quoi tout s’écroule et perd son Sens.

Mère je n’avais jamais senti avec une telle force combien tu faisais partie de moi-même, ou combien je t’appartenais, sans retour possible. Et je sentais cela pas seulement avec mon esprit ou même mon cœur, mais d’une façon physique. Depuis plusieurs semaines d’ailleurs, pendant cette dernière «crise» que j’ai traversée à l’Ashram, il m’a semblé, douce Mère, qu’un lien physique s’établissait entre toi et moi. Est-ce que je me trompe? J’avais parfois l’impression que tu n’étais plus seulement «Mère» selon l’Esprit mais presque ma Mère, comme si tu m’avais réellement mis physiquement au monde et qu’il n’y avait plus rien d’«étranger» dans ma relation avec toi. Mes mots sont maladroits, mais tu sauras voir la Vérité qui est derrière, même si cette Vérité est encore confuse pour moi.

J’ai cru que j’avais commis une «faute» spirituelle en quittant l’Ashram. Mais il me semble maintenant que cette expérience était nécessaire, car elle me met avec une évidence criante en présence du Sens de ma vie, de sa Réalité profonde. J’avais besoin, en quelque sorte, d’«objectiver» ma présence à l’Ashram, de la voir de l’extérieur. Je ne crois pas que ce soient là de bonnes raisons, ou de mauvaises, pour justifier mentalement cette fugue – car je ne vois pas d’autres raisons à ce départ. Et je me trouve ici sans le moindre désir à satisfaire, comme si tous ces «plaisirs» du monde n’éveillaient plus rien en moi. Ta grâce est sûrement là. La seule expérience que j’aie faite, c’est celle de fumer l’opium. J’y avais trouvé autrefois un apaisement qui me semblait très «raffiné» et je n’y trouve plus que des crampes d’estomac et un abrutissement sans joie. C’est étrange, mais j’ai l’impression que plus rien n’a prise sur moi et les seuls gens qui me semblent vivre réellement, ce sont ceux de l’Ashram. Les autres font semblant et sont tout au contraire complètement en dehors de la vie, si paradoxal que cela paraisse.

Douce Mère, l’expérience est faite. Me permets-tu de revenir à l’Ashram, dans le courant de la semaine prochaine? Il n’y a plus en moi de lutte ni de conflit, c’est tout mon être, jusqu’à mon être physique qui a besoin de toi, qui veut revenir et aspire à te servir, joyeusement, paisiblement. Et non seulement j’aspire à te servir mais à lutter contre ces forces obscures et stupides, trompeuses, pour mériter ta Lumière, la vraie Lumière de mon être. Je ne vois aucun autre sens à ma vie, à toute vie.

Mère, je sais ce que signifie, maintenant, le mot consécration. Je veux me consacrer à ton œuvre totalement, avec mon cœur, mon esprit, mon corps et mon âme. Je t’appartiens sans retour possible, sans hésitation. Je sais qu’il n’existe plus rien au monde qui vaille la peine d’être vécu, hormis toi. Cette crise m’a aidé à voir clair en moi et je crois y avoir gagné quelque chose. Ou est-ce que je m’abuse?

Je voudrais enfin te dire ma gratitude car il me semble sentir partout ta main, ton infinie compréhension me conduisant vers ta Lumière, à travers tous les détours de ma nature et te servant d’elle et la transformant, l’élevant peu à peu dans chacun de ses éléments, et dans les plus petits détails. Merci, Mère, de m’avoir permis de te trouver – et pardonne à cet enfant terrible qui se révoltait contre la force de transformation, sans doute pour te mieux retrouver.

Je me sens tellement ton enfant avec chacune des fibres de mon être. Oui, ton enfant.

Signé: Bernard


(Réponse de Mère)

21 octobre 1955

Mon cher petit, oui, tu peux revenir tout de suite. Je serai heureuse de te revoir.

Tu as raison, l’expérience était nécessaire et a été fructueuse.

Ta bonne lettre... juste ce que j’attendais de toi; car ce que tu écris est vrai: je te sens aussi tout proche de moi, uni par un lien indestructible, comme si je t’avais formé, non seulement spirituellement, mais aussi matériellement.

A bientôt,
Avec toute ma tendresse

Signé: Mère

1956




Sans date janvier (?) 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, janvier (?) 1956

Mère, c’est la Présence de Mahâ-Kâli que j’invoque pour briser toutes mes résistances, mon INERTIE, mes découragements. Plutôt les chocs douloureux que cette tiédeur. Sinon pourquoi suis-je ici?

O Mère, que la présence de Mahâ-Kâli soit avec moi, qu’Elle force tout mon être à la Vérité, à la Lumière. Brûle-moi Mère si je ne sais pas t’aimer!

Signé: Bernard

Sans date 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, sans date, 1956

Toute création artistique naît d’une question, d’un conflit, d’un désaccord avec soi-même, les hommes ou le cosmos. Quel peintre, quel poète, quel romancier n’a tiré de ce conflit le meilleur de son art, de Michel-Ange à Goya, à Van Gogh, à Rodin, de Villon à Rimbaud, Baudelaire ou Dostoievsky? Et l’œuvre d’art – peinture, roman ou poème – est une harmonie arrachée à cette désharmonie, une conquête sur un chaos, une réponse à une question posée par l’homme – une métamorphose.

La création artistique s’appuie sur ce que l’homme a de plus particulier, de plus irréductible aux autres, et c’est à travers cette irréductible particularité que l’artiste accomplit sa métamorphose, sa re-création du monde; c’est à travers elle qu’il cherche sa communion avec les autres et lui-même et le monde.

Or, le Yoga cherche à supprimer le conflit, le problème ou la question. L’homme doit s’y oublier, cesser d’être un point d’interrogation.

Quand une réponse a été, ainsi, donnée à toutes les questions, quelle place reste-t-il à l’œuvre d’art? Quand tout est métamorphosé par la Transcendance, quelle place reste-t-il à la métamorphose artistique? Quand tout est harmonie suprême, cette harmonie peut-elle se dire autrement que par un silence, un sourire, un rayonnement, ou une poésie «inspirée» – dont Sri Aurobindo est le seul exemple, et encore cette poésie n’est-elle pas arrachée à l’humain, elle est sur-humaine, elle vient «d’ailleurs».

La création artistique doit-elle donc cesser d’être humaine, de s’appuyer sur l’humain – et c’est rejeter de bien grands peintres, poètes ou romanciers? Faut-il attendre d’être ouvert aux plans de conscience supra-mentaux avant de pouvoir concilier, s’ils sont conciliables (?), Yoga et création artistique. Et, jusque là, étouffer tout ce qui supporte l’élan créateur, c’est-à-dire l’individu, le conflit, cette part de lui-même que tout créateur éprouve comme la part humaine la plus pure; faut-il éteindre en soi ce jeu d’ombres et de lumières d’où l’art tire ses accents les plus hauts?

Signé: Bernard

Sans date janvier (?) 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry

Mère, j’ai besoin de me soulager de ce qui me serre le cœur et si le Divin existait quelque part, c’est à lui que j’aimerais dire mon profond dégoût. Car tout cela est profondément scandaleux, absurde et révoltant. Je sais que le monde extérieur est absurde et que les hommes y vivent vainement; mais le monde de l’Ashram n’est pas moins absurde, pas moins vain. «On» se moque de nous, «on» abuse de nous – car s’il y a vraiment quelqu’un qui est le témoin de cette tragi-comédie, et si tout ce monde est son «jeu», c’est un jeu cruel et c’est un tricheur, car il a tous les pouvoirs dans ses mains et il prétend nous faire jouer un jeu où nous sommes nécessairement perdants, un jeu que nous ne pouvons pas jouer car nous sommes impuissants, souffrants, sans forces, sans lumière.

Et tous nos efforts sont vains et tristement ridicules. A chaque instant tout est à recommencer, un pas semble nous conduire en avant, un pas nous tire en arrière. Nous tournons en rond désespérément et parfois, dans notre vertige, nous croyons apercevoir des lumières, mais ce sont les petites lumières dansantes de notre propre fatigue, de notre propre faiblesse. Il n’y a pas de victoire, il n’y a que des moments de répit. Les méditations apportent bien le calme, la paix, mais le sommeil aussi. Nous sommes tous à chercher une délivrance, dans l’amour, dans l’opium, l’action, la guerre ou la puissance – ou dans le Yoga; mais ces moyens-ci sont aussi vains que ce moyen-là. Il n’y a pas de solution vraie, il n’y a que des moyens plus ou moins efficaces d’oublier pour une heure, ou un jour, que nous sommes des hommes et que nous sommes seuls et que nous sommes impuissants.

Il est très possible, très probable que dans une heure ou dans un jour, je penserai tout le contraire de ce que j’écris maintenant. Mais le personnage que je serai demain n’annule pas celui que je suis maintenant, il le rend seulement encore plus absurde, plus intolérablement absurde. Celui que je suis maintenant, pour une heure peut-être, a besoin de crier son dégoût devant cette farce sans nom. Nous sommes des pantins, des polichinelles et je veux bien que tout ne soit qu’état de conscience – mais toujours état de conscience de polichinelle. Le pantin de demain qui demandera peut-être grâce au divin et qui croira en lui, sera encore un pantin – mais un pantin résigné et calme, une marionnette non moins absurde, jouant un jeu non moins absurde. Je comprends ceux qui sèment de la dynamite un peu partout; s’ils cherchent la mort, c’est parce qu’ils ont désespérément voulu vivre et qu’il est impossible de vivre. On ne peut pas vivre, mais fuir d’une manière ou d’une autre cette intolérable existence. Mère, il est impossible à l’homme de se regarder en face cinq minutes, en toute lucidité – sinon on se tuerait... Alors je demande si le divin – s’il existe – a jamais connu la souffrance des hommes. S’il existe, pourquoi ne donne-t-il pas aux hommes les forces de rompre le «Cercle magique» dans lequel nous tournons comme des prisonniers dans une cellule. Il y a douze ans, j’avais vingt ans, et je tournais en rond dans une cellule de Bordeaux attendant quelque exécution – mais je suis toujours ce même prisonnier: si j’ai avancé pendant ces douze années, c’est en désespoir, en souffrance. Tout cela est indigne, scandaleux si le divin existe.

Quitter l’Ashram? – Mais le reste du monde est absurde, tout autant. C’est l’homme qui est absurde et dieu, s’il existe, qui est un pur scandale. Mère je suis scandalisé et je sens en moi la révolte et le désespoir de tous les hommes qui n’ont tout de même pas mérité tout cela.

Signé: Bernard

Sans date 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, sans date, 1956

Douce Mère, avec toute la sincérité dont je suis capable, je viens mettre devant toi un problème important (pour moi) afin que tu m’aides à le résoudre. Je sens que j’arrive à un tournant décisif et il y a quelque chose qui m’empêche d’aller plus loin.

Il y a tout mon passé qui pèse en moi, non pas par attachement car je ne regrette RIEN de ce passé et mon seul espoir est devant moi, mais tout ce passé je ne l’ai pas tout à fait subi comme une marionnette, il me semble que «je» l’ai créé, construit comme un livre – depuis quinze ans, depuis les camps de concentration, j’ai consciemment multiplié les expériences et vécu toute une gamme de révoltes, de situations, pour ramasser la matière première d’un livre. Il se trouve que peu à peu cette élaboration de «mon» livre s’est confondue avec la recherche d’un vrai Moi. Maintenant, je sais ce que je cherchais, mais ce livre a grandi avec moi, il est là comme une formation puissante qui me pèse, et il me pèse d’autant plus qu’avec Sri Aurobindo toutes mes expériences passées m’apparaissent chargées de sens, symboliques; j’y retrouve partout ta main, je relie maintenant tous les apparents hasards et je dégage une extraordinaire nécessité qui me conduisait ici – tout cela fait un livre dense, vivant, vibrant qui pèse en moi. J’ai besoin de rejeter tout cela, de me délivrer, d’écrire ce livre.

Mais j’ai besoin non seulement de liquider ce passé, mais aussi de renouveler mon choix, de fortifier ma présence ici – et ce livre je le sens comme un engagement, il m’aiderait à fixer ma route de façon décisive. C’est une épreuve.

Il y a aussi un autre point de vue – et si je m’abuse tu m’éclaireras: je sens que ce livre, s’il a du succès, pourrait être utile aux autres, servir l’œuvre de Sri Aurobindo. Car j’ai eu la chance de vivre concrètement et durement beaucoup de questions que d’autres se posent. Ainsi toutes mes expériences passées réapparaissent comme une démonstration vivante d’un enseignement dont Sri Aurobindo est la clef. Ce qui a déjà été dit abstraitement ou philosophiquement, je peux le dire sous forme de roman vivant qui touche. Je crois sentir en moi un pouvoir d’expression pour ces choses.

Douce Mère, il se peut que je me dupe moi-même. Mais je t’écris précisément pour que tu m’éclaires. Je ne te dis pas toutes ces choses pour que tu sanctionnes mon besoin d’écrire, mais pour que tu me dises quelle est ta volonté. Je ne veux pas être «un écrivain», mais ton enfant, ton instrument. Il y a quelque chose en moi qui doit être liquidé.

Le problème se pose pratiquement car il faut une assez longue période de travail continu pour me délivrer de tout cela. Mais j’ai porté si longtemps ce livre en moi qu’il est prêt dans tous ses détails – en 6 mois je peux le terminer. Ici, je suis trop pris pour en finir et vite; de plus, je sens le besoin de re-situer ma présence ici du dehors. J’ai pensé à aller chez Brewster dans l’Himalaya. Là-bas je pourrai continuer certains travaux que je fais avec Pavitra. Il me semble que je reviendrai délivré et fortifié dans ma raison d’être ici.

Douce Mère, est-ce que je m’abuse moi-même? Quelle est ta volonté. C’est ta volonté que je veux, non mon désir, et je suis sûr que tu me donneras la force de suivre tes ordres quels qu’ils soient. Eclaire-moi.

Je suis ton enfant avec gratitude.

Signé: Bernard

P.S. Est-ce que ce livre peut te servir?

Sans date 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, sans date, 1956

Douce Mère, voici ce qui se passe en moi presque chaque soir: je suis littéralement comme un paquet de force comprimée qui n’arrive pas à éclater ou à se fixer et se résoudre. Le poids est tel dans ma poitrine que je respire mal, c’est comme si tout le sang venait se concentrer là et m’oppresser. Dans la tête, la pression est parfois si intense que je n’ose même pas fermer les yeux et me concentrer davantage car il me semble que cela pourrait craquer. Tout mon être est tellement tendu et plein de force qu’il me semble que cela pourrait physiquement se briser.

Tout cela est un état peut-être dangereux? Ou bien est-ce normal? Je voudrais savoir si cette impression que cela pourrait craquer physiquement est un bon signe ou un mauvais? Si c’est un mauvais signe, que faire?

Il y a certainement une résistance en moi, quelque chose qui fondamentalement dit «Non» et j’essaye de me maintenir mentalement calme, sans révolte, mais cela résiste dans les profondeurs. Je ne suis pas du tout à la recherche de «pouvoirs», mais cette condition négative est-elle suffisante pour écarter les accidents? Veux-tu m’éclairer. Que puis-je faire contre cette résistance profonde?

Ton enfant

Signé: Bernard

P.S. Je dors de plus en plus mal.

29 février 1956

(Desc: Ce texte a été écrit par Mère.)

Première manifestation supramentale

(Pendant ta méditation en commun du Mercredi)

Ce soir, la Présence Divine était là, présente parmi vous, concrète et matérielle. J’avais une forme d’or vivant, aussi grande que l’univers, et je me trouvais devant une immense porte d’or massif – la porte qui séparait le monde du Divin.

Regardant la porte, j’ai su et voulu, dans un unique mouvement de conscience, que le temps est venu (the time has come); et soulevant un énorme marteau d’or que je tenais à deux mains, j’en assénais un coup, un seul, sur la porte, et la porte a été mise en miettes.

Alors la lumière, la force et la conscience supramentales se répandirent en flots ininterrompus sur la terre.

19 mars 1956

Agenda de l’Action du Supramental sur Terre1

Le 19 mars à la leçon de traduction: La voix intérieure a dit:

«Tiens-toi droite»

et le corps s’est redressé et s’est tenu tout droit pendant toute la classe.

20 mars 1956

au réveil

Le contrôle sur les mouvements des vertèbres, perdu depuis longtemps (ce qui se traduisait par une sorte d’insensibilité et une incapacité de les mouvoir à volonté), est en grande partie revenu, la conscience pouvant de nouveau s’exprimer et le dos capable de se redresser très visiblement.1


Le même jour au balcon2

Redressement presque total, avec, dans les cellules du corps, la perception très claire de la force et de la puissance nouvelles.

21 mars 1956

L’âge du Capitalisme et des affaires tire à sa fin.

Mais l’âge du Communisme aussi va passer. Car le Communisme tel qu’il est prêché n’est pas constructif, c’est une arme de combat pour lutter contre la ploutocratie. Mais quand la bataille est terminée, les armées sont licenciées faute d’emploi, et le Communisme, n’ayant plus d’utilité, se transformera en quelque chose d’autre qui exprimera une plus haute vérité.

Cette vérité, nous la connaissons et c’est pour elle que nous travaillons afin qu’elle puisse régner sur la terre.1

Sans date 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, sans date, 1956

Douce Mère, depuis de longs mois je me débats dans un conflit douloureux et j’ai parfois même senti des dangers. Finalement, je suis descendu en moi-même, dans le calme, et il m’a semblé que je ferais mieux d’aller «me promener» pendant quelque temps.

J’avais pensé me délivrer de ce conflit en écrivant un livre. Mais en fait ce n’est pas le mental qui a besoin d’être délivré, du moins pas seulement, c’est le vital qui a besoin de s’user.

Je crois avoir une claire perception mentale du but à atteindre et je ne doute plus du sens spirituel de ma vie, mais cette sorte de maturité mentale se heurte à l’opposition d’un vital trop «jeune» qui ne s’est pas encore assez usé sur les routes. Cette force vitale s’est encore concentrée ici et elle n’arrive pas à se libérer. C’est sans doute une question de temps, de vieillissement. Ainsi toute mon énergie, depuis un an surtout, s’est dépensée «négativement» si je puis dire – à ne pas partir. Cette lutte semble avoir supprimé tout effort positif, voire le sens même de ma présence ici.

Cette force vitale ne cherche plus d’accomplissement sexuel, ni de succès dans un monde auquel elle ne croit plus, mais elle a besoin de «marcher», de sortir. Peut-être les choses iraient-elles mieux si j’allais respirer quelque temps dans l’Himalaya? Je ne veux rien faire sans ton accord et si je dois partir ce sera après le 15 août.

Douce Mère, je t’écris tout ceci dans le calme, sans révolte mais l’acuité du conflit était devenue trop grande ces derniers mois, au point que je me suis senti parfois menacé. Je mets ceci devant toi pour que tu me dises ce qui est juste.

Douce Mère, je veux rester ton enfant malgré toutes ces difficultés. Pardonne-moi de prendre ton temps et d’être si mal soumis.

Signé: Bernard

4 avril 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 4 avril 1956

Mère, j’ai eu la claire perception mentale, il y a deux mois, que ce qui était exigé de moi, c’était de finir ma vie ici. C’est toute la source de mes difficultés et de l’enfer intérieur que je vis depuis lors. Chaque fois que j’essaie de reprendre le dessus, il y a cette image qui se dresse en moi: toute-ta-vie – et qui me rejette dans un conflit violent. Quand je suis venu ici, je pensais rester deux ou trois ans, et l’Ashram était pour moi un moyen de réalisation, non une fin.

Maintenant je comprends qu’il n’y a pas d’issue ni de «rétablissement» possible aussi longtemps que mon être tout entier n’aura pas ADMIS qu’il doit finir sa vie ici. Par mes seules forces mentales cette admission est impossible, je tourne dans un cercle infernal depuis deux mois et le mental se fait le complice du vital. Il faut donc qu’une force plus grande que la mienne m’aide à admettre que ma voie est ici. J’ai besoin de toi. Mère, car sans toi je suis perdu. J’ai besoin que tu me dises que la Vérité de mon être est bien ici et que je suis vraiment prêt à suivre cette voie. Mère, je t’en supplie, aide-moi à voir la vérité de mon être, donne-moi un signe que ma voie est ici et non ailleurs. Je t’en prie Mère, aide-moi à savoir.

J’ai eu aussi la sensation très nette que tu m’abandonnais, que je pouvais bien faire tout ce que je voulais et que tu te désintéressais de moi. Peut-être ne pardonnes-tu pas certaines de mes révoltes intérieures qui furent très violentes? Suis-je totalement coupable? Est-il vrai que tu m’abandonnes?

Je suis brisé et meurtri dans le fond de mon être comme je l’étais dans ma chair lorsque j’étais dans les camps. La grâce divine aura-t-elle pitié de moi? Peux-tu, veux-tu m’aider? Tout seul je ne puis rien, je suis dans une absolue solitude, par-delà même toute révolte, à bout de moi-même.

Et je t’aime malgré tout ce que je suis.

Signé: Bernard


(Réponse de Mère)

4.4.56

Mon enfant, je ne t’ai pas abandonné et je suis prête à oublier, à effacer toutes les révoltes.

Mon aide est toujours avec toi.

Signé: Mère

20 avril 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 20 avril 1956

Douce Mère,

Les difficultés des semaines passées m’ont appris que dès que l’on s’écarte, si peu que ce soit, de la conscience vraie, n’importe quoi peut arriver, n’importe quel excès, n’importe quel déséquilibre, égarement – et j’ai senti rôder autour de moi des choses très dangereuses. Mère, tu m’as dit à propos de Patrick1 que la loi de la manifestation était une loi de liberté, même la liberté de choisir mal. Et j’ai la perception très profonde, ce soir, que cette liberté est presque toujours une liberté de mal choisir. Je garde une grande crainte de perdre à nouveau la conscience vraie. Je me rends compte combien tout est fragile en moi et que si peu de chose suffit à m’emporter.

Aussi, douce Mère, je viens te demander une grande grâce, du fond de mon cœur: Prends ma liberté entre tes mains. Empêche-moi de retomber loin de toi. Je remets cette liberté entre tes mains. Garde-moi, Mère, protège-moi. Fais-moi la grâce de te charger de moi et de me prendre totalement entre tes mains, comme un enfant dont les pas sont mal assurés. Je ne veux plus de cette Liberté. C’est toi que je veux, c’est la Vérité de mon être. Mère, je te demande comme une grâce de me délivrer de ma liberté de mal choisir.

Je suis ton enfant et je t’aime.

Signé: Bernard


(Réponse de Mère)

21.4.56

Mon cher enfant,

C’est entendu – de tout cœur j’accepte le don que tu me fais de ta liberté de mal choisir... Et c’est de tout cœur aussi que je t’aiderai toujours à faire le choix qui conduit tout droit au but – c’est-à-dire vers ton vrai moi.

Avec toute ma tendresse et mes bénédictions.

Signé: Mère

23 avril 1956

Ce jour-là, Mère a pris un ancien texte de «Prières et Méditations» du 25 septembre 1914:

Le Seigneur a voulu, et Tu réalises;
Une Lumière nouvelle poindra sur la terre.
Un monde nouveau naîtra.
Et les choses promises seront accomplies.

et l’a changé ainsi de sa main:

29 février – 29 mars

Seigneur, Tu as voulu et je réalise.
Une lumière nouvelle point sur la terre.
Un monde nouveau est né.
Et les choses promises sont accomplies.

24 avril 1956

(Desc: Message écrit de la main de Mère. 76)

La manifestation du Supramental sur la terre n’est plus seulement une promesse, mais un fait vivant, une réalité.

Il est à l’œuvre maintenant, ici-bas, et un jour viendra où le plus aveugle, le plus inconscient, même le plus volontairement ignorant, sera obligé de le reconnaître.

Sans date 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, sans date, 1956

Douce Mère, je sens intensément, presque douloureusement combien tous mes rapports avec le monde extérieur sont faux, obscurs, ignorants. Dès que je sors du cœur de mon être, tous mes actes sont «à peu près», tous mes contacts avec les autres êtres sont troubles, mon travail lui-même est entaché de mille petits motifs douteux. Mère, je sais d’une certitude aveuglante – même si cette certitude n’est que mentale – que la seule solution c’est de toucher en moi l’être vrai. Je sais qu’en trouvant l’être vrai, je trouverai l’action juste, les rapports justes avec l’extérieur, la vérité, la connaissance, la joie. Je sais cela, maintenant, de façon profonde et plus rien ne peut me détourner de cela. Chaque soir cette Vérité vient m’étreindre physiquement. Et pourtant chaque matin, j’ai à moitié oublié et je passe presque toute la journée à la surface de mon être.

O Mère, quand donc ma vérité du soir deviendra-t-elle aussi ma vérité du jour?

il faut que quelque chose éclate en moi et vienne s’emparer de tout mon être. Ce ne sont pas mes forces qui peuvent faire cela, mais la tienne. Mère, je t’implore en grâce d’ouvrir en moi les portes de l’être vrai. Je ne veux plus de ces rapports faux avec l’extérieur, de cette vie «à peu près». Je veux être ton instrument, non l’instrument de cet ego ignorant et douloureux. Mère, je ne demande rien que le vrai, la Lumière, ce qui est le vrai moi. J’en ai assez, assez de ce moi de surface qui envahit presque toutes mes journées.

Que ta Volonté soit faite.

Ton enfant qui a tellement besoin de toi.

Signé: Bernard

P.S. Quel est l’obstacle?

Sans date 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, sans date, 1956

Douce Mère, il me semble qu’il est bon de te dire ce qui s’est passé en moi hier soir, pendant la distribution, ne serait-ce que pour te dire mon infinie gratitude.

Tout d’abord, j’ai commencé par sentir, par percevoir avec une évidence absolue que c’était toi et toi seule qui faisais mon yoga, que tu faisais tout pour moi et que depuis toujours tu étais là pour guider chacun de mes pas. Je sentais lumineusement que sans toi je n’aurais jamais pu avancer d’un pas et que, au fond, tous mes efforts n’avaient servi qu’à m’apprendre l’inutilité de mes efforts, en un sens, et à me conduire à ce point d’impuissance où il faut s’abandonner totalement entre les mains d’une Force plus grande, entre tes mains. Et je sentais si absolument que tout serait fait pour moi, par toi, en me remettant totalement à toi. Et c’était comme une libération, comme un poids que tu soulevais de ma poitrine. Il n’y avait plus à me cramponner intérieurement et à pousser ou à tirer jusqu’à ce que je sois courbaturé à l’intérieur, il suffisait de te laisser faire.

Puis j’ai senti un double mouvement s’installer en moi, un mouvement presque physique qui suivait le rythme de ma respiration, comme si chaque fois que j’inspirais je recevais quelque chose, et mon expiration était comme une offrande de moi. Et ce double mouvement de réception et d’offrande a semblé grandir en moi, comme si c’était le mouvement même du monde, la respiration du monde qui reçoit et se donne. Et je percevais qu’à un moment, ce rythme pouvait s’arrêter, le cercle se refermer, les deux souffles se joindre dans une immobilité lumineuse. Et je devinais vaguement, comme au loin, derrière un voile, une sorte de lumière pure, éclatante, blanche, et que c’était toi au cœur du monde. Puis j’ai senti combien il était merveilleux que l’on puisse se donner. Il me semblait saisir le secret de la dualité, pour la joie de l’offrande, pour la joie de l’amour. Puis j’ai eu l’impression que je commençais à mentaliser les choses, j’avais peur en quelque sorte de trop bien enregistrer ce qui se passait, et je me suis simplement tendu vers toi dans le silence et dans l’amour, il me semblait que l’expérience pouvait être un obstacle, un endroit où l’on s’arrête, alors qu’il fallait aller toujours plus loin. Alors il m’a semblé que tu étais là, je ne te voyais pas exactement, mais je sentais: je sentais que tu me souriais comme de derrière un voile. La distribution a fini trop tôt et puis j’avais une classe. Mais même ce matin il me reste une sorte d’assurance joyeuse dans le cœur et le besoin de te dire ma gratitude infinie, mon amour. Je t’appartiens Mère, avec mon corps, ma vie, mon esprit.

Je ne veux que ce que tu veux.

Tout est grâce.

Ton enfant

Signé: Bernard

P.S. Quand des choses de ce genre arrivent, faut-il te déranger en te les écrivant, ou simplement se contenter d’une gratitude intérieure?


(Réponse de Mère)

Cela ne me dérange pas du tout et tu as très bien fait d’écrire. Ton expérience est excellente et j’ai été très heureuse de la lire – elle brille comme une lumière sur un nouvel horizon.

Avec toi, toujours.

Signé: Mère

2 mai 1956

Extrait de la classe du mercredi

Douce Mère, tu as dit: «Le Supramental est descendu sur la terre.» Qu’est-ce que cela veut dire exactement? Aussi, tu as dit: «Les choses promises sont accomplies.» Quelles sont ces choses?

Ah! ça alors, c’est de l’ignorance! Cela a été promis depuis très longtemps, cela a été dit depuis très longtemps – pas ici seulement: depuis le commencement de la terre. Il y a eu toutes sortes de prédictions, par toutes sortes de prophètes; on a dit: «Il y aura de nouveaux deux et une nouvelle terre, une race nouvelle naîtra, le monde sera transformé...» Des prophètes ont parlé de cela dans toutes les traditions.

Tu as dit: «Elles sont accomplies.»

Oui. Et alors?

Où est la race nouvelle?

La race nouvelle? Attends quelque chose comme... un certain nombre de milliers d’années, et tu la verras!

Quand le mental est descendu sur la terre, entre le moment où le mental s’est manifesté dans l’atmosphère terrestre et le moment où a paru le premier homme, il s’est passé à peu près un million d’années. Alors cela ira plus vite, parce que l’homme attend, il a une vague idée; il attend d’une façon quelconque l’arrivée du surhomme. Tandis que, certainement, les singes n’attendaient pas la naissance de l’homme, ils n’y avaient jamais pensé. Pour la bonne raison que, probablement, ils ne pensent pas beaucoup! Mais l’homme a pensé à cela et s’y attend, alors cela ira plus vite. Mais plus vite, cela veut dire encore des milliers d’années probablement. Nous en reparlerons dans des milliers d’années!

(silence)

Les gens qui sont prêts intérieurement, qui sont ouverts et qui sont en rapport avec les forces supérieures; les gens qui ont eu un contact personnel plus ou moins direct avec la Lumière et la Conscience supramentales, ceux-là sont capables de sentir la différence dans l’atmosphère terrestre.

Mais pour cela... Il n’y a que le semblable qui peut connaître le semblable. Il n’y a que la Conscience supramentale dans un individu qui peut percevoir ce Supramental agissant dans l’atmosphère terrestre. Ceux qui, pour une raison quelconque, ont développé cette perception peuvent le voir. Mais ceux qui ne sont même pas conscients, fût-ce d’un être un peu intérieur, et qui seraient bien embarrassés de dire comment est leur âme, ceux-là certainement ne sont pas prêts à percevoir la différence dans l’atmosphère terrestre. Ils ont encore pas mal de chemin à faire pour cela. Parce que, pour ceux dont la conscience est plus ou moins exclusivement centrée dans l’être extérieur – mental, vital et physique –, il faut que les choses aient une apparence absurde et inattendue pour qu’ils puissent les reconnaître. Alors ils appellent cela des miracles.

Mais le miracle constant de l’intervention des forces qui change les circonstances et les caractères et qui a un effet très généralisé, on n’appelle pas cela un miracle, parce que l’on ne voit que juste l’apparence, et cela vous paraît tout à fait naturel. Mais à vrai dire, si vous réfléchissiez à la moindre des choses qui se passent, vous seriez obligés de vous dire que c’est miraculeux.

C’est simplement parce que vous n’y réfléchissez pas, que vous prenez les choses comme elles sont, pour ce qu’elles sont, sans questionner, autrement vous auriez quotidiennement une quantité considérable d’occasions de vous dire: «Tiens! mais ça, c’est tout à fait étonnant. Comment est-ce arrivé?»

Tout simplement l’habitude d’une vision purement superficielle.

Douce Mère, quelle doit être notre attitude envers cette Nouvelle Conscience?

Cela dépend de ce que vous voulez en faire.

Si vous voulez regarder cela comme une curiosité, alors vous n’avez qu’à regarder, essayer de comprendre.

Si vous voulez que cela vous change vous-mêmes, il faut vous ouvrir et faire un effort de progrès.

Profitera-t-on collectivement ou individuellement de cette manifestation nouvelle?

Pourquoi posez-vous cette question?

Parce que beaucoup de gens sont arrivés ici et ils demandent: «Comment allons-nous en profiter?»

Oh!

Et pourquoi en profiteraient-ils? Quels sont leurs titres à profiter? Simplement parce qu’ils ont pris un train pour venir ici?

J’ai connu des gens qui étaient venus ici, il y a fort, fort longtemps, quelque chose comme (oh! je ne me souviens plus, mais il y a fort longtemps) certainement plus de vingt ans, et la première fois que quelqu’un est mort dans l’Ashram, ils ont témoigné d’un mécontentement considérable en disant: «Mais moi, je suis venu ici parce que je pensais que ce yoga me rendrait immortel! mais si l’on peut mourir, pourquoi serais-je venu!»

Eh bien, c’est la même chose. Les gens prennent le train pour venir ici – il y a eu à peu près cent cinquante personnes de plus que les autres fois,1 simplement parce qu’ils voulaient «profiter». Mais c’est peut-être pour cela qu’ils n’en ont pas profité! parce que Ce n’est pas venu pour faire profiter les gens de quoi que ce soit.

Ils demandent si leurs difficultés intérieures seront plus faciles à surmonter?

Je répéterai la même chose. Quelles raisons et quel droit ont-ils à demander que ce soit plus facile? Qu’est-ce qu’ils ont fait, eux, de leur côté? Pourquoi serait-ce plus facile? Pour satisfaire la paresse et l’indolence des gens – ou quoi?

Parce que, quand quelque chose de nouveau arrive, on a toujours l’idée d’en profiter.

Non! pas seulement quand il y a quelque chose de nouveau: dans tous les cas et toujours on a l’idée de profiter. Mais ça, c’est la meilleure façon de ne rien avoir.

Qui est-ce que l’on veut tromper ici? Le Divin?... Ce n’est guère possible.

C’est comme ceux qui demandent une entrevue. Je leur dis: «Ecoutez, vous êtes venus en grand nombre, et si chacun me demande une entrevue, je n’aurai même pas assez de minutes dans toutes les journées pour voir tout le monde. Pendant le temps que vous restez, je n’aurai même pas une minute.» Alors ils disent: «Oh! j’ai pris tant de peine, je suis venu de si loin, je suis venu de là-haut ici, je suis venu de là-haut là, j’ai fait tant d’heures de voyage – et je n’ai pas droit à une entrevue?» Je dis: «Je regrette, mais vous n’êtes pas le seul à être comme cela.»

C’est cela, n’est-ce pas: c’est donnant-donnant, le marchandage. Nous ne sommes pas un établissement commercial, nous avons dit que nous ne faisions pas de commerce.

Le nombre des disciples augmente de jour en jour maintenant, qu’est-ce que cela indique?

Mais naturellement il augmentera de plus en plus! Et c’est pour cela que je ne peux pas faire ce que je faisais quand il y avait cent cinquante personnes à l’Ashram. S’ils avaient seulement un petit peu de bon sens, ils comprendraient que je ne peux pas avoir les mêmes relations avec les gens maintenant (ils ont été ces jours-ci 1800, mes enfants!) alors je ne peux pas avoir les mêmes relations avec 1845 personnes (je crois exactement) qu’avec une trentaine ou même une centaine. Cela me paraît d’une logique assez facile à comprendre.

Mais eux, veulent que tout reste comme c’était et que, comme vous dites, ils soient les premiers à «bénéficier».

Mère, quand le mental est descendu dans l’atmosphère terrestre, le singe n’avait pas fait d’efforts pour se convertir en homme, n’est-ce pas, c’est la Nature qui a fourni l’effort. Mais ici...

Mais ce n’est pas l’homme qui va se convertir en surhomme!

Non?

Essaie un peu! (rires)

C’est cela, n’est-ce pas, c’est quelque chose d’autre qui va travailler.

Alors, nous sommes...

Seulement – oui, il y a un seulement, je ne veux pas être si cruelle: MAINTENANT L’HOMME PEUT COLLABORER. C’est-à-dire qu’il peut se prêter au processus, de bonne volonté, avec aspiration, et aider de son mieux. Et c’est pour cela que j’ai dit que cela ira plus vite. J’espère que cela ira beaucoup plus vite.

Mais enfin, même beaucoup plus vite, cela prend encore un peu de temps!

(silence)

Ecoutez. Si vous tous qui avez entendu parler de cela, pas une fois mais peut-être des centaines de fois; qui en avez parlé vous-mêmes, qui y avez pensé, qui l’espériez, qui le vouliez (il y a des gens qui sont venus ici pour cela, avec cette intention de recevoir la Force supramentale et de se transformer en un surhomme, c’était leur but, n’est-ce pas...) Mais comment se fait-il que vous étiez tous si étrangers à cette Force que quand elle est venue, vous ne l’avez même pas sentie?!

Pouvez-vous me résoudre ce problème? Si vous avez la solution de ce problème, vous aurez la solution de la difficulté.

Je ne parle pas des gens du dehors qui n’ont jamais pensé à cela, qui ne s’en sont jamais occupés et qui ne savent même pas qu’il peut y avoir quelque chose comme un Supramental à recevoir, n’est-ce pas. Je parle des gens qui ont établi leur vie sur cette aspiration (et je ne mets pas en doute une minute leur sincérité), qui ont travaillé pendant, qui trente ans, qui trente-cinq ans, qui un peu moins, tout cela en disant: «Quand le supramental viendra... Quand le supramental viendra...» C’était le refrain: «Quand le supramental viendra...» Par conséquent, ils étaient vraiment dans les meilleures dispositions possibles, on ne peut pas rêver de dispositions meilleures. Comment se fait-il que la préparation intérieure ait été si (mettons simplement) incomplète, que dès que la Vibration est venue, ils ne l’aient pas sentie immédiatement, au choc de l’identité?

Individuellement, le but de chacun était de se préparer, d’entrer en relation individuelle plus ou moins proche avec cette Force, pour aider; ou bien, s’ils ne pouvaient pas aider, au moins être prêts quand la Force allait se manifester, pour la reconnaître et s’ouvrir à elle. Et au lieu d’être un élément étranger dans un monde où ce que vous portez en vous n’est pas manifesté, vous devenez ça tout d’un coup, vous entrez de plain-pied, pleinement, dans cette atmosphère même: c’est cette Force qui est là, qui vous environne, qui vous pénètre.

Si vous aviez eu un petit contact intérieur, immédiatement vous l’auriez reconnue, non?

Enfin, en tout cas c’est arrivé à ceux qui avaient eu un petit contact intérieur; ils l’ont reconnue, ils l’ont sentie, ils ont dit: «Ah! voilà, c’est venu.» Mais comment se fait-il là, tant de centaines de gens, même sans parler de la poignée de ceux qui vraiment ne voulaient que cela, ne pensaient qu’à cela, avaient mis toute leur vie là-dessus, comment se fait-il qu’ils n’aient rien senti? Qu’est-ce que cela peut vouloir dire?

Il est bien entendu que c’est seulement le semblable qui connaît le semblable. C’est un fait évident.

Il y avait une possibilité d’entrer en contact avec la Chose individuellement – c’était même ce que Sri Aurobindo avait décrit comme le processus nécessaire: un certain nombre de gens qui, par leur effort intérieur et leur aspiration, entrent en rapport avec cette Force. C’était ce que nous avions appelé l’ascension vers le Supramental. Et alors, même si c’est par une ascension intérieure (c’est-à-dire en se dégageant de la conscience matérielle), si dans une ascension intérieure ils avaient touché le Supramental, ils auraient dû naturellement le reconnaître dès qu’il est arrivé. Mais il était indispensable qu’ils aient eu un contact préalable: s’ils ne l’avaient pas touché, comment auraient-ils pu le reconnaître!

C’est-à-dire que le mouvement universel est comme cela (je vous ai lu cela il y a quelques jours): certains individus, qui sont les pionniers, l’avant-garde, par l’effort intérieur et le progrès intérieur entrent en communication avec la Force nouvelle qui doit se manifester et la reçoivent en eux. Et alors, parce qu’il y a des appels comme cela, cela rend la chose possible, et l’âge, l’époque, le moment de la manifestation arrive. C’est comme cela que ça s’est produit – et la Manifestation s’est produite.

Mais alors, tous ceux qui étaient prêts ont dû la reconnaître.

Je m’empresse de vous dire qu’il y en a qui l’ont reconnue, mais enfin... Mais ceux qui posent des questions et puis qui sont venus aussi, qui ont pris le train pour absorber ça comme on absorbe un verre de sirop, s’ils n’avaient fait aucune préparation, comment pouvaient-ils sentir quoi que ce soit? Et ils parlent déjà de bénéfice: «Nous voulons en profiter...»

Après tout, il est bien possible (je suis en train de plaisanter), il est bien possible que s’ils ont même un tout petit peu de sincérité (pas trop, parce que c’est fatigant!) un tout petit peu de sincérité, ça leur donnera quelques bons coups pour les faire aller plus vite! C’est possible. Je pense, en effet, que c’est ce qui se produira.

Mais enfin cette attitude... cette attitude un peu trop mercantile n’est pas très profitable généralement. Si, sincèrement, on aspire et que l’on ait des difficultés, peut-être que les difficultés deviendront moindres. Espérons-le.

(S’adressant au disciple:) Alors c’est cela que vous pouvez leur dire: soyez sincères et on vous aidera.

Mère, un commentaire a circulé ici, très récemment, on a dit: «Ce qui vient de se passer maintenant, avec cette Victoire, n’est pas une descente, mais une manifestation. Et c’est plus qu’un événement individuel: le Supramental a jailli dans le jeu universel.»

Oui-oui-oui! J’ai dit tout cela en effet, je le reconnais. Alors quoi?

On dit: «Le principe supramental est à l’œuvre...»

Mais je viens de vous l’expliquer tout du long (Mère rit), c’est effrayant!

Ce que j’appelle une «descente», c’est ceci: d’abord, la conscience monte en ascension, vous attrapez la Chose là-haut, vous descendez avec. C’est un événement individuel.

Quand cet événement individuel s’est produit d’une façon suffisante pour qu’il y ait une possibilité d’ordre général, ce n’est plus une «descente»: c’est une «manifestation».

Ce que j’appelle descente, c’est le mouvement individuel dans une conscience individuelle. Et quand c’est un monde nouveau qui se manifeste dans un ancien monde – comme, par similitude, quand le mental s’est répandu sur la terre –, j’appelle cela une manifestation.

Vous pouvez l’appeler n’importe quoi si vous voulez, cela m’est égal, mais il faut s’entendre.

Ce que j’appelle une descente, c’est dans la conscience individuelle. De même qu’on appelle ascension (il n’y a pas d’ascension, n’est-ce pas: il n’y a ni haut ni bas ni sens, c’est une façon de parler), vous parlez d’ascension quand vous avez l’impression de vous soulever vers quelque chose; et vous appelez descente quand, après avoir attrapé cette chose, vous la faites descendre au-dedans de vous.

Mais quand les portes sont ouvertes et que l’inondation se produit, vous ne pouvez pas appeler cela une descente: c’est une Force qui se répand. Compris?... Ah!

Cela m’est égal, les mots que l’on emploie. Je ne tiens pas essentiellement à mes mots, mais je vous les explique, et il vaut mieux s’entendre parce que, autrement, on n’en finit plus de s’expliquer.

Maintenant, aux gens qui vous posent de ces questions insidieuses, vous pouvez répondre que la meilleure manière de recevoir quoi que ce soit, ce n’est pas de tirer, mais de donner. S’ils veulent se donner à la vie nouvelle, eh bien, la vie nouvelle entrera en eux.

Mais s’ils veulent tirer la vie nouvelle au-dedans d’eux, ils fermeront leur porte avec leur égoïsme. C’est tout.

29 juillet 1956

(Desc: Note manuscrite de Mère.)

O Toi qui es toujours là – présent dans tout ce que je fais, tout ce que je suis –, ce n’est pas au repos que j’aspire mais à ta victoire intégrale.

10 août 1956

(Desc: Note manuscrite de Mère.)

Seigneur, par moi. Tu as lancé un défi au monde et toutes les forces adverses se sont levées en protestation.1 Mais Ta Grâce gagne la victoire.

12 septembre 1956

(Pendant la classe du mercredi)1

Une entité supramentale avait pris entièrement possession de moi.

Quelque chose d’un peu plus grand que moi: les pieds étaient plus bas que mes pieds, et la tête dépassait un peu ma tête.

...Un bloc solide dont la base était rectangulaire – un rectangle à base carrée –, quelque chose d’une seule pièce.

...Une lumière, pas comme la lumière dorée du Supramental: une sorte de phosphorescence plutôt. J’avais l’impression que s’il avait fait noir, cela se serait vu physiquement.

...Et c’était plus dense que mon corps physique: le corps physique m’apparaissait comme quelque chose de presque irréel – et comme friable – comme un sable qui s’effrite.

...J’aurais été incapable de parler, la parole me semblait petite, mesquine, ignorante.

...Je voyais (comment dire?) les préparations successives, dans certains êtres antérieurs, pour arriver à cela.

...C’était comme si j’avais eu plusieurs têtes.

...L’expérience du 29 février était d’un ordre général; mais cela, c’était pour moi.

...Une expérience que je n’avais jamais eue.

...Je commence à voir comment sera le corps supramental.

...J’avais eu une expérience un peu semblable au moment de l’union du principe créateur suprême avec la conscience physique. Mais c’était une expérience subtile. Ceci, c’était solide – dans le corps.

...Je n’ai pas eu l’expérience, je ne l’ai pas regardée: j’ÉTAIS cela.

...Et de moi, cela irradiait: des myriades de petites étincelles qui pénétraient tout le monde – je les voyais entrer dans chacun de ceux qui étaient là.

...Une étape de plus.

14 septembre 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Hyderabad, 14 septembre 1956

Douce Mère,

Il ne s’est guère passé d’instant que je ne pense à toi depuis mon départ et je voulais attendre pour t’écrire que les choses soient claires et décidées en moi, car je pense bien que tu n’as que faire des déclarations platoniques.

Mes amis ici ne cessent de me répéter que je ne suis pas prêt et que, comme R.1 qu’ils connaissent, je devrais aller passer un certain temps dans le monde. Ils disent que mon idée d’aller dans l’Himalaya est absurde et ils me conseillent de retourner pour quelques années au Brésil chez W... W. est un vieux multimillionnaire américain – le seul «bon riche» que je connaisse – qui voulait me faire en quelque sorte l’héritier de ses affaires et qui me traite un peu comme un fils. Il a été très déçu par mon départ pour les Indes. Mes amis me disent que si je dois faire un stage dans le monde extérieur, c’est la meilleure façon de le faire, auprès de quelqu’un qui a de l’affection pour moi, tout en m’assurant ainsi une indépendance matérielle pour l’avenir.

Ces histoires d’argent ne m’intéressent pas. En fait, rien ne m’intéresse en dehors de ce quelque chose que je sens en moi. Toute la question pour moi est de savoir si réellement je suis prêt pour le Yoga, ou si mes fautes sont un signe de non-maturité. Mère, toi seule peut me dire ce qui est juste.

Je me sens un peu perdu, coupé de toi. L’idée d’aller dans l’Himalaya est absurde et j’y renonce. Mes amis me disent que je peux rester auprès d’eux aussi longtemps que je le voudrais, mais ce n’est pas une solution; je n’ai même plus envie d’écrire un livre, il semble que rien n’a de goût pour moi, sauf les arbres que je trouve dans ce jardin et la musique qui occupe une grande partie de mes journées. Il n’y a pas d’autre solution que l’Ashram ou le Brésil. Toi seule peut me dire ce que je dois faire.

Je sais qu’en définitive ma place est près de toi, mais est-ce ma place maintenant, après toutes ces fautes? Spontanément c’est toi que je veux, c’est toi seule qui représentes la lumière et ce qu’il y a de vrai en ce monde; je ne pourrais aimer personne d’autre que toi, m’intéresser à rien d’autre qu’à cette chose en moi, mais tout ne recommencera-t-il pas dès que je serai revenu à l’Ashram. Toi seule sait à quel stade je suis, ce qui est bon pour moi, ce qui est possible.

Douce Mère, puis-je encore demander ton Amour, ton aide? Car sans ton aide rien n’est possible, et sans ton amour rien n’a de sens.

Je me sens ton enfant malgré toutes mes contradictions et toutes mes fautes. Je t’aime.

Signé: Bernard


(Réponse de Mère)

19.9.56

Mon cher enfant,

De mon côté, il n’y a pas eu de «coupure» et je n’étais pas sévère... Mes sentiments ne peuvent changer, ils sont basés sur autre chose que les circonstances extérieures.

Mais peut-être as-tu senti ainsi parce que tu avais laissé ton travail à l’Ashram pour une raison tout à fait personnelle, c’est-àdire nécessairement égoïste, et l’égoïsme vous coupe toujours du grand courant des forces universelles. Et c’est pourquoi tu ne perçois plus clairement mon amour et mon aide qui sont pourtant toujours avec toi.

Tu me demandes ce que je vois et si tes difficultés ne réapparaîtront pas dès que tu reviendras à l’Ashram. Le contraire n’est pas certain. Si tu reviens tel que tu es encore à l’heure actuelle, il se peut qu’au bout de très peu de temps tout soit encore à recommencer. C’est pourquoi je vais te faire un proposition – mais pour l’accepter il te faut être héroïque et très déterminé dans ta consécration à mon œuvre.

Cette possibilité m’est apparue en lisant ce que tu as écrit de ton séjour au Brésil et de W., le seul «bon riche» que tu connaisses. Voici ma proposition que je t’exprime très simplement avec la spontanéité avec laquelle elle s’est présentée à moi.

A présent, l’œuvre est retardée, amoindrie, limitée, presque en danger, par manque d’argent.

Ce que tu ne ferais pas pour toi personnellement, ne le feras-tu pas pour la cause divine?

Va au Brésil, auprès de ce «bon riche», fais-lui comprendre l’importance de notre œuvre, à quel point sa fortune serait utilisée au maximum pour le bien de tous et le salut de la terre s’il la mettait, même partiellement, à la disposition de notre action. Remporte cette victoire sur le pouvoir de l’argent, et du même coup tu seras libéré de toutes tes difficultés personnelles. Alors tu pourras revenir ici sans crainte: tu seras prêt pour la transformation.

Réfléchis, prends ton temps, et tu me diras très franchement comment tu sens la chose et si elle t’apparaît, comme à moi, la porte ouverte sur le chemin qui te ramènera, enfin libre et fort, vers moi.

Toute ma tendresse est avec toi, et mes bénédictions ne te quittent pas.

Signé: Mère

7 octobre 1956

J’ai crié vers la Lumière
et Tu m’as donné la connaissance.

Z m’a demandé: «Pourquoi n’avez-vous pas empêché cela (la grève1)?» J’ai répondu: «C’est que, probablement, je ne suis pas toute-puissante!» Il a insisté: «Ce n’est pas cela. Je ne fais aucune différence entre votre volonté et la volonté divine... et je sais que vous n’en faites pas non plus. Alors pourquoi n’empêchez-vous pas cela?»

Et tout d’un coup j’ai compris.

C’est que je n’y ai pas pensé. Cela n’avait même pas effleuré ma conscience. La volonté divine n’est pas du tout comme cela, ce n’est pas une volonté: c’est une vision, et une vision globale, qui voit et... Non, elle ne guide pas (guider, cela suppose quelque chose en dehors, et rien n’est en dehors), une vision créatrice si tu veux; mais là encore le mot créer n’a pas le même sens que celui qu’on lui donne généralement.

Et qu’est-ce que l’Ashram (je ne dis même pas dans l’Univers: sur la Terre seulement)? – Un point. Et pourquoi ce point recevrait-il un traitement exceptionnel?... Peut-être si les gens ici avaient réalisé le supramental. Mais sont-ils exceptionnels pour s’attendre à un traitement exceptionnel?...

Comme le dit Sri Aurobindo, les gens voient Dieu comme un homme magnifié: c’est le Démiurge, Jéhovah – ce que j’appelle le «Seigneur du Mensonge».

L’arbitraire. Mais le Divin n’est pas comme cela!

Les gens disent: «J’ai tout donné, j’ai tout sacrifié. En échange, je m’attends à des conditions exceptionnelles: que tout soit beau, harmonieux, facile...»

Mais la vision divine est globale. Les gens de l’Ashram voudraient que cette grève ne soit pas, mais – et les autres? Ils sont ignorants, méchants, de mauvaise volonté, etc., mais, à leur manière, ils suivent un chemin, et pourquoi seraient-ils privés de la Grâce? – Par le fait que leur action est contre l’Ashram? C’est certainement une Grâce.

J’ai dit: je n’ai même pas pensé à intervenir. Quand les choses ont menacé de devenir mauvaises, j’ai simplement mis une force pour que cela ne devienne pas trop vilain.

Complete surrender (abdication complète)... Ce n’est pas donner ce qui est petit à quelque chose de plus grand, ce n’est pas perdre sa volonté dans la volonté divine: c’est annuler sa volonté en quelque chose qui est d’une autre nature.

Ce qui vient à la place de cette volonté humaine?

Une conscience et une vision. Et on est rempli de joie et...

J’ai été autrement (bien que l’on disait que j’étais non interfering, que je n’intervenais pas). J’agissais pour me défendre, et encore. Même cela, j’ai compris très vite que c’était une réaction d’ignorance et que si l’on restait dans la vraie conscience, les choses s’arrangeaient d’elles-mêmes.

Une conscience qui voit et qui éclaire.

Et c’est pour cela que quand les gens veulent me faire agir, cela ne va pas: je suis hors de moi-même, pour ainsi dire. Dès que j’entre ici, sans personne, alors je vois.

J’ai appelé un plus gros «paquet» de Grâce et demandé que la vérité des choses soit. Nous allons voir ce qui va se produire.

8 octobre 1956

«Être toujours au sommet de toi-même, quoi qu’il arrive.»

Alors je me suis demandé quand et comment je suis au sommet de moi-même? Et j’ai vu ceci:

Deux choses qui étaient parallèles et concomitantes, c’est-à-dire qui sont toujours ensemble:

L’une: l’identité avec l’Origine, qui donne dans l’action une sérénité absolue et un détachement parfait.

L’autre: une identité avec la Grâce suprême, qui donne dans l’action l’effacement, l’abolition de toutes les erreurs commises par qui que ce soit et quoi que ce soit – et l’annulation de toutes les conséquences de ces erreurs.

A ce moment-là, quand j’ai perçu comme cela, j’ai vu que la troisième attitude que j’ai dans l’action, et qui est la volonté de progrès pour la terre tout entière et chaque individu en particulier, n’était pas le sommet de mon être.


(Plus tard, 10 matins)

On n’est jamais qu’un apprenti divin: le Divin d’hier n’est qu’un apprenti pour le Divin de demain... Non, je ne parle pas d’une manifestation progressive: cela, c’est beaucoup plus bas.

Quand je suis au sommet de moi-même, je suis déjà trop haut pour la manifestation.

Je suis passée bien au-delà de ce que j’avais écrit ce matin.

Si l’humain est trop lourd, trop étroit, trop obscur pour te suivre?

C’est justement le contraire de ce que tu viens de dire; non pas que le Divin dans sa divinité s’oppose à Lui-même manifesté: Il va très au-delà, au-delà de la nécessité de la Grâce; Il perçoit l’unique et exclusive responsabilité; et que c’est Lui-même et Lui seul qui doit changer dans Sa Manifestation pour que tout change.


(Plus tard, à 1 jour)

Prends au moins une fleur.

C’est cette petite rose [la «Tendresse pour le Divin»] que je voulais prendre, parce que je considère que c’est la manifestation la plus proche de l’Amour divin. C’est désintéressé, c’est spontané, c’est intime.

C’est cela que je voulais emporter dans mon super-ciel comme ce qu’il y a de plus précieux dans le cœur humain.

28 octobre 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 28 octobre 1956

Douce Mère, c’est après-demain, le 30, ma fête. Je viens mettre devant toi ma situation intérieure afin que tu m’aides à prendre une décision.

Je me trouve en face des mêmes difficultés qu’avant mon départ pour Hyderabad et j’ai commis les mêmes erreurs. La raison centrale de cet état est que les mots et les idées semblent avoir perdu tout pouvoir sur moi, d’une part, et d’autre part que l’élan vital qui m’avait conduit jusqu’ici est mort. Alors sur quoi reposerait ma foi? J’ai bien toujours une foi mais elle est devenue totalement abstraite. Le vital ne coopère pas, alors je suis tout desséché, suspendu dans le vide, il semble que plus rien ne m’oriente. Il n’y a aucune révolte en moi mais du vide.

Dans cet état, je ne cesse de me souvenir de ma forêt de Guyane ou des routes d’Afrique et de la ferveur qui m’animait. Il semble que j’aie besoin d’avoir mon but devant moi et de marcher vers lui. Il semble aussi que les difficultés extérieures m’aident à résoudre mes problèmes intérieurs: il y a en moi une sorte de besoin d’un «élément» – la mer, la forêt, le désert –, d’un milieu avec lequel je me bats et grâce auquel je grandis. Ici on dirait que je manque d’un point d’appui dynamique. Ici, dans le quotidien des jours, il semble que tout se désagrège en moi. Ne devrais-je pas retourner dans quelque forêt de Guyane?

Mère, je t’en supplie, au nom de ce qui m’a conduit vers toi, donne-moi la force de faire ce qui doit être fait. Toi qui vois et qui peux, prends une décision pour moi. Tu es ma Mère. Quelles que soient mes fautes, mes difficultés, je me sens si profondément ton enfant.

Signé: Bernard

P.S. Si tu vois que je dois rester ici, mets en moi l’aspiration et la force qu’il faut. Je t’obéirai. Je veux t’obéir.


(Réponse de Mère)

30.10.56

Il faut se méfier du charme des souvenirs. Ce qui reste des expériences passées c’est l’effet qu’elles ont eu dans le développement de la conscience. Mais quand on tente de revivre un souvenir en se remettant dans des circonstances analogues, on s’aperçoit bien vite qu’elles sont vides de leur pouvoir et de leur charme, parce qu’elles ont perdu leur utilité pour le progrès.

Tu as dépassé le stade où la forêt vierge et le désert pourraient servir à ta croissance. Ils te mettaient en rapport avec une vie plus vaste que la tienne et élargissaient les limites de la conscience. Mais maintenant tu as besoin de quelque chose d’autre.

Jusqu’à présent, toute ta vie a été centrée sur toi-même; tout ce que tu as fait, même l’acte apparemment le plus désintéressé ou le moins égoïste, a été fait en vue de ta croissance ou de ton illumination personnelle. Il est temps de vivre pour autre chose que toi-même, pour quelque chose d’autre que ta propre individualité.

Ouvre un nouveau chapitre de ton existence. Vis, non plus pour te réaliser toi-même ou pour réaliser ton idéal, si haut soit-il, mais pour servir une œuvre éternelle qui dépasse ton individualité de toute part.

Signé: Mère

22 novembre 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 22 novembre 1956

Douce Mère,

Depuis des semaines et des semaines je passe presque toutes mes nuits à me battre avec des serpents. Cette nuit j’ai été attaqué par trois différentes sortes de serpents, tous plus venimeux et plus dégoûtants les uns que les autres???

Signé: Bernard

12 décembre 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 12 décembre 1956

Mère, une lettre de W.: il quitte le Brésil et se retire des affaires définitivement.

Mère, que faire de ma vie? Je me sens absolument seul, dans le vide. Quel espoir aurais-je puisque je n’ai pas pu m’intégrer à l’Ashram? Il ne me reste plus de but. Je suis de nulle part. Inutile.

J’ai voulu rester près de toi, et je t’aime, mais il y a quelque chose en moi qui n’accepte pas une «fin à l’Ashram». Il y a en moi un besoin de FAIRE, d’agir. Mais quoi? Quoi? Ai-je quelque chose à faire dans cette vie?

J’ai pendant des années rêvé d’aller au Turkestan chinois. Est-ce là que je dois me diriger? Ou vers l’Afrique?

Je ne vois rien, rien. Oh Mère, je me tourne vers toi dans ce vide qui m’étreint. Entends ma prière. Dis-moi ce que je dois faire. Donne-moi un signe. Mère tu es mon seul recours, car qui m’indiquerait le chemin à prendre, qui m’aimerait sauf toi. Ou est-ce mon destin de partir dans la nuit?

Pardonne-moi, Mère, de t’aimer si mal, de me donner si mal. Mère tu es mon seul espoir, sinon tout est parfaitement désespéré en moi.

Ton enfant

Signé: Bernard

26 décembre 1956

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 26 décembre 1956

Mère, peut-être serait-il bon que je te dise ce qui se passe en moi, aussi sincèrement que je le puis:

Cette Vérité de mon être, ce moi que je sens le plus intensément, je le sens indépendant de toute forme et de toute institution. Cette «chose», elle était là, aussi loin que remonte ma conscience, c’est elle qui m’a poussé à me libérer très tôt de ma famille, de ma religion, de mon pays, d’un métier, d’un mariage ou de la société en général. Cette «chose», je la sens comme une sorte de liberté absolue. C’est cette même poussée profonde que je sens en moi depuis plus d’un an. Ce besoin de liberté est-il faux? C’est cependant grâce à lui que s’est épanoui le meilleur de moi-même?

Et voici ce qui se passe en moi pratiquement: je n’ai jamais accepté vraiment la solution W. et j’ai du mal à accepter la solution Somaliland. Mais je me sens aimanté par cette idée, de Turkestan dont je t’ai parlé, et voici pour quelle raison:

Il y a dix ans j’ai eu deux intuitions dont l’une s’est réalisée à ma grande surprise; la première c’est que quelque chose d’important m’attendait en Amérique du Sud – et j’y suis allé alors que je ne pouvais pas le prévoir. La deuxième, c’est que quelque chose m’attendait au Turkestan.

Mère, voilà le problème dans lequel je tourne en rond désespérément. Où est la vérité de mon destin? Est-ce cela qui me pousse si fort à partir, ou est-ce cela qui lutte contre ma liberté? Car en définitive, ce que je veux, sincèrement, c’est accomplir la vérité de ma vie. Si j’ai une volonté, c’est que ce qui doit être, soit. Mère, comment savoir vraiment? Cette poussée en moi, très ancienne et très CLAIRE est-elle fausse?

Ton enfant

Signé: Bernard

1957




1er janvier 1957

Image 1

Seule une puissance plus grande que celle du mal peut remporter la victoire. Ce n’est pas un corps crucifié mais un corps glorifié qui sauvera le monde.

18 janvier 1957

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 18 janvier 1957

Douce Mère,

Le conflit qui me divise, c’est cette part d’ombre d’un passé qui a du mal à mourir, contre la lumière nouvelle. Je me demande si, au lieu d’échapper dans quelque désert, il ne vaudrait pas mieux résoudre ce conflit en l’objectivant, en écrivant ce livre dont je t’ai parlé.

Mais je voudrais savoir si réellement il est utile que j’écrive ce livre ou si c’est une tâche inférieure, un pis-aller.

Tu m’as dit un jour que je pouvais t’être «utile». Et par hasard, l’autre jour, je suis tombé sur ce passage de Sri Aurobindo: «Everyone has in him something divine, something his own, a chance of perfection and strength in however small a sphere which God offers him to take or refuse.»1

Si tu pouvais, comme une grâce, me dire quelle est cette chose particulière en moi qui peut t’être utile, te servir? Si je pouvais savoir quelle est ma tâche vraie en ce monde... Toutes les poussées contradictoires en moi viennent de ce que je suis comme une force sans emploi, comme un être dont la place n’est pas fixée.

Que vois-tu en moi Mère? Est-ce en écrivant que j’accomplis ce qui doit être accompli – ou bien tout cela appartient-il encore au monde inférieur? Et alors à quoi puis-je servir? Si j’étais bon à quelque chose, ça me donnerait un peu d’air pour respirer.

Ton enfant

Signé: Bernard

3 mars 1957

(Lettre de Mère à Satprem)

3.3.57

Je t’appelle Satprem (vrai amour) parce que c’est seulement quand tu t’éveilleras à l’amour divin que tu sentiras que tu aimes.

Signé: Mère

9 avril 1957

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 9 avril 1957

Mère,

Je voudrais me jeter à tes pieds et t’ouvrir mon cœur – mais je ne peux pas. Je ne peux pas.

Et ceci parce que je vois que si je m’abandonne maintenant, alors c’en est fait de moi et je n’ai plus qu’à finir mes jours à l’Ashram. Et tout se révolte à cette idée. L’idée de finir comme Secrétaire Général de l’Ashram, comme Pavitra, me donne simplement la chair de poule. C’est absurde et je m’excuse de ce langage Mère, car j’admire Pavitra – mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas, je ne veux pas finir comme ça.

Depuis un an je suis hypnotisé par cette idée que si je cède, je suis «condamné» à rester ici. Encore une fois, je m’excuse de cet absurde langage, car je sais bien que ce n’est pas une «condamnation»; mais une partie de moi-même sent comme ça.

Alors je suis si tendu que je ne veux même plus fermer les yeux pour méditer, de peur de céder. Et je tombe dans toutes sortes d’erreurs qui me font horreur, mais simplement parce que la pression est trop forte par moment et que j’étouffe littéralement. Mère, je suis un misérable disciple.

Je me rends compte que j’ai perdu tout le progrès que j’avais pu faire les deux premières années, et que je suis comme avant, pire qu’avant – comme si toutes mes forces étaient ruinées, toutes ma foi en moi-même désagrégée –, si bien que parfois je me maudis d’être venu ici.

Voilà Mère. Je ressens profondément mon indignité. Je suis le contraire de Satprem, incapable d’aimer et de me donner. Tout est scellé.

Que faire? J’ai l’intention de te demander la permission de partir, aussitôt que ce livre sera fini (je ne m’acharne à le finir que parce qu’il me débarasse du passé qu’il représente). Je n’attends rien du monde, sinon un peu d’espace extérieur, à défaut d’un autre espace.

Signé: Bernard

P.S. Et pourtant, si je pars, je sais qu’il faudra que je revienne ici... Tout est contradictoire et je ne peux pas sortir de cette contradiction.


(Réponse de Mère)

11 avril 1957

Mon cher enfant,

J’ai lu ta lettre hier et voici la réponse qui m’est venue immédiatement. J’y ajoute l’assurance que rien n’est changé, et ne peut changer, à ma relation avec toi et que tu es et seras toujours mon enfant – car c’est la vérité de ton être.

Voici ce que j’ai écrit:

Dans ton ignorance, tu as imaginé un fantôme de ton destin, et puis, de ce fantôme sans réalité, tu as fait un épouvantail autour duquel s’est cristallisée toute la résistance de ta nature extérieure.

L’ignorance est double:

— dans l’univers il n’est pas – il ne peut y avoir deux destins semblables;

— c’est inévitablement le destin de chaque être qui s’accomplit pour lui, et, plus on est proche du Divin, plus ce destin revêt des qualités divines.

Ceci dit pour que tu ne t’hypnotises plus sur une possibilité imaginaire et sans fondement.

Je suis toujours avec toi.

Signé: Mère

Sans date 1957

Quand on a une décision grave à prendre, comment savoir de quel côté est son vrai destin?1

On n’a pas un destin, mais plusieurs destins.

Chacun a le droit de rejoindre son Origine suprême, quelle que soit sa place dans l’ordre du monde – cela, c’est le don que le Divin a fait à la matière, et c’est votre vrai destin. Et c’est un don spécial fait à la terre, il n’existe pas dans les autres mondes. En même temps, chacun a un rôle particulier dans la manifestation, qui lui est fixé par le Suprême, mais ce même rôle peut se situer à des niveaux différents selon le degré d’évolution de «cela» qui est en vous. Si cela en vous est encore très jeune, votre réalisation pourra être absolue et vous pourrez effectivement rejoindre le Suprême, mais le champ de la réalisation dans le monde sera limité, tout petit. Sur le plan vertical, vous pourrez toucher directement au Suprême, malgré votre petitesse, mais sur un plan horizontal, l’étendue de votre réalisation sera infinitésimale. Nous pouvons prendre l’exemple de Maheshwarî, la Mère de Puissance et de Toute-Sagesse. Cet aspect de la Mère pourra revêtir des formes différentes suivant le degré d’évolution de «cela» en vous: ce pourra être un simple petit chef de groupe, une reine, une impératrice. Elle sera dans le chef de groupe comme dans l’impératrice, mais le champ de la réalisation sera évidemment différent.

Ainsi, sur cette même ligne verticale qui vous conduit à votre Origine divine, vous pourrez avoir plusieurs destins extérieurs selon votre état de développement. Le yoga cherche à brûler les étapes, mais ce n’est pas toujours possible. Il y a des combinaisons psychologiques dans l’être qui ne peuvent se résoudre que par l’expérience. Cette expérience peut se faire en quelques vies, quelques années, quelques mois, quelques minutes.

Quand on voit, dans la conscience suprême, le déroulement de tous les destins et de toutes les possibilités de destin, c’est quelque chose d’infiniment intéressant. Il y a des êtres que l’on accuse de mégalomanie parce qu’ils ont de vastes projets, de grands desseins qui ne cadrent pas toujours avec les possibilités présentes du monde. Le plus souvent, c’est un simple manque de jugement de leur part, un manque de connaissance. Ils sont bien entrés en communication avec une vérité supérieure, quelque chose qui correspond peut-être à une phase future de leur destin (et c’est pourquoi ils sont tellement convaincus), mais par manque de jugement, ils ne voient pas que le moment de cette vérité n’est pas encore venu, que les circonstances ne sont pas prêtes, ou que les conditions dans lesquelles ils sont nés les empêchent d’exécuter ce qu’ils sentent être vrai. Il y a un décalage entre la vision de la vérité et ses possibilités actuelles de réalisation. Mais il ne faut pas tuer ces grands rêves, car c’est tuer quelque chose de votre propre avenir. Il faut surtout refuser, rejeter énergiquement cette moralité hideuse du «Gros-Jean comme devant», ce bon sens plat et vulgaire à la Sancho Pança. Il faut simplement savoir attendre et nourrir longtemps ses rêves.

Pour conclure, voici ce que l’on peut dire: dans l’univers, il n’est pas, il ne peut y avoir deux destins semblables.

C’est inévitablement le destin de chaque être qui s’accomplit pour lui, et plus on est proche du Divin, plus ce destin revêt des qualités divines.

22 avril 1957

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 22 avril 1957

Douce Mère,

Ce livre est terminé1. J’aimerais te le remettre moi-même, si cela ne te dérange pas et quand tu pourras.

Ton enfant

Signé: Satprem

3 juillet 1957

Extrait de la classe du mercredi

Il m’a été demandé si nous faisions un yoga collectif et quelles sont les conditions du yoga collectif?

Je pourrais d’abord vous dire que pour faire un yoga collectif, il faut être une collectivité! et vous parler des différentes conditions requises pour être une collectivité. Mais la nuit dernière (souriant) j’ai eu une vision symbolique de notre collectivité.

J’ai eu cette vision au commencement de la nuit, et elle m’a éveillée sur une impression suffisamment désagréable. Puis je me suis rendormie et je l’avais oubliée, et tout à l’heure, quand j’ai pensé à la question que l’on m’avait posée, voilà que cette vision est revenue. Elle est revenue avec une grande intensité et d’une façon si imperative que, maintenant, lorsque je voulais vous dire justement quel genre de collectivité nous voulons réaliser d’après l’idéal que Sri Aurobindo en a donné dans le dernier chapitre de La Vie Divine – une collectivité supramentale, gnostique, la seule qui puisse faire le yoga intégral de Sri Aurobindo et se réaliser physiquement dans un corps collectif progressif et de plus en plus divin –, le souvenir de cette vision est devenu si impératif qu’il m’a empêchée de parler.

Son symbole était très clair, quoique d’un ordre tout à fait familier, pour ainsi dire, mais justement, dans sa familiarité, d’un réalisme sur lequel on ne peut pas se tromper... Si je vous le racontais en détail, probablement vous ne pourriez même pas suivre: c’était assez compliqué. C’était l’image d’une sorte (comment dire?) d’un immense hôtel où toutes les possibilités terrestres étaient logées dans des appartements différents. Et tout cela était dans un état de transformation constant: des fragments ou des ailes entières de bâtiment étaient tout d’un coup détruits et reconstruits pendant que tous les gens logeaient dedans, de sorte que si l’on se déplaçait, même à l’intérieur de cet immense hôtel, on risquait de ne plus retrouver sa chambre au moment où l’on voulait y rentrer! Parce qu’elle avait été démolie et que l’on était en train de la reconstruire sur un autre plan. Il y avait de l’ordre, il y avait de l’organisation... et il y avait ce chaos fantastique que j’ai dit. Et là-dedans, il y avait un symbole. Il y avait un symbole qui s’applique certainement à ce que Sri Aurobindo écrit ici1 sur la nécessité de la transformation du corps, quel genre de transformation devrait avoir lieu pour que la vie puisse être une vie divine.

C’était à peu près comme ceci: quelque part, au centre de ce formidable bâtiment, il y avait une chambre qui était réservée – dans l’histoire telle qu’elle paraissait, c’était à la mère et à sa fille. La mère était une dame, une vieille dame, matrone très importante et qui avait beaucoup d’autorité, et qui avait ses vues sur l’ensemble de l’organisation. La fille avait une sorte de pouvoir de mouvement et d’activité qui faisait qu’elle pouvait être partout à la fois, tout en restant dans cette chambre qui était... enfin un peu plus qu’une chambre: c’était une sorte d’appartement, et qui avait surtout le caractère d’être très central. Mais elle était en constante discussion avec sa mère. La mère voulait garder les choses «telles qu’elles étaient», avec le rythme qu’elles avaient, c’est-à-dire justement avec cette habitude de démolir une chose pour en reconstruire une autre, et encore démolir une autre pour en construire une autre, ce qui donnait à ce bâtiment une apparence de confusion effroyable. Et puis la fille n’aimait pas cela et elle avait un autre plan. Elle voulait surtout apporter quelque chose de tout à fait nouveau dans cette organisation: une sorte de super-organisation qui ferait que toute cette confusion ne serait plus nécessaire. Finalement, comme il était impossible de s’entendre, elle avait quitté la chambre pour faire une sorte de visite générale... Elle a fait sa visite, elle a vu tout cela, puis elle voulait rentrer chez elle puisque c’était aussi sa chambre, pour prendre des mesures définitives. Et alors, c’est là que commence... quelque chose d’assez particulier.

Elle avait bien le souvenir de l’endroit où était cette chambre, mais chaque fois qu’elle prenait un chemin pour y aller, ou l’escalier disparaissait, ou les choses étaient tellement changées qu’elle ne pouvait plus reconnaître sa route! Et alors, elle allait ici, elle allait là, elle montait, elle descendait, elle cherchait, elle sortait, elle rentrait... impossible de retrouver le chemin de cette chambre. Comme tout cela prenait une apparence physique – comme je l’ai dit, très familière et très ordinaire, comme toujours dans ces visions symboliques –, il y avait quelque part (comment dire?) l’administration de cet hôtel, et une personne qui était comme la gérante, qui avait toutes les clés et qui savait où tout le monde logeait. Alors la fille est allée trouver cette personne et lui a demandé: «Pouvez-vous me montrer le chemin pour aller à ma chambre?» – «Ah! oui, certainement, c’est très facile.» Tout le monde autour d’elle la regardait avec l’air de dire: «Comment pouvez-vous dire cela?» Mais elle s’est levée et, d’autorité, elle a demandé une clé, la clé de la chambre, et elle a dit: «Je vais vous y conduire.» Alors elle prend toutes sortes de chemins, mais tellement compliqués, tellement bizarres! Et puis l’autre suit, n’est-ce pas, la fille, très attentive pour ne pas la perdre de vue. Et juste au moment où évidemment on devait arriver à l’endroit où était cette soi-disant chambre, tout d’un coup la gérante (nous l’appellerons la gérante), la gérante avec sa clé... disparue! Et le sens de cette disparition était si aigu que... tout a disparu en même temps.

Si... Pour vous aider à comprendre cette énigme, je pourrais vous dire que la mère, c’est la Nature physique telle qu’elle est, et la fille, c’est la nouvelle création. La gérante, c’est la conscience mentale organisatrice du monde tel que la Nature l’a fait jusqu’à présent, c’est-à-dire le sens organisateur le plus élevé qui se soit manifesté dans la Nature matérielle telle qu’elle est maintenant. C’est la clé de la vision.

Naturellement, quand je me suis réveillée, j’ai su immédiatement ce qui pouvait résoudre ce problème, qui paraissait absolument insoluble. La disparition de la gérante et de sa clé était un signe évident qu’elle était tout à fait incapable de mener à sa vraie place ce que l’on pourrait appeler la conscience créatrice du nouveau monde.

Je l’ai su, mais je n’ai pas eu la vision de la solution, ce qui veut dire que c’est une chose qui reste à être manifestée: cette «chose-là» n’était pas encore manifestée dans ce bâtiment (cette construction fantastique), et cette «chose-là», c’est justement le mode de conscience qui transformerait cette création incohérente en quelque chose de réel, de vraiment conçu, voulu, exécuté, avec un centre qui est à sa place, une place reconnue, avec un pouvoir efficace réel.

(silence)

C’est tout à fait clair dans son symbole, en ce sens que toutes les possibilités sont là, toutes les activités sont là, mais dans un désordre et une confusion. Elle ne sont ni coordonnées, ni centralisées, ni unifiées autour de la vérité et de la conscience et de la volonté centrales uniques. Et nous en revenons alors à... justement cette question d’un yoga collectif et de la collectivité qui pourra le réaliser. Et quelle doit être cette collectivité?

Ce n’est certainement pas une construction arbitraire comme en font les hommes, où ils mettent tout pêle-mêle, sans ordre, sans réalité, et tout cela n’est tenu ensemble que par des liens illusoires, qui étaient symbolisés ici par les murs de l’hôtel, et qui en fait, dans les constructions humaines ordinaires (si l’on prend comme exemple une communauté religieuse) sont symbolisés par le bâtiment d’un monastère, l’identité de vêtement, l’identité d’activité, l’identité même de mouvement – je précise: tout le monde porte le même uniforme, tout le monde se lève à la même heure, tout le monde mange la même chose, tout le monde fait les prières ensemble, etc., il y a une identité générale. Et naturellement, là-dedans, il y a le chaos des consciences qui vont chacune selon son mode propre, parce que cette identité-là, qui va jusqu’à une identité de croyance et de dogme, est une identité tout à fait illusoire.

C’est l’un des types les plus courants de collectivité humaine: se grouper, se lier, s’unir autour d’un idéal commun, d’une action commune, d’une réalisation commune, mais d’une façon tout à fait artificielle. A l’encontre de cela, Sri Aurobindo nous a dit qu’une communauté vraie – ce qu’il appelle une communauté gnostique ou supramentale – ne peut exister que sur la réalisation intérieure de chacun de ses membres, chacun réalisant son unité et son identité réelles, concrètes, avec tous les autres membres de la communauté, c’est-à-dire que chacun ne doit pas se sentir comme un membre uni d’une façon quelconque à tous les autres, mais comme tous en un, en lui-même. Pour chacun, les autres doivent être lui-même autant que son propre corps, et non pas d’une façon mentale et artificielle, mais par un fait de conscience, par une réalisation intérieure.

(silence)

Cela veut dire qu’avant d’espérer réaliser cette collectivité gnostique, il faudrait que chacun devienne, d’abord (ou tout au moins commence à devenir) un être gnostique. C’est évident, le travail individuel doit marcher en avant et le travail collectif suivre; mais il se trouve que, spontanément, sans aucune intervention arbitraire de la volonté, la marche individuelle est pour ainsi dire contrôlée ou enrayée par l’état collectif. Il y a, entre la collectivité et l’individu, une interdépendance dont on ne peut pas se libérer totalement, même si l’on essaye. Et même celui qui, dans son yoga, essaierait de se libérer totalement de l’état de conscience terrestre et humain, serait, dans son subconscient tout au moins, lié à l’état de l’ensemble, qui freine, qui tire en arrière. On peut essayer d’aller beaucoup plus vite, on peut essayer de laisser tomber tout le poids des attaches et des responsabilités, mais malgré tout, la réalisation, même de celui qui est tout en haut et le tout premier dans la marche de l’évolution, est dépendante de la réalisation du tout, dépendante de l’état dans lequel se trouve la collectivité terrestre. Et cela, ça tire en arrière, au point qu’il faut parfois attendre des siècles pour que la Terre soit prête, afin de pouvoir réaliser ce qui est à réaliser.

Et c’est pourquoi Sri Aurobindo a dit aussi quelque part ailleurs, qu’un double mouvement était nécessaire, et qu’à l’effort de progrès et de réalisation individuels, doit s’unir un effort pour essayer de soulever l’ensemble et lui faire faire un progrès indispensable pour permettre le progrès plus grand de l’individu: un progrès de la masse, pourrait-on dire, qui permettrait à l’individu de faire un pas de plus en avant.

Et maintenant, je vous dirai que c’est pour cela que j’avais pensé qu’il était utile d’avoir quelques méditations en commun, pour travailler à la création d’une atmosphère commune un peu plus organisée que... mon grand hôtel de la nuit dernière!

Ainsi, le meilleur emploi que l’on puisse faire de ces méditations (qui vont en se multipliant puisque maintenant nous allons remplacer aussi les «distributions» par de courtes méditations), c’est d’aller trouver au fond de soi, aussi loin que l’on peut aller, l’endroit où l’on peut sentir, percevoir, et peut-être même créer, une atmosphère d’unité dans laquelle une force d’ordre et d’organisation pourra mettre chaque élément à sa place et faire surgir un monde nouveau, coordonné, hors du chaos qui existe en ce moment. Voilà.

18 juillet 1957

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 18 juillet 1957

Douce Mère,

Je reçois une lettre de mes amis qui dirigent la Mission Archéologique française en Afghanistan. Ils ont besoin d’un aide pour leur prochaine campagne de fouilles (15 août – 15 décembre) et offrent de me prendre si je veux les rejoindre.

Si je dois faire une nouvelle expérience dehors, celle-ci a le mérite d’être courte et proche de l’Inde, et dans un milieu intéressant. Le seul ennui, c’est qu’il faudra que je paye le voyage jusqu’à Kaboul. Mais je ne veux rien faire qui te déplaise ou que tu n’approuves pas réellement. Au cas où tu trouverais bonne cette expérience, je devrais partir début août.

Je remets ceci sincèrement entre tes mains.

Ton enfant

Signé: Satprem

Sans date 1957

(Lettre de Mère à Satprem qui demande à partir en voyage)

Jeudi

Mon cher enfant,

Ceux à qui j’ai dit: «Vous êtes mes enfants», le sont toujours, n’importe où ils sont ou ce qu’ils font.

Ainsi, tu es sûr de toujours demeurer mon enfant – pour le reste, fais selon ton cœur, et tu auras toujours mes bénédictions.

Signé: Mère

27 septembre 1957

(Question d’enfant à propos d’une vision où Mère lui était apparue dans un corps lumineux:)

Pourquoi es-tu venue comme nous sommes?
Pourquoi n’es-tu pas venue comme tu es vraiment?

Parce que si je n’étais pas venue comme vous êtes, je n’aurais jamais pu être proche de toi et je n’aurais pas pu te dire:

«Deviens ce que je suis.»

8 octobre 1957

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 8 octobre 1957

Mère,

Je viens te demander la permission de quitter l’Inde. Depuis plus d’un an je me bats pour ne pas partir, mais il me semble que c’est une mauvaise tactique.

Il n’est pas question pour moi d’abandonner le chemin – et je reste persuadé que le seul but de la vie est spirituel. Mais j’ai besoin de choses qui m’aident sur la voie: je ne suis pas encore assez mûr pour ne dépendre que des forces intérieures. Et quand je parle de forêt ou de bateau, ce n’est pas seulement pour l’aventure ou l’espace, mais parce qu’ils sont aussi une discipline. Les contraintes et les difficultés extérieures m’aident, elles m’obligent à rester serré autour de ce qui est le meilleur en moi. Ici, en un sens, la vie est trop facile. Et elle est trop difficile parce qu’il faut se soumettre à sa propre discipline – je n’ai pas encore cette force, il faut que je sois aidé par les circonstances extérieures. La difficulté même de la vie dans le monde extérieur m’aide à me discipliner, parce qu’elle exige que toutes mes forces vitales soient concentrées dans l’effort. Cette partie vitale, ici, est sans emploi et elle fait des bêtises, elle rue dans les brancards.

Je ne pense pas qu’une nouvelle expérience extérieure résolve vraiment les choses, mais je crois qu’elle m’aidera à franchir un cap et à consolider ma vie intérieure. Et si tu le veux, je reviendrai après un an ou deux.

J’aurai bientôt achevé la révision de la «Vie Divine» et celle du «Cycle Humain», alors je crois que j’aurai fait du mieux que je pouvais pour te servir, actuellement. Le 30 octobre est mon anniversaire, pourrai-je partir aussitôt après?

Ce n’est pas parce que je suis mécontent de l’Ashram que je veux partir, mais parce que je suis mécontent de moi-même et que je veux me dompter par d’autres moyens.

Je te donne bien peu d’amour, mais j’ai essayé du mieux que je pouvais et je ne pars pas pour te trahir.

Ton enfant

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

Mercredi, 8.10.57

Mon cher enfant.

Ceci n’est pas une réponse, mais un commentaire.

Il y a une joie à laquelle tu semblés encore complètement fermé, c’est la joie de servir.

A dire vrai, la seule chose au monde à laquelle tu t’intéresses, directement ou indirectement, c’est toi-même. Voilà pourquoi tu te sens emprisonné dans des limites si étroites, si suffocantes.

Signé: Mère

17 octobre 1957

(A propos de liberté)

Il y a toutes sortes de libertés: une liberté mentale, une liberté vitale, une liberté spirituelle, qui sont le fruit de maîtrises successives. Mais il y a une liberté toute nouvelle qui est devenue possible avec la Manifestation Supramentale: c’est la liberté du corps.

L’un des tout premiers résultats de la manifestation supramentale a été de donner au corps une liberté et une autonomie qu’il n’avait jamais connues. Et quand je parle de liberté, il ne s’agit pas d’une perception psychologique ni d’un état de conscience intérieur: c’est autre chose, et c’est beaucoup mieux – c’est un phénomène nouveau dans le corps, dans les cellules du corps. Les cellules elles-mêmes ont senti pour la première fois qu’elles étaient libres, qu’elles avaient un pouvoir de décision. Quand les vibrations nouvelles sont venues se mélanger aux anciennes, c’est cela que j’ai senti tout de suite et qui m’a montré vraiment qu’un monde nouveau naissait.

Tel qu’il est normalement, le corps vit toujours avec cette impression qu’il n’est pas le maître chez lui: les maladies entrent en lui sans qu’il puisse vraiment s’y opposer, et mille facteurs sont là qui s’imposent à lui, font pression sur lui. Le seul pouvoir qu’il ait, c’est le pouvoir de se défendre et de réagir. Quand la maladie est entrée, il peut lutter et vaincre la maladie (la médecine moderne a du reste reconnu que le corps guérissait quand il avait décidé de guérir; ce ne sont pas les médicaments qui guérissent, car si le mal est momentanément vaincu par un remède sans la volonté du corps, il repousse ailleurs sous une autre forme, jusqu’à ce que le corps lui-même ait pris la décision de guérir). Mais c’est là un pouvoir de défense, un pouvoir de réaction contre un ennemi qui est déjà entré, ce n’est pas une vraie liberté.

Eh bien, avec la manifestation supramentale, quelque chose de nouveau s’est produit dans le corps, il a senti qu’il était maître chez lui, autonome, les deux pieds vraiment sur la terre, si je puis dire. L’impression que cela donne, physiquement, c’est l’impression que tout l’être se redresse, qu’il lève la tête – on est le maître.

Depuis toujours, nous vivons comme avec un fardeau sur les épaules, quelque chose qui nous courbe la tête, et on se sent tiré, conduit par toutes sortes de forces extérieures, par on ne sait qui ou quoi, vers on ne sait où – et c’est ce que les hommes appellent la Fatalité, la Destinée. Quand on fait le yoga, l’une des premières expériences – l’expérience de la koundalinî comme on l’appelle ici en Inde –, c’est justement que la conscience s’élève, qu’elle brise cette carapace dure, là, au sommet du crâne, et on émerge enfin dans la Lumière. Alors on voit, on sait, on prend une décision et on réalise – il y a encore des difficultés mais réellement on est au-dessus. Eh bien, avec la manifestation supramentale, c’est cette expérience-là qui est venue dans le corps. Le corps a redressé la tête et il a senti sa liberté, son indépendance.

Pendant l’épidémie de grippe, par exemple, j’ai vécu quotidiennement au milieu de gens porteurs de germes. Mais j’ai senti clairement, un jour, que le corps prenait la décision qu’il n’attraperait pas cette grippe. Il affirmait son autonomie. N’est-ce pas, ce n’était pas une question de Volonté supérieure qui prenait la décision, ce n’était pas dans la conscience la plus haute que cela se passait, non: c’était le corps lui-même qui décidait. Quand on est tout là-haut, dans sa conscience, on voit les choses, on sait, mais en fait, quand on redescend dans la matière, c’est comme de l’eau qui entre dans le sable. Eh bien, les choses sont changées, c’est le corps directement qui a pouvoir, sans intervention extérieure. Je considère que c’est là un résultat très important, même s’il est peu voyant.

Et cette vibration nouvelle dans le corps m’a permis de comprendre le mécanisme de la transformation. Ce n’est pas quelque chose qui vient avec une Volonté supérieure, pas une conscience supérieure qui s’impose au corps: c’est le corps lui-même qui s’éveille dans ses cellules, c’est une liberté des cellules elles-mêmes, une vibration toute nouvelle, et les désordres se réparent – des désordres même antérieurs à la manifestation supramentale.

Naturellement, tout cela est progressif, mais j’ai bon espoir que, peu à peu, cette conscience nouvelle va grandir, gagner du terrain et s’opposer victorieusement aux vieilles forces de destruction et d’anéantissement, à cette Fatalité que l’on croyait inexorable.

18 octobre 1957

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 18 octobre 1957

Douce Mère,

Ce soir tu as parlé de la possibilité de raccourcir en quelques mois, jours ou heures, le chemin de la réalisation. Et hier dans ton entretien avec moi sur la «Liberté du corps», tu as parlé de l’expérience de la Koundalinî, de ce «breaking of the lid» (percée de la carapace) qui vous faisait émerger une fois pour toutes au-dessus des difficultés, dans la lumière.

J’ai besoin d’une méthode pratique qui corresponde à mes possibilités actuelles et au résultat dont je suis capable actuellement. J’ai l’impression de disperser mes efforts en me concentrant tantôt ici, tantôt là, l’impression de ne pas savoir que faire exactement pour casser tout ça et en sortir. Peux-tu m’indiquer une concentration particulière à laquelle je me tiendrai, une méthode particulière dont je ne démordrai pas.

Je sais bien qu’on recommande la souplesse de l’attitude dans le Yoga, mais il me semble que pour le moment, une méthode bien déterminée m’aiderait à me cramponner1 – ce côté pratique m’aiderait. Je ferai ça méthodiquement, obstinément, jusqu’à ce que ça craque une bonne fois.

Ton enfant

Signé: Satprem

12 novembre 1957

Le yoga intégral est constitué d’une série ininterrompue d’examens que l’on doit passer sans en être au préalable prévenu, ce qui vous met dans l’obligation d’être toujours vigilant et attentif.

Trois groupes d’examinateurs font passer ces épreuves. En apparence, ils n’ont rien à voir les uns avec les autres et leurs procédés sont si différents, parfois même ils semblent si contradictoires, qu’ils ne paraissent pas pouvoir tendre au même but, et pourtant ils se complètent l’un l’autre, ils collaborent au même but et sont indispensables à l’intégralité du résultat.

Ces trois catégories d’examens sont: ceux que font passer les forces de la Nature; ceux que font passer les forces spirituelles et divines; et ceux que font passer les forces hostiles. Ces derniers sont les plus trompeurs dans leur apparence et, pour ne pas être pris par surprise et non préparé, cela exige un constant état de vigilance, de sincérité et d’humilité.

Les circonstances les plus banales, les événements de la vie de chaque jour, les personnes, les choses en apparence les plus insignifiantes, appartiennent tous à l’une ou l’autre de ces trois catégories d’examinateurs. Dans cette grande et complexe organisation d’épreuves, ce sont les événements généralement considérés comme les plus importants de la vie qui constituent les examens les plus faciles à passer car ils vous trouvent sur vos gardes et préparés. On trébuche plus facilement sur les petits cailloux du chemin parce qu’ils n’attirent pas l’attention.

Endurance et plasticité, bonne humeur (cheerfulness) et intrépidité sont les qualités plus spécialement requises pour les examens de la Nature physique.

Aspiration, confiance, idéalisme, enthousiasme et générosité dans le don de soi, pour les examens spirituels.

Vigilance, sincérité et humilité pour les examens provenant des forces adverses.

Et ne croyez pas qu’il y ait d’un côté ceux qui passent les examens et de l’autre ceux qui les font passer. On est, tout en même temps, suivant les circonstances et les moments, examinateur et examiné, et il peut même arriver que l’on soit simultanément, tout à la fois, examiné et examinateur. Et le profit qu’on en tire dépend, dans sa qualité et sa quantité, de l’intensité de son aspiration et de l’éveil de sa conscience.

Et pour finir, une dernière recommandation: ne posez jamais à l’examinateur. Car, tandis qu’il est bon de se souvenir constamment qu’on est peut-être bien en train de passer un examen très important, il est au contraire extrêmement dangereux de se croire chargé de faire passer des examens aux autres, car c’est la porte ouverte aux plus ridicules et néfastes vanités. C’est la Sagesse Suprême qui décide de ces choses et non la volonté humaine ignorante.


Chaque fois qu’il y a un progrès à faire, il y a un examen à passer.

13 novembre 1957

Elargis-toi jusqu’à l’extrême limite de l’univers... et par-delà.

Prends sur toi, toujours, toutes les nécessités de progrès, et résous-les dans l’extase de limité. Alors tu seras divin.

Sans date 1957

«Je suis avec vous.» Qu’est-ce que cela veut dire exactement? Quand nous prions ou quand nous débattons intérieurement un problème, sommes-nous réellement entendus, toujours, malgré nos maladresses et nos imperfections, malgré même nos mauvais vouloirs et nos erreurs? Et qui entend? Toi qui es avec nous?

Est-ce toi dans ta conscience suprême, une force divine impersonnelle, la force du yoga, ou toi, Mère dans un corps, avec ta conscience physique – une présence personnelle qui est réellement au courant de chaque pensée et de chaque acte, et non quelque force anonyme? Peux-tu nous dire comment, de quelle façon tu es présente avec nous?

Il est dit que Sri Aurobindo et toi forment une seule et même conscience, mais y a-t-il une présence personnelle de Sri Aurobindo, et ta présence personnelle, deux choses distinctes jouant chacune un rôle particulier?

Je suis avec vous parce que je suis vous ou vous êtes moi.

Je suis avec vous, cela veut dire un monde de choses, parce que je suis avec vous à tous les niveaux, sur tous les plans, depuis la conscience suprême jusque dans ma conscience la plus physique. Ici, à Pondichéry, vous ne pouvez pas respirer sans respirer ma conscience. Elle imprègne l’atmosphère presque matériellement, dans le physique subtil, et s’étend jusqu’au lac, à dix kilomètres d’ici. Au-delà, ma conscience peut se faire sentir dans le vital matériel, puis sur le plan mental et les autres plans plus élevés, partout. Quand je suis venue ici pour la première fois, j’ai senti l’atmosphère de Sri Aurobindo – senti matériellement – à dix milles de la côte, des milles marin, pas des kilomètres! Ce fut soudain, très concrètement, une atmosphère pure, lumineuse, légère, légère, qui vous soulève.

Il y a longtemps, Sri Aurobindo a fait afficher partout dans l’Ashram ce rappel que vous connaissez tous: «Agis toujours comme si la Mère te regardait, car en vérité elle est toujours avec toi.»

Ce n’est pas une simple phrase, ce ne sont pas des mots, c’est un fait. Je suis avec vous d’une façon très concrète, et ceux qui ont la vision subtile peuvent me voir.

D’une façon générale, il y a ma Force qui est là constamment à l’œuvre et qui constamment déplace les éléments psychologiques de votre être pour les mettre en de nouvelles relations et vous préciser à vous-mêmes les diverses faces de votre nature afin que vous puissiez voir ce qui doit être changé, développé, supprimé.

Mais en dehors de cela, il y a un lien particulier, personnel, entre vous et moi, entre tous ceux qui sont tournés vers l’enseignement de Sri Aurobindo et moi – et les distances ne comptent pas, bien entendu, vous pouvez être en France, à l’autre bout du monde, ou à Pondichéry, ce lien est aussi vrai et vivant. Et chaque fois qu’il y a un appel, chaque fois qu’il est nécessaire que je sois au courant pour envoyer une force, une inspiration, une protection ou autre chose, il y a comme un message qui me vient, tout d’un coup, et je fais le nécessaire. Ces communications m’arrivent à n’importe quel moment évidemment, et tu m’as peut-être vue plus d’une fois m’arrêter soudain au milieu d’une phrase, d’un travail: c’est que quelque chose m’arrive, une communication, alors je fais une concentration.

Avec ceux que j’ai acceptés comme disciples, à qui j’ai dit «oui», il y a plus qu’un lien: il y a une émanation de moi. Cette émanation m’avertit chaque fois qu’il est nécessaire pour me dire ce qui se passe. En fait, je suis tenue constamment au courant, mais toutes ces choses ne s’inscrivent pas dans ma mémoire active, je serais débordée: la conscience physique agit comme un filtre; les choses sont enregistrées sur un plan subtil, elles sont là à l’état latent, un peu comme une musique qui serait enregistrée sans être jouée, et lorsque j’ai besoin de savoir avec ma conscience physique, je me branche sur ce plan subtil et le disque se déroule. Alors je vois comment sont les choses, leur développement dans le temps, le résultat actuel.

Et si, pour une raison quelconque, vous m’écrivez pour demander mon aide et que je réponde «je suis avec vous», cela veut dire que la communication avec vous devient active, que vous êtes même dans ma conscience active, pour un temps, le temps nécessaire.

Et ce lien entre vous et moi n’est jamais coupé. Il y a des gens qui ont quitté l’Ashram il y a longtemps, en état de révolte, et pourtant je continue à être au courant, à m’occuper d’eux. Vous n’êtes jamais abandonnés.

En vérité, je me sens responsable de tout le monde, même des gens que je n’ai rencontrés qu’une seconde dans ma vie.

Maintenant, rappelle-toi une chose, c’est que Sri Aurobindo et moi, nous sommes toujours une seule et même conscience, une seule et même personne. Seulement, quand cette force ou cette présence qui est la même, passe à travers votre conscience individuelle, elle se revêt d’une forme, d’une apparence différente selon votre tempérament, vos aspirations, vos besoins, la tournure particulière de votre être. Votre conscience individuelle est comme un filtre, un orientateur si je puis dire: elle fait un choix et fixe une possibilité dans l’infini des possibilités divines. Au fond, le Divin donne exactement à chaque individu ce qu’il attend de lui. Si vous croyez que le Divin est lointain et cruel, il sera loin et cruel, parce que, pour votre bien suprême, il sera nécessaire que vous sentiez la colère de Dieu. Il sera Kâlî1 pour les adorateurs de Kâlî, et la béatitude du bhakta.2 Et il sera la Toute-Connaissance de ceux qui cherchent la Connaissance, l’Impersonnel transcendant de l’illusionniste. Il sera athée avec l’athée, et l’amour de celui qui aime. Il sera fraternel et proche, un ami toujours fidèle, toujours secourable, pour ceux qui le sentent comme le guide intérieur de chaque mouvement, de chaque minute. Et si vous croyez qu’il peut tout effacer, il effacera toutes vos fautes, toutes vos erreurs, inlassablement, et à chaque instant vous pourrez sentir sa Grâce infinie. En vérité, le Divin est ce que vous attendez de Lui dans votre aspiration profonde.

Et quand on entre dans cette conscience où l’on voit toutes les choses d’un seul regard, l’infinie multitude des rapports du Divin et des hommes, on voit comme tout est merveilleux, dans tous les détails. On peut regarder l’histoire des hommes et voir combien le Divin a évolué selon ce que les hommes ont compris, voulu, espéré, rêvé, et comme il était matérialiste avec le matérialiste, et comme il grandit chaque jour et se fait plus proche, plus lumineux à mesure que s’élargit la conscience humaine. Chacun est libre de choisir. La perfection de cette variété sans fin des relations de l’homme à Dieu à travers l’histoire du monde est une merveille ineffable. Et tout cela ensemble, c’est une seconde de la manifestation totale du Divin.

Le Divin est avec vous selon vos aspirations. Cela ne veut pas dire, naturellement, qu’il se plie aux caprices de votre nature extérieure – je parle ici de la vérité de votre être. Et encore, il se modèle parfois sur vos aspirations extérieures, et si, comme les dévots, vous vivez dans ces alternances d’éloignement et d’embrassement, d’extase et de désespoir, le Divin aussi s’éloignera de vous ou se rapprochera, selon ce que vous croirez. L’attitude est donc très importante, même l’attitude extérieure. Les gens ne savent pas à quel point la foi est importante, comme la foi est miracle, créatrice de miracles. Car si vous vous attendez à chaque instant à être soulevé et tiré vers le Divin, Il viendra vous soulever et II sera là, tout proche, de plus en plus proche.

Sans date 1957

(Les Soutras1 de Mère)

1) N’ambitionne rien, surtout ne prétends jamais rien, mais sois à chaque instant le maximum de ce que tu peux être.2

2) Quant à ta place dans la manifestation universelle, seul le Suprême te la désignera.

3) C’est le Seigneur suprême qui a décrété inéluctablement la place que tu occupes dans le concert universel, mais quelle que soit cette place, tu as le même droit que tous les autres également à gravir les sommets suprêmes jusqu’à la réalisation supramentale.

4) Ce que tu es dans la vérité de ton être est décrété de façon inéluctable et rien ni personne ne peut t’empêcher de l’être; mais le chemin que tu prendras pour y parvenir est laissé à ton libre choix.

5) Sur le chemin de l’évolution ascendante, chacun est libre de choisir la direction qu’il prendra: la montée rapide et escarpée vers les sommets de Vérité, vers la réalisation suprême, ou, tournant le dos aux cimes, la descente facile vers les méandres interminables des incarnations sans fin.

6) Au cours des temps et même au cours de ta vie actuelle, tu peux faire ton choix une fois pour toutes, irrévocablement, et alors tu n’as plus qu’à le confirmer à chaque occasion nouvelle; ou bien, si tu n’as pas pris au début de décision définitive, il te faudra à chaque moment choisir à nouveau entre le mensonge et la vérité.

7) Mais même au cas où tu n’aurais pas pris au début la décision irrévocable, si tu as le bonheur de vivre à un de ces instants inouïs de l’histoire universelle où la Grâce est présente, incarnée sur la terre, Elle te redonnera, à certains moments exceptionnels, la possibilité de refaire un choix définitif qui te mènera tout droit vers le but.

Sans date 1957

(A propos des vies antérieures)

Si l’on voulait vraiment dire les choses, il faudrait tout dire, avec tous les détails, parce que, parmi les innombrables expériences que j’ai eues depuis quelque quatre-vingts ans, il y en a de si diverses, de si contradictoires en apparence, que l’on peut dire au fond: tout est possible. Alors, dire une chose sur les vies antérieures sans reprendre le fil de toutes les choses, c’est ouvrir la porte au dogmatisme. Ils diront un jour:» Mère a dit ceci, Mère a dit cela...» et c’est comme cela que se font les dogmes, hélas.

Donc, étant donné la multitude des expériences et qu’il est impossible que je passe ma vie à parler et à écrire, dites-vous bien que tout est possible et ne soyez pas dogmatiques. Je peux cependant vous donner quelques indications générales.

C’est seulement quand on s’est identifié consciemment à son Origine divine que l’on peut en toute vérité parler de mémoire de ses vies antérieures. Sri Aurobindo parle d’une manifestation progressive de l’Esprit dans les formes qu’il habite. Quand on est arrivé au sommet de cette manifestation, on a une vue plongeante sur le chemin déjà parcouru et on se souvient.

Mais il ne s’agit pas d’un souvenir à la manière mentale. Ceux qui prétendent avoir été tel seigneur du Moyen Age, ou tel personnage vivant à tel endroit, à telle époque, sont des fantaisistes; ils sont simplement victimes de leur propre imagination mentale. Ce qui reste des vies antérieures, en effet, ce ne sont pas de belles images d’Epinal où vous vous voyez en grand seigneur dans un château, ou en général victorieux à la tête d’une armée – ça, c’est du roman. Ce qui reste, c’est le souvenir des INSTANTS où l’être psychique a émergé des profondeurs de votre être et s’est révélé à vous, c’est-à-dire le souvenir des instants où vous avez été pleinement conscient. Ce développement de la conscience se fait progressivement à travers l’évolution, et la mémoire des vies passées se limite généralement aux instants critiques de cette évolution, aux grands tournants décisifs qui ont marqué un progrès de votre conscience.

Au moment où l’on vit de telles minutes dans une vie, on ne se préoccupe pas du tout de se souvenir que l’on est Monsieur un tel, vivant à tel endroit et à telle époque – ce n’est pas le souvenir de votre état civil qui reste. Au contraire, on perd conscience de ces petites choses extérieures, accessoires, périssables, pour être tout entier dans le flamboiement de cette révélation de l’âme ou de ce contact divin. Quand on se souvient de ces minutes de nos vies passées, ce souvenir a une telle intensité qu’il semble encore tout proche, encore vivant, et bien plus vivant que la plupart des souvenirs ordinaires de notre vie présente. Parfois, dans les rêves, quand on entre en contact avec certains plans de conscience, on peut avoir des souvenirs qui ont cette intensité, cette couleur vibrante si je puis dire, tellement plus intense que les couleurs et les choses du monde physique. Car ce sont des moments de vraie conscience, et alors tout se revêt d’un éclat extraordinaire, tout est vibrant, tout est chargé d’une qualité qui échappe à notre regard ordinaire.

