L’Agenda de Mère Set of 13 volumes
L’Agenda de Mère 1961 Vol. 2 505 pages 1978 Edition   Satprem
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ABOUT

Agenda de l’action Supramentale sur la Terre. Vertical time' - a sort of absoluteness in each second. As if Mother were experiencing her body at the level of subatomic physics. A new mode of life in matter.

L’Agenda de Mère 1961

The Mother symbol
The Mother

The course of 1961, the year of the first American voyage in space, arrives at the heart of the great mystery– "It is double! It is the same world and yet it is.... what?" In one world, everything is harmonious, without the least possibility of illness, accident or death – "a miraculous harmony" – and in the other, everything goes wrong. Yet it is the same world of matter - separated by what? "More and more, I feel it’s a question of the vibration in matter." And then, what is this "vertical time" which suddenly opens up another way of living and being in the matter, in which causality ceases to exist – "A sort of absoluteness in each second"? A new world each second, ageless, leaving no trace or imprint. And this "massive immobility" in a lightning-fast movement, this "twinkling of vibrations," as if Mother were no longer experiencing her body at the macroscopic level, but at the level of subatomic physics. And sixty years of "spiritual life" crumble like a "far more serious illusion" before.... a new Divine... or a new mode of life in matter? The next mode? "I am in the midst of hewing a path through a virgin forest." Volume II records the opening up of this path.

L’Agenda de Mère L’Agenda de Mère 1961 Editor:   Satprem Vol. 2 505 pages 1978 Edition
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Mother's Agenda 1961 Conversations with Satprem

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janvier




7 janvier 1961

Je suis descendue juste à 9 heures et demie. J’avais compté qu’une demi-heure suffirait pour traverser le couloir et arriver ici, il faut croire que non!

(Mère donne une rose) Ça, c’est la «Tendresse du Divin» pour... pour soi-même! Pour Lui-même, la tendresse qu’il a pour sa création! Mais «création», je n’aime pas le mot, comme si c’était fait de rien – c’est Lui-même! avec toute sa tendresse qu’il a fait ça. Il y en a qui sont grosses comme ça, c’est si joli