Ces minutes de contact avec l’âme sont souvent celles qui marquent un tournant décisif dans une vie, un pas en avant, un progrès de conscience, et cela correspond fréquemment à une crise, à une situation d’une extrême intensité, quand il se produit un appel dans l’être tout entier, un appel si fort que la conscience intérieure perce les couches inconscientes qui l’enveloppent et se révèle toute lumineuse à la surface. Cet appel très fort de l’être peut aussi provoquer la descente d’une émanation divine, d’une individualité, d’un aspect divin, qui se joint à votre individualité à un moment donné pour faire un travail donné, gagner telle bataille, exprimer telle ou telle chose. Puis le travail fini, cette émanation le plus souvent se retire. Alors il se peut que l’on garde le souvenir des circonstances qui ont entouré ces minutes de révélation ou d’inspiration, que l’on revoie un paysage, la couleur d’un vêtement que l’on portait, la couleur de sa propre peau, les choses qui vous entouraient à cette minute – tout cela est fixé d’une façon indélébile avec une intensité extraordinaire, parce que, alors, les choses de la vie ordinaire se révèlent aussi dans leur vraie intensité, leur vraie couleur. La conscience qui se révèle en vous, révèle en même temps la conscience qui est dans les choses. A l’aide de ces détails, on peut parfois reconstituer l’époque à laquelle on vivait ou l’action accomplie, deviner le pays où l’on se trouvait, mais il est très facile aussi de faire du roman et de prendre son imagination pour la réalité.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que tous les souvenirs de vies antérieures soient ceux de moments de grande crise, de mission importante ou de révélation. Ce sont parfois des minutes très simples, transparentes, où une harmonie intégrale de l’être s’est exprimée, une harmonie parfaite. Et cela peut correspondre à des situations extérieures tout à fait insignifiantes.

En dehors des choses immédiates qui vous entourent à cette minute, en dehors de cette minute de contact avec votre être psychique, il ne reste rien. Une fois passé l’instant privilégié, l’être psychique se renfonce dans sa somnolence intérieure et toute la vie extérieure se fond dans une grisaille monotone dont il ne reste pas trace. D’ailleurs, il se produit un peu le même phénomène au cours de la vie que vous vivez actuellement: en dehors des instants d’exception où vous êtes à un sommet de votre être, mental, vital ou même physique, le reste de votre existence semble se fondre dans une couleur neutre sans grand intérêt où il importe très peu d’avoir été à tel endroit plutôt qu’à tel autre et d’avoir fait telle chose plutôt que telle autre. Si vous essayez, tout d’un coup, de regarder votre vie comme pour rassembler son essence, vingt ans ou trente ou quarante ans derrière vous, vous verrez jaillir spontanément deux ou trois images qui auront été les minutes vraies de votre vie, et tout le reste s’efface. Un choix spontané s’opère dans votre conscience, et une élimination formidable. Ceci vous donnera un peu l’idée de ce qui se produit avec les vies antérieures: un choix de quelques instants particuliers, et une élimination immense.

Bien sûr, les premières vies sont très rudimentaires et il n’en reste que peu de chose, des souvenirs très espacés, mais plus on progresse en conscience, plus l’être psychique est consciemment associé aux activités extérieures, et plus les souvenirs se font nombreux, cohérents, précis; mais encore une fois, le souvenir qui reste, c’est celui du contact avec l’âme, et parfois celui des choses qui se sont trouvées associées à la révélation psychique – pas l’état civil ni les décors changeants. Et ceci explique pourquoi les prétendus souvenirs de vies animales relèvent de la plus haute fantaisie: l’étincelle divine est chez eux trop enfouie pour venir consciemment à la surface et s’associer à la vie extérieure. Il faut devenir un être totalement conscient, dans toutes les parties de son être, totalement uni à son origine divine, pour pouvoir dire vraiment que l’on se souvient de ses vies antérieures.

13 décembre 1957

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 13 décembre 1957

Douce Mère, voici la chose qui monte de mon âme: je sens en moi quelque chose qui n’est pas employé, quelque chose qui cherche à s’exprimer dans la vie. Je voudrais être comme un chevalier, ton chevalier, et partir comme à la recherche d’un trésor que je te ramènerais. Ce monde a perdu toute fable, toute beauté de l’Aventure, cette quête que connaissaient les chevaliers du Moyen Age. C’est ça qui pousse en moi, ce besoin d’une quête dans le monde et d’une belle Aventure qui serait en même temps une aventure de l’âme. Tu comprends, que les deux choses, intérieure et extérieure, soient jointes, que la joie de l’action et de la route et de la quête aident à l’épanouissement de l’âme, soient comme une prière de l’âme qui s’exprime dans la vie. Les chevaliers du Moyen Age savaient cela. Tout cela est peut-être enfantin, absurde dans ce xxe siècle, mais c’est cela que je sens, c’est cela qui me pousse à partir, rien de bas, rien de médiocre, seulement le besoin d’un accomplissement de quelque chose en moi. Si je pouvais te ramener un beau trésor!

Ceci fait, je serai peut-être plus mûr pour accepter la vie quotidienne de l’Ashram, et je saurai mieux me donner.

Mère, je sens tout ceci très fortement, j’ai besoin de ton aide pour suivre la vraie voie de mon être et pour accomplir ce nouveau cycle extérieur si tu vois qu’il doit être accompli. Je sens si fortement qu’il me reste quelque chose à faire. Guide-moi, douce Mère.

Ton enfant

Signé: Satprem

21 décembre 1957

Tu m’as dit l’autre jour que pour savoir les choses, tu te branchais sur le plan subtil, et que là, cela se déroulait comme un disque. Comment cela fonctionne-t-il exactement?

Il y a toute une gamme de plans de conscience, depuis la conscience physique jusqu’à ma conscience radieuse tout en haut, celle qui connaît la Volonté du Suprême. Je tiens devant moi tous ces plans de conscience et ils travaillent simultanément, d’une façon coordonnée, agissant sur chaque plan, recueillant les informations propres à chaque plan, afin d’avoir la vérité intégrale des choses. Ainsi, quand j’ai une décision à prendre à votre sujet, je me branche directement sur vous, depuis la conscience suprême, celle qui voit la vérité profonde de votre être. Mais en même temps, ma décision est façonnée, si je puis dire, par les renseignements que me fournissent les autres plans de conscience et particulièrement la conscience physique qui agit comme un enregistreur.

Cette conscience physique enregistre tout ce qu’elle voit, toutes vos réactions, vos pensées, tous les faits, sans préférence, sans préjugé, sans volonté personnelle. Rien ne lui échappe. Son travail est presque mécanique. Ainsi, je sais ce que je peux vous dire ou vous demander selon la vérité intégrale de votre être et ses possibilités présentes. D’ordinaire, chez l’homme normal, la conscience physique ne voit pas les choses comme elles sont, pour trois raisons: par ignorance, par préférence, par volonté égoïste. Vous colorez ce que vous voyez, éliminez ce qui vous déplait, bref vous ne voyez que ce que vous voulez bien voir.

Or, j’ai eu récemment une expérience très frappante: il s’est produit un décalage entre ma conscience physique et la conscience du monde. Il m’est arrivé que des décisions prises dans la Lumière et la Vérité produisent des résultats inattendus, des bouleversements dans la conscience des autres, qui n’étaient ni prévus, ni voulus, et je ne comprenais pas. J’avais beau chercher, je ne comprenais pas – j’insiste sur ce mot. Finalement, j’ai dû sortir de ma conscience la plus haute et me tirer en bas, dans la conscience physique, pour savoir ce qui se passait. Et là, j’ai vu, dans ma tête, comme une petite cellule qui éclatait, et tout à coup j’ai compris: il y avait eu un défaut d’enregistrement. La conscience physique avait négligé d’inscrire certaines de vos réactions inférieures. Cela ne pouvait pas être par préférence ou par volonté personnelle (il y a longtemps que ces choses ont été éliminées de ma conscience, très longtemps). Et j’ai vu que cette conscience la plus matérielle était déjà tout imprégnée de la vérité supra-mentale transformatrice, qu’elle n’arrivait plus à suivre la cadence de la vie normale. Elle était beaucoup plus ajustée à la conscience véritable qu’au monde!... Je ne pouvais pas lui faire de reproches, parce qu’elle n’était pas en arrière mais en avant au contraire, trop en avant. II y avait un décalage entre le rythme de transformation de mon être et le rythme propre du monde. L’action supramentale sur le monde est lente, elle n’agit pas directement mais par infiltration, en traversant des couches successives, et les effets sont lents à se produire. Alors j’ai dû me tirer violemment en bas pour attendre les autres.

Il faut parfois savoir ne pas savoir.

Cette expérience m’a mise une fois de plus devant la nécessité de l’humilité parfaite devant le Seigneur. Il ne suffit pas de s’élever tout en haut jusqu’aux plans de conscience suprêmes, il faut encore que ces plans descendent dans la matière et illuminent. Sinon rien n’est réellement fait. Il faut avoir la patience d’établir la communication entre le haut et le bas. Si je m’écoutais, je suis comme une bourrasque, un ouragan, je m’élancerais vers l’avenir – tout partirait. Alors il n’y aurait plus de communication avec le reste.

Il faut avoir la patience d’attendre.

L’humilité, une parfaite humilité, est la condition de toute réalisation. Le mental est tellement outrecuidant. Il s’imagine tout comprendre, tout savoir. Et s’il agit par idéal pour servir une cause qui lui paraît noble, il est encore plus sûr de lui-même, plus incorrigible, et il est presque impossible de lui faire voir qu’il peut y avoir quelque chose de plus haut encore derrière ses nobles conceptions, son grand idéal altruiste ou autre. Le seul remède, c’est l’humilité. Je ne parle pas de l’humilité de certaines religions, ni de ce Dieu qui rabaisse ses créatures et n’aime les voir qu’à genoux. Quand j’étais enfant, cette sorte d’humilité me révoltait et je refusais de croire à un Dieu qui veut rabaisser sa créature. Il ne s’agit pas de cette humilité-là, mais de réconnaître que l’on ne sait pas, que l’on ne sait rien, qu’il peut y avoir autre chose que ce qui nous paraît actuellement le plus vrai, le plus noble, le plus désintéressé. La vraie humilité qui consiste à se référer constamment au Seigneur, à tout jeter en Lui. Quand je reçois un coup (et il y a beaucoup de coups dans ma sâdhanâ), ma réaction immédiate, spontanée, comme un ressort, c’est de me jeter en Lui et de dire: «Toi, Seigneur.» Sans cette humilité-là, je n’aurais rien pu réaliser. Et quand je dis «je», c’est pour me faire comprendre, mais en fait «je», cela veut dire le Seigneur à travers ce corps, son instrument. Quand on commence à vivre cette humilité-là, c’est que l’on approche de la réalisation, c’est la condition, le commencement.


(Note manuscrite de Mère jointe à la conversation du 21 décembre 1957:)

Tout en haut, vision constante de la volonté du Suprême.

Dans le monde, vision d’ensemble de ce qui doit être fait.

Individuellement, à chaque moment et en chaque circonstance, la vision de la vérité de ce moment, de cette circonstance, de cet individu.

Dans la conscience extérieure, enregistrement impersonnel et mécanique de ce qui se passe et de ce que sont les gens et les choses, qui constituent à la fois le champ d’action et les limitations imposées à cette action. L’enregistrement est volontairement automatique et mécanique, sans appréciation d’aucun genre, aussi objectif que possible.

Sans date 1957

(Note de Mère à Satprem)

C’est en soi-même qu’on trouve la Prétentaine.1

1958




1er janvier 1958

Extrait de la classe du mercredi

Image 2

O Nature, Mère matérielle,
Tu as dit que tu collaboreras
et il n’y a pas de limite
à la splendeur de cette collaboration

(Message du 1er janvier 1958)

Douce Mère, tu expliqueras le message de cette année?

Il n’y a pas à expliquer. C’est une expérience, quelque chose qui s’est produit, et quand cela s’est produit, je l’ai noté, et il se trouvait que cela s’est produit juste au moment où je me suis souvenue que je devais écrire quelque chose pour l’année (qui était l’année prochaine à ce moment-là, c’est-à-dire l’année qui commence aujourd’hui). Quand je me suis souvenue qu’il fallait que j’écrive quelque chose – pas à cause de cela, mais simultanément –, cette expérience est arrivée, et quand je l’ai notée, je me suis rendu compte que c’était... c’était le message pour cette année!

(Mère lit la notation de son expérience)

Au cours d’une de nos classes [du 30 octobre 1957] j’ai parlé de l’abondance sans limite de la Nature, créatrice inépuisable, qui prend la multitude des formes et les mélange, les resépare et les reforme, les redéfait, les détruit, pour passer à des combinaisons toujours nouvelles. C’est le gros chaudron, ai-je dit: on tourne là-dedans et on en sort quelque chose; ça ne va pas, on le rejette dedans, on prend autre chose... Une forme ou deux formes ou cent formes n’ont aucune importance pour elle, il y a des milliers et des milliers de formes, et puis des années, cent années, mille années, des millions d’années, cela n’a aucune importance, on a l’éternité devant soi! Il est de toute évidence que ça l’amuse et qu’elle n’est pas pressée. Si on lui parle de brûler les étapes et de finir vite telle ou telle partie de son travail, la réponse est toujours la même: «Mais pourquoi faire, pourquoi? Cela ne vous amuse pas?»

Le soir où je vous ai dit ces choses, je me suis identifiée à la Nature, totalement, je suis entrée dans son jeu. Et ce mouvement d’identification a provoqué une réponse, une sorte d’intimité nouvelle entre la Nature et moi, un long mouvement de rapprochement qui a trouvé son point culminant dans une expérience qui est venue le 8 novembre.

Tout à coup, la Nature a compris. Elle a compris que cette Conscience nouvelle qui est née ne cherche pas à la rejeter mais veut l’embrasser tout entière. Elle a compris que cette spiritualité nouvelle ne s’écarte pas de la vie, ne recule pas craintivement devant l’ampleur formidable de son mouvement, mais veut, au contraire, intégrer toutes ses facettes. Elle a compris que la conscience supramentale n’est pas là pour la diminuer mais pour la compléter.

Alors, de la Réalité suprême, est venu cet ordre: «Eveille-toi, ô Nature, à la joie de la collaboration.» Et toute la Nature s’est précipitée soudain dans un immense bondissement de joie, pour dire: «J’accepte, je collabore.» Et en même temps, s’est produit un calme, une tranquillité absolue pour que ce réceptacle du corps puisse recevoir et contenir, sans se briser, sans rien perdre, le flot formidable de cette Joie de la Nature qui se précipitait comme dans un mouvement de reconnaissance. Elle acceptait, elle voyait avec toute l’éternité devant elle que cette conscience supramentale allait l’accomplir plus parfaitement, donner plus de force encore à son mouvement, plus d’ampleur, plus de possibilités à son jeu.

Et soudain, j’ai entendu, comme venues de tous les coins de la terre, de ces grandes notes que l’on entend parfois dans le physique subtil, un peu semblables à celles du concerto en ré de Beethoven, et qui viennent à l’heure des grands progrès, comme si cinquante orchestres éclataient tous ensemble, sans une fausse note, pour dire la joie de cette nouvelle communion de la Nature et de l’Esprit, la rencontre de vieux amis qui se retrouvent après avoir été longtemps séparés.

Alors ces mots sont venus: «O Nature, Mère Matérielle, tu as dit que tu collaboreras et il n’y a pas de limite à la splendeur de cette collaboration.»

Et la félicité rayonnante de cette splendeur a été perçue dans une paix parfaite.

Telle fut la naissance du message pour l’année nouvelle.


(Puis Mère commente)

Je vous dirai une seule chose: il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de cette expérience et s’imaginer que dorénavant tout va se passer sans difficultés et toujours d’une façon favorable à nos désirs personnels. Ce n’est pas sur ce plan. Cela ne veut pas dire que quand nous ne voulons pas qu’il pleuve, il ne pleuvra pas! quand nous voulons qu’un événement se produise dans le monde, il va se produire tout de suite; que toutes les difficultés seront abolies et que tout sera comme dans les contes de fées. Ce n’est pas cela. C’est une chose plus profonde: la Nature, dans son jeu de forces, a admis la Force nouvelle qui s’est manifestée et l’a incluse dans ses mouvements. Et comme toujours, les mouvements de la Nature sont à une échelle qui dépasse infiniment l’échelle humaine et qui n’est pas visible pour une conscience humaine ordinaire. C’est plutôt une possibilité intérieure, psychologique, qui est née dans le monde, qu’un changement spectaculaire des événements terrestres.

Je dis cela parce que l’on serait tenté de croire que les contes de fées vont se réaliser sur la terre. Ce n’est pas encore le moment.

(silence)

II faut avoir beaucoup de patience et une vision très large et très complexe pour comprendre comment les choses se passent

(silence)

Les miracles qui se passent ne sont pas ce que l’on pourrait appeler des miracles littéraires, en ce sens que cela ne se passe pas comme dans les histoires. Ce n’est visible que pour une vision très profonde des choses – très profonde, très comprehensive, très vaste.

(silence)

Il faut être déjà capable de suivre les méthodes et les moyens de la Grâce pour reconnaître son action. Il faut déjà être capable de ne pas être aveuglé par les apparences pour voir une vérité plus profonde des choses.

Sans date 1958

1) Seul le Divin est vrai – tout le reste est mensonge.

2) Seul le Divin est réel – tout le reste est illusion.

3) Seul le Divin est la vie – tout le reste appartient au royaume de la mort.

4) Seul le Divin est lumière – tout le reste est demi obscurité.

5) Seul le Divin est amour – tout le reste est sentimentalité égoïste.

Et pourtant le Divin est partout, dans l’ignorant comme dans le sage.

Et pourtant le Divin est partout, dans le pécheur comme dans le saint.1

22 janvier 1958

C’est une erreur de confondre la Joie et la Félicité. Ce sont deux choses très différentes. Non seulement les vibrations sont différentes, mais les couleurs sont différentes. Il y a un bleu, un bleu clair argenté (le bleu du drapeau de l’Ashram), très lumineux et transparent, qui est la couleur de la Félicité. Et c’est quelque chose de passif, de frais, qui rafraîchit, rajeunit.

Tandis que la couleur de la Joie est un or rose, un doré pâle contenant quelque chose de rouge, un rouge très pâle aussi. C’est actif, chaud, fortifiant, intensifiant. La première est douceur, la seconde est tendresse.

Et la Béatitude – ce que spontanément j’appelle Béatitude – est la synthèse des deux. Elle se trouve tout en haut de la conscience supramentale, dans une lumière diamantée: une lumière sans couleur, étincelante, qui contient toutes les couleurs. Joie et Félicité forment comme les deux côtés d’un triangle qui a la Béatitude pour sommet.

La Béatitude contient à la fois fraîcheur et chaleur, la passivité et l’activité, le repos et l’action, la douceur et la tendresse. La tendresse divine... c’est quelque chose de très différent de la douceur, c’est un paroxysme de joie, c’est une vibration tellement forte pour le corps qu’il a l’impression qu’il va éclater; alors il doit s’élargir.

La lumière diamantée de la Béatitude a le pouvoir de dissoudre toutes les forces adverses. Rien ne peut lui résister. Aucune conscience, aucun être, aucune volonté adverses ne peut s’en approcher sans être immédiatement dissoute, parce que c’est la lumière du Divin dans son pouvoir créateur pur.

25 janvier 1958

(A propos du Pakistan)

Il est tout à fait évident que pour une raison ou une autre – ou peut-être pour aucune raison – le Suprême a changé d’avis à ce sujet.1

Sans date 1958

Quand les forces adverses veulent attaquer ceux qui m’entourent et qu’elles ne réussissent pas à les rendre ouvertement hostiles à l’œuvre de Sri Aurobindo ou à les retourner personnellement contre moi, elles s’y prennent toujours de la même manière, avec le même argument: «Vous pouvez avoir toutes les réalisations intérieures que vous voulez, disent-elles, les plus belles expériences possibles entre les quatre murs de votre Ashram, mais sur le plan extérieur, votre vie est gâchée, perdue. Il y a un abîme que vous ne comblerez jamais entre l’expérience intérieure et la réalisation concrète dans le monde.»

C’est l’argument numéro un des forces adverses. Je le sais, voilà des millions d’années que je les entends redire la même chose, et chaque fois je les démasque. C’est un mensonge, c’est le Mensonge. Tout ce qui tend à établir un divorce entre la Terre et l’Esprit leur est bon, tout ce qui sépare l’expérience intérieure de la réalisation divine dans le monde. Mais c’est le contraire qui est vrai! c’est la réalisation intérieure qui est la clef de la réalisation extérieure. Comment voulez-vous savoir la chose vraie que vous avez à réaliser dans le monde aussi longtemps que vous n’êtes pas en possession de la vérité de votre être?

3 février 1958

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 3 février 1958

Douce Mère,

Ce que tu m’as dit aujourd’hui à midi m’a ébranlé. J’avais décidé de n’en faire qu’à ma tête et maintenant je prie pour être vrai.

Je voudrais te dire «je reste» sans plus, quelque chose en moi voudrait cela, mais je crains de prendre une décision si je ne suis pas capable de la tenir. Il faut une autre force que la mienne. En somme, il faudrait que tu veuilles vouloir pour moi, que tu prononces un mot qui m’aide à comprendre vraiment que je dois rester ici. Fais-moi la grâce de m’aider et de m’éclairer. Je voudrais décider sans préférence, en obéissance à la seule Vérité et selon mes possibilités réelles.

J’ai reçu une longue lettre du Swami[Celui que Satprem allait rejoindre quelques semaines plus tard, le 27 février, à Ceylan, et qui devait lui donner l’initiation de Sannyasin. Malheureusement, presque toute la correspondance de cette époque a disparu.] qui dit en substance que je devrais être capable de réaliser ce que j’ai à réaliser ici-même près de toi, mais il ne refuse pas de me prendre avec lui si je persiste dans mon intention.

Mère, sincèrement, je remets tout cela entre tes mains.

Je suis ton enfant.

Signé: Satprem

3 février 1958

Extrait de la classe du mercredi (19.2.58)

Entre les êtres du monde supramental et les hommes, il existe à peu près la même séparation qu’entre les hommes et les animaux. Il y a quelque temps, j’ai eu l’expérience de l’identification à la vie animale, et c’est un fait que les animaux ne nous comprennent pas: leur conscience est ainsi construite que nous leur échappons presque totalement. J’ai connu, cependant, des animaux familiers – des chats et des chiens, mais surtout des chats – qui faisaient un effort de conscience presque yoguique pour nous rejoindre. Mais généralement, quand ils nous regardent vivre, agir, ils ne comprennent pas, ils ne nous voient pas tels que nous sommes, et ils souffrent par nous. Nous sommes pour eux une énigme constante. Seule, une partie très infime de leur conscience a un lien avec nous. Et c’est la même chose pour nous quand nous essayons de regarder le monde supramental. C’est seulement quand le lien de conscience sera établi que nous le verrons – et encore, seule la partie de notre être qui aura ainsi subi la transformation, sera capable de le voir tel qu’il est –, sinon les deux mondes resteraient séparés comme le monde animal et le monde humain.

L’expérience que j’ai eue le 3 février en est une preuve. Avant, j’avais eu un contact individuel, subjectif, avec le monde supra-mental, tandis que le 3 février, je m’y suis promenée concrètement, aussi concrètement que je me promenais à Paris autrefois, dans un monde qui existe en soi, en dehors de toute subjectivité.

C’est comme un pont qui est en train d’être jeté entre les deux mondes.

Voici l’expérience telle que je l’ai dictée aussitôt après:

(silence)

Le monde supramental existe d’une façon permanente et je suis là d’une façon permanente dans un corps supramental. J’en ai eu la preuve aujourd’hui même quand ma conscience terrestre est allée là et y est restée consciemment entre deux et trois heures de l’après-midi. Maintenant, je sais que ce qui manque pour que les deux mondes se joignent dans une relation constante et consciente, c’est une zone intermédiaire entre le monde physique tel qu’il est et le monde supramental tel qu’il est. C’est cette zone qu’il reste à construire, à la fois dans la conscience individuelle et dans le monde objectif, et qui est en train de se construire. Quand je parlais autrefois du monde nouveau qui est en train de se créer, c’est de cette zone intermédiaire que je parlais. Et de même, quand je suis de ce côté-ci, c’est-à-dire dans le domaine de la conscience physique, et que je vois le pouvoir supramental, la lumière et la substance supramentales pénétrer constamment la matière, c’est la construction de cette zone que je vois et à laquelle je participe.

Je me trouvais sur un immense bateau, qui est une représentation symbolique de l’endroit où ce travail est en train de s’accomplir. Ce bateau, aussi grand qu’une ville, est entièrement organisé, et certainement il fonctionnait déjà depuis un certain temps car son organisation était complète. C’est l’endroit où l’on forme les gens destinés à la vie supramentale. Ces gens (ou du moins une partie de leur être) avaient déjà subi une transformation supramentale parce que le bateau lui-même et tout ce qui était à bord, n’était ni matériel ni physique-subtil, ni vital ni mental: c’était une substance supramentale. Cette substance elle-même était du supramental le plus matériel, la substance supramentale la plus proche du monde physique, la première à se manifester. La lumière était un mélange d’or et de rouge, formant une substance uniforme d’un orange lumineux. Tout était comme cela – la lumière était comme cela, les gens étaient comme cela –, tout avait cette couleur, avec des nuances variées, cependant, qui permettaient de distinguer les choses les unes des autres. L’impression générale était d’un monde sans ombres: il y avait des nuances, mais pas d’ombres. L’atmosphère était pleine de joie, de calme, d’ordre; tout marchait régulièrement et en silence. Et en même temps, on pouvait voir tous les détails d’une éducation, d’un entraînement dans tous les domaines, grâce auquel les gens du bord étaient préparés.

Cet immense navire venait juste d’arriver au rivage du monde supramental et un premier groupe de gens qui étaient destinés à devenir les futurs habitants de ce monde supramental devait descendre. Tout était arrangé pour ce premier débarquement. Au débarcadère, se trouvaient postés un certain nombre d’êtres de très haute taille. Ce n’étaient pas des êtres humains, ils n’avaient jamais été hommes auparavant. Ce ne sont pas non plus les habitants permanents du monde supramental. Ils avaient été délégués d’en haut et postés là pour contrôler et surveiller le débarquement. J’avais la direction de tout cet ensemble depuis le début et tout le temps. J’avais moi-même préparé tous les groupes. Je me tenais en haut de la passerelle sur le bateau, appelant les groupes un à un et les faisant descendre au rivage. Les êtres de haute taille qui étaient postés là passaient en revue, pour ainsi dire, ceux qui débarquaient, autorisant ceux qui étaient prêts et renvoyant ceux qui ne l’étaient pas et qui devaient poursuivre leur entraînement à bord du navire. Comme je me trouvais là à regarder tout le monde, cette partie de ma conscience qui venait d’ici devint extrêmement intéressée: elle voulait voir et reconnaître tous les gens, voir comment ils étaient changés et vérifier ceux qui étaient pris immédiatement et ceux qui devaient rester pour continuer leur entraînement. Au bout d’un certain temps, comme j’étais là à observer, j’ai commencé à sentir que j’étais tirée en arrière pour que mon corps se réveille – une conscience ou une personne ici1 – et dans ma conscience, je protestais: «Non, non, pas encore! Pas encore, je veux voir les gens!» Je voyais et je notais avec un intérêt intense... Les choses continuèrent ainsi jusqu’au moment où, tout à coup, cette pendule ici se mit à sonner trois heures, ce qui me rappela violemment. Il y eut une sensation de chute soudaine dans mon corps. Je suis revenue avec un choc, mais avec toute ma mémoire parce que j’avais été rappelée très soudainement. Je restai tranquille, sans bouger, jusqu’à ce que je puisse ramener toute l’expérience et la garder.

Sur ce bateau, la nature des objets n’était pas celle que nous connaissons sur la terre; par exemple, les vêtements n’étaient pas faits d’étoffe, et cette chose qui ressemblait à de l’étoffe n’était pas fabriquée: elle faisait partie de leur corps, elle était faite de la même substance qui prenait différentes formes. Cela avait une sorte de plasticité. Quand un changement devait être effectué, il se faisait non par un moyen artificiel et extérieur mais par une opération intérieure, par une opération de la conscience qui donnait forme ou apparence à la substance. La vie créait ses propres formes. Il y avait une seule substance en toute chose; elle changeait la qualité de sa vibration suivant les besoins ou les usages.

Ceux qui étaient renvoyés pour un nouvel entraînement n’étaient pas d’une couleur uniforme: c’était comme si leur corps avait des taches d’une opacité grisâtre, d’une substance qui ressemblait à la substance terrestre; ils étaient ternes, comme s’ils n’avaient pas été entièrement imprégnés par la lumière, pas transformés. Ils n’étaient pas partout comme cela, mais par endroits.

Les êtres de haute taille sur le rivage n’étaient pas de la même couleur, du moins ils n’avaient pas cette teinte orange, ils étaient plus pâles, plus transparents. A l’exception d’une partie de leur corps, on ne pouvait voir que les contours de leur forme. Ils étaient très grands, ils semblaient n’avoir pas d’ossature et pouvoir prendre des formes selon leurs besoins. C’est seulement de la taille jusqu’aux pieds qu’ils avaient une densité permanente, que l’on ne sentait pas dans le reste de leur corps. Leur couleur était beaucoup plus pâle et contenait très peu de rouge, elle tirait plutôt sur l’or ou même le blanc. Les parties de lumière blanchâtre étaient translucides; elles n’étaient pas positivement transparentes, mais moins denses, plus subtiles que la substance orange.

Quand j’ai été rappelée et au moment où je disais «pas encore», j’ai eu chaque fois une rapide vision de moi-même, c’est-à-dire de ma forme dans le monde supramental. J’étais un mélange de ce qu’étaient ces êtres de haute taille et les êtres à bord du bateau. Le sommet de moi-même, particulièrement la tête, n’était qu’une silhouette dont le contenu était de couleur blanche avec une frange orange. Plus on descendait vers les pieds, plus la couleur ressemblait à celle des gens du bateau, c’est-à-dire orange; plus on remontait vers le sommet, plus c’était translucide et blanc, et le rouge diminuait. La tête n’était qu’une silhouette avec un soleil brillant à l’intérieur; il en sortait des rayons de lumière qui étaient l’action de la volonté.

Quant aux gens que j’ai vus à bord du bateau, je les reconnaissais tous. Certains étaient ici, à l’Ashram, certains venaient d’ailleurs, mais je les connais aussi. J’ai vu tout le monde, mais comme je savais que je ne me souviendrais pas de tous quand je reviendrais, j’ai décidé de ne donner aucun nom. D’ailleurs, ce n’est pas nécessaire. Trois ou quatre visages étaient très clairement visibles, et quand je les ai vus, j’ai compris le sentiment que j’ai eu ici, sur terre, en regardant dans leurs yeux: il y avait une joie si extraordinaire... Les gens étaient jeunes en général; il y avait très peu d’enfants et leur âge variait entre quatorze ou quinze ans environ, certainement pas en dessous de dix ou douze ans (je ne suis pas restée assez longtemps pour voir tous les détails). Il n’y avait pas de personnes très âgées, sauf quelques exceptions. La majorité des gens qui descendaient au rivage étaient d’un âge moyen, sauf quelques-uns. Déjà, avant cette expérience, certains cas individuels avaient été examinés plusieurs fois à un endroit où l’on examinait les gens capables d’être supramentalisés; j’ai eu alors quelques surprises et les ai notées; je l’ai même dit à certains. Mais ceux que j’ai fait débarquer aujourd’hui, je les ai vus très distinctement: ils étaient d’un âge moyen, ce n’étaient ni de jeunes enfants ni de vieilles gens, à quelques rares exceptions près, et cela correspondait assez à ce que j’attendais. J’ai décidé de ne rien dire, de ne pas donner de noms. Comme je ne suis pas restée jusqu’à la fin, il ne m’était pas possible de faire un tableau exact; le tableau n’était pas absolument clair ni complet. Je ne veux pas dire les choses à certains et ne pas les dire à d’autres.

Ce que je peux dire, c’est que le point de vue, le jugement, était basé exclusivement d’après la substance qui constituait les gens, c’est-à-dire s’ils appartenaient complètement au monde supra-mental, s’ils étaient faits de cette substance si particulière. Le point de vue adopté n’est ni moral ni psychologique. Il est probable que la substance dont leur corps était fait était le résultat d’une loi intérieure ou d’un mouvement intérieur qui, à ce moment-là, n’était pas en question. Du moins il est tout à fait clair que les valeurs sont différentes.

Quand je suis revenue, en même temps que le souvenir de l’expérience, je savais que le monde supramental est permanent, que ma présence là-bas est permanente, et que seul un chaînon manquant était nécessaire pour permettre la jonction dans la conscience et dans la substance, et c’est ce chaînon qui est en train de se construire. J’avais alors l’impression (une impression qui est restée pendant assez longtemps, presque un jour entier) d’une extrême relativité – non, pas exactement: l’impression que la relation entre ce monde-ci et l’autre changeait complètement le point de vue d’après lequel les choses doivent être évaluées ou appréciées. Ce point de vue n’avait rien de mental et il donnait un sentiment intérieur, étrange, que quantités de choses que nous considérons comme bonnes ou mauvaises ne le sont pas réellement. Il était très clair que tout dépendait de la capacité des choses, de leur aptitude à traduire le monde supramental ou à être en relation avec lui. C’était si complètement différent, parfois même si contraire à notre appréciation ordinaire! Je me souviens d’une petite chose que d’habitude nous considérons comme mauvaise, comme c’était drôle de voir qu’en vérité c’est une excellente chose! Et d’autres choses que nous considérons comme importantes n’ont en fait absolument aucune importance: que ce soit comme ceci ou comme cela, n’a aucune importance. Ce qui est très évident, c’est que notre appréciation de ce qui est divin ou non divin n’est pas correcte. J’ai même ri de certaines choses... Notre sentiment habituel de ce qui est anti-divin semble artificiel, semble basé sur quelque chose qui n’est pas vrai, pas vivant (d’ailleurs, ce que nous appelons la vie ici, ne me paraissait pas vivant par rapport à ce monde), en tout cas, ce sentiment devrait être basé sur notre relation entre les deux mondes et selon que les choses rendent cette relation plus facile ou plus difficile. Ceci rendrait alors toute différente notre appréciation de ce qui nous rapproche du Divin ou de ce qui nous en sépare. Chez les gens aussi, j’ai vu que ce qui les aide à devenir supramental, ou les en empêche, est très différent de ce qu’imaginent nos notions morales habituelles. J’ai senti combien nous sommes... ridicules.

(Puis Mère s’adresse aux enfants:)

Il y a une continuation de ceci, qui est comme le résultat, dans ma conscience, de l’expérience du 3 février, mais cela paraissait prématuré de le lire maintenant. Ça paraîtra dans le numéro d’avril, à la suite de cela.

Une seule chose – je tiens à vous le dire – qui me paraît, pour le moment, être la différence la plus essentielle entre notre monde et le monde supramental (et c’est seulement après être allée là-bas consciemment, avec la conscience qui fonctionne généralement ici, que cette différence m’est apparue avec ce que l’on pourrait appeler son énormité): tout ici, excepté ce qui se passe au-dedans et très profondément, m’est apparu absolument artificiel. Aucune des valeurs de la vie ordinaire, physique, n’est basée sur la vérité. Et de même que pour nous vêtir, nous sommes obligés de nous procurer de l’étoffe et de nous coudre des vêtements, de les mettre sur notre dos quand nous voulons les porter, de même pour nous nourrir, nous avons besoin de prendre des choses extérieures et de les mettre au-dedans de notre corps pour être nourris. Pour tout, notre vie est artificielle.

Une vie vraie, sincère, spontanée, comme dans le monde supramental, est un jaillissement des choses par le fait de la volonté consciente, un pouvoir sur la substance qui fait que cette substance s’accorde à ce que nous décidons qui doit être. Et celui qui a le pouvoir et la connaissance peut obtenir ce qu’il veut, tandis que celui qui ne les a pas n’a aucun moyen artificiel de se procurer ce qu’il désire.

Dans la vie ordinaire, tout est artificiel. Suivant le hasard de la naissance, de la situation, vous avez une position plus ou moins élevée ou une vie plus ou moins confortable, non pas parce que c’est l’expression spontanée, naturelle et sincère de votre manière d’être et de votre besoin intérieur, mais parce que le hasard des circonstances de la vie vous a mis en contact avec ces choses. Un homme absolument sans valeur peut être dans une position très élevée, et un homme qui aurait des capacités merveilleuses de création et d’organisation peut se trouver en train de peiner dans une situation absolument limitée et inférieure, alors qu’il serait un individu d’une utilité complète si le monde était sincère.

C’est cette artificialité, cette insincérité, ce manque complet de vérité, qui m’est apparu d’une façon tellement choquante que... on se demande comment, dans un monde aussi faux, nous pouvons avoir des appréciations véritables.

Mais au lieu de vous rendre chagrins, moroses, révoltés, insatisfaits, on a plutôt le sentiment de ce que j’ai dit pour finir: d’un ridicule tellement risible que pendant quelques jours j’étais prise de fou rire quand je voyais les choses et les gens! d’un fou rire absolument inexplicable, excepté pour moi, à cause du ridicule des situations.

Quand je vous ai conviés à un voyage dans l’inconnu, un voyage d’aventures, je ne savais pas que je disais si vrai, et je peux promettre à ceux qui sont prêts à tenter l’aventure, qu’ils feront des découvertes très intéressantes.

Sans date février 1958

(Quelques jours après l’expérience du 3 février, Mère a eu d’autres expériences qui en sont comme la continuation:)

Chacun promène avec soi, dans son atmosphère, ce que Sri Aurobindo a appelé les «Censeurs»; ce sont en quelque sorte des délégués permanents des forces adverses. Leur rôle est de critiquer impitoyablement chaque acte, chaque pensée, le moindre mouvement de la conscience, et de vous mettre devant les ressorts les plus cachés de votre conduite, de mettre en évidence la moindre vibration inférieure qui accompagne vos pensées ou vos actes apparemment les plus purs, les plus hauts.

Il ne s’agit pas ici de morale. Ces Messieurs ne sont pas des agents moralisateurs, encore qu’ils sachent très bien se servir de la morale! Et quand ils ont affaire à une conscience scrupuleuse, ils peuvent la harasser sans merci, à chaque minute lui chuchoter: «Tu n’aurais pas dû faire ceci, tu n’aurais pas dû faire cela, tu aurais dû plutôt faire telle chose, dire telle chose, maintenant tu as tout gâché, tu as commis une faute irréparable, vois comment tout est irrémédiablement perdu maintenant par ta faute.» Ils peuvent même posséder certaines consciences: vous chassez la pensée, et hop! elle revient deux minutes après; vous la chassez encore et elle est toujours là à vous marteler.

Chaque fois que je rencontre ces Messieurs, je leur fais bon accueil, car ils vous obligent à une sincérité absolue, ils dépistent la plus subtile hypocrisie et vous mettent à chaque instant en face de vos vibrations les plus secrètes. Et ils sont intelligents! d’une intelligence qui dépasse infiniment la nôtre: ils connaissent tout, ils savent retourner contre vous la moindre pensée, le moindre argument, la moindre action, avec une subtilité vraiment merveilleuse. Rien ne leur échappe. Mais ce qui donne une coloration adverse à ces êtres, c’est qu’ils sont d’abord et avant tout des défaitistes. Ils vous présentent toujours le tableau sous son jour le plus noir, au besoin ils défigurent vos propres intentions. Ce sont vraiment des instruments de sincérité. Mais ils oublient toujours une chose, volontairement, quelque chose qu’ils rejettent loin derrière comme si cela n’existait pas: c’est la Grâce divine. Ils oublient la prière, cette prière spontanée qui jaillit tout d’un coup du fond de l’être comme un appel intense et qui fait descendre la Grâce, et qui change le cours des choses.

Et chaque fois que vous avez accompli un progrès, que vous êtes passé à un niveau supérieur, ils vous remettent en présence de tous les actes de votre vie passée, et en quelques mois, quelques jours ou quelques minutes, ils vous font repasser tous vos examens, à un niveau supérieur. Et il ne suffit pas d’écarter la pensée, de dire: «Oh! je sais», et de jeter un petit manteau pour ne pas voir. Il faut faire face et vaincre, garder sa conscience pleine de lumière, sans le moindre tremblement, sans rien dire, sans la moindre vibration dans les cellules du corps, et alors l’attaque se dissout.

L’autre jour aussi, dans ton expérience supramentale, tu disais que les valeurs morales avaient perdu tout leur sens.

Mais nos conceptions du Bien et du Mal sont tellement dérisoires! tellement dérisoire notre idée de ce qui est proche du Divin ou loin du Divin! L’expérience de l’autre jour 3 février, a été pour moi révélatrice, j’en suis sortie complètement changée. J’ai compris tout d’un coup quantité de choses du passé, des actes, des parties de ma vie qui restaient inexplicables – en vérité, le plus court chemin d’un point à un autre n’est pas la ligne droite que les hommes imaginent!

Et tout le temps qu’a duré cette expérience, une heure (une heure de ce temps-là, c’est long), j’étais dans un état de gaieté extraordinaire, presque en état d’ébriété... La différence entre les deux consciences est telle que, quand on est dans l’une, l’autre semble irréelle, comme un rêve. Quand je suis revenue, j’ai été tout d’abord frappée par la futilité de la vie ici: nos petites conceptions d’en bas semblent tellement risibles, tellement comiques... Nous disons de certaines gens qu’ils sont fous, mais leur folie est peut-être une grande sagesse, d’un point de vue supra-mental, et leur conduite est peut-être proche de la vérité des choses – je ne parle pas des fous obscurs qui ont eu un accident au cerveau, mais de beaucoup d’autres fous incompréhensibles, les fous lumineux: ils ont voulu franchir la frontière trop vite et le reste n’a pas suivi.

Quand on regarde le monde des hommes depuis la conscience supramentale, le trait dominant est un sentiment d’étrangeté, d’artificialité – un monde absurde parce qu’il est artificiel. Ce monde est faux parce que son apparence matérielle n’exprime pas du tout la vérité profonde des choses. Il y a comme une dislocation entre l’apparence et l’intérieur. Ainsi, un homme qui a un pouvoir divin au fond de lui-même peut se trouver sur le plan extérieur dans une situation d’esclave. C’est absurde! Tandis que dans le monde supramental, c’est la volonté qui agit directement sur la substance, et la substance est obéissante à cette volonté. Vous voulez vous couvrir: la substance dans laquelle vous vivez prend imédiatement la forme d’un vêtement pour vous couvrir. Vous voulez vous déplacer d’un endroit à un autre: votre volonté suffit à vous transporter sans avoir besoin d’un véhicule, d’un artifice quelconque. Ainsi, le bateau de mon expérience n’avait besoin d’aucun mécanisme pour se mouvoir: c’était la volonté qui modifiait la substance suivant ses besoins. Quand il a fallu débarquer, le débarcadère a été formé de lui-même. Quand j’ai voulu faire débarquer les groupes, ceux qui devaient débarquer le savaient automatiquement sans que j’aie besoin de dire un mot, et ils venaient à tour de rôle. Tout se passait dans le silence, il n’y avait pas besoin de parler pour se faire comprendre; mais le silence lui-même, à bord du bateau, ne donnait pas cette impression artificielle qu’il donne ici. Ici, quand on veut le silence, il faut se taire: le silence, c’est le contraire du bruit. Là-bas, le silence était vibrant, vivant, actif et compréhensif, compréhensible.

L’absurdité ici, ce sont tous les moyens artificiels dont il faut user. N’importe quel imbécile a plus de pouvoir s’il a plus de moyens pour acquérir les artifices nécessaires. Tandis que dans le monde supramental, plus on est conscient et en rapport avec la vérité des choses, plus la volonté a de l’autorité sur la substance. L’autorité est une autorité vraie. Si vous voulez un vêtement, il faut avoir le pouvoir de le faire, un pouvoir réel. Si vous n’avez pas ce pouvoir, eh bien, vous restez nu. Aucun artifice n’est là pour suppléer au manque de pouvoir. Ici, pas une fois sur un million l’autorité n’est une expression de quelque chose de vrai. Tout est formidablement stupide.

Quand je suis redescendue («redescendue», c’est une façon de parler, car ce n’est ni en haut, ni en bas, ni dedans, ni dehors, c’est... quelque part), il m’a fallu un certain temps pour me réajuster. Je me souviens même d’avoir dit à quelqu’un: «Maintenant, nous allons retomber dans notre stupidité coutumière.» Mais j’ai compris beaucoup de choses et je suis revenue de là avec une force définitive. Maintenant, je sais que notre façon d’évaluer les choses ici-bas, notre petite morale, est sans rapport avec les valeurs du monde supramental.

Sans date 1958

Pour moi, le physique subtil est beaucoup plus réel que le monde déformé, mais il faut y être conscient pour voir, tandis que si l’on veut avoir un effet qui donne l’impression du merveilleux et du miracle, il faut que ce physique subtil devienne visible dans le monde matériel en dépit du mensonge. C’est cela qui fait la grande différence pour la conscience physique ordinaire: c’est qu’elle veut être en contact avec ça en dépit du mensonge, alors que la loi universelle est: sortez du mensonge et cela deviendra vrai pour vous.

Pour moi, ce monde subtil est beaucoup plus vrai que le monde matériel – beaucoup plus vrai, beaucoup plus tangible, concret, réel –, mais pour les autres, dans ce monde-ci, il faut, pour qu’ils croient aux mondes subtils, ou bien qu’ils aient un commencement d’expérience, ou bien qu’ils consentent à avoir confiance et à dire: «C’est bon, on nous dit que c’est comme cela par conséquent c’est comme cela.» Autrement pour être convaincus, ils veulent qu’en dépit du mensonge, dans le monde du mensonge, la vérité se manifeste. Leur attitude est la suivante: «Nous voulons bien admettre que ce soit possible, que ce soit réel, mais tant que ce ne sera pas manifesté ici, nous n’y croirons pas tout à fait.»

Tu veux parler du monde supramental?

Tout est la même chose: tout ce qui est vrai dans le monde, y compris tous les miracles dont on parle dans les contes de fées. Les choses se passent d’une façon tout à fait différente, qui apparaît miraculeuse pour la conscience physique, et qui l’est en effet pour elle puisque ces choses-là n’ont pas besoin des procédés physiques pour être. Comme je le disais:1 pour se déplacer il n’y a pas besoin de moyens de transport, pour se nourrir il n’est pas nécessaire de mettre des choses extérieures dans le corps, pour s’habiller il n’y a pas besoin de se revêtir de vêtements, etc.. Le jeu des forces est l’expression spontanée de la Vérité et de la Volonté vraie, de la vision vraie.

Et la question reste celle-ci: ceux qui ont vu et pour lesquels les choses se sont passées de cette manière (comme cette petite, par exemple, qui jouait avec les fées), est-ce que ce sont eux qui entrent dans cette conscience et qui se souviennent quand ils en sortent, ou est-ce que, vraiment, c’est cet état qui se manifeste ici? Pour moi, c’est encore une question.

Il est bien possible que, comme cela arrive à des gens qui ont le cœur simple et la pensée simple, ils ne se rendent pas compte que pendant un certain temps ils ont vécu dans une autre conscience et dans un autre monde, et que, rentrés dans les conditions ordinaires, ils se souviennent. Pour eux, cela ne fait pas de différence.

15 février 1958

J’ai eu la nuit dernière la vision de ce que pourrait devenir ce monde supramental si les gens n’étaient pas suffisamment préparés. La confusion qui existe à présent sur la terre n’est rien en comparaison de ce qui pourrait arriver. Imaginez que toute volonté puissante ait le pouvoir de transformer la matière selon son goût! Si le sens de l’unité collective ne croissait pas en proportion du développement de la puissance, le conflit qui en résulterait serait encore plus aigu et plus chaotique que nos conflits matériels.

25 février 1958

(A propos de la souffrance)

Ces choses de la surface ne sont pas dramatiques. Elles m’apparaissent de plus en plus comme des bulles de savon, surtout depuis le 3 février.

Il y a des gens qui viennent me voir désespérés, en larmes, dans ce qu’ils appellent de terribles souffrances morales; quand je les vois ainsi, je déplace un peu l’aiguille dans ma conscience qui vous contient, et quand ils s’en vont, ils se trouvent tout soulagés. C’est juste comme l’aiguille d’une boussole: on déplace un peu l’aiguille dans la conscience, et c’est fini. Naturellement, ça revient après, à cause de l’habitude. Ce ne sont rien que des bulles de savon.

J’ai connu aussi la souffrance, mais il y avait toujours une partie de moi-même qui savait se tenir en arrière à l’écart.

La seule chose qui m’apparaisse encore dans le monde comme intolérable, maintenant, ce sont toutes les détériorations physiques, les souffrances physiques, la laideur, l’impuissance à exprimer cette capacité de beauté qui est en chaque être. Mais ça aussi, ce sera conquis un jour. Là aussi, le pouvoir viendra un jour de déplacer un peu l’aiguille. Seulement, il faut monter plus haut dans la conscience: plus on veut descendre dans la matière, plus il faut s’élever dans la conscience.

Cela demandera du temps. Sri Aurobindo avait sûrement raison quand il parlait de quelques siècles.

février 1958

Hier matin, à propos d’une lettre de A.H., j’ai compris le symbolisme chrétien. Il se pourrait qu’il y ait des gens qui le comprennent... Tout d’un coup j’ai compris... C’est extrêmement métaphysique. Je suivais l’idée au point de vue métaphysique, de ce que nous disions hier: cette «faute» commise qui a permis que le monde soit devenu ce qu’il est, et qu’aussi loin qu’on puisse remonter, il y a toujours une question de «Comment c’est possible?» Ce n’était plus avec le mental que je voyais cela.

Je suis arrivée à la conclusion que la solution au point de vue pratique, c’est que la partie de l’humanité qui exprime dans sa vie et sa conscience cette Erreur devait... Ou plutôt: la partie de l’humanité – de la conscience humaine – qui est capable de s’unir au Supramental et de se libérer sera complètement transformée: elle avance vers une réalité future qui n’est pas encore exprimée dans sa forme extérieure. La partie qui est toute proche de la simplicité animale, de la Nature, sera réabsorbée dans la Nature et entièrement assimilée. L’idée de conscience mentale qui permet la perversion – qui rend poignante – la perversion mentale, sera abolie. Cela disparaîtra. Il n’y aura plus ces choses-là.

J’allais beaucoup plus loin dans la pensée, dans la vision. Je voyais tous les échelons, mais je ne les vois plus. Je ne peux plus expliquer – il y avait tout d’un coup la vision qui comprenait l’idée du rachat, de la rédemption. Ce n’était pas formulé avec des mots. L’idée que c’est seulement un acte de foi dans une intervention divine qui pouvait... qui était le moyen de salut. C’était l’idée de salut. J’ai compris le Christ et la foi dans le Christ. J’ai compris cela, et cela ne s’appliquait pas seulement au christianisme, le péché originel. J’avais compris ce que voulait dire le péché originel et la rédemption par la foi dans le Christ.

7 mars 1958

(Lettre de Satprem à Mère)

Kataragama, 7 mars 1958

Douce Mère,

Depuis mon départ, je n’ai pas cessé de sentir ta Force, presque constamment. Et j’éprouve une gratitude infinie que tu sois là, qu’il y ait ce fil de toi à moi pour me retenir à quelque chose dans ce monde. Simplement savoir que tu existes, que tu es là, que j’ai un but, un centre – je sens cela avec une reconnaissance infinie. Dans une rue de Madras, au lendemain de mon départ, j’ai tout à coup eu une expérience poignante: j’ai senti que s’il n’y avait pas «cela» en moi, je tomberais en petits morceaux sur le pavé, je m’écroulerais, il n’y aurait plus rien, rien. Et cette expérience reste. Quelque chose répète presque constamment, comme une litanie: «J’ai besoin de toi, besoin de toi, je n’ai que toi, toi seule au monde. Tu es tout mon présent, tout mon avenir, je n’ai que toi...» Mère je vis dans un état de besoin, comme une faim.

En route, je suis passé chez J. et E. qui vivent comme des pêcheurs indigènes, en pagne, dans une cocoteraie au bord de la mer. L’endroit est de toute beauté et la mer pleine de coraux multicolores. Ainsi j’ai tout à coup réalisé, en vingt-quatre heures, un vieux rêve – ou plutôt je me suis «purgé» d’un vieux rêve tenace: celui de vivre dans une île du Pacifique comme un simple pêcheur. Et j’ai vu soudain, en un éclair, que ce genre de vie manque totalement de centre. On «flotte» nulle part. Cela vous plonge dans une sorte d’inertie supérieure, une inertie illuminée et on perd toute substance vraie.

Quant à moi, je suis totalement dépaysé par ma nouvelle vie, comme arraché à moi-même. Je vis dans le temple, au milieu des poudja, avec de la cendre blanche sur le front, pieds nus, vêtu à l’hindoue, couché la nuit sur le ciment, nourri de currys impossibles, avec de bons coups de soleil pour achever la cuisson. Alors je suis tout accroché à toi, parce que si tu n’étais pas là, je m’écroulerais, tout serait tellement absurde. Tu es la seule réalité – je me redis cela comme une litanie. A part cela, je tiens très bien le coup physiquement. Mais dedans et dehors il ne reste plus rien, que toi. J’ai besoin de toi, c’est tout. Mère, ce monde est horriblement vide. J’ai vraiment le sentiment que je me volatiliserais si tu n’étais pas là. Enfin, il fallait sans doute que je fasse cette expérience... Peut-être pourrai-je en tirer quelque livre qui te servira. Nous sommes comme des enfants qui ont besoin de beaucoup de dessins pour comprendre et quelques bons coups pour réaliser notre totale stupidité.

Le Swami doit bientôt reprendre la route à travers Ceylan vers le 20 ou le 25 mars. Je vais donc errer avec lui, jusqu’en mai: début mai, il revient dans l’Inde. J’espère qu’alors ma leçon sera apprise et bien apprise. Au centre, j’ai bien compris, il n’y a que toi – mais ce sont les enfants terribles de la surface qu’il faut définitivement dresser.

Douce Mère, j’ai hâte de travailler pour toi. Voudras-tu encore de moi? Mère, j’ai besoin de toi, besoin de toi. Je voudrais te poser une question absurde: Penses-tu à moi? Je n’ai que toi, que toi au monde.

Ton enfant

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

11 mars 58

Mon cher enfant,

C’est bien, très bien – à vrai dire tout se passe comme prévu, comme le meilleur prévu. Et j’en suis heureuse.

A ta question je réponds: je ne pense pas à toi, je te sens; tu es avec moi, je suis avec toi, dans la lumière...

Ta place est restée vide ici; toi seul peut la remplir, et elle attend ton retour, quand le moment sera venu.

Dès que «les enfants terribles» de la surface auront aussi bien appris la leçon, tu n’auras qu’à annoncer ton retour, tu seras le bienvenu.

Avec toi toujours et partout.

Signé: Mère

3 avril 1958

(Lettre de Satprem à Mère)

Kataragama, 3 avril 1958

Douce Mère,

J’attendais que les choses soient bien établies en moi pour t’écrire à nouveau. Il s’est produit un changement important: on dirait que quelque chose s’est «accroché» en moi – peut-être ce que Sri Aurobindo appelle la «volonté centrale» – et je vis littéralement dans l’obsession de la réalisation divine. C’est cela que je veux, rien d’autre, c’est le seul but de la vie et j’ai compris enfin (pas avec la tête) que la réalisation extérieure dans le monde sera la conséquence de la réalisation intérieure. Alors mille et mille fois par jour je me répète: «Mère, je veux être ton instrument de plus en plus conscient, exprimer ta vérité, ta lumière. Je veux être ce que tu voudras, comme tu voudras, quand tu voudras.» Il y a en moi maintenant une sorte de besoin de perfection, une volonté d’abolir cet ego, une compréhension vraie que de devenir ton instrument, c’est en même temps trouver la parfaite plénitude de la personnalité. Alors je vis dans un état d’aspiration presque constante, je sens constamment ou presque ta force, et si je suis «distrait» quelques minutes j’éprouve comme un vide, un malaise qui me ramène à toi.

Et j’ai vu en même temps que c’est toi qui fais tout, toi qui aspires en moi, toi qui veux le progrès, et tout ce que «je» suis, moi, dans cette histoire, c’est un écran, un obstacle résistant. O Mère, brise cet écran, que je sois tout transparent devant toi, que ta force de transformation purifie tous les coins et les recoins de mon être, qu’il ne reste plus rien que toi et toi seule. O Mère, que tout mon être soit une expression vivante de ta lumière, de ta vérité.

Mère, du fond de mon être, je te fais une seule prière: être ton instrument de plus en plus parfait, devenir comme un glaive de lumière entre tes mains. Ah sortir de cet ego qui rabaisse tout, rapetisse tout, sortir de là! Tout est mensonge là-dedans.

Et moi qui ne comprenais rien à l’amour, je commence à deviner ce qu’est Satprem. Mère, ta grâce est infinie, elle m’a accompagné partout dans ma vie.

Nous sommes encore à Kataragama et remonterons seulement vers le 15 dans le Nord de Ceylan, à Jaffna, puis nous reviendrons dans l’Inde début mai, si les histoires de visa s’arrangent. C’est seulement dans l’Inde, au temple de Rameswaram, que je pourrai recevoir la robe orange. Je vis ici comme un sannyasin mais vêtu en blanc, à l’hindoue. C’est une vie nue, sans plus. J’ai vu d’ailleurs que la vérité n’est pas dans le dénuement mais dans le changement de conscience (le désir trouve toujours le moyen de se retrancher dans des tout petits détails, de toutes petites avidités stupides mais bien enracinées).

Mère, je vois toutes les petites mesquineries auxquelles se heurte ton œuvre divine. Détruis ma petitesse et prends-moi en toi. Que je sois sincère, intégralement sincère.

Je suis ton enfant avec une gratitude infinie.

Signé: Satprem

P.S. Mon organisme n’est pas en parfaite condition, à cause de la nourriture absurdement épicée, et de l’eau de la rivière qui sert à tout.


(Réponse de Mère)

Sri Aurobindo Ashram, 10.4.58

Mon cher enfant,

C’est avec une grande joie que je te recevrai quand tu reviendras, en mai.

Nous avons beaucoup de travail à faire ensemble, car j’ai tout gardé pour ton retour.

J’essaye d’être auprès de toi aussi matériellement que cela est possible, afin d’aider ton corps à passer l’épreuve victorieusement.

Je veux qu’il en sorte trempé pour toujours, au-dessus de toute attaque.

Que la joie de l’amour lumineux soit avec toi.

A bientôt,

Signé: Mère

Sans date 1958

(A propos d’un de ses propres commentaires sur le Dhamma-pada – «Les Mille» – Mère fait la remarque suivante:)

Tout cela a l’air dogmatique.

Chaque fois, ce n’est qu’UN aspect de la question; et alors, au fond, pour être vrai, il faudrait dire tout. Il faudrait dire que c’est un point de vue et qu’il y a tous les autres. Mais les gens, ça les noie! Ils n’aiment pas cela, ils sont contents d’attraper quelque chose de solide.

1er mai 1958

J’ai en ce moment, l’une après l’autre, toutes les expériences qu’il est possible d’avoir dans le corps. Hier et ce matin... oh! ce matin:

Je voyais là (centre du cœur), le Maître du Yoga; il n’était pas différent de moi mais quand même je le voyais, c’était même comme un peu coloré. Eh bien, il fait tout, il décide tout, il organise tout, avec une précision presque mathématique, et dans les plus petits détails – tout.

Faire la Volonté divine – il y a longtemps que je fais la sâdhanâ et je peux dire qu’il n’y a pas eu un jour que je ne fasse la Volonté divine. Eh bien, je ne savais pas ce que c’était! Je vivais dans tous les domaines intérieurs, depuis le physique subtil jusqu’aux régions les plus hautes, mais je ne savais pas ce que c’était... J’étais toujours obligée d’écouter, de me référer, de prêter attention. Là, plus rien: une béatitude! Il n’y a plus de problèmes, et tout se fait dans une telle harmonie! Même si l’on devait quitter son corps, on serait dans la béatitude. Et ça se ferait le mieux du monde.

C’est seulement maintenant que je commence à comprendre ce que Sri Aurobindo a écrit dans La Synthèse des Yoga! Et le mental humain, le mental physique apparaît tellement stupide, tellement stupide!

10 mai 1958

Ce matin, tout d’un coup, j’ai regardé mon corps (généralement je ne le regarde pas: je suis dedans à travailler), j’ai regardé mon corps et je me suis dit: «Voyons, qu’est-ce qu’un témoin dirait de ce corps?» (le témoin dont parle Sri Aurobindo dans La Synthèse des Yoga). Rien de très remarquable. Alors j’ai formulé cela comme suit (Mère lit une note manuscrite):

«Ce corps n’a ni l’autorité incontestée du Dieu, ni la sérénité imperturbable du sage.»

Alors quoi?

«Il n’est qu’un simple apprenti en surhumanité.»

C’est tout ce qu’il essaie de faire.

J’ai vu et compris très bien que j’aurais pu, en me concentrant, lui donner cette attitude d’autorité absolue de la Mère éternelle. Quand Sri Aurobindo m’a dit: «Vous êtes Elle», il a en même temps conféré à mon corps cette attitude d’absolutisme dans l’autorité. La vision intérieure de la vérité était là et, par conséquent, je me souciais fort peu des imperfections du corps physique – je ne m’en occupais pas et, à travers lui, je dictais. Sri Aurobindo faisait la sâdhanâ pour ce corps, qui n’avait qu’à rester constamment ouvert à son action.1

Après, quand il est parti et qu’il m’a fallu faire le yoga moi-même, pour être capable de tenir sa place physique j’aurais pu prendre l’attitude du Sage. Je l’ai fait puisque, à ce moment-là, au moment où il est parti, j’étais dans un état de sérénité sans égal. Quand il m’a dit en sortant de son corps et en entrant dans le mien: «Tu continueras, tu iras jusqu’au bout du travail», à ce moment-là j’ai imposé à ce corps une sérénité: la sérénité d’un détachement total. J’aurais pu rester comme cela.

Mais la sérénité absolue implique en quelque sorte le retrait de l’action, il fallait donc choisir l’un ou l’autre. Je me suis dit: «Je ne suis ni ceci exclusivement, ni cela exclusivement.» Et au fond, faire le travail de Sri Aurobindo, c’est réaliser le Supra-mental sur la terre. Alors j’ai commencé ce travail-là, et à vrai dire je n’ai demandé à mon corps que cela. Je lui ai dit: «Maintenant tu vas rectifier tout ce qui est démoli et, petit à petit, tu vas réaliser cette surhumanité intermédiaire entre l’homme et l’être supramental, c’est-à-dire ce que j’appelle le surhomme.»

Et c’est cela que j’ai fait depuis huit ans; et encore beaucoup plus depuis deux ans, depuis 1956. Alors là, c’est le travail de chaque jour, de chaque minute.

Voilà où j’en suis. J’ai renoncé à l’autorité incontestée du Dieu, j’ai renoncé à la sérénité inébranlable du Sage... pour devenir le surhomme. J’ai tout concentré là-dessus.

On verra.

J’apprends à travailler. Je ne suis qu’un apprenti, un simple apprenti: je suis en train d’apprendre le métier!


Peu après

C’est le corps, le corps physique qui résiste obstinément chez un nombre considérable de gens.

C’est beaucoup plus difficile pour les Occidentaux que pour les Indiens. La substance est comme pétrie de mensonge. Chez les Indiens, cela arrive aussi, bien entendu, mais généralement le mensonge est beaucoup plus dans le vital que dans le physique – le physique, tout de même, a servi à des corps qui ont appartenu à des êtres illuminés. La substance européenne semble pétrie de révolte; dans la substance indienne, cette révolte est mitigée par une influence de «surrender» (soumission). Quelqu’un me parlait l’autre jour de ses correspondants et je lui disais: mais dites-leur donc de lire, d’apprendre, de suivre La Synthèse des Yoga: ça vous mène tout droit au chemin. Alors il m’a répondu: «Oh! ils disent: il n’est question que de surrender; il n’est question que de surrender, toujours surrender...», et ils n’en veulent pas.

Ils n’en veulent pas! Même si le mental accepte, le corps et le vital refusent; le corps refuse, et il refuse avec une obstination de pierre.

N’est-ce pas par inconscience?

Non, dès qu’il est conscient, il est conscient de son propre mensonge! Il est conscient de cette loi-ci, de cette loi-là, de cette troisième loi, de cette quatrième loi, cette dixième loi – tout est «des lois». «Nous sommes soumis à la loi physique: cela produira tel résultat, et si vous faites ça, il se produira ceci, etc.» Non! ça sue par tous les pores! je le sais bien. Je le sais bien. Ça sue le mensonge. Dans le corps, on n’a aucune foi en la Grâce divine, aucune, aucune, aucune, aucune! Si l’on n’a pas subi la tapasya2 comme je l’ai subie, on dit: «Oui, toutes les choses intérieures, morales, tous les sentiments, toute la psychologie, tout ça c’est très bien; nous voulons le Divin et nous sommes prêts à nous... – mais enfin les faits matériels sont des faits matériels, ils ont leur réalité concrète: une maladie est une maladie, la nourriture est la nourriture, et la conséquence de tout ce que l’on fait est une conséquence, et quand on est...» – bah, bah, bah, bah, bah!

Il faut comprendre que ce n’est pas vrai – que ce n’est pas vrai, que c’est un mensonge, que tout cela n’est qu’un mensonge. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai!

Si nous acceptions le Suprême au-dedans de notre corps, si l’on avait l’expérience que j’ai eue il y a quelques jours:3 c’est la suprême Connaissance en action, avec la suppression totale de toutes les conséquences, passées et futures. Chaque seconde a son éternité et sa loi propre qui est une loi d’absolue vérité.

Quand j’ai eu cette expérience, j’ai compris qu’il y a seulement un mois j’étais encore en train de dire des imbécillités grosses comme des montagnes. J’ai ri, au point de presque approuver les gens qui disaient que «Tout de même, le Suprême ne va pas décider du nombre de morceaux de sucre que l’on met dans son café! C’est projeter sa manière d’être sur le Suprême.» Et c’est une imbécillité grosse comme l’Himalaya! C’est une ânerie, l’ânerie prétentieuse du mental qui se projette sur la vie divine et qui s’imagine que la vie divine est selon sa projection.

Le Suprême ne décide pas: Il sait. Le Suprême ne veut pas: Il voit. Et ça, à chaque millième de seconde, éternellement. C’est tout. Et c’est la seule condition vraie.

Je sais que l’expérience que j’ai eue l’autre jour est nouvelle et que j’ai été la première personne sur la terre à l’avoir. Mais c’est la seule chose qui soit vraie. Tout le reste...

J’ai commencé ma sâdhanâ quand je suis née, sans savoir que je la faisais. Je l’ai continuée à travers toute ma vie, il y a quatre-vingts années de cela, presque (on peut dire que peut-être pendant les trois ou quatre premières années de ma vie, c’était encore quelque chose qui bougeait dans l’inconscience). Et sâdhanâ volontaire, consciente, j’ai commencé à peu près à vingt-deux ou vingt-trois ans, sur un terrain préparé. J’en ai quatre-vingts passés: je n’ai pensé qu’à ça, je n’ai voulu que ça, je n’avais pas d’autre intérêt dans la vie, et je n’ai pas oublié une minute que c’était ça que je voulais. Ce n’étaient pas des périodes où l’on se souvient et des périodes où l’on oublie: ça a été continu, perpétuel, nuit et jour, depuis l’âge de vingt-quatre ans – et j’ai eu l’expérience pour la première fois il y a à peu près une semaine! Alors je dis que les gens qui sont pressés, les gens qui sont impatients, sont des idiots prétentieux.

...C’est un dur chemin. Je tâche de le rendre aussi confortable que possible, mais de toute façon c’est un dur chemin. Et il est évident que ça ne peut pas être autrement. On est traité à coups de poings et à coups de marteau jusqu’à ce qu’on comprenne. Jusqu’à ce qu’on soit dans cet état où tous les corps sont votre corps. Alors là, on commence à rire! On était vexé par ceci, on avait mal à cause de cela, on souffrait de ceci, de cela – oh! comme ça paraît drôle! Et ce n’est pas seulement la tête, c’est le corps qui trouve cela drôle!

(silence)

...et c’est tellement invétéré: toutes les réactions de la conscience corporelle sont comme cela, avec une sorte de contraction à l’idée de laisser intervenir un pouvoir supérieur.

(silence)

Au point de vue positif, je suis convaincue que nous sommes d’accord sur le résultat à obtenir, c’est-à-dire une consécration intégrale et sans réserve – dans l’amour, la connaissance, et l’action – au Suprême et a son oeuvre. Je dis au Suprême et à son œuvre parce que la consécration au Suprême seul n’est pas suffisante. Nous sommes ici, maintenant, pour cette réalisation supramentale et c’est ça qui est attendu de nous, mais pour pouvoir y parvenir, il faut que la consécration à ça soit totale, sans réserve, absolument intégrale. Cela, je pense que tu l’as compris, c’est-à-dire que tu as la volonté de le réaliser.

Au point de vue négatif – je veux parler des difficultés à surmonter –, l’un des obstacles les plus sérieux est la légitimation que la conscience extérieure ignorante et mensongère, la conscience ordinaire, donne à toutes les prétendues lois physiques, causes, effets et conséquences, à tout ce que la science a découvert physiquement, matériellement. Tout cela est une réalité indiscutable dans la conscience, une réalité qui se tient indépendante et absolue en présence de la Réalité divine éternelle.

Et c’est tellement automatique que c’est inconscient.

Quand il s’agit de mouvements comme la colère, les désirs, etc., on reconnaît qu’ils ont tort et qu’ils doivent disparaître, mais quand il est question des lois matérielles – du corps, par exemple, de ses besoins, de sa santé, de sa nourriture et de toutes ces choses –, elles ont une réalité concrète si solide, si compacte, si établie, que ça paraît absolument indiscutable.

Eh bien, pour pouvoir guérir cela, qui est de tous les obstacles le plus grand (cette habitude de mettre la vie spirituelle d’un côté et la vie matérielle de l’autre, de reconnaître aux lois matérielles leur droit d’existence), il faut prendre une résolution, c’est, coûte que coûte, de ne jamais légitimer aucun de ces mouvements.

Pour pouvoir voir le problème tel qu’il est, il est tout à fait indispensable, c’est-à-dire d’une façon première, de sortir de la conscience mentale, même de la transcription mentale (dans le mental le plus élevé) de la vision et de la vérité supramentales. On ne voit la chose telle qu’elle est, dans sa vérité, que dans la conscience supramentale, et si on essaie de l’expliquer, comme on est obligé de formuler mentalement, ça commence tout de suite à vous échapper.

Pour moi, je n’ai vu les choses qu’au moment de cette expérience,4 et comme un résultat de cette expérience. Mais même l’expérience elle-même est impossible à formuler, et dès que je me suis mise à faire effort pour la formuler, plus j’arrivais à formuler, plus la chose s’évanouissait, s’échappait.

Par conséquent, si l’on ne se souvient pas d’avoir eu l’expérience, on est laissé dans la même condition qu’avant, mais avec cette différence que, alors, on sait, et on peut savoir que ça (les lois matérielles) ne correspond pas à la vérité. C’est tout. Ça ne correspond pas du tout à la vérité et, par conséquent, si l’on veut être fidèle à son aspiration, il ne faut d’aucune façon légitimer tout cela. Il faut dire: c’est un mal dont nous souffrons pour le moment, pour une période intermédiaire, mais c’est un mal et c’est une ignorance. Parce que c’est vraiment une ignorance (ce n’est pas un mot): c’est une ignorance, ce n’est pas la chose telle qu’elle est, même quand notre corps tel qu’il est est en question. Par conséquent, nous ne légitimons rien. Nous disons: c’est un mal qu’il faut subir pour le moment jusqu’à ce que nous en sortions, mais nous ne reconnaissons pas à tout cela une réalité concrète. Ça n’a pas une réalité concrète, ça a une réalité mensongère – ce que nous appelons une réalité concrète est une réalité mensongère.

Et la preuve – j’ai une preuve parce que j’en ai l’expérience sur moi-même –, c’est que de la minute où l’on est dans l’autre conscience, la vraie conscience, toutes ces choses qui paraissent si réelles, si concrètes, changent instantanément. Il y a un nombre de choses, de conditions matérielles de mon corps – matérielles – qui ont changé instantanément. Ça n’a pas duré assez longtemps pour que tout change, mais il y a des choses qui ont changé et qui ne sont jamais revenues, qui sont restées changées. C’est-à-dire que si cette conscience-là était gardée constamment, ce serait le miracle perpétuel (ce que, de notre point de vue ordinaire, nous appelons miracle), le miracle fantastique et perpétuel! Mais au point de vue supramental, ce ne serait pas du tout un miracle, ce serait la chose la plus normale.

Donc, si l’on ne veut pas opposer une résistance obscure, inerte, obstinée à l’action du supramental, il faut, une fois pour toutes, admettre que nous ne devons rien légitimer de tout cela.

11 mai 1958

L’une des choses qui me fait le plus l’effet du miracle, c’est quand ces troupes obscures1 – vraiment des êtres tâmasiques,2 n’est-ce pas, avec des enfants qui crient, des gens qui toussent – quand tout cela arrive et que tout d’un coup... ça se tait.

Chaque fois que cela se produit, vraiment j’ai l’impression d’un miracle! Je dis tout de suite: «Oh! Seigneur, Ta Grâce est infinie!»


Il est arrivé une chose tout à fait curieuse dernièrement pendant une méditation. Je ne me souviens plus quand exactement, mais c’était un moment où il y avait beaucoup de visiteurs, la cour était pleine. Après peut-être quelques minutes au maximum, tout d’un coup, j’entends une voix distincte qui venait de ma droite dire: «AUM», comme ça. Et puis une seconde fois: «AUM». Cela m’a fait un effet! J’ai eu une émotion ici (geste) comme je n’en avais pas eu depuis des années, des années et des années. Et tout-tout-tout s’est rempli de lumière, de force: c’était absolument merveilleux. C’était une invocation et il y a eu une Présence éblouissante pendant toute la méditation.

Je me suis dit: qui a pu faire cela? Je n’étais pas sûre que ce n’était pas moi qui avais entendu, alors j’ai demandé. On m’a répondu: «Mais c’est le bateau qui s’en allait!» Il y avait un bateau, en effet, et le bateau était parti la nuit – cela, c’est en faveur de ceux qui ont dit que c’était le bateau; mais pour moi, c’était quelqu’un parce que j’ai senti quelqu’un là et j’ai pensé: oh! si quelqu’un, dans la ferveur de son âme, disait cela dans ce... je pourrais dire un silence athée. Parce que les gens ici ont tellement peur de suivre la tradition, d’être les esclaves des vieilles choses, que tout ce qui ressemble de près ou de loin à la religion, ils l’envoient promener.

C’était très curieux, parce que mon premier mouvement a été un ahurissement: comment se fait-il qu’il y ait quelqu’un... N’est-ce pas, il y a eu un ahurissement, mais le quart, pas même le quart d’une seconde. Et puis alors...

En tout cas, si ce n’était pas un homme, si c’était le bateau, c’est le bateau qui l’a fait! Parce que c’était ça – c’était ça, ce n’était pas autre chose qu’une invocation. Et le résultat a été fantastique!

Les gens ont pensé tout de suite: oh! c’est le bateau. Eh bien, même si c’était le bateau, c’était le bateau qui disait AUM!

Et je me suis demandé: si l’on répétait le mantra que nous avons entendu l’autre jour3 [Aum Namo Bhagavaté...] pendant la demi-heure de la méditation, qu’est-ce qui arriverait?

Qu’est-ce qui arriverait?

Et ces choses-là ont une action sur mon corps. C’est curieux, ça coagule quelque chose: toute la vie cellulaire devient une masse solide, compacte, et d’une concentration formidable – et une seule vibration. Au lieu de toutes les vibrations habituelles du corps, il n’y a plus qu’une seule vibration. Cela devient dur comme une pierre, tout dans une seule concentration, comme si toutes les cellules du corps avaient...

J’en étais raide. Quand la scène de la forêt4 a été finie, j’étais tellement raide que j’étais comme ça (geste): une seule masse.

17 mai 1958

Au fond, quand moi, je serai parfaite, automatiquement je crois que tout le reste deviendra parfait. Mais il ne me paraît pas possible de devenir parfaite sans qu’il y ait un commencement de réalisation de l’autre côté. Alors ça va comme ça, d’un côté et puis de l’autre, et nous avançons cahin-caha comme un homme ivre!

30 mai 1958

(A propos des forces adverses)

Je me suis aperçue d’une chose, c’est que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, au moins, c’est une excuse que les gens se donnent à eux-mêmes. J’ai vu que, pratiquement, presque tous les gens qui m’écrivent: «Je suis violemment attaqué par des forces adverses», c’est une excuse qu’ils donnent. C’est qu’il y a des choses dans leur nature qui ne veulent pas céder, alors ils mettent tout le blâme sur les forces adverses.

Au fond, je m’oriente de plus en plus vers quelque chose où le rôle de ces forces adverses sera réduit à un rôle d’examinateur – c’est-à-dire qu’elles sont là pour mettre à l’épreuve votre sincérité dans la recherche spirituelle. Ce sont des éléments qui ont leur réalité dans l’action et pour le travail (c’est leur grande réalité), mais quand on dépasse une certaine région, tout cela s’atténue au point de ne plus être si net et si tranché. Dans le monde occulte, ou plutôt si l’on regarde le monde du point de vue occulte, ces forces adverses sont très réelles, leur action est très réelle, tout à fait concrète, et leur attitude vis-à-vis de la réalisation divine est positivement hostile, mais dès que l’on dépasse ce domaine et qu’on entre dans le monde spirituel où il n’y a plus que le Divin, qui est toute chose, et où il n’y a rien qui ne soit divin, alors ces «forces adverses» deviennent une partie du jeu total et on ne peut plus les appeler des «forces adverses»: c’est seulement une attitude qu’elles ont prise; pour dire plus exactement, c’est seulement une attitude que le Divin a prise dans son jeu.

Cela fait encore partie de ces dualités dont Sri Aurobindo parle dans La Synthèse des Yoga, ces dualités qui se résorbent. Je ne sais pas s’il a parlé de celle-là, je ne le crois pas, mais c’est la même chose. C’est encore une façon de voir. Il nous a parlé de la dualité Personnel-Impersonnel, Ishwara-Shakti, Pourousha-Prakriti... il y en a encore une: le Divin et l’anti-divin.

6 juin 1958

Tout est la même chose, seulement on peut réserver le mot de réalisation pour quelque chose qui est durable, qui ne passe pas. Mais tout s’efface sur la terre – tout s’efface, il n’y a rien qui reste. Alors, dans ce sens-là, il n’y a jamais eu de réalisation parce que tout s’efface. Il n’y a jamais rien qui soit permanent. Moi, je sais pour moi-même: je fais la sâdhanâ on pourrait dire au galop, jamais deux expériences ne sont identiques et ne se reproduisent de la même manière. Dès que quelque chose est établi, imédiatement commence la chose suivante. Alors ça a l’air de s’effacer, mais ça ne s’efface pas: c’est la base sur laquelle se construit la chose suivante.


Ce matin, j’ai eu une expérience intéressante pendant que j’étais au balcon: l’expérience de l’effort humain sous toutes ses formes et à travers les âges pour s’approcher du Divin. Et c’était comme si, de plus en plus, je m’élargissais afin que soient contenues dans l’Œuvre actuelle toutes les formes et toutes les manières d’approcher le Divin que les hommes ont tentées.

C’était représenté comme par une image dans laquelle j’étais vaste comme l’Univers, et chaque façon d’approcher le Divin était comme une petite image avec la forme caractéristique de cette approche. Et j’avais cette impression: pourquoi est-ce que les gens, toujours, se limitent, se limitent: étroit, étroit, étroit! Ils ne comprennent que quand c’est étroit.

Prenez tout! Prenez tout au-dedans de vous. Et alors vous commencerez à comprendre – vous commencerez.


Cette sorte de renversement de la conscience dont je parlais l’autre soir, c’est-à-dire le premier contact avec le Divin supérieur, c’est ce que j’ai eu en 1910, et ça a changé complètement toute la vie.

A partir de ce moment-là, il y avait cette conscience que tout ce que l’on fait est l’expression de la Volonté divine en soi. Mais c’est la Volonté divine au centre de soi, et pendant un temps il était resté une activité dans le mental physique. C’est cela qui s’est arrêté ici, deux ou trois jours après avoir vu Sri Aurobindo pour la première fois en 1914, et ça n’a jamais recommencé. C’était le silence. Et la conscience s’est établie au-dessus de la tête.

Dans la première expérience (de 1910), la conscience était établie dans les profondeurs psychiques de l’être, et de là, il y avait le sentiment de ne plus faire que ce que le Divin voulait – c’était la conscience que la Volonté divine était toute-puissante, qu’il n’y avait plus de volonté personnelle, mais il y avait encore une activité mentale et il fallait faire taire tout. En 1914, ça s’est tu et la conscience s’est établie au-dessus de la tête. Là (cœur) et là (dessus de la tête) c’est toujours en rapport.

Est-ce que l’un exclut l’autre?

C’est en même temps, c’est la même chose. Quand on commence à devenir vraiment conscient, on s’aperçoit que cela dépend des activités, de ce que l’on a à faire. Quand on fait un certain genre de travail, c’est dans le cœur que la Force se rassemble pour rayonner, et quand on fait un autre genre de travail, c’est au-dessus de la tête que la Force se concentre pour rayonner, mais les deux ne sont pas séparés: le centre d’activité est ici ou là suivant ce que l’on a à faire.

Quant à la dernière expérience,1 je ne peux pas dire qu’il n’y ait personne qui l’ait eue parce que quelqu’un comme Ramakrishna, des gens comme cela, peuvent l’avoir eue. Mais je n’en suis pas sûre pour la raison que, quand j’avais cette expérience-là (pas la Présence divine, parce que ça, je l’avais sentie depuis longtemps dans les cellules, mais l’expérience que seul le Divin agit dans le corps, qu’il est devenu le corps, et cela en gardant son caractère d’omniscience et d’omnipotence divines), eh bien, tout le temps que c’était activement comme cela, il était absolument impossible qu’il y ait le moindre désordre dans le corps, et non seulement dans le corps, mais dans toute la matière environnante. C’était comme si tous les objets obéissaient, et sans avoir besoin de décider d’obéir: c’était automatique. C’était une harmonie divine dans tout (cela s’est produit dans mon cabinet de toilette, là-haut, certainement pour démontrer que c’était dans les choses les plus triviales), dans tout, constamment. Alors si cela s’établit d’une façon permanente, il ne peut plus y avoir de maladies, c’est impossible. Il ne peut plus y avoir d’accidents, il ne peut plus y avoir de maladies, il ne peut plus y avoir de désordres, et toutes les choses (probablement d’une façon progressive) doivent s’harmoniser comme c’était harmonisé: tous les objets de la salle de bains étaient pleins d’un enthousiasme de joie – tout obéissait, tout!

Mais quand j’ai commencé à avoir un contact avec les gens, alors cela c’est un petit peu estompé, parce que c’était la première expérience; j’ai vraiment eu l’impression que c’était une première expérience, c’est-à-dire que c’était nouveau sur la terre. Parce que cette expérience d’identité absolue de la volonté avec la Volonté divine, je l’avais eue depuis 1910, elle ne m’avait jamais quittée. Ce n’est pas cela, c’est autre chose. C’est la matière qui devient le divin. Et c’est venu vraiment avec l’impression que c’était une chose qui se passait pour la première fois sur la terre. Il est difficile de dire, mais Ramakrishna est mort d’un cancer, et maintenant que j’ai l’expérience, je sais d’une façon absolue que c’est impossible. S’il avait décidé de s’en aller parce que le Divin voulait qu’il s’en aille, c’aurait été un départ organisé, dans l’harmonie totale et la volonté totale, tandis que cette maladie, c’est un moyen de désordre.

Est-ce que cette expérience du 1er mai a un rapport avec la manifestation supramentale de 1956? C’est une expérience supramentale?

C’est le résultat de la descente de la substance supramentale dans la Matière. C’est seulement elle qui peut rendre cela possible, c’est ce qu’elle a mis dans la Matière physique. C’est un ferment nouveau. Au point de vue matériel, elle lui enlève de son tamas, de sa lourdeur inconsciente; au point de vue psychologique, de son ignorance et de son mensonge. La Matière est subtilisée. Mais certainement, c’est venu seulement comme une première expérience, pour montrer comment ce sera.

C’est un état, vraiment d’omniscience et d’omnipotence absolues, dans le corps. Et ça modifie toutes les vibrations environnantes.

Il est probable que la plus grande résistance sera dans les êtres les plus conscients, à cause du manque de réceptivité mentale, du Mental lui-même qui veut que les choses continuent (comme Sri Aurobindo l’a écrit) selon leur mode d’ignorance. La matière soi-disant inerte est beaucoup plus facilement responsive – beaucoup plus: elle ne résiste pas. Et je suis convaincue que chez les plantes, par exemple, chez les animaux, la réponse sera beaucoup plus prompte que chez les hommes. Il sera plus difficile d’avoir à agir sur un mental très organisé: les êtres qui vivent dans une conscience mentale tout à fait cristallisée, organisée, c’est dur comme de la pierre! Ça résiste. Certainement, selon mon expérience, ce qui est inconscient suivra plus facilement. C’était délicieux de voir l’eau dans le robinet, le dentifrice dans la bouteille, le verre, le chiffon, tout cela, ça vous avait des allures de joie et d’adhésion! Il y a beaucoup moins d’ego, n’est-ce pas, ce n’est pas un ego conscient.

L’ego devient de plus en plus conscient et résistant à mesure que l’être se développe. Des êtres très primitifs, très simples, des petits enfants, répondront en premier, parce qu’ils n’ont pas d’ego organisé. Mais ces grands personnages! Des gens qui ont travaillé sur eux-mêmes, qui se sont maîtrisés, qui sont organisés, qui ont un ego comme fait d’acier, ce sera difficile pour eux.

A moins qu’ils ne passent par-delà et qu’ils aient la connaissance spirituelle suffisante pour pouvoir faire abdiquer l’ego, alors là, naturellement, la réalisation sera beaucoup plus grande – elle sera plus difficile à effectuer, mais le résultat sera beaucoup plus complet.

Quand tu as eu cette expérience du 3 février 1958 (le bateau supramental), la vision de ta conscience habituelle, qui est pourtant une Conscience-de-Vérité, ne te semblait plus vraie du tout. Est-ce que tu as vu des choses que tu n’avais jamais vues, ou tu les as vues autrement?

Oui, on passe dans un autre monde.

Cette conscience-ci est vraie par rapport à ce monde-ci tel qu’il est, mais l’autre... c’est tout à fait autre chose. Il faut une adaptation pour que les deux puissent se toucher, autrement on saute de l’une à l’autre. Et cela, ça ne va pas. Il faut qu’il puisse y avoir un passage progressif entre les deux. Cela veut dire qu’il y a toute une quantité d’échelons de conscience qui manquent. Il faut que cette conscience-ci se joigne consciemment à cette conscience-là, et cela veut dire une multitude d’échelons qui passent de l’un à l’autre. Alors on pourra monter progressivement, et le tout montera.

Cela aura une action un peu comme ce qui a été décrit quand on a parlé du Jugement dernier. C’était une forme tout à fait symbolique de quelque chose qui vous donne le discernement entre ce qui appartient au monde du mensonge qui doit disparaître, et ce qui appartient à ce même monde d’ignorance et d’inertie, mais qui peut se transformer. L’un ira d’un côté et l’autre de l’autre. Tout ce qui peut se transformer va s’imprégner de plus en plus de cette nouvelle substance et de cette nouvelle conscience au point de monter vers elle et de servir de lien entre les deux, mais tout ce qui est incorrigiblement du mensonge et de l’ignorance disparaîtra. Cela a été prédit aussi dans la Guîtâ: parmi ce que nous appelons les forces adverses ou anti-divines, celles qui sont capables de se transformer monteront, s’en iront vers la conscience nouvelle, tandis que tout ce qui est irrévocablement dans la nuit et dans la mauvaise volonté sera détruit, disparaîtra de l’Univers. Et il y aura certainement toute une partie de l’humanité qui a répondu d’une façon un peu trop... enthousiaste à ces forces, qui disparaîtra avec elles. Et cela, c’est ce que les gens ont traduit dans cette conception du Jugement dernier.

Sans date (juin 1958)

(Au moment de publier dans le «Bulletin» de l’Ashram l’Entretien suivant, du 19 mars 1958, Mère a rajouté certains commentaires qui rejoignent directement la précédente conversation sur le Jugement dernier et Elle y a incorporé tout un passage de la conversation de fin février 1958 à ce même sujet.)

Une chose paraît évidente, c’est que l’humanité est arrivée à un certain état de tension générale – tension dans l’effort, tension dans l’action, tension même dans la vie quotidienne –, avec une suractivité si excessive, une trépidation si généralisée, que l’ensemble de l’espèce semble être arrivé à un point où il faille faire éclater une résistance et surgir dans une conscience nouvelle, ou bien retomber dans un abîme d’obscurité et d’inertie.

Cette tension est si totale et si généralisée que quelque chose doit évidemment se briser. Cela ne peut pas continuer ainsi. On peut prendre cela comme un signe certain de l’infusion dans la matière d’un principe nouveau de force, de conscience, de pouvoir, qui, par sa pression même, produit cet état aigu. Extérieurement, on pourrait s’attendre aux vieux moyens employés par la Nature quand elle veut produire un bouleversement; mais il y a un caractère nouveau, qui n’est visible évidemment que dans une élite, mais même cette élite est suffisamment généralisée – ce n’est pas localisé en un point, un endroit du monde, on en trouve des signes dans tous les pays, sur toute la terre: la volonté de trouver une solution ascendante, nouvelle, plus haute, un effort pour surgir vers une perfection plus vaste, plus comprehensive.

Certaines idées d’une nature plus générale, plus étendue, plus collective pourrait-on dire, sont en train de s’élaborer et d’agir dans le monde. Et les deux vont de pair: une possibilité de destruction plus grande et plus totale, une invention qui augmente éperdument la possibilité de la catastrophe, une catastrophe qui serait beaucoup plus massive qu’elle ne l’a jamais été; et en même temps, la naissance, ou plutôt la manifestation d’idées et de volontés beaucoup plus hautes et plus compréhensives qui, lorsqu’elles seront entendues, apporteront un remède plus étendu, plus vaste, plus complet, plus parfait qu’auparavant.

Cette lutte, ce conflit entre les forces constructives d’évolution ascendante, de réalisation de plus en plus parfaite et divine, et des forces de plus en plus destructives – puissamment destructives, des forces d’une folie qui échappe à tout contrôle –, est de plus en plus évident, marqué, visible, et c’est une sorte de course ou de lutte à qui arrivera le premier à son but. Il semblerait que toutes les forces adverses, anti-divines, les forces du monde vital, soient descendues sur la terre, qu’elles s’en servent comme de leur champ d’action, et qu’en même temps une force spirituelle plus haute, plus puissante, nouvelle, soit aussi descendue sur la terre pour y amener une vie nouvelle. Cela rend la lutte plus aiguë, plus violente, plus visible, mais il semble aussi, plus définitive, et c’est pourquoi l’on peut espérer arriver à une solution prochaine.

Il y avait un temps, pas si lointain, où l’aspiration spirituelle de l’homme était tournée vers une paix silencieuse, inactive, détachée de toutes les choses de ce monde, une fuite hors de la vie, justement pour éviter le combat, pour monter au-dessus de la lutte, pour se libérer de l’effort; c’était une paix spirituelle où, avec la cessation de la tension, de la lutte, de l’effort, cessait aussi la souffrance sous toutes ses formes, et c’était considéré comme la vraie, l’unique expression de la vie spirituelle et divine. C’était cela que l’on considérait comme la grâce divine, l’aide divine, l’intervention divine. Et encore maintenant, à cette époque d’angoisse, de tension, de surtension, cette paix souveraine est de toutes les aides la mieux reçue, la bienvenue, le soulagement que l’on demande et que l’on espère. Encore, pour beaucoup, c’est le vrai signe de l’intervention divine, de la grâce divine.

En fait, quoi que l’on veuille réaliser, il faut commencer par établir cette paix, parfaite et immuable, c’est la base sur laquelle on doit travailler; mais à moins que l’on ne songe à une libération exclusive, personnelle et égoïste, on ne peut pas s’en tenir là. Il y a un autre aspect de la grâce divine, l’aspect de progrès qui remportera la victoire sur tous les obstacles, l’aspect qui projettera l’humanité dans une réalisation nouvelle, qui ouvrira les portes d’un monde nouveau, qui fera que non seulement quelques élus pourront bénéficier de la réalisation divine, mais que leur influence, leur exemple, leur pouvoir, apportera au reste de l’humanité une condition nouvelle et meilleure.

Cela ouvre des routes de réalisation dans l’avenir, des possibilités qui sont déjà prévues, où toute une partie de l’humanité, toute celle qui s’est ouverte consciemment ou inconsciemment aux forces nouvelles, sera comme soulevée vers une vie plus haute, plus harmonieuse, plus parfaite... Si les transformations individuelles n’y sont pas toujours permises ni possibles, il y aura une sorte de soulèvement de l’ensemble, d’harmonisation du tout, qui fera qu’un ordre nouveau, une harmonie nouvelle pourront s’établir et que l’angoisse du désordre et des luttes actuelles pourra disparaître et être remplacée par un ordre pour permettre un fonctionnement harmonieux du tout.

Il y aura d’autres conséquences, qui tendront par un moyen opposé à faire disparaître ce que l’intervention du mental dans la vie a créé de perversion, de laideur, tout un ensemble de déformations qui ont aggravé la souffrance, la misère, la pauvreté morale, toute une zone de misère sordide et repoussante qui fait de toute une part de la vie humaine quelque chose de si effroyable. Ça, cela doit disparaître. Ça, c’est ce qui fait que l’humanité, sur tant de points, est infiniment inférieure à la vie animale dans sa simplicité et dans ce qu’elle a de spontanément naturel, d’harmonieux malgré tout. Jamais la souffrance chez les animaux n’est aussi misérable, sordide, qu’elle ne l’est dans toute une section de l’humanité qui a été pervertie par l’emploi d’une mentalité exclusivement utilisée pour des besoins égoïstes.

Il faut monter au-dessus, surgir dans la Lumière et l’Harmonie, ou retomber au-dessous dans la simplicité d’une vie animale et saine, sans perversion.

(Après un temps de silence, Mère ajoute ceci:)

Mais ceux qui ne pourront pas être soulevés, ceux qui se refusent au progrès, perdront automatiquement l’usage de la conscience mentale et retomberont à un échelon infra-humain.

Je vais te dire une expérience qui m’est venue et qui t’aidera à mieux comprendre. C’était peu de temps après l’expérience supramentale du 3 février et j’étais encore dans cet état où les choses du monde physique semblaient si loin, si absurdes. Un groupe de visiteurs avait demandé la permission de me saluer et ils sont venus un soir au Terrain de Jeu. C’étaient des gens riches, c’est-à-dire qu’ils avaient plus d’argent qu’il ne leur en fallait pour vivre. Parmi eux, il y avait une femme en sari; elle était très grosse, son sari était arrangé de manière à cacher son corps. Quand elle a voulu se pencher pour recevoir mes bénédictions, un coin du sari s’est ouvert, découvrant une partie du corps, un ventre nu. Un ventre énorme. J’ai reçu cela comme un choc... Il y a des gens obèses qui n’ont rien de répugnant, mais j’ai vu tout à coup la perversion, la pourriture que cachait ce ventre, c’était comme un énorme abcès qui exprimait l’avidité, le vice, la dépravation du goût, le désir sordide et qui se satisfait comme aucun animal ne le ferait, avec grossièreté, et surtout avec perversité. J’ai vu la perversion d’un mental dépravé mis au service des appétits les plus bas. Alors tout d’un coup, quelque chose a jailli de moi, une prière, comme un Véda: «O Seigneur, c’est cela qui doit disparaître!»

On comprend très bien que la misère physique, l’inégalité de la répartition des biens de ce monde, pourrait être changée, on imagine des solutions économiques et sociales qui pourraient y remédier, mais cette misère-là, la misère mentale, la perversion vitale, c’est cela qui ne peut pas changer, qui ne veut pas changer. Et ceux qui appartiendront à cette sorte d’humanité, d’avance ils sont condamnés à la désintégration.

C’est cela, le sens du péché originel: la perversion qui a commencé avec le mental.

La partie de l’humanité, de la conscience humaine, qui est capable de s’unir au supramental et de se libérer, sera complètement transformée: elle avance vers une réalité future qui n’est pas encore exprimée dans sa forme extérieure; la partie qui est toute proche de la simplicité animale, de la Nature, sera réabsorbée dans la Nature et étroitement assimilée. Mais cette partie corrompue de la conscience humaine, qui par son mauvais usage du mental permet la perversion, sera abolie.

Cette sorte d’humanité fait partie d’un essai infructueux – à supprimer. Comme il y a eu d’autres espèces avortées qui ont disparu au cours de l’histoire universelle.

Certains prophètes du passé ont eu cette vision apocalyptique, mais comme d’habitude les choses ont été mélangées, et ils n’ont pas eu, en même temps que leur vision de l’apocalypse, la vision du monde supramental qui viendra soulever la partie consentante de l’humanité et transformer ce monde physique. Alors, pour donner un espoir à ceux qui sont nés là-dedans, dans cette partie pervertie de la conscience humaine, ils ont enseigné la rédemption par la foi: ceux qui ont foi en le sacrifice du Divin dans la matière seront automatiquement sauvés, dans un autre monde – la foi toute seule, sans la compréhension, sans l’intelligence. Ils n’ont pas vu le monde supramental, ni que le grand Sacrifice du Divin dans la matière est celui de l’involution qui doit aboutir à la totale révélation du Divin dans la matière elle-même.

Sans date (juin 1958?)

(Desc: Cette note a été écrite de la main de Mère.)

Nous préparons sur terre le point d’attache, de communication et de jonction entre la conscience humaine mentale et terrestre, et la Conscience supramentale et surhumaine. C’est tout un monde intermédiaire qui s’élabore, une création nouvelle qui se manifeste et se matérialise.

Ici-bas, pour se réaliser, cette création doit utiliser les moyens et les pouvoirs matériels déjà existants, mais d’une manière nouvelle, adaptée aux besoins nouveaux. L’un des pouvoirs les plus essentiels est le pouvoir financier.

22 juin 1958

(Desc: Note manuscrite de Mère.)

Ne me posez pas de questions sur les détails de l’existence matérielle de ce corps: ils n’ont en eux-mêmes aucun intérêt et ne doivent pas retenir l’attention.

A travers toute ma vie, sciemment ou sans le savoir, j’ai été ce que le Seigneur a voulu que je sois et j’ai fait ce que le Seigneur a voulu que je fasse – c’est cela seul qui compte.

2 juillet 1958

Ramdas1 doit être une continuation de la ligne Chaïtanya, Râmakrishna, etc..

(silence)

Un sujet pour ce soir...

Une chose que je n’ai jamais dite complètement. D’une part, l’attitude comme celle de ces gens dans le film d’hier soir:2 Dieu est tout, Dieu est partout, Dieu est dans celui qui vous assome (comme écrit Sri Aurobindo: «God made me good with a blow, shall I tell Him: O Mighty One, I forgive you your harm and cruelty but do it not again»!3), une attitude qui, si elle est poussée jusqu’à sa conséquence maximum, accepte le monde comme il est: le monde est l’expression parfaite de la Volonté divine; et d’autre part, l’attitude de progrès et de transformation. Pour cela, il faut admettre qu’il y a, dans le monde, des choses qui ne sont pas comme elles devraient être.

Dans La Synthèse des Yoga, Sri Aurobindo dit quelquefois: cette idée de bon et de mauvais, de pur et d’impur, cette notion est nécessaire pour l’action; mais les puristes tels que Chaïtanya, Râmakrishna et les autres ne l’admettent pas; ils n’admettent pas que ce soit indispensable pour l’action. Ils disent simplement: c’est parce que vous acceptez l’action comme une chose nécessaire et cela va contre votre perception du Divin en toutes choses.

Comment concilier les deux?

Je me souviens que j’ai essayé une fois d’en parler, mais personne ne m’a suivie et personne ne m’a même comprise, alors je n’ai pas insisté. C’est resté, je n’en ai jamais rien fait parce que l’on n’a pas pu en tirer quoi que ce soit, un sens quelconque. Mais maintenant je pourrais donner une réponse très simple:

Laissez donc le Suprême faire le travail; c’est Lui qui doit progresser, ce n’est pas vous!

Ramdas ne considère pas du tout que le monde soit bien tel qu’il est.

Non, mais ces gens-là, je les connais, je les connais à fond! Chaïtanya, Râmakrishna, Ramdas, je les connais à fond, ils sont pour moi tout ce qu’il y a de plus familiers: ça ne les gêne pas. Ce sont des gens qui vivent dans un sentiment, qui ont une expérience tout à fait concrète, qui vivent dans cette expérience et ils se moquent bien si, dans leur formation (ils ne l’ont même pas cristallisée, ils la laissent comme cela, flottante), il y a des choses qui se contredisent, parce que, apparemment, ils les concilient. Ils ne se posent pas de questions, ils n’ont pas ce besoin d’une vision absolument claire: leur sentiment est tout à fait clair et ça leur suffit. Râmakrishna était comme cela; il a dit les choses les plus contradictoires sans que ça le gêne le moins du monde, et elles sont toutes exactement aussi vraies.

Mais alors, cette chose que Sri Aurobindo avait, cette vision de cristal où tout est à sa place, où les contradictions n’existent plus – ça, ils ne sont jamais montés jusque là. C’était cela, n’est-ce pas, cette vision vraiment supramentale, cristalline, parfaite, même au point de vue de la compréhension et de la connaissance. Ils ne sont jamais allés jusque-là.


Peu après

Chaque élément, disons individuel (bien que ce ne soit pas tout à fait comme cela), est à sa place suivant que la Grâce agit individuellement ou qu’elle agit collectivement.

Dans le cas de la Grâce agissant collectivement, chaque chose, chaque élément, chaque principe, est à sa place comme une conséquence d’une logique karmique du mouvement général. C’est cela qui donne l’impression du désordre et de la confusion que nous voyons.

Dans le cas de la Grâce agissant individuellement, elle donne à chacun la place maximum suivant ce qu’il est, ce qu’il a réalisé.

Et puis, il y a une super-grâce, pourrait-on dire, qui fonctionne dans quelques cas exceptionnels, où l’on est placé non pas suivant ce que l’on est, mais suivant ce que l’on doit être, c’est-à-dire que la position cosmique universelle est en avance sur le progrès individuel.

Et c’est dans ce cas-là qu’il faut se taire et s’agenouiller.

5 juillet 1958

Je viens d’exposer à Z mon programme pour sortir des difficultés présentes,1 et je pense que s’il ne m’a pas crue complètement folle, c’est qu’il a un immense respect pour moi! Et comme toujours, dans ces cas-là, il y a une telle joie en moi, une telle exultation: toutes les cellules dansent. Je comprends que les gens se mettent à chanter, à danser, etc., il faut une puissance formidable pour rester comme ça (geste inébranlable): il y a une envie de chanter dans la gorge!


S. m’a apporté une photographie [prise le 21.2.58 après le Darshan]. Une sainte avec son auréole! (Mère rit, moqueuse.)

Les yeux sont jolis.

Mais je me souviens, c’était la fin du Darshan et j’étais en train de répéter au-dedans de moi:’ «Seigneur, Seigneur, Seigneur, Seigneur...». Mais c’était sans mots. Ça venait comme ça (geste) et ça va loin, loin, loin, loin! Ça, c’est tout là (geste autour de la tête). Et ça (Mère désigne le menton), c’est la détermination (mais il aurait fallu un peu de lumière sur le menton!), la volonté de réalisation.

C’est ça: cette capacité d’être la passivité plastique absolue – comme ça – dans le silence et l’abandon total, et en même temps, ici, là, la volonté IRREDUCTIBLE, TOUTE-PUISSANTE, avec le pouvoir d’effectuation total, comme ça, qui brise toutes les résistances. Les deux simultanés sans qu’ils se gênent l’un l’autre, dans une même joie – ça, c’est le grand secret! L’harmonisation des contraires, dans la joie et la plénitude, toujours, toujours, tous les problèmes: c’est le grand secret.

6 juillet 1958

Je me suis posé la question ce matin: l’argent est-il vraiment sous le contrôle de la Nature? Il faudra que je regarde... Parce que, pour moi personnellement, elle me donne toujours tout à profusion.

Quand j’étais jeune, j’étais tout à fait «dans la purée», tout ce qu’il y a de plus purée! Artiste, quelquefois j’étais obligée d’aller dans le monde (les artistes sont obligés), j’avais des bottines vernies qui étaient craquées... et je les peignais pour que ça ne se voie pas! C’est te dire l’état dans lequel on était: la vraie purée. Alors, un jour, à la devanture d’une boutique (c’était la mode des grandes jupes longues qui traînaient par terre, et je n’avais pas de jupon qui puisse aller avec des choses comme cela – je m’en moquais, cela m’était tout à fait égal, mais puisque la Nature m’avait dit que j’aurais toujours tout ce dont j’aurais besoin, je voulais faire une expérience). J’ai vu à la devanture d’un magasin un très joli jupon à la mode de ce temps-là, avec des dentelles, des rubans, etc., et j’ai dit: «Tiens, j’aimerais bien avoir un jupon pour aller avec ces robes.» J’en ai eu cinq! C’est arrivé de tous les côtés!

C’est comme cela. Je ne demande jamais rien, mais si, par hasard, je me dis: «Tiens, ça, ce serait bien à avoir», ça arrive en montagnes! Alors l’année dernière, j’ai fait l’expérience, j’ai dit à la Nature: «Ecoute, mon petit, tu dis que tu collabores, tu m’as dit que je ne manquerais jamais de rien, eh bien, je me place sur le terrain du sentiment: j’aurais vraiment une espèce d’amusement, de joie (à la manière de la joie de Krishna) à avoir beau-coup d’argent pour pouvoir faire tout ce que j’ai envie de faire. Ce n’est pas que je veuille augmenter les choses pour moi, non, tu me donnes plus que je n’en ai besoin, mais c’est pour m’amuser, pour pouvoir donner librement, faire librement, dépenser librement – je te demande pour mon «birthday» (anniversaire) donne-moi un crore de roupies!»1

Elle n’a rien fait! Rien, absolument rien: un refus complet. Est-ce qu’elle a refusé ou est-ce qu’elle ne peut pas? Peut-être que... J’ai toujours vu que l’argent était sous le contrôle d’une force asourique (je parle des espèces, du «cash»; je ne veux pas faire des affaires; si j’essaie une affaire, généralement ça réussit très bien, mais ce n’est pas cela, je parle des espèces). Je ne lui ai jamais posé la question.

N’est-ce pas, c’était comme cela: il y a ce Ganesh2... Nous avions une méditation (il y a de cela plus de trente ans) dans la salle où l’on fait la distribution de «Prospérité»3, nous étions huit ou dix, je crois; on faisait des phrases avec des fleurs: je mettais des fleurs et chacun faisait une phrase avec les différentes fleurs que j’avais mises, et un jour qu’il était question de prospérité, ou de richesse ou de je ne sais quoi, j’ai pensé (on dit toujours que Ganesh est le dieu de l’argent, de la fortune, des biens de ce monde), j’ai pensé: «Ce dieu avec une trompe d’éléphant, toute cette histoire, est-ce que ce n’est pas de l’imagination humaine?» Là-dessus, on médite, et voilà que je vois entrer et s’installer en face de moi un être vivant, absolument vivant et lumineux, avec la trompe comme ça... et souriant! Alors moi, dans ma méditation, je dis: «Ah! c’est donc vrai que tu existes!» – «Naturellement que j’existe! et tu n’as qu’à me demander tout ce que tu veux, au point de vue argent bien entendu, je te le donnerai.»

J’ai demandé, et pendant à peu près dix ans, c’est venu comme cela (geste à flots). C’était épatant. Je demandais, et au Darshan suivant, ou un mois après, ou quelques jours après (cela dépendait), ça venait.

Et puis la guerre est arrivée et toutes les difficultés, et cette augmentation formidable des gens et des dépenses (la guerre a coûté les yeux de la tête: n’importe quoi coûtait dix fois plus qu’avant), et tout d’un coup, fini, plus rien. Pas exactement plus rien, mais un petit filet maigrelet. Et quand je demandais, ça ne venait pas. Alors un jour, j’ai interviewé Ganesh à travers son image (!) et je lui ai dit: «Et ta promesse?» – «Je ne peux pas faire ça, c’est trop pour moi, mes moyens sont très limités!» Ah! je me suis dit: (riant) ça, c’est de la déveine! Et je ne comptais plus sur lui.

Une fois, quelqu’un a même demandé au Père Noël! C’était une jeune fille qui était musulmane et qui avait une sympathie spéciale pour «Father Christmas» (je ne sais pas pourquoi, ça ne faisait pas partie de sa religion!) Sans rien me dire, elle a appelé le Père Noël et elle lui a dit: «Mère ne croit pas en toi, tu dois lui faire un cadeau pour lui prouver que tu existes. Pour Noël, tu lui donneras ça.» C’est arrivé!... Elle était très fière.

Mais c’était seulement une fois comme cela; et Ganesh, fini. Alors, après, j’ai demandé à la Nature. Ça a été long jusqu’à ce qu’elle accepte de collaborer. Mais l’argent, il faudra que je lui pose la question. Parce que pour moi personnellement, ça continue. Je pense: «Tiens, si j’avais une montre comme ça, ce serait bien.» J’en ai vingt! Je me dis: «Tiens, si j’avais ça là.» J’en ai trente! Et ça vient de tous les côtés, sans que je parle – je ne demande pas: ça vient.

La première fois que je suis venue ici et que je parlais avec Sri Aurobindo de ce qu’il fallait faire pour l’Œuvre, il m’a dit (il me l’avait écrit aussi) que l’on devait avoir trois pouvoirs pour être sûr de réaliser l’Œuvre. L’un, c’était le pouvoir sur la santé; le second, c’était le pouvoir sur le gouvernement; et le troisième, c’était le pouvoir sur l’argent.

La santé, naturellement cela dépend de la sâdhanâ; et encore ce n’est pas sûr: il y a autre chose. Le second, le pouvoir sur le gouvernement, Sri Aurobindo a bien regardé, étudié, considéré, et finalement il m’a dit: «Il n’y a qu’une seule façon d’avoir ce pouvoir-là, c’est d’être le gouvernement. On peut influencer des individus, on peut leur passer la volonté, mais eux sont liés. Dans un gouvernement, il n’y a pas un individu, ni même plusieurs qui soient tout-puissants et qui puissent décider des choses. Il faut être soi-même le gouvernement et lui donner l’orientation voulue.»

Le dernier, l’argent, il m’a dit: «Je ne sais pas encore exactement de quoi cela dépend.» Alors un jour je suis entrée en transe avec cette idée, et après un certain voyage, je suis arrivée à un endroit qui était comme une grotte souterraine (c’est-à-dire au moins dans le subconscient, peut-être même dans l’inconscient), qui était la source, le lieu et le pouvoir sur l’argent. J’allais entrer dans cette grotte (une sorte de cave intérieure), lorsque je vois, lové devant et dressé comme ça, un immense serpent, comme un python tout noir, formidable, grand comme une maison à sept étages et qui me dit: «Tu ne peux pas passer!» – «Pourquoi, laisse-moi passer.» – «Moi je te laisserais passer, mais si je le faisais, "ils" me détruiraient imédiatement.» – «Qui est donc ce "ils"?» – «Ce sont les puissances asouriques4 qui dominent l’argent. Elles m’ont mis là pour garder l’entrée, justement pour que tu ne puisses pas entrer.» – «Et qu’est-ce qui fait qu’on pourrait avoir le pouvoir?» Alors il m’a dit quelque chose qui reviendrait à ceci: «J’ai entendu dire (c’est-à-dire que ce n’était pas une connaissance qu’il avait mais quelque chose qu’il avait entendu dire par ses maîtres, ceux qui le dominaient), j’ai entendu dire que celui qui aura le pouvoir total sur les impulsions sexuelles humaines (non pas en lui, mais un pouvoir général, c’est-à-dire qu’il pourra les contrôler partout, chez tous les hommes), celui-là aura le droit d’entrer.» C’est-à-dire que ces forces ne pourront pas l’empêcher d’entrer.

Une réalisation personnelle, c’est très facile, ce n’est rien du tout; mais entre la réalisation personnelle et le pouvoir qui contrôle ça chez tous les hommes, c’est-à-dire qu’à volonté on peut contrôler, dominer ces mouvements-là partout – je crois que ça... la condition n’est pas remplie. Si ce que le serpent a dit était exact et si c’est vraiment la chose qui vaincra les forces adverses qui dominent l’argent, eh bien, ce n’est pas rempli.

Dans une certaine mesure, ce n’est pas tout à fait absent – mais ce n’est rien. C’est conditionné, c’est limité: dans un cas, ça fonctionne; dans un autre cas, ça ne fonctionne pas. C’est tout à fait aléatoire. Et naturellement, quand ce sont des choses terrestres (je ne dis pas universelles, mais enfin terrestres), quand c’est une chose terrestre comme cela, il faut qu’elle soit complète; il ne faut pas des à-peu-près.

Alors, dans ce cas, c’est une affaire entre les Asoura et l’espèce humaine. Se transformer, c’est la seule chose qu’elle puisse faire, c’est-à-dire enlever aux forces asouriques le pouvoir de la dominer.

N’est-ce pas, l’espèce humaine fait partie de la Nature, mais comme Sri Aurobindo l’a expliqué, à partir du moment où le mental s’est exprimé dans l’homme, cela l’a mis dans une relation avec la Nature très différente de la relation qu’ont avec elle toutes les espèces inférieures. Toutes les espèces inférieures jusqu’à l’homme sont complètement sous la domination de la Nature; elle leur fait faire tout ce qu’elle veut: ils ne peuvent rien faire sans sa volonté. Tandis que l’homme commence à agir et vivre d’égal à égal; d’égal à égal, pas dans la puissance mais au point de vue de la conscience (ça commence puisque l’homme est capable d’étudier et de trouver les secrets de la Nature). Il ne lui est pas supérieur, très loin de là, mais il est sur un plan d’égalité. Et alors il a eu – ça, c’est un fait –, il a eu un certain pouvoir d’indépendance qu’il a utilisé imédiatement pour se mettre sous l’influence des forces adverses, qui ne sont pas terrestres, qui sont extra-terrestres.

N’est-ce pas, je parle de la Nature terrestre, et par ce pouvoir mental, ils ont eu le choix et la liberté de faire des pactes avec les forces vitales qui sont extra-terrestres. Il y a tout un monde vital qui n’a rien à voir avec la terre, qui est tout à fait indépendant, qui est antérieur à l’existence de la terre et qui a son existence propre, alors ils ont fait descendre ça ici! Ils ont fait... ce que nous voyons! Et dans ce cas-là... C’est ce que la Nature terrestre m’a dit, elle m’a dit: «Ça échappe à mon contrôle.»

Alors avec tout cela, Sri Aurobindo est arrivé à la conclusion qu’il n’y aurait que la puissance supramentale qui... (Mère abat ses mains), comme il le dit: qui dominera tout. Et alors là, c’est fini – y compris la Nature. Pendant longtemps, n’est-ce pas, la Nature s’est révoltée (je l’ai écrit bien des fois) et elle disait: «Mais pourquoi es-tu si pressée pour ces choses? Ça se fera un jour.» Mais alors l’année dernière, il y a eu cette expérience extraordinaire.5 Et c’est parce qu’il y avait eu cette expérience que je lui ai dit: «Eh bien, maintenant que nous sommes d’accord, donne-moi une preuve, je te demande une preuve: fais ça.» Elle n’a pas bougé, absolument pas.

C’est peut-être une sorte de... on ne peut guère parler d’intuition, mais de divination de cela qui faisait dire: «Vendre son âme au diable pour de l’argent», et que l’argent était une force mauvaise, et qu’il y avait ce recul de tous les gens qui voulaient la vie spirituelle – mais ça, ils se reculaient de tout, pas seulement de l’argent!

Il faudrait, peut-être pas avoir ce pouvoir sur tous les hommes, mais qu’il soit suffisant en tout cas pour que cela agisse sur la masse. Il est probable qu’il y a un degré de maîtrise d’un certain mouvement qui fait que ce que la masse fait ou ne fait pas (toute cette masse humaine qui est à peine, à peine émergée à la conscience mentale), cela n’a aucune importance. N’est-ce pas, c’est encore sous le grand gouvernement de la Nature. C’est de l’humanité mentale qu’il s’agit, vraiment mentale, qui a développé le mental et qui s’en est mal servi, qui a commencé tout de suite par aller dans le mauvais chemin – première chose.

Il n’y a rien à dire puisque les forces divines émanées pour la Création, la première chose qu’elles aient faite est d’aller dans le mauvais chemin!6 C’est l’origine, le germe, de ce merveilleux esprit d’indépendance, c’est-à-dire la négation du surrender (soumission). L’homme a dit: «J’ai le pouvoir de penser, j’en fais ce que je veux et personne n’a le droit d’intervenir. Je suis libre, je suis un être indépendant, in-dé-pendant!» Alors voilà où l’on en est: nous sommes tous des êtres indépendants!

Mais, n’est-ce pas, je regardais hier (avec tous ces mantra et ces prières et toute cette vibration qui est descendue dans l’atmosphère et qui fait que l’atmosphère est dans un état de constant appel), et je me souvenais d’anciens mouvements, et comme tout a changé maintenant! Et je pensais aussi aux vieilles disciplines, dont l’une est: «Je suis Cela.»7 On faisait asseoir les gens en méditation et on leur faisait répéter: «Je suis Cela» pour arriver à l’identification. Et tout cela me paraissait si périmé, et si enfantin! et en même temps faisant partie du tout. Je regardais et il me semblait que c’était tellement ridicule de s’asseoir en méditation et de dire: «Je suis Cela»! «Je», qu’est-ce que c’est que ce «je» qui est Cela; qu’est-ce que c’est que ce «je», où est-il?... Je le cherchais, et je voyais un tout petit point microscopique (il fallait presque des instruments formidables pour le voir), un tout petit point obscur, dans une im-mensité de Lumière, et ce petit point c’était ce corps. En même temps – c’était tout à fait simultané –, je voyais la Présence du Suprême comme un Etre très, très, très, très immense, n’est-ce pas, dans lequel j’étais dans une attitude de... («je», la sensation, n’est-ce pas), j’étais dans une attitude (geste d’abandon) comme ça. Il n’y avait pas de limites, et en même temps on avait la joie d’être pénétré, d’être enveloppé et de pouvoir s’élargir, s’élargir, s’élargir indéfiniment – s’élargir dans tout l’être, depuis la conscience la plus haute jusqu’à la conscience la plus matérielle. Et puis, en même temps, regarder ce corps et voir vibrer dans chaque cellule, chaque atome, une Présence divine radiante, avec toute sa Conscience, tout son Pouvoir, toute sa Volonté, tout son Amour – tout, tout, n’est-ce pas –, et une joie! une joie extraordinaire. Et l’un ne dérangeait pas l’autre et rien n’était contradictoire et tout se sentait en même temps. Et alors c’est là que j’ai dit: «Voilà! il faut que ce corps ait eu l’entraînement qu’il a eu depuis quelque chose comme soixante-dix ans, même davantage, pour pouvoir supporter tout cela sans se mettre à crier, à danser, à sauter, à rire, à faire tout ça!» Non, il était tranquille (il était exultant mais il était très tranquille), et il avait encore le contrôle de ses gestes, de ses paroles. Et malgré le fait qu’il vivait vraiment dans un autre monde, il pouvait agir normalement, en apparence, à cause de ce dressage de contrôle de la raison – de la raison – sur tout l’être, qui l’a maté et qui lui a donné un pouvoir cohésif si grand que je surs dans l’expérience, je vis cette expérience, et en même temps je peux répondre avec le plus aimable des sourires à la plus imbécile des questions!

Et alors, ça se termine toujours comme cela, par un cantique d’action de grâce: «Ah! Seigneur, Tu es vraiment merveilleux! Toutes les expériences par lesquelles il était nécessaire que je passe, Tu me les as données, toutes les choses qu’il fallait que je fasse pour que ce corps soit prêt, Tu me les as fait faire, et toujours avec le sentiment que c’était Toi qui le faisait faire» – et avec la désapprobation générale de toute l’humanité bien pensante!

Sans date (juillet?) 1958

Pour faire ce yoga, il faut avoir, au moins, un peu le sens de la beauté. Si on ne l’a pas, on manque l’un des aspects les plus importants du monde physique.

Il y a cette beauté, cette dignité d’âme – ça, c’est une chose à laquelle je suis très sensible. C’est une chose qui m’émeut et qui suscite en moi un grand respect, toujours.

Beauté d’âme?

Oui, qui transparaît dans le visage; cette espèce de dignité, de beauté, d’harmonie de la réalisation intégrale. Quand l’âme transparaît dans le physique, cela donne cette dignité, cette beauté, cette majesté: la majesté qui vient d’être le Tabernacle. Alors, même les choses qui n’ont pas de beauté particulière se revêtent d’un sens de beauté éternelle, de la beauté éternelle.

J’ai vu comme cela des visages passer d’un extrême à l’autre, en un éclair. Quelqu’un qui avait cette espèce de beauté, d’harmonie, de sens de la dignité divine dans le corps, puis, tout d’un coup, la perception de l’obstacle, de la difficulté, et ce sens de la faute, de l’indignité – alors la soudaine déformation dans l’apparence, une sorte de décomposition des traits! Et pourtant, la même figure. Cela a été comme un éclair, c’était effroyable. Cette sorte de hideur du tourment, de la dégradation (c’est vraiment ce que l’on a traduit dans les religions par le «tourment du péché»), cela vous donne une figure! Même des traits qui sont beaux en eux-mêmes deviennent effroyables. Et c’étaient les mêmes traits, la même personne.

Alors j’ai vu comme le sens du péché est horrible, à quel point il appartient au monde du mensonge.

19 juillet 1958

Une pêche doit mûrir sur l’arbre, c’est un fruit que l’on doit cueillir quand il y a du soleil dessus. Au moment où le soleil tombe, on arrive, on la prend et on mord dedans. Alors c’est absolument paradisiaque!

Il y a deux fruits comme cela: la pêche et les reines-claude vertes dorées. C’est la même chose, il faut aussi les prendre chaudes sur l’arbre, mordre dedans et cela vous remplit d’une saveur édénique.

Chaque fruit devrait être mangé d’une façon spéciale.

Au fond, c’est cela, le symbole du Paradis terrestre et de l’arbre de la Connaissance: en mordant au fruit de la Connaissance, on perd la spontanéité du mouvement et on commence à objectiver, à apprendre, à discuter. Alors dès qu’ils en eurent mangé, ils furent pleins de péchés.

Je dis chaque fruit devrait être mangé à sa manière. L’être qui vit selon sa nature propre, sa vérité propre, doit trouver spontanément la manière de se servir des choses. Quand on vit selon la vérité de son être, on n’a pas besoin d’apprendre les choses: on les fait spontanément, selon la loi intérieure. Quand on suit sincèrement sa nature, spontanément et sincèrement, on est divin. Dès que l’on pense et que l’on se voit faire et que l’on commence à discuter, on est plein de péchés.

C’est la conscience mentale de l’homme qui a rempli toute la Nature de l’idée de péché. Et toute la misère que cela apporte. Les animaux ne sont pas du tout malheureux à notre manière, pas du tout, du tout, excepté – comme le dit Sri Aurobindo – ceux qui sont corrompus. Ceux qui sont corrompus sont ceux qui vivent avec l’homme. Les chiens ont le sens du péché et de la faute. C’est parce que toute leur aspiration est de ressembler à l’homme, l’homme c’est le dieu; et alors, la dissimulation, le mensonge: les chiens mentent. Les hommes admirent cela, ils disent: «Oh! comme ils sont intelligents!»

Ils ont perdu leur divinité.

L’espèce humaine est vraiment, dans la spirale, à un point qui n’est pas joli.

Mais est-ce qu’un chien n’est pas plus conscient qu’un tigre, plus évolué, plus haut dans la spirale, c’est-à-dire plus près du Divin?

Il ne s’agit pas d’être conscient. L’homme est plus évolué que le tigre, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, mais le tigre est plus divin que l’homme. Il ne faut pas confondre les choses, ce sont deux choses tout à fait différentes.

N’est-ce pas, le Divin est partout, en tout, il ne faut jamais l’oublier – à aucune seconde, il ne faut oublier cela: il est partout, en tout; et, d’une façon inconsciente mais spontanée et par conséquent sincère, tout ce qui est au-dessous de la manifestation mentale est divin sans mélange, c’est-à-dire spontanément, selon sa nature; c’est l’homme avec son mental qui a introduit l’idée de faute. Naturellement, il est beaucoup plus conscient! Cela ne se discute pas, c’est bien entendu puisque ce que nous appelons conscience (ce que «nous» appelons, c’est-à-dire ce que l’homme appelle conscience), c’est de pouvoir objectiver et mentaliser les choses. Ce n’est pas la vraie conscience, mais c’est ce que les hommes appellent conscience. Alors, selon le mode humain, il est bien entendu que l’homme est beaucoup plus conscient que l’animal, mais avec l’humain vient le péché et la perversion, qui n’existent pas en dehors de cet état que nous appelons «conscient», et qui n’est pas vraiment conscient, qui consiste simplement à mentaliser les choses, à avoir la capacité de les objectiver.

C’est une courbe de l’ascension, eh bien, cette courbe s’éloigne du Divin, et il faut monter beaucoup plus haut pour retrouver, alors naturellement, un Divin supérieur, puisque c’est un Divin conscient, tandis que les autres sont divins sans en être conscients, spontanément et instinctivement. Et toute notre notion morale de bien, de mal, tout cela, c’est ce que nous avons jeté sur la création avec notre conscience déformée, pervertie. C’est nous qui l’avons inventé.

Nous sommes l’intermédiaire déformant entre la pureté de l’animal et la pureté divine des dieux.

21 juillet 1958

Les êtres humains ne savent pas garder l’énergie. Quand il arrive quelque chose, un accident ou une maladie, on demande de l’aide: on met double, triple dose d’énergie. Il se trouve qu’ils sont réceptifs, ils la reçoivent. Cette énergie est donnée pour deux raisons: rétablir le désordre causé par l’accident ou la maladie, et donner une puissance de transformation pour réparer, pour changer ce qui a été la cause véritable de la maladie ou de l’accident.

Au lieu d’utiliser l’énergie comme cela, imédiatement, imédiatement, ils jettent cela au-dehors. Ils se mettent à bouger, ils se mettent à agir, ils se mettent à travailler, ils se mettent à parler, ils se mettent... Ils se sentent pleins d’énergie et ils jettent tout dehors! Ils ne peuvent rien garder. Alors naturellement, comme l’énergie n’était pas faite pour être gaspillée comme cela mais pour un usage intérieur, ils tombent tout à fait à plat. Et cela, c’est universel. Ils ne savent pas, ils ne savent pas faire ce mouvement-là: rentrer à l’intérieur, utiliser l’énergie (non la garder, cela ne se garde pas), l’utiliser pour réparer le dommage fait au corps et pour aller profondément trouver la raison de cet accident ou de cette maladie, et là, changer cela dans une aspiration, une transformation intérieure. Au lieu de cela, tout de suite: bavarder, bouger, agir, faire ceci, faire cela!

Au fond, l’immense majorité des êtres humains ne se sent vivre que quand elle gaspille l’énergie, autrement cela ne lui paraît pas être la vie.

Ne pas gaspiller l’énergie, c’est l’utiliser aux fins pour lesquelles elle a été donnée. Si l’énergie est donnée pour la transformation, la sublimation de l’être, il faut l’utiliser pour cela; si l’énergie est donnée pour rétablir quelque chose qui est désorganisé dans le corps, il faut l’utiliser pour cela.

Naturellement, si un travail spécial est donné à quelqu’un et si l’on donne l’énergie pour faire ce travail, c’est très bien, elle est utilisée à ses fins, mais c’est donné pour cela.

Tout de suite, dès que l’homme se sent énergique, il se précipite dans l’action. Ou alors, ceux qui n’ont pas le sens de quelque chose d’utile bavardent. Et pire encore, ceux qui n’ont aucun contrôle sur eux-mêmes deviennent intolérants et se mettent à se disputer! Si quelqu’un contredit leur volonté, ils se sentent pleins d’énergie et ils prennent cela pour de la «sainte colère»!

23 juillet 1958

(Desc: Note manuscrite de Mère.)

En dernière analyse, voyant le monde tel qu’il est et qu’il semble devoir être irrémédiablement, l’intellect humain a décrété que cet univers devait être une erreur de Dieu et que la manifestation ou la création est certainement le résultat d’un désir: désir de se manifester, de se connaître, de jouir de soi-même. Ainsi la seule chose à faire est de mettre fin à cette erreur aussitôt que possible en refusant d’adhérer au désir et à ses conséquences funestes.

Mais le Seigneur Suprême répond que la comédie n’est pas entièrement jouée, et Il ajoute: «Attendez le dernier acte; sans doute changerez-vous d’avis.»

Sans date (juillet?) 1958

Pourquoi, par quel mécanisme, la formulation mentale dissipe-t-elle une expérience, lui fait-elle perdre la majeure partie de son pouvoir d’action sur la conscience?

Si, par exemple, vous voulez vous défaire d’un mauvais mouvement et que, par l’effet d’une grâce, la Force soit envoyée dans ce but, elle commence à agir sur la conscience. Alors si vous la tirez à vous, pourrait-on dire, pour la formuler, naturellement vous la déconcentrez, vous la dispersez, vous la dissipez.

Mais ce n’est pas tout: le seul fait de parler à une autre personne vous ouvre automatiquement à tout ce qui peut venir d’elle; il se produit toujours un échange. De sorte que sa curiosité, son obscurité, sa bonne et quelquefois même sa mauvaise volonté, interviennent, modifient, déforment.

Au contraire, si vous voulez parler de votre expérience à votre gourou et qu’il accepte de vous entendre, cela veut dire qu’il ajoute sa force, sa connaissance, son expérience, au travail de la Force et qu’il l’aide à produire son effet.

Mais le dommage causé par la formulation n’en existe pas moins?

Oui, mais lui, le répare.

7 août 1958

C’est très difficile de mener les deux à la fois: la transformation du corps et puis s’occuper des gens. Mais quoi faire? J’ai dit à Sri Aurobindo que je ferai le travail, je le fais – je ne peux pas laisser tout là.

Quand je pense au temps que les hatha-yogi consacrent au travail sur le corps: ils ne font que cela; jusqu’à ce qu’ils aient atteint un certain point, ils ne font que cela tout le temps. C’est pour cela, du reste, que Sri Aurobindo n’en voulait pas: il trouvait que c’était beaucoup de temps pour un résultat assez maigre.


Je suis en train de faire une investigation, la nuit et le jour, de tout ce qui est à transformer... Je t’assure qu’il y a beaucoup de travail!

La nuit dernière, j’ai vu une quantité de rêves (pas des rêves, enfin...) qu’auparavant je trouvais très intéressants parce qu’ils me donnaient des indications, toutes sortes de choses; j’ai vu tout cela et je me suis dit: «Nom d’un chien! ce que je perds mon temps î Je pourrais, pendant tout ce temps-là, vivre dans une conscience supramentale et voir les choses.» Et alors j’ai pris pendant la nuit la résolution de changer ça aussi. Mes nuits doivent changer. Mes jours je suis en train de les changer; mes nuits doivent changer. Mais alors tout ce subconscient qui est dans la Matière, tout ça, tout ça c’est à changer! Et malgré tout, il faut s’en occuper.

Une fois qu’on se met au travail, alors c’est un travail si formidable! Mais quoi faire?

8 août 1958

C’est drôle que ce que l’on a compris dans sa conscience... le problème se repose dans les cellules du corps.

Dans les cellules, il y a les deux choses. Le corps est convaincu de la Présence divine, partout, que tout est le Divin – il vit là-dedans –, et en même temps il se rétracte à certains contacts! J’ai vu cela ce matin, les deux en même temps, et j’ai dit: «Seigneur, je ne sais rien du tout!»

Ici (geste au-dessus de la tête), tout est résolu, je pourrais vous écrire des livres comment on résout ceci ou cela, comment on fait la synthèse, etc., mais là (corps)... Cette synthèse, je la vis cahin-caha, les deux coexistent, mais ce n’est pas ça, n’est-ce pas (geste, mains unies vers le haut).

(silence)

Les problèmes qui se posent! Est-ce que, par exemple, la Force supramentale dans les cellules, la réalisation supramentale, quand il y a la peste ou le choléra, est-ce que cela pourrait remettre en ordre le désordre qui permet l’épidémie? Je ne veux pas parler d’un individu – individuellement on peut, si on est dans une certaine conscience, n’être pas touché –, je ne parle pas de cela, je parle impersonnellement, pourrait-on dire.

On ne sait rien. On croit savoir, mais dès qu’il s’agit de ça (corps) on ne sait rien. Dès que l’on est dans le physique subtil, alors on sait tout, on vit dans la béatitude, mais là, on ne sait rien, rien, absolument rien.

9 août 1958

Si l’amour humain arrivait sans mélange, il serait tout-puissant. Malheureusement, dans l’amour humain, il y a autant d’amour de soi que d’amour pour celui qu’on aime; ce n’est pas un amour qui vous fait vous oublier.

Evidemment, les dieux des Pouranas sont bien pires que les êtres humains, nous l’avons vu dans ce film de l’autre jour1 (et c’est tout à fait vrai, cette histoire). Les dieux du Surmental sont infiniment plus égocentriques et, pour eux, la seule chose qui compte, c’est leur puissance, la mesure de leur puissance. L’homme a ceci en plus qu’il a un être psychique, par conséquent il a l’amour véritable et la compassion – c’est sa supériorité sur les dieux. C’était très très clairement exprimé dans ce film, et c’est très vrai.

Les dieux n’ont pas de faute parce qu’ils vivent selon leur nature propre, spontanément et sans contrainte: c’est leur manière de dieux. Mais si l’on se place à un point de vue supérieur, que l’on a une vision supérieure, une vision d’ensemble, ils ont moins de qualités que l’homme. Dans ce film, il était prouvé que les hommes, par leur capacité d’amour et de don de soi, peuvent avoir autant de puissance que les dieux, et même plus, à cause de cela – quand ils ne sont pas égoïstes, quand ils peuvent surmonter leur égoïsme.

Il est certain que l’homme est plus près du Suprême que les dieux. A condition qu’il remplisse la condition voulue, il peut être plus près – il ne l’est pas automatiquement, il peut l’être, il a le pouvoir de l’être, la potentialité.

12 août 1958

(Lettre de Mère à Satprem en voyage)

12.8.58

Mon cher enfant,

Derrière toutes les apparences et les entités diverses, je suis toujours présente auprès de toi, et mon amour t’enveloppe.

J’ai mis le travail de côté et serai heureuse de le faire avec toi à ton retour.

Mes bénédictions ne te quittent point.

Mère

29 août 1958

(La note suivante a été écrite par Mère à la suite d’une expérience qu’elle a eue pendant une méditation au Terrain de Jeu, à laquelle participait Swami J.J. C’est avec ce Swami que Satprem était parti dans l’Himalaya afin d’y recevoir l’initiation tantrique:)

Le mantra écrit sur chacun des souvenirs de l’Himalaya1 a un fort pouvoir d’évocation de la Mère Suprême.

A la méditation de jeudi soir, il est apparu comme le «Gourou de l’initiation tantrique», assis, magnifié, sur une représentation symbolique des forces et des richesses de la Nature matérielle (à ma gauche, c’est-à-dire au milieu du terrain de jeu, du côté gauche par rapport à moi) et il m’a mis entre les mains quelque chose de suffisamment matériel pour que j’en sente les vibrations physiquement et qui avait un grand pouvoir de réalisation. C’était comme une sorte de globe lumineux très vibrant que j’ai gardé entre mes mains pendant toute la durée de la méditation.

S., qui est assise en face de moi, m’a demandé ensuite spontanément qu’est-ce que j’avais entre les mains durant la méditation, et qu’elle a décrit ainsi: «It was round, very soft and luminous like the moon» (c’était rond, très doux et lumineux comme la lune).

30 août 1958

(Mère raconte en présence de Pavitra et d’Abhay Singh une vision quelle vient d’avoir:)

C’était juste à 4 heures du matin et c’est cela qui m’a réveillée. Exactement cela... c’était comme si j’étais dans ma salle de bains, ici, et j’avais à ouvrir la porte entre la salle de bains et la chambre de Sri Aurobindo, et au moment où j’ai mis ma main sur le bouton de la porte, j’ai su d’une façon certaine que la destruction m’attendait derrière la porte. Cela avait la forme, l’image, de ces grands envahisseurs de l’Inde, ceux qui ont envahi l’Inde et qui ont naturellement tout détruit quand ils sont arrivés... Mais ce n’était qu’une impression.

Alors il fallait que la porte soit ouverte et j’ai... senti et dit: «Seigneur, que ta volonté soit faite.» J’ouvre la porte et, derrière, se trouve Z,1 dans le costume qu’il porte quand il conduit, et il était appuyé, ou tenait en même temps, un de ces grands pneus de tracteur. J’étais tellement ahurie que je me suis réveillée. Il m’a fallu un petit peu de temps pour pouvoir comprendre ce que cela pouvait vouloir dire, et après... Encore maintenant, je ne sais pas... Qu’est-ce que j’étais? Est-ce que j’étais l’Inde, ou est-ce que j’étais le monde?... Je ne sais pas. Et qu’est-ce que Z représente?... C’était aussi impératif et clair, positif, absolu que possible: la certitude que la destruction était derrière la porte, était inéluctable. Et cela avait la forme de ces grands envahisseurs Tartares, Mongols, ces gens venus du Nord qui ont envahi l’Inde, qui ont tout détruit... C’était comme cela. Mais qu’est-ce que Z vient faire dans l’affaire, ça, je ne sais pas. Qu’est-ce qu’il représente?... Le premier mouvement, c’était de dire à Abhay Singh:2 «Tu lui défendras de conduire le tracteur.»

(Pavitra:) Qu’est-ce qu’il tenait, Mère, dans la main?

Les grands pneus... Il était debout, là, comme ça, d’un air très majestueux. Il avait son costume blanc, ces longs pyjamas...

(Abhay Singh:) Hier, il a conduit le station-wagon avec les visiteurs.

Est-ce que ce sont aussi de grands pneus?

(Pavitra:) Un peu plus grands que les pneus de jeep.

Non, mais cela lui venait jusqu’ici (geste à hauteur de la tête). Ça avait l’air d’un pneu de tracteur, mais ça n’avait pas les bosses des pneus de tracteur.

(Abhay Singh:) Il y a des pneus de tracteur qui n’ont pas de bosses.

Ah! alors... Il était debout, et ça lui arrivait là (même geste). Alors ce devait être un pneu dé tracteur.

Qu’est-ce qu’il pouvait représenter, lui et le tracteur, ça, je ne sais pas... Ce n’était pas personnel, n’est-ce pas, je veux dire ce corps, ça n’avait rien à voir avec ça.

(Pavitra:) L’industrialisation de l’Inde?

(silence)

Peut-être.

Sans date, septembre 1958

(Fragment de conversation à propos de la traduction de l’Aphorisme de Sri Aurobindo: «... La Connaissance est ce qu’en tâtonnant le mental peut saisir de la Vérité vue dans un milieu déformé; la Sagesse, ce que l’œil de la vision divine voit en l’esprit.» Mère compare la Vérité à la pure lumière blanche, puis enchaîne:)

...Mais ce blanc, justement, est composé de toutes les couleurs. Alors tu as une perception de la chose, mais au lieu de le voir blanc, il y a un certain nombre de couleurs qui échappent complètement à ta perception: tu vois rouge, vert, jaune, bleu ou autre chose, mais cela ne fait pas blanc parce qu’il en manque. Et cela, c’est une très bonne image. Le milieu déformé ne peut pas percevoir tout, il ne perçoit que partiellement – mais pas partiellement les parties d’un tout complet: quelque chose d’un amalgame qui, dans son ensemble, lui échappe parce que le milieu est impropre à manifester ou à exprimer ou même à percevoir quelque chose de tout ensemble.

L’image des couleurs est très exacte.

La vérité est une lumière blanche reconstituée, parce qu’elle contient tout ce qui est. Le milieu dans lequel vous voyez est impropre à manifester tous les éléments, ou toutes les couleurs – et on peut dire que ce sont les meilleurs qui échappent. Alors, au lieu de voir une lumière blanche, on voit un ensemble de couleurs de quelque chose dont cela a été formé.

Lui (Sri Aurobindo) a mis cela exprès aussi vague que possible: «so much of the truth... as the mind arrives at». Il faut mettre la formule la plus vague possible: toute précision est mensongère. J’ai cherché pendant une heure, je n’ai pas trouvé. J’ai mis «autant de la vérité... que le mental peut saisir». «Autant» n’est pas élégant, est à peine français, mais je pense que c’est la seule chose qui ne soit pas un mensonge (je crois, à moins que tu n’aies quelque chose de mieux à offrir). Mais en tout cas, ce que tu dis est inacceptable, tu ne peux pas mettre «la partie ou la portion de vérité», ce n’est pas une portion, ce n’est pas du tout une portion.

Alors il faut mettre «ce que»: «La Connaissance est ce que, de la vérité vue dans un milieu déformé, le mental peut saisir...»

(Mère acquiesce)

16 septembre 1958

Je voudrais bien avoir un «vrai mantra».

J’ai tout un stock de mantras, et qui sont tous venus spontanément, jamais de la tête. On dirait qu’ils jaillissaient, comme ça, comme on dit que jaillit le Véda.

Je ne sais pas quand cela a commencé; il y a très longtemps, avant que je vienne ici. Certains sont venus ici. Mais pour moi, ils ont toujours été très courts. Par exemple, quand Sri Aurobindo était dans son corps, ici, à n’importe quel moment, dans n’importe quelle difficulté, pour n’importe quoi, ça venait toujours comme ça: «My Lord!» simplement et spontanément n’est-ce-pas – «My Lord!» Et ça établissait le contact instantanément. Mais depuis qu’il est parti, ça a cessé. Je ne peux plus le dire, n’est-ce pas, ce serait comme si je me disais à moi-même: «My Lord, my Lord!»

J’ai eu un mantra en français avant de venir à Pondichéry, c’était: «Dieu de bonté et de miséricorde»... On ne comprend pas ce que cela veut dire – c’est tout un programme, un programme universel. Ce mantra, je le répète depuis le commencement du siècle; c’était le mantra de l’ascension, de la réalisation. A présent, ça ne vient plus de la même façon, ça vient plutôt comme un souvenir. Et c’était exprès, n’est-ce pas: je disais toujours «Dieu de bonté et de miséricorde», parce que je comprenais déjà, à ce moment-là, que tout est le Divin et que le Divin est en toute chose, et que c’est seulement nous qui faisons une distinction entre ce qui est Divin et ce qui ne l’est pas.

Mon expérience est que, individuellement, on est en relation avec l’aspect du Divin, non pas nécessairement le plus conforme à notre nature, mais qui est le plus nécessaire pour notre développement, ou le plus nécessaire pour notre action. Pour moi, c’était toujours une question d’action, parce que, personnellement, individuellement, chaque aspiration du développement personnel avait sa forme propre, son expression propre, spontanée; alors je n’employais pas de formule. Mais dans l’action, dès qu’il y avait la moindre petite difficulté, ça jaillissait. Et ce n’est que très longtemps après que j’ai remarqué que la chose se formulait d’une certaine manière – je le disais sans même savoir quelle était la formule. Et la chose venait ainsi: «Dieu de bonté et de miséricorde.» C’était comme si je voulais éliminer de l’action tout aspect qui n’était pas celui-là. Et cela a duré pendant... je ne sais pas, plus de vingt ou vingt-cinq ans de ma vie. Ça venait spontanément.

Tout dernièrement, quand le contact est devenu tout à fait physique, il y a eu une fois, comme ça, où tout le corps était dans une grande exaltation, et je me suis aperçue que, spontanément, d’autres formules s’ajoutaient à ce «Dieu de bonté et de miséricorde». Je les ai notées ce jour-là. C’était un jaillissement d’états de conscience, pas de mots.

Seigneur, Dieu de bonté et de miséricorde
Seigneur, Dieu d’unité souveraine
Seigneur, Dieu de beauté et d’harmonie
Seigneur, Dieu de puissance et de réalisation
Seigneur, Dieu d’amour et de compassion
Seigneur, Dieu du silence et de la contemplation
Seigneur, Dieu de lumière et de connaissance
Seigneur, Dieu de vie et d’immortalité
Seigneur, Dieu de jeunesse et de progrès
Seigneur, Dieu d’abondance et de plénitude
Seigneur, Dieu de force et de santé.

Les mots venaient après, ils étaient comme plaqués sur les états de conscience, greffés là-dessus. Il y a des associations qui paraissent inattendues, mais c’était l’exacte expression des états de conscience dans l’ordre où ils se succédaient. Ils venaient l’un après l’autre, comme si le contact voulait être plus complet. Et le dernier, c’était comme le triomphe. Dès que j’ai eu fini d’écrire (en écrivant, n’est-ce pas, tout cela devient assez plat), l’élan était encore vivant dedans et j’ai eu le sens d’une Vérité qui conquiert tout. Alors un dernier mantra a jailli:

Seigneur, Dieu de la Vérité victorieuse!

Comme un triomphe. Mais celui-là, je ne l’ai pas écrit, parce que je ne voulais pas gâter mon impression.

Naturellement, il ne faut pas que ces choses soient publiées. On pourra les classer dans cet «Agenda de la manifestation supra-mentale», pour plus tard. Plus tard, quand la Victoire sera remportée, on dira: «Vous voulez voir la courbe...»

Et qu’est-ce qui va venir maintenant? J’entends tout le temps le mantra sanscrit:

Aum namo Bhagavaté

c’est là, tout autour de moi; ça prend toutes les cellules et tout de suite elles jaillissent dans une ascension. Et aussi la chose de Nârada:

Nârâyana, Nârâyana...

(c’est un Ordre du reste, ça veut dire: maintenant Tu vas faire ce que je veux), mais ça ne vient pas du cœur.

Qu’est-ce que ce sera?

Non, ça jaillira d’un seul coup comme ça, et ce sera très puissant. Il n’y a que la puissance qui puisse faire quelque chose. L’amour se perd comme dans du sable: les gens restent béats... et rien ne bouge! Non, il faut la puissance, il faut faire comme Shiva, remuer, baratter...

Quand j’aurai ce mantra, au lieu de dire bonjour, au revoir, je dirai ça. Je dis bonjour, au revoir, ça veut dire «Bonjour, la Présence est là, la Lumière est là. Au revoir, je ne m’en vais pas, je reste là.»

Mais ce mantra, quand je l’aurai, je crois qu’il se passera quelque chose.

(silence)

Pour le moment, de toutes les formules ou mantras, ce qui agit le plus directement sur ce corps et prend toutes les cellules et tout de suite fait ça (geste vibrant), c’est le mantra sanscrit: aum namo bhagavaté.

Dès que je m’assois pour une méditation, dès que je suis une minute tranquille où je me concentre, ça débute toujours par ce mantra, et il y a une réponse dans le corps, dans les cellules du corps: elles commencent toutes à vibrer.

C’est arrivé comme cela: Y vient de revenir, il a rapporté une malle pleine de choses, alors il m’a montré tout cela et son agitation faisait des petites vagues serrées, serrées, ça faisait mal dans la tête; ça faisait – enfin c’était désagréable. Quand je suis sortie, ça venait de se passer, alors je me suis assise, j’ai fait comme cela (geste de balayage) pour que ça cesse, et tout de suite, le mantra a commencé:

C’est monté de là (Mère désigne le plexus solaire), comme ça: Aum Namo Bhagavaté aum namo bhagavatê AUM NAMO BHAGAVATÉ. C’était formidable. Pendant tout le quart d’heure qu’a duré la méditation: ça remplissait tout de Lumière! Dans le grave c’était d’un bronze doré (à la hauteur de la gorge c’était presque rouge) et dans l’aigu c’était une sorte de lumière blanche opaline: AUM NAMO BHAGAVATÉ, AUM NAMO BHAGAVATÉ, AUM NAMO BHAGAVATÉ.

L’autre jour (c’était dans mon cabinet de toilette là-haut) c’est venu: ça a pris tout le corps. C’est monté comme ça: toutes les cellules tremblaient. Et avec une puissance! Alors j’ai tout arrêté, tout mouvement, et j’ai laissé la chose se développer; et la vibration allait en s’amplifiant, grossissant toujours, en même temps que le son lui-même s’amplifiait, s’amplifiait, et toutes les cellules du corps étaient prises d’une intensité d’aspiration... comme si tout le corps se gonflait – ça devenait formidable. J’avais l’impression que tout allait éclater.

J’ai compris ceux qui se retirent de tout pour vivre ça totalement.

Et ça a un pouvoir de transformation! J’ai eu l’impression que si je continuais, quelque chose allait arriver, dans ce sens qu’il y aurait un équilibre des cellules du corps qui changerait.

Malheureusement je n’ai pas pu, parce que... je n’ai pas le temps, n’est-ce pas: c’était avant le balcon, j’allais être en retard; quelque chose m’a dit: «Ça, c’est pour les gens qui n’ont rien à faire.» Alors j’ai dit: «J’appartiens à mon travail», et je me suis retirée doucement, j’ai freiné. Et l’effet s’est interrompu. Mais il reste ceci, qu’à n’importe quel moment, si je répète ce mantra... tout se met à vibrer.

Donc chacun doit trouver quelque chose qui ait son effet, individuellement. Moi, je ne parle que de l’action physique, parce que mentalement, vitalement, dans toutes les parties intérieures de l’être, l’aspiration prenait toujours, à chaque fois, sa forme spontanée. C’est seulement physiquement.

Le physique semble être plus ouvert à une chose qui se répète. Comme, par exemple, cette musique que nous jouons le dimanche, où il y a trois séries de mantras combinés. Le premier est celui de Chandi; il est adressé à la Mère universelle:

Yâ dévî sarvabhoutéshou mâtriroupéna sansthitâ
Yâ dévî sarvabhoutéshou shaktiroupéna sansthitâ
Yâ dévî sarvabhoutéshou shântiroupéna sansthitâ
Namastasyaï namastasyaï namastasyaï namo namah.

Le second est adressé à Sri Aurobindo (et je crois qu’ils ont mis mon nom à la fin), cela comprend le mantra dont je parlais:

Aum namo namah shrîmîrâmbikâyaï
Aum namo bhagavaté shrîaravindâya
Aum namo namah shrîmîrâmbikâyaï.

Et le troisième est adressé à Sri Aurobindo: «Tu es mon refuge.»

Shrîaravindah sharanam marna.

Et chaque fois que cette musique vient, ça produit exactement le même effet à ce corps. C’est une chose curieuse: comme si toutes les cellules se dilataient, et on a l’impression que le corps va devenir plus grand... C’est tout dilaté, comme s’il était gonflé de lumière – de force, beaucoup de force. Et cette musique fait comme des volutes, comme si c’était de la fumée d’encens lumineuse, blanche (pas transparente: vraiment blanche) et qui monte, qui monte. Et chaque fois je vois la même chose: ça part en forme de vase, puis ça se gonfle comme une amphore, et ça se rassemble plus haut pour s’épanouir dans une sorte de fleur.

Alors, pour ces mantras, cela dépend de ce que l’on veut. Je suis en faveur d’un mantra court, surtout si on veut faire des répétitions très multiples et en même temps spontanées – un, deux mots, trois mots tout au plus. Parce qu’il faut qu’on puisse s’en servir dans tous les cas, quand il va arriver un accident, par exemple. Il faut que ça jaillisse sans qu’on y pense, sans qu’on appelle: que ça sorte spontanément de l’être, comme un réflexe, tout à fait comme un réflexe. Alors le mantra a sa pleine valeur.

Pour moi, les jours où je n’ai pas de préoccupations spéciales, ou de difficultés spéciales (des jours que je pourrais appeler normaux, où je suis normale), tout ce que je fais, tous les mouvements de ce corps, toutes, toutes les paroles que je prononce, tous les gestes que je fais, sont accompagnés et comme soutenus, ou doublés de ce mantra:

Aum namo Bhagavaté... Aum namo Bhagavaté...

tout, tout le temps, tout le temps, tout le temps.

Ça, c’est l’état normal. Et ça crée une atmosphère d’une intensité presque plus matérielle que le physique subtil; c’est comme-presque comme des effluves de médium. Et ça a une grande action, très grande action: ça peut arrêter un accident. Et ça accompagne tout le temps, tout le temps.

Alors voilà, c’est à savoir ce que tu veux en faire.

C’est pour garder l’aspiration – pour se souvenir. On tombe tellement facilement dans l’oubli. Pour créer une espèce d’automatisme.

Tu n’as pas de mantras qui te soient venus, qui te donnent une impression plus vivante?... Leurs mantras sont longs?

Leurs mantras sont longs et il1 ne m’a donné aucun mantra de la Mère, alors... Il y en a, mais il ne me les a pas donnés... Je ne sais pas, cela n’a pas beaucoup d’effet sur moi, c’est quelque chose de très mental.

C’est pour cela qu’il faudrait que ça jaillisse de toi.

(silence)

Cette chose, ce mantra, aum namo bhagavatê, est venu à moi au bout d’un certain temps, parce que je me disais... enfin je voyais, je voulais avoir un mantra qui soit le mien, c’est-à-dire qui soit en conformité avec ce que ce corps a à faire dans le monde. Et c’est à ce moment-là que c’est venu.2 C’était vraiment une réponse à un besoin qui s’était fait sentir. Alors si tu sens le besoin – pas là, dans ta tête, mais ici (Mère désigne le centre du cœur), ça viendra. Un jour, ou bien tu entendras les mots, ou bien ils jailliront de ton cœur... Alors ça, il faudra le garder.

19 septembre 1958

Il y a une chose que le monde moderne a complètement perdue, c’est le sens du sacré.

Depuis mon enfance, je passe mon temps à me recouvrir de voiles: un voile et encore un voile et encore un voile, pour que l’on ne me voit pas. Parce que, me voir sans avoir l’attitude qu’il faut, ça, c’est le grand péché. Enfin, «péché» au sens où Sri Aurobindo l’entend, c’est-à-dire que les choses ne sont plus à leur place.

1er octobre 1958

(Il s’agit d’une expérience que Mère a eue pendant cette classe du mercredi au Terrain de Jeu)

C’était tellement fort, tellement fort que c’était vraiment inexprimable. N’est-ce pas, l’expérience négative de ne plus être un individu, c’est-à-dire la dissolution de l’ego, c’est arrivé depuis longtemps et arrive souvent: l’ego disparaît complètement. Mais ça, c’était une expérience positive d’être... même pas seulement l’univers dans sa totalité, mais quelque chose d’autre qui ne pouvait pas se décrire, et concret, tout à fait concret! Mais inexprimable1 – et pourtant c’était tout à fait concret: la Personne divine au-delà de l’Impersonnel.

L’expérience a duré pendant quelques minutes. Et tout ce que l’on dit – tout ce qu’on dit est idiot. Mais j’étais là et il fallait que je parle...

4 octobre 1958

Toutes nos vibrations t’atteignent-elles, ou faut-il qu’elles aient une intensité particulière?

Il faut quelque chose qui soit assez fort pour me tirer de ma concentration ou de mon activité. Si je savais l’heure à laquelle tu fais ta concentration ou ton poudja,1 je pourrais brancher, et alors je saurais mieux; autrement ma vie intérieure est trop... Je ne suis pas du tout passive intérieurement, n’est-ce pas, je suis très active, et alors je ne reçois pas généralement vos vibrations, à moins qu’elles ne s’imposent d’une façon très forte, ou que j’aie décidé, avant, d’être attentive à ce qui vient de telle ou telle personne. Si je sais qu’à un moment donné quelque chose va se passer, alors c’est comme si j’ouvrais une porte. C’est difficile à dire ces choses.

Quand tu es parti en voyage, par exemple,2 j’avais fait une concentration spéciale pour que tout se passe bien, pour qu’il ne t’arrive rien de désagréable; j’avais même demandé une aide spéciale sur toi, constamment, et fait une formation. Et moi-même, tous les jours, je renouvelais ma concentration, et c’est à cause de cela que je me suis aperçue que, très régulièrement, tu m’invoquais. Je te voyais tous les jours, tous les jours, avec une précision très régulière, c’était une chose qui s’imposait à moi, mais elle ne s’imposait à moi que parce que j’avais commencé par faire une formation pour te suivre.

Pour les gens qui sont ici, à l’Ashram, mon travail n’est pas le même. C’est une sorte d’atmosphère répandue partout – une atmosphère très consciente – et que je laisse travailler pour chacun, selon le besoin de chacun. Je n’ai pas une activité spéciale pour chacun, à moins qu’il n’y ait quelque chose qui demande mon attention spéciale. Quand tu étais en voyage et que j’étais branchée sur toi, je voyais ton image avec précision, qui venait et qui se présentait à moi, comme si tu me regardais, mais maintenant que tu es revenu ici, je ne vois plus cela. J’ai plutôt une sensation ou une impression; et comme ces sensations et ces impressions sont innombrables, c’est plutôt quelque chose parmi beaucoup d’autres: cela ne s’impose plus à moi d’une façon tout à fait claire et cela ne se présente pas à moi de la même manière, par une image précise de toi, comme si tu essayais de savoir quelque chose.

Dès que je suis seule, j’entre dans une concentration très profonde, c’est-à-dire que c’est un état de conscience, une sorte d’activité universelle. Est-ce profond, est-ce?... C’est très au-delà de toutes les régions mentales, n’est-ce pas, très au-delà, et ça, c’est constant. Dès que je suis seule ou que je me repose quelque part, c’est comme cela.

Et l’autre jour, j’étais dans cet état de concentration quand j’ai eu la vision dont je t’ai parlé. J’ai senti que j’étais tirée, que quelque chose tirait et voulait éveiller mon attention. J’ai senti très fortement. Alors j’ai ouvert les yeux, les yeux du mental, n’est-ce pas (les yeux physiques peuvent être ouverts ou fermés, cela n’a aucune espèce d’importance; quand je suis concentrée, les choses du physique n’existent plus), mais j’ai ouvert volontairement les yeux du mental parce que c’était là que je sentais que j’étais tirée, et c’est là que j’ai eu cette vision dont je t’ai parlé. C’était quelqu’un qui attirait mon attention pour me dire quelque chose. Et il faut être vraiment très puissant, avoir un très grand pouvoir de concentration, pour faire cela, car il y a certainement ici, ou ailleurs, une quantité innombrable de gens qui essayent de le faire, mais je ne sens rien.3

Dans le domaine extérieur, pratique, il arrive que je pense tout à coup à quelqu’un, alors je sais que c’est cette personne qui appelle ou qui pense à moi. Quand tu es parti en voyage, j’avais branché quelque chose d’une façon spéciale pour que si jamais, à n’importe quel moment, tu m’appelais pour quelque chose, je le sache instantanément; alors je savais, et je faisais attention. Mais cela, je le fais dans des cas exceptionnels. D’une façon générale, quand je n’ai pas fait ce branchement spécial, ça passe et passe et passe et passe, et la réponse va automatiquement, ici et là, là, là – des centaines et des centaines de choses que je ne garde pas dans ma mémoire, parce que ce serait effroyable, n’est-ce pas. Je ne préserve pas ces choses dans ma conscience, c’est un travail qui se fait automatiquement.

Alors, quand tu m’as demandé si X.4 pensait à moi, j’ai consulté mon atmosphère et j’ai vu que c’était vrai, que beaucoup de fois même, tous les jours, il y avait la pensée de X. qui passait. Alors je sais qu’il fait une concentration sur moi, ou quelque chose: ça passe comme cela en moi, et je réponds automatiquement. Mais je ne fais pas attention spécialement à X., sauf si tu me poses une question à son sujet, alors je fais un branchement et j’observe, et je m’aperçois que c’est comme cela. Tandis que pour cette vision de l’autre jour, c’était quelque chose qui s’imposait à moi: j’étais tout à fait dans un autre domaine, j’étais dans ma contemplation intérieure, ma concentration – très forte concentration – et cela m’a obligée à entrer en contact avec cet être dont j’ai eu la vision. C’était évidemment un être très puissant. Et après m’avoir dit ce qu’il avait à me dire, il s’est effacé d’une façon très particulière, pas soudainement du tout comme la plupart des gens apparaissent et disparaissent, ce n’était pas comme cela. Quand je l’ai vu, d’abord, c’était une forme vivante – c’était l’être lui-même qui était là –, et au moment de s’en aller, probablement pour observer l’effet, pour savoir s’il avait bien réussi à se faire entendre, il a laissé comme une image de lui. Après, cette image s’est estompée et il n’a laissé qu’une silhouette, une ligne extérieure, puis c’est parti tout à fait en laissant seulement une impression. C’était la dernière chose. Alors j’ai gardé l’impression, je l’ai analysée pour savoir exactement de quoi il s’agissait; tout cela a été classé, puis ça a été fini, j’ai recommencé ma concentration.

Je porte volontairement tout le monde dans ma conscience active pour le travail, et le travail je le fais consciemment; mais dans quelle mesure les gens, ou ceux qui sont ici à l’Ashram, en sont conscients ou en reçoivent les effets, cela dépend d’eux... pas exclusivement.

L’autre jour, par exemple, je ne me souviens plus quand exactement (volontairement j’oublie tout), mais dans la dernière partie de la nuit, j’ai eu une assez longue activité qui concernait toute la réalisation de l’Ashram dans le domaine éducatif et artistique notamment. C’était comme un travail d’inspection que je faisais dans ce domaine pour voir comment les choses fonctionnent. Et alors, naturellement, j’ai vu un certain nombre de gens, leur travail, leur état intérieur. Certains m’ont vue et ont eu, à ce moment-là, la vision de moi. Il y en a beaucoup qui probablement étaient endormis et qui ne se sont aperçus de rien, mais certains m’ont vue. Ainsi, le lendemain matin, l’une de celles qui travaillent au théâtre m’a dit qu’elle avait eu une vision merveilleuse de moi, que je lui avais parlé, que je l’avais bénie, etc. C’était la façon dont elle avait reçu le travail que je faisais. Et ça se produit de plus en plus, en ce sens que l’action éveille la conscience dans les autres de plus en plus fortement.

Naturellement, la réception est toujours incomplète ou partiellement changée: quand ça passe à travers l’individualité, ça se rétrécit, ça devient une chose personnelle. Mais il est impossible que chacun ait une conscience assez vaste pour voir la chose dans son ensemble.

Tu as dit que la façon dont nous recevions ton travail ou dont nous en étions conscients ne dépendait «pas exclusivement» de nous. Qu’est-ce que tu veux dire?

Cela dépend du progrès dans la conscience. Plus l’action se supramentalise, plus la réception s’impose aux consciences de chacun. Le progrès de l’action la rend de plus en plus perceptible en dépit de la condition de chacun. Alors l’ensemble, évidemment, limite et transforme – déforme aussi – ce qu’il reçoit, mais la qualité du Travail a une action sur cette réceptivité, s’impose à elle d’une façon de plus en plus efficace et... on pourrait dire péremptoire.

N’est-ce pas, il y a une sorte d’interdépendance entre le progrès individuel et le progrès collectif, entre ce qui travaille et ce sur quoi on travaille. Ça marche comme cela (geste imbriqué). À mesure que l’un progresse, l’autre progresse. Mais le progrès d’en haut, non seulement hâte le progrès d’en bas, mais rapproche les deux – cela change la distance dans la relation. C’est-à-dire que la distance ne restera pas toujours la même, l’allure ne sera pas toujours identique entre le progrès d’ici et le progrès d’en haut.

Le progrès d’en haut suit une certaine trajectoire, et dans certains cas la distance augmente, en d’autres elle diminue (dans l’ensemble, la distance reste à peu près identique), mais j’ai l’impression que la réceptivité collective sera augmentée à mesure que l’action se supramentalisera. Cette nécessité de la réceptivité individuelle avec toutes ses déformations et ses transformations, ses limitations, diminuera d’importance à mesure que l’influence supramentale imposera son pouvoir. L’influence s’imposera de telle façon qu’elle ne sera plus soumise aux défauts de réception.


(Peu après, à propos de l’expérience du mercredi 1er octobre: la Personne divine au-delà de l’Impersonnel)

Avant, j’avais toujours eu l’expérience négative de la disparition de l’ego, de l’unité de la Création: tout ce qui concernait la séparation avait disparu. Une expérience que, moi, j’appelle négative. Mercredi dernier, pendant que je parlais (et c’est pour cela qu’à la fin je ne pouvais plus trouver mes mots), tout d’un coup ça a été comme si j’étais sortie de cette chose négative et entrée dans l’expérience positive: l’expérience d’être le Seigneur Suprême, que rien n’existe excepté le Seigneur Suprême – tout est le Seigneur Suprême, il n’y a pas autre chose. Et à ce moment-là, le sens de cette puissance infinie qui n’a aucune limite, que rien ne peut limiter, était si formidable que toutes les fonctions du corps, c’est-à-dire la machine mentale pour amener les mots, tout cela était comme... je ne pouvais plus parler français. Peut-être aurais-je trouvé mes mots en anglais – probablement, parce que c’était plus facile pour Sri Aurobindo de s’exprimer en anglais et que ce doit être comme cela que c’est arrivé: c’est la partie qui s’était incarnée dans Sri Aurobindo qui a eu l’expérience (la partie du Suprême qui était incarnée dans Sri Aurobindo pour se manifester); c’est cela qui a rejoint l’Origine et qui a produit cette expérience-là, je m’en suis bien rendue compte. Et c’est probablement pour cela que la traduction en mots anglais aurait été plus facile qu’en mots français (parce que ce sont des activités qui sont tout à fait mécaniques à ces moments-là, ce sont des espèces de machines qui marchent par elles-mêmes). Et l’expérience, naturellement, a laissé quelque chose. Ça a laissé comme le sens d’une puissance qui ne se qualifie plus,5 n’est-ce pas. Et c’était là hier soir.

La difficulté – ce n’est même pas une difficulté, c’est juste une sorte de précaution qui est prise (automatiquement aussi) pour... Par exemple, le volume de Force qui devait s’exprimer dans la voix était trop grand pour l’organe. Alors il faut juste faire un peu attention, c’est-à-dire qu’il doit y avoir une sorte de filtrage dans l’expression la plus extérieure, autrement la voix aurait cassé. Mais cela ne se fait pas par la volonté et le raisonnement: c’est une chose automatique. Mais on sent que... la capacité de la Matière est en train d’augmenter avec une rapidité formidable: capacité de contenir et d’exprimer. C’est cela, n’est-ce pas, qui est progressif, ça ne peut pas se faire instantanément. Il y a toujours eu des exemples de gens qui ont eu la forme extérieure brisée parce que c’était trop fort: eh bien, je vois bien que c’est dosé. N’est-ce pas, le souci en est exclusivement au Seigneur Suprême, je ne m’en occupe pas – ça ne me regarde pas et je ne m’en occupe pas –, mais Il ajuste. Alors cela vient progressivement, petit à petit, pour qu’il ne se produise aucun déséquilibre foncier. On a l’impression qu’on a la tête qui grossit d’une façon si formidable que ça va éclater! Eh bien, si on a un moment d’immobilité, ça s’ajuste; petit à petit ça s’ajuste.

Ce à quoi il faut faire attention, c’est à garder le «sens de Non-Manifestation» suffisamment présent pour que les choses – les éléments, les cellules et tout cela – aient le temps de s’ajuster. Le sens de Non-Manifestation, c’est-à-dire du recul dans le Non-Manifesté.6 C’est cela que tous ceux qui ont eu des expériences ont fait: ils ont toujours cru qu’il n’y avait aucune possibilité d’adaptation; alors ils laissaient leur corps et ils s’en allaient.


(Vers la fin de l’entrevue, à propos de l’argent:)

L’argent appartient à celui qui le dépense, c’est une règle absolue. Vous pouvez entasser de l’argent, il ne vous appartient pas, jusqu’au moment où vous le dépensez. Alors vous avez le mérite, la gloire, la joie, le plaisir de le dépenser!

L’argent est fait pour circuler. Ce qui doit demeurer, c’est le mouvement progressif d’accroissement de la production terrestre – ce mouvement progressif qui va s’amplifiant, s’amplifiant, d’accroissement de la production terrestre et de progrès de l’existence terrestre. Le progrès matériel de vie terrestre et l’accroissement de production terrestre, c’est cela qui doit aller en s’amplifiant, en grossissant, mais pas cette espèce de papier ou de métal inerte qu’on entasse et qui ne vit pas.

L’argent ne doit pas produire de l’argent: l’argent doit produire un accroissement de production, une amélioration de condition de vie et un progrès humain de conscience. C’est à cela qu’il doit servir. Ce que l’on appelle amélioration de conscience, progrès de la conscience, c’est tout ce que peut donner toute l’éducation sous toutes ses formes – pas telle qu’on la comprend, mais telle que nous la comprenons: l’éducation d’art, l’éducation de... depuis l’éducation corporelle, de progrès le plus matériel, jusqu’à l’éducation spirituelle de progrès du yoga; toute la ligne, tout ce qui conduit l’humanité vers sa réalisation future. L’argent doit servir à augmenter cela, et à augmenter la base matérielle de progrès de la terre, la meilleure utilisation de ce que la terre peut donner – l’utilisation intelligente, pas l’utilisation qui gaspille et qui perd les forces. L’utilisation qui permet aux énergies de se récupérer.

Il y a, dans l’univers, une source inépuisable d’énergies qui ne demandent qu’à se récupérer; si vous savez faire les choses comme il faut, elles se récupèrent. Au lieu de drainer la vie et les énergies de votre terre et d’en faire quelque chose de desséché et d’inerte, il faut savoir faire l’exercice nécessaire pour que l’énergie se récupère, tout le temps. Et ce ne sont pas des mots: je sais comment il faut que ce soit fait, et la science est en train de le trouver parfaitement – elle l’a trouvé admirablement. Mais au lieu d’utiliser cela pour satisfaire les passions humaines, au lieu d’utiliser ce que la science a trouvé pour que les hommes puissent se détruire un petit peu mieux qu’ils ne le font, il faut utiliser cela pour enrichir la terre: enrichir la terre, rendre la terre de plus en plus riche, active, généreuse, productrice et que toute la vie aille croissant vers son maximum d’efficacité. Voilà à quoi sert l’argent. Et s’il n’est pas utilisé comme cela, c’est un vice – un «court-circuit» et un vice.

Mais combien savent l’utiliser comme cela? Bien peu, et c’est pour cela qu’il faut leur apprendre. Ce que j’appelle apprendre c’est montrer, donner l’exemple. Nous voulons être l’exemple de la vraie vie dans le monde. C’est un défi que je lance à tous les grands financiers: je leur dis qu’ils sont en train de dessécher et de ruiner la terre avec leur système idiot, et qu’avec moins même qu’ils ne dépensent maintenant pour des choses inutiles – et surtout pour gonfler quelque chose qui n’a pas de vie propre, qui ne doit être qu’un instrument pour la vie, qui n’a pas de réalité en soi, qui n’est qu’un moyen et pas une fin (ils font une fin de quelque chose qui n’est qu’un moyen), eh bien, au lieu d’en faire une fin, il faut qu’ils en fassent un moyen, et avec ce qu’ils ont ils pourraient... oh! si vite transformer la terre, la transformer, la mettre en rapport, vraiment en rapport avec les forces supra-mentales qui font que la vie sera généreuse et, n’est-ce pas, constamment renouvelée au lieu de se dessécher, de piétiner, de se recroqueviller – de devenir une lune future. Une lune morte.

On nous dit que dans quelques milliards de milliards d’années, la terre sera devenue une sorte de lune. Il faut que le mouvement soit opposé, que la terre devienne de plus en plus comme un soleil resplendissant, mais un soleil de vie. Pas un soleil qui brûle: un soleil qui éclaire – une gloire rayonnante.

Sans date 1958

(A propos des Finances)1

L’argent est une force et ne devrait pas être une possession individuelle, pas plus que l’air, l’eau ou le feu.

Abolition, pour commencer, de l’héritage.


La puissance financière est la matérialisation d’une force vitale qui se transforme en un des plus grands pouvoirs d’action: le pouvoir d’attirer, d’acquérir et d’utiliser.

Comme tous les autres pouvoirs, il doit être mis au service du Divin.

6 octobre 1958

Quand je ne suis pas dans mon corps, j’ai toutes sortes de contacts avec les gens, des contacts de catégories différentes. Et ce n’est pas une chose décidée d’avance, ce n’est pas voulu, ce n’est même pas pensé: c’est simplement... constaté.

Certaines relations, c’est tout à fait au-dedans de moi, tout à fait, n’est-ce pas. Et ce n’est pas une relation d’individu à individu: c’est une relation d’état d’être à état d’être; c’est-à-dire qu’avec le même individu, il peut y avoir beaucoup de relations différentes. Si c’est un seul bloc... je ne suis pas sûre encore qu’il y ait une seule personne avec laquelle la relation soit globale.

Alors il y a des parties qui sont tout à fait au-dedans de moi – tout à fait, cela ne fait pas de différence: c’est moi-même. Il y a d’autres parties avec lesquelles on est conscient d’un échange – échange très familier, très proche. Et il y a des parties extérieures à moi, avec lesquelles j’ai encore des relations, pas exactement comme avec des étrangers mais comme avec des gens connus; mais il faut encore observer quelles sont leurs réactions pour faire la chose exacte. Et la proportion entre ces différents morceaux est naturellement différente suivant les différents individus.


(Le disciple se plaint de ses difficultés)

Les difficultés nous sont envoyées exclusivement pour rendre la réalisation plus parfaite.

Chaque fois que nous essayons de réaliser quelque chose et que nous rencontrons une résistance ou un obstacle, ou même un échec (ce qui paraît être un échec), il faut savoir, ne jamais oublier, que c’est exclusivement, absolument, pour que la réalisation soit plus parfaite.

Alors cette habitude de s’aplatir, de se décourager, ou même d’être mal à l’aise, ou de s’injurier soi-même, ou de se dire: «Voilà, j’ai encore fait une faute...» tout ça, c’est une sottise complète.

Simplement se dire: «Nous ne savons pas, nous, faire les choses comme elles doivent être faites; eh bien, on les fait pour nous, advienne que pourra!» Et si nous pouvions voir à quel point ce qui nous paraît, oui, une difficulté, une faute, un échec, un obstacle, tout cela, c’est juste pour nous aider, afin que la réalisation soit plus parfaite.

Une fois qu’on sait cela, tout devient facile.

10 octobre 1958

(Le disciple demande à savoir ce qu’il doit faire et sa place dans la manifestation universelle)

Dans toutes les initiations religieuses et surtout occultes, le rituel des différentes cérémonies est prescrit dans tous les détails: tous les mots prononcés, tous les gestes faits, ont leur importance, et la moindre infraction à la règle, la moindre faute commise peut avoir de funestes conséquences. Il en est de même dans la vie matérielle, et si l’on avait l’initiation de la véritable manière de vivre, on pourrait transformer l’existence physique.

Si l’on considère le corps comme le tabernacle du Seigneur, la science médicale, par exemple, devient le rituel initiatique du service du temple, et les médecins de tous genres sont les prêtres officiants des différents rituels du culte. Ainsi, la médecine est vraiment un sacerdoce et doit être traitée comme tel.

La même chose peut être dite de la culture physique et de toutes les sciences qui s’occupent du corps et de son fonctionnement. Et si l’on considère l’univers matériel comme le revêtement extérieur et la manifestation du Suprême, alors on peut dire d’une façon générale que toutes les sciences physiques sont les rituels du culte.

On en revient toujours à la même chose: la nécessité absolue d’une sincérité parfaite, d’une honnêteté parfaite, et du sens de la dignité de ce que l’on fait, pour le faire comme il faut.

Si l’on pouvait connaître tous les détails, vraiment, parfaitement, de la cérémonie de la vie, du culte du Seigneur dans la vie physique, ce serait admirable – savoir, et ne plus faire de fautes, ne plus jamais faire de fautes. On fait la cérémonie avec la perfection d’une initiation.

Et pour savoir à fond la vie... Oh! il y a une chose si intéressante à ce point de vue! Et c’est curieux, cette connaissance-là revient à mes Soutras1 (ce que j’avais dit et que personne n’a compris, ou compris vaguement «comme cela»):

«C’est le Seigneur suprême qui a décrété inéluctablement la place que tu occupes dans le concert universel, mais quelle que soit cette place, tu as le même droit que tous les autres également à gravir les sommets suprêmes jusqu’à la réalisation supramentale.»

Il y a la position dans la hiérarchie universelle, qui est une chose inéluctable – c’est la loi éternelle –, et il y a le développement dans la manifestation, qui est une éducation et qui est progressive, qui se fait du dedans de l’être. Et alors ce qui est intéressant, c’est que pour être un être parfait, il faut que cette position, quelle qu’elle soit, décrétée de toute éternité, qui fait partie de la Vérité éternelle, soit manifestée avec la plus grande perfection possible résultant du développement évolutif. C’est la jonction et l’union des deux, de la position éternelle et de la réalisation évolutive, qui fera l’être total et parfait, la manifestation telle que le Seigneur l’a voulue depuis le commencement, de toute éternité (c’est-à-dire pas de commencement du tout!)

Et pour que le cercle soit complet, on ne peut pas s’arrêter en route à n’importe quel plan, même au plan spirituel le plus élevé, ou même au plan le plus proche de la matière (comme le plan occulte, par exemple, dans le vital). Il faut descendre jusque dans la matière et que cette perfection dans la manifestation soit une perfection matérielle, autrement le cercle n’est pas complet. Et c’est cela qui explique l’erreur de ceux qui veulent s’enfuir pour réaliser la Volonté divine. C’est tout le contraire qu’il faut faire! Il faut mettre les deux ensemble d’une façon parfaite. C’est pour cela que toutes les sciences honnêtes, les sciences qui sont faites sincèrement, honnêtement, avec exclusivement la volonté de savoir, sont des chemins difficiles – mais des chemins si sûrs pour la réalisation totale.

Cela fait des choses très intéressantes. (Ce que je vais dire maintenant est très personnel et par conséquent est inutilisable, mais enfin cela peut être gardé:)

Il y a deux choses parallèles qui, au point de vue éternel et suprême, ont une importance identique, en ce sens que pour que la réalisation soit vraiment la réalisation, toutes les deux sont également indispensables.

D’une part, il y a ce que Sri Aurobindo – qui représentait sur terre la Conscience et la Volonté suprêmes, étant l’Avatar – a déclaré que j’étais, c’est-à-dire la Mère suprême universelle, et, d’autre part, ce que je réalise dans mon corps par la sâdhanâ2 intégrale. Je pourrais être la Mère suprême et ne pas faire de sâdhanâ, et, en fait, tant que Sri Aurobindo était dans son corps, c’est lui qui faisait la sâdhanâ; j’en avais les conséquences; les conséquences s’établissaient automatiquement dans cet être extérieur, mais c’était lui qui le faisait, ce n’était pas moi: j’étais seulement l’intermédiaire qui traduisait sa sâdhanâ pour le monde. Et c’est seulement quand il a quitté son corps que, moi, j’ai été obligée de continuer la sâdhanâ, non seulement de faire ce que je faisais avant, c’est-à-dire de traduire sa sâdhanâ pour le monde, mais il a fallu que je continue à faire la sâdhanâ moi-même. Ce qu’il faisait, lui, dans son corps, quand il est parti, il m’en a donné la charge, et j’ai été obligée de le faire. Il y a donc ces deux choses qui, tantôt l’une, tantôt l’autre, prédominent (je ne veux pas dire successivement dans le temps, je veux dire... ce sont des questions d’instants) et qui essaient de se combiner dans une réalisation totale et parfaite: la Conscience éternelle, ineffable et immuable de l’Exécutrice du Suprême, et la conscience du Sâdhak du Yoga intégral qui va, dans son effort ascendant, vers une progression croissante.

À cela, est venu s’ajouter le développement et l’initiation à la réalisation supramentale qui est (je comprends bien maintenant) l’union parfaite de ce qui vient d’en haut et de ce qui vient d’en bas, c’est-à-dire de la position éternelle et de la réalisation évolutive.

Et alors – et cela devient amusant comme le spectacle de la vie... Suivant la nature, et la position, et la préoccupation de chacun, et parce que les êtres humains sont très limités, très partiels, incapables d’une vision globale, il y a ceux qui croient – qui ont la foi, ou qui par la Grâce ont une révélation de la Mère éternelle, et qui ont cette relation-là avec la Mère éternelle – et ceux qui, étant eux-mêmes plongés dans la sâdhanâ et ayant une conscience de sâdhak développée, sont en relation avec moi comme on est en relation avec ce qu’ils ont l’habitude d’appeler une «âme réalisée». Ceux-là me prennent comme le prototype du Gourou qui est en train d’enseigner une voie nouvelle, mais les autres n’ont pas cette relation de sâdhak à Gourou (je prends les deux extrêmes, mais naturellement il y a toutes les possibilités intermédiaires), ils sont seulement en relation avec la Mère éternelle et, dans la simplicité de leur cœur, ils s’attendent à ce qu’Elle fasse tout pour eux. S’ils étaient parfaits dans cette attitude, la Mère éternelle ferait tout pour eux – Elle le fait en fait, mais comme ils ne sont pas parfaits, ils ne peuvent pas le recevoir totalement. Mais les deux chemins sont très différents, les deux relations sont très différentes; et comme nous vivons tous, par la loi des choses extérieures, dans un corps matériel, il y a une sorte d’incompréhension irritée (presque irritée) entre ceux qui suivent cette voie – non pas consciemment et volontairement, mais spontanément –, qui ont cette relation de l’enfant à la Mère, et ceux qui ont cette autre relation de sâdhak à Gourou. Et alors cela fait tout un jeu, avec une diversité infinie de choses.

Et tout cela est en suspens, en voie de réalisation, dans un mouvement progressif; et par conséquent, à moins qu’on ne puisse voir l’aboutissement, on n’y comprend rien. On est dans une confusion. Et ce n’est que quand on voit l’aboutissement, la réalisation finale, ce n’est que quand on aura touché , qu’on comprendra tout, et alors ce sera aussi clair et aussi simple que possible. Mais en attendant, mes relations avec les différentes personnes sont très amusantes, c’est tout à fait drôle!

Note que ceux qui ont la relation que je pourrais appeler «extérieure» par rapport à l’autre (quoiqu’elle ne le soit pas), la relation de yoga, de sâdhanâ, considèrent les autres comme des superstitieux; et les autres, ceux qui ont la foi, ou la perception, ou la Grâce d’avoir saisi ce que Sri Aurobindo voulait dire (peut-être même avant de savoir qu’il l’avait dit, mais en tout cas après qu’il l’ait déclaré), ceux-là trouvent que les autres sont des incroyants et des ignorants! Et alors il y a tous les échelons intermédiaires, c’est très amusant!

Cela ouvre des horizons extraordinaires; quand on a compris cela, on a la clef – on a la clef d’une quantité innombrable de choses; la position différente de chacun des différents saints, des différentes réalisations et... Ça résout toutes les incohérences des manifestations sur la terre.

Par exemple, cette question du Pouvoir – du Pouvoir – sur la Matière. Ceux qui sont dans la perception que je suis la Mère éternelle universelle et que Sri Aurobindo était l’Avatar sont étonnés que le pouvoir ne soit pas absolu. N’est-ce pas, il sont étonnés qu’il ne suffisait pas que nous disions: «C’est comme ça», pour que ce soit «comme ça». C’est parce que, dans la réalisation intégrale, l’union des deux est indispensable: l’union du pouvoir provenant de la position éternelle et du pouvoir provenant de la sâdhanâ dans le développement évolutif. De la même façon, ceux qui sont arrivés, même au sommet de la connaissance yoguique (je pensais au Swami), comment se fait-il qu’ils aient besoin d’avoir recours à des êtres comme des dieux ou des demi-dieux pour pouvoir réaliser les choses? – Parce que, en eux, il y a bien l’union avec des forces et des entités supérieures, mais, de toute éternité, il n’a pas été décrété qu’ils étaient cet être-là. Ils ne sont pas nés ceci ou cela: par évolution ils se sont unis à la possibilité latente en eux. Chacun porte en soi l’Éternel, mais on ne peut Le joindre que quand on est arrivé à la complète union de l’Éternel latent avec l’Éternel éternel.

Alors... ça explique tout, tout, tout: comment ça marche, comment ça fonctionne dans le monde.3 Je disais: il me manque les pouvoirs, il me manque les pouvoirs! Il y a quelques jours, je me disais: «Mais enfin, je SAIS qui est là, je sais, et comment se fait-il...? Là, jusque là (geste à hauteur de la tête), toute-puissante, rien ne peut résister – ici... ça n’aboutit pas.» Alors ceux qui ont une foi, qui est une foi ignorante mais vraie (elle peut être ignorante, mais elle est vraie) disent: «Comment! vous n’avez pas les pouvoirs, vous?»... Parce que la sâdhanâ n’est pas finie.

Le Seigneur ne possédera son univers que quand l’univers sera devenu consciemment le Seigneur.

17 octobre 1958

(Mère apporte la suite des sept premiers Soutras qu’Elle avait écrits probablement en 1957.)

[Voir p. 119]

C’est en deux groupes.

Le premier groupe finit avec le repêchage de ceux qui ont mal choisi (!):

7) Mais même au cas où tu n’aurais pas pris au début la décision irrévocable, si tu as le bonheur de vivre à un de ces instants inouïs de l’histoire universelle où la Grâce est présente, incarnée sur la terre, Elle te redonnera, à certains moments exceptionnels, la possibilité de refaire un choix définitif qui te mènera tout droit vers le but.

Ça, c’était le message d’espoir.

Et puis ça continue (Mère lit:)

8) Toute division dans l’être est une insincérité.

9) La plus grande insincérité est de creuser un abîme entre son corps et la vérité de son être.

10) Quand un abîme sépare l’être véritable de l’être physique, la Nature le remplit imédiatement de toutes les suggestions adverses dont la plus redoutable est la peur, et la plus pernicieuse le doute.

J’avais écrit cela avant de lire cet Aphorisme de Sri Aurobindo sur «les tentacules de la Nature».1 Cela m’a beaucoup intéressée, je me suis dit: tiens! c’est exactement ce qui m’était venu.

Il y en a encore un (ce n’est pas le dernier):

11) Ne permettre à rien, nulle part, de nier la vérité de l’être, c’est cela la sincérité.

25 octobre 1958

(A propos du gourou tantrique de S.)

Quand X. fait son poudja,1 je vois bien la forme particulière de la Mère qu’il invoque: je la vois descendre.

Chacun est en relation avec l’expression universelle d’un aspect ou d’une volonté ou d’un mode du Suprême et, si c’est cela à quoi on aspire, c’est cela qui vient, avec une plasticité extraordinaire. Et alors même, à ce moment-là, je deviens le Témoin (pas le témoin à la façon du Pourousha2 : un témoin beaucoup plus... infini et éternel que le Pourousha). Je vois la chose qui répond, pourquoi elle répond, comment elle répond. C’est comme cela que je sais ce que les gens veulent (mais pas ici en bas, ni même dans leur aspiration la plus haute). Je le vois même quand les gens eux-mêmes ne sont plus conscients – pas encore conscients plutôt (pour moi c’est «plus», mais ça ne fait rien!) ne sont pas encore conscients de cette identification quelque part. Alors je la vois.

C’est intéressant.

Mais, n’est-ce pas, ils font le poudja de toutes ces forces ou divinités, mais ce n’est pas... ce n’est pas la Vérité la plus haute. Ce que Sri Aurobindo appelait le vrai «surrender» (soumission, abdication), le surrender au Suprême est une vérité plus haute que celle de ne compter que sur soi.

Et alors c’est cela qui amène toujours des complications, des conflits. J’étais étonnée que l’atmosphère (de l’Ashram) se remplisse de conflits quand il est là – c’est à cause de cela.3

Comment se fait-il que les gens ne soient pas conscients de cette identification, qu’Ils ont pourtant dans une partie de leur être?

Tu comprends, entre la conscience extérieure et la conscience la plus profonde, il y a véritablement des trous – ce sont des «joints» d’état d’être qui manquent et qu’il faut construire, et puis ils ne savent pas comment faire. Alors, la première impression quand ils entrent là-dedans, ils sont affolés! Ils ont l’impression qu’ils tombent dans la nuit, dans le néant, dans le non-être!

J’avais un ami danois, un peintre, qui était comme cela. Il voulait que je lui apprenne à sortir de son corps; il avait des rêves intéressants et il pensait que cela vaudrait la peine d’aller là consciemment. Je l’ai donc fait «sortir» – mais cela a été une épouvante!... Quand il rêvait, il y avait bien une partie de son mental qui restait consciente, active, et il existait une sorte de jonction entre cette partie active et son être extérieur, alors il se souvenait de certains de ses rêves, mais ce n’était qu’un phénomène très partiel. Et sortir de son corps, cela veut dire qu’il faut passer graduellement par tous les états d’être, si on le fait systématiquement. Eh bien, déjà au physique subtil c’était presque inindividualisé, et dès que l’on s’en allait un peu plus loin, il n’y avait plus rien! Ce n’était pas formé, ce n’était pas existant.

Alors ils s’asseoient (on leur dit de s’intérioriser, de rentrer au-dedans d’eux-mêmes), et puis ils ont une angoisse! – Naturellement ils ont l’impression qu’ils... qu’ils disparaissent: il n’y a rien! il n’y a pas de conscience!

2 novembre 1958

Hier soir, je me suis dit: diable! s’il faut que... Individuellement, avec l’un ou l’autre, en prenant les meilleurs, on peut arriver à quelque chose, mais cette... cette masse-là.1 Le Swami me l’avait dit – il m’avait dit tout de suite après avoir assisté à la première méditation [collective au Terrain de Jeu de l’Ashram], il m’avait dit: «The stuff is not good!»2 (Mère rit)

Je n’ai pas insisté.

Tout cet ensemble fait une entité collective, et l’individu se perd là-dedans. Si j’avais affaire individuellement à celui-ci ou à celui-là, c’est différent. Mais tous ensemble, en les prenant tous ensemble comme une entité collective, eh bien, ce n’est pas brillant.

4 novembre 1958

(A propos de l’Agenda du 9 août 1958 sur les dieux des Pouranas)

Les dieux des Pouranas sont des dieux impitoyables, qui n’ont de respect que pour la puissance et qui n’ont rien de ce que le Divin a mis dans la conscience humaine, d’amour vrai, de charité, de bonté profonde – qui compense psychiquement tous les défauts extérieurs. Eux, ils n’ont pas cela, ils n’ont pas de psychique. Les dieux pouraniques n’ont pas de psychique. Alors ils agissent selon leur puissance. Ils n’ont de frein que quand leur puissance n’est pas toute-puissante, c’est tout.

Mais que représente Anousouya?1

C’est le portrait de la femme idéale selon la conception hindoue: celle qui adore son mari comme un dieu, c’est-à-dire qu’elle voit le Suprême dans son mari. Et alors, cette femme était beaucoup plus puissante que tous les dieux des Pouranas, parce qu’elle avait justement cette capacité psychique du don total de soi; et sa foi en la présence du Suprême dans son mari lui donnait une puissance beaucoup plus grande que celle de tous les dieux.

L’histoire racontée au cinéma était ainsi: Narada, selon son habitude, s’amusait (Narada est un demi dieu qui a une position divine, c’est-à-dire qu’il peut à son gré communiquer avec l’homme et communiquer avec les dieux, et il sert d’intermédiaire, mais alors il aime s’amuser!) Et il s’était disputé avec l’une des déesses, je ne me souviens plus laquelle, et il lui a dit... (ah! oui, la dispute était avec Saraswati). Saraswati lui disait que la connaissance est beaucoup plus grande que l’amour (beaucoup plus grande dans le sens qu’elle est beaucoup plus puissante que l’amour), et il lui a répondu: «Vous ne savez pas de quoi vous parlez! (Mère rit) L’amour est beaucoup plus puissant que la connaissance.» Alors elle l’a défié, elle lui a dit: «Eh bien, prouvez-le moi.» – «Je vais vous le prouver.» Et toute l’histoire commence là. Il s’est mis à faire tout un imbroglio sur la terre pour prouver ce qu’il voulait.

C’est une histoire de cinéma, mais enfin les déesses ont essayé, les trois femmes des Trimourthi, c’est-à-dire la femme de Brahma, la femme de Vichnou et la femme de Shiva se sont liguées (!) et elles ont essayé toutes sortes de choses pour contredire Narada. Je ne me souviens plus des détails de l’histoire... Oui, l’histoire commence comme cela: l’une des trois, je crois que c’était la femme de Shiva (c’était la pire, d’ailleurs!) faisait son poudja. Shiva était en méditation et elle s’est mise à faire son poudja devant Shiva, et elle faisait le poudja avec des lumières, et la lumière est tombée sur son pied et a brûlé son pied. Elle a crié, parce que cela a brûlé son pied. Alors Shiva sort de sa méditation tout d’un coup et lui dit: «Devi, qu’est-ce qu’il y a?» (rires) Elle répond: «Je me suis brûlé le pied.» Et Narad de dire: «N’est-ce pas dégoûtant ce que vous avez fait là: faire sortir Shiva de sa méditation simplement parce que vous avez une petite brûlure sur votre pied – qui ne pouvait même pas vous faire du mal puisque vous êtes immortelle!» Elle est devenue furieuse et elle lui a dit: «Montrez-moi que cela peut être autrement.» Narad a répondu: «Je vais vous montrer ce qu’est vraiment d’aimer son mari, vous n’y entendez rien!»

Alors vient l’histoire d’Anousouya avec son mari (qui est un mari... un très brave homme, mais enfin ce n’est pas un dieu, n’est-ce pas!) et il est en train de se reposer, la tête sur les genoux de sa femme. Ils avaient fait leur poudja (ce sont tous les deux des adorateurs de Shiva) et après leur poudja, lui se repose, il dort, la tête sur les genoux d’Anousouya. Pendant ce temps-là, les dieux sont descendus sur terre, particulièrement cette Parvati, et ils la voient comme cela. Alors Parvati s’exclame: «Ça, c’est une bonne occasion!» Et il n’y avait pas très loin un feu sur un fourneau. Avec son pouvoir, elle envoie le feu rouler sur les pieds d’Anousouya – qui a un petit sursaut parce que cela lui fait mal. Ça commence à brûler: pas un cri, pas un mouvement, rien... parce qu’elle ne veut pas réveiller le mari. Et elle a commencé à invoquer Shiva (Shiva était là). Et parce qu’elle a invoqué Shiva (c’est joli dans l’histoire) parce qu’elle a invoqué Shiva, le pied de Shiva a commencé à brûler! (Mère rit) Alors Narada montre Shiva à Parvati: «Regardez ce que vous faites, vous êtes en train de brûler le pied de votre mari!» Et Parvati a fait un geste opposé et le feu s’en va.

C’est comme cela.

Joli.

Oh! l’histoire était très jolie tout du long. Il y avait une chose après l’autre, une chose après l’autre, et toujours le pouvoir d’Anousouya était plus grand que le pouvoir des dieux. J’ai beaucoup aimé cette histoire.

Cela s’est terminé d’une façon... (oh! c’est une longue histoire, cela a duré trois heures!) Mais vraiment c’était joli tout du long. Joli pour montrer que la sincérité de l’amour est beaucoup plus puissante que n’importe quoi.

Je ne veux pas te raconter tout cela, ça n’en finirait pas, mais enfin voilà.


(Peu après, le disciple reprend l’Agenda du 9 août où Mère dit que les dieux sont «bien pires que les êtres humains».)

Il faudrait dire qu’il s’agit des dieux pouraniques, parce que les chrétiens, par exemple, ne comprennent même pas ce que cela peut vouloir dire. Ils ont une conception des dieux tout à fait différente.

Cela pourrait s’appliquer à la vieille mythologie grecque.

Non, pas seulement. Cela s’applique dans beaucoup de cas. Enfin si les chrétiens ne comprennent pas, it y en a beaucoup qui comprendront!

Ceux qui ont un peu lu et qui savent un peu autre chose que leur petite ornière comprendront.

Il y a une sorte de similitude entre les dieux des Pouranas et les dieux de la mythologie grecque ou égyptienne: les dieux de la mythologie égyptienne sont des êtres terribles... Ils coupent la tête des gens, ils dépècent leur ennemi!...

Les grecs n’étaient pas toujours tendres non plus!

En Europe et dans le monde occidental moderne, on s’imagine que tous ces dieux – les dieux grecs et les dieux «païens» comme ils les appellent – sont des imaginations humaines, que ce ne sont pas des êtres véritables. Il faut savoir que ce sont des êtres véritables pour comprendre. C’est cela, la différence. Pour eux, c’est seulement un produit de l’imagination humaine, cela ne correspond à rien de réel dans l’univers. Mais c’est une erreur grossière.

Pour comprendre le mécanisme de la vie universelle, et même celui de la vie terrestre, il faut savoir que ce sont tous des êtres vivants dans leur domaine propre, ayant leur réalité indépendante. Ils existeraient même si les hommes n’existaient pas! La plupart de ces dieux existaient avant que l’homme n’existât.

Ce sont des êtres qui appartiennent à la création progressive de l’univers et qui ont eux-mêmes présidé à la formation depuis les régions les plus éthérées ou subtiles jusqu’aux régions les plus matérielles. C’est une descente de l’Esprit créateur divin qui est venu réparer le mischief (les méfaits)... enfin ce que les Asoura avaient fait. Les premiers formateurs avaient créé un désordre et une obscurité, une inconscience, et alors il y a eu une seconde «lignée» de formateurs, dit-on, pour réparer ce mal-là, et ceux-là (les dieux) sont descendus progressivement à travers des réalités de plus en plus – on ne peut pas dire denses, parce que ce n’est pas dense, on ne peut même pas dire plus matérielles puisque la matière telle que nous la connaissons n’existe pas sur ces plans –, à travers des substances de plus en plus concrètes.

Suivant les écoles occultes, suivant les traditions, toutes ces zones de réalité, ces plans de réalités ont reçu des noms différents, ils ont été classifies de façon différente, mais il y a une analogie essentielle, et si l’on remonte assez haut dans les traditions, il n’y a plus guère que les mots qui changent suivant les pays et les langages. Les descriptions sont tout à fait analogues. Et d’ailleurs, ceux qui suivent le chemin contraire, c’est-à-dire l’être humain qui par connaissance occulte peut se sortir d’un de ses «corps» (on les appelle sheaths en anglais2) pour entrer dans un corps plus subtil – pour agir dans un corps plus subtil – et ainsi de suite, douze fois (il fait sortir chaque corps d’un corps plus matériel, laisse le corps plus matériel dans la zone correspondante et s’en va par extériorisations successives), et ce qu’ils ont vu – ce qu’ils ont découvert et vu par leur ascension –, que ce soient les occultistes d’Occident ou les occultistes d’Orient, la description est pour ainsi dire analogue. Ils ont mis des mots différents mais l’expérience est très semblable.

Il y a toute la tradition chaldéenne, et puis il y a la tradition védique, et il y avait très certainement une tradition antérieure aux deux et qui s’est séparée en deux branches. Eh bien, toutes ces expériences occultes ont été les mêmes. C’est seulement la description qui a été différente suivant les pays et les langages. L’histoire de la création n’est pas racontée du point de vue métaphysique ou psychologique mais d’un point de vue objectif; mais cette histoire est aussi réelle que ne l’est notre histoire des époques historiques. Bien sûr, ce n’est pas la seule façon de voir, mais c’est une façon tout aussi légitime que les autres, et en tout cas elle reconnaît la réalité concrète de tous ces êtres divins. Mais encore maintenant, les expériences des occultistes d’Occident et celles des occultistes d’Orient présentent de grandes similitudes. C’est seulement la façon dont ils s’expriment qui diffère, et le maniement des forces est le même.

J’avais appris tout cela par Théon. Vraisemblablement, c’était... je ne sais pas si c’était un Russe ou un Polonais (un Juif russe ou polonais), il n’a jamais dit, ni ce qu’il était vraiment, ni où il était né, ni son âge, ni rien.

Il avait deux noms d’emprunt: un nom arabe qu’il avait pris quand il s’était réfugié en Algérie (pour quelle raison, je ne sais pas), après avoir travaillé avec Blavatsky et fondé une société occulte en Egypte. Après cela, il était venu en Algérie, et là, il s’était d’abord appelé «Aïa Aziz» (un mot d’origine arabe qui veut dire le «bien-aimé») puis, quand il a commencé à fonder sa «revue cosmique» et son «groupe cosmique», il s’est appelé Max Théon, c’est-à-dire le Dieu suprême (!) le plus grand Dieu! Et personne ne lui a connu d’autre nom que ces deux-là, Aïa Aziz ou Max Théon.

Il avait une femme qui était anglaise.

Il disait qu’il avait reçu l’initiation en Inde (il savait un peu de sanscrit et connaissait à fond le Rig-Véda), et alors il avait élaboré d’une façon quelconque une tradition qu’il appelait la «tradition cosmique» et qu’il prétendait avoir reçue – je ne sais de quelle manière – d’une tradition antérieure à la Kabbale et aux Véda. Mais il y avait beaucoup de choses (c’était Madame Théon qui était la voyante et qui recevait les visions, et elle était admirable), beaucoup de choses que, moi, j’avais vues et connues avant de les connaître, et qui ont été corroborées.

Alors, personnellement, je suis convaincue qu’il y a eu, en effet, une tradition antérieure à ces deux traditions-là et qui contient une connaissance très proche d’une connaissance intégrale. Eh bien, il y a une similitude dans les expériences. Quand je suis venue ici et que j’ai exprimé à Sri Aurobindo certaines choses que je savais au point de vue occulte, il m’a toujours dit que c’était conforme à la tradition védique. Et dans certaines pratiques occultes, il m’a dit que c’était tout à fait tantrique – et je ne connaissais rien à ce moment-là, absolument rien, ni des Véda ni des Tantra.

Donc, très vraisemblablement, il y a eu une tradition antérieure aux deux. J’ai des souvenirs (pour moi, ce sont toujours des choses vécues), j’ai des souvenirs très clairs, très précis, d’un temps qui était certainement très antérieur aux temps védiques et à la Kabbale, à la tradition chaldéenne.

Mais ça, n’est-ce pas, il n’y a qu’un très petit nombre de gens en Occident qui savent que ce n’est pas simplement subjectif et de l’imagination (une imagination plus ou moins déréglée) et que cela correspond à une vérité universelle.

Alors toutes ces régions, tous ces domaines sont remplis d’êtres qui existent chacun dans son domaine, et si vous êtes éveillé et conscient dans un plan donné – par exemple si, en sortant d’un corps plus matériel, vous vous éveillez sur un plan supérieur quelconque –, vous avez le même rapport avec les choses et les gens de ce plan-là qu’avec les choses et les gens du monde matériel; c’est-à-dire qu’il existe un rapport tout à fait objectif, qui n’a rien à voir avec l’idée que vous vous faites des choses. Naturellement, la ressemblance est de plus en plus grande à mesure que l’on s’approche du monde physique, du monde matériel, et même il y a un moment où une région a une action directe sur l’autre. En tout cas, dans ce que Sri Aurobindo appelle les «domaines du surmental», vous trouvez une réalité concrète, tout à fait indépendante de votre expérience personnelle: vous y retournez et vous retrouvez les mêmes choses, avec des différences qui se sont produites pendant votre absence. Et vous avez des rapports avec ces êtres-là identiques aux rapports que vous avez avec les êtres physiques, avec cette différence que c’est plus plastique, plus souple, plus direct (par exemple, il y a cette capacité de changer de forme extérieure, la forme visible, suivant l’état intérieur dans lequel vous vous trouvez), mais vous pouvez donner un rendez-vous à quelqu’un et vous trouver présent au rendez-vous et retrouver le même être avec certaines différences qui se sont produites pendant le temps de votre absence: c’est tout à fait concret, avec des effets tout à fait concrets.

Il faut, au moins, avoir un petit peu de cette expérience pour comprendre ces choses. Autrement si on est convaincu que tout cela, c’est de l’imagination humaine et des formations mentales, si on croit que ces dieux ont telle ou telle forme parce que les hommes les ont pensés comme cela, et qu’ils ont tels défauts et telles qualités parce que les hommes les ont pensés comme cela – tous ceux qui disent que Dieu est fait à l’image de l’homme et qu’il n’existe que dans la pensée humaine –, tous ceux-là ne comprendront pas, cela leur paraîtra tout à fait ridicule, une folie. Il faut avoir vécu un peu, touché un peu au sujet pour savoir à quel point c’est une chose concrète.

Naturellement, les enfants savent beaucoup – si on ne les gâtait pas. Il y a tant d’enfants qui retournent au même endroit toutes les nuits et qui continuent à vivre une vie qu’ils ont commencée là-bas. Quand ces facultés ne sont pas gâtées avec l’âge, on peut les conserver avec soi. Du temps où je m’intéressais spécialement aux rêves, je pouvais retourner exactement à un endroit et continuer un travail que j’avais commencé, visiter quelque chose, par exemple, arranger quelque chose, un travail d’organisation ou de découverte, d’exploration: on va jusqu’à un certain endroit, comme quand on va dans la vie, ensuite on se repose, et puis on retourne et on recommence – on recommence l’action à l’endroit où on l’a laissée et on continue. Et on s’aperçoit qu’il y a des choses qui sont tout à fait indépendantes de vous, des variations dont vous n’êtes pas du tout l’auteur et qui se sont produites automatiquement pendant votre absence.

Mais pour cela, il faut vivre ces expériences soi-même; il faut voir soi-même, les vivre avec assez de sincérité pour voir (si on est sincère, si on est spontané) qu’elles sont indépendantes de la formation mentale. Parce qu’on peut faire la contrepartie et l’étude approfondie de l’action de la formation mentale sur les événements – cela, c’est très intéressant. Mais c’est un autre domaine. Et cette étude vous rend très soigneux, très prudent, parce qu’on s’aperçoit à quel point on peut s’illusionner soi-même. Il faut donc étudier l’un et l’autre, la formation mentale et la réalité occulte, pour voir quelle est la différence essentielle entre les deux. L’une qui existe en soi, tout à fait indépendante de la pensée que l’on en a, et l’autre...

Cela a été une grâce, on m’a fait avoir toutes les expériences sans que je sache RIEN de ce dont il s’agissait – ma pensée était absolument... (comment dire?) blanche. Il n’y avait aucune correspondance active dans la pensée formatrice. Je n’ai su les choses qui étaient arrivées ou les lois qui les gouvernaient qu’APRÈS, quand j’ai fait une enquête de curiosité pour savoir à quoi cela correspondait. Alors j’ai découvert. Mais autrement, je ne savais pas. Donc j’ai eu la preuve que c’étaient des choses qui existaient tout à fait en dehors de mon imagination ou de ma pensée.

Ce n’est pas très fréquent dans le monde. Alors ces expériences qui nous paraissent tout à fait naturelles, évidentes, pour des gens qui ne savent rien, c’est... c’est de l’imagination dévergondée.


Transplantez cela en France, en Occident, à moins que l’on ne fréquente des milieux occultes, ils vous regardent avec des yeux... Et quand vous avez le dos tourné, ils disent: «Ces gens-là sont timbrés»!


(Plus tard, le disciple demande à Mère des précisions sur la «différence essentielle» entre la réalité occulte et la formation mentale)

Quand on a travaillé dans ce domaine-là, on se rend compte en effet que si l’on a étudié un sujet, si l’on a appris mentalement quelque chose, cela donne une coloration spéciale à l’expérience: l’expérience peut être tout à fait spontanée et sincère mais le simple fait d’avoir connu ce sujet et de l’avoir étudié donne une coloration particulière; tandis que si l’on n’a rien appris sur la question, si l’on ne sait rien du tout, eh bien, quand vient l’expérience, la notation est tout à fait spontanée et sincère; elle peut être plus ou moins adéquate, mais elle n’est pas le résultat d’une formation mentale antérieure.

Alors, ce qui s’est passé dans ma vie, c’est que je n’ai su et étudié les choses qu’après avoir eu l’expérience – a cause de l’expérience, parce que je voulais la comprendre et que j’ai étudié quelque chose de correspondant.

Pour les visions des vies antérieures, c’était la même chose: je ne savais rien, même de la possibilité de vies antérieures, quand j’ai eu les expériences, et c’est seulement après avoir eu des expériences que j’ai étudié la question et que j’ai même, par exemple, vérifié des faits historiques qui s’étaient passés dans ma vision et que je ne connaissais pas auparavant.


(Puis le disciple demande des détails sur les sorties successives d’un corps dans un autre plus subtil)

Il y a des corps subtils et des mondes subtils qui correspondent à ces corps; c’est ce que la méthode psychologique appelle des «états de conscience», mais ces états de conscience correspondent réellement à des mondes. Le procédé occulte consiste à prendre conscience de ces divers états d’être intérieurs, ou corps subtils, et à en devenir suffisamment maître pour pouvoir les faire sortir l’un de l’autre successivement. Parce qu’il y a toute une échelle de subtilités croissantes, ou décroissantes suivant le sens; et le procédé occulte consiste à faire sortir d’un corps plus dense un corps plus subtil, et ainsi de suite, jusqu’aux régions les plus éthérées. On s’en va par extériorisations successives, dans des corps ou des mondes de plus en plus subtils. C’est un peu comme si, chaque fois, on passait dans une autre dimension. La quatrième dimension des physiciens n’est d’ailleurs que la transcription scientifique d’une connaissance occulte.

Pour donner une autre image, on peut dire que le corps physique est au centre – c’est le plus matériel et le plus condensé, et aussi le plus petit –, et les corps intérieurs plus subtils débordent de plus en plus ce corps physique central: ils passent au travers en s’étendant de plus en plus loin, comme une eau qui s’évapore d’un vase poreux et forme une sorte de buée tout autour. Et plus la subtilité est grande, plus l’extension tend à rejoindre celle de l’univers: on finit par s’universaliser. Et c’est un procédé tout à fait concret qui donne une expérience objective des mondes invisibles, et qui permet même d’agir dans ces mondes.

Sans date 1958

Lorsqu’on s’extériorise pendant le sommeil et qu’on est conscient dans le monde vital, on peut vivre une vie vitale aussi consciente que la vie physique. J’ai connu des gens qui avaient cette capacité et qui étaient si puissamment intéressés par leurs expériences dans le monde vital qu’ils ne revenaient qu’à regret dans leur corps. Si vous êtes conscient et maître de vous-même dans le monde vital et que vous y possédiez un certain pouvoir, les circonstances sont merveilleuses, infiniment plus variées et plus belles que dans le monde physique.

Imagine, par exemple, que tu sois très fatigué et que tu aies besoin de repos. Si tu sais t’extérioriser et que tu entres consciemment dans le monde vital, tu pourras y trouver une région pareille à une forêt vierge miraculeuse où toutes les splendeurs d’une végétation riche et harmonieuse sont réunies, avec des miroirs d’eau si magnifiques et une atmosphère si pleine de cette vitalité vivante, vibrante, des plantes!

Il y a là une telle vie, une telle beauté, tant de richesse et de plénitude que tu te réveilleras plein de force avec une sensation d’énergie absolument merveilleuse, même si tu n’y es resté qu’une minute.

Et c’est tellement objectif, tellement concret! J’ai conduit là des gens, sans leur dire du tout de quoi il s’agissait, et ils ont pu décrire cet endroit exactement comme je peux le faire moi-même.

Il y a des régions comme cela – il n’y en a pas beaucoup mais il y en a.

Par contre, il y a, dans le monde vital, beaucoup d’endroits désagréables où il vaut mieux ne pas aller. Ceux qui peuvent facilement apprendre à sortir de leur corps doivent le faire avec beaucoup de précautions. Je n’ai jamais pu enseigner cela à beaucoup de gens parce que s’ils le font seuls, c’est les livrer quelquefois sans protection à des expériences qui peuvent leur être extrêmement nuisibles.

Le monde vital est un monde d’extrêmes. Si, par exemple, vous mangez dans le monde vital une grappe de raisins, vous pouvez rester trente-six heures sans avoir faim tant vous êtes nourri. Mais on peut rencontrer aussi des choses, entrer dans des endroits, qui vous arrachent en une minute toute votre énergie, et qui vous laissent parfois malades, ou infirmes même.

J’ai connu une femme absolument exceptionnelle au point de vue occulte, à laquelle il était arrivé un accident comme cela dans le monde vital.1 En voulant arracher aux êtres du monde vital quelqu’un à qui elle tenait, elle avait reçu un tel coup sur l’œil qu’elle en est devenue borgne.

Sans aller jusque là, il arrive que l’on ait des accidents dans le monde vital, dont on garde les traces pendant des heures après s’être réveillé.

8 novembre 1958

J’ai trouvé mon message pour le premier janvier... Cela ne correspondait à rien de prévu, mais hier matin, j’ai pensé: il faudrait tout de même que je trouve mon message, mais quoi? J’étais tout à fait... comme cela, neutre, rien. Et hier soir, à la classe [du vendredi 7 novembre], je me suis aperçue que ces enfants qui avaient eu toute une semaine pour trouver des questions sur le texte, n’en avaient pas trouvé une seule! Une somnolence terrible! Absolument aucun intérêt. Quand j’ai eu fini de parler, je me suis dit: mais qu’est-ce qu’il y a donc dans ces gens qui ne s’intéressent à rien qu’à leurs petites affaires personnelles? Et j’ai commencé à descendre dans l’atmosphère mentale des gens, à la recherche de la petite lumière, de ce qui répond... Et littéralement, ça me tirait en bas, comme dans un trou, mais d’une façon tellement matérielle: ma main qui était sur le bras du fauteuil a commencé à glisser, mon autre main a fait comme cela (geste par terre), ma tête aussi! Je pensais que j’allais me cogner sur mes genoux!

Et j’avais l’impression... Ce n’était pas une impression: je voyais. Je descendais comme dans une faille entre deux rochers, abrupts, des rochers qui seraient faits de quelque chose de plus dur que du basalte, noirs, mais métalliques en même temps, avec des arêtes si aiguës – on avait l’impression que si on touchait seulement, on serait écorché. C’était comme sans fin et sans fond, et ça allait en s’amincissant, de plus en plus étroit, de plus en plus étroit, comme un entonnoir, si étroit qu’il n’y avait presque plus la place – même pour la conscience – de passer. Et le fond était invisible: un trou noir. Et ça descendait, ça descendait, ça descendait, comme cela, sans air, sans lumière, juste une sorte de lueur qui faisait que je pouvais percevoir les arêtes des rochers. C’était comme coupé, n’est-ce pas, tellement abruptement, d’une façon si aiguë... Finalement, quand ma tête a commencé à toucher mes genoux, je me suis dit: mais qu’est-ce qu’il y a au fond de ce... ce trou?

Alors dès que j’ai dit: mais qu’est-ce qu’il y a au fond de ce trou, cela a été comme si j’avais touché un ressort qui se trouvait tout au fond – un ressort que je n’ai pas vu mais qui a agi instantanément, avec une puissance formidable – et d’un seul coup m’a fait jaillir, m’a projetée hors de cette faille dans... (geste bras étendus, immobile) une immensité sans limite, sans forme, qui était infiniment confortable – pas exactement chaude, mais qui donnait une impression confortable de chaleur intime.

Et c’était tout-puissant, d’une richesse infinie: cela n’avait... oui, cela n’avait aucune espèce de forme, et cela n’avait aucune limite (naturellement j’étais identifiée, alors je savais qu’il n’y avait ni limite ni forme). C’était comme si (parce que ça ne se voyait pas) comme si cette immensité était faite d’innombrables imperceptibles points – des points qui n’occupent pas de place dans l’espace (il n’y avait pas d’espace, n’est-ce pas) d’un or chaud foncé – mais ça, c’était seulement une impression, une traduction. Et tout cela absolument vivant, vivant d’une puissance qui paraissait infinie. Et pourtant immobile.

Ça, ça a duré très longtemps, pendant tout le reste de la méditation.

C’était comme si cela contenait toutes les richesses de possibilités; et tout cela qui n’avait pas de formes avait le pouvoir de devenir des formes.

Sur le moment, je me suis demandé ce que cela voulait dire. Après, naturellement, je l’ai trouvé, et finalement ce matin je me suis dit: tiens! mais c’est pour me donner mon message de l’année prochaine. Alors j’ai transcrit (on ne peut pas faire de description naturellement – d’ailleurs c’est indescriptible: c’était un phénomène psychologique et les formes étaient seulement une façon de se décrire à soi-même l’état psychologique). Voici ce que j’ai noté, d’une façon mentale évidemment, et je pense en faire mon message.

Il y a eu un flottement dans l’expression. Alors je t’ai apporté les papiers et je voulais que nous décidions ensemble du texte définitif.

Je n’ai rien décrit: c’est seulement établir un fait (Mère lit):

«Tout au fond de l’inconscience la plus dure, la plus rigide, la plus étroite, la plus suffocante, j’ai touché un ressort tout-puissant qui m’a projetée1 d’un seul coup dans une immensité sans forme et sans limite, génératrice de toute création.»

Et c’est encore une preuve de plus. L’expérience était tout à fait (comment dire?)... c’est le mot genuine en anglais.

Authentique et spontanée?

Oui, ce n’était pas une expérience voulue, en ce sens que je n’avais pas décidé que je ferais cela. Cela ne correspondait pas à une attitude intérieure. N’est-ce pas, dans une méditation, on peut décider: je méditerai comme ça ou comme ça ou comme ça, ou je ferai ça ou ça. Généralement, pour les méditations, j’ai une espèce de perception intérieure (ou supérieure, n’est-ce pas) de ce qu’il faut faire, et je le fais. Mais ce n’était pas cela. J’avais décidé: rien, je ne décide rien, je suis «comme ça».

Et puis c’est arrivé.

Tout d’un coup, quand je parlais (c’était pendant que je parlais), j’avais l’impression: enfin vraiment est-ce qu’on peut faire quelque chose avec une matière pareille? Et alors, tout naturellement, quand j’ai cessé de parler, tiens! je me suis sentie tirée. Alors j’ai compris. Parce que je m’étais questionnée: «Enfin qu’est-ce qui se passe là-dedans, derrière ces formes?...» J’étais, je ne peux pas dire irritée, mais enfin je me disais: tout de même, il faudrait secouer ça un peu! Et dès que j’ai eu fini, c’était quelque chose qui m’a tirée comme cela – qui m’a tirée hors de mon corps, j’ai été littéralement tirée hors de mon corps.

Et alors, dans ce trou... Je le vois encore ce que j’ai vu, cette faille entre deux rochers. On ne voyait pas de ciel, on voyait... comme une réflexion sur le sommet des roches d’une lueur – une lueur – qui était venue de «quelque chose» qui était par-delà et qui (riant) devait être le ciel! mais qui était invisible. Et à mesure que je descendais, comme si je glissais le long de cette faille, je voyais les arêtes; et alors c’étaient des roches noires, comme coupées au ciseau, luisantes tellement la coupure était fraîche, et le bord si coupant que c’était comme un couteau. Il y en avait une là, il y en avait une là, une là, partout, tout autour. Et j’étais tirée, tirée, tirée, ça descendait, ça descendait – ça n’en finissait plus et ça devenait de plus en plus comprimant.2 Ça descendait, ça descendait...

Et alors, physiquement, le corps suivait. Mon corps a été éduqué à traduire l’expérience intérieure, dans une certaine mesure. N’est-ce pas, dans le corps, il y a la force du corps, ou la forme du corps, ou l’esprit du corps (suivant les écoles cela porte un nom différent) et c’est cela qui sort du corps en dernier quand on meurt, et qui prend généralement sept jours à sortir.3 Eh bien, ça, avec une éducation spéciale, ça peut avoir une vie consciente – indépendante et consciente – si bien que non seulement en état de transe (en transe, c’est très fréquent que l’on puisse parler et bouger quand on est un petit peu entraîné, éduqué), mais même en état cataleptique, ça a le pouvoir de produire des sons et même de faire bouger le corps; alors le corps commence à avoir, par éducation, des capacités somnambuliques – pas le somnambulisme ordinaire, mais il peut vivre d’une vie autonome.4 Alors c’est ce qui a eu lieu, c’était comme cela hier soir, j’étais sortie de mon corps mais mon corps participait. Et alors j’étais tirée vers le bas: la main qui était sur le bras du fauteuil avait glissé, puis l’autre, puis la tête était sur le point de toucher mes genoux! (la conscience était ailleurs, je le voyais du dehors – ce n’était pas que je ne savais pas ce que je faisais: je le voyais du dehors). Alors j’ai dit: il faut tout de même qu’il y ait une limite, parce que si ça continue je vais (riant) avoir ma tête par terre! Et j’ai pensé: mais qu’est-ce qu’il y a au fond de ce trou?...

A peine c’était formulé, que j’y suis arrivée, au fond du trou, et alors absolument comme si c’était un ressort formidable, tout-puissant, et puis... (Mère frappe la table) hop! et j’ai jailli hors de tout ça dans une immensité. Et mon corps tout de suite s’est redressé, ma tête était en l’air – il a suivi le mouvement. Si quelqu’un avait regardé, il aurait vu ça: d’un seul coup, hop! redressée à mon maximum, la tête en l’air.

Et je suivais tout cela sans objectiver le moins du monde; je ne me rendais pas compte de ce que c’était, de ce qui se passait, ni aucune explication ni rien: c’était comme cela. Je le vivais, c’est tout. L’expérience était absolument spontanée. Mais alors, après cette descente assez... pénible, ouf! c’était une sorte de superconfort. Je ne peux pas l’expliquer autrement, ease, mais une aise... au maximum. Une immobilité parfaite dans un sens d’éternité – mais avec une intensité de mouvement et de vie incroyable! intérieure (n’est-ce pas, qui ne se manifeste pas: c’était intérieur, contenu en soi). Et immobile (s’il y avait eu un extérieur, immobile par rapport à l’extérieur) et c’était dans une vie... innombrable, au point qu’on ne peut pas dire autrement qu’infinie d’une façon imagée. Et une intensité, avec une puissance, une force... et une paix – la paix d’une éternité. Un silence, un calme. Un POUVOIR capable de... de tout. De tout.

Et je ne le pensais pas, je ne l’objectivais pas: je le vivais confortablement – très confortablement. Et ça a duré jusqu’à la fin de la méditation. Quand ça a commencé à s’effacer petit à petit, j’ai arrêté la méditation et je suis sortie.

Après, quand j’étais rentrée [à l’Ashram], je me suis demandé: qu’est-ce que c’est que ça? à quoi ça correspond? Alors j’ai compris.

Voilà.

Maintenant je vais l’écrire au net, donne-moi un papier.


(Mère commence à recopier son message)

«Tout au fond de l’Inconscience la plus dure, la plus rigide...» Parce que, généralement, l’inconscience donne l’impression justement de quelque chose d’amorphe, d’inerte, de sans forme, de neutre et gris (quand je suis entrée dans les zones de l’inconscience autrefois, c’était la première chose que j’ai rencontrée). Mais ça, c’était une inconscience... c’était dur, rigide, coagulé, comme si elle était coagulée pour une résistance: tout effort glisse dessus, touche pas, peut pas pénétrer. Alors je mets: «La plus dure, la plus rigide, la plus étroite» (c’est l’idée de cette chose qui vous resserre, resserre, resserre), «la plus suffocante» – oui, suffocante, c’est le mot.

«... J’ai touché un ressort tout-puissant qui m’a projetée d’un seul coup dans une immensité sans forme et sans limite, génératrice de toute création.» C’était... oui, j’ai l’impression que ce n’est pas la création ordinaire, la création primordiale, que c’est la création supramentale. Parce que cela ne correspond pas à l’expérience du retour dans le Suprême, origine de tout: j’ai tout à fait eu l’impression que j’étais projetée dans l’origine de la création supramentale – quelque chose qui est déjà (comment dire?) objectivé du Suprême, avec un but précis de création supramentale.

C’était cela, mon impression.

Je ne pense pas que je me sois trompée parce qu’il y avait toute cette impression de puissance, de chaleur, d’or... Ce n’était pas fluide: c’était comme un poudroiement. Et chacune de ces choses (on ne peut pas appeler cela des parcelles ni des fragments, ni même des points, à moins qu’on ne prenne le point au sens mathé-mathique, un point qui n’occupe pas de place dans l’espace), c’était quelque chose comme l’équivalent du point mathématique, mais qui était comme de l’or vivant, un poudroiement d’or chaud; on ne peut pas dire brillant, on ne peut pas dire sombre; ce n’était pas non plus de la lumière: une multitude de petits points d’or, rien que cela. On aurait dit qu’ils me touchaient les yeux, le visage... et avec une puissance et une chaleur contenues dedans, c’était formidable! Et alors, en même temps, le sentiment d’une plénitude, de la paix d’une toute-puissance... C’était riche, c’était plein. C’était le mouvement à son maximum, infiniment plus rapide que tout ce que l’on peut imaginer, et en même temps c’était la paix absolue, la tranquillité parfaite.

(Mère reprend son message)

Je ne veux pas mettre le mot... A moins qu’au lieu de mettre «génératrice de toute création», je mette: «De la création nouvelle...» Mais alors ça, ça devient tout à fait formidable! C’est ça, n’est-ce pas. C’est ça. Mais est-ce qu’il est temps de le dire, je ne sais pas?...

Génératrice de la création nouvelle...

11 novembre 1958

(Mère arrive avec une nouvelle modification de son message du 1er janvier 1959: au lieu de «un ressort tout-puissant qui m’a projetée d’un seul coup dans une immensité sans forme et sans limite, génératrice du monde nouveau», Mère a mis: «une immensité sans forme et sans limite où vibraient les semences du monde nouveau».)

L’objectivation de l’expérience est venue progressivement, comme c’est toujours pour moi. Quand j’ai l’expérience, je suis absolument aussi «blanche» qu’un enfant qui vient de naître: ça lui arrive «comme ça». Je ne sais pas ce qui se passe, je ne m’attends à rien. Combien de temps il m’a fallu pour apprendre ça!

Il n’y a aucune pensée préliminaire, connaissance préliminaire, volonté préliminaire: toutes ces choses n’existent pas. Je suis seulement comme un miroir récepteur de l’expérience. Une simplicité comme un petit enfant qui apprend la vie. C’est comme cela. Et ça, c’est l’effet de la Grâce, vraiment de la Grâce: devant l’expérience, la simplicité du petit enfant quand il vient de naître. Et c’est comme cela spontanément, mais aussi volontairement, c’est-à-dire que pendant l’expérience, j’ai très grand soin de ne pas me regarder avoir l’expérience pour qu’il n’y ait rien d’une connaissance antérieure qui intervienne. Et après, je vois. Ce n’est pas une élaboration mentale, même pas de quelque chose de plus haut que le mental (il n’y a même pas une connaissance par identité qui me fait voir les choses): non, le corps (quand l’expérience est dans le corps), le corps est... comme ça, ce qu’on appelle en anglais blank. Comme s’il venait de naître, comme si, à ce moment-là, il était né avec l’expérience.

Et c’est seulement petit à petit, petit à petit, que cette expérience est mise en présence de la connaissance antérieure. Alors son explication et son appréciation apparaissent progressivement.

C’est inévitable si l’on ne veut pas être arbitraire.

Alors, au fond, c’est seulement le dernier énoncé qui est correct, mais au point de vue du développement «historique», c’est intéressant de voir le passage. C’était exactement le même phénomène pour l’expérience de la manifestation du Supramental. Ces deux choses, l’expérience du 7 novembre et celle du Supramental, se sont produites de la même façon, identiquement: j’étais l’expérience et rien d’autre. Rien que l’expérience au moment où elle s’est produite. Et c’est lentement, en sortant de l’expérience, que le savoir antérieur, les expériences antérieures, toute l’accumulation de ce qui s’est passé auparavant, a regardé ça et l’a situé.

Et c’est pour cela que j’arrive à l’expression progressivement, par tâtonnements: ce ne sont pas des tâtonnements littéraires, c’est pour être aussi précis, exact et succinct en même temps.

Quand j’écris quelque chose, je ne m’attends pas à ce que les gens comprennent mais j’essaie qu’il y ait le moins possible de déformation de l’expérience, de l’image, dans cette espèce de rétrécissement vers l’expression.

Et ce ressort, qu’est-ce que c’est?

Ce ressort? Cela veut dire exactement ceci: dans les profondeurs les plus profondes de l’inconscient, il y a le ressort suprême qui nous fait toucher le Suprême. C’est comme le Suprême qui nous fait toucher le Suprême: c’est le ressort tout-puissant. Quand on arrive tout au fond de l’inconscient, on touche le Suprême.

Alors c’est le plus court chemin!

Pas le plus court chemin! Pour moi, ça a été dur de toucher le fond de l’inconscience, mais pour les gens, ça durera une éternité.

C’est quelque chose d’analogue à ce que Sri Aurobindo a écrit in God’s Labour.

C’est le Suprême tout au fond de l’inconscience qui vous projette directement jusqu’au Suprême?

Oui; c’est parce que, tout au fond de l’inconscience, il y a le Suprême. C’est la même chose que l’idée que la hauteur la plus haute touche la profondeur la plus profonde. L’univers est comme un cercle – on le représente par le serpent qui se mord la queue, dont la tête touche la queue. Cela veut dire que la hauteur suprême touche la Matière la plus matérielle, sans intermédiaire. Je l’ai déjà dit plusieurs fois. Mais ça, c’était l’expérience. Je ne savais pas ce qui se passait, je ne m’attendais à rien et... c’était épatant: d’un seul coup, j’ai jailli! Si quelqu’un avait eu les yeux ouverts, je t’assure qu’il aurait dû rire: J’étais comme cela, penchée, de plus en plus, de plus en plus, de plus en plus, ma tête allait juste toucher mes genoux, et puis tout d’un coup – hop! tout droit, tout droit, la tête tout en haut, d’un seul coup!

Mais dès que l’on veut exprimer, ça fuit comme de l’eau entre les doigts; il y a toute une fluidité qui se perd, qui disparaît. Une expression un peu vague, poétique, artistique, est beaucoup plus vraie, beaucoup plus proche de la vérité: une chose qui a un flou; un flou, une imprécision. Ce n’est pas concrétisé comme une expression mentale rigide – cette rigidité que le Mental a introduite jusque dans l’Inconscience.

Cette vision de l’Inconscience... (Mère reste un moment à regarder) c’était l’Inconscience mentale. Parce que le point de départ était mental. Une Inconscience spéciale – rigide, dure, résistante – de tout ce que le mental a apporté dans notre conscience. C’est bien pire! C’est bien pire qu’une Inconscience purement matérielle. Une Inconscience «mentalisée», si l’on peut dire. Toute cette rigidité, cette dureté, cette étroitesse, cette fixité – une fixité – cela provient de la présence mentale dans la création. Quand le Mental n’était pas manifesté, l’Inconscient n’était pas comme cela! il était sans forme et il avait la plasticité de quelque chose qui est sans forme – la plasticité est partie.

C’est une image terrible de l’action mentale dans l’Inconscient.

Cela a rendu l’Inconscient agressif – il ne l’était pas avant. Agressif, résistant, obstiné. Ce n’était pas là avant.

C’est cela, l’idée. Ce n’était pas un Inconscient «originel», pourrait-on dire. C’est un Inconscient mentalisé. Avec tout ce que le Mental a apporté d’OPPOSITION – de résistance, de dureté, de rigidité.

Ce serait intéressant à dire.

Parce que le point de départ, c’était justement de regarder dans l’Inconscience mentale de ces gens. C’était l’Inconscience mentale. Et alors l’Inconscience mentale refuse de changer – ce que l’autre n’a pas; l’autre n’a rien, n’existe pas, n’est organisé d’aucune façon, n’a pas de manière d’être, tandis que ça, c’est un Inconscient organisé – organisé par un commencement d’influence mentale. Cent fois pire!

C’est très intéressant ce point-là à noter.

Ce n’est pas l’expérience que j’ai eue autrefois de l’Inconscient originel. L’expérience que j’ai eue cette fois-ci, c’est l’Inconscient ayant subi l’influence du Mental dans la création. C’est devenu... C’est devenu un obstacle beaucoup plus grand qu’avant. Avant, cela n’avait même pas le pouvoir de résister, ça n’avait rien, c’était vraiment inconscient. Maintenant, c’est un Inconscient qui est organisé dans son refus de changer!

C’était une expérience très nouvelle.

Voilà.

Et ce ressort tout-puissant, c’est l’image parfaite de ce qui se passe – ce qui doit se passer, ce qui se passera – pour tout le monde: tout d’un coup on jaillit dans l’immensité.

14 novembre 1958

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 14 novembre 1958

Mère,

J’ai l’impression d’être déguisé.1 Et j’ai horreur de l’hypocrisie – j’ai beaucoup de défauts, mais pas celui-là. Alors je crois que je ferais mieux de partir.

Par mes amis d’Hyderabad, je peux avoir des relations avec des gens qui ont des affaires dans les forêts du Congo Belge. C’est là que je veux aller, tout seul et loin de tout.

Mais il y a toujours cette maudite question d’argent, il en faut pour partir et payer la traversée. Après je me débrouillerai, et d’ailleurs tout m’est bien égal, je n’ai plus peur de rien.

Il me semble que le plus tôt serait le mieux, à cause de cette hypocrisie que je déteste.2

Signé: Satprem


(Réponse de Mère à Satprem à propos du projet de voyage au Congo Belge)

Vendredi soir, 14 novembre 1958

Satprem,

On ne guérit pas l’hypocrisie en tirant vers le bas ce qui est déjà en haut – mais en soulevant vers le haut ce qui est encore en bas. Céder à une impulsion de révolte est une défaite et une lâcheté indignes d’une âme comme la tienne.

Ne fuis pas la difficulté, fais-lui face courageusement et remporte la victoire.

Mon amour est avec toi.

Signé: Mère

15 novembre 1958

(A propos d’une expérience de Mère qui a eu lieu le 13 novembre concernant les difficultés du disciple)

A dire vrai, on n’est peut-être jamais débarrassé des forces hostiles tant que l’on n’a pas émergé dans la Lumière définitivement, au-dessus de l’hémisphère inférieur. Et là, le mot «forces hostiles» perd son sens: ce ne sont plus que des forces de progrès, pour vous obliger à progresser. Mais il faut être sorti de l’hémisphère inférieur pour voir les choses de cette manière, car, en bas, elles sont très réelles dans leur opposition au plan divin.

Il était dit dans les anciennes traditions que l’on ne pouvait pas vivre plus de vingt jours dans cet état supérieur sans quitter son corps et retourner à l’Origine suprême. Maintenant, cela n’est plus vrai.

C’est justement cet état de parfaite Harmonie au-dessus de toutes les attaques, qui deviendra possible avec la réalisation supramentale. C’est ce qui se réalisera pour tous ceux qui sont destinés à la transformation supramentale. Les forces adverses le savent bien: dans le monde supramental, automatiquement, elles disparaîtront. N’ayant plus d’utilité elles seront dissoutes sans qu’il y ait besoin de rien faire, simplement par la présence de la force supramentale. Alors elles se déchaînent avec une rage, dans une négation de tout, de tout.

Mais c’est le lien entre les deux mondes qui n’est pas encore construit, qui est en train de se construire; c’était cela le sens de l’expérience du 3 février 19581 : établir un lien entre les deux mondes. Car les deux mondes sont bien là – pas l’un au-dessus de l’autre: intérieurs l’un à l’autre, dans deux dimensions différentes. Mais il n’y a pas de communication entre les deux; ils se recouvrent, pour ainsi dire, sans être joints. Dans l’expérience du 3 février, j’ai vu certaines personnes d’ici (et d’ailleurs) qui appartiennent déjà au monde supramental dans une partie de leur être, mais il n’y a pas de connexion, pas de jonction. Le moment est venu justement, dans l’histoire universelle, où ce lien doit s’établir.

Quel est le rapport entre cette expérience du 3 février et celle du 7 novembre (le ressort tout-puissant)? Ce que tu as trouvé au fond de l’Inconscient, c’est ce même Supramental?

L’expérience du 7 novembre était une nouvelle étape dans la construction du lien entre les deux mondes. C’était bien dans l’origine de la création supramentale que j’ai été projetée: tout cet or chaud, cette puissance vivante, formidable, cette paix souveraine. Et j’ai vu encore une fois que les valeurs qui commandent ce monde supramental n’ont rien à voir avec nos valeurs d’ici, même les valeurs de la plus haute sagesse, même celles que nous considérons comme les plus divines quand nous vivons constamment dans la Présence divine; c’est tout à fait différent.

Non seulement dans notre état d’adoration et de soumission au Suprême, mais même dans notre état d’identification, la qualité de l’identification est différente suivant qu’on est de ce côté-ci, progressant dans cet hémisphère-ci, ou que l’on est passé de l’autre côté, qu’on a émergé dans l’autre monde, l’autre hémisphère, l’hémisphère supérieur.

La qualité ou la sorte de relation que j’avais avec le Suprême à ce moment-là était tout à fait différente de celle que nous avons ici – même l’identification avait une qualité différente. Tous les mouvements inférieurs, on comprend très bien qu’ils sont différents, mais ça, c’était le sommet de notre expérience ici, cette identification qui fait que c’est le Suprême qui gouverne et qui vit – eh bien, il gouverne et il vit d’une façon différente quand nous sommes dans cet hémisphère-ci ou quand nous sommes dans la vie supramentale. Et à ce moment-là [expérience du 13 novembre], ce qui donnait l’intensité de l’expérience, c’est que j’arrivais à percevoir vaguement ces deux états de conscience en même temps. C’est presque comme si le Suprême lui-même est différent, c’est-à-dire l’expérience que nous ert avons. Et pourtant, dans les deux cas, c’est le contact avec le Suprême. Eh bien, probablement, c’est ce que nous en percevons ou la façon dont nous le traduisons qui diffère, mais la qualité de l’expérience est différente.

Il y a dans l’autre hémisphère une intensité et une plénitude qui se traduisent par un pouvoir différent de celui d’ici. Comment exprimer? – On ne peut pas.

Il semblerait que la qualité de la conscience elle-même change. Ce n’est pas quelque chose qui est supérieur au sommet auquel nous pouvons atteindre ici, ce n’est pas un échelon de plus, ce n’est pas cela: nous sommes au bout ici, au sommet, mais... c’est la qualité qui est différente. La qualité, en ce sens qu’il y a une plénitude, une richesse, une puissance (ceci est une traduction, n’est-ce pas, à notre manière), mais il y a un «quelque chose» qui... qui nous échappe. C’est vraiment un nouveau renversement de conscience.

Quand nous commençons à vivre la vie spirituelle, il se produit un renversement de conscience qui est pour nous la preuve que nous sommes entrés dans la vie spirituelle; eh bien, il s’en produit encore un autre quand on entre dans le monde supramental.

Et peut-être que chaque fois qu’un monde nouveau s’ouvrira, il y aura encore un nouveau renversement. Ce qui fait que même notre vie spirituelle, qui est un renversement si total par rapport à la vie ordinaire, elle est, elle paraît, par rapport à cette conscience supramentale, à cette réalisation supramentale, encore quelque chose qui est si totalement différent que... les valeurs sont presque opposées.

On peut le traduire ainsi (mais c’est très imprécis, plus que diminué, déformé): c’est comme si toute notre vie spirituelle était faite d’argent, tandis que la supramentale est faite d’or, comme si toute la vie spirituelle d’ici était une vibration d’argent, pas froide mais simplement une lumière, une lumière qui va jusqu’au sommet, une lumière tout à fait pure, pure et intense, mais il y a dans l’autre, la supramentale, une richesse et une puissance qui font toute la différence. Toute cette vie spirituelle de l’être psychique et de toute notre conscience actuelle, qui paraît si chaude, si pleine, si merveilleuse, si lumineuse à là conscience ordinaire, eh bien, toute cette splendeur paraît pauvre par rapport à la splendeur du monde nouveau. C’est cela.

On peut très bien expliquer le phénomène de cette façon: des renversements successifs qui feront qu’une richesse de création toujours nouvelle se produira d’étape en étape et que tout ce qui précède paraîtra une pauvreté en comparaison. Ce qui, pour nous, par rapport à notre vie ordinaire, est une suprême richesse, paraît une pauvreté par rapport à ce nouveau renversement de conscience. Telle était mon expérience.

La nuit dernière, quand j’ai essayé de comprendre ce qui manquait pour que je puisse complètement, vraiment te faire sortir de la difficulté, cet effort-là m’a fait ressouvenir de ce que je disais l’autre jour au sujet du Pouvoir, le pouvoir de transformation, le vrai pouvoir de réalisation, le pouvoir supramental. Quand on entre là-dedans, qu’on surgit dans cette Chose, à ce moment-là on voit – on voit que c’est vraiment la toute-puissance par rapport à ce que nous sommes ici. Alors, de nouveau, j’ai touché du doigt, éprouvé les deux états en même temps.

Mais tant que ça, ce n’est pas un fait accompli, ce sera encore une progression – une progression, une ascension: on gagne, on gagne du terrain, on monte de plus en plus; mais tant que ce n’est pas le nouveau renversement, c’est comme si tout était encore à faire. C’est la répétition de l’expérience d’en bas – elle se reproduit là-haut.

(silence)

Et chaque fois, on a l’impression qu’on a vécu dans la surface des choses. C’est une impression qui se répète, qui se répète, qui se répète. A chaque nouvelle conquête, on a l’impression: jusqu’à présent je n’ai vécu que dans la surface des choses – dans la surface de la réalisation, dans la surface du «surrender», dans la surface du pouvoir. Ce n’était que la surface des choses, la surface de l’expérience. Derrière une surface, il y a une profondeur, et c’est seulement quand on entre dans cette profondeur qu’on touche à la Vraie Chose. Et c’est chaque fois la même expérience: ce qui paraissait une profondeur devient une surface. Une surface avec tout ce que cela comporte d’inexact, oui, d’artificiel – artificiel – une transcription artificielle. Ça donne l’impression de quelque chose qui n’est pas vraiment vivant, qui est une copie, une imitation: c’est une image, c’est une réflexion, ce n’est pas la Chose elle-même. On passe dans une autre zone et on a l’impression qu’on découvre la Source et le Pouvoir et la Vérité des choses; et cette source, ce pouvoir et cette vérité deviennent à leur tour une apparence, une imitation, une transcription par rapport à quelque chose de concret: la réalisation nouvelle.

(silence)

En attendant, il faut bien reconnaître que nous n’avons pas encore la clef, elle n’est pas entre nos mains. Ou plutôt nous savons bien où elle est, il n’y a qu’une chose à faire: le parfait «surrender» dont parle Sri Aurobindo, la soumission totale à la Volonté divine, quoi qu’il arrive, même dans la nuit.

Il y a la nuit et le soleil, la nuit et le soleil, encore la nuit, beaucoup de nuits, mais il faut s’accrocher à cette volonté de «surrender», s’accrocher comme dans la tempête, et tout remettre entre les mains du Seigneur Suprême. Jusqu’au jour où ce sera le Soleil pour toujours, la Victoire totale.

20 novembre 1958

(Mère cherche l’origine antérieure des difficultés du disciple)

Je n’ai pas l’information complète, autrement certainement je... Deux choses m’ont fait voir... Je l’ai vu l’autre jour. D’abord, quand tu n’as pas compris ma lettre, parce que je l’ai écrite à une partie de toi qui sans aucun doute doit comprendre: je me référais à quelque chose d’autre que ce que voit et sait cette partie de toi qui est... ce centre, ce nœud de révolte qui semble résister à tout, qui reste noué, n’est-ce pas, en dépit des expériences, des progrès faits, des ouvertures. Ce qui m’a fait voir surtout, c’est le fait que ça résiste aux expériences, que ce n’est pas touché par les expériences, et c’est ce point-là qui n’a pas compris ce que j’ai écrit. Parce que la partie de toi qui a eu l’expérience doit nécessairement comprendre ce que j’ai écrit, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

Il faudra du temps...

J’ai eu deux visions qui sont certainement en rapport avec ça. La dernière, je l’ai eue hier; ça concerne une vie antérieure dans l’Inde. C’est quelque chose qui s’est passé dans l’Inde, il y a à peu près un millier d’années, peut-être un peu plus (là je ne suis pas encore sûre). Et ça contient les deux choses. C’est curieux, les deux choses à la fois: l’origine du pouvoir de réalisation dans cette vie, et l’obstacle qu’il faut vaincre.

La dernière vision, je l’ai eue hier soir. Tu étais beaucoup plus grand que tu n’es maintenant; tu avais la robe orange, et tu étais adossé contre une porte de bronze, une porte de bronze comme une porte de temple ou de palais... mais c’était en même temps symbolique (c’était un fait, ça s’était passé comme cela, et en même temps c’était symbolique). Et... malheureusement ça n’a pas duré parce que j’ai été dérangée. Mais ça contenait la clef.

À la fois j’étais très contente de la vision, en ce sens qu’il y avait une grande puissance, mais c’était un peu... terrible. Mais c’était magnifique. Quand j’ai vu ça, j’ai... C’était une vision qu’on me donnait parce que je m’étais concentrée dans la volonté de trouver la solution, mais une solution vraie, une solution durable et définitive – c’est-à-dire, n’est-ce pas, que j’ai eu cette gratitude spontanée qui va à la Grâce quand elle apporte une aide efficace. Seulement la suite, j’ai été dérangée: quelqu’un est venu m’appeler et ça a coupé, mais ça reviendra.

Mais je SAIS maintenant – je ne savais pas. L’autre matin j’ai vu, et cela m’a été dit d’une façon très claire, que c’était un karma à épuiser; alors je te l’ai dit, mais à ce moment-là je ne savais pas quoi.

Et j’ai vu qu’avec le Pouvoir nouveau, le pouvoir supramental... Ça c’est une chose tout à fait nouvelle... Il était entendu que rien n’avait le pouvoir de supprimer les conséquences d’un karma, que c’était seulement en l’épuisant par une série d’actions que ses conséquences pouvaient être transformées... épuisées, supprimées. Mais je sais qu’avec le pouvoir supramental ça peut se faire sans suivre tous les degrés du processus.

En tout cas, un point est établi: c’est quelque chose qui s’est passé dans l’Inde et que l’origine du karma et le remède du karma sont ensemble. Et ça concerne cette initiation que tu as reçue à Râmeswaram.1

Alors la difficulté et la victoire sont ensemble; ça, c’est très intéressant.

Mais qu’est-ce que j’avais donc fait dans une vie... Qu’est-ce que j’ai donc fait? Quelle est la chose que j’ai faite!

Oui, c’est ça. Je crois que je sais, mais je ne veux rien dire sans être sûre.

(silence)

C’est bon que ça vienne par étapes.

(silence)

La chose nécessaire – la chose nécessaire, c’est simplement l’endurance, la capacité de tenir bon, c’est-à-dire pas bouger au-dedans. Pas céder à... ne pas céder quand tu sens en toi: «Je ne peux pas le supporter.»

Et il me semble que c’est relativement plus facile que quand on est tout seul à faire face à la chose.

Si tu peux, même au moment de l’attaque, si tu peux t’accrocher à quelque chose qui sait, ou quelque chose en toi qui a eu l’expérience, si en dépit de tout ce qui nie et se révolte tu peux garder le souvenir de ça, ne serait-ce que le souvenir, et s’accrocher à ça... surtout ne pas... Tenir la tête aussi tranquille que possible. Ne pas suivre le mouvement, ne pas suivre la vibration.

A cause de tout cela – ce que j’ai vu et ce qui m’a été dit et tout ça –, je suis sûre que c’est décisif, c’est-à-dire que c’est la possibilité qui t’est présentée d’une victoire décisive, en ce sens que ça ne se reproduira plus de la même façon. Voilà.

Il y a un tel abîme entre ce que l’on est vraiment et ce que nous sommes, que c’est quelquefois comme un vertige. Pas se laisser aller au vertige. Ne pas bouger. Rester comme une pierre, jusqu’à ce que ça passe.

22 novembre 1958

Depuis toujours, très jeune, j’ai eu une sorte d’intuition de mon destin. J’avais l’impression qu’il fallait épuiser quelque chose, m’épuiser. Je ne sais pas, comme descendre jusqu’au fond d’une nuit pour trouver. Je croyais que c’étaient les camps. Peut-être n’était-ce pas encore assez profond... Tu vois un sens à tout cela?

Ça peut à peine se dire, ce sont des impressions successives. Je sais que quand tu as pensé à partir avec le Swami,1 j’ai vu que c’était la porte qui s’ouvrait, que c’était la vérité, que c’était la.

Tout de suite, j’ai eu l’impression que ça te mettait en contact direct avec ce... cette sorte de Fatalité qu’ici on appelle karma et qui est la conséquence... oui, quelque chose qui est à épuiser, qui reste sur la conscience.

Les choses se passent comme cela: c’est l’être psychique qui passe d’une vie à l’autre, mais il y a des cas où le psychique s’est incarné avec l’intention de... work out (élaborer)... de faire une certaine expérience, d’apprendre une certaine chose, de développer une certaine chose à travers une certaine expérience. Et alors, dans cette vie-là, dans la vie où cette expérience devait être faite, il peut arriver (les raisons peuvent être multiples) que l’âme ne soit pas juste tombée à l’endroit où il fallait, ou il peut y avoir un déplacement quelconque, un ensemble de circonstances contraires – quelquefois ça arrive – et alors l’incarnation avorte tout à fait et l’âme s’en va. Mais dans d’autres cas, simplement l’âme est mise dans l’impossibilité de faire exactement ce qu’elle veut et elle se trouve entraînée dans des circonstances... fâcheuses. Non seulement fâcheuses à un point de vue objectif, mais fâcheuses pour son propre développement, et alors ça lui crée une nécessité de recommencer l’expérience dans des conditions beaucoup plus difficiles.

Et si – ça arrive, n’est-ce pas – si à la seconde tentative il y a aussi un avortement, si les conditions rendent encore plus difficile ce qu’elle veut faire; par exemple si on se trouve dans un corps avec une volonté pas suffisante, ou une déformation dans la pensée, ou un égoïsme trop... trop coriace, et que ça se termine par un suicide, ça, c’est effroyable. J’ai vu cela bien des fois, ça crée un karma effroyable, qui peut se répéter pendant des vies et des vies avant que l’âme puisse vaincre et arriver à faire ce qu’elle veut faire. Et chaque fois, les conditions deviennent plus difficiles, chaque fois cela demande justement un effort encore plus considérable. Et les gens qui savent cela disent: «On ne peut pas en sortir!» N’est-ce pas, cette espèce de désir d’échapper qui vous fait faire encore une bêtise plus grande,2 ce qui fait que cela accumule encore la difficulté. Il y a des moments – des moments et des circonstances – où il n’y a personne là pour vous aider, et alors ça fait des choses si... affreuses, ça fait des circonstances si abominables...

Mais l’âme, si elle a eu seulement un appel, un contact avec la Grâce, cela fait que dans la vie suivante, une fois, on se trouve dans les conditions où tout peut être balayé d’un coup. Et en ce moment-ci, sur la terre, j’ai eu, j’ai rencontré tu ne peux pas t’imaginer le nombre de gens, c’est-à-dire le nombre d’âmes, qui avaient tendu vers cette possibilité, d’une façon si intense – et ils se sont tous trouvés sur mon chemin.

Et là, quelquefois il faut un grand courage, quelquefois il faut une grande endurance, quelquefois il suffit d’un... d’un amour véritable, quelquefois, oh! s’il y a la foi, une chose, une petite chose suffit, et... tout peut être balayé. Je l’ai fait souvent; il y a des fois où j’ai échoué. Mais le plus souvent j’ai pu l’enlever. Mais alors, ce qu’il faut, c’est ça: un grand courage stoïque, ou une capacité d’endurer et de durer. La résistance (surtout dans les cas de suicide antérieur) la résistance à la tentation de recommencer cette ineptie: ça fait une formation terrible. Ou cette habitude qui se traduit par une fuite quand la souffrance vient: fuir, fuir, au lieu... d’absorber la difficulté, de tenir le coup.

Mais juste ça: la foi en la Grâce, ou la perception de la Grâce, ou l’intensité de l’appel, ou alors naturellement la réponse – la réponse, la chose qui s’ouvre, qui se brise, la réponse à cet amour merveilleux de la Grâce.

C’est difficile sans une forte volonté, et surtout, surtout la capacité de résister à la tentation qui a été la tentation funeste à travers toutes les vies – parce que son pouvoir s’accumule. Chaque défaite lui redonne de la force. Une toute petite victoire peut la dissoudre.

Oh! le plus terrible de tout, c’est quand on n’a pas la force, le courage, quelque chose d’indomptable. Combien de. fois ils viennent dire: «Je veux mourir, je veux m’enfuir, je veux mourir» – Je dis: «Mais mourez donc à vous-même! On ne vous demande pas de laisser survivre votre ego! Mourez à vous-même puisque vous voulez mourir! Ayez ce courage-là, le vrai courage, de mourir à votre égoïsme.»

Mais parce que c’est un karma, il faut, il faut faire quelque chose soi-même. Le karma, c’est la construction de l’ego; il faut que l’ego fasse quelque chose, on ne peut pas tout faire pour lui. C’est ça, c’est ça la chose: le karma est le résultat des actions de l’ego, et c’est quand l’ego abdique que le karma se dissout. On peut l’aider, on peut le secourir, on peut lui donner la force, on peut lui passer le courage, mais il faut qu’il l’utilise.

(silence)

Alors, ce que j’ai vu pour toi, c’était cela, que la cristallisation de ce karma, cela s’est produit dans une vie dans l’Inde où tu as été mis en présence de la possibilité de la libération et... Les détails je ne les connais pas; les faits matériels je ne les connais pas du tout; jusqu’à présent je ne sais rien, je n’ai eu qu’une vision. Je t’ai vu là, comme je t’ai dit, plus grand que maintenant, dans un corps indien, mais un corps indien du Nord parce qu’il n’était pas foncé, il était clair, mais avec une dureté dans l’être, la dureté d’une sorte de désespoir mélangé à une révolte, une incompréhension, et à un ego qui résiste. Voilà tout ce que je sais. L’image, c’était toi, acculé à une porte de bronze: acculé. Je ne voyais pas ce qui était la cause de cela. Et comme je te l’ai dit, quelque chose est venu et je n’ai pas pu suivre.

L’autre indication, c’était ce que je t’ai dit l’autre jour: quand tu as pensé à partir rejoindre le Swami, tout de suite j’ai vu comme un jet de lumière: ah! la route qui s’ouvre! Alors j’ai dit: c’est bon. Et pendant que tu étais parti pour Ceylan, je te suivais de jour en jour. Tu appelais beaucoup plus que la seconde fois, quand tu étais dans l’Himalaya; et avec les difficultés physiques que tu subissais, j’étais très près, très proche de toi – je sentais tout le temps ce qui se passait.

Et puis j’ai vu une grande lumière, comme une gloire, quand tu étais à Râmeswaram. Une grande lumière. Et cette lumière était sur toi très fort, imposante, quand tu es revenu ici. Mais en même temps j’ai eu le sentiment qu’elle avait besoin d’être protégée – entourée, protégée –, qu’elle n’était pas encore établie. Etablie, prête à résister à toutes les choses qui décomposent une expérience. J’aurais voulu te mettre séparé, comme sous une cloche de cristal, et puis j’ai vu que ça aurait des inconvénients avec les avantages. Et j’ai aimé la façon dont tu voulais lutter contre un accueil incompréhensif à cause de ta robe, ton crâne rasé. Naturellement c’était un chemin beaucoup plus court que l’autre, mais il était plus difficile.

Et alors j’avais de plus en plus l’impression que si ce que je voyais, comme je le voyais, pouvait se réaliser... Je voyais deux choses: un voyage – pas du tout un pèlerinage comme ils l’entendent – un voyage vers une solitude dans des conditions difficiles, et un séjour de solitude très abrupte, en face de la montagne, dans des conditions physiques difficiles. Le contact de cette majesté de la Nature a une grande influence à un moment donné sur l’ego: ça a le pouvoir de le dissoudre. Mais toutes ces histoires, n’est-ce pas, toutes ces organisations de pèlerinage et tout ça... il y a tout le côté tout petit de la vie humaine, qui gâte tout...

Oui, c’était odieux, ce voyage...

...qui gâte tout.

L’autre chose, c’était l’initiation tantrique. Mais je voulais une initiation dans des conditions au moins aussi favorables que celles de Râmeswaram, c’est-à-dire par quelqu’un de très capable, et à l’abri autant que possible de tout le côté formaliste et extérieur. Une vraie initiation: quelqu’un qui serait capable de tirer le Pouvoir et de te mettre dans des conditions suffisamment rigoureuses pour que tu sois capable de tenir ce Pouvoir – de le recevoir et de le tenir.

Dès que tu as été parti et que je vous ai suivis, j’ai vu que ce n’était rien de tout cela qui allait se passer, quelque chose de très superficiel qui ne servirait pas à grand-chose. Mais quand j’ai reçu tes lettres et que j’ai vu que tu étais en difficulté, j’ai fait quelque chose: il y a des endroits qui sont favorables aux expériences occultes, Bénarès est l’un de ces endroits, l’atmosphère y est très pleine de vibrations de forces occultes et si on a la moindre capacité, elles se développent spontanément là. De même que l’aspiration spirituelle se développe très fortement et spontanément dès qu’on arrive dans l’Inde. Ce sont des Grâces. Des Grâces parce que c’est la destinée du pays et que ça a été son histoire èt qu’il a toujours été tourné beaucoup plus vers le haut et le dedans que vers le dehors. Maintenant, il est en train de perdre tout cela et de se rouler dans la boue, mais enfin... c’était comme cela et c’est encore comme cela. Et justement j’ai vu avec une grande satisfaction, quand tu es revenu de Râmeswaram avec ta robe, qu’il y avait encore une grande dignité et une grande sincérité dans cet effort des Sannyasins vers la vie supérieure et ce don de soi, d’un certain nombre de gens, pour réaliser cette vie supérieure. Quand tu es revenu, c’était devenu une chose très concrète et très réelle et qui a commandé tout de suite le respect. Avant, je n’avais vu qu’une copie, une imitation, une hypocrisie, une prétention – rien qui soit vraiment vécu. Là, j’ai vu que c’était vrai, que c’était vécu, que c’était réel, et que c’était encore un grand patrimoine de l’Inde. Mais je ne crois pas que ce soit très iépandu maintenant. En tout cas, c’est encore là et, comme je te l’ai dit, ça commande le respect. Et alors, comme je t’ai senti en difficulté et que les choses extérieures étaient en train non seulement de voiler mais de gâter les choses intérieures, ce jour-là, le jour où je t’ai écrit un petit mot (je ne me souviens plus quand c’est, mais je t’ai écrit seulement un mot, deux mots, que j’ai mis dans une enveloppe et que je t’ai envoyés), mais avec ces deux mots j’ai fait une grande concentration, je t’ai envoyé quelque chose. Je n’ai pas repéré les dates, je ne sais pas, mais il est probable que ça c’est passé comme je voulais, quand tu étais à Bénarès; et tu as eu cette expérience.

Mais quand tu es revenu ici pour la deuxième fois, retour d’Himalaya, tu n’avais pas la même flamme que quand tu es revenu la première fois. Et j’ai compris que cette espèce de karma difficile tenait encore, qu’il n’avait pas été dissous. J’avais espéré que le contact de la montagne – mais dans une vraie solitude (je ne veux pas dire qu’il fallait que ton corps soit tout seul, mais il ne fallait pas qu’il y ait toutes sortes de choses extérieures et superficielles)... Enfin ça ne s’est pas produit. C’était que le temps n’était pas venu.

Mais quand les difficultés sont revenues ici, alors, à cause de leur obstination, de leur apparence de Fatalité inéluctable, j’en ai tiré la conclusion que c’était un karma – là je l’ai su de façon certaine seulement maintenant.

Mais toujours, j’avais la prescience de la vraie chose: c’est que c’est seulement un acte de don de soi très courageux qui peut effacer la chose – non pas courageux ou difficile au point de vue matériel, ce n’est pas cela... Il y a en toi une certaine zone du vital, un vital mentalisé encore très matériel, et qui subit beaucoup l’influence des circonstances, qui croit beaucoup à l’efficacité des mesures extérieures – c’est cela qui résiste.

Mais c’est tout ce que je sais.

Généralement, quand l’heure est venue pour un karma d’être conquis et absorbé dans la Grâce, l’image ou la connaissance ou l’expérience des faits exacts qui sont la cause du karma me vient, et à ce moment-là alors je peux faire... le geste qui nettoie.

Pour le moment, ce n’est pas encore là.

Seulement, et c’est cela que je t’ai écrit l’autre jour et que tu n’as pas compris, c’est justement sur le point le plus pénible, là où on a les suggestions les plus fortes, c’est là qu’il faut tenir le coup. Autrement, c’est toujours à recommencer, toujours à recommencer. Il y a un jour, un moment, où il faut que ce soit fait. Et alors vraiment, maintenant, il y a sur la terre une occasion qui ne se présente que dans des millénaires, une aide consciente, avec le Pouvoir nécessaire...

Voilà. C’est à peu près tout ce que je sais.

Enfin j’éprouve le besoin de faire quelque chose – faire quelque chose.

faire quelque chose, oui, c’est cela, c’est ça qui prend.

Je suis en train de pourrir sur place.

Hein?

Je suis en train... j’ai l’impression de pourrir sur plate.

Pourrir?

Se décomposer. Tout se décompose.

C’est bien cela... (Silence) C’est ça qui est le nœud du karma: c’est cette sensation, cette perception, le nœud du karma.

Ma perception, c’est que j’ai quelque chose à faire, je ne sais pas quoi, et qu’après...

Mais tu le prends comme quelque chose à faire physiquement?

Oui, je ne sais pas, cette histoire de Congo belge3 par exemple, ça me semblait...

Ça, c’est un enfantillage, excuse moi!...

Je ne sais pas. Je rte le sens pas comme cela dans tous les cas... Vivre dans la forêt physiquement, une vie physique intense où on est libre, où on est pur, où on est loin... Surtout pas faire travailler ça, fini de la tête, et fini de penser quoi que ce soit. Et s’il y a un yoga, il se fera spontanément, naturellement, physiquement, et sans se poser une seule question de là-haut – surtout que ça ne fonctionne plus, ça (la tête).

26 novembre 1958

Extrait de la dernière «classe du mercredi»

Au fond, l’immense majorité des hommes sont comme des prisonniers avec toutes les portes et toutes les fenêtres fermées, alors ils étouffent (ce qui est assez naturel), mais ils ont avec eux la clef qui ouvre les portes et les fenêtres, et ils ne s’en servent pas... Certainement, il y a une période où ils ne savent pas qu’ils ont la clef, mais longtemps après qu’ils le savent, longtemps après qu’on le leur a dit, ils hésitent à s’en servir et ils doutent qu’elle ait le pouvoir d’ouvrir portes et fenêtres, ou même qu’il soit bon d’ouvrir les portes et les fenêtres! Et même quand ils ont une impression que «après tout, ce serait peut-être bien», il reste une crainte: «Qu’est-ce qui va arriver quand ces portes et ces fenêtres seront ouvertes?...» et ils ont peur. Ils ont peur de se perdre dans cette lumière et dans cette liberté. Ils veulent rester ce qu’ils appellent «eux-mêmes». Ils aiment leur mensonge et leur esclavage. Quelque chose en eux l’aime et y reste agrippé. Il leur reste l’impression que sans leurs limites, ils n’existeraient plus.

C’est pour cela que le trajet est si long, c’est pour cela qu’il est difficile. Parce que si, vraiment, on consentait à ne plus être, tout deviendrait si facile, si rapide, si lumineux, si joyeux – mais peut-être pas de la manière dont les hommes conçoivent la joie et la facilité. Au fond, il y a très peu d’êtres qui n’aiment pas la bataille. Il y en a très peu qui consentiraient à ce qu’il n’y ait pas de nuit, et qui ne conçoivent la lumière que comme l’opposé de l’obscurité: «Sans ombre, il n’y aurait pas de tableau. Sans lutte, il n’y aurait pas de victoire. Sans souffrance, il n’y aurait pas de joie.» Voilà ce qu’ils pensent, et tant que l’on pense comme cela, on n’est pas encore né à l’esprit.

27 novembre 1958

(Mère s’était demandé à propos du karma du disciple et de la discipline tantrique qu’il est en train de suivre pour dissoudre ce karma, pourquoi elle n’avait pas pu elle-même, directement, dissoudre ce karma et qu’il avait fallu recourir à des intermédiaires)

Le processus ou le fonctionnement des choses, je le voyais plus à un point de vue spirituel, général; et cela, c’est un point de vue occulte de détail.

Par exemple, un point m’avait toujours paru sans importance: ce sont les intermédiaires, dans l’action, entre l’être individuel spiritualise, l’âme consciente, et le Suprême. Il m’avait toujours semblé, d’après mon expérience personnelle, que dans l’action, si l’on est exclusivement tourné vers le Suprême et qu’on l’exprime directement, les choses qui devaient être faites se faisaient automatiquement. Par exemple, si l’on est toujours ouvert et qu’à chaque seconde on veuille consciemment n’exprimer que ce que le Seigneur Suprême veut qui soit exprimé, cela se faisait automatiquement. Mais avec tout ce que j’ai appris à propos des poudja, certains textes, certaines cérémonies aussi, la nécessité du «procédé» m’est apparue très clairement. C’est la même chose que dans la vie physique: dans la vie physique tout a besoin d’un procédé, nous le savons, et c’est la connaissance des procédés qui constitue la science physique; eh bien, dans un fonctionnement plus occulte, la connaissance, et surtout le respect des procédés, semble avoir beaucoup plus d’importance qu’il ne me semblait tout d’abord.

Et c’est quand j’ai étudié cela, quand j’ai regardé cette science du procédé, des intermédiaires, que tout d’un coup j’ai compris clairement le fonctionnement du karma, que je n’avais pas compris avant. J’avais travaillé, en ce sens que j’étais intervenue assez souvent pour changer le karma de quelqu’un, mais il m’avait fallu quelquefois attendre, sans que je sache exactement pourquoi: l’action n’avait pas été imédiate. Et là vraiment, j’attendais sans me soucier des raisons de ce retard ou de cette attente: c’était comme ça. Et cela se terminait généralement comme je l’ai dit, par la vision exacte de la source du karma, de sa cause première; et à peine avais-je eu la vision, le Pouvoir venait, et la chose était dissoute. Mais pourquoi était-ce comme cela, je ne me souciais pas de le savoir.

J’avais fait une réflexion, un jour, à X.1 à propos de cela, quand il me faisait voir ou qu’il me décrivait les différents mouvements des poudja, les procédés, le processus des poudja, et je lui ai dit: «Oh! c’est pour que l’action soit imédiate, pour que le résultat soit imédiat, que, par exemple, il faut reconnaître la part ou la participation de certains esprits, de certaines forces, et se mettre en relation amicale ou de collaboration avec ces forces pour obtenir le résultat imédiat?» Alors il m’a dit oui, autrement ça laisse au jeu des forces un temps indéfini, et vous ne savez pas quand vous aurez le résultat de votre poudja.

Cela m’a beaucoup intéressée. Parce que l’un des obstacles que j’avais senti, c’est que la Force agissait bien, mais il y avait un temps qui paraissait inévitable, il y avait une sorte de participation du temps dans le travail, qui ne semblait pas pouvoir être évitée: un jeu laissé aux forces de la Nature. Mais avec la connaissance de leurs procédés, ils abolissent cela. Alors j’ai compris pourquoi ceux qui ont étudié, reçu l’initiation et qui suivent les méthodes prescrites, apparemment sont plus puissants – plus puissants même que ceux qui sont conscients dans la conscience la plus haute.

Ce qui m’a intéressée, c’est que pour eux (ceux qui suivent les initiations tantriques ou autres), pour eux, ce qui est douteux, c’est s’ils réussiront à avoir la réponse du vrai Pouvoir, le pouvoir divin, le pouvoir suprême: ils font tout ce qu’il faut, mais là, c’est le point d’interrogation. Tandis que pour moi, c’est la position opposée: le Pouvoir est là, je l’ai, mais comment le faire agir ici dans la matière? Et c’est le procédé pour y arriver qui me manquait – pas dans sa totalité; au point de vue psychologique, je connais, mais il y a quelque chose d’autre que le pouvoir psychologique, il y a tout un jeu des forces conscientes individualisées qui sont partout dans la Nature et qui ont droit à l’existence. Puisque ça a été formé comme cela, ça doit exprimer quelque chose de la Volonté suprême, autrement Il ne se serait pas servi d’intermédiaires – mais dans Son plan, il est évident qu’il y a une place légitime pour l’intermédiaire.

C’est comme l’histoire que m’a racontée X. à propos de son gourou:2 son gourou qui pouvait commander la venue de Kâli (ça, c’est une chose qui me paraît très naturelle quand on a le développement suffisant), mais alors il pouvait commander non seulement la venue de Kâli, mais de Kâli avec ses je ne sais combien de crores3 de guerriers!... Pour moi, Kâli c’était Kâli, n’est-ce pas, et elle travaillait; mais dans l’organisation universelle, son action, la multiplicité innombrable de son action, se traduit par une multitude innombrable d’entités conscientes qui travaillent. C’est pour ainsi dire cette individualisation des forces qui leur donne une conscience et un certain champ de liberté, et c’est cela qui fait toute la différence dans l’action. C’est en quoi le système occulte est un complément tout à fait indispensable de l’action spirituelle.

L’action spirituelle est directe, mais il se trouve (enfin mon expérience est comme cela) qu’elle n’est pas imédiate. Sri Aurobindo disait qu’avec la présence supramentale, elle devient imédiate – ça, j’en ai eu l’expérience. Mais alors, cela voudrait dire que le Pouvoir supramental commande automatiquement à tous ces intermédiaires, tandis que s’il n’est pas là, le pouvoir spirituel même le plus haut a besoin d’une connaissance particulière pour agir dans ce domaine, une connaissance qui correspond à la connaissance occulte ou initiatique dans tous ces domaines. C’est pour cela que j’ai dit à X.: «Eh bien, vous m’avez appris beaucoup de choses pendant que vous étiez ici!» II y a toujours à apprendre.

Naturellement, quand le Supramental sera là, ce sera tout différent. Je le vois bien: dans les moments où il est là, tout est retourné, et tout cela appartient à un monde... au monde de la préparation. C’est comme une préparation, une longue préparation.

Et c’est à savoir s’il ne faut pas avoir maîtrisé tout cela pour avoir la possibilité même de maintenir le Supramental, de le fixer dans la manifestation. C’est cela la grande différence. Par exemple, ceux qui ont le pouvoir de matérialiser des forces ou des êtres, il leur manque la possibilité de fixer ça: ce sont des choses fluides, qui agissent et puis qui se dissolvent. C’est la différence avec ce qui se produit dans le monde physique: cette condensation d’énergie qui fait que c’est... (Mère frappe les bras de son fauteuil) stable. Toutes les choses des domaines extra-physiques ne sont pas stables, elles sont fluides: fluides et par conséquent incertaines.4

28 novembre 1958

Extrait de la dernière «classe du vendredi»

Tel qu’il est, le corps physique n’est vraiment qu’une ombre très défigurée de la vie éternelle du Moi, mais ce corps physique est capable d’un développement progressif; à travers chaque formation individuelle, la substance physique progresse, et un jour elle sera capable d’établir un pont entre la vie physique telle que nous la connaissons et la vie supramentale qui se manifestera.

30 novembre 1958

(Lettre de Mère à Satprem)

Dimanche matin (30 novembre 1958)

Satprem,

Voici de quoi aller à Hyderabad. Quoi que ce soit que tu puisses décider, je serai toujours avec toi, invariablement, dans la vérité de ton être.

Signé: Mère

Décembre 1958

(Cette note a été écrite en anglais de la main de Mère. Il s’agit d’une attaque de magie noire qui a menacé sa vie, et en tout cas complètement changé son existence extérieure. Une nouvelle étape commence)

Deux ou trois jours après m’être retirée dans ma chambre du haut,1 de bonne heure dans la nuit, je suis tombée dans un très lourd sommeil et me suis retrouvée hors de mon corps, beaucoup plus matériellement que je ne le fais d’habitude. C’est un degré de densité où l’on peut voir l’entourage matériel exactement comme il est. La partie qui était sortie semblait prise par un sortilège et seulement à demi consciente. Quand je me suis retrouvée au premier étage, tout était absolument noir; j’ai voulu remonter mais je me suis aperçue que ma main était tenue par une jeune fille que je ne pouvais pas voir dans l’obscurité, mais dont le contact était très familier. Elle m’a tirée par la main en riant: «Non, viens, descends avec moi, nous allons tuer la jeune princesse.» Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire par cette «jeune princesse» et, à contre-cœur, je l’ai suivie pour voir ce que c’était. En arrivant à l’antichambre qui se trouve en haut de l’escalier conduisant au rez-de-chaussée, mon attention a été attirée, au milieu de cette obscurité totale, par la forme blanche de Kamala,2 debout au milieu du passage qui sépare le hall et la chambre de Sri Aurobindo. Elle était en pleine lumière, pour ainsi dire, tandis que tout le reste était noir. Puis, j’ai vu sur son visage une telle expression d’anxiété intense que, pour la réconforter, je lui ai dit: «Je reviens.» Le son de ma voix m’a secouée de cette semi-transe où j’étais avant et soudain j’ai pensé: «Où est-ce que je vais?» et j’ai repoussé de moi cette forme noire qui me tirait, et en qui j’ai reconnu, pendant qu’elle descendait les escaliers en courant, une jeune fille qui a vécu avec Sri Aurobindo et moi pendant de nombreuses années et qui est morte il y a cinq ans. Durant sa vie, cette fille était sous une influence des plus diaboliques. Puis j’ai vu très distinctement (comme à travers les murs de l’escalier), en bas, une petite tente noire que l’on devinait à peine dans l’obscurité environnante et, debout au milieu de la tente, la forme d’un homme, le crâne et le visage entièrement rasés (comme les Sannyasins ou les moines bouddhistes), couvert de la tête aux pieds d’une sorte de vêtement tricoté qui épousait étroitement la forme de son corps: un corps grand et mince. Aucun autre vêtement ou étoffe n’indiquait qui il pouvait être. Il se tenait debout devant un chaudron noir posé sur un feu rouge sombre qui jetait des lueurs rougeoyantes sur lui. Sa main droite était tendue au-dessus du chaudron et il tenait entre deux doigts une fine chaîne d’or qui ressemblait à l’une des miennes et qui était étrangement visible et brillante. Il balançait doucement la chaîne en psalmodiant des mots qui se traduisirent ainsi dans mon mental: «Elle doit mourir, la jeune princesse, elle doit payer pour tout ce qu’elle a fait, elle doit mourir, la jeune princesse...»

Et tout à coup j’ai réalisé que c’était moi, la jeune Princesse, et éclatant de rire, je me suis retrouvée réveillée dans mon lit.

Je n’ai pas aimé l’idée que quelqu’un ou quelque chose ait le pouvoir de me tirer d’une façon si matérielle hors de mon corps, sans mon consentement préalable. C’est pourquoi j’ai attaché de l’importance à cette expérience.

4 décembre 1958

(Lettre de Satprem à Mère)

Hyderabad, décembre 1958

Douce Mère,

J’étais venu à Hyderabad avec l’intention de préparer un voyage pour l’Afrique mais quand il s’est agi de passer aux actes, tout simplement je n’ai pas pu. C’est plus fort que moi. je ne peux pas quitter l’Inde, je ne peux pas vivre sans mon âme.

Jusqu’à ces jours-ci, je croyais encore pouvoir compter sur quelque solution extérieure pour résoudre mon problème mais maintenant je suis au pied du mur, je vois qu’il n’y a rien à faire et que la seule solution est celle que tu disais un jour: «Consentir à ne plus être».

Mère, j’ai commis bien des erreurs, j’ai eu bien des révoltes et suis tombé dans bien des trous. Aide-moi à me relever, donne-moi quand même un peu de ton Amour. Il faut que ça change.

Je ne veux pas rester à Hyderabad. Ce n’est pas l’atmosphère qu’il me faut, bien que tout soit très tranquille ici.

Si tu le veux, je peux revenir à l’Ashram et me jeter à corps perdu dans le travail afin d’oublier tout ça. Il y a beaucoup de travail là-bas avec les choses de Herbert à corriger, la révision de La Synthèse des Yoga, tes vieux Entretiens et le Dhammapada, et peut-être voudras-tu bien reprendre le travail avec moi?

Autrement, si tu estimes qu’il est préférable d’attendre, je pourrais aller rejoindre le Swami à Rameswaram, en effaçant toutes mes petites réactions personnelles à son égard. Alors j’essaierai de mon mieux de retrouver la Lumière de la première fois et de revenir à toi plus fort. Je ne sais pas. Je ferai ce que tu diras. Il faut que tout cela change vraiment. Je ne sais pas non plus si le Swami désire m’avoir.

Mère j’ai besoin de toi, besoin de toi. Pardonne-moi et dis-moi ce que je dois faire.

Ton enfant

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

8.12.58

Mon cher enfant,

Je reçois à l’instant ta lettre que j’ai lue avec tout mon amour, l’amour qui comprend et efface. Quand tu reviendras ici, tu seras toujours le très bienvenu et certainement nous reprendrons notre travail ensemble. J’en serai heureuse et c’est bien nécessaire. Mais auparavant ce sera bon pour toi que tu ailles à Rameswaram, je sais que tu y seras bien accueilli, tu y resteras le temps qu’il faut pour retrouver et consolider ton expérience. Ensuite tu reviendras ici, plus fort et plus armé, pour affronter une nouvelle période de travail extérieur et intérieur. Au bout du labeur est la Victoire.

Avec tout mon amour confiant.

Signé: Mère

15 décembre 1958

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, Lundi 15.12.58

Douce Mère,

Je viens de recevoir seulement ta première lettre que tu m’as envoyée à Hyderabad. Elle arrive à temps pour me faire du bien; je vis des heures graves.

Le Swami m’a très bien reçu et il fait tout ce qu’il peut, de grand cœur, et je suis ses instructions à la lettre car je pense que ta grâce agit à travers lui. Du reste, il t’est totalement dévoué et m’a parlé de toi comme personne ne m’a jamais parlé de toi – il comprend beaucoup de choses. J’ai été injuste dans mes réactions à son égard.

Avec la nouvelle lune, alors que j’étais très bas, il m’a donné le premier Mantra tantrique – un Mantra à Dourga. Pendant une période de 41 jours, je dois le répéter 125 000 fois et aller chaque matin au Temple, devant le sanctuaire de Pârvati, debout, et réciter en moi ce Mantra pendant une heure au moins. Puis, pendant une demi-heure, je dois aller au sanctuaire de Shiva et réciter un autre Mantra. Pratiquement il faut que je répète constamment en moi le Mantra à Dourga dans une concentration silencieuse, quoi que je fasse à l’extérieur. Dans ces conditions, il m’est difficile de penser à toi, et cela a créé un léger conflit en moi, mais je pense que ta Grâce agit à travers le Swami et à travers Dourga que j’invoque à toute heure – je me souviens de ce que tu as dit sur la nécessité des «intermédiaires» et j’obéis au Swami sans restriction.

Mère, les choses sont loin d’être comme la première fois à Rameswaram et je vis certaines heures qui sont un enfer – il semble que l’ennemi se déchaîne avec une violence inouïe. Ce sont des vagues, mais quand elles se retirent je suis littéralement brisé, physiquement, mentalement, vitalement, épuisé. Ce matin, en allant au temple, j’ai vécu une de ces heures, c’est affreux toute cette souffrance qui tout d’un coup s’abat sur moi. Oui, j’avais l’impression d’être acculé, exactement comme dans ta vision, d’être au pied du mur. Je marchais au milieu de ces immenses arcades de granit sculpté et je me voyais marcher, tout petit, tout seul, seul, et tout douloureux, plein d’un désespoir sans nom parce qu’il n’y avait d’issue nulle part. Il y avait la mer, tout près, où me jeter, ou bien ce sanctuaire de Pârvati – il n’y avait plus d’Afrique où fuir, c’était tout fermé autour de moi et je répétais: Pourquoi, pourquoi? C’était inhumain tant de souffrance, comme si mes vingt dernières années de cauchemar me tombaient dessus. J’ai serré les dents et je suis allé au sanctuaire pour dire mon Mantra. La chose était si forte en moi que j’en ai eu des sueurs froides et que j’ai failli m’évanouir. Puis ça s’est tassé. J’ai l’impression encore maintenant d’être tout meurtri.

Mais je vois clairement que l’heure est venue: ou bien je laisserai ma peau ici, ou bien je sortirai d’ici complètement changé. Il faut que ça change. Mère, tu es avec moi, je sais, et tu me protèges, tu m’aimes – je n’ai que toi, je n’ai que toi, tu es ma Mère. Si ces heures noires reviennent – et il faut qu’elles reviennent pour que tout soit exorcisé, vaincu –, protège-moi malgré moi. Mère, que ta Grâce ne m’abandonne pas. Je veux en finir avec tous ces vieux fantômes, je veux naître une deuxième fois dans ta Lumière, il le faut, ça ne peut plus durer autrement.

Mère, je crois comprendre un peu tout ce que tu souffres, toi, et que la crucifixion du Divin dans la Matière est une vraie crucifixion. En cette minute de conscience, je te fais l’offrande de mes épreuves, l’offrande de mes petites souffrances et je voudrais triompher pour que ce soit ton triomphe, un poids de moins sur ta poitrine.

Pardonne-moi, Mère, tout le mal que j’ai pu jeter sur toi. J’ai confiance qu’avec ta Grâce je sortirai victorieux, ton enfant sans obscurité, dans toutes les fibres de mon être. Oh Mère, comme tu dois porter seule toute notre souffrance... si seulement j’arrivais à me souvenir de cela dans les heures noires.

Je suis à tes pieds, ma Mère, mon seul soutien.

Signé: Satprem

Mère, que je ne sois pas emporté par une de ces vagues. Protège-moi. Aime-moi! Mais il faut que tout soit affronté maintenant. Je veux me battre. Je ne te demande donc pas de m’épargner, mais de m’aider à tenir le coup.


(Réponse de Mère)

17.12.58

Mon très cher enfant,

Je reçois à l’instant ta lettre du 15. Oui, je sais que l’heure est grave. Cela a été sérieux ici aussi. J’ai dû tout arrêter, l’attaque était trop violente sur mon corps. Maintenant cela va mieux – mais je n’ai encore repris aucune de mes activités extérieures, et je reste dans ma chambre en haut. Dans l’invisible, la bataille continue et je la considère comme décisive. Tu fais partie, très intimement, de cette bataille. C’est te dire que je suis avec toi dans le sens le plus total du mot. Ce que tu souffres, je le sais, je le sens – mais il faut tenir. La Grâce est là toute-puissante. Dès que ce sera possible, sans passer une minute de plus qu’il ne le faudra pour que ce qui doit être transformé soit transformé, l’épreuve prendra fin et nous émergerons dans la lumière et la joie. Ainsi n’oublie jamais que je suis avec toi – en toi – et que nous triompherons:

Ne te fais pas de souci pour mon corps – il est en bonne voie de guérison.


Jeudi 17

Mon cher enfant, j’ajoute un mot à ce que je t’ai écrit ce matin pour te demander de suivre très exactement les indications données par le Swami – il sait ces choses et c’est très sincèrement qu’il s’est offert comme un instrument d’action pour ma Grâce.

Quand tu invoques Durga, c’est moi que tu invoques à travers elle, quand tu invoques Siva c’est moi que tu invoques à travers lui – et en dernière analyse c’est au Seigneur Suprême que vont toutes les prières.

En tout amour.

Signé: Mère

24 décembre 1958

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 24 décembre 1958

Douce Mère,

Ta dernière lettre a été d’un grand réconfort pour moi. Si tu n’étais pas là, avec moi, tout serait tellement absurde et impossible. Je te dérange encore parce que le Swami me dit que tu t’inquiètes et que je dois t’écrire. Il n’y a pas grand-chose de changé, sinon que je m’accroche et que j’ai confiance. Hier, j’ai encore essuyé une mauvaise vague, au temple, et j’ai trouvé seulement la force de répéter ton nom avec chaque battement de mon cœur, comme quelqu’un qui se noie. Je suis resté immobile comme une pierre, devant le sanctuaire, avec ton nom, (mon Mantra ne voulait pas sortir), puis ça s’est dissipé. Cela a été rude. J’ai confiance qu’avec chaque vague je gagne en force et que tu es là. Mais j’ai conscience que si l’ennemi est si violent c’est que quelque chose en moi répond, ou a répondu, quelque chose qui n’a pas fait son «surrender» – c’est cela le point capital. Mère, que ta grâce m’aide à tout remettre entre tes mains, tout, sans une ombre. Je voudrais tellement émerger dans cette Lumière, une fois pour toutes, en sortir.

Je suis à la lettre les instructions du Swami. Parfois tout cela me semble manquer de chaleur, de spontanéité, mais je m’accroche. Il faut dire aussi que nous vivons en plein milieu du Bazar, dans un grand vacarme 20 heures sur 24, ce qui ne facilite pas les choses. Alors je répète mon Mantra comme on frappe du poing contre les murs d’une prison. Parfois ça s’ouvre un petit peu, tu m’envoies une petite joie et tout est facile alors.

Le Mantra à Dourga, m’a dit le Swami, est destiné à percer dans le subconscient. Pour compléter ce travail, il fait ses poudjas à Kali, et enfin un de ses amis, X., le «grand Prêtre» du temple de Rameswaram (celui qui a présidé à mon initiation), qui a de grands pouvoirs occultes, a entrepris chaque jour, pour une période de 8 jours, de dire sur moi un Mantra «très puissant» afin d’extirper de mon subconscient les forces obscures. Voilà 4 jours que l’opération a commencé. En récitant son Mantra, il tient un verre d’eau à la main, puis il me fait boire cette eau. Il paraît que le huitième jour, si l’ennemi est pris, cette eau devient jaune – alors l’opération est terminée et l’eau empoisonnée est jetée. Voilà, j’aime mieux que tu saches. En tout cas j’aime beaucoup ce X., c’est un homme très lumineux, très bon. Si je ne suis pas délivré avec tout ça!!

En fait, je ne crois vraiment qu’en la Grâce. Et mon Mantra et tout le reste me semblent seulement des petits trucs pour essayer d’apprivoiser ta Grâce.

Mère, aime-moi. Je n’ai que toi, je veux n’appartenir qu’à toi.

Je suis à tes pieds.

Ton enfant

Signé: Satprem

Es-tu guérie?

Bonne année douce Mère.


(Réponse de Mère)

Bonne année!

Sri Aurobindo Ashram
Pondichéry, 26.12.58

Mon cher enfant,

Je reçois ta lettre du 24. Tu as bien fait d’écrire, non pas que je m’inquiète, mais j’aime à recevoir des nouvelles parce que cela fixe mon travail, cela me donne des précisions matérielles utiles. Je suis contente que X. fasse quelque chose pour toi. J’aime cet homme et je comptais sur lui. J’espère qu’il réussira. Peut-être qu’ici aussi cela sera utile – car j’ai de sérieuses raisons de penser que, cette fois-ci, aux attaques se sont mélangées des pratiques occultes et même magiques définies dirigées directement contre mon corps. Cela a compliqué un peu les choses, et je n’ai rien repris encore de mes occupations habituelles – je suis encore en haut à me «reposer» et, en vérité, à me battre. Hier, la distribution de Noël s’est faite sans moi, et il est probable qu’il en sera de même pour celle du premier janvier. Le travail aussi est tout interrompu. Et je ne sais pas encore combien de temps cela durera.

Tiens-moi au courant du résultat de l’action de X., cela m’intéresse beaucoup...

Je t’aime, mon enfant, et je suis auprès de toi avec confiance et tendresse.

Ne doute pas de la Victoire, elle est certaine.

Signé: Mère

28 décembre 1958

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 28 décembre 1958

Douce Mère,

Une phrase de ta lettre m’a donné à réfléchir, quand tu écris que l’action de X. sur moi pourra «être utile ici aussi». Après avoir hésité, j’ai dit au Swami l’attaque magique qui était faite sur toi.

Si tu le veux bien, deux choses peuvent être faites pour aider ton action: ou bien X. peut d’ici-même se livrer à certaines opérations mantriques sur toi, ou mieux, il peut venir imédiatement à Pondichéry avec le Swami et faire la chose devant toi.

Douce Mère, je me doute bien que tu veux supporter, porter cette lutte toute seule. Ah! je crois comprendre beaucoup de choses du mécanisme de ces attaques, de la relation avec moi, de l’Amour du Divin qui embrasse tout et prend en lui la souffrance et le mal des hommes – tout cela me bouleverse de compréhension soudaine. Il me semble voir, sentir tout ce que tu affrontes et prends en toi pour nous. La souffrance du Divin dans la Matière est une révélation bouleversante pour moi – ah! je vois, je veux lutter, je veux être totalement de ton côté, je suis maintenant et pour toujours déterminé.

Mais tu as assez à faire avec les bêtes de proie supérieures sans encore te battre contre les petits scorpions. Je t’en prie, douce Mère, accepte l’aide qui t’est proposée, garde tes forces pour la haute lutte. Je comprends bien que ton Amour peut même aller aux scorpions qui t’attaquent, mais il n’est pas interdit de se protéger de leur venin, tu as assez à faire sur d’autres plans.

X. est au sommet de l’initiation tantrique, son pouvoir n’est pas le fruit d’une simple connaissance, il le tient directement du Divin et les choses sont ainsi dans sa famille, traditionnellement depuis dix générations. Aucune magie noire ne peut résister à son pouvoir. Mais son action n’est pas brutale, il n’applique pas mécaniquement des formules, il a la Science et sait doser comme un chimiste expert, toujours dans la Lumière, l’Amour et la douceur. Si tu acceptes qu’il vienne te voir, il saura tout de suite la source et pourra même faire parler la force qui t’attaque. Il a ce pouvoir. Naturellement ni X. ni le Swami ne parleront et la chose sera tenue secrète. Il suffit que tu envoies un mot, ou un télégramme «No objection».

Le travail peut se faire d’ici aussi, mais naturellement il ne sera pas tout à fait aussi efficace. Il faudrait alors que tu fixes une heure pour coordonner l’action à Rameswaram et à Pondichéry. Le Swami peut aussi faire quelque chose dans ses poudjas. Voilà, c’est à toi de décider. J’espère que tu ne voudras pas prolonger inutilement cette bataille.

De mon côté, dans ma petite mesure, je prends le taureau par les cornes et l’ennemi n’aura plus désormais ma complicité. Que tout mon être soit tourné vers ta seule Lumière – ton aide, ton instrument, ton chevalier.

X. a décidé de poursuivre son action sur moi au-delà des huit jours prévus, cela correspond sans doute à des dosages qui dépassent ma compréhension.

Mère, je lutte avec toi, pour toi, pour ta Victoire.

Avec tout mon Amour, je suis à tes pieds.

Signé: Satprem

Il me semble que tout est changé depuis que je comprends que ce n’est pas seulement une bataille personnelle et que je peux servir. Ta grâce est partout, partout.


(Réponse de Mère)

Sri Aurobindo Ashram, 30.12.58

Mon cher enfant,

Je reçois à l’instant ta lettre du 28. Ce jour-là j’ai senti de façon précise qu’il y avait un changement décisif dans la situation et j’ai de suite compris que tu avais parlé au Swami et aussi que ce que je t’avais écrit était pour toi l’occasion de franchir une grande étape. J’en suis très heureuse et puis dire avec certitude que le plus mauvais est passé. Pourtant, à plusieurs points de vue, j’apprécie infiniment l’offre de X. Et tout en ne considérant pas qu’il soit nécessaire, ni même désirable, qu’ils viennent tous deux ici (cela créerait une véritable révolution et peut-être même une panique parmi les habitants de l’ashram), je suis sûre que leur intervention à Rameswaram même pourra non seulement être utile mais d’un grand effet...

Oui, tout est changé depuis que tu as compris que ta bataille n’est pas seulement une bataille personnelle et qu’en la gagnant c’est un véritable service que tu rends à l’Œuvre Divine.

Bonne année! mon cher enfant – je suis sûre qu’elle nous apportera une victoire décisive.

Je suis auprès de toi avec tout mon amour.

Signé: Mère

P.S. Je vais proposer au Swami d’entrer en relation avec eux le soir à 8 h 45. Si cette heure leur paraît convenable.

1959




6 janvier 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 6 janvier 1959

Douce Mère,

Ce mot pour te dire que quelque chose s’est dénoué en moi, d’une façon très perceptible, sans raison apparente; soudainement j’ai respiré à l’aise.

Et c’est arrivé quand je désespérais d’en sortir. Il me semblait toucher du doigt une sorte d’assise fondamentale, toute douloureuse, toute souffrante, et pleine de révolte à cause du trop de souffrance. Et je voyais que tous mes efforts, toutes les méditations, les aspirations, les mantras, ne faisaient que recouvrir cette assise souffrante sans la toucher. Je voyais cela très clairement, cette chose fondamentale en moi, un nœud tout douloureux et toujours prêt à la négation absolue. J’ai vu cela et je t’ai dit: «Mère, seule ta grâce peut enlever cela»; ce matin-là je t’ai dit cela au temple en désespérant de tout. Et puis ça s’est dénoué. L’action de X. y est pour beaucoup, ta grâce a agi à travers lui. Mais vrai, j’ai traversé un véritable enfer ces temps derniers.

X. continue chaque jour son travail sur moi, cela doit durer en tout 41 jours: il m’a dit qu’il voulait défaire les choses de plusieurs naissances. Quand ce sera fini, il m’expliquera. Je ne saurais te dire combien cet homme est lumineux et bon, c’est une très grande âme. Il me donne aussi des leçons de sanscrit et peu à peu, chaque soir, me parle du tantra.

Son action sur toi doit durer encore 5 jours, après quoi il a la certitude que tu seras tout à fait sauvée. Selon lui, il s’agit bien d’une attaque magique qui provient de Pondichéry, et peut-être même de quelqu’un à l’Ashram!! Il m’a dit que ce maléfique personnage serait finalement obligé de comparaître devant toi... J’apprends beaucoup de choses intéressantes avec lui.

Mère, pour te dire ma gratitude, je veux travailler maintenant à m’ouvrir totalement à ta Lumière et devenir vraiment un instrument sans ego, ton instrument conscient. Mère, tu es la seule Réalité.

Avec amour et gratitude je suis ton enfant.

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

Sri Aurobindo Ashram
Pondichéry, 8.1.59

Mon cher enfant,

J’attendais impatiemment ta lettre et suis bien heureuse de ce que tu m’écris.

J’ai suivi pas à pas les péripéties de ta lutte et je sais que cela a été terrible, mais ma confiance dans le dénouement n’a pas varié – car je sais que tu es en bonnes mains. Je suis si contente que X. s’occupe de toi, t’apprenne le Sanscrit, te parle du Tantra. C’est justement ce que je voulais.

Son action ici a été très efficace et vraiment très intéressante. Je ne sais pas encore si quelqu’un a réellement fait de la magie noire et le «vilain» n’a pas encore comparu devant moi. Mais il y a déjà plusieurs jours que l’influence maléfique a complètement disparu sans laisser aucune trace dans l’atmosphère. Mais leur intervention mantrique ne s’est pas arrêtée à cela: elle a eu un autre effet des plus intéressants. Je prépare une longue lettre au Swami pour lui expliquer tout cela...

La douleur du côté gauche n’est pas encore tout à fait partie et il y a eu quelques complications qui ont retardé. Mais je me sens beaucoup mieux. En fait je suis en train de me refaire une santé, et je n’ai aucune hâte de reprendre les journées harassantes d’autrefois. Je suis tranquille en haut pour faire du travail, et je vais en profiter pour préparer à loisir le Bulletin.1 Comme je n’ai pas lu les pages sur le message que nous avions préparées pour le 31, je les ai revues et transformées en article. Ce sera le premier du numéro de Février. Je vais maintenant choisir les autres. Je t’écrirai quels sont ceux que j’aurai choisis et dans quel ordre je les mettrai.

Satprem, mon enfant, je suis vraiment avec toi et je t’aime.

Signé: Mère

14 janvier 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 14 janvier 1959

Douce Mère,

Ce matin, X m’a dit qu’il serait heureux de continuer son action sur toi, si cela doit aider ton travail; d’ailleurs il a continué alors même qu’il savait que l’influence maléfique était expulsée de l’Ashram. À ce propos, X m’a dit que l’esprit maléfique continuait à tourner autour de l’Ashram, mais en dehors de ses «frontières», et qu’il serait nécessaire, si tu y consens, qu’il vienne un de ces jours à Pondichéry afin d’en venir aux prises directement avec le «malin» et d’en finir de telle sorte qu’il ne vienne plus troubler les sadhaks à la moindre occasion, ou ton travail. Alors X pourra obliger cet esprit à comparaître devant lui et les délivrer. De toute façon, ce voyage à Pondichéry ne se ferait pas dans un avenir prochain et il serait aisé de lui donner un prétexte officiel: conférences sur le Tantra Shastra qui intéresseront tous les sanscritistes de l’Ashram. D’ailleurs, le travail de X se ferait tranquillement en chambre au moment où il fait son poudja quotidien. D’ici, de Rameswaram, il est un peu difficile d’attirer l’atmosphère de Pondichéry pour faire le travail avec précision. Naturellement rien ne se fera sans ton assentiment exprès. Le Swami t’écrit par ailleurs pour te dire la révélation que X a reçue de son gourou (mort) à propos de ton expérience et des menées de certains membres de l’Ashram.

À ce propos, tu sais peut-être que X est le dixième dans la lignée qui vient de Bhaskaraya (mon orthographe de ce nom n’est peut-être pas exacte), ce grand tantrique dont tu as eu la vision et qui pouvait commander la venue de Kâli avec tous ses guerriers. C’est de X que le Swami a reçu l’initiation.

Ta dernière lettre nous a donné une grande satisfaction, savoir enfin que tu es remise physiquement. Mais nous espérons vivement que tu ne reprendras pas les innombrables activités qui t’accaparaient autrefois – tant de gens viennent à toi égoïstement, par prestige, pour pouvoir dire qu’ils sont tes familiers!! Bien sûr, tu sais cela...

En ce qui me concerne, un pas a certainement été franchi, je ne suis plus balayé par ce torrent douloureux. Des dépressions viennent encore et des attaques, mais elles n’ont plus la violence d’autrefois. X. m’a dit que les 2/3 du travail étaient faits et que tout serait nettoyé dans une dizaine de jours, alors la «chose» sera enfermée dans un pot et enterrée quelque part ou jetée à la mer, et il me donnera toutes les explications. Je t’écrirai pour te dire cela.

Quant à la véritable initiation tantrique, voici ce que X. m’a dit: «I will give you initiation. You are fit. You belong to that line. It will come soon, some months or some years. Shortly you shall reach the junction. When the time has come, you yourself will come and open a door in me and I shall give you initiation.»1 Et il a suggéré quelque chose, un travail divin important qui m’était réservé pour l’avenir, un travail pour la Mère. Le point pratique important est que je dois développer rapidement ma connaissance du sanscrit. Le mantra qui m’a été donné semble gagner en puissance à mesure que je le répète.

Douce Mère, par quelle Grâce m’as-tu conduit et protégé tout au long des années. Il y a des instants où j’ai la vision de cette Grâce, à en pleurer. Je vois si clairement que tu fais tout, que tu es tout ce qui est bon en moi, que tu es mon aspiration et ma force. «Moi», c’est tout le mauvais, tout ce qui résiste, moi est horriblement faux et mensonger. Si ta Grâce se retire une seconde de moi, je m’écroule, je suis helpless (impuissant), toi seule est ma force, la source de ma vie, la joie et l’accomplissement vers lequel je tends.

Je suis à tes pieds, ton enfant depuis toujours.

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

16.1.59

Mon cher enfant,

Ce matin, j’ai reçu ta lettre... Je suis très heureuse de tout ce que X. te dit et qu’il t’ait trouvé apte à recevoir l’initiation tantrique. C’était mon impression, je pourrai dire ma conviction à laquelle il donne une confirmation éclairée. Tout est donc bien.

Pour ce qui est de ma santé et de l’Ashram, j’apprécie infiniment ce qu’il a fait et qu’il veut bien continuer à faire. Je serai très heureuse de sa visite, et s’il vient dans un mois environ, quelques jours avant le «darshan», il n’y aura besoin de trouver aucune excuse à sa visite, elle paraîtra toute naturelle.

Quant à ma santé, elle progresse bien. Mais j’ai l’intention d’être très prudente et de ne pas m’accabler d’occupations. Depuis hier, j’ai recommencé le balcon et cela va bien. C’est tout pour le moment.

J’en profite pour travailler. J’ai choisi les articles pour le Bulletin. Les voici: 1) Message. 2) Savoir se taire. 3) Peut-il y avoir des états intermédiaires entre l’homme et le surhomme? 4) L’anti-divin. 5) Quel est le rôle de l’esprit. 6) Karma (celui-ci, je l’ai retouché pour qu’il soit moins personnel). 7) Le culte du Seigneur dans la Matière. Maintenant je voudrais préparer les douze premiers Aphorismes2 pour l’impression. Mais tu n’as pas revu les deux derniers. Je te les envoie. Veux-tu les faire quand tu auras fini ce que tu fais pour le Bulletin? Ce n’est pas pressé, prends ton temps. Ne dérange rien de ton vrai travail pour cela. Car, à mes yeux, c’est ce travail de libération intérieure qui est de beaucoup le plus important.

Tu trouveras dans la lettre deux petits billets. J’ai pensé que tu dois en avoir besoin pour tes timbres, etc.

Jamais je ne te quitte, et mon amour aussi est toujours avec toi.

Signé: Mère

21 janvier 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 21 janvier 1959

Douce Mère,

Voici ce que X. m’a dit: «J’ai reçu un message de mon gourou.1 Dans ma vision, la Mère était là, à côté de mon gourou, et elle souriait. Mon gourou m’a dit que tes difficultés actuelles sont ta période d’examen mais que je pouvais dès maintenant te donner le premier degré de l’initiation tantrique et que pour toi, les trois degrés de l’initiation pouvaient se faire de façon accélérée.

Je te donnerai donc l’initiation ce vendredi ou samedi, le jour de la pleine lune ou la veille. Ce premier degré durera 3 mois pendant lesquels tu devras répéter 1 lakh2 le mantra que je te donnerai. Au bout de 3 mois, j’irai te voir à Pondichéry, ou tu viendras ici pendant une quinzaine, et dès que j’aurai reçu le message de mon gourou, je te donnerai le 2° degré qui durera également 3 mois. A la fin de ces 3 mois, tu recevras la pleine initiation.» X. m’a averti que le 1er degré que je vais recevoir provoquait des attaques et des épreuves mais que tout cela disparaissait avec le 2° degré. Un homme averti en vaut deux. Pour je ne sais quelle raison, X. m’a dit que le caractère particulier de mon initiation devait rester secret et qu’il n’en dirait rien au Swami, et il a ajouté, parlant de la rapidité de la chose: «but you will not be less than the Swami»3 (!!) Voilà, je voulais que tu saches – d’ailleurs tu étais là dans la vision de X. Tout cela est arrivé au moment où j’étais dans la crise la plus désespérée que j’aie connue. Douce Mère, je n’en finirai jamais de te dire ma gratitude, et pourtant à la moindre épreuve, je suis anéanti. Pourquoi as-tu tant de grâce pour moi?

Je voudrais bien revenir à Pondichéry pour le Darshan de février et me remettre à travailler pour toi. J’envoie aujourd’hui un 2e paquet à Pavitra et demain je me mets aux Aphorismes car je ne veux pas te faire attendre davantage. J’enverrai un 3° et dernier paquet à Pavitra pour la fin du mois, à temps pour l’impression. Je suis très touché, douce Mère, de ton attention et des billets que tu m’envoies.

Douce Mère, que toute ma vie soit à ton service, que tout mon être t’appartienne. Je te dois tout.

Avec amour et gratitude je suis ton enfant.

Signé: Satprem

Douce Mère, ne perds pas de temps à m’écrire, tu as tant de choses sur les bras et je suis un peu gêné de tant te déranger.


(Réponse de Mère)

Sri Aurobindo Ashram
Pondichéry, 27.1.59

Mon cher enfant,

J’attendais pour répondre à ta lettre du 21 que le vendredi et le samedi dont tu m’as parlé soient passés. Et puis j’ai senti que tu me renvoyais les Aphorismes, et j’ai attendu encore un peu. Je viens de les recevoir avec ta lettre du 23. Je ne les ai pas encore regardés. D’ailleurs, si tu as toujours l’intention de revenir pour le «darshan» de février, je pense qu’il serait préférable que nous revoyions le livre tout entier ensemble. Il n’y aura pas beaucoup de travail en ce qui me concerne puisque les classes du mercredi et du vendredi sont interrompues depuis le commencement de décembre, et je ne sais pas encore quand elles reprendront.4 En ce moment, je traduis toute seule les Aphorismes et cela semble aller vite et bien. Cela aussi pourra être revu et le livre sur le Dhammapada mis en ordre pour la publication.

Pour le moment, je ne descends que le matin à 6 h pour le balcon et je remonte tout de suite sans voir personne – et l’après-midi je descends encore vers 3 h pour prendre mon bain et à 4 h 30 je remonte. Je ne sais encore ce qui se passera le mois prochain. Il faudra que je trouve un moyen de te rencontrer pour que nous puissions travailler ensemble – Je vais y réfléchir.

Je ne te demande pas de m’écrire des nouvelles,5 parce que je sais que ce sont des choses sur lesquelles il vaut mieux ne pas écrire. Mais tu sais que cela m’intéresse vivement.

Mon amour est toujours avec toi pour t’envelopper et te soutenir.

Les bénédictions de la Grâce sont sur toi.

Signé: Mère

27 janvier 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 27 janvier 1959

Douce Mère,

X. va donc faire un travail spécial pour toi pendant onze jours, et si, au bout de cette période, la souffrance persiste encore, il m’enverra à Pondichéry pour te remettre quelque chose en mains propres. Je voudrais bien faire quelque chose, moi aussi, pour alléger ta souffrance.

Par une grâce spéciale, X. m’a donné en une fois les deux degrés de l’initiation tantrique qui normalement sont séparés par plusieurs années, et dans 6 mois il me donnera la pleine initiation si tout va bien. J’ai donc reçu un mantra avec le pouvoir de le réaliser. X. m’a dit qu’une réalisation devait venir au début du 5e mois si je répétais strictement le mantra comme il m’en a instruit, mais il m’a redit que les forces adverses feraient tout leur possible pour m’empêcher de dire mon mantra: suggestions mentales et même maladies. X. a compris que j’avais du travail à l’Ashram et il m’a dispensé des formes extérieures (poudja et autres rituels) mais il n’en reste pas moins que je dois dire de façon très précise mon mantra chaque jour (3 333 fois, c’est-à-dire un peu plus de 3 heures sans interruption le matin, et un peu plus de 2 heures le soir). Il faudra donc que je m’arrange pour me lever très tôt le matin à Pondichéry car en aucun cas ton travail ne souffrira.

A part cela, il n’a pas encore tout à fait fini le travail de «nettoyage» qu’il fait sur moi depuis plus d’un mois, mais je crois que tout sera complet d’ici peu de temps.

Douce Mère, j’ai une sorte de crainte que tous ces mantras ne me rapprochent pas de toi – je veux dire toi dans ton corps physique, car ce n’est pas sur toi physiquement qu’il m’a été dit de me concentrer. Ainsi je ne te vois presque plus dans mes rêves, ou toujours très vaguement. La nuit dernière, j’ai rêvé que je t’offrais des fleurs (pas très jolies) dont l’une s’appelait «mantra», mais je ne te voyais pas dans mon rêve. Mère, je voudrais être vrai, faire ce qu’il faut, être comme tu veux que je sois. Je suis ton enfant, c’est à toi seule que j’appartiens.

Signé: Satprem

--

(Réponse de Mère)

Sri Aurobindo Ashram
Pondichéry, 29.1.59

Mon cher enfant,

Ta très intéressante lettre du 27 vient d’arriver.

Tout est bien – je suis enthousiaste et tu peux compter sur mon aide consciente pour surmonter tous les obstacles et toutes les mauvaises volontés qui vont essayer d’enrayer ou de retarder ton progrès. Il faut être plus obstiné, beaucoup plus obstiné que les adversaires et coûte que coûte, atteindre le but à temps.

Depuis ma dernière lettre, j’ai réfléchi et je vois que je pourrai, trois fois par semaine, descendre le matin pendant une heure, de 10 à 11, pour travailler avec toi, et il faudra que tu ne fasses que le strict nécessaire afin d’avoir autant de temps libre qu’il t’en faut pour l’autre chose.1

Comme je te l’ai dit, je n’ai repris ni classes ni traduction, et ne sais pas encore quand je le ferai. Il n’y a donc que le vieux travail à terminer, et ce ne sera pas très long.

Mon corps voudrait aussi avoir un mantra à répéter. Ceux qu’il a ne lui suffisent plus. Il voudrait en avoir un pour hâter sa transformation. Il est prêt à le répéter autant de fois qu’il faut, pourvu que ce ne soit pas à haute voix; car il est très rarement seul et ne veut parler de cela à personne. A dire vrai, l’ambiance de l’Ashram n’est pas très favorable à ce genre de chose. Il faudra que tu prennes des précautions pour ne pas être dérangé ou interrompu de façon intempestive. Les domestiques, les curieux, les soi-disant amis, tous peuvent servir d’instruments aux forces adverses pour mettre des bâtons dans les roues. Je ferai de mon mieux pour te protéger, mais tu auras fort à faire toi-même et il te faudra être aussi ferme qu’une barre de fer.

Je ne t’écris pas tout cela pour te décourager de venir. Mais je veux que tu réussisses, c’est pour moi la chose importante avant toute autre, quel que soit le prix à payer. Ainsi, sois certain que je suis avec toi tout le temps et plus spécialement quand tu répètes ton mantra...

En communion constante dans l’effort vers la victoire, mon amour et ma force ne te quittent pas.

Signé: Mère

31 janvier 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 31 janvier 1959

Douce Mère,

J’ai longuement réfléchi à ce passage de ta lettre où tu dis que ton corps aurait besoin d’un mantra qui hâte sa transformation. Certainement, X. peut quelque chose en ce domaine mais je ne lui en ai pas encore parlé (et je n’en parlerai pas au Swami).

X. sait peu de chose de ton vrai travail et ce que le Swami a pu lui en expliquer est assez inadéquat car je ne crois pas qu’il comprenne très bien lui-même. Il faudrait donc que je me fasse comprendre assez clairement de X. et que je lui dise exactement et simplement ce dont tu as besoin. Le mot «transformation» est trop abstrait. Chaque mantra a un effet très précis – du moins je le crois – et il faudrait que je puisse dire à X. les pouvoirs ou les capacités exactes que tu recherches maintenant, d’une façon concrète; lui dire le but général et les effets particuliers. Alors il trouvera le, ou les mantras applicables.

Mes explications devront être simples car X. parle mal l’anglais, ainsi les subtilités me sont interdites. (Je lui enseigne un peu d’anglais pendant qu’il m’apprend le sanscrit et nous arrivons à nous comprendre tout de même assez bien. Il comprend plus qu’il ne parle.)

Je ne veux pas parler de cela au Swami car X. n’est pas très satisfait de la façon dont le Swami saisit toutes les occasions pour s’approprier les choses et particulièrement les mantras (je t’expliquerai quand nous nous retrouverons). C’est surtout la façon dont il dit «je». Rien de très grave: c’est le mauvais côté du Swami, il en a de bons aussi. D’ailleurs tu sais.

Je voudrais donc parler à X. à bon escient, de façon très précise, et j’attends que tu me dises ce que je dois dire. La chose est trop importante pour être abordée vaguement et légèrement.

En ce qui concerne mon retour à Pondichéry, je voudrais que tu décides toi-même. Je suis anxieux de te revoir mais je pense aussi qu’il n’est pas nécessaire de précipiter les choses, et les périodes de Darshan sont lourdes pour toi.

En principe, X. aura terminé son «nettoyage» sur moi le 6 février. Je ferai donc comme tu voudras après cette date.

Quant à mon mantra, je ne le dis que partiellement maintenant et X. fixera un jour «faste» pour le commencer vraiment dans les règles quand je serai à Pondichéry, car en principe on ne doit pas changer d’endroit quand on commence ce travail. Il y a un jour faste qui est le 12 février si tu décides que je dois revenir pour cette date (ou un peu avant pour installer les choses), sinon une autre date sera fixée plus tard.

Ta lettre, Douce Mère, m’a empli de force et de résolution. Je veux être victorieux et je veux te servir. Je vois très bien que, peu à peu, bien des choses utiles pourront m’être apprises par X. L’essentiel est d’abord de perdre cet ego qui falsifie tout. Enfin, par ta grâce, je crois bien que j’ai passé un tournant décisif et qu’il y a un commencement de vraie consécration – et je sens ton Amour, je sens ta Présence, les choses s’ouvrent un peu.

Douce Mère, je t’aime et je voudrais tant te servir vraiment.

Ton enfant

Signé: Satprem

P.S. Il y a tous les vieux «Entretiens» qu’il faudrait bien aussi revoir avec toi, peut-être pas en entier mais certaines questions seront nécessaires. Quelle grâce d’avoir du travail avec toi!


(Réponse de Mère)

Sri Aurobindo Ashram
Pondichéry, 2.2.59

Mon cher enfant,

Je reçois ta lettre du 31. Elle confirme sur bien des points mon expérience de ces jours derniers. Nous parlerons de tout cela à ton retour.

J’ai beaucoup réfléchi au possible mantra et j’ai vu aussi la difficulté à recevoir quelque chose qui ne rétrécisse pas... Il faut avoir au moins une idée de la possibilité (au moins) du supra-mental pour comprendre ce que je veux...

Quant à ta venue ici, le jour dont tu parles est le Saraswati poudja – je descendrai pour les bénédictions. Si tu arrives le jour précédent, le 11 – je m’arrangerai pour te voir à 10 h et à partir du 12, tu pourras commencer ton mantra.

Tu n’auras qu’à m’envoyer un mot pour me dire si c’est entendu. Tu me diras aussi si tu as besoin d’argent pour revenir et combien, à temps pour que je puisse te l’envoyer.

Pour tout le reste, nous en parlerons ici.

A bientôt donc.

Dis à X.1 que mon corps est en voie de complète guérison.

Avec mon amour et mes bénédictions.

Signé: Mère

10 mars 1959

(Le disciple est donc revenu à l’Ashram, mais comme il a été très vite repris de la manie des voyages, cet Agenda de l’année 1959, hélas, est parsemé de grands trous et presque inexistant. La conversation suivante a eu lieu à propos d’un commentaire de Mère sur le Dhammapada: «Le Mal».)

J’ai connu une nuit – une nuit de bataille – où est entrée dans la chambre, pour une raison quelconque, une multitude de formations du vital, de tous genres: des êtres, des choses, des embryons d’êtres, des résidus d’êtres – toutes sortes de choses... Et c’était un assaut épouvantable, absolument dégoûtant.

Je me suis aperçue, dans ce grouillement, de volontés un peu plus conscientes – des volontés du vital – et j’ai vu comment elles essaient d’éveiller une réaction dans la conscience des êtres humains pour les faire penser ou vouloir, ou si possible faire des choses.

Ainsi j’en ai vu une qui essayait d’exciter une colère chez quelqu’un pour qu’il envoie un coup: un coup spirituel. Et cette formation avait dans la main un poignard (un poignard vital, n’est-ce pas, c’était un être vital: gris et limaceux, horrible), il avait un poignard très aigu et alors il faisait la démonstration, il disait: «Quand on a fait une chose comme cela (prétendant que quelqu’un avait fait quelque chose d’inadmissible), il mérite qu’on fasse ça...» et l’image était complète: l’être se précipitait, vitalement, avec son poignard.

Moi qui sais les conséquences de ces choses-là, je l’ai arrêté juste à temps, je lui ai donné un coup. Puis j’en ai eu assez de cette histoire et cela a été fini, j’ai fait le nettoyage. J’ai fait un nettoyage presque physique parce que j’avais mes mains serrées ensemble (j’étais en demi-transe) et je les ai écartées d’un mouvement brusque, à gauche et à droite, avec puissance, comme pour balayer quelque chose, et frrt!... imédiatement tout est parti.

Mais s’il n’y avait pas eu cela, je regardais... pas positivement avec curiosité, mais pour apprendre – pour apprendre dans quelle atmosphère les gens vivent! Et c’est toujours comme cela! ils sont toujours harcelés par des quantités de petites formations tout à fait grouillantes et dégoûtantes, qui chacune fait sa suggestion... malfaisante.

Ces mouvements de colère, par exemple, quand quelqu’un est emporté par sa passion et qu’il fait des choses que, dans son état normal, il ne ferait jamais: ce n’est pas lui qui le fait, ce sont ces petites formations qui sont là, grouillantes, dans l’atmosphère, qui n’attendent qu’une occasion... pour se précipiter.

Quand on les voit, oh! c’est... c’est suffocant. Quand on est en rapport avec ça... Vraiment, on se demande comment on peut respirer dans une atmosphère pareille. Et c’est pourtant l’atmosphère dans laquelle les gens vivent toujours! Ils vivent là. Ils ne vivent pas là que s’ils montent au-dessus. Ou alors il y a ceux qui sont tout à fait au-dessous; mais là ils sont les jouets de ces choses, et leurs réactions sont quelquefois non seulement inattendues mais absolument épouvantables, parce qu’ils sont les jouets de ces choses.

Ceux qui montent au-dessus, qui entrent dans une région un peu intellectuelle, ils voient cela d’en haut: ils peuvent dominer, ils peuvent avoir la tête en dehors et respirer; mais ceux qui vivent dans ce domaine-là...

C’est le domaine que Sri Aurobindo appelle la «région intermédiaire», une région où, dit-il, on peut avoir toutes les expériences que l’on veut, si l’on entre là-dedans. Mais ce n’est pas (riant), ce n’est pas très recommandable! – Je comprends! J’ai eu cette expérience parce que je venais de lire ce que Sri Aurobindo dit à ce sujet dans ce dernier livre Sur le Yoga, dans une lettre; j’ai voulu voir ce que c’était. Ah! j’ai compris!

Et c’est cela que je traduis à ma façon quand je dis2 que les pensées «vont, viennent, entrent, sortent». Mais les pensées concernant les choses matérielles sont des formations de ce monde-là, ce sont des espèces de volontés, des volontés qui viennent du vital et qui essaient de s’exprimer, et qui sont véritablement meurtrières, très souvent. Si on est mécontent, si, par exemple, quelqu’un vous a dit quelque chose qui vous déplaît, on a une réaction... et c’est toujours la même chose: des petites entités sont là qui attendent, et puis quand elles croient que le moment est venu, elles commencent leur influence et leurs suggestions; et c’est ce qui se traduit vitalement par l’être avec son poignard qui va se précipiter pour poignarder, et dans le dos encore! même pas en face. Cela se traduit dans la conscience humaine par un mouvement de colère, de fureur, d’indignation: «C’est une chose qui ne devrait pas être! On ne devrait pas!...» et l’autre dit: «Oui! nous allons y mettre fin!»

C’est très intéressant à voir, une fois, mais ce n’est pas agréable.

Sans date mars (?) 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, mars (?) 1959

Douce Mère,

X. sort de chez moi. Il a commencé par me dire qu’il avait ta permission pour me parler de certaines choses concernant les forces noires qui t’ont attaquée. Je lui ai demandé pourquoi il ne te parlait pas directement, parce que sûrement tu comprendrais mieux et plus que moi. Il a répondu ceci: «Several times Mother asked about these black powers, and every time I felt in myself a «great confusion». There (chez toi) it is such a Place, Place of supreme Power, Place of Divinity, and I cannot talk about small matters. I cannot talk english. I have tried but it disturbs my “meditation”. Thus I have asked Mother permission to talk to you; with you I can talk of these matters» («Plusieurs fois Mère m’a posé des questions sur ces forces noires, et chaque fois j’ai senti en moi un grand trouble. Chez Mère, c’est un endroit tel, un endroit de suprême Pouvoir, un lieu divin tel que je ne peux pas parler de petites affaires. Je ne peux pas m’exprimer en anglais. J’ai essayé, mais cela dérange ma méditation. Alors j’ai demandé à Mère la permission de te parler à toi. Avec toi, je peux parler de ces choses.») Ce sont là presque exactement ses paroles. Douce Mère, il a dit cela d’une telle façon, il y avait quelque chose de si sacré quand il parlait de toi là-haut, que j’avais envie de me prosterner à ses pieds. (Ah! Douce Mère, comme nous t’approchons mal...)

Il a commencé son histoire ainsi: «Cette fille de l’entourage de Mère1 était, de son vivant, attaquée par un magicien mantrique extrêmement puissant. Mais la Protection était là et finalement l’attaque est revenue sur le mantrique qui en est mort. II est mort dans une grande fureur et une grande volonté de revanche et il a commencé à tourner autour de l’Ashram dans le «Prêta Loka» (je crois que cela correspond au monde vital), cherchant une occasion de faire du mal, mais il y a une telle pureté, une telle force divine qu’il ne pouvait rien faire. Quand cette fille est morte, il l’a attaquée et tous deux se sont mélangés: il l’a absorbée. Et ils ont continué à errer autour de l’Ashram en quête d’un instrument physique pour entrer dans l’Ashram. Ils ont trouvé une porte d’entrée par l’intermédiaire de certains black-minded people (certaines gens aux pensées noires). En faisant mes Poudja, I came to know seven of them (j’ai rencontré sept d’entre eux). Ils sont venus tous les sept attirés par mon Yantram. Certains d’entre eux sont des gens qui ont pris de l’argent à Mère dans leur travail (people who have been collecting money from their duty). J’ai appris cela hier et j’ai commencé un Poudja spécial pour changer leur pensée et les remettre sur la bonne voie «turn their mind, put them again on the right path» (Ici il a dit quelque chose qui voulait dire que cela serait facile).

Là-dessus, X. m’a dit: «C’est tout. Je t’en dirai davantage vendredi, après le Poudja. Le travail sera terminé.»

La conversation sur ce sujet s’est terminée là. Comme nous revenions vers sa maison, en route, je lui ai dit: «Il serait très utile que Mère sache les noms de ces personnes, cela aiderait son propre travail.» Et je lui ai suggéré d’écrire et de mettre sous enveloppe cachetée le nom des sept personnes.

Là-dessus, X. a commencé de dire «non» assez catégoriquement. Puis j’ai insisté sur l’aide que cela pourrait apporter à ton travail, en disant bien que personne ne saurait sauf toi, puisqu’il mettrait les noms sous enveloppe. Alors il m’a dit: «All right, I shall try tomorrow and ask from the supreme Divinity the name of three of them, the chief ones» (Bon, j’essaierai demain et je demanderai à la Divinité suprême le nom de trois d’entre eux: les principaux).

Il n’a pas été question du magicien vivant qui a été payé par l’un des membres de l’Ashram (sans doute l’un de ces 7) pour se débarrasser de toi. Si tu le veux, je lui poserai la question une autre fois.

Voilà, Douce Mère, pardonne-moi pour toutes les fois où je t’ai approchée pour de «small matters» (de petites affaires).

Je prie que tu me délivres de ma petitesse, que tu mettes bien clair devant ma conscience toutes les petites choses laides et si petites, et que je t’approche toujours avec un cœur plus large, mieux capable de te voir et de t’aimer mieux.

Ton enfant

Signé: Satprem

Sans date mars (?) 1959

Lettre de Satprem à Mère
à propos de l’enquête menée par X. pour savoir qui avait fait de la magie noire contre Mère:

Pondichéry, mars (?) 1959

Douce Mère,

Je te vois demain mais il vaut mieux préciser les choses, et si tu veux je te lirai ma lettre. Voici ce que X. m’a dit:

«Le message est venu ce matin pendant le Poudja; c’est mon gourou1 qui a parlé sous forme de slokas sanscrites et ce n’est pas facile à dire en anglais. Normalement j’aurais pu attendre assez longtemps la réponse, mais à cause de «the greatness of the Mother» (la grandeur de la Mère), c’est venu tout de suite. Le message mettait en cause non pas 7 personnes, mais de 25 à 50, tous ou presque tous Goujeratis.» (Ici X. a dit quelque chose que je ne suis pas sûr d’avoir bien saisi: son gourou ne semblait pas trouver facile, ou n’avait pas envie, de donner tant de noms, mais si Mère insiste quelque chose est possible. Ceci, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris.) Puis le message parlait d’une rivalité entre Goujeratis et Bengalis (pour occuper les positions-clefs dans l’Ashram), je mets ceci entre parenthèses car c’est plutôt une interprétation de ma part, ce que j’ai «senti». D’ailleurs X. n’a pas employé exactement le mot «rivalité» – qu’il ignorait sans doute – mais le mot «confusion between Goujerati and Bengali» (querelles entre Goujeratis et Bengalis). Puis le message mettait en cause de façon précise les Goujeratis des «Head-departments» (les chefs de service des départements de l’Ashram). J’ai alors demandé à X. s’il s’agissait des chefs de départements ou des départements principaux. Il a répondu: «All Goujeratis» (tous les Goujeratis), puis il s’est repris et il a dit: «75 % d’entre eux». Ici X. m’a dit: «In the Ashram there are few, few people on a very high level, and plenty...» (Dans l’Ashram, il y a de rares – rares – personnes d’un haut niveau, et quantité de...) sans achever sa phrase. Le message continuait en disant de façon précise que ces Goujeratis s’occupent de ramasser l’argent de Mère, tout en prétendant extérieurement servir l’Ashram («making collection of money»). Ici j’ai cru comprendre qu’il y avait une fraction bengalie qui, elle, cherchait à détrôner les Goujeratis pour pouvoir mener les affaires à leur convenance. Telle était la substance du message. J’ai demandé à X. s’il ne pourrait pas m’écrire les slokas sanscrites très concises qu’il a entendues. Il a dit oui, puis il a dit qu’il verrait cela chez lui???

Ici X. m’a dit: «Je vais faire quelque chose pour mettre de l’ordre là-dedans et «turn the mind of those people in the right path» (remettre ces gens sur la bonne voie). Mais je ne peux pas faire cela ici, à Pondichéry. Il faudra à peu près deux mois. Pendant deux mois, je ferai un Poudja sur un Yantram2 spécial et quand ce sera terminé, j’enverrai à Mère ce Yantram en même temps que certains manuscrits pour la bibliothèque. Il faudra que Mère, alors, garde ce Yantram à côté d’elle, cela l’aidera elle-même, son propre travail, pour contrôler tous ces mauvais éléments.»

J’ai demandé à X. des précisions, au moins, sur ceux qui avaient payé le magicien. Il m’a dit qu’il m’en parlerait demain.

Enfin j’ai lu ta lettre à X. Il a dit tout de suite «je sais» pour le globe de lumière: «C’est la Shakti de Mère, son Pouvoir, sous une forme concentrée» (il ne trouvait pas le mot «concentré», mais il a dit «collection»). Cette Shakti globale, concentrée, est revenue aujourd’hui; c’est un très bon signe. Ici il a dit quelque chose qui voulait dire que c’était le signe que «the black Power” (le Pouvoir noir) était définitivement vaincu, ou contrôlé. (Je te parlerai d’un rêve bizarre que j’ai fait la nuit dernière et qui semble en rapport avec cela.)3 Elle avait été dispersée par l’attaque noire, mais c’était une Lumière trop puissante pour qu’on puisse réellement la toucher. Elle est revenue. D’ailleurs j’ai vu à certains signes physiques que Mère «has improved» (va mieux).

Puis X. a exprimé le désir de méditer assis devant toi et non debout: «You see, this morning I was flying, I was not touching the floor, outside of the body» (Tu vois, ce matin je volais: je ne touchais pas le sol, j’étais en dehors de mon corps). Alors cela lui serait plus aisé d’être assis. Puis il a ajouté: «Every day a different action takes place. Mother knows, but I can tell you a little something because you are very close to me, you are my heart (j’étais très ému quand il m’a dit cela). The first day my guruji was standing there, by my side, with his hand on my shoulder, blessing me. Another day I was growing, growing 10 feet instead of 5, and great great Power came in me» (Chaque jour, un phénomène nouveau se produit. Mère sait, mais je peux te dire un petit quelque chose parce que tu es proche de moi, tu es mon cœur: le premier jour (de méditation avec Mère), mon gourou (décédé depuis des années) était debout là, à mes côtés, la main sur mon épaule, et il me bénissait. Un autre jour, je devenais grand, grand, de 10 pieds au lieu de 5 et un grand-grand Pouvoir est venu en moi.) Ceci est à peu près, je ne sais plus exactement comment il a dit cela. Tout ce que je sais, c’est que quelque chose de très puissant est venu en lui et qu’après il avait besoin de se reposer. Il ne m’en a pas dit davantage, répétant: «Mother knows» (Mère sait.)

Voilà à peu près tout, Douce Mère.

Chaque fois qu’il vient chez moi, il me «passe» quelque chose; il y a une grande force qui essaie de sortir de moi, qu’il semble tirer; ça essaie de monter par le cou et de sortir de la tête. Je ne sais pas très bien. Quelque chose se produit, c’est tout ce que je sais.

Avec amour je suis ton enfant.

Signé: Satprem

Sans date mars (?) 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, mars (?) 1959

Douce Mère,

J’ai raconté à X. mon rêve du titan et lui ai dit que ce titan dans l’avion écrasé n’était, ou ne semblait pas, cependant, être mort. Il a répondu tout de suite: «Yes, tomorrow he will be killed» (Oui, demain il sera tué.) C’est le dernier jour de son Poudja.

J’ai dit à X. de ne pas s’inquiéter au sujet de la kyrielle de noms, que tu savais, mais que tu avais été intriguée par ce chiffre, réduit, de 7 personnes. Il m’a dit: «They are the heads of the departments» (Ce sont les chefs de service.)

X. (j’oubliais de te le dire au début de la lettre) a relié l’écrasement du titan avec le fait que le globe de lumière est revenu entre tes mains.

Douce Mère, tu m’as déjà rassuré plusieurs fois à ce sujet, mais il y a une pensée qui me revient fréquemment et qui me trouble, comme s’il y avait quelque chose de pas correct dans le fait que tu es là, toi Mère, avec tout ce que tu représentes pour moi, et le fait que j’appelle X. «gourou» et que je me prosterne à ses pieds. C’est subtil à dire, parce que réellement je sens que X. est le gourou d’une certaine chose pour moi, et très spontanément je me prosterne à ses pieds parce que je sens qu’il est quelque chose de toi. Et cependant je suis troublé, comme si je te trompais ou comme si j’enlevais un absolu dans ma relation avec toi. Tu sais, le Monsieur qui «joue sur tous les tableaux», c’est dégoûtant quand j’entends cela. Quelque chose me répète: II ne devrait y avoir que Mère. Ah! je ne sais pas comment t’expliquer, mais ça me chiffonne. Voilà, Douce Mère, éclaire-moi ou rassure-moi, ou délivre-moi de ce qui n’est pas correct.

Je suis ton enfant.

Signé: Satprem

Sans date mars 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, mars 1959

Douce Mère,

Je quitte à l’instant X., il m’a renvoyé de chez lui quelques minutes après mon arrivée: «I do not like you to stay here *now(» (je ne veux pas que tu restes maintenant). Et il a ajouté: «There is hard work» (il y a un dur travail). Il était en train de faire un «japam» quand je suis arrivé à 5 h.

X. a l’air fatigué, et le petit – qui est très sensitif – n’a pas l’air bien non plus.

Ce matin, X. m’a dit: «Last night I have been fighting like a lion» (La nuit dernière, je me suis battu comme un lion.) Mais apparemment ce n’est pas terminé, bien qu’il vienne de me dire: «He has gone», il est parti (le titan). Je lui ai demandé s’il était mort, il m’a dit: «Yes, yes, closed» (oui, oui, enfermé) – mais je crois qu’il m’a dit cela surtout pour éluder mes questions, et cela contredit son «There is hard work» (il y a un dur travail).

Puis X. m’a dit: «He (the titan) has come to me fighting, but did not dare to come too close, and he asked me (Le titan est venu se battre avec moi, mais il n’a pas osé s’approcher trop près, et il m’a demandé):

– Why do you give me trouble? (Pourquoi m’ennuies-tu?)

– Because it is my duty. (Parce que c’est mon devoir.)

C’est tout sur ce sujet.

J’avais oublié de te dire: ce matin, X. m’a dit ceci: «I would like to come back in Pondicherry after some time, for 15 days or so, and to give initiation to some people here in the Ashram, if Mother permits. Because, here, there is need of strong people, some police to guard... (Je voudrais revenir à Pondichéry dans quelque temps, pour une quinzaine de jours, et donner l’initiation à quelques personnes ici, dans l’Ashram, si Mère le permet. Parce que, ici, on a besoin de gens forts, d’une police qui monte la garde.) Et il a ajouté: «There is no confusion (il voulait dire «opposition» je pense) between my tradition and the Ashram (il n’y a pas d’opposition entre ma tradition et l’Ashram)... et il a ajouté quelque chose qui voulait dire que le but poursuivi était le même. Et bien sûr, tout cela dépendra absolument de toi et de ton désir. (J’ai eu la perception très nette dans tout cela que X. parlait comme un membre de l’Ashram qui veut faire de son mieux pour défendre et protéger l’Ashram.)

Ton enfant avec amour,

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

Sans date 1959

Il est probable que X. est venu aux prises avec le Titan qui est après ce corps depuis sa naissance et qui attaque et essaye de posséder tous ceux qui m’approchent de près. Ce Titan est soutenu (backed) par une force asourique très puissante.

Le tout petit nombre de ceux en qui je peux avoir pleine confiance, ne se soumettrait pas à la discipline de l’initiation. Parmi les autres, ceux qui accepteraient, le feraient très probablement par ambition et cela nous mènerait à des mésaventures encore plus désagréables que celle de Z.1

26 mars 1959

(A propos des dernières pérégrinations de Satprem et de sa révolte fondamentale qui lui fait prendre la route périodiquement)

Derrière le Titan qui nous attaque particulièrement maintenant, il y a autre chose. Ce Titan est délégué par quelqu’un d’autre. Il est là depuis ma naissance, né avec moi; je l’ai senti toute petite, mais ce n’est que peu à peu, à mesure que je prenais conscience de moi-même, que j’ai compris qui il était et ce qu’il y avait par-derrière.

Ce Titan est spécialement envoyé pour attaquer ce corps, mais il ne peut pas le faire directement, alors il se sert des gens de mon entourage. C’est comme une fatalité: tous ceux qui m’entourent de près, et spécialement ceux qui sont capables d’amour, ont été attaqués par lui; quelques-uns ont succombé, ainsi cette fille de mon entourage qui a été absorbée par lui. Il me suit comme une ombre, et chaque fois qu’il y a la moindre petite ouverture quelque part autour de moi, il est là.

Le pouvoir de ce Titan vient d’un Asoura. Il y a quatre Asouras. Deux ont déjà fait leur conversion, et les deux autres, le Seigneur de la Mort et le Seigneur du Mensonge, ont fait une tentative de conversion en prenant un corps physique – ils ont été étroitement mêlés à ma vie. L’histoire de ces Asouras serait bien intéressante à raconter... Le Seigneur de la Mort a disparu: il a perdu son corps physique, je ne sais pas ce qui lui est arrivé.1 Quant à l’autre, le Seigneur du Mensonge, celui qui gouverne cette Terre maintenant, il a bien essayé de se convertir, mais il a trouvé cela dégoûtant!

Il s’appelle parfois lui-même le «Seigneur des Nations». C’est lui qui met en train toutes les guerres, et c’est en déjouant ses plans que la dernière guerre a pu être gagnée... Celui-là ne veut pas se convertir du tout, il ne veut pas de la transformation physique ni du monde supramental car ce serait sa fin. D’ailleurs il sait... Nous nous parlons; par-delà tout cela, nous avons des relations. Et après tout, n’est-ce pas (riant), je suis sa mère! Il m’a dit un jour: «Je sais que tu me détruiras, mais en attendant je ferai toutes les catastrophes possibles.»

C’est cet Asoura du Mensonge qui a délégué le Titan qui est toujours auprès de moi. Il a choisi le Titan le plus puissant qu’il y ait sur la Terre et l’a spécialement envoyé pour attaquer ce corps. Alors, même si l’on parvient à enchaîner ou à tuer ce Titan, il est probable que le Seigneur du Mensonge déléguera une autre forme, et encore une autre, et encore une, pour arriver à ses fins.

Finalement, seul le Supramental aura le pouvoir de détruire cela. Quand le moment sera venu, tout cela disparaîtra, sans qu’il soit besoin de rien faire.

Sans date mars (?) 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, mars (?) 1959

Douce Mère,

En sortant de chez toi, X. m’a dit: «With Mother I have spoken my own mother tongue» (avec Mère, j’ai parlé ma langue maternelle).

X. m’a dit que dans 6 mois, il viendrait ici passer un mois entier pour l’initiation et la préparation à l’initiation. C’est après avoir vu P. qu’il m’a parlé de cela, dans la rue, et il m’a dit de façon énigmatique quelque chose comme cela: «Oui, il faut des hommes forts ici. Il faut le Pouvoir.» Je n’ai pas très bien compris, car c’était dit avec beaucoup de choses par derrière.

Je suis ton enfant Douce Mère.

Signé: Satprem

Sans date mars (?) 1959

Lettre de Satprem à Mère à propos de l’initiation tantrique que Mère souhaiterait voir donner par X. à deux autres disciples de l’Ashram:

Pondichéry, mars 1959

Douce Mère,

J’ai parlé à X. de la question des initiations. Il m’a dit que lui aussi n’avait vu que deux personnes (quand il dit «vu», je ne pense pas que ce soit physiquement). Il dit que quantité de gens seraient très «eager» (avides) mais que rares étaient ceux en qui tu pouvais avoir pleine confiance – et ceux-là étaient peut-être arrivés à un stade où il leur serait difficile de se soumettre à une discipline d’initiation.

Je lui ai demandé ses impressions pour le Darshan de ce matin. Il m’a répondu quelque chose qui voulait dire: «J’ai déjà, en quelques secondes, donné mes impressions à Mère.»

Comme tu désirais aussi savoir ses impressions sur la méditation du Playground, je le lui ai demandé. Il m’a dit à peu près ceci: que l’enregistrement sanscrit1 de cet après-midi suffirait à «arranger les choses», parce qu’il y avait un Pouvoir dedans qui devrait aider les méditations.

X. est venu chez moi tout à l’heure, et quelque chose s’est passé, je ne sais pas, toujours cette force qu’il tire de moi avec une très grande puissance. Mais surtout, je voulais te dire que quand je me suis relevé (j’étais à ses pieds) il était beau comme un dieu, son regard était divin, cela venait vraiment de haut.

Ton enfant, avec amour

Signé: Satprem

Fin mars (?) 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, fin mars (?) 1959

Douce Mère,

Ta lettre ce matin m’a touché. Je me répète maintenant, plusieurs fois par jour, que c’est un ennemi, l’ennemi.

Je suis ton enfant Douce Mère, et je veux que cette crise soit la dernière.

Avec amour.

Signé: Satprem

7 avril 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 7 avril 1959

Douce Mère,

Je viens renouveler devant toi la résolution que j’ai prise ce matin au Samadhi.

Je refuse désormais de me faire le complice de cette force. C’est mon ennemi. Quelle que soit la forme qu’il prenne, et les appuis qu’il trouve dans ma nature, je refuse de lui céder et je m’accroche à toi. Tu es la seule réalité: ceci est mon mantra. Tout ce qui cherche à me faire douter de toi, est mon ennemi. Tu es la seule Réalité.

Et chaque fois que je sentirai l’ombre s’approcher, je t’appelle, tout de suite.

Que plus jamais tu ne souffres à cause de moi. O Mère, purifie-moi et ouvre mon cœur.

Ton enfant

Signé: Satprem

P.S. Il est bon, peut-être de te dire les deux appuis que cette force a trouvés en moi lors de la dernière attaque:

1) Le fait que je suis harcelé par le temps, et, parfois, une certaine répugnance pour le travail mental. Et la suggestion qui s’ensuit: avoir une hutte à Rameswaram et me consacrer exclusivement au développement intérieur.

2) Je suis très tiré – pas toujours, mais périodiquement – par le besoin d’écrire (pas des choses mentales) et agacé par le fait que cet «Orpailleur» ne sort pas, parce que je n’ai pas pris le temps d’apporter certaines corrections. Quand tout va bien, je te fais l’offrande de tout cela (peut-être est-ce une ambition cachée? mais je n’en suis pas si sûr – c’est un besoin, je crois?) et quand ça va mal, je «râle» de n’avoir pas eu le temps d’écrire autre chose.

Voilà. Eclaire-moi, Douce Mère.

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

Mercredi matin, 8.4.59

Satprem, mon cher enfant,

La résolution était venue tout droit vers moi et je l’ai abritée dans les profondeurs de mon cœur, et avec ma volonté la plus haute, j’ai dit: «Ainsi soit-il.»

Juste maintenant, j’ai reçu ta lettre confirmant mon expérience. C’est bien.

J’ai lu tes P.S. et je comprends. Eux aussi sont venus confirmer ce que je sentais. Je n’approuve pas que tu sois harcelé de travail et surtout de travail urgent qui doit être fait vite – c’est contraire au calme et à la concentration intérieurs si indispensables pour se débarrasser de ses difficultés. Je vais faire le nécessaire pour qu’il n’en soit plus ainsi. C’est d’ailleurs à cause de cela que je te disais ces temps derniers que mon travail n’était pas pressé. Mais c’est celui pour le Bulletin qui doit cesser pour le moment.

L’autre chose a aussi son élément de vérité – nous en reparlerons.

Avec tout mon amour, je t’enveloppe, mon enfant, et te dis, bon courage, la victoire est certaine, non pas tronquée et partielle, mais intégrale.

Signé: Mère

13 avril 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 13 avril 1959

Douce Mère,

Voici le projet de plan du livre sur Sri Aurobindo, pour les Editions du Seuil.

C’est un squelette, et l’ordre proposé pourra changer selon la nécessité intérieure quand j’écrirai, mais ce seront les thèmes exposés. Voilà, je voudrais savoir ce que tu sens, si tu vois quelque chose à changer, à ajouter ou à retrancher.

Ton enfant avec amour.

Signé: Satprem

Sans date 1959

(A propos d’Anatole France et de «La Révolte des Anges»)

...Ces enfants ne comprennent pas [l’ironie de Sri Aurobindo]. Ils lisent cela platement (geste à la surface). Et c’est curieux, c’est le même phénomène lorsqu’ils lisent Anatole France. Et Anatole France, lu sans comprendre son ironie, c’est d’une platitude effroyable.

Ils ne saisissent pas l’ironie.

Sri Aurobindo avait cela. Il comprenait tellement bien l’ironie d’Anatole France, il avait cette même chose si subtile, si raffinée...

«Très bien (lisant cela, “La Révolte des Anges”), il dirait: Oui, c’est vrai, lequel des deux faut-il croire?»1 (Mère rit)

21 avril 1959

Là-haut, à partir du centre entre les sourcils, le travail est fait, depuis longtemps. C’est blanc. Depuis des âges et des âges et des âges, l’union avec le Suprême est établie, constante.

En dessous de ce centre, c’est le corps. Et ce corps a bien la sensation du Divin, concrète, dans chacune de ses cellules; mais ce qu’il faut, c’est universaliser ce corps. C’est cela le travail, un centre après l’autre. Je comprends ce que Sri Aurobindo veut dire quand il répétait: «Elargissez-vous.» Il faut universaliser tout cela; c’est la condition, la base pour que le Supramental puisse descendre dans le corps.

Selon les anciennes traditions, on considérait cette universalisation du corps physique comme la suprême réalisation, mais ce n’est qu’une base, la base pour que le Supramental puisse descendre sans que tout se brise.

23 avril 1959

(Lettre de Mère à Satprem)

23.4.59, sept heures du soir

Satprem, mon cher enfant,

J’espère que tu as écrit à X. que c’est entendu, que nous l’attendons avec sa famille, le 30 (avril) de bonne heure le matin et que je compte qu’il me donnera une méditation tous les matins durant son séjour.

Dis-lui bien que tout va bien et que nous l’attendons, et que je compte sur mes méditations.

Avec toi toujours avec amour et sollicitude.

Signé: Mère

24 avril 1959

(Note manuscrite de Mère à Satprem)

24 avril 1959

La perfection divine est toujours là, au-dessus de nous; mais que l’homme devienne divin dans sa conscience et son action et qu’il vive, au-dedans et au-dehors, la vie divine, c’est cela que veut dire le mot spiritualité; toutes les significations moindres données à ce mot sont des maladresses inadéquates ou des impostures.1

Début mai 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, mai 1959

Douce Mère,

Je viens de parler quelques minutes avec X. Il sortait de chez toi tout «ému» (à sa manière profonde). «J’étais debout devant Mère et je ne savais plus où j’étais. Au bout d’un quart d’heure, je me suis retrouvé là.» Et à plusieurs reprises il a dit: «Great Power, Great Power... An Ocean. She only can understand...» (Un Grand Pouvoir, Grand Pouvoir... Un océan. Elle seule peut comprendre.) Et comme je lui exprimais ma surprise, parce que, en se rendant chez toi, il m’avait dit qu’il ne commencerait que demain ce «japa» debout devant toi, il m’a dit: «Quand je suis entré chez Mère, j’ai senti l’Ordre qui venait d’en haut, et j’ai commencé tout de suite.»

Il m’a dit que ce japa avec toi devrait durer 3 jours de suite, par conséquent cela règle la question des entrevues, tu seras prise jusqu’à mercredi ou jeudi. Il m’a dit que 10 h 15 serait mieux pour lui (cela peut vouloir dire aussi 10 h 20) parce qu’il ne termine la première partie de son poudja que vers 10 heures. C’est pourquoi nous étions en retard ce matin (il était encore «assis» quand je suis allé le chercher). D’ailleurs X est toujours «inattendu» dans ses actes, et il n’a guère notion du temps. Il me disait: «Tu comprends, ici je suis dans la maison d’Annapourna1 et je suis tellement content de pouvoir faire mes japa et mes poudja sans être dérangé par mes soucis de famille. Enfin, ici, je peux vivre rien que pour Cela. Il y a une grande vibration partout.» Alors il oublie le temps.

Ton enfant

Signé: Satprem

P.S. La divinité invoquée dans ses poudja actuels est Dourga.

Sans date mai 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, mai 1959

Douce Mère,

II était encore plus bouleversé qu’hier quand il est descendu de chez toi. Cela se voyait physiquement. Il n’a rien dit, sauf, encore, que toi seule pouvais comprendre.

Puis, tout d’un coup, il a parlé de moi, en me regardant avec son 3e œil et il a dit d’une façon tout à fait énigmatique: Je ne sais pas pourquoi ces pensées me viennent chaque fois que je pense à toi, «I don’t know why these thoughts come to me, every time I think of you...» (je ne sais pas de quelles pensées il s’agit) et il a ajouté: «you will come two months to Rameswaram, – I shall ask Mother – such a thing is going to take place... When the time comes I shall write to you, and you will stay with me» (tu viendras pendant deux mois à Rameswaram, je demanderai à Mère. Une grande chose se produira là... Quand le temps viendra, je t’écrirai et tu resteras chez moi). Ce sont ses paroles exactes qui veulent dire un peu toutes sortes de choses.

Ce matin, juste avant d’entrer chez toi, il s’est arrêté, inquiet, parce qu’il a vu quelqu’un par la porte entr’ouverte de ton antichambre. Il m’a demandé qui était là, mais je l’ai poussé vers toi en lui disant que ce n’était rien. Si l’on pouvait éviter cela, ce serait mieux.

Oh! qu’il était bouleversé quand il a descendu ton escalier! Il a mis au moins cinq minutes à se ressaisir.

Ton enfant

Signé: Satprem

Début mai 1959

(Lettre de Mère à Satprem)

Jeudi, 1 h

Satprem, mon cher enfant,

Je reçois ta lettre avec les nouvelles.

A propos de Z., X. lui-même m’a dit qu’il l’avait initié hier soir (sans plus). Il paraît que kundalinî s’est éveillée et que le courant était si fort que les yeux de Z. sont devenus tout rouges.

X. ne t’a rien dit de notre méditation de ce matin? Ne lui pose pas de question. Mais s’il en parle, je serai contente de savoir ce qu’il dit.

Toujours avec toi dans l’amour et la lumière.

Signé: Mère

Sans date mai 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, mai 1959

Douce Mère,

J’ai lu ta lettre à X.1 Il m’a dit tout d’abord: «I shall explain tomorrow.» (J’expliquerai demain.) Puis il a ajouté ceci: «Usually, before going to Mother I concentrate on the Divinity by which we are going to meditate, or by which we are going to get help. Thus some Divinity (goddess) comes and with it the ceremony and ritual and colours. I shall explain more tomorrow.»2 Comme je me méfie de ses «tomorrow», j’ai insisté, notamment à propos du globe lumineux3 et j’ai demandé si c’était la même chose que la Shakti des autres expériences. Il m’a dit non, que c’était différent et il a répété «more tomorrow» (davantage demain). Et il a dit pour conclure: «It is very good, very good» (c’est très bien, très bien).

Demain je serai là à 9 h 30.

Je suis à tes pieds, Douce Mère, avec gratitude. Je suis un mauvais sujet mais je t’aime quand même.

Signé: Satprem

7 mai 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 7 mai 1959

Douce Mère,

J’ai parlé de ton expérience, mais on a si peu de temps pour parler avec tout ce monde, que je n’ai pas pu donner beaucoup de détails ni recevoir des explications très claires. X. connaît très bien cette Lumière, ou ces vagues lumineuses bleu-violet avec la barre blanche au centre. Il m’a fait sa description qui coïncide exactement avec la tienne... Bref, il voulait dire que peut-être cette Lumière venait de ses concentrations autour de toi, même quand il est à Rameswaram. Je lui ai parlé de cette universalisation de ton corps. Il a acquiescé comme quelqu’un qui comprend, mais sans faire de commentaires. A propos du globe orange, il a dit ceci: «Every time, before meditation with Mother, I utter some letters. And as you know, each letter has a colour. There are 51 ways to combine letters, and there are 51 “paths”, or 51 places in the body where the force can act. Thus the orange globe is probably the effect of some letters, it may be some protection for her body.»1 En tout cas, il semblait trouver très normal que tes expériences de cette lumière bleu-violet coïncident à peu près avec votre relation, et dans tous les poudja il y a ces «diagrammes» ou «Yantrams» qui ont toujours des formes géométriques. (Il m’a dit un jour: «Those diagrams are the stations for the goddesses to come down.» Ces diagrammes sont des stations pour que les déesses descendent.)

Quand je suis allé chercher Z. ce soir, elle était en proie à des difficultés (m’a-t-elle dit), comme si ce Mantra avait provoqué des contrecoups. X. a aussitôt fait une petite opération et elle est partie toute souriante.

Pour moi, il a dit ceci: «To-morrow I shall give you another mantra of three letters. Now I am going to change the Power into a feminine form. After sometimes you will see a small girl appear in front of you, a girl of about 10, and she will come to help you. This mantra you will have to repeat 3 lakhs for three months. And after three months I shall give you full initiation.»2 Puis il m’a expliqué qu’on ne pouvait pas tout d’un coup faire entrer la mer entière dans un pot, il fallait peu à peu habituer le corps, et la sâdhanâ c’est justement d’habituer le corps à recevoir de plus en plus l’immensité du Pouvoir. (Ceci très succinctement.)

Ton enfant

Signé: Satprem

19 mai 1959

Quand on est sur le chemin qui monte, le travail est relativement facile. J’avais déjà parcouru ce chemin au début du siècle et établi une relation constante avec le Suprême, avec Ça qui est au-delà du Personnel et des dieux et de toutes les expressions extérieures du Divin, mais aussi au-delà de l’Impersonnel Absolu. C’est quelque chose dont on ne peut pas parler: il faut en avoir l’expérience. Et c’est ça qu’il faut faire descendre dans la Matière. C’est le chemin qui descend, celui que j’ai commencé avec Sri Aurobindo; et là le travail est immense.

Jusqu’au mental et au vital, on peut encore arriver à faire descendre (et pourtant déjà au mental, Sri Aurobindo disait qu’il y faudrait des milliers de vies, à moins de pratiquer un parfait «surrender».)1 Avec Sri Aurobindo, nous sommes descendus au-dessous de la Matière, jusque dans le Subconscient et même dans l’Inconscient. Mais après la descente, vient la transformation, et quand on en arrive au corps, quand on veut le faire avancer d’un pas – oh! pas même un pas: un petit pas –, tout s’accroche: c’est comme si on mettait le pied sur une fourmilière... Et pourtant la présence, l’aide de la Mère suprême est là constamment; alors on se rend compte que pour les hommes ordinaires, pareil travail est impossible, ou qu’il y faudrait des millions de vies, et qu’à vrai dire, à moins qu’on ne fasse le travail pour eux et la sâdhanâ du corps pour toute la conscience terrestre, ils ne parviendront jamais à la transformation physique, ou à une échéance si lointaine qu’il vaut mieux ne pas en parler. Mais s’ils s’ouvrent, s’ils s’abandonnent dans un «surrender» intégral, on peut faire le travail pour eux: ils n’ont qu’à laisser faire.

Le chemin est difficile. Et pourtant ce corps est plein de bonne volonté; il est plein de psychique dans chacune de ses cellules; il est comme un enfant. L’autre jour, tout spontanément il s’est écrié: «O mon Doux Seigneur, donne-moi le temps de Te réaliser!» Il ne demandait pas que cela aille plus vite, il ne demandait pas à être allégé de son travail: il demandait seulement le temps de faire le travail. «Donne-moi le temps!»

Et ce travail du corps, j’aurais pu le commencer il y a trente ans, mais j’étais prise tout le temps par cette vie harassante de l’Ashram. Il a fallu cette maladie2 pour que je puisse vraiment me mettre à la sâdhanâ du corps. On ne peut pas dire que j’aie perdu trente années, car il est probable qu’il y a trente ans, si je l’avais pu, ce travail aurait été prématuré. Il fallait que la conscience des autres aussi se développe – les deux progrès sont liés, le progrès individuel et le progrès collectif, on ne peut pas avancer si l’autre n’avance pas.

Et je me suis rendue compte que pour cette sâdhanâ du corps, le mantra est essentiel. Sri Aurobindo n’en donnait pas; il disait que l’on devait pouvoir faire tout le travail sans avoir besoin de recourir à des moyens extérieurs. S’il en était arrivé là où nous en sommes maintenant, il aurait vu que la méthode purement psychologique est insuffisante, et qu’il faut faire un japa,3 parce que seul le japa a une action directe sur le corps. Alors j’ai dû trouver toute seule la méthode, trouver seule mon mantra. Mais maintenant que les choses sont au point, j’ai fait en quelques mois dix ans de travail. C’est cela la difficulté, il faut le temps, le temps...

Et mon mantra, je le répète constamment, quand je suis éveillée et même quand je dors. Je le dis quand je fais ma toilette, quand je mange, quand je travaille, quand je parle aux autres; c’est là, par-derrière, à l’arrière-plan, tout le temps, tout le temps.

D’ailleurs, on voit tout de suite la différence entre ceux qui ont un mantra et ceux qui n’en ont pas. Chez ceux qui n’ont pas de mantra, même s’ils ont une grande habitude de la méditation ou de la concentration, cela reste comme flou autour d’eux, quelque chose de vague. Tandis que le japa donne à ceux qui le pratiquent une sorte de précision, de solidité: une armature. Ils sont comme galvanisés.

Sans date mai 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, mai 1959

Douce Mère,

Tu m’as débarrassé d’une façon spectaculaire de mon mal de tête et d’un début d’infection de la dent de sagesse. Alors je t’écris.

J’ai été amené à parler des difficultés financières de l’Ashram et j’en ai profité pour dire à X. la subtile «détente» qui s’était produite; et je lui ai dit que tu t’étais demandé s’il n’avait pas fait quelque chose. (Je t’écris tout ceci très succinctement.) X. m’a répondu que pendant trois jours, aussitôt revenu à Rameswaram, il avait fait un poudja spécial de reconnaissance pour toi et prié sa divinité de te le rendre au centuple (ceci est de moi, je traduis librement ce que X. a voulu dire). Alors j’ai parlé de ces hommes à crores de roupies1 qui frôlaient l’Ashram, et de cet argent qui tout d’un coup, sous une poussée adverse, prenait une autre direction. Tout cela a donné à réfléchir à X. Une autre fois je lui parlerai de ce que tu essayes de réaliser matériellement ici. Il a senti quelque chose.

Ton enfant avec amour.

Signé: Satprem

25 mai 1959

(Lettre de Mère à Satprem)

Mardi, 1 heure (25 mai 1959)

Satprem, mon cher petit,

Je ne puis que répéter la prière que je faisais ce matin au Seigneur Suprême:

«Que ta volonté soit faite en toute chose et à tout moment. Que ton amour soit manifesté.»

Pour toi, j’ai reçu ta promesse faite très solennellement à un moment de claire conscience, et je suis sûre que tu n’y failliras pas.

Mon amour est avec toi.

Signé: Mère

(Lettre de Satprem à Mère)

27 mai 1959

Mère,

Si c’est pour me faire sentir tout mon tort que tu me rappelles ma «promesse solennelle», je suis prêt à reconnaître tous les torts. Je suis coupable sans circonstances atténuantes et n’attends aucune indulgence.

Je peux facilement imaginer que ta tâche ici-bas n’est pas spécialement encourageante et que tu dois trouver notre matière humaine imbécile et réfractaire. Je ne désire pas jeter sur toi plus de choses mauvaises que tu n’en reçois mais je te demande de comprendre aussi les choses. Je ne suis pas fait pour cette vie desséchée, pas fait pour fabriquer des phrases toute la journée, pas fait pour vivre seul dans mon trou sans un ami, sans amour, sans rien que des mantras et l’attente d’un meilleur qui ne vient jamais. Voilà trois ans que je désire partir et que je cède chaque fois par scrupule de te manquer et parce que, aussi, je suis attaché à toi. Mais après le «Sri Aurobindo» ce sera autre chose, il y aura toujours autre chose qui fera que mon départ sera une «trahison». J’en ai assez de vivre dans ma tête, toujours dans ma tête, avec du papier et de l’encre. Je n’avais pas rêvé cela quand j’avais dix ans et que je courais sur les landes sauvages. J’étouffe. Tu me demandes trop; ou plutôt je ne vaux pas ce que tu attends de moi.

Ce qui aurait pu me retenir ici, c’est de t’aimer. Et j’ai pour toi de la dévotion, de la vénération, du respect, un attachement, mais il n’y a jamais eu cette chose merveilleuse et chaude et pleine qui vous lie à un être dans un même battement. Par amour, je pourrais tout faire, tout accepter, tout subir, tout sacrifier – mais je ne sens pas cet amour. On ne peut pas «se donner» avec la tête, par une décision mentale. Depuis 5 ans, c’est ce que je fais. J’ai essayé de te servir du mieux que j’ai pu. Mais je n’en peux plus. J’étouffe.

Je ne me fais aucune illusion, et n’imagine point qu’ailleurs ma vie sera enfin satisfaite. Non, je sais que tout cela est maudit, mais autant que ce soit vraiment maudit. Si le Divin ne veut pas me donner son Amour, qu’il me donne sa malédiction. Mais pas cette vie entre deux mondes. Ou si je suis trop coriace, qu’il me brise. Mais pas cette tiédeur, cet à peu près.

Je ne suis pas vraiment mauvais, Mère. Je n’en peux plus de cette vie sans amour. C’est tout.

Il y a ici quelqu’un qui aurait pu me sauver, parce que j’aurais pu aimer. Oh! il ne s’agit pas de toutes ces choses que tu imagines. Mon âme aime son âme. C’est quelque chose de très tranquille. Voilà 5 ans que nous nous connaissons et je n’avais même jamais songé à appeler cela de l’amour. Mais toutes les circonstances extérieures sont contre nous. Et je ne veux détourner personne de toi. Enfin je me dis que si je descends au fond du trou, ce n’est pas une raison pour y entraîner quelqu’un d’autre. Alors cela aussi est une raison de plus pour que je m’en aille. Je ne peux pas continuer à étouffer seul dans mon coin. (C’est inutile de me demander un nom, je ne dirai rien.)

Tu m’imposes une nouvelle épreuve en me demandant d’aller à Rameswaram. J’ai accepté pour toi. Mais j’irai là-bas bardé de mon fer le plus dur et je ne céderai pas, parce que je sais que c’est toujours à recommencer. Je ne tiens pas à être un «grand tantrique» ou ceci ou cela, je veux aimer seulement. Et puisque je ne peux pas aimer, je m’en vais. J’arriverai le matin à 2 h à Rameswaram et repartirai par le train de 11 heures.

C’est en Nouvelle-Calédonie que je veux partir. Là ou ailleurs... il y a des forêts là-bas. L’Afrique se ferme. Il faudra que tu m’aides une dernière fois en me donnant les moyens de partir et de tenter quelque chose d’autre avec un minimum de chances – quoique, au point où j’en suis, je me moque assez des «chances». Je compte 2 000 Roupies, si cela t’est possible. Si tu ne veux pas, ou si tu ne peux pas, je partirai quand même, n’importe où, n’importe comment.

Et encore une fois, tu peux passer sur moi tous les jugements, je me reconnais tous les torts. Je suis coupable dans un monde coupable et imbécile (et qui probablement aime son imbécillité).

Signé: Satprem

Il y a des «aphorismes» prêts pour demain

Je n’ai rien de plus à dire.


(Réponse de Mère)

28.5.59

Satprem, mon cher enfant,

Ce matin, le problème et sa solution me sont apparus très clairement; mais comme, dans cette affaire, pour des raisons très évidentes, je suis à la fois juge et partie, je ne puis prendre une décision; ce n’est pas que mon jugement serait nécessairement égoïste, mais il n’aurait aucune autorité.

Seul quelqu’un qui t’aime et a la connaissance peut trouver la vraie solution au problème. X.1 remplit à merveille ces conditions. Va le trouver et montre-toi à lui tel que tu es, sans noircir ni embellir, avec la sincérité et la simplicité d’un enfant. Il connaît ton âme et son aspiration; dis-lui ta vie physique et ton besoin d’espace, de solitude, de nature sauvage, de vie simple et libre. Il comprendra et, dans sa sagesse, il verra la meilleure chose à faire.

Et ce qu’il décidera sera fait.

Mon amour est invariablement avec toi.

Signé: Mère

28 mai 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 28 mai 1959

Mère,

Je ne veux pas que tu aies de la peine à cause de moi, il y a déjà trop de peine dans ce monde. Je ferai ce que tu voudras. J’irai à Rameswaram et j’y resterai le temps que X. voudra. J’ai vu qu’il n’y a pas de solution heureuse. Alors je m’incline devant les circonstances.

Si cela ne doit pas trop fatiguer tes yeux j’aimerais que tu lises ce qui suit. Je voudrais te dire ce que j’ai vu, très clairement.

Après le mouvement de révolte, ce matin, j’ai été pris d’une grande tristesse, d’une grande amertume, comme devant une injustice profonde.

Il y a une destinée spirituelle en moi, mais elle est faite de trois autres destins et si étroitement mêlée à eux que je ne peux rien retrancher sans couper quelque chose de mon âme vivante. Et c’est pourquoi, périodiquement, ces destins supprimés se réveillent et m’appellent – et les forces obscures saisissent ces occasions pour mettre le chaos en moi et pour me pousser à tout ruiner puisque je ne peux pas vraiment m’accomplir. Et le problème est insoluble.

1) Il y a un destin d’aventurier: c’est celui en moi qui a besoin de la mer ou de la forêt et de grands espaces et de luttes. Cela, c’est le meilleur de mon enfance. Je peux m’asseoir dessus et me dire que «l’aventure est intérieure», et cela peut «marcher» un certain temps. Mais cet enfant sauvage en moi continue quand même de vivre, et il est quelque chose de très bon en moi. Je ne peux pas le tuer avec des raisonnements, même des raisonnements spirituels. Et si je lui dis que tout est «dedans», non «dehors», il me répond «pourquoi suis-je né, pourquoi la manifestation dans un monde extérieur?» Enfin il ne s’agit pas de raisonner. C’est un fait, comme l’odeur des landes.

2) Il y a un destin d’écrivain en moi. Et cela aussi est lié au meilleur de mon âme. C’est aussi un besoin profond, comme de courir sur la lande, parce que quand j’écris certaines choses, je respire d’une certaine façon. Mais depuis 5 ans ici, j’ai bien dû me rendre à l’évidence qu’il n’y a pas matériellement le temps d’écrire ce que je voudrais (je me souviens comment j’ai dû arracher cet Orpailleur, que je n’ai même pas eu le temps de corriger). Ce n’est pas un reproche, Mère, car tu fais tout ce que tu peux pour m’aider. Mais je me rends à l’évidence que pour écrire il faut des «loisirs», et il y a trop de choses moins personnelles et plus sérieuses à faire. Alors je peux aussi m’asseoir là-dessus et me dire que je vais écrire un «Sri Aurobindo» – mais ce n’est pas cela qui satisfait l’autre en moi, et périodiquement il se réveille et pousse en moi pour me dire que lui aussi a besoin de respirer.

3) Il y a aussi un destin qui sent l’amour humain comme une chose divine et qui pourrait être transfiguré, devenir un très puissant moteur d’action. Et je ne croyais pas cela possible, sauf en rêve, jusqu’au jour où j’ai rencontré quelqu’un ici. Mais tu ne crois pas à ces choses, aussi je n’en parlerai pas davantage. Je peux m’asseoir aussi là-dessus en me disant qu’un jour tout sera comblé dans l’amour divin intérieur. Mais cela n’empêche pas l’autre en moi de vivre et de trouver que la vie est sèche et de dire «pourquoi la manifestation extérieure si toute vie est dans les domaines intérieurs?» Mais ce n’est pas non plus avec des raisonnements que je peux étouffer celui-là.

Alors il reste le destin spirituel pur, la pure intériorité. C’est ce que j’essaye de faire sans grand succès depuis 5 ans. Il y a de bonnes périodes de collaboration, parce qu’une partie de mon être peut être heureuse de n’importe quelle façon. Mais cet accomplissement reste tronqué d’une certaine façon, surtout quand on établit toute la vie spirituelle sur un principe intégral. Et ces trois destins en moi ont de vraies bonnes raisons, ils ne sont pas inférieurs, ils ne sont pas accessoires, ils sont tissés des fils mêmes qui ont créé la vie spirituelle en moi. Mon tort, c’est d’ouvrir la porte à la révolte quand je sens de façon trop aiguë que l’un ou l’autre étouffe.

Alors tu vois, tout cela est insoluble. Je n’ai qu’à m’incliner devant ces circonstances malheureuses. Je perçois une injustice quelque part, mais je n’ai qu’à me taire.

Et j’ai été saisi aussi quand tu m’as dit que je voulais «casser toutes les vitres». Tu impliquais si clairement que je «quittais mal l’Ashram». Alors cela aussi m’a figé. Je croyais avoir fait de mon mieux et poussé aussi loin que je pouvais le refoulement des autres en moi pour te servir.

Voilà. Il n’y a pas de solution. X. ne comprendra pas et je ne lui dirai rien. Mais je t’obéis parce que tout est vain et parce qu’il y a trop de peine dans ce monde et parce que quelqu’un en moi a aussi besoin de toi, quelqu’un qui t’aime à sa façon.

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

Vendredi 29.5.59

Satprem, mon cher petit,

J’ai lu ta lettre tout entière et je demeure convaincue qu’un jour toutes les parties de ton être, sans en exclure aucune, auront leur pleine satisfaction. Mais nous verrons cela plus tard.

Pour le moment je veux seulement te dire, du fond de mon cœur ému: merci.

Avec tout mon amour.

Signé: Mère

Je te verrai demain matin à dix heures et j’espère que quelques petits malentendus pourront être éclaircis.

Je t’envoie dès maintenant la note que j’avais préparée pour demain matin.


(Note de Mère à Satprem)

Je n’ai pas prononcé les paroles que tu as entendues – je voulais te parler de mon expérience de la nuit, mais j’étais paralysée parce que je sentais bien que tu ne me comprenais plus. Depuis que j’avais reçu ta lettre, je me concentrais sur toi pour essayer de t’aider, et quand la nuit est venue, au moment où j’entre en contact avec X., je l’ai appelé au secours et il m’a envoyé cette petite Kâli qu’il m’avait déjà envoyée une fois. Alors je suis allée chez toi, je t’ai pris dans mes bras et t’ai serré bien fort sur mon cœur pour te mettre autant que possible à l’abri des chocs, et j’ai laissé Kâli faire sa danse guerrière contre ce titan qui essaye toujours de te posséder et qui crée en toi la révolte. Elle a dû réussir au moins partiellement dans son travail, parce que le matin de très bonne heure le titan s’en allait un peu déconfit, mais en partant, il m’a jeté au passage ceci: «Tu le regretteras, car tu aurais eu moins de tracas s’il était parti.» J’ai rejeté sa suggestion à son nez en riant et je lui ai dit: «Emporte cela avec le reste de ta vilaine personne, je n’en ai nul besoin.» Et l’atmosphère s’est éclaircie.

Je voulais te dire tout cela, mais je n’ai pas pu, parce que tu étais encore loin de moi et j’aurais eu l’air de me vanter. Et c’est le malentendu créé par l’éloignement qui t’a fait entendre d’autres mots que ceux que j’ai prononcés.

3 juin 1959

(Lettre de Satprem en voyage à Mère)

Rameswaram, 3 juin 1959

Douce Mère,

J’ai dit de ta part à X. que tu avais été inquiète pour moi. Lui aussi avait senti que ça n’allait pas et «travaillé» de son côté. Il m’a dit de t’écrire tout de suite pour te dire «everything is all right» (tout va bien).

Enfin je lui ai expliqué qu’un mantra t’était venu, que tu répétais particulièrement entre 5 et 6 h et je lui ai dit ce point culminant où tu voulais exprimer la gratitude, l’enthousiasme, etc., et le mantra français. Après avoir expliqué, je lui ai remis ton texte français et sanscrit. Il a très bien senti et compris ce que tu voulais. Sa première réaction après lecture, a été de dire: «Great meaning, great power is there. It is all right» (Un grand sens, un grand pouvoir est là, c’est très bien.) Je lui ai dit qu’en dehors de la signification du mantra, tu voudrais savoir si c’est bien, au point de vue de la «vibration». Il m’a dit qu’il prendrait ton texte dans un prochain poudja et qu’il le répéterait lui-même pour voir. Il aurait dû faire cela ce matin, mais il a la fièvre (depuis son retour de Madura il n’est pas bien: rhume et insolation). Je t’écrirai dès que je saurai le résultat de son «test».

Pour moi, voici à peu près ce qu’il a dit: «First of all I want an agreement from you, so that under any circumstances you never leave the Ashram. Whatever happens, even if Yama comes to dance at your door, you should never leave the Ashram. At the critical moment, when the attack is the strongest, you should throw everything into His hands, then and then only the thing can be removed (je ne sais plus s’il a dit «removed» ou «destroyed»). It is the only way. «Sarvam mama Brahman» (Tu es mon seul refuge.) Here, in Rameswaram we are going to meditate together for 45 days, and the Asuric-Shakti may come with full strength to attack, and I shall try my best not only to protect but to destroy, but, for that, I need your determination. It is only by your own determination that I can get strength. If the force comes to make suggestions: lack of adventure, lack of Nature, lack of love, then think that I am the forest, think that I am the sea, think that I am the wife!!»1 En attendant, X. a presque doublé le nombre de mantras que je dois répéter chaque jour (mais c’est le même mantra que celui qu’il m’a donné à Pondichéry). A plusieurs reprises, X. m’a répété que je ne suis pas seulement un «disciple» pour lui, comme les autres, mais comme son fils.

Ceci était une première conversation hâtive et les choses n’ont pas été développées. Je n’ai rien dit. Je n’ai aucune confiance dans mes réactions quand je suis dans mes crises de négation intégrale. Et pour dire la vérité, la dernière fois, dans ma dernière crise à Pondichéry, je ne sais pas si c’est réellement le travail occulte de X. qui a redressé les choses, car personnellement (mais c’est peut-être une impression ignorante), j’ai eu le sentiment que c’était grâce à Sujata et à sa simplicité d’enfant que je me suis tiré d’affaire.

En tout cas, depuis que j’ai quitté Pondichéry je vis comme une sorte d’automate (cela a commencé dans le train), je suis vide et sans le moindre sentiment pour qui que ce soit. Je continue par une sorte d’élan acquis, mais en fait je suis comme anesthésié.

Excuse mon écriture. Je t’écris à plat-ventre par terre dans la Dharamshala (caravansérail) près de chez X., car la «hutte» qu’il me destine n’est pas encore prête.

Tout d’un coup, hier soir, X. est parti en guerre très fortement contre le «Congrès» indien et il s’est mis, d’un air irréfutable, comme quelqu’un qui sait, à faire des prophéties très intéressantes.

Avant cinq mois (septembre, octobre ou novembre), le Pakistan attaquera l’Inde avec l’aide ou la complicité ou les ressources militaires américaines. Et à peu près à la même époque, la Chine attaquera l’Inde à cause du Dalaï Lama, sous prétexte que l’Inde donne son appui au Dalaï Lama, et que des milliers de Tibétains transfuges passent dans l’Inde pour se livrer à des activités antichinoises. Alors l’Amérique proposera à l’Inde son appui contre la Chine et «on verra, dit X., quelle sera la politique du Congrès qui prétend ne s’aligner avec aucun bloc. Si l’Inde accepte l’aide américaine, il n’y aura plus de Pakistan, mais des troupes américaines pour éviter les heurts entre musulmans et hindous, et un seul gouvernement pour les deux pays». J’ai fait remarquer à X. que cela avait tout l’air d’une guerre mondiale...

Puis il a fait la comparaison suivante: «Quand on jette un caillou dans un étang, il y a juste un centre, un point de chute, et tout rayonne autour de ce centre. Il y a ainsi deux centres dans le monde actuellement, deux lieux où il y a de grandes vibrations: l’un c’est l’Inde et le Pakistan, et cela rayonnera dans toute l’Asie. Et l’autre c’est...»

En tout cas, je ne l’avais jamais entendu attaquer le Congrès comme il l’a fait hier soir, presque avec violence.

Voilà, Douce Mère. Malgré mon anesthésie je pense à toi (je ne suis pas bloqué, au contraire, il me semble que le lien s’est renoué depuis notre dernière entrevue, mais je suis étrangement vide). Je n’arrive pas à comprendre comment tu peux maimer. Oh Mère, il faudrait vraiment commencer à vivre, vraiment aimer.

Ton enfant

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

4.6.59

Mon très cher enfant,

J’ai reçu et lu ta très intéressante lettre.

Pour ce qui est du texte sanscrit et du mantra, j’attends ta prochaine lettre.

Pour toi, j’approuve pleinement ce qu’il t’a dit. Avec toute ma ferveur et tout mon amour, je prie pour qu’il réussisse dans ce qu’il veut faire pendant ces 45 jours de méditation. C’est bien sur cela que je comptais.

Pour ce qui s’est passé ici, je ne puis dire qu’une chose: quand le Seigneur Suprême veut sauver quelqu’un, Il revêt sa volonté de toutes les apparences nécessaires.

Quant au vide que tu ressens (peut-être est-ce mieux déjà), à ceux qui se plaignaient de cette sensation de vide intérieur, Sri Aurobindo disait toujours que c’est une très bonne chose: c’est le signe qu’ils vont être remplis de quelque chose de meilleur et de plus vrai.

J’ai pris bonne note des prophéties de X.

Certainement sa fureur politique est non seulement compréhensible mais motivée. Cependant, quand on se met à regarder les choses d’un point de vue extérieur, elles ne sont pas si simples que cela. Je ne peux pas te raconter tout cela en détail, mais comme un exemple je te dirai qu’ici, à Pondichéry, ceux qui manœuvrent, non sans espoir, pour prendre la place du Congrès sont nos pires ennemis, les ennemis de tout ce qui est désintéressé et spirituel et s’ils viennent au pouvoir, dans leur haine, ils sont capables de tout.

Pour tous ces événements terrestres, je m’en remets toujours à la vision et à la sagesse Divines, et je dis au Suprême: «Seigneur que Ta volonté soit faite.»

J’espère avoir bientôt de tes nouvelles.

Mon amour est avec toi.

Signé: Mère

4 juin 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 4 juin 1959

Douce Mère,

Au sujet des prophéties de X., dont je t’ai parlé dans ma lettre hier, X. a dit quelque chose d’intraduisible, mais qui signifiait: Voyons les réactions de Mère, «Let us see Mother’s reactions» (car je lui ai dit que je t’avais tout écrit). Puis il m’a dit: «There are several other secret matters which I shall tell you» (Il y a plusieurs autres secrets dont je te parlerai.) Et il a ajouté en manière d’exemple: «I shall tell where the atomic bombs will be dropped» (Je te dirai où seront lancées les bombes atomiques.) Si donc ces choses t’intéressent, ou si tu vois ou sens quelque chose, il serait peut-être bon que tu manifestes ton intérêt dans une lettre que tu m’écrirais et que je traduirais à X. Spontanément, j’ai souligné à X. que cela faciliterait sans doute ton travail d’avoir des précisions. Mais il vaut mieux que ces choses viennent de toi, si tu le juges bon.

En ce qui me concerne, X. a dit: «Something will happen» (Quelque chose va arriver.)

J’ai besoin de toi, douce Mère.

Ton enfant

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

6.6.59

Satprem, mon très cher enfant, j’ai reçu hier soir ta deuxième lettre datée du 4.

Pour mon mantra, hier avant de recevoir ta lettre, j’ai commencé à le répéter et j’ai senti que cela allait bien. Si donc X. n’y fait pas de correction, ce n’est pas nécessaire de me le renvoyer. La force que X. me donne, je la reçois sans le papier.

Je ne sais si c’est une illusion, mais j’ai eu à plusieurs reprises l’impression que si X. dit ce mantra, cela guérira sa fièvre.

Pour ce qui concerne les prophéties, je suis extrêmement intéressée. Dis-le à X. et aussi que des précisions de ce genre sont une grande aide dans mon travail, cela donne des points de repère physiques qui permettent une grande précision dans l’action. Il va de soi que je serai très reconnaissante de toutes les indications qu’il voudra bien me donner.

Pour toi, mon cher petit, en effet «something must happen and will happen». Veux-tu dire à X. de ma part que de tout mon pouvoir je participerai à ce qu’il veut entreprendre. Il comprendra.

Je suis avec toi et te répète: la Grâce est infinie et l’Amour est invincible; aie confiance et veux la victoire, c’est cela que X. appelle ta collaboration.

Signé: Mère

7 juin 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 7 juin 1959

Douce Mère,

J’ai pensé que certains détails de nos conversations avec X. sont susceptibles de t’intéresser:

1) X. me parlait des temps védiques où un seul «empereur», ou sage, gouvernait le monde entier à l’aide de «gouverneurs»; puis, peu à peu, ces gouverneurs sont devenus des rois indépendants et les conflits sont nés. Je lui ai donc demandé ce qui allait arriver après cette prochaine guerre, si le monde serait meilleur. Il m’a répondu ceci: «Yes, great sages like Sri Aurobindo who are wandering now in their subtle bodies, will appear. Some sages may take the physical body of political leaders in the West. It will be the end of ignorant atomic machines and the beginning of a new age with great sages leading the world.»1 Il semble donc que la vision de X. rejoint la prédiction de Sri Aurobindo pour 1967.

Il ne m’a pas donné d’autres détails sur cette guerre, sauf pour me dire que les pays qui souffriront le plus seront les pays du Nord et de l’Est, et il a cité: Birmanie, Japon, Chine, Russie. Il a dit assez catégoriquement que la Russie serait balayée et que ce serait le triomphe de l’Amérique.

2) X. m’a donné certains détails sur ses pouvoirs de prévision, mais peut-être vaut-il mieux n’en pas parler dans une lettre. A cette occasion, il m’a dit qu’il ne voulait pas avoir de secrets pour moi: «I want you to know everything. I want you to be chief disciple in my tradition. When the time comes, you will understand what I mean. With you I have full connection, not only connection in my mind, but in my blood and body.»2

A une autre occasion, il m’a dit: «I am always taking care of you» (Je m’occupe sans cesse de toi.) Et comme je lui demandais pourquoi il se donnait ce mal pour moi, il m’a répondu: «because I have order» (parce que j’en ai l’ordre). Cette attention de toi et de lui pour moi me surprennent, car je ne me sens pas bon, et à la moindre occasion je sais que je suis prêt sérieusement à tout quitter parce que quelque chose en moi est profondément révolté par excès de souffrance, par manque d’amour et d’épanouissement, par excès de solitude. Hier soir, c’était encore là en plein, avec toute mon approbation, et alors personne au monde ne peut me retenir. C’est cela, ce POINT de souffrance qui fait que je veux tourner le dos à tout. Pas me suicider: tourner le dos.

X. m’a donné l’histoire de mes trois dernières existences (plutôt macabre), mais je t’écrirai cela dans une autre lettre.

3) X. n’a pas encore commencé son travail avec moi ni pour toi, car jusqu’à aujourd’hui il était souffrant. Un soir, il m’a fait une très belle réflexion à propos de toi et de ton mantra, mais cela ne tient pas dans les mots, c’était tout dans le ton dont il a dit: «Who, who, is there a single person in the world who can repeat like that “triomphe à toi... Mahima... Mahima’’» (Qui? qui? Y a-t-il une seule personne au monde qui soit capable de répéter comme cela: triomphe à toi... Mahima, Mahima...), etc. Et trois ou quatre fois, il a répété ton mantra avec une telle expression...

Il n’a pas encore fait ce qu’il devait faire avec ton mantra, dans ses poudja, car il était souffrant et a dû interrompre ses poudja. Mais ça va bien maintenant.

Je n’ai pas d’autres détails à te donner, sinon que je ne suis pas heureux. En fait je suis lié par ma pénurie, depuis trois ans, autrement je serais sur d’autres routes, loin d’ici – sans plus d’espoir dans le cœur mais avec de l’espace devant moi, au moins. Je ne suis ici que pour te rendre service, mais je ne sais pas si je pourrai longtemps refouler mon besoin d’espace – il y a déjà trop longtemps que cela dure. Ceci est la vérité sans fard. Mais qu’est-ce que je peux faire, je suis lié. Si j’aimais vraiment, les choses seraient différentes, mais il semble que je n’aime personne, pas même moi, et le seul amour dont je suis capable, amour humain, m’est interdit. Alors je ne peux rien faire, sur aucun plan et je n’ai aucun espoir en rien. Excuse-moi, je n’ai pas le désir de te peiner, mais je ne peux pas non plus faire semblant d’être heureux de mon sort.

Signé: Satprem

8 juin 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 8 juin 1959

Douce Mère,

Avant même d’avoir reçu ta deuxième lettre où tu dis que ton mantra va bien, X. m’a dit, ce matin, qu’il avait répété ton mantra pendant son poudja et que c’était très bien, il n’y a rien à changer: «the vibration is good» (la vibration est bonne).

Voici quelques indications supplémentaires pour les prochains événements.

Comme j’avais l’air de douter, X. m’a dit: «there is no “suspicion”, the war will take place in November» (il n’y a pas de doute, la guerre aura lieu en novembre). (En fait cela se situerait entre septembre et novembre) et dans tout ce qu’il m’a dit ensuite, il avait un ton d’absolue certitude: «The first atom bomb will fall in China. Russia will be crushed. It will be a victory for America. Not more than 2 or 3 atom bombs will be used. It will be very quick.»1 Et il m’a répété que le début du conflit se situerait dans l’Inde avec l’agression du Pakistan, puis de la Chine.

Le tremblement de terre dont il a parlé promet d’être une sorte de «pralaya» (selon le mot de X.) car ce n’est pas seulement Bombay qui sera touché. Voici ce qu’il a dit: «America supports Pakistan, but the gods do not support Pakistan, and Pakistan will be punished by the gods. Half of western Pakistan, including Karachi, will go into the sea. The sea will enter into Rajasthan and touch India also...»2

X. a dit également que l’Inde se mettrait du côté de l’Amérique contre le bloc communiste (en dépit de l’appui américain au Pakistan), et que d’ailleurs, du jour où l’Inde se rangera aux côtés de l’Amérique, l’Amérique cessera de soutenir le Pakistan. En tout cas, ce sera la fin du Pakistan.

X. m’a dit, après que je lui ai eu traduit ta lettre, qu’il me donnerait davantage de détails d’ici deux ou trois jours.

Je devrais t’écrire pour te parler des révélations que X. m’a faites sur mes trois dernières vies, mais je n’ai ni le courage ni l’envie de parler encore de moi.

Ton enfant

Signé: Satprem

P.S. X. m’a posé des questions sur ma famille. J’ai été amené à lui parler de ma mère (en voyant sa photo tu avais dit que tu la connaissais très bien, si tu te souviens). Il m’a dit tout de suite: «You must go and see your mother. You will go in August and quickly come back by plane beginning September!» (Tu dois aller voir ta mère. Tu iras en août et reviendras vite par avion au début de septembre.) Naturellement je lui ai dit que tout cela me semblait de la haute fantaisie et que d’abord je n’avais pas d’argent et ne t’en demanderai sûrement pas pour cela. Il m’a dit: «I shall ask my Mother. She will arrange everything» (Je demanderai à ma Mère. Elle arrangera tout.)


(Réponse de Mère)

10.6.59

Satprem, mon cher petit,

J’aurais un monde de choses à te dire sur tout ce que j’ai entendu, vu et fait à ton sujet ces jours-ci. De nouvelles portes de compréhension se sont ouvertes – mais toutes ces choses sont impossibles à écrire.

Pour le mantra, depuis deux jours j’ai la certitude et tout va bien.

Je suis extrêmement intéressée par tout ce que X. t’a révélé. Mais sur cela aussi je ne peux pas écrire.

Si X. t’a dit d’aller voir ta mère au mois d’août pour revenir au commencement de septembre, il faut y aller. On s’arrangera. Mes finances sont dans un état presque désespéré, mais cela ne peut pas durer. Car ce qui doit être fait sera fait.

Tu es constamment avec moi, et je suis tous les mouvements intérieurs avec amour et sollicitude. Le grand secret est d’apprendre à se donner... Avec toute ma tendresse.

Signé: Mère

9 juin 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 9 juin 1959

Douce Mère,

Pardonne-moi ces dernières lettres. Je souffrais.

Il me semble que je suis très loin de toi, depuis des mois. Je ne te vois plus dans mes rêves, je ne te sens plus. Quel chemin suivè-je donc?

Malgré toutes mes révoltes, j’ai besoin de toi, et de vérité, et de Lumière, d’amour. Il me semble que j’ai déjà connu tout cela, eu tout cela, et que je suis dépossédé. C’est peut-être pour cela que je souffre.

Mère, conduis-moi vers toi, je suis aveugle et sans forces.

Ton enfant

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

Jeudi 11 juin 1959

Satprem, mon très cher enfant,

Je reçois ta bonne lettre du 9. Elle m’a fait chaud au cœur.

Toutes ces choses dont tu as besoin, la vérité, la lumière, l’amour, ma présence en toi, tu les a eues et tu les as encore, elles ne t’ont pas été retirées, mais quelque chose est venu qui les a voilées à ta perception, et c’est ainsi que tu deviens malheureux. Elles attendent près de toi, en toi, anxieuses, que l’ombre se dissipe et que tu t’aperçoives qu’elles ne t’ont pas quitté.

Avec tout mon amour.

Signé: Mère

11 juin 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 11 juin 1959

Douce Mère,

Depuis hier soir je suis un homme délivré. Il a suffi d’un tout petit mot de X. et tout à coup c’est comme un poids qui s’est retiré de moi, j’ai su enfin que j’allais être accompli. Tout cela est encore si neuf, si improbable que je n’arrive pas très bien à y croire et que je me demande si par hasard quelque mauvais coup se cache encore pour moi derrière cette promesse de bonheur; alors je ne serai rassuré que quand je t’aurai tout dit, tout raconté. Mais X. me demande d’attendre encore quelques jours pour te raconter cette histoire car il veut me donner certains détails supplémentaires afin que tu aies tous les éléments, aussi précis que possible.

Mais je ne voulais pas attendre davantage pour te dire ma gratitude. Je ne sais pas encore très bien comment tout cela va tourner, comment ce destin qu’il me prédit est réalisable, mais je veux te répéter, avec toute ma confiance: je suis ton enfant, que ta volonté soit faite maintenant et toujours.

Signé: Satprem

P.S. X. doit me donner aussi certains détails pour toi sur la guerre prochaine.

13 juin 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 13 juin 1959

Douce Mère,

J’ai reçu tes deux dernières lettres du 10 et du 11. J’ai dit à X. ce que tu écris au sujet de ce voyage en France et que tes finances sont dans un état «presque désespéré». Il m’a répondu avec une parfaite assurance: «Soon it will increase, very soon it will change» (Bientôt elles augmenteront, très bientôt cela changera.) J’ai évidemment scrupule à accepter ton offre généreuse et je ne sais ce que je dois faire. Jamais je n’avais pensé revenir en France, sauf dans un avenir lointain. Je ne sais pas pourquoi X. m’a dit que je devais aller là-bas, sauf peut-être parce qu’il a senti qui était ma mère. Je sais qu’elle est triste et qu’elle me croit perdu pour elle et qu’elle pense mourir sans me revoir. Ce serait sûrement une grande joie pour elle. Sinon je n’ai aucun désir d’aller de ce côté-là: chaque fois que je vais en France, j’ai l’impression d’entrer dans une prison. Alors je serais heureux de la joie de ma mère qui est une grande âme, mais est-ce une raison suffisante?

Dimanche 14

X. a décidé qu’il voulait te parler lui-même de cette histoire de mes existences antérieures, et de ce qu’il a vu pour l’avenir imédiat. Il m’a donc prié de ne te rien dire. Peut-être aussi y a-t-il des éléments dont il n’a pas voulu me parler à moi. (X. m’a dit que maintenant il se sent capable de parler anglais avec toi.)

Autre chose: Nous avons été amenés à parler de Sri Aurobindo et de Lélé.1 X. m’a dit, à propos de Lélé: «he was a devotee of the Bhaskaraya School, this is why there is close connection...» (c’était un disciple de l’Ecole de Bhaskaraya, c’est pourquoi il y a une étroite relation...). Je ne sais pas si c’est exact, mais X. avait l’air de savoir.

Pour moi, les choses intérieures semblent avoir pris meilleure tournure depuis que X. m’a fait certaines révélations, mais je préfère ne rien dire, je n’ose rien dire tant je sais d’expérience que tout cela est instable comme de la dynamite.

Ton enfant

Signé: Satprem

13 juin 1959

(Lettre de Mère à Satprem en voyage)

13.6.59

Satprem, mon cher enfant,

Je te redis simplement ce que j’ai dit à Sujata ce matin:

Vous êtes tous deux mes chers enfants,

je vous aime et vous bénis.

Signé: Mère

17 juin 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 17 juin 1959

Douce Mère,

J’ai bien reçu ta carte du 13. Je n’ose pas écrire car tout est trop confus quant aux réalités imédiates.

La seule chose qui s’affirme avec une certitude et une force de plus en plus grande, c’est mon âme. Je m’accroche à Elle de toutes mes forces. Elle est mon seul refuge. Si je n’avais pas cela, je ficherais ma vie en l’air, car la vie extérieure et l’avenir imédiat me semblent impossibles, invivables.

J’ai été touché de tes bénédictions pour Sujata et pour moi. Mais c’est là une autre impossibilité.

Ces derniers jours je me suis rendu à cette évidence que mettre toutes mes «crises» sur le dos des forces adverses, c’est peut-être simplifier les choses. Je vois de mieux en mieux, parce que dans ma souffrance je n’ai que mon âme et c’est à elle seule que je m’en remets, sinon je ne pourrais jamais supporter tout ce que j’ai supporté, tout ce que je supporte – et je vois qu’il y avait aussi une force de vérité qui me poussait périodiquement à partir, la vérité de mon destin qui n’arrive pas à s’accomplir à l’Ashram.

Mère, j’ai tant souffert et tant prié ces derniers temps, qu’il n’est pas possible que mon âme ne parvienne pas à arranger les circonstances pour que je puisse vivre enfin – pour que TOUT soit vraiment réconcilié: pas plus tard ni «un de ces jours», car tout cela ne peut plus durer, je suis à bout – mais très bientôt.

Mère, j’ai prié avec tant de vérité dans mon cœur, que je suis sûr que les dieux me viendront en aide, et que tu m’aideras aussi. Je ne pense pas seulement à Sujata, je pense à tous ces destins en moi qui étouffent.

Ton enfant

Signé: Satprem

P.S. Oui, je suis sûr aussi que le «grand secret c’est de se donner», mais peut-être y a-t-il une confusion facile derrière ce mot, car je ne pense pas que «se donner» veuille dire se mutiler. Pour le reste, ma vie appartient évidemment à Cela et n’a de sens que pour Cela.

Voudrais-tu me dire si je peux vraiment écrire à ma mère que je viens la voir?

25 juin 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 25 juin 1959

Douce Mère,

X. m’a dit de te raconter ce qu’il a vu de mes vies antérieures (mais j’ai l’impression qu’il ne m’a pas tout dit et qu’il y a des éléments dont il veut te parler personnellement).

Pour commencer, il faut te dire un rêve que j’ai fait à Rameswaram, quelques jours après mon arrivée. J’étais poursuivi et je fuyais comme un assassin (cela, c’est un rêve que j’ai fait des centaines de fois depuis des années), mais dans ce rêve, il y avait un élément nouveau: j’étais poursuivi et je montais une sorte d’escalier pour tenter d’échapper, et tout à coup j’ai vu, en éclair, une forme féminine qui se précipitait dans le vide. Je ne voyais que la partie inférieure de son corps (avec une sorte de sari de couleur mauve-violet), parce que je la voyais tomber dans le vide. Et j’ai eu l’affreuse sensation d’avoir poussé cette femme dans le vide, et je m’enfuyais, je montais, montais ces escaliers, talonné par mes poursuivants, et il y avait l’image de cette femme qui tombe, qui me faisait une impression affreuse. Arrivé en haut de ces «escaliers», je tentais de fermer une porte derrière moi pour me protéger des poursuivants, mais ils étaient là, trop tard... je me suis réveillé.

La dernière fois que j’étais à Rameswaram, j’avais fait deux autres rêves très impressionnants, mais dont je ne voyais pas très bien le sens. L’un, c’est que j’étranglais quelqu’un de mes propres mains, c’était épouvantable comme sensation. Et l’autre, j’ai vu une sorte de scène nocturne avec un homme pendu que l’on venait dépendre, et toutes sortes de gens qui s’affairaient autour du cadavre avec des lampes, et tout à coup j’ai su que ce pendu que l’on venait dépendre, c’était moi.

Je n’avais rien dit à X. de ces divers rêves, quand il m’a raconté l’histoire de mes trois dernières existences: trois fois je me suis suicidé; la première par le feu, la seconde par pendaison et la troisième en me jetant dans le vide. Pendant la première de ces trois dernières existences, j’étais marié à une femme «très bonne» mais pour une raison quelconque j’ai abandonné ma femme «and I was wandering here and there in search of something» (et j’errai çà et là à la recherche de quelque chose). Alors j’ai fait la rencontre d’un sannyasin qui voulait faire de moi son disciple. Mais je n’arrivais pas à me décider et j’étais «neither this side nor that side» (ni de ce côté ni de l’autre). Dans cet état, ma femme est venue me trouver pour me supplier de la reprendre. Apparemment je l’ai rejetée. Elle s’est jetée dans le feu. Frappé d’horreur, je l’ai suivie et me suis jeté dans le feu à mon tour. Dès lors j’avais créé un lien («a connection») avec certains êtres (de l’autre monde) et j’étais tombé sous leur coupe. Pendant deux autres existences, sous l’influence de ces personnages, le même drame allait se répéter avec quelques variantes.

Pendant la deuxième de ces trois dernières existences, je me suis trouvé marié à la même femme que j’ai encore abandonnée sous l’influence d’un même moine, et je suis encore resté entre deux mondes à errer ici et là. Ma femme est encore venue me supplier et je l’ai encore repoussée. Elle s’est pendue et je me suis pendu à mon tour.

Pendant ma dernière existence, le moine a réussi à faire de moi un Sannyasin et quand ma femme est venue me supplier, je lui ai dit «Too late, now I am a Sannyasin» (il est trop tard, maintenant je suis un Sannyasin). Alors elle s’est jetée dans le vide, et frappé d’horreur par la révélation soudaine de tous ces drames et de la bonté de ma femme (car, paraît-il, c’était une grande âme), je me suis jeté à mon tour dans le vide.

Quant à cette dernière existence, tu sais.

X. m’a dit: «now it is your last birth, I have received Order to deliver you» (maintenant c’est ta dernière existence, j’ai reçu l’Ordre de te délivrer). Ainsi soit-il. Et il a ajouté «I shall give you a white cloth with my own hand» (je te donnerai des vêtements blancs de mes propres mains).

X. m’a donné un nouveau mantra. Mon corps est très fatigué par trop de tension nerveuse. Je vis dans une sorte de cave avec 10 cm de crasse par terre et sur les murs, et deux ouvertures, l’une sur la rue du Bazar, l’autre sur une cour en ruine avec un puits. A ma droite habite une folle qui hurle une partie de la journée. Il n’y a que mon mantra qui brûle presque constamment dans mon cœur, et je ne sais quel espoir qu’un jour l’avenir sera heureux et réconcilié. Il y a aussi Sujata et toi.

Ton enfant

Signé: Satprem

9 juillet 1959

(Desc: Cette note manuscrite portait ce seul mot et cette seule date. Kalki est le nom du dernier Avatar qui vient sur un cheval blanc ailé pour détruire les «barbares» (yavan), à la fin de l’Age de Fer ou Kali-youga, où nous sommes. Son apparition marque le retour de l’Age de Vérité, Satya-youga.)

9.7.59

Kalki

10 juillet 1959

(Lettre de Satprem revenu à Pondichéry, à Mère)

Pondichéry, 10 juillet 1959

Mère,

Tu m’excuseras mais je ne peux pas venir à l’entrevue. J’ai le cœur brisé. Je ne saurais pas te parler.

J’ai trouvé la force de ne pas me tuer tout à l’heure. Le destin s’est répété une fois de plus, mais cette fois-ci ce n’est pas moi qui ai rejeté, comme dans les existences passées, c’est elle qui m’a rejeté: «Too late» (trop tard). Un instant, j’ai cru que j’allais devenir fou aussi, tant j’ai eu mal – et puis j’ai fini par dire «Que ta Volonté soit faite» (celle du Seigneur Suprême) et j’ai répété: «Ta Grâce est là, même dans la plus grande souffrance.» Mais je suis brisé, un peu comme un mort-vivant. Sois satisfaite, je ne porterai donc jamais la robe blanche que gourouji m’avait donnée.

Tu comprendras que je n’ai pas la force d’aller te voir. Ma seule force est de ne pas me révolter, ma seule force est de croire en la Grâce envers et contre tout. Je crois que j’ai trop de chagrin dans mon cœur pour me révolter contre quoi que ce soit. II me semble que j’ai une sorte de grande pitié pour ce monde.

Bien, cette fois-ci je me tais.

Adieu Mère.

Signé: Satprem

14 juillet 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 14 juillet 1959

Mardi 14 au soir

Douce Mère,

Voici ce que j’aurais dû te dire ce matin. J’ai eu peur. Depuis un mois j’ai peur de toi, peur que tu ne comprennes pas. Mais je ne peux pas partir avec ce poids en moi. Je te supplie de comprendre, Douce Mère. Je ne désire rien de mal, rien d’impur. Je sens quelque chose à créer avec Sujata, je sens qu’elle fait partie absolument de quelque chose que je dois accomplir, que nous devons accomplir ensemble. Depuis cinq ans que nous nous connaissons, je n’ai jamais eu une mauvaise pensée – mais tout d’un coup elle a ouvert mon cœur qui était tout barricadé, alors cela a été en moi comme un émerveillement et en même temps une peur. Une peur, peut-être parce que cet amour a été contrarié pendant plusieurs vies.

Mère, Sujata m’est nécessaire comme mon âme même. Il me semble qu’elle fait partie de moi, qu’elle seule peut m’aider à rompre avec tout cet horrible passé, enfin qu’elle seule peut m’aider à aimer vraiment. J’ai tant besoin de paix, de bonheur tranquille, paisible – une base de bonheur sur laquelle je pourrai employer mes forces à construire, au lieu d’être toujours en lutte, toujours à détruire. Mère, je ne sais pas très bien ce qui doit être, mais je sais que Sujata est liée à cette réalisation.

Voilà Mère. Pardonne-moi, mais j’ai si peur. Car comment cela est-il possible dans l’Ashram? Que diraient les gens?

Mère, c’est toute mon âme qui t’écrit cela. Je jure qu’il y a en moi un seul grand besoin d’Amour, de beauté, de hauteur, de pureté. Et nous travaillerions ensemble pour toi dans la joie enfin.1

Ton enfant anxieux

Signé: Satprem

Nuit du 24 au 25 juillet 1959

(Desc: Note manuscrite de Mère. Il s’agit d’une expérience capitale à laquelle Mère se référera plusieurs fois plus tard.)

Première pénétration de la force supramentale dans le corps.

Sri Aurobindo vivant dans un corps physique subtil concret et permanent.

11 août 1959

(Lettre de Mère à Satprem en voyage)

11.8.59

Satprem, mon cher petit,

Maintenant, je peux te dire que pas une heure je ne t’ai quitté; j’étais constamment près de toi, espérant que tes yeux intérieurs s’ouvriraient et que tu me verrais, veillant sur toi et t’enveloppant de ma force et de mon amour. C’est au-dedans de toi-même que je voulais que tu trouves la certitude, la vérité et la joie.

Maintenant je t’écris ce que je voulais te dire dès le début: quand tu reviendras à l’Ashram, ne remets pas la robe orange,1 reviens avec le vêtement que X. t’a donné...

Et nous laisserons au Seigneur Suprême le soin de décider des détails de l’avenir.

Avec tout mon amour et mes bénédictions.

Signé: Mère

15 août 1959

(Lettre de Mère à Satprem en voyage)

Et maintenant, aujourd’hui,1 je t’écris encore parce que c’est le jour des grandes amnisties, le jour où toutes les erreurs passées sont effacées...

Avec tout mon amour invariable et éternel.

6 octobre 1959

(L’oiseau est donc revenu une fois de plus...)

Il faudra peut-être quelques siècles pour l’Occident, avec tout son développement extérieur, avant que la jonction entre les deux mondes puisse se faire. Et pourtant ces deux mondes – le monde physique et le monde de la Vérité – ne sont pas loin l’un de l’autre. Ils sont comme superposés. Le monde de la Vérité est là, tout contre, comme en doublure de l’autre.

Peu avant le 15 août, j’ai eu une expérience unique qui éclaire tout cela.1 La lumière supramentale est entrée dans mon corps directement, sans passer par les êtres intérieurs. C’était la première fois. C’est entré par les pieds (une couleur rouge et or, merveilleuse, chaude, intense) et ça montait, montait. Et à mesure que cela montait, la fièvre montait aussi parce que le corps n’était pas habitué à cette intensité. Quand toute cette lumière est venue vers la tête, j’ai cru que j’allais éclater et qu’il fallait arrêter l’expérience. Alors très clairement, j’ai reçu l’indication de faire descendre le Calme, la Paix, élargir toute cette conscience corporelle, toutes ces cellules pour qu’elles puissent contenir la lumière supramentale. J’ai élargi: en même temps que la lumière montait, je faisais descendre l’ampleur, la paix inébranlable. Et tout à coup, il y a eu une seconde d’évanouissement.

Je me suis retrouvée dans un autre monde, mais pas loin (je n’étais pas en transe complète). C’était un monde presque aussi substantiel que le monde physique. Il y avait des chambres – la chambre de Sri Aurobindo avec le lit où il se repose – et il vivait là, il était là tout le temps: c’était sa demeure. Il y avait même ma chambre, avec un grand miroir comme celui que j’ai ici, des peignes, toutes sortes de choses. Et ces objets étaient d’une substantialité presque aussi dense que dans le monde physique, mais ils portaient leur propre lumière. Ce n’était pas translucide, pas transparent, pas rayonnant, mais lumineux en soi. Les objets, la matière des chambres, n’avaient pas cette opacité des objets physiques, ce n’était pas sec et dur comme dans le monde physique.

Et Sri Aurobindo était là, avec une majesté, une beauté magnifique. Il avait tous ses beaux cheveux d’autrefois. Tout cela était si concret, si substantiel (on lui servait même une sorte de nourriture). Je suis restée là une heure (j’avais regardé ma montre avant et je l’ai regardée après). J’ai parlé à Sri Aurobindo, car j’avais des questions importantes à lui poser sur la façon dont certaines choses doivent se réaliser. Il n’a rien dit. Il m’écoutait tranquille et me regardait comme si toutes mes paroles étaient inutiles: il comprenait tout, tout de suite. Et il m’a répondu par un geste et deux expressions du visage. Un geste inattendu qui ne correspondait pas du tout à une pensée de moi: par exemple, il s’est emparé de trois peignes qui étaient là près du miroir (des peignes comme j’en ai ici mais plus grands) et il s’en est coiffé; il a planté un peigne au milieu de sa tête et les deux autres de chaque côté, comme pour ramener tous ses cheveux sur les tempes. Il était littéralement coiffé de ces trois peignes qui lui faisaient une sorte de couronne. Et j’ai compris tout de suite qu’il voulait dire par là qu’il adoptait ma conception: «Tu vois, je prends ta conception des choses, et je m’en coiffe; c’est ma volonté.» Bref, je suis restée là une heure.

Et quand je me suis réveillée, je n’ai pas eu comme d’habitude cette sensation de revenir de loin et qu’il fallait rentrer dans mon corps. Non, c’est simplement comme si j’étais dans cet autre monde, puis j’ai fait un pas en arrière et je me suis retrouvée ici. Il m’a fallu une bonne demi-heure pour comprendre que ce monde-ci existait autant que l’autre, que je n’étais plus de l’autre côté mais ici, dans le monde du mensonge. J’avais tout oublié: les gens, les choses, ce que j’avais à faire; tout était parti, comme si cela n’avait aucune réalité.

N’est-ce pas, ce monde de Vérité, ce n’est pas comme s’il fallait le créer de toutes pièces: il est tout prêt, il est là, comme en doublure du nôtre. Tout est là, tout est là.

Deux jours complets je suis restée là-dedans, deux jours d’une félicité absolue. Et Sri Aurobindo était tout le temps avec moi, tout le temps: quand je marchais, il marchait avec moi; quand je m’asseyais, il était assis près de moi. Le jour du 15 août aussi il est resté là constamment pendant le darshan. Mais qui s’en est aperçu? Quelques-uns – un, deux – ont senti quelque chose, mais qui a vu? – Personne.

Et j’ai montré tout ce monde à Sri Aurobindo, tout ce champ de travail, en lui demandant quand cet autre monde, le vrai qui est là tout près, viendrait prendre la place de notre monde du mensonge. Not ready. C’est tout ce qu’il a répondu. «Pas prêt.»

Sri Aurobindo m’a donné deux jours comme cela: une béatitude complète. Au bout du deuxième jour tout de même, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas rester là, parce que le travail n’avançait pas. Le travail, c’est dans ce corps qu’il faut le faire; la réalisation, c’est ici qu’il faut l’accomplir, dans ce monde physique, autrement ce n’est pas complet. Alors je me suis retirée et je me suis remise au travail.

Et pourtant, il suffirait de peu de chose, très peu de chose pour passer de ce monde à l’autre, pour que l’autre devienne le vrai. Un petit déclic suffirait, ou plutôt un petit retournement dans l’attitude intérieure. Comment dire?... C’est imperceptible pour la conscience ordinaire: il suffit d’un tout petit déplacement intérieur, d’un changement de qualité.

C’est comme pour ce japa: un petit changement imperceptible, et on peut passer du japa plus ou moins mécanique, plus ou moins efficace et réel, au vrai japa plein de puissance et de lumière. Je me suis même demandé si c’était cette différence que les tantriques appelaient le «pouvoir» du japa. Par exemple, l’autre jour, j’étais malade, très enrhumée. Chaque fois que j’ouvrais la bouche, il y avait un spasme dans la gorge et je toussais, toussais. Puis la fièvre est venue. Alors j’ai regardé et j’ai vu d’où cela venait, et j’ai décidé qu’il fallait que ça cesse. Je me suis levée pour faire mon japa comme d’habitude en parcourant ma chambre de long en large. Il a fallu que j’y mette une certaine volonté. Evidemment, je pourrais faire mon japa en transe, marcher en transe tout en répétant mon japa, parce que là, on ne sent rien, rien du tout des inconvénients du corps. Mais c’est dans le corps qu’il faut faire le travail! Je me suis donc levée et j’ai commencé à faire mon japa. Alors là, chaque mot prononcé: la Lumière, la pleine Puissance. Une puissance qui guérit tout. Je commence le japa fatiguée, malade, et j’en sors rafraîchie, reposée, guérie. Et ceux qui me disent qu’ils en sortent épuisés, contractés, vidés, c’est qu’ils ne le font pas de la vraie manière.

Je comprends pourquoi certains tantriques conseillent de dire le japa avec le centre du cœur. Quand on y met un certain élan, que chaque mot est dit avec une chaleur d’aspiration, alors tout change. J’ai pu sentir cette différence en moi-même, dans mon propre japa.

En fait, quand je marche de long en large dans ma chambre, je ne me coupe pas du reste du monde – ce serait tellement plus commode!... Toutes sortes de choses viennent à moi: des suggestions, des volontés, des aspirations. Alors automatiquement, je fais le geste d’offrande: les- choses viennent à moi, presque à toucher ma tête, et je les tourne vers le haut en les offrant à la Lumière. Ça n’entre pas en moi: on peut me parler, par exemple, pendant que je dis mon japa, et j’entends très bien ce que l’on me dit, je réponds même, mais les mots restent un peu en dehors, à une certaine distance de la tête. Quelquefois pourtant, il y a des insistances, des volontés plus précises qui se présentent à moi, alors il faut que je fasse un petit travail, tout cela sans arrêter le japa. Mais à ce moment-là, parfois, mon japa change de qualité: au lieu d’être la pleine puissance, la pleine lumière, c’est quelque chose qui a des effets, sans doute, mais des effets plus ou moins sûrs, plus ou moins longs; cela devient incertain comme toutes les choses du monde physique. Pourtant la différence entre les deux japa est imperceptible: ce n’est pas une différence comme de dire le japa d’une façon plus ou moins mécanique et le dire consciemment, parce que même dans mon travail, je garde la pleine conscience de mon japa et je le répète en mettant le plein sens dans chaque syllabe. Et tout de même il y a une différence. L’un, c’est le japa tout-puissant; l’autre, un japa presque ordinaire... Il y a une différence dans l’attitude intérieure. Peut-être pour que le japa devienne vrai, faut-il y ajouter une sorte de joie, un élan, une chaleur d’enthousiasme – la joie surtout. Alors tout change.

Eh bien, c’est la même chose, la même différence imperceptible pour accéder dans le monde de la Vérité. D’un côté il y a le mensonge, et de l’autre, tout près, comme doublant celui-ci, la vraie vie. Et il suffit d’une petite différence dans la qualité intérieure, un petit renversement pour passer de l’autre côté, dans la Vérité et la Lumière.

Il suffit peut-être seulement d’ajouter la joie.

Il faudra que je regarde cela dans mon corps puisque c’est là que ça se passe, que les choses se préparent.

Cet autre monde dont tu parles, ce monde de Vérité, c’est le monde supramental?

Ma sensation, c’est que cette vie que Sri Aurobindo a en ce moment, ce n’est pas pour lui la pleine satisfaction de la vie supramentale.

Dans cet autre monde, c’était l’infini, la majesté, le calme parfait, l’éternité – tout était là.

Peut-être était-ce la joie qui manquait.

Bien sûr Sri Aurobindo, lui, avait la joie. Mais j’avais l’impression que ce n’était pas complet, et que c’est pour cela qu’il fallait que je continue le travail. J’ai senti que cela ne pouvait être complet que quand ce serait changé ici.

15 octobre 1959

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 15 octobre 1959

Douce Mère,

Voici deux ou trois choses susceptibles de t’intéresser:

1) X. m’a reparlé de la guerre, sans que je lui pose aucune question. Il a répété: «There will be war» (il y aura une guerre), et a reparlé d’une attaque de la Chine sur l’Inde...

2) X. m’a parlé des difficultés financières de l’Ashram et il m’a dit: «I shall tell you the secret why there are such difficulties» (je te dirai le secret du pourquoi de ces difficultés). Je pense qu’il va me parler aujourd’hui ou demain. En tout cas il m’a dit qu’il «travaillait» («I am preparing...») pour que ces conditions changent, et il m’a demandé si d’ores et déjà il y avait amélioration. J’ai répondu que je ne croyais pas la situation très changée. Il m’a parlé aussi de certaines personnes de l’Ashram, mais je te dirai cela de vive voix. Il a eu une façon assez amusante de parler des gens, «people who pretend to worship the Mother but who keep their mind as a dustbin!» (ils prétendent adorer Mère mais ils gardent leur mental comme une poubelle!)

7) X. veut me renvoyer ce dimanche à Pondichéry (dimanche 18 et arrivée lundi 19 matin). Il dit que c’est inutile que je reste davantage maintenant car sa maison n’est pas prête et il ne peut rien faire. Mais, m’a-t-il dit, je vous ferai venir chez moi pendant 3 mois «and I shall give you a training by which you can know Past, Present and Future, and have the same qualifications as me»! (Je te donnerai un entraînement qui te permettra de connaître le Passé, le Présent et l’Avenir, et d’avoir les mêmes capacités que moi.)

8) Il m’a donné certaines méthodes à suivre, dont je te parlerai de vive voix.

Douce Mère, j’ai tellement le désir que tout s’harmonise dans ma conscience et que la discipline tantrique, le japa, etc., ne m’éloignent pas de toi. Je veux être ton enfant, ouvert à toi, qu’il n’y ait pas de contradictions. Je voudrais tellement retrouver cette Présence presque physique de toi en moi, comme autrefois. Que tout soit clair, net, un.

Je voudrais être comme Sujata, tout transparent, ton enfant avec elle à tes pieds. Mère aide-moi. J’ai besoin de toi. Sujata est en train de guérir quelque chose qui était très douloureux en moi, comme écorché, blessé en moi, et qui me jetait dans la révolte. Avec cet apaisement je voudrais commencer une vie nouvelle de don de soi. Ce changement de maison est pour moi comme le symbole d’un autre changement. Ah! Mère, que la route douloureuse soit finie, et que tout s’accomplisse dans la joie de ta Volonté.

Ton enfant

Signé: Satprem

25 novembre 1959

Il y a une différence entre l’immortalité et l’état sans mort. Sri Aurobindo a très bien décrit cela dans Savitri.

L’état sans mort, c’est ce que l’on peut envisager dans l’avenir pour le corps humain physique: c’est une constante renaissance. Au lieu de retomber en arrière et de se désagréger par manque de plasticité et par incapacité de s’adapter au mouvement universel, le corps se défait en avant, si je puis dire.

Il y a un élément qui reste fixe: dans chaque espèce d’atomes, l’organisation intérieure des éléments est différente, et c’est ce qui fait la différence dans la substance; et peut-être, de même, chaque individu a-t-il une façon différente, particulière, d’organiser les cellules de son corps, et c’est cette façon particulière qui persiste à travers tous les changements extérieurs – tout le reste se défait et se refait; mais se défait dans un élan vers l’avant au lieu de s’aplatir en arrière dans la mort, et se refait dans une constante aspiration pour suivre le mouvement progressif de la Vérité divine.

Mais pour cela, il faut d’abord que le corps – la conscience du corps – apprenne à s’élargir. C’est indispensable, sinon toutes les cellules deviennent une sorte de bouillie bouillante sous la pression de la lumière supramentale.

Ce qui se passe d’habitude, c’est que le corps, arrivé au maximum d’intensité dans l’aspiration ou dans l’extase de l’Amour, n’arrive pas à garder cela. Il devient plan, immobile. Il retombe. Les choses s’installent – on est enrichi d’une vibration nouvelle, et tout reprend son cours. Il faut donc s’élargir pour apprendre à supporter sans fléchissement les intensités de la force supramentale, pour aller toujours de l’avant, toujours avec le mouvement ascendant de la Vérité divine sans retomber en arrière dans la décrépitude du corps.

C’est cela que Sri Aurobindo veut dire quand il parle d’une intolerable ecstasy;1 ce n’est pas une extase intolérable: c’est une extase sans fléchissement.

«Transfigurée, la cruauté devient l’Amour qui est extase intolérable...»

Prayers of the Consciousness of the Cells (1951-1959)




Prières de la Conscience des Cellules - September 21, 1951

O mon doux Seigneur,
suprême Vérité
j'aspire à ce que
cette nourriture que
j'absorbe, infuse
dans toutes les cellules
de mon corps
Ta toute-connaissance,
Ta toute-puissance,
Ta toute-bonté.

Prières de la Conscience des Cellules - 25 juillet 1958

O mon doux Maître,
Seigneur Dieu de Bonté
et de Miséricorde.
Ce que tu veux qu'on sache, on le saura, ce que tu veux qu'on
fasse, on le fera, ce que tu veux qu'on soit, on le sera – à jamais.

Om – namo – bhagavateh

Car c'est Toi qui es, qui vis, et qui sais – c'est Toi qui fais toute chose et qui es le résultat de toute action.

Prières de la Conscience des Cellules - 25 juillet 1958

O my Lord, my Lord!
What you want of me, let me be.
What you want me to do, let me do.1

1960




28 janvier 1960

On dirait qu’avec toutes ces répétitions de mantra, ces heures de japa1 que je dois faire tous les jours, les difficultés se sont multipliées. Comme si cela soulevait ou exaspérait toutes les résistances.

La victoire est au plus obstiné.

Il y a un an, quand j’ai commencé mon japa, je me suis trouvée aux prises avec toutes les difficultés possibles, toutes les contradictions, les préjugés, les oppositions qui remplissent l’atmosphère. Ce pauvre corps lui-même, quand il commençait à marcher de long en large pour le japa, il se cognait, il se mettait à respirer de travers, à tousser: il était attaqué de tous les côtés. Jusqu’au jour où j’ai attrapé l’Adversaire, et j’ai dit: «Ecoute bien, tu peux faire ce que tu veux, mais j’irai jusqu’au bout, et rien n’aura le pouvoir de m’arrêter, dussè-je répéter ce japa dix crores2 de fois.» Alors le résultat a été vraiment miraculeux, comme si d’un seul coup une nuée de chauve-souris s’envolait dans la lumière. A partir de ce moment-là, ça a commencé à bien marcher.

On ne sait pas assez quel effet irrésistible peut avoir une volonté bien décidée.

Il y a eu encore des difficultés, bien sûr, mais des difficultés qui venaient de ce qu’il y avait à changer au-dedans.

Et justement, les difficultés viennent de toutes petites choses qui ont l’air absolument vulgaires, sans aucune espèce d’intérêt, et qui bouchent le chemin. Elles arrivent à propos de rien, un détail, un mot qui vient gratter juste au point sensible, une maladie dans l’entourage, n’importe quoi, et brusquement ça se contracte; alors il faut recommencer tout le travail comme si rien n’avait été fait.

De toutes les formes d’ego, on pourrait penser que l’ego physique est le plus difficile à vaincre (ou plutôt l’ego corporel, parce que, pour le physique, le travail a été fait voilà longtemps). On pourrait croire, justement, que la forme du corps est un point de concentration, et que sans cette concentration, sans cette dureté, la vie physique ne serait pas possible. Mais ce n’est pas vrai! Le corps est vraiment un instrument merveilleux; il est capable de s’élargir, capable de devenir vaste; alors, tout, tout s’accomplit dans une harmonie merveilleuse, avec une plasticité admirable, les moindres gestes, le moindre petit travail. Et puis, tout d’un coup, pour une bêtise, un courant d’air, trois fois rien, il oublie – il a un repli sur soi, la peur de disparaître, la peur de ne pas être. Et tout est à recommencer depuis le début. Alors c’est là, dans le yoga matériel, que l’on se rend compte comme il faut avoir de l’endurance. J’ai calculé que dix crores de mon japa me demanderait deux cents ans. Eh bien, je suis prête à lutter deux cents ans s’il le faut, mais le travail sera fait.

Sri Aurobindo me l’avait bien dit quand j’étais encore en France, que ce yoga dans la Matière est le plus difficile de tous. N’est-ce pas, pour les autres yoga, les sentiers sont bien battus, on sait où il faut marcher, comment il faut procéder, ce qu’il faut faire dans tel cas ou tel autre. Mais pour le yoga matériel, rien n’a été fait, jamais, alors il faut tout inventer à chaque instant!

Bien sûr, les choses vont mieux, surtout depuis que Sri Aurobindo s’est établi dans le physique subtil,3 un physique subtil presque matériel. Mais il y a encore beaucoup de points d’interrogation... Le corps comprend une fois, et puis il oublie. Les oppositions de l’Adversaire ne sont rien parce qu’on voit clairement que cela vient du dehors, que c’est hostile, alors on fait le nécessaire. Mais toutes les petites choses de la vie matérielle quotidienne, c’est là la difficulté – tout d’un coup, le corps ne comprend plus, il oublie.

Pourtant, il est content. Il aime faire le travail, il ne vit que pour cela, pour changer, pour se transformer, c’est sa raison d’être. Et c’est un instrument si docile, si plein de bonne volonté! Une fois même, il s’est mis à pleurer comme un bébé: «O Seigneur, donne-moi le temps, le temps de me transformer...» Il y a en lui une ardeur si candide pour le travail, mais il lui faut du temps – le temps, c’est cela. Il ne veut vivre que pour conquérir. Vivre pour remporter la Victoire du Seigneur.4

31 janvier 1960

(Lettre de Mère au disciple à propos du «Dhammapada» qu’Elle commentait autrefois au Terrain de Jeu)

... Lorsque j’ai commencé la lecture du Dhammapada, j’avais espéré que mon auditoire prendrait assez d’intérêt au côté «pratique» spirituel pour ne leur lire qu’un verset à la fois. Mais bien vite, j’ai vu qu’il trouvait cela fort ennuyeux et qu’il ne faisait aucun effort pour profiter de la méditation. La seule solution était de traiter la chose comme une étude intellectuelle, et c’est pourquoi je me suis mise à lire chapitre par chapitre.

3 mars 1960

Les expériences viennent à un rythme précipité – des expériences fabuleuses. Il est certain que si je devais parler maintenant, je ne parlerais plus du tout comme autrefois. C’est pourquoi, d’ailleurs, il faut me dater tous ces vieux Entretiens, du moins tous ceux qui précèdent la Manifestation de février 1956, qu’il y ait une coupure bien nette entre ceux d’avant et ce qui est après.

Il y a quelques jours encore, le matin du 29, j’ai eu l’une de ces expériences qui marquent dans la vie. C’était là-haut, dans ma chambre. Je faisais mon japa et marchais de long en large les yeux grands ouverts, quand, tout à coup, Krishna est venu: un Krishna tout doré, dans une lumière dorée qui a empli toute la pièce. Je marchais et je ne voyais même plus les fenêtres, le tapis, il y avait partout cette lumière dorée avec Krishna au milieu. Et ça a bien duré un quart d’heure. Il était vêtu de ces vêtements avec lesquels on le représente d’habitude quand il danse. Il était tout léger, tout dansant: «Tu vois, je serai là ce soir pendant le Darshan.»1 Et soudain, le fauteuil du darshan est venu dans la chambre! Krishna est grimpé dessus, et il y avait comme une petite malice dans ses yeux, qui voulait dire: «Je serai là, tu vois, et il n’y aura pas de place pour toi!»

Quand je suis descendue le soir pour la distribution, j’ai commencé par être contrariée: j’avais dit que je ne voulais personne dans le hall, justement parce que je voulais établir l’atmosphère de concentration, l’immobilité de l’Esprit; et puis ils étaient au moins trente là-dedans (ceux qui avaient décoré le hall), et trente qui bougeaient, bougeaient – un tas de petites vibrations. Et avant même que j’ai eu dit ouf! à peine étais-je assise, qu’on m’a mis le panier de médailles2 sur les genoux et ils ont commencé à défiler.

Mais alors, ce qui est étonnant, c’est que tout d’un coup, il n’y avait plus personne! Personne tu comprends – j’étais partie. J’étais partout peut-être (mais en fait je suis toujours partout, j’ai toujours conscience d’être partout à la fois), mais d’habitude il y a ce sentiment du corps, d’un centre physique, et ce soir-là il n’y avait plus de centre! plus rien, plus personne, pas même le sentiment qu’il n’y avait personne – rien. J’étais partie. Il y avait bien quelque chose qui distribuait les médailles et qui avait la joie de donner la médaille, la joie de la recevoir, la joie de se regarder réciproquement. C’était seulement la joie de l’action qui se passait, la joie de regarder, partout la joie, mais moi? – Rien, personne, partie. Et c’est seulement après, plus tard, que j’ai vu que les choses s’étaient passées comme cela, parce que tout avait disparu, même l’intellect supérieur qui comprend les choses et les organise (qui «comprend», je veux dire qui contient les choses). C’était parti aussi. Et cela a duré tout le temps de la distribution. Ce n’est que quand ça (le corps), c’est remonté dans la chambre là-haut, que la conscience de ce qui est moi est redescendue.

Il y a une ligne de Sri Aurobindo dans Savitri, qui dit cela très bien: s’annuler pour qu’il n’y ait plus que le Seigneur suprême.

Et il y a, comme cela, beaucoup, beaucoup d’expériences. Ce n’est qu’un petit commencement, tout petit. Ça, c’est venu pour marquer l’étape nouvelle: les quatre années écoulées et les quatre années à venir; parce que tout s’est penché sur ce corps pour le préparer, tout s’est concentré sur lui: la Nature, le Maître du Yoga, le Suprême, tout... Alors ce ne sera vraiment intéressant de dire les choses que quand ce sera fini, pas avant. Mais peut-être, après tout, que ce ne sera jamais fini! C’est un petit commencement, tout petit.

7 avril 1960

(Lettre de Satprem à Mère)

Hyderabad, 7 avril 1960

Douce Mère,

Quelques lignes pour te dire que j’ai l’ennui de toi. Au fond, je le réalise de plus en plus, je ne serai jamais heureux tant que je n’aurai pas complètement disparu en toi. C’est cela qu’il faudrait, qu’il ne reste plus que Cela. Je comprends bien, mais je suis tellement bouché, tellement épais. En tout cas je «pense» beaucoup à toi et je ne vis vraiment que par ce quelque chose qui me tire au fond. Si je n’avais pas ça, ce serait tellement absurde.

Ma place pour Rameswaram est retenue pour le 13 au soir, j’arriverai donc le 15 sans doute là-bas.

J’ai apporté du travail (la révision du Cycle Humain) et cela m’aide à vivre. Je ne vois pas encore très bien le sens de ce voyage. Juste avant mon départ, l’éditeur de Paris m’annonçait que «mon» livre serait publié en septembre.

Il y a des moments où j’ai l’impression que tu es tout près de moi – ne pourrais-tu pas m’aider à être plus conscient de ta présence (pas comme une force impersonnelle, mais comme toi).

Je t’aime douce Mère, tu es ma Mère vraiment et j’ai bien besoin de toi.

Avec tout mon amour, je suis à tes pieds.

Signé: Satprem

Physiquement cela va mieux. Mais chaque fois que je prends le train, c’est un gros choc physique.


(Réponse de Mère)

12.4.60

Mon cher petit,

Ta bonne lettre du 7 est bien arrivée.

Cette fusion intérieure dont tu parles comme d’une vérité à réaliser est déjà un fait accompli, pour moi tout à fait perceptible. Il y a longtemps que je te sens partie intégrante de mon être; et il me semble que seuls les remous de la surface t’empêchent de le sentir aussi et de le vivre.

Mais je suis convaincue que cela viendra. En attendant, je tâche de te faire sentir ma présence, non pas comme une «force impersonnelle», mais comme une présence réelle, bien concrète, et je suis contente d’avoir partiellement réussi.

Donne-moi de tes nouvelles, je suis contente d’en recevoir. Je suis avec toi dans l’amour et la joie.

Signé: Mère

Pour L’Orpailleur c’est bon. L’impression persiste que tout va bien marcher.

13 avril 1960

(Lettre de Satprem à Mère)

Hyderabad, 13 avril 1960

Douce Mère,

Mon ami ici m’a donné à lire un livre Templier et Alchimiste du groupement qu’il va rejoindre en France – ils disent, eux aussi, rechercher la transmutation de la Matière et annoncent la fin de l’«Homo sapiens», la création du surhomme.

Il me tarde d’être près de toi et de travailler à ce livre sur Sri Aurobindo – je voudrais mettre toute mon âme là-dedans et faire, par ta grâce, quelque chose de flamboyant.

Douce Mère, je suis ton enfant, je veux t’appartenir de plus en plus totalement.
Avec amour.

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

18.4.60

Mon cher petit,

J’ai reçu hier ta lettre du 13 avril; les lettres mettent longtemps à venir de Hyderabad.

Tu parles du livre sur Sri Aurobindo;1 moi aussi je serai contente que nous fassions ce travail ensemble.

Hier, c’était jour de distribution. Je mets six mouchoirs dans cette enveloppe, pour toi et pour que tu en donnes si tu veux. Je mets aussi le message du 24 avril.

Toujours avec toi, dans l’amour et la joie.

Signé: Mère

14 avril 1960

(Lettre de Satprem à Pavitra)

Hyderabad, 14 avril 1960

Cher Pavitra,

Voici un passage extrait de la Revue des Deux Mondes de mars 1960. Ce passage est tiré du cours professé en 1931 à l’Ecole Lénine de Guerre politique, à Moscou, par Dimitri Manouilski:

«Notre tour viendra dans vingt ou trente ans. Pour vaincre, il nous faudra un élément de surprise. La bourgeoisie devra être endormie. Nous commencerons donc par lancer le plus spectaculaire mouvement de paix qui ait jamais existé. Il y aura des propositions électrisantes et des concessions extraordinaires. Les pays capitalistes, stupides et décadents, coopéreront avec joie à leur propre destruction. Ils sauteront sur la nouvelle occasion d’amitié. Aussitôt que leur garde se découvrira, nous les écraserons sous notre poing fermé.»

(Texte cité par la «Revue militaire d’Information» en décembre 1959)

Qu’en pense Mère?

Fraternellement.

signé: Satprem


(Réponse de Pavitra)

16.4.60

Satprem,

J’ai lu à Mère l’extrait de la Revue des Deux Mondes. Voici sa remarque:

«Que ce soit cela, leur intention première, c’est très possible, je le sais. Mais ils se trompent s’ils croient que cela tournera comme cela... Nous verrons!»

Amicalement.

signé: Pavitra

20 avril 1960

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 20 avril 1960

Douce Mère,

J’ai été peiné et choqué en arrivant chez X. de le voir logé dans une horrible maison qui ressemble à un hall de gare en réduction (et en moins bien), avec des pâtisseries en ciment jaune criard. Partout du ciment – ils ont même cimenté le «patio» et arraché le bel arbre qu’il y avait là. O Mère, c’est du vandalisme, c’est barbare! Tu ne peux pas imaginer! Réellement M. a commis une mauvaise action.

J’ai eu la joie, pour compenser, de trouver tes deux lettres. Oui, depuis quelque temps il me semble mieux sentir ta Présence physique. Mais pourquoi donc suis-je tellement bouché, où est le vice? Il me semble, constamment, vivre en marge de moi-même, ou plutôt sur une minuscule fraction de moi-même, et je n’arrive pas à être conscient du reste – l’amnésique perpétuel. C’est désagréable et bien stupide. Qu’est-ce qui fera sauter cette carapace?

J’ai hâte d’être revenu près de toi.

Ton enfant avec gratitude et amour.

Signé: Satprem

24 avril 1960

(Lettre de Mère à Satprem en voyage)

... C’est pour te faire comprendre que chaque fois que tu es malade, quelque chose est malade dans ton être.

26 avril 1960

(Lettre de Satprem à Mère)

Rameswaram, 26 avril 1960

Douce Mère,

Il y a des jours où tout est tellement simple, où je vois, je sens qu’il suffit seulement de se laisser porter – et tout est léger. Il faudrait vraiment que j’en finisse avec «moi».

Ce sera une joie de te retrouver et de reprendre le travail. Ici, j’épargne autant d’heures que je peux pour la correction du Cycle Humain... Je suis parfaitement X. dans sa vie intérieure, sans restrictions, mais j’ai beaucoup d’efforts à faire pour le suivre dans sa vie extérieure.

Mère, je suis à tes pieds avec mon amour et ma gratitude.

Ton enfant

Signé: Satprem

6 mai 1960

On a l’impression, parfois, qu’il y a un secret extraordinaire à découvrir, et que c’est là, presque sous les doigts, qu’on va attraper la Chose, savoir...

Quelquefois, une seconde, on voit le Secret; il y a une ouverture, et puis ça se referme. Et à nouveau les choses se dévoilent, une seconde, et on sait un peu plus. Hier, le Secret était là, tout clair, tout grand ouvert. Mais ce n’est pas une chose que l’on peut expliquer; les mots sont idiots – il faut avoir l’expérience.

Ce Secret, Sri Aurobindo en parle un peu partout, dans ses Essais sur la Guîta surtout. Il nous dit que la Guîta elle-même laisse deviner la chose, cette chose qui est au-delà de l’Impersonnel, au-delà même du Personnel derrière l’Impersonnel, au-delà du Transcendant.

Eh bien, j’ai vu ce Secret, j’ai vu que c’est dans la Matière terrestre, sur la terre, que le Suprême devient parfait.

«Devient», c’est une façon de parler, bien sûr, car tout est déjà, et le Suprême est ce qu’il est. Mais nous vivons dans le temps, dans un déroulement successif, et il serait absurde de dire qu’actuellement cette Matière est l’expression d’un Divin parfait.

J’ai vu ce Secret (qui devient de plus en plus perceptible à mesure que le Supramental se précise), et je l’ai vu dans la vie extérieure de tous les jours, dans la vie physique que précisément toutes les spiritualités rejettent... une sorte de précision, d’exactitude jusque dans l’atome.

Je ne dis pas que c’est le «Divin» qui devient parfait dans la Matière, parce que le Divin est déjà là, mais que c’est le Suprême qui devient parfait dans la Matière.

16 mai 1960

Il y a une nécessité fondamentale, c’est l’humilité. Être humble. Pas humble au sens où on l’entend d’ordinaire, pas simplement se dire: je suis petit, je ne suis rien – non, autre chose... Parce que les pièges sont innombrables, et plus on avance dans le yoga, plus ils deviennent subtils, plus l’ego se déguise sous des apparences merveilleuses et saintes. On dit: «Je ne veux plus dépendre de rien, que de Lui. Je veux fermer les yeux et reposer en Lui seul», et ce «Lui» bien confortable, qui est exactement comme on le veut, c’est l’ego, ou c’est un formidable Asoura, un Titan (selon la capacité de chacun). Et ils sont là partout sur la terre: c’est leur domaine. Alors la première chose à faire, c’est de mettre l’ego dans sa poche – pas pour le garder, mais pour le semer le plus tôt possible!

Et chaque fois que quelque chose au-dedans insiste: «Moi, je sens comme cela, et je pense comme cela, et je vois comme cela: c’est ma manière d’être, c’est ma façon de comprendre, c’est ma relation avec le Divin, etc.», on peut être sûr que le Dieu qu’on s’est fait est un Dieu de l’ego.

Et on dit: «Je veux fermer les yeux pour ne voir que Lui; je ne veux plus du monde extérieur.» Et on oublie qu’il y a l’Amour! C’est cela, le grand Secret, ça qui est derrière l’Existant et le Non-Existant, le Personnel et l’Impersonnel – l’Amour. Pas un amour entre deux choses, deux êtres... Un Amour qui contient tout.

Au début du siècle, j’avais écrit Prières et Méditations, et je parlais de «Lui», aussi, mais j’avais écrit cela avec toute mon aspiration, toute ma sincérité (du moins avec toute la sincérité des parties conscientes de mon être) et j’avais enfermé cela dans un tiroir, à clef, pour que personne ne le voit. C’est Sri Aurobindo qui m’a demandé plus tard de le publier, parce que cela pouvait être utile... Si j’avais su alors, il y a cinquante ans, ce que je sais maintenant, j’aurais été écrasée!... Toute cette «ignominie», cette «indignité»...

Au fond, c’est bon de savoir peu à peu, bon d’avoir des illusions – pas en tant qu’illusions mais comme une étape nécessaire sur le chemin.

Tout vient quand c’est le moment.

Et ce qui est merveilleux, c’est qu’à chaque instant, la Grâce, la Joie, la Lumière, l’Amour ne cessent de se déverser au milieu de tout cela, malgré l’ego, malgré l’indignité, l’ignominie. Etre humble...


Peu après

J’ai été malade il y a deux jours, ce rhume, la fièvre. Je sais pourquoi: un point a transformer. Peut-être le corps y a-t-il mis trop d’ardeur, alors ça a basculé. Mais grâce à cela, j’ai eu une expérience intéressante: X.1 avait mis sur moi sa force pour hâter la guérison. Et naturellement, suivant la nature de chacun, la force se colore, si je puis dire: elle revêt une couleur différente. Cela s’était traduit en moi par une expérience physique nouvelle qui a duré de quatre heures du matin jusqu’à six heures et demie, jusqu’au moment où j’ai été obligée de parler aux gens et de m’occuper de choses extérieures. C’était une sorte d’éternité, une sorte d’immobilité physique absolue dans laquelle il n’y avait plus aucune possibilité de maladie – en fait, il n’y avait plus rien dans cette immobilité, c’était comme un nirvana. Mais cela ne m’empêchait pas de faire tous les gestes habituels pour ma toilette.

J’ai passé toute ma journée d’hier à comprendre cette expérience.

Et je me suis aperçue que dans cette sorte d’éternité physique (qui a duré deux heures et demie: c’est long pour une expérience), il y avait quelque chose qui manquait, quelque chose qui n’était pas là: la joie de la conscience. Parce que toute ma vie, je me suis habituée à être consciente de tout, toujours, à chaque seconde. Et la joie de la conscience n’était pas là. Alors j’ai remercié la Grâce qui m’a fait voir: cette sorte de nirvana, c’était tout simplement du tamas2 physique.

(silence)

X. a le pouvoir de rendre très matérielles les choses; c’est cela son grand pouvoir. Et c’est pourquoi les choses se dérangent quand il vient ici. Tout d’un coup, celui qui progressait se trouve aux prises avec des difficultés; et l’argent qui devait venir cesse de venir; on tombe malade, les choses se détraquent – c’est justement parce qu’il a le pouvoir de donner une matérialité aux choses d’en-haut. Car, n’est-ce pas, on peut aller tout en haut de sa conscience, et de là-haut balayer les difficultés (il y a un moment de la sâdhanâ où vraiment les difficultés n’existent plus; il suffit d’attraper la vibration indésirable et c’est fini, on la pulvérise). Et tout là-haut, on est très bien; mais en dessous, c’est le grouillement. Quand X. vient, c’est justement tout ce grouillement qui devient sensible.

Il faut que la maîtrise soit une vraie maîtrise, une maîtrise très humble, très austère, qui part de tout en bas et qui, pas à pas, établit le contrôle. En fait, c’est une bataille contre des petites choses, toutes petites: des habitudes d’être, des façons de penser, de sentir, de réagir.

Quand cette maîtrise tout en bas s’alliera à la conscience tout en haut, alors on pourra vraiment commencer à faire du travail – pas seulement du travail sur soi mais du travail pour tous.

21 mai 1960

Ce qu’on appelle pureté, la vraie pureté, ce n’est pas toutes ces choses que la morale enseigne: c’est le non-ego.

Il faut qu’il n’y ait plus que Lui.

Lui, non seulement parce qu’on lui a tout donné et qu’on s’est totalement consacré (cela ne suffit pas), mais Lui parce qu’il a pris totalement possession de l’instrument humain.

Et quelquefois, on a l’impression que l’on ne viendra jamais à bout de la difficulté. Il y a tout ce monde énorme des forces adverses qui nous assiègent. Quand on voit cela – des océans de forces qui se brassent et se mélangent et s’engloutissent dans de gigantesques pralaya,1 et qui se reforment et se remélangent –, on se dit qu’il faudrait être le Divin pour venir à bout de la difficulté. Mais justement! (et ce sont les forces adverses elles-mêmes qui vous aident à voir: c’est leur rôle), il faut être le divin, c’est cela la solution, ça la vraie pureté divine.


Quand X. est ici, on a l’impression que les choses reculent au lieu d’avancer. Et quand il est parti, tout d’un coup, on fait un bond en avant. Et on s’aperçoit alors que le progrès est un vrai progrès, que les choses gagnées sont vraiment gagnées: elles ne se défont plus. C’est cela, le vrai pouvoir de X., un pouvoir très matériel. Parce que, dans la conscience là-haut, on a souvent l’impression que des choses pourraient être, pourraient se réaliser (et la vision est là, le Pouvoir est là, je l’ai – le pouvoir invisible sur la terre). Mais quand on descend au niveau matériel, tout reste incertain. Tandis qu’avec X., une fois que les choses descendent, elles ne bougent plus. C’est sans doute pourquoi le Suprême l’a mis sur mon chemin.

J’avais une difficulté, par exemple, qu’il m’a aidée à résoudre: depuis toujours, j’étais littéralement harcelée, constamment, nuit et jour, par toutes les pensées des gens: par toutes sortes d’appels, de questions, de formations qui viennent à moi et auxquelles il fallait bien répondre. Parce que je me suis habituée à être consciente de tout, toujours. Mais cela me gênait dans le travail, surtout quand j’avais besoin d’une concentration absolue – et je ne pouvais pas me couper des gens, me couper du monde. Il fallait bien répondre aux appels, aux questions, envoyer la force qu’il faut, la lumière qu’il faut, le pouvoir de guérison, purifier constamment toutes ces formations, ces pensées, ces volontés, ces mouvements faux qui tombent sur moi.

Ce qu’il fallait, c’était opérer un déplacement, une sorte de transfert vers le haut: que je soulève toutes ces choses qui viennent à moi et que chacun, chaque chose, chaque circonstance, reçoive directement, automatiquement pour ainsi dire, la force d’en haut, la lumière, la réponse d’en haut, et que je sois seulement un intermédiaire et un canal de la Lumière et de la Force.

Eh bien, j’ai beaucoup essayé et je n’arrivais pas à trouver vraiment. Parfois, il me semblait que j’arrivais presque, qu’il suffirait d’un rien, comme si c’était un truc à attraper (et au fond, c’est cela le Pouvoir: un truc à attraper; tout d’un coup, on saisit le moyen, la vibration qu’il faut – c’est ce qu’ils appellent siddhi dans l’Inde). Eh bien, tout à coup, après son départ, c’est venu. C’était au moment où je faisais mon japa, quand je marche de long en large dans ma chambre... Comme si je tenais tout cela dans mes deux bras – si concrètement – et que je le soulevais vers la Lumière, avec ce AUM qui montait, montait de tout en bas, AUM! – et je portais tous ces gens, et ça s’étendait, s’étendait PHYSIQUEMENT, et je portais la terre, je portais l’univers tout entier, mais d’une façon si tangible, si concrète, tout cela vers le Seigneur Suprême.

Et ce n’était pas le pouvoir invisible: c’était concret, c’était tangible, c’était MATÉRIEL.

24 mai 1960

C’était la nuit dernière. Pour la première fois d’une façon aussi totale, pendant trois heures à peu près, l’ego physique s’est désintégré.

Il n’y avait plus que la Force, il n’y avait plus que le Sat-Chit-Ananda,1 et non seulement dans la conscience mais dans la sensation – le Satchidananda divin se répandant en flot constant dans l’univers.

Toujours, ces expériences sont absolues, tant qu’elles sont là; puis, à certains signes que je connais (j’ai l’habitude), je vois que la conscience du corps commence à se refermer. Ou plutôt, c’est «quelque chose» – une Sagesse suprême évidemment – qui décide que cela suffit pour cette fois-ci et que le corps en a assez. Il ne faudrait pas qu’il se brise; c’est pour cela qu’on prend des précautions. Et cela vient par petites étapes, que je connais bien. La dernière est toujours un peu désagréable parce que mon corps prend des positions plus ou moins particulières, à cause du travail. Ce n’est plus qu’une sorte de machine, et, vers la fin, on a un peu de difficulté à détendre les genoux, par exemple, ou à ouvrir les doigts – je crois même que cela fait un bruit, comme quelque chose que l’on a forcé dans une position et qui n’a plus qu’une vie spontanée et purement mécanique. Il y a beaucoup de gens, beaucoup, qui entrent en transe comme cela et qui ne peuvent plus en sortir tout seuls: ils ont pris une certaine position et il faut qu’on les dépanne. Cela ne m’est jamais arrivé; j’ai toujours su me tirer d’affaire. Mais hier soir, l’expérience a duré très longtemps. Il y a même eu un petit claquement à la fin, comme quand on a des rhumatismes.

Et pendant tout ce temps-là, trois heures à peu près, la conscience était toute, toute différente. Elle était là pourtant; elle n’était pas hors de la terre, elle était sur la terre, mais toute différente – même la conscience du corps était différente. Et ce qui restait était très mécanique: c’était un corps, mais cela aurait pu être n’importe quoi. Toute cette puissance de conscience que j’ai poussée petit à petit, depuis soixante-dix ans au moins, dans chacune des cellules de ce corps pour qu’elles deviennent conscientes (et ça continue tout le temps, tout le temps), tout cela s’était comme retiré: il n’y avait plus qu’une chose presque sans vie. J’ai pourtant pu me lever de mon lit, et même boire un verre d’eau, mais tout cela était... bizarre. Et quand je me suis recouchée, il m’a fallu près de trois quarts d’heure pour que le corps redevienne ce qu’il est d’habitude; c’est seulement après être entrée dans un autre genre de samâdhi2 et en être sortie que toute ma conscience est revenue. C’est la première fois que j’ai une expérience de ce genre.

Pendant ces trois heures, il n’y avait plus rien que le Suprême se manifestant à travers la Mère éternelle.

Mais il n’y avait pas conscience d’être Mère, ni éternelle, ni rien: c’était le flot continu, tout-puissant, et si extraordinairement varié, du Seigneur qui se manifeste.

C’était aussi vaste que l’univers, et c’était un mouvement continu: le mouvement de manifestation de quelque chose qui était tout à la fois, unique. Il n’y avait pas de division. Et d’une variété de couleurs, de vibrations, de pouvoirs, extraordinaire! C’était une seule chose, et tout était là-dedans.

Les trois Principes suprêmes étaient là, très clairement: Existence, Conscience (conscience active et réalisatrice) et Ananda. C’était une immensité universelle qui continuait, continuait, continuait...

Ça bouge et ça ne bouge pas. Comment expliquer cela? C’était en mouvement, d’un mouvement constant, sans interruption, et pourtant il n’y avait pas de déplacement. J’avais, ou plutôt il y avait la perception de quelque chose qui était tout le temps, qui ne se répétait jamais, qui ne commençait pas, ne finissait pas, qui ne se déplaçait pas et qui était toujours en mouvement.

Les mots ne peuvent pas dire ça. Aucune traduction, aucune, même une traduction du mental le plus subtil ne peut exprimer cela. C’était... Même maintenant le souvenir que j’en ai est inexprimable. Il faut être là-dedans pour le sentir, autrement...

Pourtant, c’était très-très clair pour la conscience. Ce n’était ni mystérieux ni incompréhensible: c’était absolument évident – mais intraduisible pour notre conscience mentale. Parce que c’étaient des choses contradictoires, et qui, pourtant, étaient toutes en même temps, sans distinction: elles n’étaient pas ajoutées l’une à l’autre; tout était tout cela en même temps. Comment expliquer! C’est bien difficile. Il faut l’expérience...

N’est-ce pas, quand quelque chose dépasse la pensée, il reste une sorte de conception, ou de superconception plutôt. Mais ici, dans mon expérience, il ne s’agissait pas de pensée: il s’agissait de sensation. Ce n’était pas au-delà de la pensée, c’était au-delà de la sensation. Je vivais cette chose. Et il n’y avait plus de je. Il n’y avait plus que cette chose; et c’était pourtant une sensation. On ne peut pas expliquer cela?

Quand je me suis recouchée, la période de transition a bien duré trois quarts d’heure pendant lesquels mon travail a été de situer le rôle de la conscience individuelle sur la terre. Tout d’un coup, j’ai compris à quoi cela servait. Parce que, tant que l’expérience a duré, on n’avait pas du tout l’impression qu’il soit nécessaire d’aucune individualité pour que ce flot suprême se manifeste. Et j’ai compris que, justement, l’individualité servait à mettre en contact, dans ce flot, tout ce qui se tendait vers ce que l’on appelle «moi», vers cette représentation individualisée du Divin, pour en recevoir l’aide, le soutien et pour être mis en contact. Et je ne dis pas «mettre en contact avec ce flot», mais «mettre en contact dans ce flot», car ça ne venait pas du dehors, rien n’était en dehors de ce flot, rien n’existe en dehors.

Et ce qui était vraiment très joli, c’était la précision, et la puissance, avec laquelle les forces étaient dirigées. Pendant trois quarts d’heure j’ai pu voir cela: pour chaque chose qui se présentait (ce pouvait être une personne qui pensait, une chose qui se passait, n’importe quoi), il y avait une petite concentration spéciale de ce flot qui allait exactement sur ce point, comme une insistance particulière.

Et tout cela, absolument sans ego, sans réaction personnelle, rien; il n’y avait que la conscience de l’Activité suprême. C’était la seule chose qui existait.

Et naturellement tout le mental ordinaire et supérieur (et le mental physique, cela va de soi, car pour entrer en transe, il faut l’abolir), tout ce qui est là dans la tête, au-dessus de la tête, autour de la tête: absolument immobile.

Ce qui est resté après tout cela, vers la fin de la nuit, à deux heures du matin, c’était une sorte d’ébauche indistincte: comment cet état – que j’ai connu en transe, en samâdhi, et qui nécessite d’être couché – peut-il devenir constant dans le corps physique en mouvement? Il y a là quelque chose à trouver. Et quelle forme cela prendra? Parce que, dans ma conscience, c’est comme cela constamment, ce flot universel; mais c’est dans le corps qu’est le problème: c’est le problème de la Force sous sa forme la plus matérielle.

Mais pendant le temps que durait mon expérience, je n’avais pas l’impression qu’il s’agissait d’une chose exceptionnelle: c’était simplement le fait que, après toute sa préparation, la conscience corporelle était prête pour une identification totale avec Ça; mais dans ma conscience c’est toujours comme cela, c’est un état perpétuel, constant, éternel en ce sens que cela ne cesse jamais. C’est comme cela, et ça ne varie pas. Ce sont les limitations de la conscience matérielle qui diminuent l’immensité de la Vibration, qui peuvent la colorer, ou même la changer parfois en lui donnant une apparence personnelle. Ainsi, par exemple, quand je vois quelqu’un et que je lui parle, et que mes yeux se concentrent sur cette personne, il y a presque la sensation que ce flot provient de moi et va vers la personne, ou que ça passe à travers moi pour aller sur la personne. Il y a le sentiment des yeux, du corps. Et c’est cela qui limite ou qui change même un tout petit peu l’immensité de la chose... Mais déjà ce sentiment a presque disparu: presque constamment, c’est l’impression de cette immensite qui agit. Il y a des moments, n’est-ce pas, où on est plus ou moins intériorisé, où on est davantage à la surface, et on a l’impression que ça passe à travers un corps; des moments où la conscience du corps revient un peu. Et c’est cela qui diminue la chose.

Cette expérience de la nuit dernière m’a permis aussi de comprendre ce qu’avait senti X. pendant l’une de nos méditations. Il avait expliqué son expérience en disant que j’étais cet arbre mystique dont les racines sont dans le Suprême et dont les branches se répandent sur le monde,3 et il a dit que l’une de ces branches était entrée en lui et que cela avait été une expérience unique. Il avait dit: «La Mère, c’est cela.»

Et je comprends maintenant que ce qu’il a vu, et qui s’est traduit par cette image védique, c’était cette espèce de flot perpétuel.

Et n’est-ce pas, ce contact entre lui et moi, dont il a eu l’expérience, c’est un point, c’est une goutte, ce n’est rien; c’est seulement la conscience qui peut s’exprimer à travers des mots, mais la chose est universelle. Cette nuit, c’était universel; il n’y avait pas de chambre, pas de lit, pas de porte – et c’était concret, concret, si concret, et d’une splendeur! Il y avait toute la Joie: ce déversement perpétuel dans une splendeur sans limite.

J’ai hésité à parler (à cause de ce problème qui reste en suspens: rendre cela permanent, même dans la conscience active), et je me suis dit que si je parlais, ça allait me créer des difficultés pour trouver la solution... Mais cela ne fait rien. Simplement il faudra faire un effort encore plus grand, parce qu’il y a toujours quelque chose qui s’évapore quand on parle.

28 mai 1960

K. a quitté son corps. L’opération avait réussi d’une façon miraculeuse et presque extraordinaire: une de ces terribles opérations où on vous enlève une partie du corps. Pendant quatre jours, il avait été tout à fait bien, puis tout s’est dérangé.

Au moment de l’opération et après, j’avais simplement mis la Force sur lui, comme je le fais toujours dans ce cas, pour que tout aille pour le mieux. Puis il y a quelques jours, pendant mon japa, est venu une sorte d’ordre – un ordre très clair – de concentrer sur lui ce qui lui permettrait de prendre conscience de son âme et de partir dans les meilleures conditions. Et j’ai vu que la concentration marchait admirablement: il paraît que pendant les derniers jours, il répétait sans cesse Mâ-Mâ-Mâ1... même quand il était dans un demi coma.

Et la concentration devenait de plus en plus forte. Avant-hier, c’était devenu très-très puissant, et hier matin, vers midi et demie, ça m’a tirée en dedans: c’est lui qui venait à moi dans une sorte de sommeil, mais un sommeil conscient, et j’ai même dit presque à haute voix: «Oh! K.»

Ça a duré pendant un quart d’heure, j’étais tout à fait dedans, au-dedans, comme pour le recevoir.

Mais il y a une chose intéressante: quand je suis descendue à deux heures de l’après-midi, j’ai trouvé la famille là pour me dire qu’on avait annoncé par téléphone qu’il était mort à 11 h 45. Or, moi, c’est à 12 h 30 que je l’ai vu venir.

Alors les signes extérieurs... Ça, ce n’est pas la première fois que je le remarque: les docteurs constatent tous les signes extérieurs, ils déclarent que vous êtes mort, et vous êtes encore dans votre corps!

C’est-à-dire qu’il était encore dans son corps.

Et alors, c’est dans cette période-là probablement que ça arrive quand on dit que les gens ont «ressuscité». Ce doit être dans cette période-là: ils ne sont pas sortis de leur corps, ils ne sont pas vraiment morts, le cœur peut donner toute l’apparence de s’être arrêté. Alors K. est sorti vers midi et demie de son corps, et officiellement c’était à onze heures quarante-cinq. C’est-à-dire trois quarts d’heure après.

Et ça se fait tout doucement, tout doucement (quand on le fait bien), tout doucement, tout doucement, sans chocs, sans heurts.

Voilà. Alors ce matin ils le brûlent.

Quand ils se précipitent ici pour les brûler, quelquefois ils les brûlent encore vivants!... On devrait attendre.

Parce qu’il y a une conscience dans la forme, une vie de la forme. Il y a une conscience (une conscience dans la forme que les cellules ont prise). Ça prend sept jours pour sortir. C’est pour cela, quelquefois, quand on les brûle, ils ont des mouvements brusques – ils disent que c’est mécanique. Ce n’est pas mécanique, je sais que ce n’est pas ça.

Je le sais. Je sais que cette conscience de la forme existe puisque j’en suis sortie. Une fois, il y a longtemps, j’étais dans un état qu’on appelle cataleptique, et au bout d’un certain temps, alors que j’étais encore en catalepsie, le corps a recommencé à vivre;2 c’est-à-dire qu’il a été capable de parler et même de bouger (c’est Théon qui m’a donné tout ce dressage). Le corps est arrivé à se lever et à bouger. Et pourtant, tout était sorti!

Quand tout était sorti, c’était devenu froid naturellement, mais il y a une conscience corporelle qui arrive à tirer un peu d’énergie de l’air, de ceci, cela... Et je parlais dans cet état: je parlais – je parlais très bien, je racontais tout ce que je voyais ailleurs.

Alors cette habitude qu’on a de brûler les gens, je n’aime pas beaucoup ça.

Ils le font, je crois (à part les précautions tout à fait sanitaires quand les gens sont morts de vilaines maladies), ils le font surtout (ici, dans l’Inde) parce qu’ils ont très peur de toutes ces petites entités qui proviennent des désirs, des impulsions – des choses qui sont dans l’air, qui se dispersent et qui font des «fantômes» ou toutes sortes de petites entités. Tous les désirs, tous les attachements, tout cela fait des morceaux qui se désagrègent (n’est-ce pas, chacun va de son côté), puis ces morceaux reprennent des forces dans l’atmosphère ambiante: quand ils peuvent s’accrocher à quelqu’un, ils le vampirisent. Alors ils continuent à essayer de satisfaire leurs désirs.

Le monde, l’atmosphère terrestre est pleine de saletés.

Et les gens ici sont beaucoup plus sensibles qu’en Europe parce qu’ils sont beaucoup plus intériorisés, alors ils sont conscients de toutes ces petites entités; et naturellement ils en ont peur. Et plus ils ont peur, plus ils sont vampirisés!

Je crois que beaucoup de ces petites entités sont dispersées par le feu – ça fait des ravages.

Je connais quelqu’un (un garçon qui est mort ici), que l’on a brûlé quand il n’était pas encore parti! Un cœur pas solide et on n’avait pas pris assez de précautions, c’est-à-dire que probablement on n’aurait pas dû l’opérer. C’était notre ingénieur. Il est mort à l’hôpital. Une opération sans gravité, l’appendicite, mais le cœur n’a pas pu reprendre son mouvement naturel.

Mais il ne le savait pas (!) parce qu’il avait l’habitude de sortir de son corps; il faisait même des expériences: il sortait, il se promenait dans sa chambre, il voyait son corps du dehors, il constatait la différence entre le physique subtil et le physique matériel, etc. Alors il n’a pas su. Et c’est seulement quand on a brûlé son corps...

J’ai essayé de retarder le moment, mais il était à l’hôpital, c’était difficile. J’étais dans ma chambre au moment où ils ont brûlé son corps, et alors, tout d’un coup, je l’ai vu arriver – en sanglots – en me disant: «Mais... Mais je suis mort! Mais je ne voulais pas mourir! Mais pourquoi je suis mort, je ne voulais pas mourir!» – C’était terrible. Alors je l’ai gardé, je l’ai pris contre moi pour qu’il reste bien tranquille.

Il est resté là pendant des années.

Et même, par exemple, quand il y avait des réunions pour décider de la construction de quelque chose ou des réparations à faire, on le sentait toujours là et il influençait ceux qui étaient là.

Il voulait revivre. Je me suis arrangée pour lui donner une occasion. Lui, était très conscient; l’enfant ne l’est pas encore.

Mais les gens sont fous, ils sont tellement ignorants!... Enfin...

Sans date mai (?) 1960

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, mai (?) 1960

Mère,

Tu m’envoies cette fleur: «Collaboration vitale». C’est l’occasion pour moi de te dire quelque chose qui me pèse sur le cœur depuis des années et qui, naturellement, ressort chaque fois que ça va mal:

Je suis ici depuis sept ans et je ne peux pas compter une seule expérience concrète, pas une seule vision (les seules choses qui me soient jamais arrivées sont arrivées à Ceylan ou à Rameswaram). Je ne suis même pas arrivé à avoir des nuits un peu conscientes.

Il y a peut-être de quoi être découragé; en tout cas je me pose des questions et le vital n’est pas content (te mental non plus et le physique non plus).

Excuse-moi si je te dis les choses avec franchise.

Signé: Satprem

3 juin 1960

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 3 juin 1960

Douce Mère,

Je suis un peu découragé. Toutes les nuits je glisse dans un trou noir d’où je me réveille crevé le matin. Pas une seconde de sommeil conscient. Il me faut une heure pour récupérer de mon «sommeil». Au fond, je vis constamment «sur mes nerfs» et la moindre chose fatigue mon corps.

Mais cela n’est rien. Je supporterais très volontiers toutes les fatigues, si au moins il y avait un peu de conscience. Mais rien, comme si j’étais aussi bouché qu’un concierge parisien!

Mère, il n’y a guère d’instant de ma vie consciente où je n’aspire à «plus de conscience» – et ce trou où je glisse la nuit, comme si de rien n’était!

Excuse mes doléances. Si je savais que faire, au moins, pour que cela change.

Ton enfant

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

Dimanche après-midi

Mon cher enfant,

Le meilleur repos est de rentrer dans le silence intérieur pendant quelques moments.

Bénédiction.

Signé: Mère

4 juin 1960

(Le disciple se plaint de ses mauvaises nuits)

Si on se réveille fatigué le matin, c’est à cause du tamas1 pas autre chose: une masse formidable de tamas; je m’en suis aperçue quand j’ai commencé à faire le yoga du corps. Et c’est inévitable tant que le corps n’est pas transformé.

Pour moi, je me couche très tôt: à huit heures. Il y a encore du bruit partout mais cela n’a aucune importance; au moins, je suis sûre de ne plus être dérangée. Alors il faut s’étendre à plat et relâcher tous les muscles, tous les nerfs (c’est une chose qu’on peut apprendre facilement), faire ce que j’appelle «le chiffon» sur le lit: qu’il ne reste plus rien. Et si on peut faire cela avec le mental aussi, on se débarrasse de tous les rêves imbéciles qui font que l’on est plus fatigué au réveil que quand on s’est couché: c’est l’activité cellulaire du cerveau qui continue sans contrôle et cela fatigue beaucoup. Donc, une détente totale, une sorte de calme complet, sans tension, où tout est arrêté. Mais ce n’est que le commencement.

Après cette détente, j’ai pris l’habitude de répéter mon mantra. Mais il y a quelque chose de très curieux avec ces mantras (je ne sais pas comment sont les mantras des autres: je parle du mien, celui que j’ai trouvé moi-même; il est venu spontanément), c’est que, suivant les occasions, les moments, suivant ce qu’on pourrait appeler le but dans lequel on le répète, il a des effets tout à fait différents. Par exemple, pendant ma promenade de long en large dans ma chambre, je m’en sers pour établir le contact: mon mantra est un mantra d’évocation; je fais l’évocation du Suprême et j’établis le contact avec le corps.

Et c’était cela, la première raison d’être de mon japa. Car le son a une puissance en soi, et en obligeant le corps à répéter un son, on l’oblige en même temps à recevoir la vibration. Mais je me suis aperçue que si quelque chose se dérangeait dans le fonctionnement du corps (une douleur, un désordre, un commencement de maladie) et que je répétais d’une certaine façon mon mantra (les mêmes mots pourtant, le même mantra, mais dit avec une certaine intention et surtout avec un mouvement de surrender – abdication – surrender de la douleur, du désordre – et un appel, comme une ouverture), ça avait un effet merveilleux! Le mantra agit juste comme il faut: de cette façon-là et pas d’une autre. Et au bout d’un moment tout se remet en ordre. En même temps, naturellement, me vient la connaissance précise de la cause du désordre et du moyen de l’arranger; mais indépendamment de cela, le mantra agit sur la douleur elle-même, directement.

J’ai employé mon mantra aussi pour me mettre en transe: après cette détente sur le lit et un don de soi aussi total que possible, de tout, du haut jusqu’en bas, et une suppression aussi totale que possible de toute résistance de l’ego, on commence à répéter le mantra.2 Au bout de deux-trois répétitions, je suis en transe (au commencement il me fallait plus longtemps). Et de cette transe, on passe dans le sommeil: la transe dure aussi longtemps qu’elle doit durer et, tout naturellement, spontanément, on passe dans le sommeil. Mais quand on revient de ce sommeil, on se rappelle de tout! Le sommeil a été comme une continuation de la transe. Et au fond, le seul but du sommeil c’est que le corps puisse assimiler l’effet de la transe, que cet effet soit accepté partout et que le corps fasse son travail naturel de la nuit en éliminant les toxines. Pour moi, maintenant, les périodes de sommeil n’existent pour ainsi dire pas: quelquefois elles se réduisent à une demi-heure, un quart d’heure. Mais au commencement, j’avais de longues périodes de sommeil: une heure ou même deux heures à la suite. Et quand je me réveillais, il n’y avait pas cette trace d’alourdissement qui vient du sommeil: l’effet de la transe continuait.

«Ou n’importe quel mot qui a un pouvoir pour vous, une parole qui jaillit du cœur spontanément comme une prière et qui résume votre aspiration.»

Même pour ceux qui n’ont jamais été en transe, il est bon de répéter un mantra (ou une parole, une prière) avant de s’endormir. Mais il faut que les mots aient une vie en soi (je ne veux pas dire une signification intellectuelle, rien de ce genre, mais une vibration). Et sur le corps, l’effet est extraordinaire; ça se met à vibrer, vibrer, vibrer... et tranquille, on se laisse aller, comme si on voulait s’endormir. Et le corps vibre de plus en plus, de plus en plus, de plus en plus, et on s’en va.

Ça, c’est la guérison du tamas.

Et c’est le tamas qui fait le mauvais sommeil. Il y a deux sortes de mauvais sommeil: le sommeil qui vous alourdit, vous abrutit, comme si on perdait tout l’effet de l’effort que l’on a fait la journée précédente; et le sommeil qui vous éreinte, comme si on avait passé son temps à se battre. Et j’ai remarqué que si on coupait son sommeil en tranches (c’est une habitude à prendre), les nuits s’améliorent. C’est-à-dire qu’il faut pouvoir revenir à sa conscience normale et à son aspiration normale à certains intervalles, revenir à l’appel de la conscience... Mais il ne faut pas se servir d’un réveil! Quand on est en transe, ce n’est pas bon d’être secoué.

Au moment de s’en aller, on peut faire une formation, dire: «Je me réveillerai à telle heure» (on fait cela très bien quand on est enfant).

Pour la première couche de sommeil, il faut compter au moins trois heures; pour la dernière, une heure suffit. Mais la première doit avoir trois heures minimum. Au fond, il faudrait rester couché au moins sept heures: en six heures on n’a pas le temps de faire grand-chose (naturellement, je me place au point de vue de la sâdhanâ, pour rendre les nuits utiles).

Mais pendant des années je n’ai dormi que deux heures et demie chaque nuit en tout et pour tout. Je veux dire que ma nuit était de deux heures et demie. Et j’allais tout droit à Sat-Chit-Ananda, puis je revenais: les deux heures et demie se passaient comme cela. Mais le corps était fatigué. Ça a duré pendant plus de cinq ou six ans, quand Sri Aurobindo était encore dans son corps. Et dans la journée, j’entrais en transe tout le temps, pour la moindre chose (mais c’était une transe, ce n’était pas un sommeil: j’étais consciente). Mais j’ai bien vu que le corps était affecté, il n’avait plus le temps de brûler ses toxines.3

...Il y aurait des choses bien intéressantes à dire sur le sommeil, parce que c’est l’une des choses que j’ai le plus étudiées: dire comment je suis devenue consciente de mes nuits (c’est avec Théon que j’ai appris cela; et maintenant que je sais toutes les choses de l’Inde, je me rends compte que Théon était TRÈS calé). Mais cela m’ennuie beaucoup de dire je: «Je fais ceci, je fais cela...» J’aimerais mieux parler de ces choses sous forme de traité, d’essai sur le sommeil, par exemple. Sri Aurobindo parlait toujours de ses expériences mais c’était très rare qu’il dise je – on a toujours l’air de se vanter!

Sri Aurobindo disait (et c’est ce que je faisais sans savoir que c’était cela) que la vraie raison du sommeil, la raison yoguique, c’est de remettre la conscience en contact avec le Sat-Chit-Ananda. Il y a des gens pour qui cela se fait tout de suite; il y en a d’autres qui prennent huit, neuf, dix heures pour y arriver. Mais vraiment, normalement, on ne doit se réveiller que quand le Contact a été établi. C’est pour cela qu’il est très mauvais de se réveiller d’une façon artificielle (avec un réveil, par exemple), parce qu’on perd sa nuit.

Pour moi, maintenant, ma nuit est organisée: je me couche à 8 heures et me lève à 4, ce qui fait une très longue nuit, coupée en trois tranches. Et je me lève ponctuellement à 4 heures du matin; mais je suis toujours éveillée dix minutes ou un quart d’heure avant, et je fais la révision de la nuit: les rêves, les activités, etc., si bien que quand je me lève, je suis pleinement active.

L’utilisation des nuits est une chose excellente qui a un double effet: un effet négatif, ça vous empêche de retomber en arrière, de perdre ce que vous avez gagné (ça, c’est pénible), et un effet positif: vous faites un progrès, vous continuez votre progrès. On utilise la nuit; alors il n’y a plus trace de fatigue.

Deux choses à supprimer: tomber dans l’abrutissement de l’inconscience, avec toutes ces choses du subconscient et de l’inconscient qui remontent, vous envahissent, vous pénètrent; et une suractivité vitale et mentale où l’on passe son temps à se battre littéralement – des batailles terribles. Les gens en sortent moulus, comme s’ils avaient reçu des coups – et ils les ont reçus, ce n’est pas «comme si»! Et je ne vois qu’un moyen, c’est de changer la nature du sommeil.

Sans date juin 1960

(Lettre de Mère à Satprem)

Lundi matin

Mon cher enfant,

Il y a quelque chose d’intéressant à te raconter qui s’est passé dans la nuit de vendredi à samedi. Cela ne peut pas s’écrire. Je te le dirai demain. Mais il m’a semblé que tu devais te sentir un peu mieux après cela.

A demain 10 heures.

Mon amour veille sur toi.

Signé: Mère

7 juin 1960

...Je dois voir encore un bonhomme que j’ai vu hier. Mais j’ai dit onze heures. Si je m’en vais d’ici à onze heures moins cinq, cela suffit.

Ces gens, on me les a amenés à «Prospérité» pour me les présenter. Tu sais, absolument j’avais l’impression qu’ils se nourris saient seulement de billets de banque! (Mère rit) Ça vous rend gris, oh!... Et c’était sec comme du bois mort.

Ils sont revenus pour régler des affaires avec le fils (un fils, beau-fils, neveu, enfin c’est toujours le même homme, bien sûr!), des affaires – des affaires d’argent. Puis on a demandé à me les amener. Je croyais qu’ils allaient m’envoyer une femme – pas du tout: face à face et en cercle, et ils commencent à me faire un discours sur les affaires!... Alors je me suis bien amusée. Après les avoir vus comme cela, je leur ai dit (ils ne bougeaient pas, ils étaient plantés là): «Ecoutez, puisque vous êtes ici, cela doit être pour quelque chose!» Et alors je leur ai fait un discours-Mais il y en a un qui a été secoué, figure-toi, tellement qu’il a demandé à me revoir ce matin. Il avait un beau turban rose, celui-là qui a été secoué!

Alors j’ai dit bon, qu’il vienne.

Voilà, maintenant toi, qu’est-ce que tu as à dire?

Moi, j’ai du travail... A dire?...

Ça ne va pas?

(le disciple fait la grimace)

Tu crois? Je ne suis pas sûre, figure-toi!

Tu n’es pas sûre que...?

Que ça ne va pas.

???

Tu as l’air comme ça. Tu me fais la tête au balcon! (Mère rit) Mais...

Non, c’est pour tes nuits.1

Je ne sais pas... (D’un ton dégoûté) Vraiment... Je ne sais pas, j’ai l’impression qu’il faudrait de la dynamite pour bouger tout ça.

Hein?

L’impression qu’il faudrait de la dynamite tout le temps – faire sauter tout ça. Ça ne bouge pas: ça ne fait rien, ça ne sent rien, ça ne voit rien. C’est... c’est bouché.

(long silence)

Tu sens cela comme un mur?

Moi j’ai...

J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qu’on ne franchit pas. On tourne toujours dans le même rond, dans le même cercle...

Oui.

...Qu’il faudrait qu’il y ait quelque chose qui casse – PHYSIQUEMENT que ça casse. Que ça peut tourner des siècles comme cela.

Hm!... Mais la vie est comme cela. La vie physique est comme cela – pour tout le monde. Cette impression que ça tourne en rond et en rond et en rond et en rond comme cela – pour les gens, pour les choses, pour les pays, pour tout le monde.

Naturellement, il y a quelque chose qui change, mais c’est tellement... ouf! Oui, c’est-à-dire que, à l’allure où ça va, pour faire un progrès sensible, il faut des milliards d’années. On peut aussi bien dire que ça ne bouge pas.

Cette impression-là, ces jours-ci je l’ai eue très forte, de cette chose qui ne bouge pas.

Mais juste maintenant... Parce que, quand je suis en relation avec toi (pas quand nous sommes assis ensemble: au balcon ou à la méditation ou...) à n’importe quel moment, cette relation est très bien – très bien –, très lumineuse, très claire. Et je te l’ai écrit: cela devient de plus en plus sensible. Et quand je suis ICI, avec toi, je sens que ça ne bouge pas... Il y a quelque chose qui empêche que ça soit ICI. Alors quand tu as parlé, juste (c’est quand tu m’as fait la grimace!) j’ai regardé...

Et j’ai presque l’impression... Oui, c’est comme cela: comme un homme des cavernes – oh! (Mère prend un ton moqueur) c’était un des artistes et poètes et écrivains des cavernes! C’est-à-dire la vie intellectuelle des cavernes! Mais il se trouve que la caverne est basse et quand tu es là-dedans, tu fais comme cela (geste courbé), et tu as tout le temps envie de te redresser. Alors, ça rend furieux! C’est cela tout à fait l’impression que j’ai – ce n’était pas une caverne pour un homme qui se tient sur ses pieds: c’était une caverne pour un lion, ou pour un... n’importe quel animal qui se tient à quatre pattes.

Symbolique. Je suis en train de dire des choses symboliques.

Et alors...

(silence)

Tiens, c’est comme cela: ta caverne (elle est comme cela, c’est vraiment comme cela, et je comprends que tu aies envie de la faire sauter à la dynamite), mais si tu allais jusqu’au fond – tout au fond, il n’y a plus de couvercle à la caverne, c’est ouvert en plein ciel. Je vois cela. Tu es allé au fond. C’est très noir. C’est très noir et ce n’est pas tentant, et on a l’impression que c’est... ce sera encore pire – mais ce ne sera pas pire. Aller tout au fond comme cela, et puis tout d’un coup, on peut se tenir debout tout droit.

(long silence)

Ça a l’air comme cela: tu t’obstines à vouloir passer là où on ne peut pas passer.

Et c’est étouffant et c’est irritant et c’est agaçant et c’est... fatigant et...

(silence)

Encore tu vas me faire la grimace!

C’est comme cela, je sens comme cela... (comment dire?) Il y a toujours au moins deux moyens de faire les choses. J’ai l’impression très forte – très forte – que tu veux que je te prenne par la main et que nous allions ensemble...

Tu as cette idée-là, ou pas?

(pas de réponse)

Même pas. Je parle pour nos relations, pas extérieurement et physiquement.

C’est drôle, j’arrive rarement à te «voir» d’une façon très physique, toi, telle que tu es...2

Tu me vois seulement physiquement?

Non, au contraire, j’ai du mal...

Mais mon petit! C’est inutile de me «voir» physiquement!

C’est plutôt quelque chose que je n’imagine pas et que j’appelle «Mère», voilà.

Oui. Mais c’est beaucoup mieux! C’est beaucoup mieux. C’est cela qui est une entrave pour la plupart des gens: il faut qu’ils me voient comme je suis – c’est idiot, comme je suis, comme est mon corps. C’est tout à fait idiot.

Non, non! Je ne parle pas de cela, je parle de la relation que j’ai avec toi, la vraie – ce que je te disais tout à l’heure. Parce que tu vois, je vais te dire tout! (Mère rit) Mon impression, c’est que cela irait très vite si je pouvais te ramasser, te mettre là (geste contre le cœur), te porter là, et te dire: «Tiens-toi tranquille, et plouc!» Mais ça ne va pas (hélas). Tu es toujours tout droit sur tes jambes et la tête qui touche à ce plafond qui est trop bas. Et moi, je ne peux pas être comme cela là-dedans! Je ne sais même pas (riant) si mes pieds y entrent!

Enfin voilà, mon petit, ce n’est pas que je n’essaie pas – j’essaye. Et ce n’est pas que tu ne peux pas – tu peux. C’est cela qui est ennuyeux... Tu sais, c’est comme si tu t’obstinais à tourner la clef du mauvais côté dans la serrure.

Je ne sais pas. Probablement c’est l’ego.

Comment, l’ego?

L’ego, le nœud, je ne sais pas. Je ne sais pas quel mouvement il faudrait.

(silence)

Et l’autre jour, figure-toi, au milieu de la nuit, je me suis trouvée en toi tout d’un coup. Et alors je me suis dit: «Ah! c’est comme cela qu’il est, eh bien!...» Voilà. Je me suis réveillée au milieu de la nuit avec ça. Et imédiatement je me suis dit: «Mais... (riant) mais pourquoi est-il comme ça!?» Et cela a duré... peut-être une minute ou deux, ou plus (Mère dans le disciple): j’étais en train... j’étais exactement comme cela à avoir envie de donner des coups de pied de partout! et dans une sorte de fureur – pas fureur... comme ça. Et tout d’un coup je me suis dit: «Mais... Tiens! Pourquoi? Pourquoi, mais c’est très facile, le remède, il n’y a qu’à faire ça...», et puis tout d’un coup (n’est-ce pas, j’ai fait ce que je fais toujours, l’état dans lequel je suis constamment), tout simplement je me suis fondue dans le Suprême – qu’est-ce que c’est que tout ça! Et alors la seconde d’après, tout était bien.

Mais je me suis dit: tout de même ça a dû avoir un effet [sur le disciple]! Comment se fait-il? je suis... littéralement j’étais en toi.

Et c’était cela, n’est-ce pas, c’était comme... Tiens, peut-être que c’est comme cela qu’est l’enfant quand il est enfermé dans le ventre de sa mère et qu’il flanque des coups de pied de tous les côtés – qu’est-ce qu’il en flanque! Il en a assez d’être enfermé.

C’était une sorte de rage contre quelque chose qui vous tient enfermé.

Note que ce n’est pas particulier à toi, parce que je te l’ai dit: toute la vie physique me paraît comme cela, comme s’ils étaient enfermés dans une sorte de... carapace – ce sentiment de séparation, n’est-ce pas, d’isolement. Cette division partout, partout, partout. C’est affreux. N’est-ce pas, toutes les rencontres se font par choc.

(silence)

(Mère regarde le disciple)

Bon.

Ce n’est pas l’impression de casser: il ne faut pas que ça casse (ça fait encore des morceaux, on ne veut pas les morceaux), il faut que ça... fonde.

Quelque chose qui se fond.

11 juin 1960

Quand je réponds aux questions, ce n’est pas l’effet d’une volonté: il se produit une sorte d’arrivée de matériaux dont je me sers pour donner une forme à la réponse, mais c’est seulement la forme. La chose elle-même est là mais elle prend une forme, et entre l’une et l’autre j’ai un peu l’impression de la différence qu’il y aurait entre une image et une apparition.

Quelquefois, la Force vient, directe. Et elle ramasse les mots, n’importe quels mots, cela ne fait rien: les mots changent leur nature, ils deviennent expressifs a cause de la puissance qui est entrée en eux. C’est comme cela quand je regarde la chose directement.

Mais quand on me pose une question, toute l’atmosphère mentale de celui ou ceux qui posent la question vient avec et sert de revêtement. Alors ce revêtement est souvent, simplement, une image – beaucoup de la vie est partie.

Et c’est la même chose, la même différence, quand je dis quelque chose et quand je vois (quand, par exemple, je regarde l’un des problèmes essentiels qui ne seront résolus que quand le monde changera). Quand je regarde comme ça dans le silence, ça a une puissance de vie et de vérité – qui s’évapore quand ça se met en mots. Il y a une diminution, un appauvrissement et, naturellement, une déformation. Quand on écrit ou qu’on dit, l’expérience se désintègre, c’est inévitable.

Il faudrait une nouvelle langue.

Il m’est arrivé, comme cela, d’avoir une vision (pas une vision avec des images, ce n’est pas cela: ça n’a ni forme ni son ni mots ni... c’est la chose elle-même. On vit la chose). Puis, après, quand on le dit à quelqu’un... Et c’est très sensible: cette impression de quelque chose que l’on tire pour le rendre visible, perceptible et communicable – la splendeur est partie.

Il nous faut de nouveaux organes d’expression... Ça viendra.

Sans date juin 1960

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, juin 1960

Douce Mère,

Ce mot pour te dire que les épreuves de L’Orpailleur vont partir ce matin vers onze heures...

Je n’ai pas beaucoup de pages prêtes de La Synthèse, te verrai-je demain, cependant, comme tu le prévoyais?

Ton enfant

Signé: Satprem

P.S. Please, protège «mon» Orpailleur!

--

(Réponse de Mère)

17.6.60

Mon cher petit,
Je suis avec toi, et le nécessaire sera fait.
Ne t’inquiète pas, tout ira bien.
Dans la paix et la joie confiantes.

Signé: Mère

12 juillet 1960

La nuit dernière, il m’est arrivé une chose que j’ai trouvée amusante. J’ai été réveillée, ou plutôt éveillée d’une transe pour entrer dans une autre transe, par une Voix. Il était onze heures à peu près. Une Voix qui n’était pas humaine. Je ne me souviens plus exactement de ses mots, mais il était question de l’Ashram, de sa protection, de son succès, sa puissance. Et ce qui était intéressant, quand je me suis éveillée, c’est que j’étais dans un état où cette formation qu’était l’Ashram et la Force qui se condensait là pour réaliser ce qui était voulu par cette Voix, m’a parue une toute-toute petite partie de moi-même.

J’ai entendu la Voix et je me suis éveillée avec la sensation de cette Puissance, cette Lumière, cette Force qui était concentrée là pour réaliser, et qui mettait tout en mouvement (comme toujours, n’est-ce pas, c’est toujours la même chose: une Puissance en mouvement). C’était d’une lumière blanche éclatante. Mais alors, ce qui m’a amusée, c’est que j’étais comme ça, tout à fait dans mon état naturel, et ça, l’Ashram, c’était une toute-toute petite partie de moi. Et pendant toute l’expérience, c’est resté comme cela: une toute petite partie de moi. Tout le reste était... je ne peux pas dire déconcentré, mais d’une activité tout à fait générale, comme c’est toujours toutes les nuits. Et je voyais bien l’Ashram, c’était une chose spéciale, faite pour des raisons spéciales, mais c’était comme si j’avais un corps immense, et ça, tout petit, tout petit. Ça a duré une heure. C’est cela qui m’a amusée; le reste, ce sont des choses qui arrivent, qui sont intéressantes, mais cela, c’était tellement spontané. Je regardais (je ne savais pas où était ma tête), je regardais de là-haut... tout petit, tout petit.

J’étais là, n’est-ce pas, ce qui était moi (geste en haut), et ça, l’Ashram, c’était... Exactement ça partait d’ici (Mère désigne le nombril) et ça s’en allait comme ça (geste vers le bas), et c’était encerclé, pour montrer que c’était une formation spéciale – encerclé dans l’inconscience de la création terrestre. Et tout le reste, c’était moi, avec les vibrations habituelles de puissance et de lumière. Et alors là-dedans, dans cette formation, ça passait et ça passait et ça passait, un courant et un autre courant et un autre, qui s’accumulaient. Ça passait, et pourtant ça ne sortait pas, ça ne s’en allait pas. Ce n’était pas un mouvement comme une ondulation: c’était un mouvement comme une pulsation – ça ne commence pas, ça ne sort pas, et ça bouge. C’est très difficile à décrire...

Proportionnellement à ce que j’étais, la formation que représentait l’Ashram était à peu près située ici, à hauteur du nombril (mais il n’y avait pas de délimitations au corps; il y avait plutôt des attributions: des formes indéfinies mais situées l’une par rapport à l’autre comme si chacune représentait une partie du corps; chacune était symbolique ou d’une activité ou d’une partie du monde ou d’un mode de manifestation). Alors la formation était à peu près ici, comme ça, à la hauteur du nombril, descendant vers l’appendice... Tiens, je vais te faire un petit dessin:

Image 3

Ça avait une forme allongée, en biais (ça a toujours cette forme-là). Ça commençait comme une tête et ça se perdait en bas. Ce n’était pas ouvert. Et puis, il y avait des espèces de couches sombres tout autour, d’un violet très foncé qui est la couleur de la protection. Et là-dedans, c’était une lumière étincelante qui entrait – ça entrait tout le temps –, ça entrait sans faire de trous: ça passait à travers tout, à travers le violet, à travers tout cela. Ça entrait et ça passait. Et il y avait là-dedans des étincellements de toutes les couleurs. Comme une cascade. C’est toujours comme des cascades de forces – des cascades dont l’eau ne disparaîtrait pas, ne s’écoulerait pas: ça s’accumule. C’est comme une accumulation d’énergies, comme une condensation. Et ça s’accumule sans occuper plus de place. Il y a une sorte de compression. Et ça bouge là-dedans, ça vibre, ça vibre, ça vibre, et ça vient, ça vient – ça vient on ne sait pas d’où, mais ça vient et ça s’accumule.

Et c’était comme cela: une force qui avait à son centre une lumière blanche étincelante – la lumière qui est la force de la Mère divine – et dès que ça se tassait là-dedans, ou que ça se concentrait, ou que ça se condensait, ça prenait toutes les couleurs: des vibrations de toutes les couleurs... C’est comme une matérialisation – ces couleurs seraient comme une matérialisation de la Force divine quand elle entre dans la Matière (de même que la Matière est une condensation de l’énergie, eh bien, cela semble être une condensation de la Force divine. C’est vraiment cela l’impression que ça fait).

C’est comme dans les choses tantriques. J’ai vu les formations tantriques et comment ils divisent systématiquement les forces: toutes ces vibrations, toutes ces couleurs. C’est très intéressant: elles sont toutes ensemble et toutes distinctes. C’est-à-dire qu’ils les divisent pour les distinguer et pour pouvoir se servir de chacune en particulier. Chacune représente une action spéciale pour obtenir une chose spéciale. C’est cela leur connaissance, je crois. C’est l’image de leur connaissance. Et j’ai l’impression que quand ils font leur poudja ou qu’ils répètent leurs mantras, ils essaient de recombiner ça dans la lumière blanche. Je n’en suis pas sûre. Je sais qu’ils se servent de chacune séparément dans un but séparé, mais quand ils disent que leur poudja a «réussi», c’est, peut-être, quand ils ont pu recombiner la lumière. Mais je dis cela sous toutes réserves parce qu’il faudrait que je voie X. faire son poudja un jour pour savoir – comme ça, de loin, je ne suis pas sûre. C’est simplement une impression.

Eh bien, cela, je le vois tout le temps maintenant, mais avec cette Force divine, avec la Conscience divine dont parle Sri Aurobindo quand il dit: «La Force de la Mère est avec vous.» Alors ça, ça vient: c’est d’un blanc éclatant – c’est parfaitement blanc et parfaitement lumineux. Et en se tassant là-dedans, ça fait des vibrations vivantes de toutes les couleurs. Et ça va, ça va, ça va. Quelquefois, ça dure une demi-heure, trois quarts d’heure, une heure – rien ne sort. Et tout le temps ça entre. Et ça se tasse. C’est comme une accumulation, une compression de tout cela.

Le mental observateur, l’intelligence qui observe, regardait tout cela: «Tiens, c’est comme ça» (une intelligence qui observait sans rien changer à rien). C’était comme un spectateur qui se dit les choses à lui-même.

Alors dans ma vision, c’était un corps aussi grand que l’univers; et ça [l’Ashram], tout petit, tout petit.


(Peu après, à propos d’un ancien Entretien)

Les ciels et les enfers sont à la fois vrais et faux. Ils existent et n’existent pas. J’ai vu des ciels et des enfers où allaient certaines gens après leur mort, et c’est très difficile de leur faire comprendre que ce n’est pas vrai. Il m’a fallu, une fois, plus d’un an pour convaincre quelqu’un que son soi-disant enfer n’était pas l’enfer et pour l’en sortir.

Mais il y a autre chose: c’est la condition psychologique que l’on se fait à soi-même, l’enfer asourique dans lequel on vit quand on cultive en soi une nature asourique.


Aucune vibration ne se perd, mais alors, que se passe-t-il avec toutes ces choses horribles, dans tous les coins du monde, ça ne s’accumule pas? Les vibrations mauvaises ne finissent-elles pas par prendre un volume de plus en plus énorme?

Elles se transforment. Et parfois, c’est transformé presque imédiatement.

On ne peut vraiment le sentir et le voir que lorsqu’on vit d’une façon concrète ce fait que tout est divin, que c’est lui qui est partout, en tout, toujours, dans tout ce qui se fait.

La première réaction est toujours une sorte de recul devant les choses qui paraissent horribles, mais si l’on peut surmonter cela et que l’on a vraiment l’expérience, tout change.

Et il y a, comme cela, des centaines et des centaines de petites expériences, chacune comme une petite pierre pour montrer le chemin. Alors on voit que, toujours, les deux choses sont ensemble: le destructif et le constructif. On ne peut pas voir l’un sans voir l’autre. Et il y a un moment, quand l’effort est à la conquête des parties négatives de la création et de la mort (comme dans la fin de Savitri), et qu’on arrive à conquérir cela, où l’on est au-dessus. Et si l’on regarde toutes ces choses, même celles qui semblent les plus opposées au Divin, même les actes de cruauté faits pour le plaisir de la cruauté, on voit la Présence: la Présence qui annule l’effet. Et c’est absolument merveilleux.

Il m’est arrivé un jour une expérience saisissante quand X. faisait son poudja pour enfermer tous ces Titans. Il était en difficulté et j’allais intervenir pour l’aider, quand j’ai été arrêtée brusquement: il y avait cette masse noire devant moi (c’était plus noir que la chose physique la plus noire) et tout à coup, là, au centre, j’ai vu l’Amour divin qui brillait, dans une splendeur que je n’avais jamais vue si splendide.

Et c’est constant maintenant: chaque rois que je vois ou que j’entends ou qu’il se passe quelque chose de laid ou d’horrible, quelque chose qui est une négation de la vie divine... il y a cette flamme par-derrière, et si merveilleux! Et alors, ça annule l’effet.

Il y a une magnificence de réalisation qui ne pourrait pas être, si cela, ce mal, cette horreur, cette négation, n’avait pas été.

Nous avons un mouvement de recul dans notre conscience, mais c’est parce que ces choses s’en vont dans le passé et qu’elles ne sont plus à leur place, et cela se change en dégoût et en répulsion – parce que nous sommes ignorants. Mais si nous avons le pouvoir de nous élever au-dessus et d’être en contact avec Ça qui est toujours derrière, la suprême Lumière, cette Lumière paraît d’autant plus suprême que c’est plus son contraire.

Alors on sait.

On sait et il n’y a plus ce malaise, cette crispation; on se sent de plus en plus porté par tout ce qu’on rejette: on est dans un mouvement pour aller en avant, plus loin, plus loin, plus haut, toujours plus loin.

15 juillet 1960

(Lettre de Mère à Satprem)

15.7.60

Mon cher petit,

Ceci est pour te dire que je te vois de plus en plus fréquemment la nuit, et que dans le monde où je te rencontre nous avons, tous les deux, établi une sorte de communauté de travail.

C’est encore dans une région du mental physique, mais un mental qui fait effort vers une organisation lumineuse et qui aspire clairement à s’élever vers les régions supérieures.

Et cette nuit particulièrement j’avais une impression (sorte de sentiment) très positive que je peux compter sur toi.

Dimanche nous verrons ce qui peut être fait pour les «manuscrits».

Avec toute ma tendresse.

Signé: Mère

18 juillet 1960

Naturellement, on met des dates sur ces vieux Entretiens, mais tout le monde ne fait pas attention aux dates. Comment mélanger cela avec les choses de maintenant qui sont sur un tout autre plan!

Il y a une expérience où on est tout à fait en dehors du temps, c’est-à-dire qu’en avant, en arrière, en haut, en bas, tout cela, c’est la même chose. Dans cette identification, au moment de l’identification, il n’y a plus ni passé ni présent ni avenir. Et vraiment c’est la seule façon de savoir.

A mesure que les expériences se développent, ces vieux Entretiens me font l’effet de quelqu’un qui se promène autour d’un jardin en disant ce qu’il y a dedans. Mais il y a un moment où on entre dans le jardin, alors on sait un peu mieux ce qu’il y a dedans! Et je commence à entrer. Je commence.

23 juillet 1960

Cette nuit, il s’est passé quelque chose d’intéressant, exactement entre dix et onze heures. J’étais dans un véhicule quelconque. Je ne voyais pas le véhicule mais j’étais dedans. Il y avait quelqu’un en face de moi qui dirigeait; je ne voyais que son dos; je ne me suis pas occupée de qui c’était: c’était la personne qui devait le faire.

Et alors, c’était comme si les portes de la destruction avaient été ouvertes. Et des flots – des flots aussi vastes qu’un océan – étaient en train de dévaler sur... quelque chose... la terre? C’était comme un courant formidable qui allait à une allure insensée, avec une puissance que rien ne pouvait arrêter. C’était une eau saumâtre: ce n’était pas transparent, c’était saumâtre. Et il fallait absolument arriver à un certain endroit avant l’eau. Parce que si l’eau arrivait avant, on ne pouvait plus rien faire. Tandis que si j’arrivais avant (je dis «moi», mais ce n’était pas moi comme ça, avec ce corps), si j’arrivais là avant l’eau, de l’autre côté, c’était la sécurité totale; et depuis cette sécurité, on pouvait, on avait une chance d’aider ceux qui étaient restés en arrière.

Et ce véhicule allait (je le voyais, je le sentais n’est-ce pas, au mouvement) il allait avec une rapidité plus grande que cette inondation. Une inondation formidable, mais la rapidité du véhicule était encore plus grande. Et c’était si merveilleux... De place en place, il y avait des endroits particulièrement difficiles et dangereux, et toujours j’arrivais avant l’eau, juste avant que l’eau ne vienne barrer le passage. Et ça allait, ça allait, ça allait. Puis, avec un dernier effort (il n’y avait pas d’effort vraiment: c’était une volonté), avec une dernière poussée on a franchi; et l’eau imédiatement arrivait – elle dévalait n’est-ce pas, à une allure fantastique. Un endroit de passé. Et puis juste de l’autre côté, ça changeait de couleur. C’était... ça changeait de couleur; et il y avait une dominante d’un bleu – de ce bleu puissant qui est la force, la force organisée dans le monde le plus matériel. C’était là, et le véhicule s’est arrêté net. Et moi qui regardais toujours vers l’avant, dans ce mouvement, je me suis retournée et j’ai dit: «Ah! voyons, on va commencer à aider ceux qui sont en arrière.»

Tiens, je vais te faire un dessin, voilà:

Image 4

L’eau s’en allait comme cela vers la droite. De temps en temps, sur le chemin du véhicule, il y avait des sortes de dépressions avec des fissures, et l’eau pouvait passer par là; et en fait elle a dû passer dès que moi j’étais passée; c’était cela qui était dangereux: si on arrivait un peu trop tard, l’eau était déjà partie là-dedans et on ne pouvait plus passer; même si c’était quelques gouttes on ne pouvait plus passer, c’était comme cela. Non pas que c’était très large, mais... Et l’eau s’infiltrait («s’infiltrait»... n’est-ce pas, on emploie des petits mots), elle s’infiltrait, mais je voyais ça en avant, et le véhicule arrivait à toute allure, et puis au lieu de s’arrêter, dans un mouvement fou il passait, vrrt! juste à temps, comme les montagnes russes, tout à fait comme les montagnes russes. On arrivait toujours à temps pour passer. Et puis encore la même chose: cassé ici, cassé là (il y avait beaucoup de fissures comme cela, je n’en ai dessiné que deux: il y en avait beaucoup, cinq, six), et puis encore on sautait comme cela et puis ça s’en allait, jusqu’à l’endroit où j’ai mis l’eau qui tourne.

Tout au bout, il y avait un espace où l’eau devait tourner pour descendre – c’était là le Grand Passage. Si on était pris là-dedans, c’était fini. Il fallait arriver là et franchir avant que l’eau ne passe. C’est ici qu’on pouvait passer. Alors une dernière dégringolade, et puis, comme une flèche, comme si on avait sauté de vitesse, et passé ici.

Et quand on était de l’autre côté, imédiatement, sans même que le niveau du sol remonte (on ne sait pas pourquoi), imédiatement c’était la sécurité. Et le courant allait comme ça, comme ça, des vagues et des vagues et des vagues, à perte de vue comme cela, mais c’était canalisé ici, au Grand Tournant, et dès qu’il passait là, c’était l’inondation totale, il se répandait sur quelque chose... la terre. Et le courant a tourné – il a tourné – mais déjà j étais de l’autre côté. Et tout ça, en dessous, c’était fini, ça dévalait partout. Seulement, dès qu’on était là, de l’autre côté, ça ne pouvait pas toucher: l’eau ne pouvait pas passer par là, elle était arrêtée par quelque chose d’invisible, et elle tournait.

D’ailleurs c’était comme si tout était prêt, comme s’il y avait un chemin prêt pour que l’eau tourne.

Là, au-dessous de moi, au-dessous du véhicule, j’avais l’impression que c’était la terre, vraiment ça avait l’air d’être la terre: l’eau dévalait vers cela.

Le chemin du véhicule, ce n’était pas la terre, c’était au-dessus (dans des régions interstellaires probablement!), un chemin qui était spécialement pour ce véhicule. Et on ne savait pas d’où l’eau venait: je ne voyais pas le commencement, ça se perdait à l’horizon. Mais ça venait en descendant, comme des torrents – pas à pic, pas comme une cascade, mais comme un torrent, et ça descendait. Mon chemin passait entre ces torrents d’eau et ça, en-dessous, la terre. Mais je voyais l’eau en face de moi, partout, en avant, en arrière – c’était cela qui était si extraordinaire, je la voyais comme si elle était... elle était partout, n’est-ce pas, sauf sur ce chemin (et encore, il y avait des infiltrations). C’était l’eau dans ce mouvement. Mais il y avait une sorte de volonté consciente dans ce mouvement, et il fallait arriver là, au Grand Passage, avant cette volonté consciente. Ça avait une ressemblance avec les choses physiques, cette eau, mais il y avait une conscience, une volonté consciente, et il fallait... c’était comme une bataille entre la volonté que je représentais et cette volonté-là. Et à chaque fissure, juste à temps je passais. C’est quand je suis arrivée au Grand Tournant que j’ai vu comme une volonté qui animait cette eau. Et je suis arrivée juste avant. Passée comme un éclair, une allure fantastique! On n’a même pas vu le temps de... c’est passé comme un éclair. Et puis, tout d’un coup, comme un arrêt – et alors c’était bleu. Un carré.

Sur le moment, je ne savais pas ce que voulait dire tout cela; puis ce matin j’ai pensé: «Ça doit avoir quelque chose à faire avec la situation mondiale.»

Ça avait toutes les proportions d’une chose presque... n’est-ce pas, la terre paraissait petite en comparaison. Mais ça ressemblait à ce qui se passe ici quand l’eau est lâchée sur le monde, comme dans les inondations, mais à une échelle beaucoup plus grande.

Ce qui était... plaisant, et vraiment intéressant, c’était cette allure formidable, comme une flèche, et d’arriver toujours comme ça, toujours à temps, juste à temps, juste à temps. Et quand j’étais passée de l’autre côté (on sentait bien que rien ne pouvait rester, c’était comme un déluge), mais de l’autre côté c’était fini, il n’y avait plus aucune espèce de possibilité que ça touche: c’était cela surtout mon sentiment. C’était arrêté net. Rien ne pouvait toucher.

Je me suis retournée et j’ai vu tout cela qui dévalait, et j’ai pensé: «Maintenant, voyons si on peut faire quelque chose ici.» Il y avait quelqu’un derrière qui m’intéressait, quelqu’un ou quelque chose – c’était encore quelque chose –, c’était très sympathique et ça avait un peu de cette couleur bleue qu’on trouvait là de l’autre côté (pas des individus mais comme des êtres représentatifs de quelque chose et qui me suivaient d’assez près: quand j’étais là, c’était là, mais ça n’arrivait pas, ça perdait – à mesure que mon allure progressait, la sienne diminuait. Ça ne pouvait pas garder la distance). Et il m’intéressait particulièrement. Je me disais: «Oh! il est si proche (il est, ou c’est si proche), il pourrait juste passer.» Et alors j’ai vu que toute cette volonté destructrice avec son instrument d’eau, symboliquement d’eau, avait passé et que ça se répandait. Mais ceux qui étaient sur cette ligne, on avait encore une chance de les sauver. Et tout de suite j’ai pensé à cela, ça a été ma première volonté: «Voyons si ça peut encore passer, si on peut arriver à ce que ça passe.» Je me souvenais des endroits particulièrement dangereux (en passant, n’est-ce pas, avec cette rapidité, j’avais noté: «Ah! on peut encore faire ceci... on peut encore faire cela» – les choses avaient la même rapidité dans ma conscience, et je notais tout sur tout le chemin), et alors une fois que j’étais établie là-bas, de l’autre côté, j’envoyais le message à cet endroit-là.

En-dessous, l’eau en avait à cœur joie, c’était... c’était sans espoir. Mais là, sur cette ligne, il y avait encore un espoir, même, même après le passage: probablement je disposais d’un certain pouvoir pour faire franchir aux endroits qui étaient fissurés. Mais ça, je ne l’ai pas vu parce que je me suis réveillée. Alors ça a arrêté tout. C’est probablement parce que je me suis réveillée assez brusquement que je n’ai pas su ce que cela voulait dire.

Tout cela, c’est une traduction en langage humain, n’est-ce pas, parce que c’était... Enfin voilà.

Et ça se passait de bonne heure dans la nuit – de bonne heure, ce ne sont pas des visions, pas des choses que l’on observe: ce sont des choses que l’on fait.

Depuis longtemps je vois, les nuits sont des actions. Ce ne sont plus des images ou des symboles ou des représentations: c’est tout des actions. Et qui se passent à une échelle qui n’est certainement pas humaine.

Est-ce que cela signifie la guerre?

Je ne sens pas la guerre.

S.M. est venu l’autre jour... Lui, n’est-ce pas, est tout à fait au courant des événements comme on les connaît dans les gouvernements. Il m’apporte les nouvelles du gouvernement (pas celles que l’on donne au public). Elles ne sont pas bonnes. Mais il voulait savoir, parce qu’il a confiance (tellement confiance qu’il va dire à Nehru et aux autres: «Oh! Mère a dit que... ceci, cela.» Et il se trouve que c’est vrai, heureusement!) Alors, après m’avoir décrit la situation, il m’a demandé.

Logiquement, avec la raison, il semble impossible qu’il n’y ait pas la guerre. Mais comme il me demandait, j’ai regardé – justement, j’ai regardé les nuits, et puis autrement. Alors j’ai dit: «Je ne sens pas. Je ne sens pas la guerre.»

Et ce matin encore, quand j’ai regardé cette sorte de vision, je me suis posé la question: «Est-ce qu’il y aura la guerre?» – Je ne le sens pas comme cela... C’est peut-être pire.

Ça n’avait pas l’air humain, n’est-ce pas.

Je me souviens il y a quelque temps, je me promenais quelque part, une nuit. Ce n’est plus très clair maintenant mais une chose est restée, c’est que j’étais sortie de l’Inde, puis je suis rentrée dans l’Inde, et j’ai trouvé partout, installés, d’énormes éléphants – des éléphants formidables. A ce moment-là, je ne savais pas du tout que les communistes avaient pris l’éléphant comme symbole dans l’Inde. Je l’ai su plus tard. Je me suis dit: «Qu’est-ce que cela représente, est-ce que ça représente les armées de l’Inde?...», mais ça ne ressemblait pas à des éléphants de guerre. C’étaient des éléphants comme des mammouths, immenses, et qui avaient l’air de s’installer, comme ça, avec toute la puissance d’une formidable inertie. C’était cela l’impression: quelque chose qui pèse d’une façon inerte, très tâmasique, et qui ne bouge plus. Je n’ai mais pas cette occupation. Quand je suis rentrée, cela m’a fait une impression un peu pénible et, pendant quelques jours, je me suis demandé si cela voulait dire la guerre. Puis j’ai appris par hasard, dans une conversation, que les communistes avaient pris l’éléphant comme symbole tandis que le Congrès avait choisi le bœuf... Dans ma vision je passais (comme toujours, n’est-ce pas), je passais au milieu d’eux, et rien ne bougeait. Et même, si j’avais besoin de place, certains essayaient de se déranger.

Mais je crois que quand il s’agit d’êtres humains, les visions prennent une forme spéciale: c’est une image spéciale. Pas ça, pas cette inondation. C’était très, très impersonnel. C’étaient des forces. L’impression que les écluses étaient ouvertes: quelque chose qui était gardé, retenu, empêché, et qui tout d’un coup...

Ça, le véhicule et l’avance, c’est la sâdhanâ: ça ne fait pas l’ombre d’un pli. J’ai compris que la rapidité de la sâdhanâ était plus grande que la rapidité des forces de destruction. Et cela s’est terminé par une victoire certaine, ça ne fait pas l’ombre d’un doute... Cette impression de pouvoir une fois qu’on est établi là (dans le «carré»), un pouvoir suffisant pour aider les autres.

C’étaient des forces universelles. Je ne peux pas dire que cela signifiait la guerre. Et puis la guerre (j’ai prévu tant de guerres, des guerres générales, des guerres locales, tant de guerres) et jamais pour moi, jusqu’à présent, ça ne s’est présenté comme cela. Ça s’est toujours présenté comme un incendie: des flammes, des flammes, la maison qui brûle. Pas comme une inondation.

Un cataclysme?

Ça, il y en a déjà eu. On annonce beaucoup, de différents côtés, qu’en 1962 il y aura... il y a même des gens qui prévoient la fin de la terre, mais c’est une imbécillité! Parce que la terre a été construite dans un certain but, et avant que les choses soient accomplies, elle ne disparaîtra pas.

Mais il y aura peut-être des... changements.


Peu après

En fait, la situation financière de l’Ashram n’a jamais été si mauvaise. On vit au jour le jour, à la minute la minute... Ça craquera un jour – tout ça, ça se tient (Mère fait allusion à la vision de l’inondation dont elle vient de parler).

Pour moi, je vois bien de l’autre côté; je vois une forme noire, bourbeuse – une force noire, noire. Et je vois la Force [divine] qui agit sur les gens et, par miracle, l’argent qui vient – et puis... c’est comme une cuirasse:1 ça s’infiltre avec difficulté, un petit filet au jour le jour.

Pourvu que la sâdhanâ marche, c’est tout ce qu’il faut.

Enfin, comme ça, périodiquement, sous un aspect ou un autre, sous une forme ou une autre, je reçois une sorte d’assurance, de promesse que ça ira bien.


Quand on lit ce que Sri Aurobindo écrit dans La Synthèse, comment les choses doivent être et ce qu’elles sont maintenant, et qu’on voit les deux, c’est là qu’on a l’impression de tourner en rond.

De plus en plus, c’est le yoga général – toute la terre – et c’est comme ça et jour et nuit et quand je marche et quand je parle et quand je mange. C’est toujours comme ça. Comme si toute la terre était... comme si on prenait de la pâte et puis qu’on la lève.

Mais quand on lit son Yoya de la Perfection, et qu’on voit... simplement ce que l’on est... ouf! quelle levure il faut pour lever tout ça!

Mais ce n’est pas vrai, c’est lui qui fait, c’est toujours Lui.

Et quelquefois il y a des choses qui stagnent, qui ont l’air si absolument obscures et stupides. Et puis simplement, si on fait ça (geste d’offrande), simplement, vraiment – le faire, pas le penser –, c’est instantanément comme une douche de béatitude... Un tout petit point, une toute petite chose qui vous paraît obstinément stupide et obstinée, et si on peut (si on veut on peut) faire cela: «Tiens, tiens!» – Lui donner, simplement, comme ça, vraiment Lui donner: «C’est Toi, c’est à Toi, prends-le, fais-en ce que Tu veux.» Et instantanément, au lieu de cette espèce de crispation et de sensation pénible qu’on a «qu’est-ce qu’on peut bien faire de tout ça?»: une douche, ça vient comme une douche. Vraiment l’Ananda. Naturellement, si on est assez bête pour rappeler la difficulté, elle revient. Mais si on reste tranquille, si on garde sa tête bien tranquille, c’est parti, fini, guéri! Mais il y en a des milliers et des milliers et des milliers comme cela...

J’en suis à peu près à mon septième lakh2 pour mon japa. Je le répète 1 400 fois par jour. Mais toi, tu dois en avoir beaucoup plus que moi!3

Je ne vois pas quel effet cela fait, dans tous les cas...

Non, mais... Je vois, le matin en marchant, la différence. Mais si, il y a une différence!

J’avais dit en commençant que j’en ferais un crore,4 et que si cela ne suffisait pas, j’en ferais dix crores. Et un crore, ça prend... vingt ans!

On verra.

Ça aussi, c’est amusant.

C’est amusant cette espèce d’impression d’une sorte de chose... everlasting (éternelle). Tranquille... On flotte dans l’éternité.

Il y a un moment où on ne se fait plus de peine, ni pour soi, ni pour le monde, ni pour rien. Quand on est arrivé là, on a toujours le sourire, on est toujours content. Et quand arrive quelque chose, ça ne fait rien, on regarde avec le sourire, toujours le sourire.

Voilà, mon petit.

26 juillet 1960

Je me suis réveillée à trois heures («réveillée», enfin sortie de l’activité à trois heures). J’avais une heure devant moi avant de me lever. Alors je me suis concentrée et je suis rentrée en dedans.

Je suis sortie de la concentration à quatre heures dix – très tard. Parce que j’étais très occupée (!) j’étais dans une sorte de petite maison, comme ma chambre, mais au haut d’une tour parce qu’on voyait le paysage d’en haut. C’était comme ma chambre, avec de grandes fenêtres; et j’étais beaucoup plus grande que je ne suis parce que chaque fenêtre avait un rebord (une armoire sous chaque fenêtre, commie dans ma chambre) et je dominais de beaucoup; dans ma chambre, ça m’arrive à la poitrine, tandis que dans ma vision, ça venait beaucoup plus bas. Et de là... ah! quels beaux paysages! Il y avait des paysages partout, c’était si joli!... Il y avait une rivière qui courait, il y avait des bois, il y avait du soleil – ah! c’était joli!... Et j’étais très occupée à chercher des mots dans le dictionnaire!

J’avais sorti un dictionnaire et j’avais dit: «Voilà, c’est celui-là.» Quelqu’un était à côté de moi – mais ce quelqu’un est toujours symbolique: chacune des activités prend une forme spéciale, n’est-ce pas, qui peut ressembler à telle ou telle personne (les personnes qui m’entourent, avec tout ce travail, elles sont comme des familles dans ces mondes-là; c’est-à-dire qu’il y a des types – chacun représente un type – et alors je sais que c’est en rapport avec toutes les personnes du même type; si elles étaient conscientes, elles sauraient que j’étais avec elles et que je leur disais telle chose. Mais ce n’est pas une personne: c’est un type. Pas un type de caractère: un type d’activité et de relation avec moi).

J’étais avec un certain «type» et je cherchais le mot, je voulais conjuguer le verbe vaincre: alors je vaincs, tu vaincs, il vainc – ah! et nous vainquons, comment ça s’écrit, nous vainquons? C’était si drôle! Et je cherchais dans le dictionnaire – vainquons, comment ça s’écrit?

Et alors cela vous donne en même temps l’impression de l’arbitraire complet de tout ce genre de connaissance, de son irréalité. Une convention complètement arbitraire qui ne correspond à aucune luminosité nulle part.

Et j’étais très, ah! j’étais très, très... anxieuse de savoir comment je vaincs, n’est-ce pas, tu vaincs, et comment ça devient: nous vainquons, vous vainquez. Et je me suis réveillée à quatre heures et quart... sans avoir trouvé dans le dictionnaire!

Puis quand je me suis réveillée, je me suis dit tout à coup: «Tiens, c’est vrai, comment écrirais-je cela?» Il m’a fallu une demi-minute. C’était tellement amusant!

Ça, à la fin de la nuit, c’est une exploration dans une partie ou une autre d’une activité mentale subconsciente. Et on fait des découvertes là-dedans... c’est invraisemblable! Mais c’est joli. C’est rarement désagréable. Il y avait un temps où c’était très désagréable, un temps où c’était une compression, des efforts, des résistances: je voulais aller quelque part et puis c’était impossible; je peinais et je luttais et tout se mettait en travers: les chemins droits se mettaient à tomber tout d’un coup, comme un abîme, et il fallait franchir l’abîme. Pendant des années c’était comme cela. Tout dernièrement j’ai passé en revue aussi cette période... Mais maintenant c’est fini. Maintenant c’est quelque chose... c’est joli, c’est amusant, c’est un peu... ça a la simplicité d’un enfant.

Mais ce n’est pas un subconscient personnel: c’est un subconscient... c’est plus que l’Ashram. L’Ashram, pour moi, n’est pas une individualité séparée (c’est seulement dans cette vision de l’autre jour – du 12 juillet –, c’est cela qui m’a étonnée). C’est très peu ça. C’est encore ce Mouvement de tout, tout qui est pris. Alors c’est comme si j’entrais dans le subconscient de toute la terre, comme ça, et ça prend des formes qui sont des images qui me sont familières, mais qui sont toutes symboliques et qui sont très amusantes, très amusantes! Ça m’a pris un moment pour me dire que «vainquons», ça s’écrit q.u.o.n.s. Et je n’en étais pas sûre! J’avais l’intention de demander à Pavitra un dictionnaire où l’on donne la conjugaison des verbes parce que, quand j’écris, si je me trouve en présence de ces difficultés, je regarderai!

L’autre jour, j’avais écrit quelque chose (une lettre que j’ai donnée à Pavitra pour qu’il la lise). Il m’a dit: «Je crois qu’il y a une faute d’orthographe.» Je lui ai dit: «C’est bien possible, j’en fais beaucoup!» Il est allé chercher un dictionnaire épatant. J’avais écrit «aie», à l’impératif – je me souvenais comme cela d’avoir appris dans le temps que ce sont seulement les verbes de la première conjugaison qui ne prennent pas d’s à l’impératif: ça se termine par un e et ça ne prend pas d’s après l’e. Alors «avoir» n’appartient pas à la première conjugaison (la logique, n’est-ce pas), j’avais donc mis un «s»! Pavitra m’a dit que c’était une faute. Il est allé chercher un dictionnaire et, en effet, c’était une faute à ne pas faire! J’avais l’intention ce matin de lui demander un dictionnaire.

C’est une chose très simple, n’est-ce pas, c’est une convention, une construction conventionnelle qui se trouve quelque part dans le subconscient du cerveau, et on écrit automatiquement. Mais si on veut essayer d’amener là-dedans la lumière d’une raison un peu supérieure, c’est terrible! Ça n’a plus de sens, on a tout oublié.

Il faut que l’on soit dans la convention automatique pour se souvenir: c’est très difficile (Mère rit). Alors je fais plein de fautes d’orthographe... (à mi-voix, d’un ton espiègle) Je crois que je vais lui demander son dictionnaire (rires)!

Vaincre!... J’étais en train de vouloir écrire à quelqu’un en lui annonçant la Victoire. L’idée était très claire, c’était très joli. Et alors, tout d’un coup, j’ai été arrêtée: comment est-ce qu’on écrit vainquons? et comment écrit-on vaincs? La personne qui était à côté de moi ne savait rien du tout, rien. Elle m’a dit: «Ça s’écrit vain», v.a.i.n. J’ai dit «non, je ne crois pas!» (rires) C’était comme cela, tu sais, c’était si amusant!...

Tu es fort en orthographe, toi?

Oh! ça dépend. Quand je ne fais pas attention, ça va... Généralement je ne fais pas de fautes – pas trop!

Oui, oui, c’est tout à fait automatique dans une sorte de convention quelque part. Mais si on a le malheur d’en sortir et qu’on regarde, c’est fini, on ne sait plus rien. Voilà.

10 août 1960

(A propos de deux professeurs de l’Ecole qui ont écrit à Mère pour demander si l’on devait étudier «seulement» Sri Aurobindo. Cette conversation a eu lieu en présence de Pavitra)

Une lettre de huit pages – rien que de la passion.

(Pavitra:) Oui, Mère.

Ça se passe tout ici (Mère touche son front).

(Pavitra:) De la passion et des réactions.

Passion, passion – mais cette passion et les réactions, c’est la même chose.

Et alors, ils fourrent dedans ce qu’ils imaginent être de l’intellectualité, mais elle n’est pas très-très lumineuse, leur intellectualité – enfin... (Mère montre une lettre) Tiens, je vais vous lire cela pour votre édification (!)

«Et finalement, Douce Mère, ce que je voudrais vraiment savoir, c’est le but de notre Centre d’Education? Est-ce d’enseigner les œuvres de Sri Aurobindo? Et seulement celles-là? Toutes les œuvres ou quelques-unes? Ou bien est-ce de préparer les étudiants à lire les œuvres de Sri Aurobindo et de la Mère? Est-ce de les préparer à la vie de l’Ashram ou aussi à des occupations «extérieures»? Il y a tant d’opinions qui flottent dans l’air, et même les anciens disciples dont nous attendrions qu’ils sachent, font tant de déclarations contradictoires...

(Riant, à Pavitra:) Je suppose que c’est pour vous!

... que l’on ne sait plus que croire ni sur quoi se fonder. Ainsi, sur quelle base pouvons-nous travailler en l’absence d’une connaissance vraie et sûre? Je vous prie, Mère, de nous éclairer.»

J’ai répondu, les lettres ont dû partir. J’ai écrit (c’était en anglais): ce n’est pas tant une question d’organisation que d’attitude – pour commencer. Puis j’ai dit: il me semble qu’à moins que les professeurs eux-mêmes ne sortent de l’intellectualité ordinaire (!), jamais ils ne seront capables de remplir leur devoir.

Mais voilà ce que j’ai écrit à Z. (Mère lit:)

«La question n’est pas de préparer à lire ces œuvres ou d’autres œuvres. La question est de tirer tous ceux qui en sont capables hors de la routine humaine générale de la pensée, des sentiments, de l’action; c’est de donner à ceux qui sont ici toutes les facilités pour rejeter l’esclavage de la manière humaine de penser et d’agir; c’est d’enseigner à tous ceux qui veulent écouter qu’il y a une autre manière de vivre, plus vraie; enseigner que Sri Aurobindo nous a appris à devenir et à vivre l’être vrai – et que le but de l’éducation ici est de préparer les enfants à cette vie et de les en rendre capables.

Pour tous les autres, ceux qui veulent la manière humaine de penser et de vivre, le monde est vaste et il y a de la place là-bas pour tout le monde.

Ce n’est pas le grand nombre que nous voulons: c’est une sélection. Ce ne sont pas de brillants élèves que nous voulons: ce sont des âmes vivantes.»

Quand je leur aurai... cassé cela sur la tête assez souvent, peut-être qu’ils finiront par comprendre.

Puis Z demande pour les langues: doit-on choisir UNE langue ou... je n’en sais rien. Et alors, si on a seulement UNE langue, quelle langue?... Et elle propose: «Est-ce que ce doit être une langue commune ou internationale, ou leur langue maternelle [des étudiants]?» Je réponds: «Si l’on connaît UNE seule langue, c’est mieux (internationale ou commune).»

Ce sont des choses de bon sens, je ne comprends même pas pourquoi cela se discute.

Puis ils posent des questions sur l’enseignement de la littérature et de la poésie. J’ai répondu. Et alors, en bas de ma réponse, je mets ceci:

«Si l’on étudie soigneusement ce que Sri Aurobindo a écrit sur tous les sujets...

Il a écrit sur TOUT, il n’y a pas de sujet sur lequel il n’ait écrit! Le tout est de le trouver partout.

... on peut facilement arriver à une connaissance complète des choses du monde.»

Ce que j’appelle «étudier», c’est prendre les livres de Sri Aurobindo où il cite ceci, parle de cela, et avoir les livres correspondants: il cite ceci, il faut avoir le livre correspondant; il parle de cela, il faut avoir les écrits là-dessus. C’est ce que j’appelle «étudier». Alors, après avoir lu ceci ou cela, on compare avec ce que Sri Aurobindo a dit et on a une chance de commencer à comprendre. Si quelqu’un est vraiment studieux, avec les livres de Sri Aurobindo il peut faire une «revue» de tout ce qui a été écrit et enseigné. Il faut aimer travailler.

N’est-ce pas, je VOIS cet état d’esprit, ce mental, oh!... il est... il est répugnant. On a TELLEMENT peur de se compromettre, TELLEMENT peur d’avoir l’air... d’avoir l’air sectaire; tellement peur d’avoir l’air d’avoir une foi, tellement peur... oh! c’est ignoble.


Et puis, je vous le battrai sur la tête jusqu’à ce que j’entre dedans!


(Pavitra remet à Mère un nouveau dictionnaire français: le «Tout-en-un»)

Oh! les verbes français!...

(Pavitra:) Oui, Mère, c’est un dictionnaire dans lequel pour chaque verbe, il y a une indication: à quel modèle il se rapporte, comment il se conjugue...

Modèle?

...Par exemple «choyer»... (Pavitra montre à Mère), choyer se conjugue comme «aboyer».

Quel rapprochement! (Mère rit) Oh! ils ont des douceurs psychologiques!

Mais c’est surtout l’orthographe des verbes. Conjugaison, je crois que je connais!

(Pavitra:) Et il y a tout: comment jouer au bridge, comment jouer au tennis, l’art de découper un poulet...

Bien.

(Satprem:) «Tout-en-un», c’est presque du yoga!


(Après le départ de Pavitra)

Je continue le Yoga of Self-perfection, c’est vraiment une chose... on ne se lasse pas de dire «prodigieuse». Tout-tout-tout, tous les détails, tout est là. Et il a prévu: prévu, donné le remède; prévu, donné le remède; prévu, donné...

Tu as lu cela?

Il y a longtemps.

Qu’est-ce que tu m’apportes?

Je vais bientôt avoir terminé la relecture des «Essays on the Gita»...

Ah!

... pour la préparation du livre.1 Je n’ai pas tout à fait terminé, mais presque. Quotidiennement je m’astreins (enfin «astreins») à lire...

Mais là aussi, c’est ex-tra-ordinaire!...

Oui, il y a beaucoup de choses.

C’est cette insistance sur la divinité humaine qui est si intéressante là-dedans... Si l’on pouvait établir en soi (je l’ai vu pour la plupart des gens que je connais), si l’on peut établir cela d’une façon constante, ce sentiment de divinité intérieure, il y a des tas de choses qui... on n’a pas besoin de faire le moindre effort: elles tombent de vous comme de la poussière.

Il n’y a pas besoin de réagir contre les difficultés: on est tout de suite tiré, comme si on sortait, comme cela (geste, comme deux doigts qui vous tirent d’affaire).

16 août 1960

(Lettre de Mère au disciple à propos du premier exemplaire de son premier roman: «L’Orpailleur»)

16.8.60

Satprem

Un très beau livre,
un grand succès avant-coureur ouvrant la voie à d’autres livres plus beaux encore

Signé: Mère

20 août 1960

(Mère procède au classement de vieux papiers, notes, etc., et tombe sur un plan du lac avec un projet de studio de cinéma)

C’est sur le lac.1 C’était la propriété qui appartenait à la Mission et à ce moment-là, le gérant était un très bon ami à nous, bien que missionnaire, et il nous avait dit qu’il s’arrangerait pour que nous l’ayons. Tout était arrangé et je devais recevoir l’argent et je devais l’acheter (ils avaient demandé plus de cinquante à soixante mille roupies). Et puis l’argent n’est pas venu, et lui (l’ami missionnaire) est parti. Il n’est plus là, il est remplacé par d’autres.

(Mère regarde un bout de papier) «Calling Antonin Raymond» [appeler A.R.]. C’était pour la construction: l’architecte.2

Et il y avait aussi «making ready temporary quarters for Z. [préparer des locaux provisoires pour Z., le cinéaste américain]. Et puis Z. est parti, il est mort.

C’est ce qui se passe: les choses changent. Ce n’est pas que le projet s’arrête, mais il est obligé de prendre d’autres voies.

Mais c’est complètement fini maintenant, tout ce projet de cinéma?

Non, non. N’est-ce pas, ce n’était pas un cinéma: c’était une école – une école de photographie, télévision et cinéma. Ce n’est pas du tout enterré.

Mais L. a élargi le programme (Mère désigne le plan du lac). Ça, c’est seulement une petite partie de son grand programme. Il y a une école d’agriculture, il y a une laiterie moderne avec tous les pâturages: il y a beaucoup d’agriculture, beaucoup – des fruits, des grands champs de riz, beaucoup de choses. Et puis une fabrique de céramique. Ma fabrique de céramique tout à fait au bout du lac, pour utiliser l’argile – parce que c’est entendu avec le gouvernement, un jour ça se fera, il faut creuser le lac, et alors tout le dessus qui est de la terre arable sera mis pour les champs. On va d’abord enlever les cailloux (tu sais, ce sont des collines là-bas), les cailloux serviront pour les constructions: c’est une mine de cailloux. Alors on va enlever les cailloux, ça fera des trous; et on remplira les trous avec la terre du lac. Mais au-dessous de cette terre, il y a encore de l’argile, et alors une argile épaisse, compacte, tellement dure qu’on ne peut pas s’en servir pour la culture, c’est impossible – mais c’est admirable pour faire de la céramique. Et alors on aurait au bout, là, en territoire indien [Madras], une grande fabrique de céramique. De l’autre côté, on a une petite fabrique de terre réfractaire.

Alors tout cela est immense. Un programme formidable!3

On peut le classer avec les autres.

(Mère s’arrête à une ancienne note du 10 février 1956)4

C’était au commencement du mois de février 56, c’était formidable. C’était formidable, j’ai reçu toutes les forces asouriques de destruction... Elles ont essayé de leur mieux.

Et naturellement ça se sert généreusement des gens qui m’entourent! – c’est la seule façon de pouvoir atteindre mon corps.

Je suis habituée.


(Mère regarde une autre note)

Je ne sais plus à quelle époque c’était. Une personne avait mis les mains sur mes épaules – j’étais un peu étonnée. C’était quelqu’un qui s’imaginait que j’allais sentir des choses extraordinaires! J’ai dû faire une grimace (je ne m’attendais pas à cela, n’est-ce pas). Alors, après, on m’a demandé: «Quelle est votre Expérience (!), qu’est-ce que vous avez senti?» – Je n’ai pas répondu. Quand j’ai été seule, j’ai écrit cela:

Quelque chose comme ce que
le Christ a dû éprouver
quand il a senti
sur ses épaules
le poids de la croix.

Je me souviens encore de l’expérience. C’était tout à fait vrai. Ce n’était pas intellectuel. Exactement l’impression de quelque chose comme ce que le Christ a dû éprouver quand il a senti le poids de la croix. C’était le poids de toute une obscurité, une inconscience, une mauvaise volonté universelle, une incompréhension totale, n’est-ce pas, quelque chose de... Et vraiment, c’était comme cela... comme si je portais un poids effroyable – qui était effroyable à cause de son obscurité, pas à cause de son poids. Et puis je me suis dit: «Tiens-tiens! ce doit être comme cela que le Christ a senti quand on lui a mis la croix.»

Il y en a! (Mère désigne une pile de feuillets épars) Dans un autre tas, il doit y en avoir encore une quantité comme ça! C’est la manie de garder les papiers!

Mais non, douce Mère, heureusement qu’on les garde!

Oh! mais j’en ai, j’en ai! Il doit y en avoir encore bien des boîtes pleines.


(Peu après, à propos d’un classement éventuel de ces notes)

Avec beaucoup de patience et beaucoup de temps, on pourrait réorganiser, mais il faudrait que je sois convaincue que cela en vaut la peine. Tous ces vieux papiers, c’est comme des feuilles mortes. On devrait faire un bonfire [un feu de joie].

Ah! non!

Ça, c’est votre opinion a vous, ce n’est pas mon opinion à moi. Je vais te dire exactement l’effet que ça me fait: chaque fois que quelqu’un a voulu arranger les choses, j’ai toujours pensé: «Oh! oui, ces arrangements, ce serait bien utile... après ma mort!»

Et alors je préfère ne pas mourir... si possible. Et si je ne meurs pas c’est parfaitement inutile, parce que si je ne meurs pas ce sera la preuve évidente d’une ascension sans interruption; par conséquent ce qui sera au bout sera beaucoup plus intéressant.

Il n’y a que toi qui m’aies convaincue que «l’historique» de la route pourrait avoir quelque intérêt, alors là je te laisse faire... J’ai monté un beau-beau dossier là-haut, avec tout.5 Ça se remplit, ça va être formidable! (Mère rit) avec une documentation effrayante!

Mais non!

Mais enfin... je le fais bien consciencieusement. Je rassemble tout, je mets tout ensemble.

Maintenant, il y a quelqu’un qui apprécie au maximum ce travail, c’est Nolini. Une fois, timidement, il m’a dit: «Est-ce que je pourrais avoir une copie?»6 J’ai dit bon. Oh! ça, il apprécie. Et quand il y a quelque chose comme les dernières notes, qui est amusant, n’est-ce pas, je lui donne. Avec ça, il est heureux. Alors il te bénit! (Mère rit) Oh! sans toi, cela n’aurait jamais été fait, ça, tu peux être bien tranquille. Jamais.


(Mère se lève pour partir et tient dans ses mains le premier exemplaire de L’Orpailleur que le disciple vient de recevoir de France et qu’il a offert à Mère)

Je reprends ton livre ou...? Tu ne le veux pas?

Je n’en ai pas besoin.

Tu ne le veux pas. Je l’aime beaucoup, beaucoup – c’est un très bon ami (Mère serre le livre contre son cœur).

Oh! il faut que j’écrive des mots ici et là, en France [pour avertir de la sortie du livre]. J’ai déjà écrit à A. mais il faut que je lui écrive encore. Mais je suppose qu’il sait que ça a paru – il doit savoir. Je lui ai dit de suivre ça avec...

Je ne sais pas si le livre est sorti encore, il va sortir au début de septembre, je crois.

Oh! c’était seulement l’avant-coureur!

Je crois. Enfin c’était leur programme (des Editions du Seuil).

Tu leur as dit que tu l’avais reçu?

Oui, oui, j’ai envoyé un mot.

Tu leur as dit que tu étais content?

Oui, oui.

(Avec malice) Tu leur as dit que Mère était contente? – Ça, ils s’en fichent! (Mère rit)

(Le disciple imperturbable): Ils ne savent pas très bien qui c’est, «Mère».

Non, heureusement! Heureusement, mon petit! heureusement.

(Au moment de partir, sur le seuil de la porte, Mère dit au disciple qu’elle avait vu trois romans, une trilogie, dont le troisième serait sur elle. Et elle ajoute:)

Sri Aurobindo est venu me dire pendant mon japa: «I will help him all through.»7

27 août 1960

Je voudrais bien te voir beaucoup plus souvent, trois fois, quatre fois par semaine, tous les deux jours – si les gens me...

C’est la même chose avec les lettres.

Ils m’assassinent de lettres.

J’ai un panier où je les range; maintenant il ne ferme plus! J’ai là-haut trois quarts d’heure tous les matins pour écrire des lettres. Et on me donne six, sept, huit, dix lettres tous les jours; alors comment est-ce qu’on peut faire? Sri Aurobindo, lui, y passait toute sa nuit finalement à écrire des lettres – jusqu’à ce qu’il ait perdu la vue.

Moi, je ne peux pas, parce que j’ai autre chose à faire. Et je ne tiens pas à perdre la vue non plus. J’ai besoin de mes yeux, ce sont mes instruments de travail.

Ajouté à cela, il y a les gens qui veulent me voir. Maintenant tout le monde veut me voir! Et alors, quand ils sont venus une fois, comme ils sont contents, ils demandent que ça se répète! Si j’étais très désagréable et que je leur dise... (Mère rit) mais ça ne peut pas se faire, n’est-ce pas!

...Il ne faut pas se laisser troubler. Vraiment, il n’y a qu’une chose à faire: rester dans un état de paix constante, d’égalité constante, parce que les choses ne sont pas... ne sont pas plaisantes, n’est-ce pas. Oh! si tu savais, toutes ces lettres qu’on m’écrit... si tu savais, d’abord la quantité formidable d’âneries qui n’auraient pas du tout besoin d’être écrites; puis, ajouté à cela, un tel déploiement d’ignorance, d’égoïsme, de mauvaise volonté, d’incompréhension totale, et une ingratitude qui n’a pas d’égal, et tout ça... avec une candeur, mon petit! Ils me jettent tout cela dessus, tu sais, tous les jours, et des sources les plus inattendues.

Si cela devait m’affecter (Mère rit), il y a longtemps que je serais... je ne sais où. Ça m’est tout à fait égal, tout à fait, mais tout à fait – ça ne me fait rien, n’est-ce pas, ça me fait sourire.

(silence)

Voilà, alors ne te laisse pas troubler... Souvent je pense à toi parce que je sais que tu es très sensible à tout ça. C’est... c’est vraiment vilain; il y a tout un domaine de l’intelligence humaine (appeler cela «intelligence» est un trop grand compliment), du mental humain qui est très-très... c’est répugnant. Il faut sortir de là. Ça ne nous touche pas. Nous sommes ailleurs – ailleurs. Nous ne sommes pas dans ces ornières-là! c’est automatique. Nous avons la tête dehors.

Moi je te vois dehors, je te sens dehors, je te rencontre toujours.

2 septembre 1960

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 2 septembre 1960

Douce Mère,

En sortant de chez toi, X. a répété à plusieurs reprises «Very wonderful» (très merveilleux). Puis il m’a expliqué que des «White rays» were «vibrating everywhere» (des rayons blancs vibraient partout). Tout au long de la koundalinî, white et yellow, blue (blancs et jaunes, bleus), et surtout blanc (il désignait particulièrement la région du front).

Il avait l’air tout à fait extatique en parlant de son expérience.

Et pour conclure, il m’a dit: «Where is the Mother and where is X.?» (Où est Mère et où suis-je?) voulant dire, je suppose, que les séparations avaient disparu.

Avec amour.

Signé: Satprem

20 septembre 1960

plusieurs reprises, X. m’a dit son peu d’estime pour la plupart des gens de l’Ashram: «Pourquoi Mère garde-t-elle tous ces «empty pots»1, dit-il.

S’il s’imagine un instant que je crois que tous les gens ici font la sâdhanâ, il se trompe grossièrement!

L’idée, c’est qu’il faut préparer le monde tout entier, sous toutes ses formes, même celui qui est le moins prêt à la transformation. Il faut qu’il y ait une représentation symbolique de tous les éléments de la terre, sur laquelle on puisse travailler pour établir la connexion.2 La terre est une représentation symbolique de l’univers, et le groupe une représentation symbolique de la terre.

C’était ce que nous avions dit avec Sri Aurobindo en 1914 (il y a longtemps de cela); parce que nous avions vu les deux possibilités: ce que nous faisons maintenant, ou se retirer jusqu’à ce que l’on ait non seulement atteint le Supramental mais commencé la transformation matérielle, dans la solitude et l’isolement. Et Sri Aurobindo disait avec raison qu’on ne peut pas s’isoler, parce que, à mesure qu’on croît soi-même, on s’universalise, et par conséquent... you take the burden upon yourself,3 n’est-ce pas, de toutes façons.

Et la vie a répondu elle-même en amenant les gens et en formant un noyau. Nous avons bien vu naturellement que cela rendait le travail un peu plus complexe et difficile (cela me fait une grosse responsabilité, un gros travail matériel), mais au point de vue général, pour l’Œuvre, c’est indispensable, inévitable même. Malgré tout, comme on l’a constaté après, chacun représente à la fois une possibilité et une difficulté spéciale qu’il faut résoudre. J’avais même dit, je crois, que chacun ici était une impossibilité!4

Et bien sûr, cette façon de voir est trop loin de l’état d’esprit et de l’éducation spirituelle dans laquelle X. a vécu5 pour qu’il puisse comprendre. Et je ne tiens pas non plus à ce que l’on fasse du prosélytisme [pour convaincre X.]; ça le dérangerait tout à fait inutilement, tout à fait. Il n’est pas venu ici pour cela. Il est venu pour une chose spéciale, que je voulais, et qu’il m’a apportée, et que j’ai apprise. Maintenant c’est très bien, il fait partie du groupe, à sa manière, c’est tout. Et d’une certaine façon, sa présence ici a un très bon effet sur toute une catégorie de gens qui n’était pas touchée et qui, maintenant, devient de plus en plus bienveillante. Il était difficile d’atteindre tous les traditionnalistes, par exemple, les gens attachés aux vieilles formes spirituelles; eh bien, maintenant, c’est comme si quelque chose les avait touchés.

Quand Amrita,6 pris d’ardeur, a voulu lui faire comprendre ce que nous faisions ici et ce que voulait Sri Aurobindo, ça a failli déclencher une histoire désagréable. Après cela, je me suis dit: je vais m’identifier à lui pour voir (je ne l’avais jamais fait parce que généralement je ne le fais que quand j’ai la responsabilité de quelqu’un, pour l’aider vraiment; et je ne me suis jamais sentie de responsabilité à l’égard de X.), je voulais voir la situation intérieure, ce qu’on peut faire ou ne peut pas faire. C’était le jour où tu l’as vu redescendre de notre méditation dans cet état extatique, quand il t’a dit que les séparations de lui à moi étaient tombées – ça devait arriver! je m’y attendais.

Mais quand j’ai fait cela, j’ai vu ce que, lui, X., voulait faire pour moi. Je me suis souvenue en effet que, au commencement, je lui avais dit que, jusque là, tout va bien (Mère désigne ce qui est au-dessus du sommet du crâne), mais que, en dessous, dans l’être extérieur, je voulais hâter la transformation, et qu’il y avait là des choses difficiles à manier.

Quand Sri Aurobindo était là, je ne m’occupais pas de tout cela: j’étais tout le temps là-haut et je faisais ce que l’on recommande de faire dans la Guîtâ et les Ecritures traditionnelles, c’est-à-dire que je laissais cela aux soins de la Nature. En fait, je le laissais aux soins de Sri Aurobindo. Je me disais: «C’est lui qui s’en accommode, il s’arrangera, il en fera ce qu’il veut.» Et j’étais tout le temps là-haut. Et de là-haut je travaillais, en laissant l’instrument tel qu’il était parce que je savais que lui s’en occupait.

En fait, c’était très différent à ce moment-là, parce que je ne m’apercevais même pas d’aucune résistance ni d’aucune difficulté dans l’être extérieur: c’était automatique, le travail se faisait automatiquement. Et après, quand il a fallu que je fasse les deux – ce qu’il faisait et ce que je faisais –, c’est devenu un peu plus compliqué et je me suis aperçue qu’il y avait beaucoup de... ce qu’on pourrait appeler des «trous»: des choses qui devaient être développées, transformées, arrangées, pour pouvoir faire sans obstacle le travail total. Alors j’ai commencé. Et plusieurs fois je me suis dit qu’il était dommage que je n’aie pas étudié et suivi certaines disciplines anciennes de l’Inde. Parce que, par exemple, quand avec Sri Aurobindo nous faisions un travail de descente des forces supramentales, une descente du mental dans le vital, il me disait tout le temps que tout – tous mes mouvements, tous mes gestes, toutes mes attitudes, toutes mes réactions – étaient absolument tantriques, comme si j’avais suivi la discipline tantrique (quand nous «méditions» ensemble, quand nous travaillions). Mais c’était spontané, cela ne correspondait à aucune connaissance, à aucune idée, aucune volonté, rien; et moi, je pensais que c’était comme cela, simplement parce que lui savait et qu’alors, naturellement, moi je suivais.

Après, quand Sri Aurobindo a quitté son corps, je me suis dit: «Si seulement je savais ce que lui savait, ce serait plus commode!» Et c’est pour cela que quand le Swami est venu, puis X., je me suis dit: «Je vais en profiter.» J’avais écrit au Swami que j’étais en train de travailler à la transformation des cellules du corps et que je m’étais aperçue qu’avec l’influence de X., le travail se faisait plus vite. Il était donc entendu que quand X. viendrait, il aiderait – c’est comme cela que les choses ont commencé, et X. est resté avec cette idée. Mais moi, n’est-ce pas, j’ai galopé – je n’attends pas! J’ai galopé, brûlé les étapes. Et maintenant la situation s’est renversée. Ce que je voulais savoir, je l’ai su. J’ai eu l’expérience que je voulais avoir, mais lui, il en est encore... Il est très gentil, n’est-ce pas, il veut vraiment m’aider. Donc, quand il est venu ce jour-là pour la méditation et que je me suis identifiée à lui, je me suis aperçue qu’il voulait donner le silence, le contrôle et la paix parfaite au mental physique. Pour moi, mon «truc», si je puis dire, c’est d’avoir aussi peu de relations que possible avec le mental physique, de m’en aller là-haut et de rester là – ça, silencieux, immobile (Mère désigne le front), tourné vers le haut; et puis Ça *(geste au-dessus)8 qui voit, qui agit, qui sait, qui décide – tout est là, n’est-ce pas. Et là, on se sent à l’aise.

En cours de route, j’étais descendue une fois dans ce mental physique, pendant une période de temps, pour tâcher de l’arranger un peu et de l’organiser (ça s’est fait assez vite, je n’y suis pas restée longtemps). Alors quand je suis entrée dans X., je me suis aperçue... C’était une chose assez curieuse parce que c’est le contraire du procédé que nous suivons, nous: dans sa conscience matérielle (physique et vitale), il s’est entraîné à être impersonnel, ouvert, sans limite, en communication avec toutes les forces universelles. Dans le mental physique: silence, immobilité. Et dans le mental spéculatif, celui qui est là, tout en haut de la tête... une organisation! ouf!... c’était toute la tradition dans ce qu’elle a de merveilleusement organisée, mais d’une ri-gi-di-té! Et ça avait une jolie qualité de lumière: un bleu argenté, très jolie. C’était très calme, oh! merveilleusement calme et tranquille et immobile. Mais il y avait un de ces plafonds là-dessus: la forme extérieure ressemblait à des cubes, rigide. Tout, dedans, était si joli, et puis ça... Je me souviens, il y avait comme un très grand cube tout en haut, bordé par une ligne violette, qui est une ligne de pouvoir – tout cela, lumineux. C’était comme une pyramide: des cubes plus petits formaient une sorte de base, et le bas de ces cubes se perdait dans quelque chose de nuageux, et c’était imperceptiblement que cela passait au domaine plus matériel, c’est-à-dire au mental physique... Le cube d’en haut était le plus grand et le plus lumineux, et c’était le plus fixe – on pourrait dire ici inflexible. Les autres étaient déjà un peu moins précis; et leur fin, en bas, était très floue. Mais là-haut! – c’est là-haut que je voulais passer, n’est-ce pas.

Quand je me suis trouvée là, j’ai eu une demi-seconde d’angoisse: j’ai eu l’impression qu’il n’y avait rien à faire. Pas pour lui particulièrement, mais universellement, pour tous les gens de sa catégorie – que c’était hopeless.7 Et que si ça, c’était la perfection, alors il n’y avait plus rien à faire. Cela n’a duré qu’une seconde mais c’était pénible. Et alors j’ai essayé. C’est-à-dire que j’ai voulu amener ma conscience – cette conscience éternelle et universelle, infinie, qui est l’expression première de la manifestation – et... rien à faire. C’était impossible. J’ai essayé pendant quelques minutes et j’ai vu que c’était tout à fait impossible. Alors j’ai dû faire un curieux mouvement (je n’ai pas pu traverser, c’était intraversable), j’ai dû redescendre dans la conscience soi-disant inférieure (qui n’est pas inférieure, et qui, elle, était vaste, impersonnelle) et, de là, je suis sortie et j’ai retrouvé... mon équilibre. C’est cela qui m’a donné ce mal de tête fou dont je t’ai parlé. Je suis sortie de là comme si j’avais eu le poids... le poids d’un absolu irréductible – c’était effrayant. Malheureusement je n’ai pas pu me reposer après: il y avait des gens qui m’attendaient; il a fallu que je parle – une chose très fatigante pour moi. Et il a commencé à se produire un bouillonnement dans cette tête, c’était comme un... il y avait cette lumière bleu foncé du pouvoir dans la Matière, qui était là, traversée par des éclairs blanc et or, et tout cela passait et repassait dans ma tête comme ça et comme ça et comme ça – je croyais que j’allais avoir un transport au cerveau! (Mère rit)

Ça a duré une bonne demi-heure avant que je puisse calmer ça, faire tranquille, tranquille. Et je me suis rendu compte que cela venait de ce qu’il voulait, lui, amener le Pouvoir, me transmettre le Pouvoir dans le mental physique! Mais dès qu’on me met en rapport avec le Pouvoir, tu comprends, ça fait tout éclater! (Mère rit) J’avais tout à fait l’impression que mon cerveau allait éclater!

La nuit a été meilleure parce que j’étais concentrée, mais la tête était encore un peu pénible. Alors le lendemain, je me suis dit, ou plutôt je lui ai dit à part moi: «Que tu le veuilles ou ne le veuilles pas, moi, je fais descendre ce qui est là-haut; c’est seulement comme ça que je suis à mon aise!» Et je t’ai raconté ce qui s’est passé: dès que je me suis assise, j’ai été tellement étonnée qu’il ne fasse pas comme la veille; parce que moi, j’ai fait la même chose, je me suis... associée si je puis dire, à sa volonté (pour savoir) mais avec la résolution de rester consciemment en contact avec la conscience la plus haute, comme je fais toujours, et de faire descendre. Et alors, ça a été un flot merveilleux. Et lui était tout à fait content, il n’a pas protesté!... Tout le mal était parti, plus rien, c’était parfait. C’est seulement à la fin de la méditation qu’il a voulu recommencer son petit truc pour enfermer mon mental physique dans cette construction, mais ça n’a pas duré – je voyais cela d’en haut.

Et lui ne sent pas, n’est-ce pas, il ne sent pas. Si on lui disait cela, il protesterait absolument – pour lui, c’est l’ouverture sur l’Infini!... D’ailleurs c’est toujours comme cela: on est toujours enfermé, chacun – chacun est enfermé dans une certaine limite et ne le sent pas, car s’il le sentait, il en sortirait! Moi, je sais bien, quand j’étais avec Sri Aurobindo, j’étais ouverte comme ça (geste vers te haut), et j’avais toujours l’impression que, «Oui mon enfant...», il me tolérait telle que j’étais et il attendait que ça change. C’est comme cela, n’est-ce pas. Et maintenant je sens ma limite, qui est la limite du monde tel qu’il est actuellement, et qu’il y a par-delà une immensité, une éternité, un infini non manifesté, et qu’on est fermé, comme ça. Seulement ça entre par infiltrations – ce n’est pas la grande ouverture. Ce que j’essaye de faire, c’est la grande ouverture. Et c’est seulement quand la grande ouverture sera faite qu’il y aura là vraiment la chose... (comment dire) irréductible, et que toute la résistance du monde, toute son inertie, son obscurité même, ne pourra pas l’engloutir – la chose qui déterminera et qui transformera... Je ne sais pas quand ça viendra.

Mais cette expérience avec X. était vraiment intéressante. Ce jour-là j’ai appris beaucoup de choses, beaucoup... N’est-ce pas, sur n’importe quel point, si l’on se concentre suffisamment, on trouve l’Infini (et c’est cet infini-là qu’il a trouvé, dans son expérience propre), c’est ce que l’on pourrait appeler son propre Infini. Mais ce que nous voulons, ce n’est pas cela: c’est le contact direct et intégral entre l’univers manifesté et l’Infini dont cet univers est sorti. Alors ce n’est plus un contact individuel ou personnel avec l’Infini: c’est un contact total. Et Sri Aurobindo insiste là-dessus, il dit qu’il est tout à fait impossible d’avoir la transformation (pas le contact: la transformation supramentale) sans être universalisé, que c’est la condition première. On ne peut devenir supramental qu’après avoir été universalisé. Et universalisé, cela veut dire admettre tout, être tout, devenir tout – admettre tout, c’est cela. Et tous les gens qui sont enfermés dans un système, quand bien même serait-ce dans la partie la plus haute de la pensée, ce n’est pas ça.

Mais chacun son destin, chacun son travail, chacun sa réalisation, et vouloir changer le destin de quelqu’un ou la réalisation de quelqu’un, c’est très coupable. Parce que simplement ça le désaxe – c’est tout ce que l’on fait.

Mais, pour nous qui Voulons une réalisation intégrale, tous ces mantras, ce japa quotidien, est-ce vraiment une aide, ou est-ce s’enfermer aussi?

Ça vous discipline. C’est une discipline presque subconsciente du caractère plus que de la pensée.

N’est-ce pas, ici, surtout au commencement quand Sri Aurobindo était là, il cassait toutes les idées morales (tu sais, les «Aphorismes»). Toutes ces choses-là, il les cassait, cassait, cassait. Alors il y a toute une troupe de youngsters8 ici, qui a été élevée là-dedans avec l’idée qu’«on peut faire tout ce qu’on veut, ça n’a aucune importance!» et que tout cela, ce sont des idées de moralité ordinaire et que ce n’est pas la peine de s’en occuper. J’ai eu beaucoup de peine à leur faire comprendre qu’on ne peut quitter celle-ci que pour en avoir une plus haute... Alors il faut faire attention de ne pas leur donner du Pouvoir trop tôt.

C’est une discipline presque physique. Et puis, j’ai vu, le japa a un effet d’organisation sur le subconscient, l’inconscient, la Matière, les cellules du corps, tout cela – ça prend du temps, mais c’est par sa répétition, par son obstination que cela finit par agir. Ça a le même effet que les exercices quotidiens quand on travaille le piano, par exemple. On répète mécaniquement, et ça finit par vous remplir les mains de conscience – ça remplit le corps de conscience.

Quand je suis avec X., j’ai beaucoup de mal à lui faire comprendre que j’ai du travail. Il ne comprend pas qu’on puisse travailler.

Bien sûr! Ce qui nous paraît important, un travail discipliné, est pour lui une ignorance, au fond. Une vie contemplative extatique, c’est ça la vraie chose pour ces gens-là – avec un sentiment de compassion et de charité, ce qui fait que vous prenez un peu de votre temps, malgré tout, pour aider les pauvres bougres! Mais la vraie chose, c’est la contemplation extatique. Et alors ceux qui sont avancés et qui attachent encore de l’importance au travail – c’est déraisonnable!

Ma seule façon de lui faire comprendre que j’ai un travail, c’est de lui dire: «Mère m’a demandé de le faire», alors il ne dit plus rien!

Oui, il n’ose plus rien dire... Il ne comprend pas très bien. Quelles drôles d’idées, hein! Il doit penser que j’ai de drôles d’idées, mais enfin... Au fond, il se dit comme ça: «Oh! c’est parce qu’elle est née en France; alors elle porte encore ce fardeau»!

C’est très amusant.

Sri Aurobindo, lui, avait vu plus clair. Il a dit – c’est même la première chose qu’il ait dite aux garçons autour de lui quand je suis arrivée en 1914 (il m’avait vue juste une fois) –, il leur a dit que, moi, Mirra (il m’a tout de suite appelée par mon nom), «elle est née libre».

Et c’était vrai, je le sais, je le savais. C’est-à-dire que tout ce travail qu’on est obligé de faire pour se libérer, c’était fait avant, il y a longtemps – c’est commode!

Il m’avait vue une demi-heure le lendemain. Je me suis assise (il était dans la véranda du Guest-house). J’étais assise dans la véranda, là; il y avait une table devant lui et puis il y avait Richard en face. Ils se sont mis a parler. Moi, je me suis assise à Ses pieds, toute petite. J’avais la table comme ça, devant moi, à hauteur du front, qui me faisait une sorte de petite protection... Je n’ai rien dit, je n’ai rien pensé, rien essayé, rien voulu – je me suis simplement assise près de lui. Quand je me suis levée, une demi-heure après, il avait mis le silence dans ma tête, c’était tout, sans même que je le demande – peut-être même sans qu’il l’essaie!

J’avais essayé – oh! pendant des années j’essayais d’attraper le silence dans la tête... Je n’avais jamais pu. Je pouvais m’en détacher mais ça continuait à marcher... Alors toutes les constructions mentales, toutes les organisations mentales, spéculatives, tout cela, il n’y avait plus rien – un trou.

Et un trou si paisible, si lumineux!

Je me suis tenue comme ça, après, pour que rien ne le dérange. Je ne parlais pas, je me gardais bien de penser et je tenais ça serré, tout serré contre moi – je me disais: pourvu que ça dure, pourvu que ça dure, pourvu que ça dure...

Quelque temps après, j’ai entendu Sri Aurobindo dire qu’il avait fait cela pour deux personnes ici, et que dès qu’elles ont eu le silence dans la tête, elles ont-été. prises de panique! «Mon Dieu, je suis devenu stupide!!» Et ils ont tout jeté par-dessus bord! Ils ont recommencé à penser.

Une fois que c’était fini, c’était fini. C’était bien établi.

Pendant des années, depuis 1912 jusqu’à 1914, j’avais fait des exercices et des exercices, toutes sortes de choses, même le prânâyama9 – que ça se taise! vraiment que ça se taise!... Je pouvais sortir (ça, sortir, ce n’était pas difficile), mais dedans ça continuait à marcher!

Ça a duré à peu près une demi-heure. Je suis restée là, tranquille – j’entendais le bruit de leur conversation mais je n’écoutais pas. Et puis quand je me suis levée, je ne savais plus rien, je ne pensais plus rien, je n’avais plus aucune construction mentale – tout parti, absolument parti, blanc! comme si je venais de naître.


Peu après

L’autre jour, je suis allée inaugurer la sucrerie10 là-bas. J’ai eu une amusante expérience.

Au point de vue matériel, c’est presque infernal: le bruit, l’odeur – une odeur écœurante. J’étais tout entière comme cela, sur ma volonté de ne pas être dérangée physiquement: on me faisait grimper des petits escaliers étroits, descendre, remonter, regarder dans des trous profonds; et il n’y avait même pas de barrières à certains endroits, alors il fallait se tenir, n’est-ce pas.

Et je regardais toutes ces cannes à sucre – ces monceaux de cannes à sucre – qu’on jette, qui arrivaient comme cela, et puis qui tombent: broyées, broyées, et encore broyées. Et elles remontent pour être distillées. Et alors j’ai vu (toutes ces choses, elles sont vivantes quand on les jette là-dedans, elles sont pleines de leur force vitale: elles viennent d’être coupées, n’est-ce pas), et ce broyage tout d’un coup projette la force vitale hors de la substance avec une violence extrême, et cette force vitale sort de là... le mot anglais est très expressif: angry.11 Pas ce que nous appelons «fâché», ce n’est pas cela, c’est «angry», comme un chien qui aboie. Quelque chose entre fâché et agressif: an angry force.12

Et j’ai vu ça – j’ai vu ça circuler. Et ça vient et ça vient et ça vient, et ça s’accumule, ça s’accumule (ils travaillent 24 heures sur 24, pendant six jours sans arrêt; le septième, ils se reposent). Et alors je me suis dit: mais ça doit avoir une action sur les gens, cette chose fâchée; c’est peut-être cela qui crée les accidents? Parce que je voyais, quand c’était fini d’être broyé et que ça remontait sur la pente, c’était là, contre ça, cette force tapée. Et cela m’a un peu inquiétée, j’ai pensé: mais ce n’est pas sans danger de faire des choses pareilles!... Ce qui les sauve, c’est leur ignorance et leur insensibilité. Mais les Indiens ne sont pas, ne sont jamais tout à fait insensibles comme le sont les gens de l’Ouest; ils sont beaucoup plus ouverts dans leur subconscient.

Je n’ai rien dit à personne, mais cela m’a un petit peu occupée. Et juste le lendemain, la machine s’est détraquée! Quand on me l’a dit, ah! j’ai tout de suite pensé... Ça s’est raccommodé – encore redétraqué: trois fois. Et la nuit suivante, juste un peu avant dix heures... Il faut dire que dans la journée j’avais pensé: mais pourquoi ne pas attirer ces forces, les prendre, les satisfaire, leur donner la paix et la joie et les utiliser? J’avais pensé, concentré un petit peu, et je ne m’en étais plus occupée. A dix heures du soir, elles arrivaient sur moi – en flot! et ça venait et ça venait; et tout le temps je faisais le travail... Ce n’était pas vilain (pas très lumineux, il s’en faut!) mais c’était sain, c’était honnête: des forces honnêtes. Et alors je travaillais là-dessus. Ça a commencé exactement à 9 heures et demie, j’ai travaillé pendant une heure. Au bout d’une heure j’en ai eu assez: «Ecoutez, c’est très bien, vous êtes bien gentilles, mais je ne peux pas passer mon temps comme ça! On verra ça» – parce que ça absorbait toute ma conscience, cette chose: ça venait et ça venait (tu comprends ce que ça peut représenter par rapport à un corps!). Alors à dix heures et demie, je leur ai dit: «Ecoutez mes petites, tenez-vous tranquilles, c’est assez pour aujourd’hui...» A dix heures et demie, la machine s’est détraquée!

Je l’ai su naturellement parce qu’on note tout à l’usine, et le lendemain matin, quand on est venu m’annoncer la panne, j’ai demandé l’heure précise – c’était à dix heures et demie exactement.

Après cela, j’ai fait une sorte d’entente avec elles – ce sont toujours des nouvelles, n’est-ce pas, c’est cela la difficulté! Si encore c’étaient les mêmes! Ça revient toujours en flot nouveau. Il fallait qu’il y ait une formation en permanence là-bas. Alors j’ai essayé de faire ça, cette formation permanente, pour les prendre, les absorber, les calmer, les répandre un peu, que cela ne fasse pas une concentration qui finirait par être dangereuse.

J’ai trouvé cela très amusant.

Le dernier incident s’est produit il y a quelques jours, parce qu’il y avait comme une excitation dans cette usine, à cause de la visite officielle du ministre qu’on attendait dans la journée. Ce jour-là, à trois heures et demie exactement, j’ai eu l’impression qu’il fallait que je fasse ma petite concentration. Alors j’ai fait attention et j’ai vu que ce pauvre L.13 me faisait des prières. Il priait, priait, il m’appelait – il m’appelait si fort que je me sentais tirée. J’étais en train de prendre mon bain (tu sais comment cela fait quand on est très fort tiré: ça vous laisse en panne au beau milieu d’un geste, et puis la conscience va se promener! alors on ne fait plus rien, on s’arrête. C’était exactement comme cela dans la salle de bains). Quand j’ai vu cela, j’ai bien arrangé tout. Puis ils ont dû commencer leur cérémonie, parce que tout d’un coup j’ai senti: ah! maintenant c’est calmé, ça va bien. Et je me suis occupée d’autre chose.

Le lendemain, L. est venu me trouver et il m’a raconté qu’un peu avant trois heures et demie, la machine s’était arrêtée encore une fois, mais que cela s’était tout de suite arrangé cette fois-là; on a su tout de suite ce qu’il fallait faire. Et il m’a dit qu’à quatre heures moins le quart, il avait commencé à me prier pour que tout aille bien – j’ai dit: oh! je le sais!

On peut faire des choses comme cela. Au fond, on peut faire beaucoup – c’est l’ignorance des hommes qui les met en difficulté.

24 septembre 1960

Figure-toi que je croyais perdre l’ouïe! Mais je m’aperçois que je n’entends pas parce que... parce que je suis ailleurs.

Juste maintenant, j’ai fait une petite concentration et je me suis branchée sur ta voix. Et il n’y a pas un mot qui m’ait échappé! C’est devenu clair, absolument clair.

Généralement je ne suis pas là. Et il y a des gens que j’entends, d’autres que je n’entends pas. Mais je ne croyais pas que cela dépendait de cela: je croyais que je perdais l’ouïe. Mais à l’instant, j’ai tout arrêté, tout, fait une concentration et branché – c’est devenu si clair!

Au fond, ce doit être la même chose pour mes yeux. De temps en temps je vois admirablement, et de temps en temps c’est flou. Et ce doit être pour la même raison... Probablement, il faut que j’apprenne à me concentrer!

Oui, tu peux rire – me concentrer sur ce que je fais. Pas me concentrer dedans... Justement, je suis un peu trop concentrée!

2 octobre 1960

(Desc: Manuscrit de Mère. Ce texte constituera le Message de l’année 1961.)

2.10.60

Ce monde merveilleux de
félicité qui, à nos portes,
attend notre appel pour
descendre sur la terre.

Signé: Mère


Ce monde de Félicité, au-dessus de nous, attend – pas que nous soyons prêts mais que nous voulions bien, que nous condescendions à le recevoir!

C’est cela que je regarde sur cette photo.1

Au fond, c’est cela que je tire.


Mes nuits contiennent beaucoup de choses, alors je ne fais pas toujours le travail qu’il faut pour me souvenir – ça prend beaucoup de temps. Parfois je me lève la nuit et je reste là à me souvenir exactement de tout ce qui s’est passé avant, et cela prend quelquefois une demi-heure! et comme il y a encore du travail urgent qui appelle, je ne prends pas le temps de me souvenir et ça s’efface. Et puis, tu comprends, on pourrait écrire des volumes à ce compte-là!

Mais au point de vue documentaire, les nuits deviennent très intéressantes... Justement dans le Yoga of self-perfection, Sri Aurobindo décrit cet état auquel on arrive où toutes les choses prennent un sens et ont une valeur intérieure de signification, d’éclaircissement sur des points, et d’aide. A ce point de vue, mes nuits sont devenues extraordinaires. Je vois infiniment plus de choses que je n’en voyais avant. Avant, c’était très limité à un contact personnel avec les gens. Maintenant... Et alors, dans mes nuits, chaque chose, chaque personne a l’apparence, le geste, le mot, l’action qui décrit exactement la condition dans laquelle elle se trouve. Ça devient intéressant.

Naturellement j’aime beaucoup mieux quand je suis dans mes grands courants de force – ça, c’est personnellement beaucoup plus intéressant, ces immensités d’action. Mais ces choses documentaires ont de la valeur aussi. C’est tellement, tellement différent des rêves et même des visions que l’on a quand on entre dans certains domaines représentatifs intellectuels (ce que j’avais avant). C’est tellement différent, ça a un autre contenu, une autre vie: ça porte en soi sa lumière, sa compréhension, son explication – on voit et c’est tout expliqué.

Cela me donne toujours l’impression que je me resserre un peu, mais c’est intéressant. Et c’est utile, parce que je suis tout le temps à bouger avec les gens, à faire des choses: ça me donne l’indication de ce qu’il faut dire à chacun, de ce qu’il faut faire. C’est utile. Mais ça n’a pas l’ampleur et la joie du grand Mouvement de forces plus impersonnel.

Avant de me coucher, je me dis parfois: «Je vais faire ce qu’il faut (parce qu’il y a le moyen, n’est-ce pas), pour passer ma nuit comme cela, dans ces grands courants de force.» Et puis je pense: «Oh! comme tu es égoïste, ma fille!» Et alors quelquefois ça vient, quelquefois ça ne vient pas – quand il y a quelque chose d’important à faire, ça ne vient pas. Mais il suffirait que je fasse une certaine concentration avant de m’endormir pour passer toute la nuit comme cela, dans cette... mais alors très loin d’ici, très loin – je ne peux pas dire très loin de la terre, non, parce que certainement c’est la zone intermédiaire entre les forces d’en haut et l’atmosphère terrestre. En tout cas, c’est principalement cela; c’est aussi un grand courant universel, mais c’est principalement ce qui descend et vient sur la terre; et alors tout le temps, tout le temps, ça pénètre dans l’atmosphère terrestre, et il y a cette vision générale – ça fait des nuits merveilleuses... Je ne m’occupe plus du tout des gens – enfin, pas de cette façon-là: d’une façon plus impersonnelle.

(silence)

Toute ma vie, j’ai été harcelée par... quelque chose qui ressemble au sentiment du devoir sans sa stupidité. Sri Aurobindo m’avait dit que c’était un «censeur»; que j’en avais un avec moi, qui était «considérable»! et qui était tout le temps, tout le temps à me dire: «Non, ce n’est pas comme cela, ça doit être comme ceci et comme cela... Ah! non, tu as tort de faire cela; oh! fais attention, ne sois pas égoïste; fais attention, sois ceci, sois cela...», il avait raison, mais je l’ai renvoyé il y a longtemps – ou plutôt, c’est Sri Aurobindo qui l’a renvoyé. Mais il me reste cette habitude, n’est-ce pas, de... pas faire la chose plaisante. Faire ce qui DOIT être fait: que ce soit plaisant ou non n’a aucune importance.

Ça aussi, Sri Aurobindo me l’avait expliqué. Je lui disais: oui, vous dites toujours «la joie de la vie», n’est-ce pas, la vie pour sa joie. Moi, dès que j’ai eu la notion, qu’on m’a mise en présence du Suprême, alors ça a été: «Pour Toi – exclusivement ce que Tu veux. Et Tu es la seule, l’unique, l’exclusive raison d’être.» Et ça, c’est resté, et c’est tellement fort que quand (n’est-ce pas, maintenant, j’ai en abondance l’extase, l’ananda, tout, tout vient), mais même cela, même quand c’est là, j’ai toujours quelque chose qui se tourne vers le Seigneur et qui dit: «Est-ce que c’est VRAIMENT pour Ton service? ce que Tu attends de moi, ce que Tu veux de moi?»

Mais cela m’a protégée de toutes les recherches du plaisir dans la vie. Ça a été une merveilleuse protection, parce que le plaisir me paraissait tellement inutile – inutile, oui: c’est pour votre satisfaction personnelle. Plus tard j’ai même compris que c’était idiot parce que ça ne satisfaisait pas (mais quand on est tout petit, on ne sait pas encore). Mais ça ne me plaisait pas: «Non, est-ce que c’est vraiment utile, est-ce que ça sert à quelque chose?» Et pour les nuits, cette attitude m’est restée. N’est-ce pas, il y a cet élargissement de la conscience, cette impersonnalisation, cette joie merveilleuse d’être en dehors de... tout ça. Mais en même temps il y a: «Je suis ici dans ce corps, sur cette terre, pour faire quelque chose – faut pas oublier. Et c’est ça que je dois faire.» Mais probablement j’ai tort!...

J’attends que le Seigneur me le dise clairement!

Mais quand je dis cela, je Le vois toujours qui sourit – mais un sourire... C’est très gentil, le sourire... ça vous encourage plutôt que ça ne vous guérit!

2 octobre 1960

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 2 octobre 1960

Dimanche soir

Douce Mère,

Je suis resté préoccupé par la traduction du Message, comme si ce n’était pas pleinement satisfaisant. Et puis une autre possibilité s’est présentée, qui est peut-être meilleure? Voici:

Ce monde merveilleux de félicité,
à nos portes,
qui attend notre appel
pour descendre sur la terre.

Ainsi on garde le mot «appel» qui est fort. Il suffisait de déplacer le relatif (tu avais traduit tout d’abord: qui, à nos portes, attend notre appel...).

Je ne sais pas. C’est peut-être plus incisif ainsi?

Ton enfant, avec amour.

Signé: Satprem


(Carte-réponse de Mère)

Lundi matin

Oui, mon cher petit, c’est beaucoup mieux ainsi – cela fait de la poésie.1

Avec toute ma tendresse.

Signé: Mère

8 octobre 1960

Quand je lis cette Synthèse des Yoga, il y a des moments où je sens si bien qu’il a mis ce mot-là, à cette place-là, et que ça ne pouvait pas être ailleurs – c’est cela qui fait la difficulté de la traduction.

Parce que la place qui est nécessaire dans l’anglais n’est pas la même que dans le français. La place de l’adverbe, par exemple, en anglais, est d’une importance capitale pour la précision du sens. En français aussi, mais généralement ce n’est pas la même! Si encore c’était exactement le contraire de l’anglais, ce serait bien facile, mais ce n’est pas exactement le contraire. C’est comme l’ordre des mots quand il y a une série de qualificatifs ou une énumération: en anglais, généralement, le mot le plus important vient en premier et on finit par le moins important. En français, c’est généralement le contraire – mais ça ne marche pas toujours!

Le génie de la langue n’est pas le même. Il y a toujours quelque chose qui échappe. Et c’est certainement pour cela que les révélations (ce que Sri Aurobindo appelle «des révélations») me viennent tantôt dans une langue, tantôt dans une autre. Et cela ne dépend pas de l’état de conscience dans lequel on se trouve: cela dépend de ce qui doit être dit.

Et probablement si nous avions une langue plus parfaite, les révélations seraient plus exactes. Notre langue est pauvre.

Le sanscrit était mieux. Le sanscrit est une langue beaucoup plus complète et beaucoup plus subtile. Alors c’était probablement beaucoup mieux. Mais ces langues modernes sont tellement artificielles (je veux dire superficielles, intellectuelles): ça coupe en petits morceaux et ça enlève la lumière qui est derrière.

J’ai lu aussi On the Veda1 et Sri Aurobindo y parle de la différence entre l’esprit moderne et l’esprit ancien, et c’est très clair au point de vue linguistique justement. Certainement, le sanscrit était beaucoup plus fluide et un meilleur instrument pour une lumière plus... globale, une lumière plus comprehensive, qui contient plus de choses en soi.

Là, dans ces langues modernes, c’est comme si ça passait à travers un tamis et tout se divise en petits morceaux; alors il faut faire le travail de remettre les choses ensemble. Et on en perd toujours.

Mais je doute même que l’esprit moderne, construit comme il l’est maintenant, puisse savoir le sanscrit de cette façon-là. Je crois qu’ils découpent le sanscrit aussi, par habitude!

Il faut une nouvelle langue.

Faire une nouvelle langue.

Pas un espéranto quelconque! – des sons qui jaillissent de là-haut.

Il faut capter le son. Il doit y avoir un son qui est à l’origine des langues... Et alors pouvoir le saisir et le projeter. Faire vibrer: n’est-ce pas, ça ne vibre pas de la même façon là-haut et ici.

Ce serait un travail intéressant.

Que les mots aient du pouvoir – du pouvoir expressif. Oui, qu’ils portent le sens en eux-mêmes!

11 octobre 1960

Je suis en train de finir le Yoga de la Perfection... Quand on voit ce qu’est une vie humaine, ce que ça représente (même dans les cas les meilleurs) d’imbécillité, de stupidité, de petitesse, de mesquinerie (je ne parle pas de l’ignorance parce que ça, c’est flagrant), et même ceux qui se croient, par exemple, un cœur généreux, une pensée large, une volonté de bien faire!... Chaque fois que la conscience s’oriente dans une direction pour obtenir un résultat, imédiatement tout ce qui a été dans l’existence (pas seulement personnelle, mais cette espèce de collectivité d’existences que chaque être représente), tout ce qui est en contradiction avec cet effort se présente sous son jour le plus cru.

Ce matin, c’était pendant que je marchais de long en large dans ma chambre. J’avais fini mon japa... J’ai été obligée de m’arrêter et de me prendre la tête à deux mains pour ne pas éclater en sanglots. Je me suis dit: «Non, mais c’est effroyable! et dire que nous voulons la Perfection!»

Alors naturellement est venue comme une consolation: c’est seulement le contraste qui fait paraître ces choses si misérables, et c’est parce que la conscience est en train d’attraper la vraie chose, qu’elle peut voir cela.

Et c’est vrai que les choses que j’ai vues ce matin et qui m’ont paru... n’est-ce pas, c’est surtout laid et bête (je n’ai jamais eu de sens moral à travers toute ma vie, grâce à Dieu! mais les choses laides et les choses stupides, ça, cela m’a toujours semblé... j’ai essayé de mon mieux de sortir de là, même quand j’étais toute petite). Et ces choses maintenant, je vois, qui me paraissent non seulement ridicules mais enfin presque honteuses, je me souviens très bien qu’autrefois elles étaient considérées comme remarquablement nobles et qu’elles représentaient une attitude exceptionnellement élevée dans la vie – la même chose. Alors j’ai compris que c’est tout simplement une question de proportions.

Et le monde est comme cela: ce qui nous paraît, maintenant, tout à fait inadmissible, des choses que l’on ne peut pas tolérer, dans le temps elles étaient très bien.

Avant-hier, j’ai passé toute la nuit à regarder... J’avais lu ce passage de Sri Aurobindo dans La Synthèse, où il est question du «temps supramental» (c’est-à-dire que passé-présent-futur coexistent dans une conscience globale). Les minutes où on l’a, c’est très bien! on comprend parfaitement bien! Mais quand on ne l’a pas... C’est surtout cette question de la force de l’aspiration, de la puissance de progrès, comment garder cela? Cette puissance de progrès qui semble une chose si inévitable – si inévitable pour que l’existence (mettons simplement l’existence terrestre) ait un sens, et qui légitime sa présence (n’est-ce pas, ce mouvement ascendant vers un mieux progressif, qui sera éternellement mieux) – comment garder cela? garder cela avec la vision totale?... Cette vision dans laquelle tout coexiste... A ce moment-là, ça ressemble plutôt à ce que l’on pourrait appeler un jeu, un amusement, si l’on peut dire (ça n’amuse pas tout le monde!). Mais contenant tout cela, se donner le plaisir de la succession?... Est-ce que le plaisir de la succession, de voir les choses l’une après l’autre, est un équivalent de cette intensité de volonté de progrès?... Les mots sont idiots!

L’effort pour voir cela, pour comprendre cela, m’a tenue comme cela, toute la nuit. Et alors, quand je me suis levée ce matin, j’ai remercié le Seigneur; je lui ai dit: «Evidemment, si Tu me mettais entièrement dans cette conscience-là, je ne pourrais plus – je ne pourrais plus faire mon travail!» Comment faire son travail! Parce que je ne peux dire aux gens quelque chose que quand je le sens, je le vois, quand je vois que c’est la chose à dire; mais si, en même temps, je suis quelque part simultanément dans une conscience où je sais tout ce qui nous a mené là, tout ce qui va arriver, tout ce que je vais dire, tout ce que l’autre va sentir – comment peut-on faire cela!

Il y a encore beaucoup de centaines d’années à passer avant que ce soit tout à fait ce que Sri Aurobindo décrit – pas pressée!

Et le silence mental dont tu as parlé Vautre jour, que Sri Aurobindo t’a donné en 1914...

Ce n’est jamais parti. Je l’ai toujours gardé. Comme une surface blanche et unie, tournée vers le haut. Et à n’importe quel moment... N’est-ce pas, on parle comme une machine, mais là ça ne bouge pas; à n’importe quel moment ça peut se tourner comme ça vers le haut. C’est tourné comme ça, mais on peut s’apercevoir que c’est tourné comme ça. Et alors, si on écoute, on entend ce qui vient d’en haut. Et ma conscience active qui était là (Mère désigne le front), elle s’est établie au-dessus, et ça n’a plus bougé.

J’avais dit cela, ou plutôt fait dire cela à X., pour savoir ses réactions. Et je me suis aperçue qu’il n’a pas compris du tout! Une fois Amrita lui a demandé [à X.] comment, lui, voyait et savait les choses? Alors il a essayé d’expliquer et il a dit à Amrita qu’il fallait tirer sa conscience par un effort progressif: passer au-delà du cœur, au-delà du centre de la gorge... la tirer jusque là (Mère désigne le sommet du crâne), et que quand on arrive là, on est divin, on sait! Du coup j’ai compris pourquoi, quand moi, je disais que c’était là, au-dessus de la tête, ça a dû lui paraître absolument impossible! Pour lui, n’est-ce pas, c’est le crown of the head1 (ce qu’ils appellent le lotus aux mille pétales), et c’est juste au sommet du crâne; tandis que ça, dans mon expérience, ça s’ouvre comme cela, ça monte, on passe au-dessus, et puis on s’installe là, comme ça... Pendant quelques années même ça avait changé ma vision [physique]: c’est comme si je regardais les choses de là-haut. De temps en temps ça revient aussi, comme si tout d’un coup on voit de là-haut au lieu de voir à la hauteur des yeux.

Mais la faculté de former les pensées, elle est là, au-dessus; elle n’est plus là (Mère désigne le front). Et alors c’est contraire à leurs enseignements.

Je crois que les tantriques reconnaissent sept chakras.2 Théon, lui, disait qu’il en connaissait davantage, et notamment deux au-dessous du corps et trois au-dessus. C’est aussi mon expérience: j’en connais douze. Et vraiment, être en contact avec la Conscience divine, c’est là (Mère fait un geste au-dessus de la tête), ce n’est pas là (le sommet du crâne). Il faut jaillir au-dessus.

Quand on fait le japa, cela exerce une pression sur la conscience physique et elle n’arrête pas de tourner! Comment réduire ça au silence? Dès que la concentration n’est pas absolue, le mental physique se met en marche – n’importe quoi, il s’empare de n’importe quel mot, n’importe quel fait qui vient d’arriver, et il tourne, il tourne. Tu arrêtes, tu fais une pression, puis ça ressort deux minutes après... Et ça n’a pas du tout l’assentiment intérieur: ça moud des mots, ou ça moud des idées ou des sentiments, indéfiniment. Comment faire?

Oui, c’est le mental physique. Le japa est justement fait pour contrôler le mental physique.

Moi, je m’en suis servie pour une raison très spéciale, parce que... N’est-ce pas, je faisais une invocation au... (les mots sont un peu drôles) au Seigneur de demain. Pas le Seigneur non-manifesté: le Seigneur tel qu’il se manifestera «demain», c’est-à-dire la manifestation divine sous la forme supramentale, pour employer les mots de Sri Aurobindo.

Alors le premier son de mon mantra, c’est l’appel à cela: évocation. Avec le second son, les cellules du corps font le «surrender» [abdication], se donnent, s’abandonnent. Et le troisième son, c’est l’identification de ça [le corps] avec Ça, qui produit la vie divine. Ce sont mes trois sons.

Et au début, pendant les premiers mois où je faisais le japa, je les sentais... j’avais une conscience presque en détail de ces myriades de cellules qui s’ouvraient avec cette vibration: la vibration du premier son qui est une vibration tout à fait spéciale (n’est-ce pas, là-haut, il y a la lumière et tout ça, mais c’est après: il y a une vibration qui est originelle), et c’est cette vibration qui entrait et qui se reproduisait dans toutes les cellules. Ça a duré pendant des mois comme cela.

Encore maintenant, quand il y a quelque chose qui ne va pas ici ou là, je n’ai qu’à reproduire la chose, avec le même type de concentration qu’au début... C’est-à-dire que quand je dis le japa, il y a un certain ensemble qui est fait du son et des mots, de la compréhension des mots et du sentiment des mots – ça fait un ensemble. C’est reproduire ça. Et tout cela évolue tout le temps: la façon de répéter. Pourtant les mots sont les mêmes, le son originel est le même, mais tout évolue constamment vers une réalisation plus comprehensive et un état de plus en plus complet. Alors quand je veux obtenir un certain effet, je reproduis un certain type de cet état. Si, par exemple, quelque chose est dérangé dans le corps (on ne peut pas appeler cela une maladie mais quelque chose qui ne va pas), ou si je veux faire un travail spécial sur une personne spéciale, pour une raison spéciale, alors je reviens à un certain état de répétition de mon japa, qui a une action directe sur les cellules du corps; et c’est le même phénomène qui se reproduit: exactement cette extraordinaire vibration qui est celle que j’ai reconnue quand le monde supramental est descendu. Ça vient comme ça et ça vibre comme une pulsation dans les cellules.

Mais maintenant, je te l’ai dit, mon japa est différent. C’est comme si je prenais le monde entier pour le soulever: ce n’est plus une concentration sur le corps, c’est prendre le monde tout entier – le monde tout entier –, quelquefois dans les détails, quelquefois dans son ensemble, et tout le temps, tout le temps, pour établir le Contact [avec le monde supramental].

Mais ce que tu dis, cette espèce de moulin à sons, ou de moulin à paroles qui répète indéfiniment la même chose, j’ai attrapé cela tout d’un coup, deux ou trois fois (pas très souvent et à de longs intervalles). Ça m’a toujours paru fantastique! Comment arrêter cela?... Toujours de la même manière. N’est-ce pas, c’est quelque chose qui se passe dehors (ce n’est pas dedans, c’est dehors, à la surface; généralement quelque part ici: Mère désigne les tempes), et la méthode, c’est de tirer sa conscience, aller là – blanc – vers le haut. C’est toujours ce blanc, ce blanc-là, comme une feuille, comme une planche. Une surface absolument plate et blanche et immobile – blanche! Blanc comme du lait lumineux, comme ça, tourné vers le haut. Pas transparent: blanc.

Quand ce moulin commence (généralement c’est de ce côté-ci: Mère désigne le côté droit de la tête) ça rabâche, ça prend un son quelconque, un mot, et puis ça tourne. Cela m’est arrivé peut-être une dizaine de fois, mais ça ne vient pas de moi: ça vient du dehors, de quelqu’un ou de quelque chose ou d’un certain travail. Alors on prend ça – on prend comme avec des pinces, et puis... *(Mère fait le geste de tirer la chose vers le haut) et puis je le garde là, dans ce blanc immobile – pas besoin de le garder longtemps!

Tu n’es pas conscient de cette chose là-haut? Cette plaque blanche au sommet du crâne? C’est cela qui reçoit les intuitions. C’est simplement comme une plaque qui reçoit, et qui même n’est pas active: ça passe au travers sans qu’on s’en aperçoive. Et alors quand on est un peu concentré, tout s’arrête, tout s’arrête.

Je me souviens, il y a quelques jours je voulais savoir quelque chose qui devait se produire. Et j’ai pensé: avec la conscience du temps supramental, je peux savoir – je dois savoir ce qui va arriver. Qu’est-ce qui va arriver? – Pas de réponse. Alors j’ai fait comme d’habitude, je me suis concentrée là, j’ai tout arrêté et j’ai regardé en haut – silence complet. Rien. Pas de réponse. Et j’ai eu une toute petite impatience: «Mais enfin, pourquoi ne pas savoir?!» Et ce qui est venu (je traduis avec des mots), c’était l’équivalent de: «Ça ne te regarde pas»!!

Alors de plus en plus je comprends: tout ce qui est arrangé, tout ce qui est mis ensemble comme ça, toutes ces cellules, ces nerfs, tout ça qui vous donne les impressions, c’est fait uniquement pour le travail, ça n’a pas d’autre but que le travail; toutes les imbécillités que l’on fait, c’est pour le travail; toutes les sottises que l’on pense, c’est pour le travail; Ça vous a arrangé comme cela, tel que vous êtes, parce que c’est comme cela que vous pouvez faire le travail – et ça ne vous regarde pas de chercher à être autre part. Voilà ma conclusion. «Très bien, comme Tu veux, que Ta volonté soit faite!» – Non, pas «soit faite»: elle EST faite; c’est comme Tu veux, exactement comme Tu veux!

Et ça finit par être très amusant!


(À propos d’un ancien Entretien du Terrain de Jeu, du 4 juillet 1956, où Mère parle de sa première réalisation du Divin, à Paris)

Juste au moment où l’étoile filante passait, ça a jailli de ma conscience: «Réaliser l’union divine, pour mon corps!» Et exactement avant la fin des douze mois, c’était fait.

Je me souviens, c’était à la porte de notre atelier,3 à Paris. L’image est là... C’est comme cela que je me souviens, pas autrement: simplement des images qui viennent.

J’achève cette Synthèse des Yoga, et c’est exactement tout ce qui m’est arrivé toute ma vie, ce que dit Sri Aurobindo. Et il explique comment, tant que l’on n’est pas supramentalisé, on peut faire des erreurs. Sri Aurobindo fait la description de tout ce qui vous envoie des images; et ce n’est pas toujours l’image, la réflexion de la vérité de ce qui a été ou de ce qui est ou de ce qui sera: il y a aussi l’image de toutes les formations mentales humaines et de toutes les choses qui veulent être prises en considération. C’est très-très intéressant. J’ai trouvé dans ces quelques pages la description du travail que j’ai fait toute ma vie pour tâcher de DÉCANTER tout ce qu’on voit. C’est si intéressant!

Et je ne suis sûre des choses que quand il y a un certain genre d’image; alors là, tout le monde pourrait me dire: «Les choses ne se sont pas passées comme cela», je dis: «Moi, mon image est là.» Et ce genre d’image-là est sûr, parce que j’ai étudié, étudié la différence de qualité, de texture des images. C’est très intéressant.


Au fond, de plus en plus, on voit que la Conscience suprême se sert de n’importe quoi, quand le moment est venu.

Dans ces «Entretiens», par exemple, tu voulais supprimer le mot «Douce Mère», parce que les gens là-bas ne comprendraient pas. Et puis juste, nous avons reçu une lettre de quelqu’un qui subitement a eu une très belle expérience en tombant sur ce mot «Douce Mère»: il a vu, senti tout d’un coup, cette présence maternelle d’amour et de compassion qui veille sur la terre. Le moment était venu et, juste, ça a fait son travail. C’est très intéressant.

Mentalement on dit: «Oh! ça ne va pas.» Et moi aussi, je suis portée à dire: «Ne publiez donc pas cela, ne parlez pas de ceci ou de cela.» Et puis je me suis aperçue que c’est une ânerie! et qu’il y a quelque chose qui utilise tout. Même ce qui peut nous paraître inutile – ou peut-être pire qu’inutile: nuisible –, ça peut servir très bien, tout d’un coup, à donner juste le bon choc à quelqu’un. C’est très intéressant.

15 octobre 1960

Je vois Z tous les jours, et il m’a demande: «Pourquoi ne faites-vous rien pour moi?»!! Je lui ai dit: «Chaque fois que vous venez, forcément je fais pour vous, je ne peux pas faire autrement!» Mais comme cela fait partie de son travail,1 ça ne compte pas!

Bien sûr, je ne lui dis pas: «Ah! maintenant nous allons méditer!...» Alors il faut que le jour de sa fête, je m’assoie et que je lui dise: «Maintenant, nous allons méditer» – Comme cela il est sûr. Quel enfantillage!

C’est très amusant: la chose en elle-même n’existe pas pour les gens; c’est leur attitude vis-à-vis de cette chose qui importe, ce qu’ils en pensent. Comme c’est drôle!

Chaque chose porte en elle-même sa vérité – sa vérité absolue, si lumineuse, si claire. Et si on est en rapport avec ça, tout s’organise merveilleusement; mais les hommes ne sont pas en rapport avec ça, ils sont toujours en rapport à travers leur pensée: la pensée qu’ils en ont, la sensation qu’ils en ont (ou quelquefois pire); mais le plus haut, c’est toujours la pensée qu’ils en ont. C’est cela qui fait tout ce mélange et tout ce désordre – les choses en elles-mêmes sont très bien, et elles deviennent une confusion.

19 octobre 1960

(Veille des fêtes rituelles consacrées chaque année en Inde à la déesse Kâli, l’aspect guerrier de la Mère universelle. C’est ce qu’on appelle le «Kâli-poudja»)

Elle est là depuis deux jours déjà et... oh! hier spécialement, elle était tellement... tellement dans une humeur – comme une batailleuse. Et je lui ai dit: mais enfin! pourquoi ne pas les changer par... par un excès d’amour?

Alors elle m’a répondu (je me souviens de sa réponse): «D’abord, un bon coup de poing dans la poitrine (elle n’a pas dit «sur le nez»!), un bon coup de poing dans la poitrine, et puis quand ils sont comme ça, suffoqués, ils sont prêts.»

C’est une opinion!


(A propos d’un tantrique)

Ces gens-là nient la réalité de tous les besoins physiques.

C’est très bien quand on est au bout, quand on est arrivé à être totalement maître de son corps par la conscience spirituelle. Mais jusque là, je ne suis pas d’accord – pas d’accord du tout.

C’est la même chose quand X. dit aux gens: «Je vous donne à manger, mangez.» Et il vous sert dix fois plus que vous n’en pouvez. On lui dit: «Mon estomac ne digère pas.» Il vous répond que c’est une blague: «Mangez, vous verrez bien!» Et en fait, là-haut, c’est-à-dire quand on est arrivé à la maîtrise, c’est parfaitement vrai. Mais il s’en faut de beaucoup! Lui-même est malade tout le temps.

Alors il vous répond: «Tout le monde est malade» – Ce n’est pas une raison.

C’est très bien de vous dire: si vous vivez dans l’Esprit, ce n’est pas comme ça. Ça, c’est très bien, mais... beaucoup plus tard. Moi, je suis en train, depuis deux ans, je suis en train d’apprendre cela, et je vois comme c’est difficile, et il ne faut pas se vanter. C’est une façon de se vanter que de dire: oh! moi, ça m’est égal. Ça ne doit pas vous être égal. Ce corps, ce n’est pas pour nous – ce n’est pas pour nous qu’on l’a donné: c’est pour faire le Travail, et par conséquent il faut que ça marche.

C’est cela qui m’irrite parfois: pourquoi ne pas avoir la maîtrise? On DEVRAIT avoir la maîtrise. Avec de la conscience, on devrait pouvoir être maître de son corps.

Oui, c’était justement cela, cette chose extraordinaire que Sri Aurobindo avait. Il ne faisait pas d’effort... Mais pour lui-même il ne l’a pas fait!

Mais ça, ça a été une chose impensable pour des êtres humains.

Il voulait s’en aller.

N’est-ce pas, il avait décidé de s’en aller. Et il ne voulait pas que nous sachions qu’il le faisait exprès parce qu’il savait que si, un seul moment, je savais qu’il le faisait exprès, j’aurais réagi avec une telle violence qu’il n’aurait pas pu partir!

Et il a fait cette chose... n’est-ce pas, de supporter tout cela comme si c’était une inconscience, une maladie ordinaire, simplement pour ne rien nous laisser savoir – et il est parti au moment où il fallait qu’il s’en aille. Mais...

Et je ne pouvais même pas penser qu’il était parti quand il était parti, là, en face de moi, tellement c’était loin... Et puis après, quand, sortant de son corps, il est entré en moi et que j’ai compris tout ça... C’est fantastique!

Fantastique.

C’est... c’est absolument, absolument surhumain. Il n’y a pas un être humain qui aurait été capable de faire une chose pareille. Et quelle – quelle maîtrise de son corps, absolue, absolue!

Mais pour donner aux autres... il vous enlevait les maladies comme ça (Mère fait un geste comme pour prendre la maladie du bout des doigts, tranquillement, et la sortir du corps). Cela t’est arrivé une fois, n’est-ce pas? Tu m’as dit que je l’avais fait pour toi – mais ce n’était pas moi: c’était lui qui l’avait fait... Il vous donnait la paix mentale comme ça (Mère fait le geste d’effleurer son front). N’est-ce pas, ses actions étaient absolument... Sur les gens, cela avait tout le caractère de la maîtrise totale... Absolument surhumain.

Un jour, il te dira tout cela lui-même.1

Maintenant je le sais.

C’est for-mi-dable...

Je voudrais bien te demander quelque chose... Pourquoi fallait-il qu’il s’en aille?

Ah! ça, on ne peut pas le dire.

(long silence)

On peut le dire, mais d’une façon tout à fait superficielle... C’est parce que, pour qu’il fasse imédiatement, c’est-à-dire sans quitter son corps, ce qu’il avait à faire, eh bien...

(silence)

On peut dire la chose comme cela: le monde n’était pas prêt. Mais pour dire la vérité, c’était l’ensemble des choses qui étaient autour de lui qui n’était pas prêt. Et alors, il a vu cela (c’est une chose que j’ai comprise après), il a vu que ça irait infiniment plus vite s’il n’était pas là.

Et il avait absolument raison, c’était la vérité.

Quand j’ai vu cela, n’est-ce pas, j’ai accepté. C’est quand j’ai vu cela, quand il m’a fait comprendre cela que j’ai accepté, autrement...

Il y a eu une période difficile.

(silence)

Ça n’a pas été long, mais ça a été difficile.

J’ai dit douze jours, quand il est parti, douze jours.2 Et au fond, j’ai donné douze jours pour l’Œuvre tout entière, pour savoir si... Extérieurement, j’ai dit: après douze jours, je vous dirai si l’Ashram (l’Ashram n’était qu’un symbole naturellement), si l’Ashram continue ou si c’est fini.

Et après (je ne sais pas, cela n’a pas pris douze jours: j’ai dit cela le 9 décembre, et le 12 c’était tout décidé, clair, vu, compris), le 12 j’ai vu des gens, j’ai vu du monde. On a recommencé toutes les activités seulement après douze jours à partir du 5 décembre. Mais le 12 c’était décidé.

Tout a été comme cela, en suspens, jusqu’au moment où il m’a fait comprendre la chose complète, tout entière... Mais ça, c’est pour plus tard.

C’est lui-même qui le dira, c’est vrai, plus tard.

22 octobre 1960

(Pavitra montre à Mère une photo de la maison qu’elle a occupée à Paris, rue du Val de Grâce)

Tiens, la maison du Val de Grâce! Ça a l’air d’être habité, il y a des rideaux aux fenêtres. J’ai habité là – une petite maison, toute petite, avec une chambre en haut.

Ici, c’est la cuisine; ici le salon, ici un atelier. Et alors, derrière la cuisine, il y avait une petite pièce qui me servait de salle à manger et qui donnait sur une cour. Entre cette salle à manger et la cuisine, il y avait une salle de bains et une toute petite antichambre. La cuisine est ici; il y avait trois marches, on montait, il y avait une toute petite antichambre et un escalier qui conduisait à la chambre. Et à côté de la chambre, il y avait un cabinet de toilette grand comme un mouchoir de poche.

Ça fait partie d’une grande maison. Il y a deux immeubles de sept étages des deux côtés, et la rue est ici.

Ce n’était pas grand. L’atelier était assez grand – une belle pièce... C’est là que je recevais madame David Neel: nous nous voyions presque tous les soirs.

Il y avait une grande bibliothèque dans l’atelier, tout le fond c’était la bibliothèque: plus de deux mille livres qui avaient appartenu à mon frère. Il y avait des collections entières de classiques. Et j’avais là toute ma collection des Revue Cosmique, et ma collection de cartes postales (c’était dans le bas). C’étaient surtout des cartes postales d’Algérie, de Tlemcen – à peu près deux cents. Mais il y avait cinq ans de Revue Cosmique. Et écrit dans un français! c’est amusant comme tout.

C’était dicté en anglais par la femme de Théon quand elle était en transe. Et il y avait là une personne, anglaise aussi, qui prétendait savoir le français comme un Français. Elle disait: «Moi, je ne me sers jamais d’un dictionnaire, on n’a pas besoin d’un dictionnaire.» Et alors elle vous faisait de ces traductions! Toutes les fautes classiques des mots anglais qu’on ne doit pas traduire comme cela, elle les faisait. Puis on m’envoyait ça à Paris pour que je le corrige. C’était littéralement impossible.

Il y avait ce Thémanlys, le camarade de mon frère au collège, qui écrivait des livres et qui était un paresseux d’esprit qui ne voulait pas travailler! Et alors il m’avait passé ça; mais moi, c’était impossible, on ne pouvait rien en faire. Alors il y avait de ces mots! II inventait tous les mots pour les sens subtils, les sens intérieurs: pour chacun il avait trouvé un mot – un barbarisme effroyable! Mais je m’occupais de tout: j’avais trouvé l’imprimeur, je corrigeais les épreuves – tout le travail, pendant longtemps.

C’étaient des histoires, des récits: l’initiation donnée sous forme d’histoires... Il y avait beaucoup de choses là-dedans, beaucoup. Elle savait beaucoup de choses. Mais c’était présenté d’une telle façon que c’était illisible.

Il y avait aussi une ou deux choses que j’avais écrites: des expériences que j’avais notées, et c’est pour cela que j’aimerais retrouver ces revues, parce que c’était assez intéressant; j’avais eu des visions que j’avais racontées à madame Théon, et elle m’avait donné l’explication. Alors j’avais donné le récit de la vision et l’explication. Ça, c’était lisible et intéressant, parce que le symbolisme était là.

(Pavitra:) Qu’est-ce que c’était, cette chronique de Kl?

Ce n’est pas «Ki», mais Chi, parce que c’était le fondateur de la Chine! – C’était fantastique, ces choses! L’histoire était presque enfantine, n’est-ce pas, mais il y avait là-dedans un monde de connaissances. Madame Théon était une occultiste extraordinaire. Elle avait des facultés inouïes, cette femme, inouïes.

C’était une petite femme, grasse, presque molle – on avait l’impression que si on appuyait, ça fondrait! Je me souviens, une fois... J’étais là-bas à Tlemcen avec le père d’André, qui était venu nous rejoindre – un peintre, un artiste. Et alors Théon portait une robe violet foncé. Et Théon lui dit: «Cette robe est pourpre» (c’était le mot purple anglais). L’autre lui répond: «Non, en français ce n’est pas pourpre: c’est violet.» Théon s’est braqué: «Quand je dis pourpre, c’est pourpre!» Et ils allaient se disputer tous les deux à propos de cette imbécillité. Moi, tout d’un coup, un éclair est sorti de ma tête: «Non, mais c’est ridicule!» – Je n’ai pas dit un mot, n’est-ce pas, mais c’est sorti de ma tête (je l’ai vu, cet éclair). Madame Théon s’est levée, elle est venue, elle s’est mise derrière moi (nous n’avons pas prononcé un mot, ni elle ni moi. Les deux autres étaient à se regarder comme des coqs en colère). Et elle a mis ma tête sur sa poitrine – j’avais tout à fait l’impression que j’entrais dans un édredon!

Et alors, jamais, jamais de ma vie je n’avais senti une paix pareille – c’était absolument lumineux, et doux... une paix, n’est-ce pas, une paix si douce, si tendre, si lumineuse. Après, elle s’est penchée à mon oreille et elle m’a dit: «Il ne faut jamais discuter avec son maître!» Ce n’est pas moi qui discutais!

C’était une femme merveilleuse, merveilleuse. Mais lui... enfin.

C’est amusant, cette maison du Val de Grâce; je ne sais pas pourquoi il y a quelque temps, tout d’un coup elle est venue comme ça... (à Pavitra) Quand cette photo est-elle arrivée?

C’était hier.

Tout d’un coup, la maison est venue comme cela, dans l’atmosphère. Je me suis dit: tiens! il y a quelqu’un qui pense à cette maison.


Je me suis occupée de ton sommeil cette nuit. Je t’ai vu et je t’ai dit certaines choses; je t’ai même donné des explications: «Tu vois, il faut faire comme ceci et comme cela...» Je t’ai dit aussi: «Un jour, nous méditerons ensemble.» Mais ce n’est pas exactement cela: tu m’avais parlé de cette difficulté dans ton mental physique qui tournait indéfiniment, et tu m’avais dit que ça venait pendant ton japa. Alors cette nuit, je t’ai dit: «Je voudrais qu’un jour, tu fasses ton japa avec moi, pendant quelques instants, pour que je puisse voir ce qui se passe en toi, dans ton mental physique.»

Mais je ne te parlais pas avec des paroles... Quand je vois, la nuit, toutes les choses ont une couleur et une vibration spéciales. C’est curieux, on dirait que c’est dessiné... Je me souviens, par exemple, quand je t’ai dit cela, il y avait une sorte de «patch», de tache blanche – blanc, absolument comme un papier blanc –, une tache qui était comme ça, bordée de rose, et puis il y avait cette fameuse lumière bleue dont je te parle toujours – bleu foncé – qui faisait comme un enveloppement. Et par-delà, c’était un grouillement: un grouillement de vibrations noires, gris foncé, comme ça, dans une agitation terrible. Je voyais et je t’ai dit: «Il faudrait une fois que tu répètes ton mantra devant moi et que je voie si je peux faire quelque chose pour ce grouillement.» Et alors, je ne sais pourquoi, tu as fait une objection, et cette objection c’était comme une langue de feu, rouge, qui est sortie du blanc et qui a fait comme ça (Mère dessine une arabesque). Alors je t’ai répondu: «Non, ne te tourmente pas, ça ne fait rien, je ne dérangerai rien!»1 (Mère rit avec malice)

Tout cela se passe dans un domaine qui est constamment actif, partout, et qui est comme une transcription mentale permanente de tout ce qui se passe physiquement... Ce ne sont pas positivement des pensées; quand je vois ça, je n’ai pas l’impression de penser, mais c’est une transcription... c’est un effet des pensées sur une certaine atmosphère mentale qui enregistre les choses.

Et je vois ça tout le temps maintenant. Quelqu’un parle, je fais quelque chose: je vois les deux en même temps – je vois la chose physique, n’est-ce pas, la parole ou l’action, et puis cette transcription colorée, lumineuse, en même temps. Les deux choses sont superposées. Si quelqu’un parle, par exemple (c’est d’ailleurs pour cela que, la plupart du temps, je ne sais même pas ce qu’on me dit!), ça se traduit comme cela, par des sortes d’images, de jeux de formes et de lumières ou de couleurs (pas toujours lumineux!). Je me souviens que la première fois que c’est arrivé, je me suis dit: «Mais c’est cela qu’ils voient, ces gens qui font de la peinture ultra-moderne!» Seulement, comme ils sont très incohérents, ce qu’ils voient est très incohérent!

Mais c’est comme cela: ça se traduit par des taches, des formes mouvantes, et c’est comme cela que ça s’enregistre dans le souvenir de la terre. Et c’est pour cela que quand les choses viennent de ce domaine dans la conscience active des gens, elles se traduisent pour chacun dans sa langue, avec ses mots et les idées auxquelles il est habitué – parce que cela n’appartient à aucune langue et à aucune idée: c’est l’empreinte exacte de ce qui se passe.

Maintenant je vois cela constamment.

Et c’est là aussi que je vois le résultat de cette confusion et de cette excitation dans l’Ashram: ça saute et saute et saute. Ça saute sur place. Il y a des machines comme cela qui trépident sans arrêt – exaspérant!


Depuis quelque temps, pendant mon japa, il y a un moment précis où quelque chose me prend et j’ai toutes les peines du monde à ne pas entrer en transe. Je me tiens debout pourtant. Généralement je marche, mais il y a certaines choses que je dis debout en m’appuyant sur la fenêtre – ce n’est pas un endroit pour entrer en transe! Et chaque fois, ça me prend exactement au même endroit.

Et hier j’ai vu, tout d’un coup, une immense tête vivante, comme ça, de lumière bleue – cette lumière bleue qui est la force, la force puissante dans la Nature matérielle (c’est de cette lumière dont les tantriques se servent). Et cette tête était faite entièrement de cette lumière, avec une sorte de tiare – une grande, grande tête, comme ça (Mère montre une coudée), et les yeux pas clos: baissés, comme ça. C’était absolument l’immobilité de l’éternité – le repos, l’immobilité de l’éternité. Une tête magnifique qui ressemblait à certaines images que l’on fait des dieux ici, mais c’était mieux que ça: quelque chose entre certaines têtes du Bouddha et... (probablement ces têtes doivent venir aux artistes). Le reste se perdait dans une sorte de nuage.

Et j’ai senti que c’était de là que venait cette espèce... oui, d’immobilité: tout s’arrête, tout-tout s’arrête. Un silence, une immobilité... Vraiment on entre dans l’éternité – je lui ai dit que ce n’était pas le moment!

Mais j’ai essayé de comprendre ce qu’il voulait... Depuis quelque temps c’est devenu difficile ici, à l’Ashram: tout le monde est pris d’une sorte de frénésie, d’une agitation fatiguée. Ils veulent tous me voir, ils m’écrivent tous. Ça fait une atmosphère tellement... Je réagis de mon mieux, n’est-ce pas, mais je n’arrive pas à leur passer ça pour qu’ils se tiennent tranquilles (plus on est fatigué, plus on devrait se tenir tranquille. On ne doit pas s’agiter, c’est effroyable!) Et alors j’ai vu; c’était comme si cette tête venait me dire: voilà ce qu’il faut leur donner.

Si je leur passais cela, ils auraient tous l’impression qu’ils deviennent stupides! et qu’ils perdent leurs facultés, qu’ils n’ont plus d’énergie. Parce que, pour eux, l’énergie, ils ne la sentent que quand ils la dépensent. Ils sont incapables de sentir l’énergie dans l’immobilité: il faut que ça bouge, il faut la dépenser. Ou alors il faut leur donner ça avec des coups de poing!

Je regardais ce problème hier; ça m’a occupée un peu toute la journée. Et certainement c’était comme si cette tête venait me donner une solution. Pour moi, c’est très facile, n’est-ce pas, tout de suite... trois secondes – tout s’arrête, tout. Mais les autres sont récalcitrants! Et je suis sûre pourtant, je suis sûre, je leur dis: «Mais détendez-vous, pourquoi êtes-vous comme ça, comme une pelote, détendez-vous! c’est la seule façon de ne pas être fatigué.» Alors imédiatement ils ont l’impression qu’ils vont perdre leurs facultés et tomber dans l’inertie – n’est-ce pas, le contraire de la vie!

Et certainement, c’est cela qui a orienté ma nuit, parce que j’ai commencé ma nuit en regardant ce problème: comment faire accepter cela? Parce qu’il ne faut pas non plus tomber dans l’autre extrême et qu’ils glissent de cette agitation fatiguée dans le tamas.2 Ça, c’est évident.

Mais le nombre de lettres que je reçois et de gens qui me disent: je n’ai plus envie de rien, je n’ai plus envie que d’une chose: dormir, ou me reposer, rester sans rien faire. Et ils se plaignent.

J’ai cette expérience, pour moi (pour moi, c’est-à-dire pour cet ensemble-ci – Mère désigne son corps), pour cette individualité-là: plus elle est tranquille et plus elle est calme, plus elle peut faire de travail et plus le travail est fait vite. Ce qui dérange le plus le travail et ce qui fait perdre du temps, ce sont toutes ces vibrations d’agitation qui tombent sur moi (n’est-ce pas, chacun qui vient me jette ça dessus). Et c’est cela qui rend le travail difficile: ça fait un tourbillon. Et dans le tourbillon on ne peut rien faire, rien, c’est impossible. On essaye de faire quelque chose de matériel: les doigts sont maladroits; on essaye de faire quelque chose d’intellectuel: les pensées sont emêlées et on ne voit plus clairement. J’ai fait cette expérience: quand cette atmosphère agitée est là et que je veux regarder un mot dans le dictionnaire, par exemple, tout saute (j’ai la même lumière pourtant, et la même loupe), je ne vois plus rien, tout saute! et je passe les pages et le mot n’existe pas dans le dictionnaire! Alors je reste tranquille, je fais... (Mère fait le geste de faire descendre la Paix), ça prend une demi-minute, puis j’ouvre le dictionnaire: juste à l’endroit, le mot me saute aux yeux! Et je vois clair, distinctement. Par conséquent j’ai une preuve indiscutable que si on veut faire quelque chose convenablement, il faut d’abord être calme – mais pas être calme seulement soi-même: ou s’isoler ou être capable d’imposer un calme à ce tourbillon de forces qui vient sur vous de partout tout le temps.

Tous les professeurs sont en train de vouloir lâcher l’école – fatigués! C’est-à-dire qu’ils vont commencer l’année avec la moitié des professeurs partis. Et c’est absolument cela: ils vivent dans une tension constante, ils ne savent pas relax... se détendre. Ils ne peuvent pas agir sans agitation!

Je crois que ce que cette tête venait me dire, c’est justement le défaut de l’Ashram: tout s’y fait dans une agitation, tout, tout. Et alors, c’est tout le temps la comédie des erreurs: l’un parle, l’autre n’écoute pas et répond de travers, et rien ne se fait. L’un demande, l’autre répond autre chose – ouf! c’est une con-fu-sion effroyable.

(silence)

Si nous méditions un peu.

Mets-toi selon ton habitude et... tu oublies que je suis là!

(Après la méditation)

Je vais te dire ce que j’ai vu, c’est très intéressant. D’abord, partant de là (Mère désigne la poitrine), comme un épanouissement qui ressemblait à une queue de paon, de toutes les couleurs; mais c’était de la lumière, et très-très délicat, très fin, comme ça (geste). Puis c’est monté et ça a formé vraiment comme un paon lumineux, au-dessus, et ça s’est installé. Puis, de là (poitrine) est monté, tout droit, comme une épée de lumière blanche. C’est monté très haut, et ça a fait comme une étendue très vaste et comme un appel – c’est ce qui a duré le plus longtemps. Et puis en réponse, ça a été une véritable pluie, comme des... (beaucoup plus fin que des gouttes) de lumière dorée – blanche et dorée – avec des nuances: quelquefois plus blanc, quelquefois plus doré, quelquefois avec un peu de rose. Et tout ça descendait, descendait en toi. Et ici (Mère désigne la poitrine), ça se changeait en cette même lumière bleu foncé, avec un poudroiement de lumière verte, vert émeraude, dedans. Et alors à ce moment-là, quand c’est arrivé ici (à la hauteur de la poitrine), il y a eu un nombre de petites divinités comme de l’or vivant – de l’or sombre vivant – qui sont arrivées, comme ça, et puis qui t’ont regardé. Et au moment où elles ont regardé, alors juste au centre de toi, il y avait l’image de la Mère – pas telle qu’on la voit dans les images, mais telle qu’elle est dans la conscience indienne... mais très tranquille et pure et lumineuse. Et alors, ça s’est changé en un temple, et dans le temple, il y avait encore comme une image de Sri Aurobindo et une image de moi – mais des images vivantes, et un poudroiement de lumière. Puis c’est devenu un magnifique édifice et ça s’est installé, comme ça, avec une puissance extraordinaire. Et c’est resté immobile.

Ça, c’est l’image de ton japa.

Il est beau.

J’ai dû arrêter parce qu’il y a quelque chose comme le temps qui existe ici – c’est dommage!

Mais c’est très bien.

Et ça ne doit pas être difficile de tenir ça tout le temps.

Je n’ai pas vu que tu t’occupais de ces choses du mental physique dont tu parlais. D’ailleurs, j’avais fait ça d’abord (geste de nettoyage de l’atmosphère) au commencement, pour que rien ne vienne déranger... Tu as senti quelque chose?

J’ai senti que tu étais là. J’ai senti ta Force.

Ah! tu as senti.

Oui, bien sûr, très fort! A un moment, très-très puissant!

(Mère rit beaucoup)... Mais il est joli, ton japa. Oh! c’est tout un monde qui s’organise, et vraiment harmonieux, puissant, beau.

C’est très bien. Si tu veux, de temps en temps, nous ferons ça pendant quelques minutes. Ça a été très... comment dire?... très plaisant pour moi. On se sent confortable, un peu sorti de toute cette bouillie! J’étais bien contente.

Si tu veux prévenir ces dérangements dans ton mental physique, quand tu t’asseois pour le japa... Tu connais ma force, n’est-ce pas? eh bien, tu la mets autour de toi comme ça, douze fois, depuis le haut jusqu’en bas.

25 octobre 1960

Il y a une vague noire sur l’Ashram. L’origine en est assez particulière et très intéressante:

S. a de la famille à Bombay, un neveu; et un jour de la fin du mois d’août ou du commencement de septembre, il est venu me raconter une histoire extraordinaire, d’un neveu (il m’a apporté la photo: le neveu a l’air d’un médium, d’ailleurs) qui avait disparu. Il est revenu le surlendemain, je crois: on l’avait trouvé dans un train, en état hypnotique; quelqu’un l’avait secoué heureusement et, tout d’un coup, il s’est réveillé: «Pourquoi suis-je ici, qu’est-ce que je fais ici?» (Il n’avait pas l’intention de voyager, n’est-ce pas; il était sorti de chez lui pour se rendre dans une maison voisine, à Bombay). Il est donc revenu chez lui sans savoir ce qui lui était arrivé. Et il était tout à fait comme ça, bizarre.

Quelques jours plus tard, le neveu devait se rendre quelque part, je ne sais où; il va à la gare – revient plus. Impossible de savoir ce qu’il est devenu, il ne revient plus. Les jours passent, la famille se décide à m’envoyer une photo et à me raconter l’histoire en me disant que ce devait être la suite du premier incident quand on l’avait trouvé dans cet état hypnotique (ce devait être des gens qui font de l’hypnotisme), et ils me demandent: où est-il, que lui est-il arrivé?

Tout cela se passait juste le jour du départ de X.1 J’ai donc dit à S.: «Allez avec votre lettre, votre photographie et racontez l’histoire à X.» X. a consulté un livre, a fait un petit japa, tout petit, pendant quelques secondes, et il a dit: «Oh! il reviendra avant le 26 septembre, mais prévenez Mère, qu’elle s’en occupe.» Alors je me suis concentrée un peu, comme ça.

Au bout d’une quinzaine de jours (c’est-à-dire à peu près une dizaine de jours avant le 26 septembre), autre nouvelle: le frère aîné de ce garçon, qui habite Ahmedabad (pas à Bombay), était venu voir le père, la mère et la grand-mère (il y a aussi une grand-mère) et il demande des nouvelles de son frère. Il était venu avec un ami. On lui explique: «Ton frère a disparu, nous ne savons pas ce qu’il est devenu.» Ils décident donc de faire des recherches: «Nous allons le retrouver.»

Avant de s’en aller, la veille du départ, l’ami du frère aîné annonce qu’il va rendre visite à la grand-mère (elle habitait peut-être à cent mètres de là). Il sort – revient plus. Disparu.

Ils sont terriblement inquiets, n’est-ce pas; on se demande ce qui est arrivé. J’ai fait écrire à X., je me suis concentrée et, quatre jours après, le garçon (c’est-à-dire l’ami du frère aîné) revient dans un état lamentable: blanc, maigre, pouvant à peine parler. Et il raconte son histoire:

Avant d’aller chez la grand-mère, en cours de route, il était passé devant la gare et il est entré pour boire quelque chose. Pendant qu’il buvait, deux individus qui se trouvaient là se sont mis à jouer avec des boules devant lui. Il a regardé. Et soudain, il s’est senti tout à fait mal à l’aise: il a voulu s’en aller et il a couru vers une sortie qui donnait sur les voies de chemin de fer – c’était fermé, pas pu sortir. Et ces deux individus étaient là, derrière lui – tout d’un coup il a perdu connaissance: «Je ne sais plus ce qui m’est arrivé.»

Il s’est réveillé dans une gare, quelque part entre Bombay et Poona, et il a commencé par leur dire qu’il avait faim (il était avec ces deux individus). Ils lui ont donné des coups de poing dans le ventre et mis un mouchoir sur le nez – parti encore! A Poona, il s’est réveillé (il n’avait plus faim!), on lui a encore mis un mouchoir sur le nez. Et ça a duré comme cela: ils lui ont donné beaucoup de coups de poing. Quand il s’est réveillé dans la campagne, aux environs de Poona, quatre hommes étaient autour de lui en train de discuter dans une langue qu’il ne connaissait pas (lui, connaît le Goudjérati). Sans doute parlaient-ils une autre langue, je ne sais laquelle – ils étaient noirs, paraît-il. Il ne comprenait pas, mais à des signes certains, il a vu qu’ils étaient en train de discuter pour savoir s’ils allaient le tuer ou non. Finalement, ils lui ont dit (probablement dans une langue qu’il comprenait): «Ou tu fais partie de notre bande, ou nous te tuons.» Il a répondu par un grognement pour ne pas s’engager. Les autres ont décidé d’attendre le chef (le chef n’était donc pas là): «Nous déciderons quand il sera là.» Et pour être plus sûr: de nouveau quelques coups de poing dans le ventre et le mouchoir sur le nez – parti!

Quelques temps après (il ne sait pas combien de temps, parce qu’il n’a su le temps que quand il est rentré), il se réveille dans une maison basse, en pleine campagne, assez sombre, où ils étaient cinq et non plus quatre. Ils étaient en train de manger. Alors il a fait bien attention de ne pas bouger. Ils étaient surtout en train de boire (c’est un endroit où il y a la prohibition). Quatre étaient déjà ivres mort. Il s’est soulevé pour voir. Le cinquième qu’il ne connaissait pas (ce devait être le chef) n’était pas encore ivre mort; quand il a vu que le garçon remuait, il a poussé un grognement terrible; alors le pauvre s’est aplati dans son coin, il n’a plus bougé – il a attendu. Au bout de quelque temps, le cinquième (il y avait encore une bouteille qu’il a bue) était lui aussi ivre mort. Alors quand il a vu qu’ils étaient tous profondément endormis, il s’est levé avec grand soin et – il dit qu’il a couru pendant une heure et demie!... Un garçon plein de coups de poing et qui n’avait pas mangé depuis quatre jours! Ça, je crois que c’est un miracle.

Il a couru pendant une heure et demie et il s’est retrouvé à la gare de Poona, sait pas comment. Il a pris le train et il est rentré à Bombay, sachant à peine comment il avait réussi à faire.

Quand j’ai su cette nouvelle, tout de suite j’ai pensé: «Bon, ce garçon a attrapé la formation que X. avait faite pour l’autre,2 et il est revenu avec.» Parce que c’est vraiment miraculeux qu’il ait pu réussir. Et l’autre, le neveu, est resté en plan, introuvable. Mais il est évident que c’était la même bande et le même procédé.

La police est donc intervenue; on a voulu l’emmener là-bas dans la campagne de Poona (naturellement je pense qu’ils l’ont soigné entre-temps). On n’a pas pu en tirer grand-chose: il paraît qu’à tous les endroits où il se souvenait avoir vu ces gens, quand il disait qu’il les avait vus, il s’évanouissait. Finalement on me raconte l’histoire et ces pauvres gens eux-mêmes m’écrivent: «Quels sont ces démons qui ont un pouvoir si grand que cela résiste au pouvoir de Mère et de X., et qui gardent notre fils?» On a donc encore prévenu X. qui a dit, sachant l’histoire de l’ami du frère aîné: «Ah! maintenant je sais où est l’autre et j’espère que ça ne va pas durer trop longtemps.» Mais le 26 septembre était passé – désespoir général dans la famille. On m’écrit. Je me suis concentrée.

C’était juste avant Dourga poudja,3 ou juste après, je ne sais plus (les dates et moi, ça ne va pas!) – non, c’était après Dourga. Alors je suis entrée dans une profonde concentration et j’ai vu que, en effet, il y avait là un pouvoir râkshasique4 très puissant et dangereux. Et là-haut, dans ma chambre, quand je me suis mise à marcher pour mon japa (j’avais pensé un peu à cette histoire et tâché de demander que quelque chose soit fait), je vois tout d’un coup Dourga devant moi, comme ça, qui lève une lance de lumière blanche – la lance de la lumière qui détruit les forces adverses – et qui frappe dans un tas noir de gens qui grouillaient.

Mais alors est venue une réaction... effroyable! J’ai été un jour, pas tout à fait aussi malade mais presque aussi malade qu’il y a deux ans5 (c’est-à-dire que ce devait être le même mantra qui avait été utilisé). N’est-ce pas, moi qui ne vomis jamais... des vomissements terribles – tout ce qui était dedans sortait! Seulement, j’ai un peu plus d’expérience qu’il y a deux ans (!) alors ça s’est arrangé... Ça m’est arrivé ici, en bas, dans l’après-midi. Je suis remontée tout droit dans ma chambre (je n’ai vu personne cette après-midi là) et je suis restée en concentration pour chercher à savoir ce qu’il y avait. J’ai vu que ça venait de là, que c’était le choc en retour de ces gens qui essayaient de se défendre.

J’ai fait le nécessaire.

Mais le malheur, c’est que cela s’est répandu sur l’Ashram, sur tout le monde – une vague noire partout. Enfin c’était assez... ennuyeux.

Mais quatre jours après, téléphone: le garçon est retrouvé à Ahmedabad, et on le ramène à Bombay.

L’histoire du garçon... fantastique! Elle est fantastique. Il était maigre, blanc, la tête vide. Je ne me souviens plus de tous les détails, mais finalement c’était la même histoire: aussi dans une gare il a été pris comme cela; il a vu des gens; un état hypnotique; et puis il ne sait plus ce qui lui est arrivé, plus du tout. Je ne sais pas si pour lui on s’est servi aussi d’un mouchoir, mais on l’a «hypnotisé». On lui a aussi donné des coups de poing quand il demandait à manger. Mais après cela, plus faim du tout! Ils lui ont comme enlevé l’envie de manger – même s’il y avait de la nourriture, il n’y touchait pas. Et la tête absolument vide.

Il se souvient pourtant qu’ils lui répétaient: «Tu n’as pas de famille; ce nom-là n’est pas ton nom; tu t’appelles par tel autre nom (ils lui avaient donné un autre nom); tu es tout seul et tu dépends exclusivement de nous.» Mais alors probablement, ce garçon devait avoir une conscience un petit peu plus profonde, car, bien que sa tête ne marchait pas extérieurement, il y avait quelque chose au fond qui était capable d’observer et de se souvenir.

Finalement, ils l’ont mis comme garçon de bar dans un petit café d’Ahmedabad, près de la gare. Il se trouve même qu’un jour son frère et l’ami de son frère sont passés par là (il se souvient vaguement de les avoir vus) mais il n’était pas capable de les appeler ou de se faire reconnaître. Une fois aussi, il a essayé de partir et il s’est dirigé vers la gare, mais au bout d’un moment il ne pouvait plus marcher, il était arrêté net par quelque chose (il ne savait pas quoi) et il a dû revenir. C’était comme cela, un état tout à fait... particulier. Mais un jour, un ami du frère est venu boire dans ce café, et c’est lui, ce garçon, qui a servi la boisson. Il était très changé mais l’autre l’a reconnu tout de même et lui a demandé: «Comment t’appelles-tu?» Il a vu que le garçon était comme hébété et ne répondait pas. Alors il n’a rien dit, il a couru tout de suite chez le frère aîné, ils sont venus, ils ont pris le garçon dans un coin et ils lui ont lavé la figure avec de l’eau de Seltz. Il paraît alors qu’il a commencé à être un peu plus vivant. Puis ils l’ont emmené et on a averti la police.

Plus de détails, je n’en ai pas encore...

(Deux mois plus tard, Mère a donné les détails de l’histoire, que nous introduisons ici, en parenthèse:)

J’ai su les détails: ce garçon devait aller à la gare et il est entré dans un magasin de chaussures, juste à côté de la gare, pour acheter une paire de sandales. Et quand il est entré, il a vu là un homme qui était en train de choisir des souliers de femme! Ça lui a paru drôle: «Qu’est-ce que c’est que cet homme qui achète...» et il a regardé – et tout d’un coup, plus rien. Il a perdu connaissance et il ne sait plus ce qui lui est arrivé. Mais c’est comme cela que l’histoire a commencé: un homme qui choisissait des souliers de femme dans une boutique! Il devait faire des choses étranges – exprès probablement – pour attirer l’attention des gens. Naturellement le garçon s’est mis à regarder avec intérêt et ça a été fini – tout d’un coup, blanc, plus rien! Et il s’est retrouvé longtemps après, tout à fait ailleurs, dans le train avec cet homme. C’est lui qui a donné ces détails: il est ici en ce moment avec sa mère; ils sont venus remercier. C’est un gentil garçon, mais ça lui a laissé une anxiété, surtout quand il parle de ces choses. Il essaie d’oublier. Il m’a dit qu’il voulait entrer dans l’armée et m’a demandé ma permission. C’est un garçon qui sent le besoin de la force et il a eu l’impression que d’être incorporé dans cette force serait pour lui très bien (bien sûr, il ne m’a rien dit de tout cela, il n’est pas conscient à ce point. Mais c’est cela qu’il sent: le besoin d’être soutenu par une organisation de force). Alors je l’ai encouragé, j’ai dit: très bien. Sa mère n’était pas trop heureuse! Elle avait l’impression qu’il tombait de Charybde en Scylla!

Autre détail curieux: après lui avoir enlevé l’envie de manger et l’avoir mis dans ce bar, ils lui ont dit: «Maintenant, il faut que tu manges.» Il a donc essayé de manger et, pendant quatre jours, tout ce qu’il prenait, il le vomissait, tout noir! Après, il a pu recommencer à se nourrir un peu. C’est une histoire fantastique!


(La conversation reprend ici)

...Mais j’ai été intéressée surtout par le fait que j’ai senti le danger que représentait ces gens – non pas parce que c’étaient des brigands, mais parce qu’ils avaient un pouvoir: des brigands avec un pouvoir, et d’après ce que j’ai vu, il m’a semblé que ce n’était pas seulement un pouvoir hypnotique. Il devait y avoir une force tantrique là-dedans, autrement ils ne seraient pas aussi puissants, et surtout si puissants à distance. Je me suis dit: il faut qu’ils soient attrapés. Et c’est pour cela que... (ça continuait à travailler, n’est-ce pas). Et hier a paru dans le journal qu’une bande de cinq hommes, huit femmes et une demi-douzaine d’enfants, avait été prise à Allahabad se servant de moyens que le journal qualifie de «mesmériques», pour voler les gens, les attaquer, etc., et qu’ils ont été arrêtés par la police (ils travaillaient à Poona, ils travaillaient à Bombay, ils travaillaient à Ahmedabad, et c’est à Allahabad qu’ils ont été pris). Probablement, quand ils se sont aperçus que le garçon était parti, ils ont pris peur et ils se sont enfuis dans le Nord. Et à Allahabad ils ont été arrêtés – j’avais fait une très forte formation, j’avais dit: il faut qu’ils soient pris.

Maintenant, je suis sans autres nouvelles... N’est-ce pas, on les attrape, on peut les empêcher de faire du mal extérieurement, mais leur pouvoir est là. Il va falloir être... Et tout le monde ici dit la même chose: comme un voile noir d’inconscience qui est tombé sur nous. Même ceux qui n’ont pas l’habitude de ces choses ont senti. Je suis en train de nettoyer l’endroit – ça donne du mal. Tout est sens dessus dessous.

J’ai fait prévenir X. Mais je ne lui ai pas dit ma difficulté (ce mantra qu’ils ont jeté sur moi pour me tuer), je ne lui ai rien dit du tout. Parce qu’il avait insisté, il avait dit dès le début: «Il faut que Mère s’en occupe, c’est la grâce de Mère qui peut les sauver.» Et j’ai compris: c’était juste au moment de Dourga qu’ils faisaient leur coup; j’ai compris qu’il fallait que Dourga intervienne. Voilà l’histoire.

Chez X. non plus ça ne va pas: ça grince partout. Probablement c’était très important... J’ai l’espoir que ça peut changer quelque chose.

Mais normalement, ce mantra leur retombe dessus?

C’est évident: ça leur retombe dessus. Ça doit être assez mauvais pour eux, mais c’est tant pis! Ça, ils n’échapperont pas.

Je ne sais pas ce qui va leur arriver... Ils ont dû tuer un certain nombre de gens, n’est-ce pas. Si on le découvre, leur compte est bon, on sera débarrassé – ils deviendront des petits démons sans corps! C’est moins dangereux.

A moins qu’ils ne se réincarnent ailleurs. Il y a toujours des gens pour accepter les démons, c’est cela qui est ennuyeux!

(A peine Mère avait-elle fini de raconter cette histoire que, par une «coïncidence» curieuse, quelqu’un est venu lui apporter un portrait qui avait été dessiné par P.K., l’un des peintres de l’Ashram. Il faut dire que quelques jours auparavant, en pleine nuit, à deux heures du matin, alors qu’il y avait un orage et des éclairs d’une violence tout à fait inusitée, P.K. a vu tout à coup dans le ciel, au milieu des éclairs, une tête assez formidable, démoniaque, devant lui. N’ayant rien d’autre sous la main, il a hâtivement dessiné sa vision sur une ardoise d’écolier, à la craie. C’est ce portrait que l’on vient d’apporter à Mère. Regardant le portrait, Mère remarque:)

Tiens, P.K. est donc voyant! C’est bien lui, c’est cet être qui était derrière ces gens. C’est pour cela qu’ils avaient tant de pouvoir. Et il est venu ici à cause de cela: il était furieux. Un beau démon!

Je l’ai vu aussi cette nuit-là, et il disait: «You fools with your small crackers (c’est l’époque des fêtes de «Dipavali», la fête des lumières, où les gens ont l’habitude de faire partir toutes sortes de pétards), I will show you what real crackers are!»6 – et ces éclairs d’une violence surprenante... Oh! il a dit toutes sortes de choses, annoncé des catastrophes... Mais ce sont des histoires très complexes et je ne veux pas entrer ici dans les détails.

(Quelques jours plus tard, Mère a ajouté encore ceci:)

Il y a un enfant ici qui a attrapé la fièvre rien qu’à regarder ce portrait!7

Moi, je n’ai pas osé le regarder longtemps!

Oh! c’est effrayant! Il y a un petit ici, je ne sais pas qui a eu la stupide idée de lui montrer cela, mais quand il l’a vu, il a eu la fièvre pendant trois jours, il a été pris de frissons terribles. Et je crois bien que le peintre a été malade aussi après avoir fini son dessin!


Peu après

Et toi, la santé va mieux? [le disciple était souffrant]

Quand il faut faire glisser presque sept heures de japa dans une journée, ça fait une vie un peu extravagante!

C’est tellement en contradiction avec non seulement l’éducation mais la formation des êtres d’Occident! Pour un Indien, un Indien moderne, ce serait très difficile, mais pour ceux qui ont gardé la vieille tradition ce ne serait pas difficile. Les enfants qui ont été élevés dans un monastère ou près d’un gourou, c’est facile pour eux...

(silence)

J’ai regardé, j’ai vu quel était le domaine qui dépend de la pensée – le pouvoir de la pensée sur le corps –, c’est formidable! On n’imagine pas à quel point c’est formidable. Même une pensée qui est subconsciente et quelquefois inconsciente, ça agit, ça provoque des résultats fantastiques!... J’ai étudié cela. Depuis deux ans, je suis à étudier cela en détail – c’est incroyable! Si un jour j’ai le temps d’expliquer tout cela, ce sera intéressant...

Des toutes-toutes petites réactions mentales ou vitales, toutes petites, qui dans notre conscience ordinaire paraissent n’avoir aucune espèce d’importance – ça agit sur les cellules du corps, et ça peut créer un désordre... N’est-ce pas, quand on observe attentivement, on s’aperçoit tout d’un coup d’un tout petit malaise, trois fois rien (si on est occupé, on ne s’en rend même pas compte), et alors si on suit le malaise, pour voir, on s’aperçoit que ça venait de quelque chose qui, dans notre conscience active, est imperceptible et «sans importance» – ça suffit à créer un malaise dans le corps.

C’est pour cela que, à moins qu’on ne soit à volonté et constamment dans ce qu’ils appellent ici la conscience du Brahman, c’est pratiquement impossible à contrôler. Et c’est cela qui donne l’impression que certaines choses arrivent dans le corps, qui sont indépendantes de... non seulement de notre volonté mais de notre conscience – ce n’est pas vrai.

Seulement il y a tout ce qui vient du dehors – ça, c’est le plus dangereux. Constamment, constamment: on mange, on attrape... quelle masse de vibrations! Vibrations de la chose que l’on mange, quand elle était vivante (il en reste toujours), vibrations de la personne qui l’a cuite, vibrations de... N’est-ce pas, tout le temps, tout le temps, ça n’arrête pas – on respire, ça rentre. Naturellement, quand on se met à parler à quelqu’un ou à se mêler aux gens, là on devient un peu plus conscient de ce qui vient, mais même quand on est assis comme ça, immobile, sans s’occuper des autres – ça vient! C’est une interdépendance presque absolue, l’isolement est une illusion... On peut, en forçant son atmosphère (Mère fait le geste de dresser un rempart autour d’elle), on peut tenir ces choses en partie à distance, mais rien que cet effort pour les éloigner, cela crée aussi des (je suis en train de penser en anglais et de parler en français!) ça crée des «disturbances» (dérangements). Enfin, tout cela maintenant, c’est vu.

Mais je sais d’une façon absolue que si on peut maîtriser toute cette masse du Mental physique et y apporter la conscience du Brahman d’une façon continue, on peut, on est le maître de sa santé.

Et c’est pour cela que je dis aux gens (non pas que j’espère qu’ils pourront le faire, en tout cas maintenant, mais il est bon de le savoir), je leur dis que ce n’est pas une fatalité, que ce n’est pas une chose qui échappe complètement à notre contrôle, que ce n’est pas une sorte de «Loi de la Nature» sur laquelle nous n’avons aucun pouvoir – ce n’est pas ça. Nous sommes vraiment les maîtres de tout ce qui a été rassemblé pour créer notre individualité passagère; et le pouvoir de contrôle nous est donné, si nous savons nous en servir.

C’est une discipline, une tapasya8 formidable.

Mais c’est bon de le savoir pour ne pas avoir cet écrasement que l’on a quand les choses sont encore tout à fait en dehors de votre contrôle, cette espèce de sens de la Fatalité qu’ont les gens: ils naissent, ils vivent, ils meurent et c’est la Nature écrasante et nous sommes les jouets de quelque chose qui est beaucoup plus grand, beaucoup plus fort que nous – ça, c’est le Mensonge

En tout cas, pour moi, pour mon yoga, c’est seulement quand j’ai su que je suis le Maître de tout (si je sais être ce Maître et je me laisse être ce Maître, si l’imbécillité extérieure consent à se tenir à sa place), alors j’ai su qu’on pouvait maîtriser la Nature.

Il y a aussi cette vieille idée des religions d’origine chaldéenne et chrétienne, de ce Dieu-là devant lequel on est quelque chose qui ne peut pas avoir de vrai contact – un abîme entre les deux. Ça, c’est terrible.

Ça, il faut absolument que ça cesse.

Parce que jamais la terre et les hommes ne pourront changer avec cette idée-là. C’est pour cela que j’ai dit bien souvent que cette idée-là était l’œuvre des Asouras;9 c’est avec ça qu’ils ont dominé la Terre.

Tandis que quel que soit l’effort, quelle que soit la difficulté, quel que soit le temps qu’il faille y passer, quel que soit le nombre de vies, il faut savoir que tout cela n’a aucune importance: on sait qu’on est le Maître, et que le Maître et soi-même c’est la même chose. Tout ce qu’il faut, c’est... le savoir intégralement, que rien ne le démente. Ça, c’est la sortie.

C’est pour cela que je dis aux gens: «C’est de votre vie intérieure (intérieure intermédiaire, n’est-ce pas, parce que ce n’est pas le plus profond) que dépend votre santé.»

Depuis deux ans, j’accumule les expériences dans les détails les plus minimes, les choses qui peuvent paraître les plus futiles: il faut consentir à cela, ne pas avoir la manie des grandeurs; savoir que c’est dans le tout petit effort pour créer dans quelques cellules une attitude vraie qu’on peut trouver la clef.

Seulement, quand on rentre dans la conscience ordinaire, ces choses sont tellement subtiles, elles demandent une observation tellement scrupuleuse que c’est cela qui légitime les gens (qui paraît légitimer les gens) dans leur attitude: «Oh! c’est la Nature, c’est la Fatalité, c’est la Volonté divine.» Mais avec cette conviction-là, le «Yoga de la Perfection» est impossible, ça paraît une utopie fantastique – mais c’est FAUX. La vérité est tout autre.

(long silence)

...Quand je dis à quelqu’un: «Je m’occuperai de toi», tu sais ce que je fais? – J’associe son corps au mien. Et alors tout le travail est fait en moi (dans la mesure où c’est possible, n’est-ce pas. Essentiellement c’est possible, mais il y a une relativité dans les possibilités parce que le temps compte; mais dans la mesure où c’est possible...) Et alors, ça m’intéresse beaucoup de faire des recoupements et de savoir les résultats de mes interventions – pas pour me glorifier (il n’y a pas de quoi se glorifier!) – mais pour l’étude scientifique du problème: savoir comment se guider, comment discerner, qu’est-ce qui est actif, qu’est-ce qui ne l’est pas, quels sont les moyens d’approche, etc.?

Et même si on ne se sent pas très bien, eh bien, à ce moment-là, si on est capable de se dire: «Ça ne fait rien; ce qu’on a à faire, on le fera» (c’est cette espèce de peur de ne pas pouvoir faire qui est ennuyeuse), si à ce moment-là on peut sincèrement se dire «Non – avoir cette confiance dans la grâce divine – non, ce que j’ai à faire, je le ferai et on me donnera le pouvoir de le faire, ou on créera en moi le pouvoir de le faire», ça c’est l’attitude vraie.

Je sens que tu me donnes ça.

30 octobre 1960

(Après une méditation avec Mère. Notons qu’au début de l’entrevue, Mère avait donné au disciple un petit portefeuille de cuir représentant une fresque d’Egypte.)

Laisse-moi voir ce portefeuille... (Mère regarde) Ça n’a rien à voir avec ça.

Dès que la méditation a commencé, j’ai vu des scènes de l’Egypte ancienne tout à fait familières. Et toi, tu étais un peu différent, mais tout de même très semblable... La première chose que j’ai vue, c’est leur dieu qui a une tête comme ça (geste comme un museau), avec un soleil au-dessus de la tête. Une tête d’animal, une tête foncée avec... – je connais TRÈS BIEN, mais je ne sais pas quel animal c’est exactement. Il y en a une, c’est l’épervier, n’est-ce pas, et l’autre c’est une tête... (Mère refait le même geste)

Comme un chacal?

Comme un chacal, oui, comme ça. Oui, c’était ça. Avec une espèce de lyre au-dessus de la tête, et puis un soleil.1

Et ce dieu était très étroitement en relation avec toi, presque comme si vous étiez fondus: à la fois tu étais comme un prêtre du sacrifice, et en même temps il rentrait en toi.

Et ça a duré (c’est ce que j’ai vu le plus clairement et ce dont je me souviens le mieux). Mais il y avait beaucoup, beaucoup de choses – des vieilles choses que je connais –, et certainement une relation très étroite que nous avons eue ensemble dans les temps d’Egypte, à Thèbes.

C’est la première fois que je vois ça pour toi – très-très...

Juste au commencement, je me suis dit: est-ce que par hasard c’est le souvenir de ce portefeuille? J’avais l’impression que je t’avais donné une chose d’Egypte, je ne me souvenais plus de l’image – je suis contente que ce ne soit pas cela!... C’était juste une hésitation, je me suis dit: pourquoi? Et alors il m’est venu que tout, toutes les choses, même celles qui paraissent contingentes, sont toutes organisées par la même Conscience et pour les mêmes fins – ce qui est évident.

Mais c’était intéressant, alors j’ai commencé à regarder, et j’ai vécu la scène, toutes sortes de scènes: des scènes d’initiation, de culte, etc., pendant longtemps... Et alors ça, ça s’est levé et il est descendu une lumière beaucoup plus forte que la dernière fois [pendant la dernière méditation], dans un silence admirable. (Je dois dire qu’au commencement, la première chose que j’ai faite, c’est de tâcher d’établir un silence autour de toi, de t’isoler des autres choses et de garder ce mental tranquille: il y a eu des petits sursauts, mais quand cette lumière est descendue...) Et c’est descendu d’une façon tout à fait hiératique, et (comment dire?)... égyptienne de caractère – très occulte, très occulte, et très-très défini, très précis, comme ça (geste désignant comme un bloc de silence qui descendait).

Et puis il y a eu un long moment de contemplation absolument immobile. Avec quelque chose qui m’échappe maintenant – ça me reviendra peut-être.

Puis tout d’un coup, je suis entrée dans une petite transe, comme ça. Et là-dedans je t’ai vu, mais tu étais... comment dire... tu n’étais pas physiquement sur le même plan qu’un certain Monsieur que j’ai vu (je l’ai vu d’une façon très concrète: il était un peu grand, large d’épaules; pas très grand mais large d’épaules, avec un costume foncé, européen). Et alors il t’a pris les deux mains et il les a secouées avec un enthousiasme! (mais toi tu étais comme ça, indifférent, tel que tu es maintenant, habillé à l’indienne et en posture de méditation). Il a pris tes deux mains et il les a secouées! Et alors j’ai entendu distinctement les mots: «Félicitations, c’est un grand succès!» (il s’agissait de ton livre2). Et en même temps, j’ai vu toutes sortes de gens et de choses qui avaient été touchés par le livre – des gens de toutes sortes, des Français évidemment ou des Européens en tout cas: il y avait des femmes, il y avait des hommes. Il y avait même une femme (une femme qui devait être une actrice ou une chanteuse ou... enfin quelqu’un qui a une vie... elle était même en costume de théâtre, avec une sorte de maillot: une belle fille!) et alors elle disait à quelqu’un: «Ah! ça m’a donné le goût de la vie spirituelle!» C’était très-très intéressant... Toutes sortes de choses comme cela. Et puis je suis sortie de cette transe de nouveau et... Enfin quelque chose que j’ai essayé de faire pour toi, pour finir, et qui est bien venu. Qui est bien venu.

Mais ça, tout à l’heure, c’était un poudroiement de lumière dorée. Quand c’est descendu, c’était blanc avec comme une réflexion d’or (mais c’était blanc) et c’est descendu comme une colonne, avec une puissance!... Et à la fin, alors, ce qui s’est établi ici, c’était, dans cette lumière blanche qui restait tout le temps, un poudroiement doré – oh! c’était très... abondant. Une grande puissance de réalisation. J’avais de la peine à en sortir! J’avais décidé en commençant que j’en sortirais à la demie, alors je m’en suis sortie, mais pas tout à fait encore...

Voilà, mon petit, et toi, qu’est-ce que tu as senti?

Quand je médite avec toi... Quand je suis seul, ça n’a jamais cette puissance, cette... C’est autre chose... Parfois c’est puissant, mais ça n’a pas cette qualité-là. Il y a des moments où c’est puissant quand je suis seul, mais pas comme ça.

Mais oui! mais je suis avec toi là-bas aussi chez toi quand tu médites. Seulement ça fait une différence...

La vibration physique est importante. La condition du travail de transformation fait que la vibration physique a de l’importance. Je le sens parce que dès que je veux faire quelque chose sur le plan physique (n’est-ce pas, physique) avec quelqu’un, tout, tout descend dans le corps. Et le corps est pris comme ça... Je vois bien que les vibrations tout à fait physiques sont utilisées tout le temps. C’est tellement autre chose. Tout le travail que l’on fait à distance (geste indiquant la tête et l’action mentale): ça agit là, comme ça, mais...

Tu sais, encore maintenant, c’est comme si tout ça (Mère touche son corps, ses mains) était tellement vibrant et vivant que c’est difficile de sentir la limite; c’est comme si ça le dépassait de partout [le corps]. Ça n’existe plus, la limite.

Mais ce n’est pas encore lumineux dans l’obscurité. Parce que ce qui est normalement lumineux dans l’obscurité, c’est autre chose... J’avais cela quand je travaillais avec Théon (en rentrant en France nous avions des séances de méditation en commun – lui n’appelait pas cela «méditation»: il appelait cela «repos», et nous faisions cela dans l’obscurité), et il y avait... c’était comme une phosphorescence, c’était tout à fait la couleur de la lumière phosphorescente, comme ces poissons la nuit dans l’eau. C’était comme cela, ça sortait [du corps], ça se répandait, ça bougeait. Mais ça c’est vital; c’est d’origine vitale. C’est une force d’en haut mais ce qui se manifeste est vital. Tandis que maintenant, c’est absolument, clairement, la lumière supramentale, dorée, dans une... une pulsation extraordinaire d’intensité vibrante... Mais il lui manque probablement encore comme une... ce que Théon appelait une «densité», c’est-à-dire un intermédiaire pour que ça puisse se voir dans l’obscurité – mais alors, ça se verra doré, ça ne se verra pas phosphorescent.

Mais c’est très-très concret et matériel.

Les nuits, je me demande... Quelquefois c’est tellement intense que je me demande s’il n’y a pas une radiation? Mais je ne peux pas regarder parce que mes yeux sont fermés!

Encore cette nuit, une grande partie de la nuit, c’était... il n’y a plus de limites au corps: n’est-ce pas, c’est une grande MASSE de vibrations.

Et l’expérience de maintenant [pendant la méditation], c’est une sorte de mélange avec ce que je vois d’habitude la nuit (ce n’est pas une combinaison – peut-être est-ce une combinaison?) parce que c’est cette même lumière... C’est comme un poudroiement, n’est-ce pas, plus petit que des points minuscules; c’est un poudroiement comme un poudroiement d’atomes, mais avec une intensité de vibration extrême – mais sans déplacement. Et pourtant c’est un mouvement continuel... C’est quelque chose qui se déplace dans quelque chose qui vibre sur place sans bouger (il y a quelque chose qui se déplace mais qui est plus subtil et qui est comme un courant de puissance formidable; et alors ça passe à travers ça, mais le milieu ne se déplace pas: il vibre sur place avec une extrême intensité). Mais ici maintenant, je ne sais pas exactement quelle est la différence... La nuit, ça devient moins doré, l’or se voit moins tandis que tout le reste se voit davantage: le blanc, le bleu, et une sorte de rose...

Oh! maintenant je me souviens! Tout à l’heure, la seconde phase, après l’Egypte, c’était rose! Oh! comme un... comme la fin d’un lever de soleil quand ça commence à être très clair, très lumineux. Et d’une couleur admirable! Et ça descendait, ça descendait, en flot – ça, c’était nouveau. Ça, je le vois très rarement. Ce n’était pas là du tout la dernière fois que nous avons médité ensemble. Et c’est venu avec une joie dedans! oh!... c’était absolument extatique. Ça a duré longtemps. Et c’est de là que je suis entrée dans cette sorte de transe où j’ai vu (riant) le Monsieur qui te félicitait! J’ai entendu (c’est la voix qui m’a éveillée dans ma transe, et alors j’ai vu): «Félicitations, c’est un grand succès!» (Mère rit)

Voilà. C’était bien. Nous aurons ces méditations de temps en temps. Pour moi, c’est plaisant, en ce sens que je n’ai ni besoin de me restreindre, ni de me contenir, ni de voiler. Ça va. C’est bien.

Et je vois ce qui descend, c’est bien.

Et il y a quelque chose qui est très content, très content, qui dit: «C’est bon, c’est bon!» Content, une sorte de satisfaction à cause de ça.

Mon impression, c’est que dans quelque temps, peut-être pas très longtemps, on pourra faire quelque chose, une sorte de... ce ne sera plus personnel, on pourra établir quelque chose.3


(Peu après, au moment du départ)

C’est tout, tu n’as rien à me dire, rien à demander?

Je compte surtout sur ta force pour mettre de l’ordre dans mon corps.

Mais oui! mais l’ordre se met surtout quand on est un peu fort. Plus on devient fragile, plus ça se désorganise.

Tout ce que je sais, c’est qu’ici il faut bien faire attention de ne pas affaiblir la résistance du corps (je veux dire pas seulement dans l’Inde, mais ici à l’Ashram). Ici, c’est important, il faut que la base soit solide, autrement c’est difficile. Plus la Force descend – comme ce qui vient de descendre maintenant –, plus il faut avoir un corps... un peu carré. C’est important.

J’ai essayé de tout, tu sais, depuis le jeûne complet jusqu’à la nourriture carnée, tout, tout. Eh bien, j’ai remarqué qu’on a des expériences agréables avec le jeûne, mais ce n’est pas bon, il ne faut pas faire ça – ce sont de vieilles idées. Non, il faut que le corps soit solide. Solide, autrement...

(Mère donne une fleur appelée «collaboration»: un œillet)

Alors je ne te vois plus?... Non, il y a trop de gens l’après-midi, ce n’est pas agréable... Bon.

5 novembre 1960

...Ces choses du passé, c’est assez curieux: maintenant quand ça vient et que je les ai dites, elles s’effacent. Comme si elles revenaient encore une fois pour dire au revoir avant de s’en aller.

Tous ces «souvenirs» (mais vraiment ce sont des images), c’est comme si elles se présentaient comme cela, avec le contenu de connaissance, de vérité et d’AIDE qu’elles représentent; ça vient, ça dit: «Voilà, tu vois, ceci est l’origine de cela» – toute une courbe. Et puis une fois que j’ai vu, c’est parti.

Un jour, pour faire une expérience, j’ai essayé de rappeler quelque chose du passé parce que j’avais été intéressée par le contenu; j’ai essayé – impossible! C’était nettoyé, parti. Alors j’ai compris que ça vient, ça se présente (il faut être attentif, savoir à quoi ça a servi), et puis ça s’en va.

Il y a tout un ensemble de circonstances que j’ai si totalement oubliées que si on me les rappelle (parce qu’il y a des gens qui m’entourent et qui ont vécu avec moi, qui ont vu ces choses et qui en ont gardé le souvenir), j’ai l’impression qu’ils me parlent de quelqu’un d’autre ou de quelque chose d’autre: ça n’a plus aucun contact avec moi. Et c’est comme cela pour toutes les choses, proches ou lointaines, qui ont apporté dans ma conscience ce qu’elles devaient apporter, perdu leur utilité et – disparu. Seulement chez les autres, ces souvenirs ont encore une utilité probablement, pour eux, alors ils restent. Mais pour moi c’est complètement effacé, absolument, comme si ça n’avait jamais été.

Et c’est la seule façon d’oublier.

On essaie souvent d’oublier le passé, mais ça ne sert à rien. C’est seulement s’il vous a apporté toute la leçon qu’il devait vous apporter dans la vie (cela s’est décanté, n’est-ce pas: on voit la chose dans sa vérité la plus profonde), alors l’utilité est finie, ça disparaît.

Au fond je suis convaincue que le karma, c’est simplement que l’on traîne avec soi des choses dont on ne s’est pas servi de la vraie manière... Si on avait totalement et clairement appris la leçon que tel événement ou telle circonstance devait vous apporter, c’est fini, son utilité est partie et ça se dissout.

C’est une expérience intéressante à suivre, à observer.


Peu après

Je suis descendue dans un endroit... simplement un endroit de la conscience humaine, et donc nécessairement de mon corps... Je n’ai jamais rien vu de plus peureux, de plus craintif, de plus faible, mesquin! C’est – ça doit être une partie des cellules, quelque chose, une partie de la conscience, qui vit dans une appréhension, une frayeur, une crainte, une anxiété... C’était vraiment, vraiment terrifiant.

Et on porte ça en soi! On ne s’en aperçoit pas, c’est presque subconscient, parce que la conscience est là, n’est-ce pas, qui empêche de se laisser aller – c’est lâche, et c’est cela qui peut vous rendre malade en une minute. J’ai vu, j’ai vu pour moi des choses qu’on a guéries, qu’on a dominées (guéries de la vraie manière, pas d’une façon extérieure) et ça revient! C’était guéri et ça recommence.

Alors j’ai été chercher où c’était. Et c’est quelque chose dans le subconscient – dans le subconscient des cellules. Ça a sa racine là, et à la moindre occasion... Et c’est tellement, tellement dedans que... Par exemple, on est tout à fait bien, le corps est parfaitement harmonieux (et quand le corps est parfaitement harmonieux, les gestes sont harmonieux, les choses se trouvent à la place qu’il faut, tout s’organise exactement comme il faut sans que vous ayez le moins du monde à vous en occuper: c’est une harmonie générale), et puis, tout d’un coup, une pendule sonne, par exemple, ou quelqu’un dit un mot, et on a juste une petite impression: «Ah! il est tard, je vais être en retard» – une seconde, un quart de seconde et... tout le fonctionnement du corps est désorganisé. Tout d’un coup on se sent faible, fatigué, mal à l’aise. Et il faut intervenir. Alors ça, c’est terrible! On est à la merci de choses comme ça!

Il faut descendre là-dedans pour changer ça – c’est ce que je suis en train de faire. Mais ça donne de mauvaises heures, tu sais. Enfin, quand ce sera fait, ce sera quelque chose. Alors je t’expliquerai. Et alors j’aurai le pouvoir de te remettre en bon état physiquement.

8 novembre 1960

(A la suite d’une entrevue avec Z., un lointain «disciple» réputé pour ses mœurs relâchées et l’objet de nombreuses critiques «moralistes» ou même soi-disant «yoguiques» parmi les «vrais disciples» de l’Ashram.)

Le domaine dans lequel il vit (et au fond c’est le domaine dans lequel vit la majorité de l’humanité soi-disant cultivée) est fait d’une sorte de vibration vitale qui pénètre le mental et se sert de l’imagination. Je ne veux pas être sévère ou critique, mais c’est un monde qui se joue la comédie. Ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler un cabotinage, ce n’est pas cela: c’est le besoin de se jouer la comédie à soi-même. Alors ce peut être une comédie héroïque, ce peut être une comédie dramatique, ce peut être une comédie tragique, ou une comédie poétique simplement – et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, c’est une comédie amoureuse. Et alors ce sont des sortes d’«états d’âme» (!) avec leur expression parlée qui vient... (riant: je me retiens de dire les choses!) tu sais, le magasin des décors et costumes? – On a l’impression que c’est tout prêt là: un petit appel et ça vient, sur mesure. Dans tel cas on dit: «Vous êtes la femme de ma vie» (on répète ça autant de fois qu’il faut, n’est-ce pas), et dans tel autre on... C’était tout un monde, tout un mode de vie humaine qui, tout d’un coup, il m’a semblé que je le tenais dans mes bras. Oui, comme une décoration, un agrément, un ornement – un ornement de l’existence pour l’empêcher d’être plate et terne –, et comme le meilleur moyen que le mental humain ait trouvé pour sortir du tamas.1 C’est une sorte d’artifice.

Et alors, pour les gens sévères et graves (il y a deux exemples ici, mais cela m’ennuie de donner les noms)... Il y a les êtres graves, si sérieux, si sincères, qui trouvent que c’est de l’hypocrisie; et quand ça voisine certains (comment dire?) débordements du vital, ils appellent cela du vice. Il y a d’autres gens qui ont vécu toute leur vie dans une discipline yoguique et religieuse: ils regardent cela comme l’obstacle, l’illusion, la malpropreté (Mère fait le geste de repousser avec dégoût), mais surtout c’est cette «illusion terrible qui vous empêche d’approcher le Divin.» J’ai vu les réactions de deux personnes ici justement, et quand j’ai vu cela, je me suis dit mais... J’ai tellement senti que, ça aussi, c’est le Divin, et que ça aussi c’est une façon de sortir de quelque chose qui a eu sa place dans l’évolution, qui a encore sa place individuellement pour certains individus. Naturellement si on reste là, on tourne toujours en rond; ce sera toujours (pas éternellement mais indéfiniment) «la femme de ma vie»! pour prendre cela comme symbole. Mais quand on en est sorti, on s’aperçoit que ça a eu sa place, son utilité; que ça vous a fait sortir d’une sorte de sagesse et d’une quiétude très animales – celle du troupeau, de l’être qui ne voit pas plus loin que sa vie de chaque jour. Il fallait cela. Il ne faut pas le condamner, il ne faut pas employer de vilains mots.

Le tort que l’on a, c’est d’y rester trop longtemps parce que cela veut dire que si on passe sa vie là-dedans, eh bien, il vous en faudra encore beaucoup d’autres probablement. Mais quand on a l’occasion d’en sortir, on peut regarder ça avec un sourire et dire: au fond, oui, c’est cela, c’est l’amour du roman – on aime le roman, on veut le roman, il faut le roman! autrement on s’ennuie, et puis c’est très plat!

Tout cela m’est apparu hier. J’ai gardé Z. plus d’une demi-heure, presque trois quarts d’heure. Il m’a dit des choses très intéressantes, ce qu’il voulait me dire était très bien et je l’ai beaucoup encouragé: une action qui est tout à fait dans la ligne et qui sera très utile, et un livre... malheureusement mélangé par l’influence de ce monde artificiel (mais au fond on peut aussi se servir de ça comme d’un lien pour attirer les gens). Il a dû te parler de cela: il veut écrire une sorte de dialogue pour introduire les idées de Sri Aurobindo – une bonne idée –, comme les conversations des livres de J. Romains dans Les Hommes de Bonne Volonté (Jufanon et je ne sais plus qui). Il veut faire cela, et je lui ai dit que c’était une excellente idée. Et non seulement avec un type mais en prenant tous les types de gens qui sont fermés pour le moment à cette vision de la vie: depuis le catholique, le croyant fervent, jusqu’au matérialiste à tous crins, l’homme de science, etc. Cela pourrait être très intéressant.

Et tout est comme cela, on voit ça dans la vie: ça a sa place, ça a sa nécessité. Cela m’a fait voir tout un courant de vie... J’ai été très-très mêlée pendant toute une partie de mon existence aux gens de ce milieu-là – et au fond c’est la première approche de la Beauté. Mais ça se mélange.

(Mère reste silencieuse un moment)

On pourrait, dans la vie, considérer que le tamas, c’est la terre (n’est-ce pas, la terre solide et dure), et cette intervention du vital, c’est l’eau qui coule. Mais quand elle touche la terre, ça fait d’abord de la boue! Il ne faut pas protester, c’est comme ça. Et ça fait que la terre commence à ne plus être aussi dure et résistante, qu’elle commence à recevoir.

C’est une approche, pas du tout mentale ni intellectuelle ni (dieu sait!) le moins du monde morale: aucune notion de Bien et de Mal ni de toutes ces choses-là, absolument rien de tout cela. Il y a un moment, dans la vie, quand on pense un peu et qu’on voit tout cela d’un point de vue général, universel, où les notions morales disparaissent complètement – pour une autre raison. Là, c’était... c’était une manière d’approcher la Beauté qui fait qu’on la trouve là, au-dedans même de ce qui paraît sale et laid à la vision ordinaire. C’était Elle qui essayait de s’exprimer dans ce quelque chose qui, pour la vision ordinaire, est laid, sale, hypocrite. Mais n’est-ce pas, si, soi-même, on a fait beaucoup d’efforts et qu’on s’est beaucoup contenu, on regarde ça avec réprobation.

Instinctivement depuis ma toute petite enfance, je n’ai jamais eu de mépris ou... comment dire... (tiens! j’étais en train de penser en anglais), enfin de recul ou de désapprobation, de critique sévère et de dégoût pour les choses que les gens appellent vice.

(silence)

Je suis passée à travers toutes sortes de choses dans la vie, toujours avec l’impression d’une sorte de lumière, si intangible, si parfaitement pure (pas au sens moral: purement lumière!) qu’elle pouvait aller partout, se mêler à tout sans jamais être mélangée à rien. Toute petite, je sentais ça, cette flamme – flamme blanche. Et jamais je n’ai eu de dégoût, de mépris, de recul, de sentiment d’être salie – par rien ni personne. C’était toujours comme ça, une flamme, blanche – blanche, si blanche que rien ne pouvait l’empêcher d’être blanche. Et j’ai senti ça très loin dans le passé (maintenant, mon approche est toute différente: ça vient d’en haut et j’ai d’autres raisons pour voir la Pureté en toute chose). Mais c’est revenu à l’occasion de cette rencontre avec Z. (le contact, n’est-ce pas): je n’ai absolument rien senti, rien. On m’a dit après: «Oh! comme il était ceci et comme il était cela, et qu’est-ce qu’il est devenu!...» On a même employé le mot de «pourriture» – ça m’a fait sourire. Parce que ça n’existe pas pour moi.

Ce que j’ai vu, c’est ce monde, ce domaine où on est comme ça, où on vit ça, parce qu’il fallait sortir d’en bas et que c’est un moyen – c’est un moyen, c’était le seul moyen. C’était l’entrée indispensable de la formation et de la création vitales dans le monde matériel, dans la Matière inerte. Un vital intellectualisé, n’est-ce pas, un vital qui a des idées, qui est «artiste»; il a même les franges, les premières gouttes de la Poésie – cette Poésie qui tout en haut dépasse le mental et qui est déjà une expression de l’Esprit; eh bien, ces premières gouttes-là, quand ça tombe sur la terre, ça fait de la boue.

Et je me suis demandé pourquoi (un jour je comprendrai aussi cela), pourquoi on était si rigide et si sévère, pourquoi on condamne? Je dis cela parce que, dans mon action, je me heurte très souvent à ces deux états d’esprit (l’esprit grave et sérieux qui voit l’hypocrisie ou le vice, et l’esprit religieux et yoguique qui voit l’illusion qui vous empêche d’approcher le Divin), et que, sans me blâmer, on me blâme... Un jour, je te raconterai ça...

On te blâme?

Oui, sans oser me blâmer naturellement, officiellement. Mais je sais. D’un côté on considère que c’est (oh! pas seulement pour cela, mais pour beaucoup de choses), une sorte de looseness (relâchement) de ma part. Et de l’autre côté,2 tu le sais bien: c’était pour d’autres raisons et c’était dans un domaine un petit peu à côté, ce n’était pas le même, mais dans ce domaine-là aussi on est sévère. On m’a même dit qu’il y a des gens qui ne devraient pas être à l’Ashram.

J’ai répondu que tout le monde doit être à l’Ashram!

Et comme je ne peux pas contenir le monde tout entier, je dois au moins contenir un représentant de chaque espèce.

On trouve aussi que je donne beaucoup de temps et beaucoup de force (et peut-être beaucoup d’attention) à des gens ou des choses que l’on devrait regarder avec plus de sévérité. Ça ne m’a jamais beaucoup gênée! Ça ne fait rien, on peut dire ce qu’on veut.

Mais depuis hier avec la visite de Z., et ce matin au balcon, oh! ça a été... N’est-ce pas, j’avais déjà vu cela autrefois, tout ce milieu pas bien joli-joli, et j’avais dit: «Bien, c’est bon, c’est comme ça», et puis je ne l’avais pas discuté: «C’est comme ça et tout le monde tout entier appartient au Seigneur – c’est le Seigneur. Et c’est le Seigneur qui l’a fait et c’est le Seigneur qui le veut ainsi, et c’est très bien.» Puis j’avais laissé ça de côté. Mais hier avec cette visite, ça a pris une place, n’est-ce pas, si souriante! Et c’est tout un monde de choses dans la vie, comme ça, qui sont bien placées, là – avec un sourire!

(silence)

Comme si tout d’un coup quelque chose s’ouvrait merveilleusement: ça a classifié toute une partie de la vie terrestre. C’était vraiment intéressant.

(silence)

Comme c’est curieux!... On a l’impression de son ascension, de son progrès dans la conscience, et toutes les choses se suivent avec une logique indiscutable: les événements de la vie, les circonstances; on voit la Volonté divine qui se déroule avec une logique merveilleuse. Et puis, de place en place, il y a un petit «ensemble» de circonstances (ou isolées ou qui se répètent) et qui sont comme... des accidents sur la route, qu’on ne s’explique pas – on les laisse de côté «pour plus tard». Il y en a qui ont eu une importance considérable mais qui ne paraissent pas suivre cette ligne ascendante qui est celle de l’individualité présente. Et ce sont des choses comme cela, dispersées, parfois avec des rappels, parfois une fois seulement, et puis c’est fini. Et quand on passe à travers ça, on a l’impression: ça, ce sont des choses mises de côté, pour plus tard. Et puis, tout d’un coup (surtout depuis ces deux dernières années où je suis redescendue pour reprendre tout ça), tout d’un coup, l’un après l’autre, tous ces «accidents» reviennent. Mais ils ne suivent pas la même courbe, ce n’est pas cela: c’est que tout d’un coup on est arrivé à un certain état quelque part et à une certaine ampleur impersonnelle qui dépasse l’individualité de beaucoup, et que cet état nouveau entre en rapport avec l’un de ces «accidents» anciens qui est resté dans le plus profond du subconscient; ça le fait resurgir, les deux se rencontrent – et c’est une explosion de lumière. Tout s’explique, tout se comprend, tout est clair! Il n’y a pas besoin d’explication: c’est évident.

Ça, c’est une tout autre manière de comprendre – ce n’est pas une ascension, ce n’est même pas une descente, ce n’est pas une inspiration... ce doit être ce que Sri Aurobindo appelle la «révélation». C’est la rencontre de cette notation subconsciente, de ce quelque chose qui est resté enfermé là-dedans, maintenu pour que ça ne se manifeste pas, et qui tout d’un coup jaillit et rencontre la lumière qui vient d’en haut, l’état de conscience très vaste qui n’exclut rien... et il en jaillit une lumière – oh! un éblouissement – comme une explication nouvelle du monde, ou de cette partie du monde qui n’était pas expliquée.

Ça, c’est la vraie manière de savoir.

Ces choses-là sont comme des jalons sur la route ascendante: on va petit à petit, quelquefois péniblement, quelquefois joyeusement, ou avec un certain labeur qui prouve encore la présence de la personnalité, de l’individualité et de ses limitations (ces Entretiens, c’est plein de cela), mais l’autre chose, c’est différent, tout à fait différent: l’autre chose c’est une joie débordante, non seulement la joie de savoir mais la joie d’être. Une joie débordante.3

Voilà petit.

...Si tu n’étais pas là, toutes ces choses ne seraient jamais dites.

Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas pourquoi, je ne les dirais pas. Je sais pourquoi je te les dis – ça, je t’ai déjà dit un mot là-dessus, donné un hint (une allusion). Je t’ai dit, n’est-ce pas, qu’il y avait une raison.

Oui, mais tu ne m’as pas dit laquelle!

(Mère rit) Parce que ce ne sont pas des raisons comme ça, ce ne sont pas des raisons qui s’expliquent!! Non, c’est une... c’est la même chose: c’est un contact.

Je sais, je t’ai dit que j’avais eu une vision, mais tu n’as pas compris ce que je t’ai dit ce jour-là. J’avais eu une vision de la place que tu as dans mon être et du travail que nous avions à faire ensemble. Mais enfin, c’est comme ça. C’est-à-dire que ces choses [que je te dis] ont leur utilité et elles ont leur vie concrète, et je les vois très puissantes pour la transformation du monde – n’est-ce pas, c’est ce que j’appelle «une expérience» (qui est beaucoup plus qu’une expérience parce que ça déborde l’individualité de partout) – et que ce soit dit ou que ce ne soit pas dit, c’est la même chose: l’Action se fait. Mais le fait que ce soit dit, de le formuler ici, que ce soit gardé, c’est exclusivement pour toi, parce que tu étais fait pour ça et que nous nous sommes rencontrés pour ça.

Il n’y a pas besoin de beaucoup d’explications.

Mais même, même Sri Aurobindo, je ne lui disais pas, parce que je ne pouvais pas lui perdre son temps et que je trouvais que c’était tout à fait inutile de l’embarrasser avec tout ça. Il m’est arrivé de lui dire... Je lui disais toujours quand j’avais des visions, des expériences la nuit – ça, je lui racontais toujours. Et il s’en souvenait (moi, j’oubliais; le jour suivant c’était tout parti), lui se souvenait; et alors quelquefois, longtemps après, des années après, il disait: «Ah! oui, vous aviez vu ça à ce moment-là.» Il se souvenait admirablement. Moi, j’avais déjà oublié. Mais c’étaient les seules choses que je lui disais, et seulement quand je voyais que c’était d’une qualité très sûre, n’est-ce pas, très supérieure. Je ne l’ennuyais pas avec tout un fatras de mots. Mais autrement... même Nolini4 qui comprend bien... je n’ai jamais, jamais senti même (ce n’est pas le besoin) mais même la possibilité. Voilà.

Je ne veux pas te le dire d’une façon trop précise, t’expliquer, parce que ça n’a pas d’explications ces choses-là. Je veux que tu – pas que tu le saches, pas que tu le penses, mais que tout d’un coup ça vienne, comme ça, comme le petit choc électrique intérieur, que tu le sentes.

Ça viendra.

On est bien plein d’épaisseurs, tu sais...

C’est ce Mental qui est terrible. Il est embêtant. Pour avoir une expérience comme celle dont je t’ai parlé tout à l’heure, il faut lui dire: «Allons, tais-toi. Allons, tais-toi, reste tranquille.» Mais si on le laisse et qu’on a le malheur de l’écouter, il gâte tout. C’est ça qu’il faut apprendre à faire.

Mais l’effort ne sert pas à grand-chose, mon petit, c’est... (long silence) c’est... on peut appeler ça une grâce, ou on peut appeler ça un «truc» – deux choses très différentes, et pourtant ça tient des deux.

Si je pouvais faire taire ma tête!

Ça, c’est horrible. C’est douloureux, fatigant.

Et plus on essaie, plus ça s’énerve.

C’est ça, parfaitement. C’est ce que je te dis, ce n’est pas le résultat d’un effort... Au fond, quelquefois, quand on n’y pense plus, ça vient tout seul. Peut-être un jour, pourrais-je t’aider.

Sans date 1960

(Note manuscrite de Mère à Satprem)

Au moment où tu t’y attendras le moins.

12 novembre 1960

(Note: depuis près de vingt jours il pleut sans arrêt)

Il y a eu un cyclone sur Chittagong, des raz-de-marée je ne sais où... Le cyclone a dû se tromper de côté! parce que c’est Karachi qui devait disparaître d’après les prédictions de X.

Il dit que c’est 1962 ou 1963, la disparition totale de Karachi. Et les trois quarts de Bombay sous Veau!

Il y a quelque temps aussi des volcans ont bougé; alors la mer s’est soulevée et elle a balayé toutes sortes de choses au Japon et sur la route, mais ce n’est pas venu jusqu’en Inde. Quand j’étais au Japon, une île a été engloutie comme cela, avec ses 30 000 habitants, plouc!

Ça les amuse, n’est-ce pas; ce sont les amusements de ces êtres-là – ce n’est pas à notre mesure, c’est tout. Ils vous regardent comme des fourmis et qu’est-ce que ça peut leur faire! «Si ça ne les amuse pas, tant pis pour eux.» Seulement, les fourmis ne peuvent pas protester; ou du moins nous ne comprenons pas leurs protestations! tandis que nous, nous protestons et nous pouvons nous faire entendre. Nous avons le moyen de nous faire entendre.

On peut se faire entendre?

Certainement, on peut se faire entendre. Jusqu’à présent je n’ai rien dit. J’étais même étonnée, j’étais tout à fait en dehors de tout cela, l’attention pas tournée: il pleut – eh bien, il pleut, c’est comme ça. Il ne pleut pas – eh bien il ne pleut pas, la même chose. Et puis, petit à petit, les gens ont commencé à mentionner que si ça continuait, ils ne pourraient pas faire leurs exercices: ils ne seraient pas prêts pour le 2 décembre.1 Puis d’autres m’envoyaient des lettres désespérées (une personne m’a même dit qu’elle faisait son poudja sous l’eau. Je lui ai répondu: «Prenez cela comme une bénédiction du Seigneur!» mais je ne suis pas sûre qu’elle ait apprécié!). Et puis j’ai appris qu’il y avait deux cents – deux cents – maisons qui coulent [à l’Ashram]. Chacun naturellement très pressé: c’est tout à fait urgent. Alors peut-être que je vais déposer une plainte! leur demander ce qu’ils veulent dire!

Non, si les communications sont interrompues, ça commence à être ennuyeux... Nous allons voir.

(Après un moment de silence) Nous n’avons pas le temps de travailler, il est trop tard. Et puis on ne voit pas clair. Tu avais apporté quelque chose?

Oui, des Entretiens.

Encore des bavardages!

À propos, j’ai encore vu les dernières questions de T. sur les Aphorismes. Tous ces enfants n’ont absolument aucun sens de l’humour, et alors les paradoxes de Sri Aurobindo les jettent dans une espèce de désespoir!... Le dernier aphorisme disait à peu près ceci: «Du jour où j’ai pu lire un livre ennuyeux d’un bout à l’autre et avec plaisir, j’ai su que j’avais conquis mon mental.»2 Alors T. me demande: «Comment peut-on lire avec plaisir un livre ennuyeux?»!! J’ai dû lui expliquer. Et je suis obligée de prendre un ton un peu sérieux, n’est-ce pas, parce que si je répondais sur le même ton de plaisanterie, ils seraient tout à fait noyés! Ça les jette dans des confusions terribles!

C’est ce que Sri Aurobindo a très bien expliqué dans Le Secret du Véda; il montre comment évolue le langage et comment, avant, c’était quelque chose de très souple et d’évocateur: on pouvait penser en même temps à une rivière, par exemple, et à l’inspiration. Sri Aurobindo donne aussi l’exemple du voilier et de la marche de la vie. Et il dit que, pour eux, aux temps védiques, c’était tout naturel: les deux choses étaient ensemble, superposées; c’était seulement une façon de regarder la même chose d’un côté et de l’autre; tandis que maintenant, quand on dit un mot, on ne pense qu’à ce mot, tout seul, et il faut toute une imagerie littéraire ou poétique (avec des explications encore!) pour qu’on puisse comprendre. Pour ces enfants c’est cela, ils sont à un stade où tout est fixé. L’éducation moderne est comme cela. On cherche même les toutes petites nuances entre deux mots et on fixe: «Et surtout, ne vous trompez pas, n’employez pas celui-ci pour celui-là, autrement vous n’écrivez pas bien.» Mais c’est juste le contraire!

(silence)

Alors tu couches dans l’eau?

Pas à ce point-là!

Oui, tout moisit, tout-tout ce qu’on touche. On couche sur un lit mouillé; les tapis de laine là-haut, c’est comme si on marchait sur de la mousse – on est dans la forêt! Moi, ça ne me fait rien.

Il y a une certaine sensibilité qui fait que quand il y a une augmentation d’eau dans l’air, on le sent. Pour moi, avant que la pluie ne vienne, toujours quelques heures avant, je sens comme si des gouttes d’eau tombaient sur le corps. Je peux toujours dire: il va pleuvoir (c’est tout à fait physique, n’est-ce pas; c’est seulement une sensibilité accrue). Je sens comme des toutes petites gouttes (tu sais, quand il bruine?) cette sensation d’eau très fine qui tombe sur le corps. Pourtant le ciel est clair, et je dis: tiens, il va pleuvoir. Et il pleut – j’ai senti. J’ai senti l’eau, et ça vient toujours quelques heures après.

(silence)

Tu me demandais tout à l’heure si on a voix au chapitre: l’année dernière je ne sortais pas; je n’avais pas l’intention d’aller au Terrain de Sport ni au théâtre pour les fêtes du 2 décembre, mais on m’avait beaucoup demandé qu’il fasse beau. Alors là-haut, pendant le japa, j’ai commencé à dire qu’il fallait qu’il fasse beau. Mais «on» n’était pas de très bonne humeur! (parce que quand, moi, je sortais, ça avait de l’effet: ça tenait la chose serrée comme ça, et même s’il pleuvait avant, eh bien ça s’arrêtait ce jour-là), mais là on me disait: «Tu ne sors pas, ça n’a pas d’importance.» J’ai dit que j’y tenais. Alors on m’a répondu: «La prochaine fois que tu sors, es-tu prête à avoir de la pluie?» J’ai dit: «Faites comme vous voulez.» Et quand je suis sortie le 24 novembre pour la distribution des prix, c’était une inondation! Ça tombait comme une cataracte, il a fallu se réfugier dans le gymnase, tout le monde barbotait, la fanfare à moitié trempée jouait dans la véranda, c’était effroyable! – le jour avant il n’avait pas plu, le jour après il n’a pas plu. Mais ce jour-là ils ont eu leur revanche!

Je ne veux pas de ça cette fois-ci. Une fois suffit. Alors je vais voir.

(silence)

Mais c’est très bien expliqué dans Savitri: toutes ces choses ont leur loi et leurs conventions (et à vrai dire, il faut vraiment un pouvoir formidable pour changer quelque chose à leurs droits, parce qu’ils ont comme des droits, ce qu’ils appellent des «lois»)... Sri Aurobindo explique cela très bien quand Savitri suit Satyavan dans la mort et qu’elle discute avec le dieu de la Mort; il3 dit: «La Loi, et qui est-ce qui a le droit de changer la Loi?» Et alors c’est là qu’il y a cette chose merveilleuse à la fin, quand elle répond: «C’est mon Dieu qui peut changer la Loi. Et mon Dieu est un Dieu d’amour et de bonté.» Oh! comme c’est magnifique!

Et à force de lui dire, l’autre a finalement cédé... À tout, elle répond comme cela.

Mais c’est bien pour remporter une Victoire, pas pour empêcher qu’il pleuve un jour!

Alors on essaie de s’entendre, n’est-ce pas, de se mettre d’accord – ce sont des histoires très compliquées (!) Parce qu’il y a tout un ensemble... N’est-ce pas, nous essayons quelque chose ici qui est contraire justement à ces lois et à tous ces usages, quelque chose qui dérange tout. Alors «on» me fait des propositions pour que j’avance comme ça (geste sinueux), sans trop déranger de choses! sans faire intervenir des forces... (Mère fait un geste comme une lance qui tape dans le tas) des forces un peu trop grandes qui dérangent trop. On peut, comme ça, louvoyer.

Il y a quelque temps... Tu sais que j’ai de formidables difficultés financières. En fait, j’ai passé toute l’affaire au Seigneur en Lui disant: «C’est Ton affaire; si Tu veux que nous continuions cette expérience, eh bien, il faut m’en donner le moyen.» Mais ça dérange certaines «gens»; et alors ils viennent avec toutes sortes de suggestions pour que je n’aie pas besoin de... de faire cette chose si radicale. Ils font toutes sortes de suggestions; il y a quelque temps ils me disaient: «Et s’il y avait un bon cyclone, ou un bon tremblement de terre, hein? gros dommage pour l’Ashram, appel au public – ça te donnerait des fonds!» (Mère rit) Oui, c’est de cet ordre-là! Et puis c’est tout à fait clair et précis: nous avons de véritables «conversations»!

J’entends, je réponds. J’ai dit: «Ce n’est pas satisfaisant!» Mais ils ont gardé leur idée, ils y tiennent. Quand il y a eu ce premier orage il y a quelque temps (tu te souviens, avec ces éclairs formidables et cet être asourique que P.K. a vu et dessiné): «Tu ne veux pas, hein, détruire quelque chose comme ça?...» Je me suis fâchée. Mais c’était... ça faisait... l’influence était tellement aiguë et proche que ça faisait froid! Pendant tout le temps de l’orage, il a fallu que je me tienne comme cela dans mon lit (Mère tient ses deux poings serrés comme dans une transe ou une concentration profonde), je ne bougeais pas – pas bougé – comme une... un morceau de pierre pendant tout le temps de l’orage. Jusqu’à ce qu’il ait consenti à s’en aller un peu plus loin. Alors j’ai bougé. Et maintenant encore, ça vient – ce sont d’autres (ce n’est pas un seul, n’est-ce pas: ils sont beaucoup): «Et qu’est-ce que tu dirais d’une bonne inondation?» (il y a un toit qui s’est écroulé l’autre jour, avec une personne en dessous, mais elle a pu s’échapper). Alors des toits qui s’écroulent, des maisons qui... «Exciter la pitié du public, hein, il faut aider l’Ashram!» J’ai dit: «Ça ne va pas!» Mais c’est peut-être cela qui est responsable de cette pluie interminable. Et ils offrent bien d’autres choses, oh! ce qu’ils en font défiler! On ferait des romans avec tout cela!

Mais généralement – et ça c’était une chose que Théon m’avait dite (Théon était très calé pour les forces adverses et le fonctionnement de toutes les «résistances» à l’influence divine), il disait toujours (parce que c’était un grand batailleur – je pense bien! lui-même était une incarnation d’asoura,4 alors il savait comment s’y prendre!), mais il me disait: «On fait une toute petite concession, on a une toute petite défaite, et ça vous donne droit à une très grande victoire.» C’est un très bon truc. Et j’ai remarqué que pratiquement, dans les choses, les toutes petites choses de la vie de chaque jour, c’est vrai, si on cède sur un point (on voit, n’est-ce pas, ce qui devrait être, mais si, pour une chose très secondaire et sans importance, on cède), imédiatement cela vous donne le pouvoir d’imposer une volonté pour une chose beaucoup plus importante. J’avais dit cela a Sri Aurobindo et il disait que c’était vrai, que c’était comme cela. Mais c’est vrai dans le monde tel qu’il est maintenant – mais nous ne voulons pas cela: nous voulons que ça change, vraiment que ça change.

Il l’a écrit dans une lettre, je crois, il a parlé du système de compensations: les gens qui prennent une maladie sur eux, par exemple, pour avoir le pouvoir de guérir; ou bien l’histoire symbolique du Christ qui meurt sur la croix pour libérer les hommes. Et Sri Aurobindo disait: «Ça, c’est bien à une certaine époque, mais nous devons dépasser cela.» Il m’a dit (c’est même l’une des premières choses qu’il m’ait dites): «Nous ne sommes plus au temps du Christ où il faut mourir pour remporter une victoire.»

Ça, je m’en suis toujours souvenue.

Mais les choses tirent en arrière – ouf! comme elles tirent!... «La Loi, la Loi, c’est la Loi. Vous ne comprenez donc pas, c’est la LOI, vous ne pouvez pas changer la Loi.»

– Mais je viens pour changer la Loi.

– Alors payez le prix.

(silence)

Qu’est-ce qui peut les faire céder?

L’Amour divin. C’est la seule chose.

C’est ce que Sri Aurobindo a expliqué dans Savitri. C’est seulement quand l’Amour divin se manifestera dans toute sa pureté, alors tout cédera, tout cédera – ce sera fait.

C’est la seule chose qui puisse faire cela. Ce sera la grande Victoire.

(silence)

Et on sent cela (en tout petit, n’est-ce pas, dans de tout petits détails) que, de toutes les forces, c’est la plus forte. C’est la seule qui ait du pouvoir sur les volontés adverses. Seulement... pour changer le monde, il faut que ça se manifeste ici dans sa plénitude. Il faut qu’on en soit capable...

Sri Aurobindo avait écrit aussi: «Si l’Amour divin se manifestait dans toute sa plénitude, dans sa totalité maintenant, il n’y aurait pas d’organisme matériel qui n’éclaterait.» Alors il faut apprendre à élargir-élargir-élargir non seulement la conscience intérieure (ça, c’est relativement facile – enfin c’est faisable) mais même cet agglomérat de cellules. Et j’en ai eu l’expérience: il faut être capable d’élargir, élargir cette sorte de cristallisation, si on veut être capable de tenir cette Force-là. Je sais. Deux-trois fois j’ai eu l’impression là-haut [dans la chambre], que le corps allait éclater. N’est-ce pas, j’étais sur le point de dire: «Eclatons et finissons.» Mais toujours Sri Aurobindo est intervenu; les trois fois il est intervenu d’une façon tout à fait tangible, vivante, concrète et... il a arrangé tout pour que je sois obligée d’attendre.

Et alors il se passe des semaines, quelquefois des mois entre une chose et une autre, pour que l’élasticité vienne dans ces cellules imbéciles.

On perd du temps, beaucoup de temps. On est... oh! on est dur! (Mère frappe son corps) dur comme de la pierre.

Mais trois fois, j’ai vraiment eu l’impression que j’étais sur le point de... que ça se disloque. La première fois, il était venu une fièvre, une telle fièvre... comme si j’avais, je ne sais pas, au moins 46 ou 47 de fièvre – c’était bouillonnant de la tête jusqu’en bas: tout était devenu d’un rouge doré, comme ça, et puis... c’était fini. C’est ce jour-là que, tout d’un coup – tout d’un coup – j’ai été... N’est-ce pas, je me suis dit: «Bon, eh bien, il faut être paisible, on verra bien ce qui arrivera», alors j’ai amené la Paix et, immédiatement, j’ai pu passer dans une seconde d’inconscience – et je me suis réveillée dans le physique subtil, dans la maison de Sri Aurobindo.5 Il était là. Et alors j’ai passé un bon moment avec lui, à expliquer.

Mais ça, c’est une expérience (il y a beaucoup de mois, plus d’un an), une expérience décisive.

Alors j’ai expliqué à Sri Aurobindo, et il m’a répondu (pas avec des mots: avec son expression, mais c’était très clair): «Patience, patience – patience, ça viendra.» Et quelques jours après cette expérience, je suis tombée «comme par hasard» sur quelque chose qu’il avait écrit et où il expliquait justement que nous sommes beaucoup trop rigides, agglomérés, crispés, pour que ces choses-là puissent se manifester – il faut s’élargir, se détendre, devenir plastique.

Mais ça demande du temps.

On ne voit pas vraiment ce qu’on peut faire... Enfin, c’est toi qui «fais», bien sur, mais on ne voit pas vraiment ce qu’on peut faire pour changer les choses.

Moi non plus!

J’ai tout à fait l’impression que je ne «fais» rien du tout, moi, rien du tout. La seule chose que je fais, c’est ça (geste d’offrande vers le haut), tout le temps ça – n’est-ce pas, ça, de partout: dans les pensées, dans les sentiments, dans les sensations, dans les cellules du corps, tout le temps: «A Toi, à Toi, à Toi. C’est Toi, c’est Toi, c’est Toi...» C’est tout. Et puis rien d’autre.

C’est-à-dire le consentement de plus en plus total, de plus en plus intégral et de plus en plus comme ça (Mère fait le geste de se laisser porter). C’est là qu’on a l’impression qu’il faut être tout a fait comme un enfant.

Si on commence à penser: «Oh! je voudrais être comme cela, oh! il faudrait être comme cela», on perd son temps.

15 novembre 1960

Je ne sais pas si c’est la visite de Z1 ou si, simplement, le temps était venu et que les choses ont concordé (parce que généralement c’est comme cela), mais tout un passé est ressorti – qui n’est pas un passé purement personnel: les contacts que j’ai eus autrefois, tout un ensemble de choses qui représentent non pas une vie individuelle mais une vie un peu collective (comme on l’est toujours: on est toujours une collectivité mais on ne s’en aperçoit pas; si on retranchait quelque chose, ça déséquilibrerait tout). Tout un ensemble de choses qui étaient absolument nettoyées complètement du souvenir (ça devait être enfoui quelque part dans le subconscient, le semi-conscient; enfin plus inconscient que le subconscient) et c’est tout remonté, oh! des choses, des choses... Si on m’avait demandé: «Vous vous souvenez de cela?» il y a seulement quinze jours, j’aurais dit: «Non, pas du tout!» Et c’est revenu de tous les côtés, oh! de telles pauvretés! (des pauvretés dans le sens conscience, expérience, activité) et tellement gris, tellement neutre, tellement plat! Et ce matin (c’était ce matin même, pendant que je me préparais pour le balcon), je me disais: est-ce que c’était possible de vivre comme ça!

Et alors c’était si clair que, derrière tout cela, il y avait toujours la même Présence, lumineuse, qui est partout, toujours, qui veillait sur tout.

Et j’ai regardé maintenant, la vie, les choses, l’ensemble, les gens, et j’ai vu que c’était identiquement la même chose, vu de ça, vu de cette conscience-là: si terne, si neutre, si insipide, si gris, sans intérêt, sans vie... oh! mais c’est toute la vie, quelle qu’elle soit, qui est comme cela, vue de cette conscience-là!

Alors j’ai compris que ça doit correspondre à un certain domaine d’expérience; j’ai compris tous ces gens qui disent: «Si ça ne peut pas être autrement que ça, que comme ça, alors...» (cette opposition, cet abîme entre une vie vraie, une conscience vraie, une activité vraie, quelque chose de vivant, de puissant, de réalisateur, et la vie telle qu’elle est maintenant), s’il y a toujours cette différence entre l’expression physique telle qu’elle est, telle qu’elle peut être dans les conditions actuelles, et la vraie vie, alors... Puisque malgré tout, avec cet écart formidable dans mon existence (ces souvenirs remontaient à quelque chose comme soixante ans), avec tout l’effort ascendant évolutif que j’ai fait depuis ce moment-là dans la Matière (je ne dis pas en laissant la Matière, je dis dans la Matière, dans l’action), si ça ne vous mène pas plus loin que cet écart-là entre la conscience véritable et la réalisation matérielle possible, alors on comprend – on comprend les gens qui disent: «C’est sans espoir.» (Naturellement ça n’a pas de sens pour moi le «sans espoir».)

Mais j’ai... (comment dire?) j’ai vécu leur expérience, j’ai vécu ça; et même les événements qui semblent extraordinaires, vus de loin et tels qu’ils apparaissent aux autres, même les choses historiques ou qui ont aidé à la transformation de la terre, aux bouleversements – n’est-ce pas, les grands événements, les grandes œuvres comme on les appelle –, c’est tissé de la même étoffe, c’est la même chose! Quand on voit de loin dans l’ensemble, ça peut faire de l’effet, mais la vie de chaque minute, de chaque heure, de chaque seconde est tissée de cette même étoffe, terne, neutre, insipide, sans vie vraie – seulement une réflexion de vie, une illusion de vie –, sans puissance, sans lumière et sans rien qui ressemble le moins du monde à de la joie. Oh!... si ça doit rester toujours comme ça, alors on n’en veut pas.

Voilà l’impression.

C’est parce que je sais que ça peut et que ça doit devenir autre chose, alors là c’est différent; alors toute cette Conscience qui est là, dans laquelle on est et qui a cette vision du monde, c’est cela qui doit venir et qui doit se manifester dans la vibration de chaque seconde – pas dans un ensemble qu’on voit de loin et qui vous paraît intéressant, mais dans la vibration de chaque seconde, dans la conscience de chaque minute, c’est là que ça doit venir, autrement...

(silence)

Ceux qui ne savent pas – ou à qui il n’a pas été montré ou révélé que l’on va vers autre chose, et que ce sera autre chose –, comme je les comprends!... C’est une telle sensation d’inutilité, de stupidité, de futilité, et puis absolument sans aucun... aucune intensité, aucune vie, aucune réalité, aucune ardeur, aucune âme – pouah! c’est dégoûtant.

Tout ça, c’est remonté et je me suis dit: comment est-ce possible?... Parce que, quand je vivais cela à cette époque-là (maintenant je suis en dehors des choses: je les fais mais je suis tout à fait en dehors, alors ça ne m’occupe pas; elles sont comme ceci, comme cela, ça n’a aucune espèce d’importance: je suis en train de faire mon travail, c’est tout), mais de ce temps-là, j’étais déjà consciente, mais j’étais tout de même dans ce que je faisais, dans une certaine mesure; j’étais dans cette trame de la vie sociale (Dieu merci, ce n’était pas ici, dans l’Inde, parce que si ça avait été ici, je n’aurais pas pu! je crois que j’aurais tout cassé, même toute petite, parce que c’est encore pire que là-bas). Là-bas, il y a tout de même... c’est un peu moins serré, c’est un peu plus lâche, on peut passer entre les mailles, un peu, pour avoir un peu d’air; mais ici, d’après tout ce que j’ai su par les gens que j’ai fréquentés et par ce que Sri Aurobindo m’a dit, c’est absolument intolérable (au Japon c’est la même chose: absolument intolérable). C’est-à-dire qu’on ne peut pas faire autrement que de tout casser. Là-bas, de temps en temps, on a un souffle d’air, mais c’est encore très relatif. Et je me demandais ce matin... (parce que j’ai vécu ça pendant des années: pendant des années et des années) et c’est au moment où je me demandais: comment a-t-il été possible que je vive cela et que justement je ne donne pas des coups de pied partout? Alors imédiatement, comme je regardais ça, j’ai vu, au-dessus de ça, au-dessus de cette... (c’est pire qu’une horreur, c’est une espèce de... oh! ce n’est pas un désespoir: il n’y a même pas d’intensité de sentiment – il n’y a RIEN! C’est neutre-neutre-neutre, et gris-gris-gris, serré comme ça, une trame serrée qui ne laisse passer ni l’air ni la lumière ni la vie – il n’y a rien), et alors imédiatement, j’ai vu, au-dessus, c’était une splendeur de lumière si douce – si douce, si pleine du vrai amour, de la vraie compassion, de quelque chose qui est si chaud, si chaud... le réconfort, le réconfort d’une éternité de douceur, de lumière, de beauté, dans une éternité de patience qui ne sent pas, ni le temps passé, ni l’inanité et l’imbécillité des choses – si merveilleuse! C’était tout à fait ça, je me disais: «C’est ça qui t’a fait vivre, sans ça tu n’aurais pas pu.» Oh! j’aurais pas pu – j’aurais pas pu vivre trois jours! C’est ça qui est là, toujours là, attendant son heure, qu’on veuille bien le laisser entrer.

(silence)

Et c’est la même chose; seulement maintenant je suis là (Mère fait un geste au-dessus de la tête), c’est là que je suis et c’est une autre affaire.

Ce n’est plus d’ici qu’on regarde en l’air, c’est de là-haut qu’on... on regarde comme si chaque regard sur chaque chose établissait un contact.

Ce matin au balcon, c’était ça.

Ce temps de pluie est tellement expressif de cet état de choses. C’était comme cela: dans cette grisaille interminable, une descente de douceur lumineuse (douceur n’est pas le vrai mot, il doit y avoir un mot sanscrit, mais c’est tout ce qu’on a!...) inlassablement.


Un peu plus tard, au cours de la conversation, Mère reprend le même thème:

Les choses ont commencé le jour où j’ai reçu la nouvelle que Z. arrivait. Je me suis dit: «Bon! voilà un morceau de vie qu’on me remet à clarifier. Il faut travailler là-dessus.» Et cela ne s’est pas arrêté là... C’est étrange comme tout ce passé avait été nettoyé: je ne savais plus les dates, je ne savais plus à quel moment Z. était ici, je ne savais plus les événements, tout ça était nettoyé – c’est-à-dire que ça avait été renvoyé dans le subconscient. Même je ne savais plus comment je lui parlais quand je le voyais, rien, c’était tout à fait parti. Il n’y avait qu’un ou deux mouvements ou faits qui étaient clairement branchés sur la vie psychique, la conscience psychique, alors ça c’était resté vivant – mais juste un ou deux ou trois souvenirs comme cela; tout le reste était parti.

Cette tranche-là est revenue; mais ça ne s’est pas arrêté là! Ça se prolonge, et de plus en plus, et ça va, des choses qui remontent à soixante ans maintenant, des choses de par-delà aussi, de soixante-dix ans, soixante-quinze ans, qui reviennent. Et alors il faut remettre tout ça en ordre.

Et c’est très curieux, ce qui m’a intéressée le plus, c’est que ce n’est pas une conscience personnelle, ce n’est pas «quelqu’un qui se souvient de sa vie»: ce sont des morceaux, des morceaux de construction de vie, un ensemble de gens et de circonstances qui viennent comme cela. Et c’est tellement clair qu’il est impossible de séparer l’individualité de tout ce qui est autour! Ça se tient comme... (si on change quelque chose, on change tout), ça se tient comme une masse agglomérée.

J’avais découvert cela de l’autre façon autrefois. Tout au début, quand je commençais à avoir la conscience de l’immortalité et que je mettais en présence cette vraie conscience de l’immortalité et la conception humaine de l’immortalité (ce qui est tout à fait différent), je voyais si clairement que l’être (même un être tout à fait ordinaire et qui n’est pas en soi une collectivité, comme le serait un écrivain, par exemple, un philosophe ou un chef politique), quand il se prolonge par l’imagination dans ce qu’il appelle «l’immortalité» (c’est-à-dire une durée indéfinie), ce n’est pas lui tout seul qui se prolonge: c’est toujours, nécessairement, tout un agglomérat, une collectivité, un ensemble de choses qui représente la vie et la conscience qu’il a dans son existence présente. Et alors j’ai fait cette expérience avec pas mal de gens; je leur ai dit: «Pardon, admettez que, par une discipline particulière ou une grâce particulière, votre vie se prolonge indéfiniment; nécessairement ce sont les circonstances dans lesquelles vous vivez, cette formation que vous avez faite autour de vous et qui est constituée par des gens, des rapports, des activités et tout un ensemble de choses plus ou moins vivantes ou inertes – c’est ça que vous prolongez.

Mais ça ne peut pas se prolonger comme ça! parce que tout change constamment. Et il faut que vous suiviez, pour pouvoir être immortel, que vous suiviez ce changement perpétuel; autrement naturellement il arrive ce qui arrive maintenant: un jour vous mourez, parce que vous ne pouvez pas suivre. Donc, si vous suivez, tout ça tombera de vous! Comprenez que ce qui se prolongera, c’est quelque chose de vous que vous ne connaissez pas très bien, mais qui est la seule chose qui puisse se prolonger – et tout le reste va tomber tout le temps... Est-ce que vous tenez encore à être immortel?» – Il n’y en a pas un sur dix qui m’ait dit oui!... Je suis arrivée à leur faire sentir la chose concrètement, alors ils vous disent: «Ah! non! Ah! non, on peut aussi bien changer de corps alors, puisque tout le reste change! qu’est-ce que ça peut bien nous faire!» Mais la chose qui reste, c’est ça; c’est ça qu’il faut tenir à garder vraiment; mais pour cela il faut que ce soit ça qui soit vous, pas tout cet ensemble. Ce que vous appelez «vous» maintenant, ce n’est pas ça, c’est tout un ensemble de choses!

Cela, c’était le premier pas autrefois (il y a bien longtemps). Maintenant, n’est-ce pas, c’est tellement autre chose... On se demande comment il est possible d’avoir été dans un aveuglement aussi total, d’avoir pu appeler ça «soi» à n’importe quel moment de sa vie! C’est un ensemble de choses... Et quelle était la relation pour qu’on appelle ça «soi»? – C’est plus difficile à trouver. Seulement, quand on monte là-haut, alors on s’aperçoit: mais ça, ça travaille là, et ça pourrait travailler là, ça pourrait travailler là, et ici et ici... Tout d’un coup, quelquefois, il y a comme une goutte de quelque chose (oh! j’ai vu ça ce matin – c’était comme une goutte, une petite goutte, mais d’une lumière si intense et si parfaite...), alors là où ça tombe, là ça fait son centre et ça commence à rayonner et à agir. Et c’est ça qu’on peut appeler «moi» – rien d’autre. Et justement dans des circonstances si effroyablement inintéressantes, si inexistantes, c’est ça qui a permis de vivre. Et alors quand on est ça, à ce moment-là on voit comment, non seulement dans ce corps mais dans tous les corps et à travers tout le temps, comment ça, ça a vécu et ça s’est servi de tout.

Au fond ça, c’est l’expérience; ce n’est plus la connaissance. Je comprends maintenant clairement la différence entre cette connaissance que l’on a de l’âme éternelle, de la vie éternelle à travers tous les changements, et cette expérience concrète de la chose.

C’est très émouvant.

C’est curieux ce matin... Je suis arrivée quelques minutes en retard (j’ai accusé les pendules qui ne marchaient pas, mais ce n’étaient pas les pendules qui étaient responsables!) J’étais en train de faire ma toilette, et puis, tout ça est venu comme cela – il y a eu un moment... peut-être une ou deux minutes, ou quelques minutes, pas beaucoup – oh! l’émotion de l’expérience était... était très absorbante.

Ce n’était plus ça (c’est-à-dire la vie telle qu’elle est sur la terre) qui prenait conscience de Ça (c’est-à-dire l’âme éternelle, cette «portion du Suprême» comme dit Sri Aurobindo): c’était l’âme éternelle qui voyait la vie... à sa manière – mais sans séparation, sans séparation, pas comme quelque chose qui regarde d’en haut et qui se sent autre chose... Comme c’est drôle! ce n’est pas autre chose, ce n’est pas autre chose; ce n’est même pas une déformation, même pas... Cela perd ce caractère d’illusion que l’on décrit dans les vieilles spiritualités – ce n’est pas ça! Il y avait là justement, dans mon expérience, une... une émotion – je ne peux pas dire, il n’y a pas de mots. Ce n’était pas un sentiment, c’était quelque chose comme une émotion, c’était une vibration... à la fois de proximité si totale et d’une compassion, d’une compassion d’amour (oh! que les mots sont misérables!...) L’un était cette chose extérieure, qui était à la fois la négation totale de l’autre et en même temps l’autre, sans-sans séparation. C’était l’autre. Et ça faisait naître dans l’autre ce que ça faisait naître dans l’un, dans cette lumière éternelle. C’était justement cette douceur d’identité; d’identité qui était nécessairement une compréhension si totale avec un amour si parfait – mais «amour» est pauvre et tous les mots sont pauvres! c’est pas ça! c’est quelque chose d’autre. C’est quelque chose qui ne peut pas se dire.

Ça, je l’ai vécu ce matin, là-haut.

Et ce corps est... oh! comme il est faible et pauvre: tout ce qu’il trouve pour exprimer c’est seulement les yeux qui se mouillent! Pourquoi? – On ne sait pas.

Il y a beaucoup à faire encore pour que ce soit assez fort pour vivre ça.

C’était encore là quand je suis venue au balcon, quelque chose qui est comme une douceur... Et alors l’idée que les gens, les choses, la vie, tout ça est «différent», c’est impensable! On ne peut pas. Même la pensée est une drôle de chose!

(silence)

J’ai souvent de la difficulté à quitter le balcon. Et c’est seulement encore ce même Monsieur... (tu sais, le «censeur») qui vient me dire: «Tu les tiens comme ça, là, dehors sous la pluie, parce que toi, tu es dans une extase; tu les laisses là, comme ça, à se tremper et à attraper le torticolis en regardant en l’air, est-ce que tu ne vas pas les laisser partir!» – Alors quand il insiste trop, je m’en vais!

Peut-être que c’est pour cela qu’il est encore là, autrement si j’oubliais... (Mère rit)

26 novembre 1960

(Mère avait décidé que cet entretien personnel devait être détruit – la bande magnétique effacée – mais étant donné son importance, nous avons cru bon de la préserver.)

Ta force m’a guéri d’une façon vraiment spectaculaire, en l’espace d’une heure. Si encore tu avais guéri ma grippe seulement, je comprendrais, parce que c’est une chose générale et qu’avec une bonne vibration générale on enlève cela, mais la force a agi avec une précision, une exactitude surprenantes: d’abord elle a nettoyé la grippe, puis elle a touché une dent malade qui me faisait souffrir depuis trois fours, et en cinq minutes c’était fini; enfin, j’avais un ligament abîmé – abîmé depuis trois ou quatre ans et qui me faisait périodiquement mal (exactement un ligament de la cuisse au point où il se rattache au bassin) et ce ligament me faisait si mal depuis huit jours que j’avais beaucoup de difficulté à m’asseoir en méditation les jambes croisées. Et j’ai senti la force qui venait toucher là, exactement ce point, et le mal avait disparu. C’était pourtant quelque chose d’organique, pas une maladie générale!...

(Mère reste silencieuse un moment, puis elle dit:)

Ce n’est pas la nuit dernière mais la nuit d’avant, j’ai touché au moins l’une des causes (à ce moment-là, cela me faisait l’effet de la cause) d’une certaine impuissance à agir directement sur la Matière... N’est-ce pas, la Volonté, le Pouvoir viennent, ils sont extrêmement efficaces partout, jusqu’à un certain domaine (c’est-à-dire que les gens soient réceptifs ou pas réceptifs, ouverts ou pas ouverts, cela n’a aucune importance: quand la Volonté s’exerce jusqu’à un certain domaine, c’est tout-puissant), mais quand ça touche juste là, le plus matériel du matériel, l’efficacité dépend de beaucoup de choses – un pouvoir qui dépend n’est pas un pouvoir, n’est-ce pas! Et il y a longtemps, longtemps que je suis à la recherche des causes de cette impuissance. J’en ai trouvé successivement un certain nombre et, imédiatement, sur ces points-là, l’effet a été complet. Mais il y avait encore des choses qui résistaient (oh! il y en a plusieurs, dans plusieurs directions): comme l’action sur la maladie, sur les cellules, et l’action sur le doute (pas le doute mental: le doute de la conscience physique qui ne peut pas arriver à admettre certaines choses qui lui paraissent impossibles; c’est ce que Sri Aurobindo appelle disbelief (incrédulité), pas un doute qui vient du Mental, c’est le «disbelief» de la conscience physique qui ne peut pas admettre ce qui est contraire à sa propre nature et à son propre fonctionnement). Et puis certaines maladies. Quelquefois l’effet est imédiat sur une maladie, quelquefois ça traîne, et quelquefois il faut que ça suive son cours soi-disant normal. Sur ces trois points-là, je sentais bien qu’il y avait quelque chose qui empêchait. Ce sont les places fortes de l’Adversaire: tout ce qui ne veut pas du Divin se saisit de cela et ça obstrue même le fonctionnement du Pouvoir qui vient d’en haut parce que, quand il doit s’exécuter ici, dans le corps, c’est arrêté ou déformé ou altéré ou diminué.

Tout cela, ça se passe dans le subconscient; ce sont des choses qui ont été rejetées de la conscience physique dans, le subconscient, et elles sont là et elles remontent quand ça leur plaît.

Il y a deux nuits (non, trois nuits: la nuit qui précédait le Darshan), j’ai eu une de ces expériences qui... qui vous laisse songeur pendant une journée entière...

(silence)

Je suis descendue au Darshan avec ça et, malgré toute ma volonté d’être aimable et d’avoir l’air gentil, j’étais comme une pierre, à regarder ça... Je ne peux pas en parler maintenant parce que c’est la clef d’une très grande chose.

(silence)

C’est le point sur lequel la Nature (je veux dire le côté passif de la force de manifestation) est l’esclave des forces adverses. Il y a un point sur lequel elle est dominée. Et il faut que ça, ce soit guérit pour que le Pouvoir d’en haut, le Pouvoir de la Shakti, puisse traverser tout et dominer tout, être infaillible...

La chose a été vue, l’expérience a été faite, mais cela prend quelquefois longtemps pour être... worked out (élaboré), toutes les conséquences de ça.

Mais imédiatement le lendemain, c’est-à-dire le jour du Darshan, à mesure que (n’est-ce pas, quelque chose était en train de travailler au-dedans), à mesure que ça se passait, je pouvais recommencer à m’occuper des gens qui étaient là. Et chose curieuse, au moment où, toi, tu es venu, il y a eu tout d’un coup une espèce de petit choc, comme un choc électrique, et une étincelle a jailli. Et à ce moment-là, le Pouvoir a agi, pendant peut-être un fragment de seconde... Parce qu’il y avait, te concernant, ce mauvais Karma, cette vieille formation qui était là depuis très longtemps et qui n’avait... Je me souviens de t’avoir dit il y a plusieurs années: «C’est seulement quand le Supramental descendra que je pourrai guérir les cas comme le tien.» Et c’était là, toujours vivant, avec ce sentiment d’incapacité, de quelque chose qui résiste – on n’a pas ce qu’il faut pour le dominer. Mais juste pour une seconde, quand tu as passé, c’était comme un éclair de... comme quand deux fils électriques se joignent et il y a une étincelle, comme ça. C’était une étincelle dorée, d’une lumière resplendissante, prrt! et ça a jailli. Ah! je me suis dit: bien!

C’était tout.

Alors après, quand tu m’as écrit que tu étais malade, je me suis dit: «Tiens-tiens! qu’est-ce que ça veut dire?» Je n’ai rien répondu, rien dit, mais quand je suis remontée là-haut et que j’ai commencé à marcher pour le japa, alors j’ai ramené cette expérience du Darshan – de ce moment du Darshan – et j’ai senti que ça avait laissé quelque chose (pas un effet total et absolu, mais laissé quelque chose), et à travers ça je me suis dit: je vais essayer qu’il aille mieux!

J’ai très bien senti l’intervention. J’étais vraiment mal fichu, et quand je suis sorti du japa, je savais que c’était fini. Il y a encore un petit reste à la jambe, quelque chose qui tire un peu, mais c’est pratiquement disparu.

Le souvenir. C’est le souvenir dans les cellules.

Bien, c’est bon. Je suis contente. C’est la première expérience.

La maladie avait commencé par un rêve bizarre: J’étais dans le couloir, ici, et un personnage assez sombre est venu me dire que Mère voulait que je change de travail. Et je me souviens, je mettais une force très grande pour essayer de dire à ce personnage: mais pourquoi, pourquoi donc? Finalement tu es arrivée. Tu étais là, à une table avec diverses personnes. J’étais très ennuyé parce qu’il y avait tous ces gens qui me gênaient, qui semblaient m’empêcher d’être avec toi. Et tu me disais très clairement: «Il est temps que ce Monsieur s’en aille.» Ce Monsieur désignait peut-être une partie de mon être qui devait disparaître ou changer, en tout cas tu me demandais de faire quelque chose qui était extrêmement difficile, je» sentais une très grande difficulté. Je me souviens même, dans mon rêve, t’avoir quittée un instant comme si je voulais quitter l’Ashram, puis j’ai dû marcher de long en large, enfin j’ai dû faire un effort énorme pour revenir m’asseoir près de toi, sur un banc qui, symboliquement, était très dur... Le lendemain je me suis réveillé avec la grippe.

Alors c’est très simple: la maladie, c’est qu’une partie de ton être est allée plus vite que l’autre. Probablement une partie de la conscience physique est restée en arrière et ça a créé ce déséquilibre, ça a déclenché la maladie.

C’était un gros effort dans mon rêve.

Oui, c’est bon. Tout ça marche bien. Ce n’est peut-être pas gentil de dire à quelqu’un qui a été malade «c’est bon», mais c’est bon!

(silence)

N’est-ce pas, je fais la sâdhanâ vraiment dans un... un chemin qui n’a jamais été fait par personne. Sri Aurobindo l’a fait... en principe. C’est moi qu’il a chargée de le faire dans mon corps.

Ça, c’était la grande chose quand nous étions ensemble et qu’il y avait toutes ces forces hostiles qui luttaient (elles ont essayé de me tuer je ne sais combien de fois. Il m’a toujours sauvée. D’une façon absolument miraculeuse, merveilleuse). Mais, n’est-ce pas, ça semblait créer pour lui des difficultés corporelles très grandes. Et alors nous avons beaucoup parlé de cela, et je lui ai dit: Il one of us must go, I want that it should be me.1

Il m’a répondu: It can’t be you, because you alone can do the material thing.2

Et puis c’est tout.

Il n’a rien dit de plus. Il m’a interdit de quitter mon corps. C’est tout. Il disait: «C’est une interdiction absolue, you can’t, you must remain.»3

Après cela (ça se passait à peu près au commencement de l’année 1950), petit à petit il a... N’est-ce pas, il s’est laissé être malade. Parce qu’il savait très bien que s’il me disait: I must go,4 je ne lui aurais pas obéi, je serais partie. Parce que dans mon sentiment, il était beaucoup plus indispensable que moi. Mais lui, voyait la chose de l’autre côté. Et il savait que j’avais le pouvoir de quitter mon corps quand je voulais. Alors il n’a rien dit, rien dit jusqu’à la dernière minute...

(silence)

Une ou deux fois, j’ai «entendu» certaines choses à son sujet et je le lui ai dit (parce que je lui disais tout ce que je voyais et j’entendais), et je lui ai dit que ça me... que c’étaient des suggestions qui venaient de l’Adversaire et contre lesquelles je luttais violemment. Mais alors il m’a regardée – deux fois –, il m’a regardée et puis il a hoché la tête et il a souri. Et puis c’est tout. Il n’a rien dit de plus. Je me suis dit: «Quelle drôle de chose!» Et puis c’est tout. Moi-même, j’ai dû oublier – N’est-ce pas il a voulu que je l’oublie.

Je ne m’en suis souvenue qu’après...

(silence)

Mais...

(silence)

...ce chemin est très dur.

(silence)

Et alors les choses ne se passent pas du tout comme elles se passent dans la vie ordinaire... mais pendant l’espace de trois, quatre minutes, quelquefois cinq minutes, dix minutes, je suis a-bo-mi-nablement malade, avec tous les signes que c’est fini.

(silence)

Et c’est juste pour que je trouve le... que je fasse l’expérience, que je trouve la force. Et puis donner cette foi absolue au corps, de sa Réalité divine: que le Divin est là et qu’il veut être là et qu’il sera là. Et alors c’est seulement avec ces «moments-là», n’est-ce pas, où logiquement, selon la logique physique ordinaire, c’est fini, qu’on attrape la clef.

Il faut passer à travers tout ça sans flancher.

Je ne l’ai dit à personne, à personne jusqu’à présent, surtout pas à ceux qui prennent soin de moi, qui veillent sur moi, parce que je ne veux pas les... les épouvanter. Et que je ne suis pas sûre aussi de leurs réactions: tu comprends, s’ils commençaient à avoir peur, ce serait terrible. Je ne le dis pas. Mais c’est arrivé au moins cinq ou six fois, généralement le matin avant que je descende pour le balcon, là où je n’ai pas le temps... Et il faut que tout se fasse vite! parce que je dois être prête à temps.

C’est très intéressant, très intéressant. Mais alors, n’est-ce pas, à ces moments-là, la... concreteness of the Presence5 – c’est-à-dire concret à toucher, n’est-ce pas toucher matériellement, c’est extraordinaire!

Combien il en faudra encore comme ça? Je n’en sais rien, n’est-ce pas, je suis en train de fabriquer le chemin.

(silence)

Tu n’écriras pas ces choses, efface-les, parce que... Plus tard je le dirai – quand ce sera fini, quand j’aurai trouvé le bout. Je ne veux pas que par hasard ça puisse tomber entre les mains de quelqu’un. Et toi, tu le gardes comme ça, dans ta conscience.

(silence)

Je te dis tout cela à cause de ce qui vient d’arriver l’autre jour. C’est avec ces expériences-là qu’on acquiert... le vrai Pouvoir.

Et alors, il se passe avec tout ça des choses assez intéressantes: figure-toi que X6 est en train d’apprendre certaines choses, c’est-à-dire qu’à sa manière il découvre les progrès que je suis en train de faire; il les découvre comme un enseignement qu’il reçoit [par des voies subtiles]; et il a écrit une lettre à Amrita il y a deux ou trois jours, où il traduit dans son langage, avec ses mots et sa manière de parler, exactement mes plus récentes expériences: des choses que j’ai conquises comme cela au point de vue général.

Alors ça, ça m’intéresse, parce que ces choses-là ne passent pas du tout par le Mental (là, il ne reçoit rien, il est fermé), et dans sa lettre il dit: il faut telle et telle chose (qu’il explique avec ses mots) et il ajoute: «C’est pour cela qu’il faut que nous soyons tellement reconnaissants d’avoir parmi nous la... the great Mother comme il dit, la grande Mère qui, Elle, sait ces choses.» Alors je me suis dit bon! (il s’agit d’une chose assez précise concernant la capacité de discernement dans le monde extérieur, les différentes qualités et différentes fonctions des différents êtres, et que cela dépend de la construction intérieure, si l’on peut dire). Alors je vois que même ça, même ces expériences physiques, c’est reçu (je n’ai pourtant pas essayé, je n’ai jamais essayé de lui faire recevoir), seulement c’est comme cela, n’est-ce pas (geste de diffusion générale) et l’expérience est très... comment dire? radicale, avec une sorte de... [pouvoir de rayonnement]. Imperative.

2 décembre 1960

(Après une méditation avec Mère)

Une sorte d’unification se fait (en toi), n’est-ce pas, comme si cela faisait plus un tout régulier dehors-dedans. Je ne sais pas comment expliquer cela, un sentiment de quelque chose qui est plus unifié, plus organisé – égal. Pas des endroits plus développés et d’autres moins, des endroits plus lumineux et d’autres moins: c’est beaucoup plus égal, et même égal dans la vibration, une sorte de... vraiment d’égalité dans l’ensemble des mouvements, de la réponse, des vibrations, de la lumière. Et cette espèce de poudroiement que je vois, de la lumière nouvelle, elle est beaucoup plus généralisée. C’est comme si tout, tout... c’est vraiment un travail d’égalisation qui s’est fait: de stabilité, d’égalisation. Et ce poudroiement de lumière dorée, il est venu partout autour de toi avec, dans ton japa, toujours cette même lumière bleue avec des intensités de forces dedans: les deux sont là. Comme une égalisation de la conscience, comme si tous les éléments qui était moins réceptifs avaient commencé à s’ouvrir, et comme si ça faisait un ensemble beaucoup plus homogène. Je ne sais pas comment sont tes nuits, mais...

Pas très conscientes.

13 décembre 1960

Tous ces jours-ci, j’étais en présence d’un problème vieux comme le monde et qui avait pris une acuité extraordinaire.

C’était, dans la conscience physique la plus matérielle, ce que Sri Aurobindo appelle le disbelief1 – ce n’est pas le doute (le doute appartient surtout au Mental), c’est presque le refus d’admettre ce qui est évident dès que ce n’est pas la petite routine quotidienne des sensations et des réactions ordinaires: une sorte d’incapacité d’admettre et de reconnaître l’exceptionnel.

Ce disbelief, c’est la base dans la conscience. Et puis c’est accompagné d’une... (on appelle cela «pensée», mais c’est un grand mot pour une chose tout à fait ordinaire) d’une activité mentale-physique qui vous fait (on est bien obligé d’employer le mot), qui vous fait «penser» les choses, et qui toujours prévoit, imagine ou conclut (cela dépend des cas) d’une manière que, moi, j’appelle défaitiste; c’est-à-dire que, automatiquement, ça amène l’idée de toutes les choses mauvaises qui peuvent arriver. Et cela, dans un domaine tout à fait à ras de terre, dans la vie la plus ordinaire, restreinte, banale: quand il s’agit de manger, de bouger, de... Bref, les choses les plus vulgaires.

Dans le domaine de la pensée, c’est assez facile à régler et à maîtriser, mais ces réactions qui viennent de tout en bas... c’est si petit qu’on a de la difficulté même à se l’exprimer à soi-même. Par exemple, on vous dit: «Untel a mangé telle chose», eh bien, aussitôt, il y a quelque part quelque chose qui insinue: «Ah! ça va lui donner mal à l’estomac!» Ou bien: «Celui-ci va à tel endroit» – «Oh! il va lui arriver un accident»... Et pour tout c’est comme cela, grouillant par terre. Rien à voir avec la pensée véritable!

C’est une très sale habitude parce que cela conserve cet état le plus matériel dans une condition de désharmonie, de désordre, de laideur et de difficulté.

J’ai essayé tous les moyens possibles... Se sortir de là, c’est relativement facile. Mais alors ça ne change pas.

Les problèmes se sont représentés à moi d’une façon tout à fait aiguë quand j’ai lu le Yoga of self-perfection de Sri Aurobindo. J’ai été mise en présence d’un monde formidable de transformation – transformer tout ce qui est déjà lumineux c’est bien facile, mais transformer ça!... ouf! ce tissu, si bas, si vulgaire, si ordinaire, de la vie – c’est beaucoup plus difficile.2

Et ces jours-ci, pendant plusieurs jours, j’étais aux prises avec ça, luttant contre ça: comment empêcher cet automatisme imbécile, vulgaire, et défaitiste surtout, de se manifester tout le temps? C’est vraiment un automatisme: ça ne répond à aucune volonté consciente, rien. Et qu’est-ce qu’il faut pour...? Et c’est en relation tout a fait étroite avec les maladies du corps (ces habitudes mauvaises qu’a le corps de sortir de son mouvement rythmique, d’entrer dans une confusion), les deux choses se tiennent très étroitement.

Je suis en plein dans le problème.

Pour moi, «problème» ne veut pas dire expliquer la chose (c’est facile à expliquer), mais: contrôle, maîtrise et transformation. Ça va prendre un peu de temps.

Nous allons voir.

Arrive X. et ces jours de méditation avec lui.3 Qu’est-ce qui va se produire?... A propos, il n’écrit plus qu’il vient pour «aider l’Ashram». Il a écrit à Amrita qu’il venait pour avoir l’occasion (je ne sais plus exactement ses mots), enfin pour profiter de sa méditation avec moi afin de faire les transformations nécessaires!... Une attitude tout à fait changée. J’ai eu plusieurs visions à son sujet que je te raconterai plus tard.

17 décembre 1960

(Mère donne une fleur aux innombrables étamines groupées en boule, quelle a appelée «Soleil supramental»: Cadamba)

Elle est belle, n’est-ce pas? C’est tout ensemble, mais c’est innombrable. C’est une chose dans toutes les directions. Et quelle couleur! L’arbre est comme une gloire.

La Nature est une merveilleuse inventrice, tout y est beau. Je ne crois pas que l’homme soit parvenu à produire quelque chose d’aussi parfait. Il a travaillé, après, c’est vrai, à créer des espèces nouvelles, mais tout de même l’origine reste la Nature.

Oui, on dirait que la laideur commence avec l’humain.

Je crois que même les choses qui nous paraissent laides dans la nature animale et végétale, c’est seulement la limitation de notre esprit. Tandis que vraiment, quand l’homme entre en jeu... ouf!

Oui, j’ai toujours eu cette impression qu’on peut vivre en beauté dans la Nature, toujours. Et puis quand l’homme arrive, il y a quelque chose qui se disloque. C’est le Mental, n’est-ce pas. C’est vraiment l’intrusion du Mental dans la Vie qui fait naître la laideur. On se demande si c’était nécessaire, si cela ne pouvait pas être harmonieux imédiatement? Mais il faut croire que non.

Parce que même les pierres sont belles, c’est toujours beau d’une façon quelconque. II y a eu des formes un peu difficiles quand est entrée la vie, mais pas comme cela, pas comme certaines créations mentales humaines. Oui, il y a peut-être eu des espèces animales un peu... mais c’était plutôt monstrueux que vraiment laid. Et probablement c’est pour notre conscience que cela paraît ainsi. Mais le Mental... C’est comme toutes les idées de péché, de faute, de... tout ça – le mensonge. Le mensonge, c’est l’homme qui a inventé le mensonge, non? C’est le Mental qui a inventé le mensonge: tromper! Pour tromper! Et c’est un fait très curieux que les animaux qui sont devenus les familiers de l’homme, ils ont appris à mentir!

La courbe...

Bien, il faut passer au-delà.

Au-delà... c’est toute une affaire!

Mais il y a tant d’hommes qui sont satisfaits de leur mensonge, de leur laideur, de leur étroitesse, de toutes ces choses. Ils sont satisfaits. Quand on leur demande d’être autrement...

Ce domaine dans lequel je suis en investigation maintenant, oh!... Je passe des nuits entières à visiter certains endroits, avec des gens que je connais ici matériellement (à l’Ashram), et que je retrouve là-bas. Il y en a tant qui sont parfaitement satisfaits de leur... de leur infirmité, de leur incapacité, de leur laideur, de leur impuissance.

Et ils protestent quand on veut les faire changer!

Encore la nuit dernière, je suis descendue là-dedans... C’était tellement gris et terne et... ouf! et banal, sans vie. Quand on leur dit cela, ils vous répondent: «Mais non! c’est très bien comme cela, c’est vous qui vivez dans des rêves!»

Enfin, on en sortira.

Ah! tant que cela vous paraît tout à fait naturel, on ne peut pas en sortir. C’est cela le malheur, c’est quand on est résigné. On voit cela: quand on revient en arrière à des états de conscience précédents, on voit que tout cela vous paraissait, sinon tout à fait naturel, du moins presque obligatoire – n’est-ce pas, «c’est comme ça», «il faut prendre les choses comme elles sont». Et on ne pense même pas; on prend les choses comme elles sont, on s’attend à ce qu’elles soient comme elles sont; c’est l’étoffe de chaque jour qui se répète inlassablement. Et tout ce qu’on apprend à faire c’est à tenir, tenir, à ne pas se laisser ébranler, à passer à travers tout ça; et on a l’impression que c’est sans fin, c’est interminable, presque éternel (c’est seulement quand on comprend ce qu’est l’éternel qu’on voit que cela ne peut pas être éternel, autrement...).

Eh bien, cet état-là est très dangereux, cet état d’endurance: cette endurance qui ne se laisse bouleverser par rien. Et c’est pourtant indispensable, parce qu’il faut tout accepter avant de pouvoir rien transformer.

C’est ce que Sri Aurobindo avait toujours dit: d’abord il faut tout accepter – accepter comme venant du Divin, comme la Volonté divine; accepter sans dégoût, sans regret, sans chagrin, sans aucun énervement. Accepter avec une égalité parfaite. Et c’est seulement après cela que vous pouvez dire: maintenant nous allons travailler pour que ça change.

Mais travailler pour changer avant d’avoir atteint à l’égalité parfaite, c’est impossible. C’est cela que j’ai appris pendant ces dernières années.

Et pour chaque détail c’est comme cela. D’abord: «Que Ta Volonté soit faite», et puis, après, «La Volonté de demain»: ça, ça disparaîtra. Mais d’abord accepter.

C’est pour cela que c’est long. Parce que ceux qui acceptent facilement ils sont... ils se laissent comme encroûter, ensevelir là-dedans: ils ne bougent plus. Et ceux qui voient l’avenir, qui voient ce qui doit être, ceux-là ont de la difficulté à accepter: ils renâclent, ils protestent, ils regimbent – et alors ils n’ont pas de pouvoir.


(Peu après, à propos de la conversation du 5 novembre sur la racine subconsciente des cellules, qui en une seconde peut tout désorganiser: «Il faut descendre là-dedans pour changer ça. Ça donne de mauvaises heures. Quand ce sera fait, alors j’aurai le pouvoir...»)

De quand était ce texte? Du 5 novembre? Et nous sommes le 17 décembre... Ça continue, bon!

Il devrait y avoir des appareils pour noter les courbes, c’est tellement... Des fois, ça fait comme ça (geste en flèche), alors on a l’impression: «Ça y est! j’ai attrapé la chose.» Et puis ça retombe – le labeur. Quelquefois même on a l’impression qu’on tombe dans un trou, vraiment un trou, et comment en sortir? Et puis ça précède toujours une ascension en flèche et une révélation, une illumination: «C’est admirable! maintenant ça y est.»

Et ça dure, comme cela, semaines après semaines.

Il faudrait tout noter pour avoir la courbe exacte ou l’histoire vraie; il faudrait noter à chaque minute, parce que c’est un travail constant qui se passe. N’est-ce pas, les activités extérieures deviennent presque automatiques, et ça, ça se passe derrière: on parle et en même temps ça se passe derrière.

Et c’est une sorte d’oscillation, vraiment très intéressante, entre deux extrêmes dont l’un est la toute-puissance et l’importance capitale, primordiale, du Physique – et sa parfaite irréalité.

Et c’est tout le temps entre les deux, comme ça (geste de va-et-vient). Et les deux sont également faux, également vrais.

C’est tout le temps entre les deux et c’est une espèce de courbe comme des éclairs électriques entre les deux: ça monte, ça descend, ça tombe, ça remonte. Tout d’un coup on a la claire vision que la réalisation universelle se fera avec la perfection du monde matériel terrestre (je dis terrestre parce que, encore, il est exceptionnel: ce n’est pas la même chose dans le reste de l’univers – cette espèce de petit grain de poussière, là, qui se gonfle et devient d’une importance capitale!). Et puis un autre moment, alors c’est l’éternité, n’est-ce pas, pour laquelle les univers sont simplement... l’expression d’une seconde, et où tout cela est une sorte de – même pas de jeu auquel on s’intéresse, mais quelque chose... une respiration qui va et qui vient, qui va et qui vient... Et alors toute l’importance que nous donnons aux choses matérielles paraît tellement fantastiquement imbécile! Et ça va, et ça vient... Et quand cet état est là, c’est évident, indiscutable. Quand l’autre est là, c’est évident, indiscutable. Et entre les deux il y a toutes les combinaisons et toutes les possibilités!

(silence)

Et le problème, c’est de tenir les deux ensemble si parfaitement qu’ils ne s’opposent plus. Ça vient une seconde – ah! – un millième de seconde, comme ça – ah! voilà! – et puis fini, parti. Il faut recommencer encore.

(silence)

Et c’est surtout cela, ce sens de l’«important» et de ce qui n’est «pas important»: ça, c’est une chose qui s’évanouit, qui ne laisse aucune trace. On est comme ça, avec... rien. Il n’y a pas d’échelle dans l’importance; ça, c’est absolument notre imbécillité mentale: ou rien n’est important ou tout est également important.

Le grain de poussière, là, qu’on essuie, ou la contemplation extatique – c’est TOUT PAREIL.

20 décembre 1960

A propos de Noël, il est arrivé une histoire curieuse.

Pendant un certain temps, j’avais près de moi une fille qui était musulmane (pas croyante mais d’origine musulmane; c’est-à-dire qu’elle n’était pas du tout chrétienne) et qui avait une sympathie spéciale pour le Père Noël! Elle avait vu des images, lu des livres, etc. Et alors, une année qu’elle était là, elle s’est mise dans la tête qu’il fallait que le Père Noël m’apporte quelque chose! Elle m’a dit: «Il faut qu’il t’apporte quelque chose pour Noël!»

J’ai dit: «Essaye!»

Elle a fait je ne sais quoi, mais elle le priait pour qu’il m’apporte de l’argent. Elle a fixé un chiffre. Et la veille de Noël, exactement ce chiffre-là m’a été donné! Et c’était un gros chiffre, plusieurs milliers de roupies. Exactement le chiffre qu’elle avait fixé. C’est arrivé ce jour-là, d’une façon tout à fait inattendue.

J’ai trouvé cela très intéressant...


(Peu après, à propos de la dernière conversation du 17 décembre sur l’égale importance du grain de poussière qu’on essuie ou de la contemplation extatique: c’est tout pareil)

Si on pouvait noter tout cela... Ce matin, depuis ce matin, et au balcon, et la marche là-haut pour mon japa, c’était si intéressant! Et c’était sur ce thème-là [expérience du grain de poussière]... Cette habitude qu’ont les gens (surtout en Inde, mais un peu partout: les gens qui ont le tempérament religieux), l’habitude que toutes les choses religieuses doivent être faites avec respect et componction – et pas mélanger! surtout ne mélangez pas: il y a des circonstances, des moments où on ne doit pas penser à Dieu, parce que c’est comme si on le blasphémait!

Il y a cette attitude religieuse, et puis la vie ordinaire où les gens font les choses – travaillent, vivent, mangent, s’amusent – en considérant que c’est cela l’important, et pour le reste, ma foi, quand on a le temps, on y pense. Mais justement ce que Sri Aurobindo a établi... Je me souviens quand j’étais à Tlemcen, Théon disait qu’il y a tout un monde de choses comme, par exempie, manger, s’occuper de son corps et tout cela, qu’on doit faire automatiquement, sans y attacher d’importance – enfin ce n’est «pas le moment de penser aux choses divines»! C’était ce qu’il prêchait. Alors il y avait l’attitude religieuse de toutes les personnes religieuses, et l’attitude ordinaire – les deux me gênaient également. Puis je suis arrivée ici et j’ai dit à Sri Aurobindo mon sentiment; je lui ai dit que si on est vraiment en union avec le Divin, cela ne peut pas changer, quoi que l’on fasse (ça peut changer la qualité de ce que vous faites, mais votre union ne peut pas changer, quoi que vous fassiez). Et quand il m’a dit que c’était cela la vérité, j’ai eu un soulagement. Et c’est resté à travers toute ma vie comme cela.

Et maintenant toutes ces attitudes des individus, des groupes, des catégories humaines, viennent de tous les côtés (pendant la marche là-haut) affirmer leur point de vue comme la chose vraie. Et je vois pour moi-même, je suis mise dans l’obligation de m’occuper d’un tas de choses dont beaucoup sont, à un point de vue seulement normal, tout à fait futiles, sans compter celles qui ont la réprobation des gens appartenant à ces catégories morales ou religieuses. Et quand je marche là-haut pour mon japa, c’est très intéressant, parce que toutes sortes de formations mentales viennent en flèche (Mère dessine des petites flèches dans l’air, qui viennent de tous les côtés toucher son atmosphère mentale); et pourtant là, je suis tout entière dans ce que je pourrais appeler la joie, le bonheur de mon japa, avec l’énergie de la marche (la marche est là pour donner une énergie matérielle à l’expérience, dans toutes les cellules du corps). Et en dépit de cela, une chose vient, une autre vient, et ceci et cela (Mère dessine des petites flèches): ce qu’il faut faire, ce qu’il faut répondre à celui-ci, ce qu’il faut dire à celui-là, ce qu’il faut faire ici... Toutes sortes de choses dont la plupart sont considérées comme d’une futilité extrême! Et je vois tout cela qui est situé dans un ensemble; et tout cet ensemble... je pourrais dire que c’est rien que le corps du Divin. Je le sens, n’est-ce pas, je le sens comme si je le touchais, partout (Mère touche ses bras, ses mains, son corps). Et toutes ces choses, elles ne voilent pas, elles ne détruisent pas, elles ne détournent pas cette sensation d’être tout entier ce... un mouvement, une action dans le corps du Divin. Et ça augmente de jour en jour, parce que c’est comme s’il me plongeait de plus en plus dans des choses tout à fait matérielles avec la volonté que la aussi, ça doit être fait, que toutes ces choses doivent être pleines de Lui consciemment – elles sont pleines de Lui effectivement, mais consciemment, avec cette perception que c’est toute, toute la substance de Son être qui se meut...

Au balcon c’était bien joli ce matin...

Et avec une douceur, une sensation (les deux ensemble) une sensation d’éternité et une douceur! On se demande même s’il est possible que quelque chose échappe à Ça!?

(silence)

Naturellement, si on a le malheur de se mettre à penser, c’est tout fini.

(silence)

C’est un fait. Ce n’est pas une pensée, ce n’est pas quelque chose qu’on observe, on n’est pas le témoin: c’est un fait que l’on vit. Alors si on voulait traduire l’expérience, il faudrait dire comme Sri Aurobindo des choses qui sont presque des offenses à la raison tellement elles sont paradoxales! Oui, plus, plus que paradoxales.

23 décembre 1960

(Mère arrive après une méditation avec X., le gourou tantrique)

J’arrive les mains vides...

(Mère reste longtemps absorbée)

Je suis allée m’asseoir un peu avant dix heures pour la méditation. J’étais dans mon état normal et cela m’intéressait de savoir s’il y aurait une différence avec les autres fois. Et vraiment, tout d’abord, cela n’a fait aucune différence. Et puis lentement, lentement, j’ai senti que, dans le corps, entrait cette espèce de paix souriante et sereine dans laquelle je suis. Mais les cellules n’en ont pas encore toujours conscience (elles sentent quelquefois une sorte de... tension de la vie – je ne sais pas comment appeler cela). Elles sont conscientes de leur existence et de ce que cela veut dire, de l’Energie qui agit (oui, conscientes de l’Action, de l’Energie qui agit), mais tout à l’heure, Ça c’est descendu, et il y a eu une détente extraordinaire. Pas cette détente du «surrender» [abandon] que j’ai d’habitude au commencement de la nuit, pas ça: la détente d’une espèce de joie sereine, immuable, éternelle. Et alors le corps a eu l’impression: «Je peux rester comme cela pour toujours!» Il disait: «Oh! comme je suis bien...» Et en effet, je ne sais pas, je crois que lui, avait déjà l’impression que la méditation était finie tandis que, moi, j’étais encore... Je me suis aperçue qu’il bougeait, alors j’ai arrêté.

Ça, c’était une différence marquée.

Parce que quand quelque chose ne va pas, il y a toujours, d’en haut, une pression sur le corps, la pression de la Force qui descend. Mais là ce n’était plus cela du tout: c’était comme ça (Mère tient ses paumes ouvertes vers le haut, dans une attitude d’abandon total), mais un «comme ça» béatifique en ce sens que ça vit en soi, c’est l’existence en soi – et puis c’est tout.

Je suis venue directement ici après la méditation, dans cet état-là, et quand je me suis assise... Tu sais, je n’ai même pas eu le (il n’est pas question d’idée), mais même pas, je ne sais pas, l’instinct de ramasser une fleur pour te la donner, tu comprends? Et quand ici je me suis assise, alors a commencé à venir la conscience de la colonne de Lumière. Il n’y avait plus de personnalité, il n’y avait plus d’individualité: il y avait une colonne de Lumière qui descendait jusque dans les cellules du corps – et puis c’est tout.

Et alors, petit à petit, ça a pris conscience de soi, conscience d’être cette colonne de Lumière. Et lentement est revenue la conscience ordinaire.

(silence)

C’est intéressant pour moi de venir ici un peu après la méditation, parce que c’est comme si j’objectivais mon expérience. Autrement je suis dedans, comme ça (geste) et il n’y a plus de... (n’est-ce pas, je dis «je» – ça n’existe pas!) même le corps sent comme cela, une sorte d’éternité immuable et béatifique, et puis c’est tout.

Je te dis, même pas... Quand je suis arrivée, je t’ai dit: «Je n’ai rien dans les mains», c’est juste le contact avec ton atmosphère qui m’a fait dire cela; autrement le je, les mains, rien, tout cela n’avait pas de sens.

C’est intéressant.

25 décembre 1960

(Lettre de Satprem à Mère)

Pondichéry, 25 décembre 1960

Douce Mère,

Je veux te dire que, ce matin, X. a complètement changé mon japa. Au lieu de dix heures par jour, je n’ai plus que trois fois une demie heure à peu près I

Il m’a dit que «tout» était dans ce nouveau japa.

Et je veux te dire aussi ma gratitude. Tu penses à nous dans les moindres détails humains – gratitude n’est même pas le mot. Simplement, puissè-je te servir mieux, me donner mieux.

Avec amour

Signé: Satprem

31 décembre 1960

(D’habitude, Mère improvise à l’harmonium le matin du 1er janvier avant de lire le message du nouvel an. Elle est venue la veille essayer l’instrument:)

Je vais voir... Il y a combien de mois? Il y a au moins huit mois que je n’ai pas touché cet instrument! Et alors demain il faut que je joue – pas envie. Mais enfin puisqu’il faut, il faut!... Une méditation là-dessus (sur le message du 1er janvier)1 que tu connais, nous l’avons fait ensemble, et puis je vais voir si quelque chose vient.

(silence)

C’est une cohue qui ressemble à un chaos. C’est une confusion effroyable. Mais à partir de la semaine prochaine les gens s’en vont. Le couronnement ce sera le 6 janvier, qui est l’épiphanie (mais nous en avons fait la fête de l’offrande du monde matériel au Divin: le monde matériel qui se donne au Divin), ce sera le climax (le paroxysme), et je te verrai le 7. Après, on va travailler dur! Jusque là, pas de travail – la tête est dans une sorte de compote... Oh! si tu savais, c’est effroyable ce que les gens m’apportent, ce qu’ils demandent...

(Mère s’installe à l’harmonium)

Ah! il y a un pied du tabouret sur ma robe. Tu es fort?

Oui, oui!

Tu peux me soulever? Je suis très lourde, tu sais!...

Non, j’ai peur de te faire chavirer.

43 kilos.

43 kilos!

Oui, c’est par ironie que j’ai dit que je suis très lourde!

Oui, je pense bien aussi!

Je pèse 43 kilos. Normalement je devrais peser 60 kilos.

(Après avoir joué)

Ce sera quelque chose comme cela... ou autrement, je n’en sais rien!

X. avait l’air content de son séjour cette fois-ci. Nous avons eu de longues méditations d’une demi-heure: il n’avait pas du tout l’air d’avoir envie de s’en aller! Et c’était surtout une sorte d’universalisation extrêmement calme. Un calme absolu et universel dans toutes les cellules du corps. Je ne sais pas si cela m’était particulier, mais il avait l’air d’être dans le même état, de ne plus pouvoir bouger comme ça, tout à fait content, avec un sourire. Une fois, j’ai entendu l’heure sonner, alors j’ai pensé qu’il était temps, qu’il était peut-être prêt à s’en aller et je l’ai regardé: il avait ôté la mâlâ2 qu’il porte autour du cou et je l’ai trouvé en train de faire un japa. Dès qu’il a vu que je le regardais, il l’a remise bien vite!

Mais ce qui est étonnant: avec moi pas un mot, rien, ni lui ni moi. Et ça a l’air d’être aussi confortable pour lui que pour moi!

(silence)

Enfin le 6, tout ce monde sera parti. Mais demain, ça va être effroyable; je suis là certainement pour deux heures assise, à distribuer des calendriers. Et par-dessus le marché, il y a eu toutes sortes de controverses à propos de la musique que l’on donne chaque semaine à la bibliothèque: les uns disent que c’est très bon, les autres que c’est très mauvais (enfin les choses habituelles). Et ils ont chacun plaidé. Ils m’ont dit qu’ils me donneraient un concert à Prospérité!3 pour juger par moi-même. C’est tout enregistré. Je crains que ce ne soit assez bruyant... Moi, je sais très bien sortir de ça: je «pense» à autre chose! Mais ça va faire... Je vois cela d’ici: je t’ai dit qu’on était dans un chaos; eh bien, j’ai l’impression que ce sera le comble.

Nous sommes dans le chaos sous quel rapport?

Bruit, mouvement, confusion, gens... Le bruit me fait toujours l’effet d’un chaos, toujours.

Je dois dire que les jours de Darshan, en bas, les gens discutent le coup, et ils se regardent: et comment est habillé celui-ci et comment celui-là – c’est la kermesse autour du Samâdhi.

Oui, c’est cela: qui est là, qui n’est pas là, et quelle mine il a et avec qui il est... oh!

(Après un silence:)

Et toi? des nouvelles?

Ce n’est pas toujours commode.

Pourquoi, pas commode!

Oh! tu sais, nuit après nuit, nuit après nuit, je vois comment les choses qui sont, dans leur vérité, tellement simples, se compliquent ici dans l’atmosphère humaine. Vraiment c’est intéressant; j’ai des visions... n’est-ce pas, c’est presque stupéfiant tellement la chose est simple quand elle est dans sa vérité, et combien ça devient compliqué, douloureux, fatigant, embêtant, ici.

Mais il suffit de faire un pas en arrière et puis on sort de tout ça.

Je te raconterai cela... Attends, on a encore trois minutes, je vais te dire l’une des dernières visions (mais c’est presque la même chose toutes les nuits):

J’étais quelque part chez moi. C’était un monde dont toute la lumière était comme un soleil (doré avec des réflexions de carmin dedans): c’était très joli. C’était une ville et j’étais dans une maison de cette ville, et je voulais apporter à quelqu’un un certain nombre de – pas de cadeaux mais de choses dont il avait besoin. Alors j’avais tout arrangé, tout préparé et j’avais pris mes paquets sur mes bras (j’avais pris mon temps, bien arrangé tout), et je suis sortie à l’heure où toute la ville était complètement déserte: il n’y avait personne dans les rues. Une solitude absolue. Et alors, un bien-être, une lumière, une force! et une sorte de, oui, vraiment de félicité, comme ça, sans cause. Et mes paquets, au lieu de me peser sur les bras, c’était comme s’ils me tiraient! Ce sont eux qui me tiraient: j’avançais, et chaque pas était une joie, comme une danse.

Ça a duré tout le temps que je traversais la ville. Puis je suis arrivée à l’endroit qui était en bordure, juste le commencement d’autre chose où je devais porter mes paquets, et j’ai vu qu’il y avait là, un peu en contre-bas, une maison en construction: c’était la maison de celui à qui j’apportais les cadeaux (tout cela naturellement est d’un symbolisme clair).

Et quand j’arrive, à une petite distance, je vois tout d’un coup des ouvriers qui sont en train de travailler. Alors imédiatement... imédiatement cette route vaste, ensoleillée, si douce – si douce aux pieds... ah! c’est devenu le sommet d’un échafaudage. Et cet échafaudage n’était pas très bien fait, et à mesure que j’approchais il se compliquait: il y avait des planches qui surplombaient, des poutres en équilibre instable. Bref, il fallait regarder chaque fois qu’on posait son pied pour ne pas se casser le cou. Je commençais à être ennuyée. Et puis mes paquets étaient lourds. Ils étaient lourds et ils encombraient mes deux bras: je ne pouvais me tenir nulle part, il fallait faire de l’équilibre tout le temps. Alors j’ai commencé à penser: «Mon Dieu, que ce monde est compliqué!» Et au même moment, j’ai vu arriver une jeune personne; c’était comme une jeune fille, habillée à l’européenne, avec un chapeau sur la tête... tout noir! La jeune personne avait la peau blanche, mais ses vêtements étaient noirs; elle avait des petits pieds blancs dans des souliers noirs. C’était tout noir, tout noir, tout noir. Comme si c’était l’inconscience totale. Elle arrivait aussi avec des paquets (beaucoup plus que moi) et elle traversait tous les échafaudages, en sautant, posant ses pieds n’importe où! Je me suis dit: «Mon Dieu, elle va se casser le cou!» – Mais pas du tout! Elle était tout à fait inconsciente, elle ne se rendait même pas compte que c’était dangereux ni que c’était compliqué – l’inconscience totale. Mais son inconscience la faisait marcher! Ah! (j’ai regardé) bon, c’est bon quelquefois d’être inconscient! Puis elle a disparu: elle était simplement venue me faire une démonstration (elle ne m’avait pas vu, elle ne me regardait pas). Et alors je voyais en bas les ouvriers et les complications qui augmentaient de plus en plus, de plus en plus, de plus en plus; et puis il n’y avait même pas d’échelle pour descendre – enfin ça devenait intolérable. Alors en moi, quelque chose s’est révolté: «Ah! non, j’en ai assez de tout cela, c’est idiot!»

Et imédiatement, je me suis retrouvée en bas, déchargée de mes paquets. Et tout était parfaitement simple (j’avais même apporté les paquets sans m’en apercevoir): tout, tout était arrangé, très bien, très lumineux, très simple – simplement parce que j’avais dit: «Ah! mais non, j’en ai assez de ces histoires-là; qu’est-ce que c’est que ces complications idiotes!» Voilà.4

Et ce ne sont pas des «rêves»: ce sont des sortes d’activités – c’est plus réel, plus concret que la vie matérielle; l’expérience est beaucoup plus concrète que dans la vie ordinaire.

Des exemples comme cela, j’en ai par centaines... Pas toujours la même image; des images différentes, mais toujours la même histoire: la chose, dans sa vérité, tout à fait lumineuse, agréable, charmante – et dès que les hommes s’en mêlent, ça devient d’une complication abominable. Et quand on dit: «Non! j’en ai assez de tout ça, ce n’est pas vrai», ça s’en va.

J’ai eu des histoires comme cela dans des «rêves» avec X. Je l’ai vu tout jeune (son éducation, les idées qu’il avait, comment il était encadré). Et j’ai fait la même chose. J’étais avec lui – mais je te raconterai cela une autre fois...5 Et puis à la fin j’en ai eu assez, j’ai dit: «Ah! non, c’est ridicule!» et je suis sortie de la maison comme ça. Et à la porte, il y avait un petit écureuil qui s’est assis sur son derrière et qui m’a fait des petites amitiés. Ah! j’ai dit: Tiens! en voilà un qui comprend mieux!

C’était sa maison et c’était assez compliqué pour y entrer. J’étais en train de réciter un mantra ou un japa et X. est venu; il avait l’air... un air tout à fait réprobateur! Puis il a senti mes mains: «C’est une mauvaise habitude de mettre des parfums (Mère rit). On ne peut pas vivre la vie spirituelle avec des parfums.» Alors je l’ai regardé et j’ai pensé: «Mon Dieu! faut-il qu’il soit retardataire!» Mais cela m’ennuyait, alors j’ai dit: «Bon, je m’en vais.» Comme j’arrivais près de la porte, il a commencé à me dire: «Est-ce que c’est vrai que vous avez été mariée plusieurs fois, et que vous avez divorcé?» Alors une sorte de colère est entrée en moi (riant) et je lui ai dit: «Non, pas seulement une fois, mais deux fois!» Et je suis partie. Toutes les vieilles idées...

Et c’est après que j’ai vu le petit écureuil.

Mais j’ai remarqué après, j’ai vu que ça avait aidé à drainer hors de lui tout ce poids de son éducation passée. Très intéressant... Nuit après l’autre, nuit après l’autre, nuit après l’autre, et il y en a! on pourrait faire des romans.









Let us co-create the website.

Share your feedback. Help us improve. Or ask a question.

Image Description
Connect for updates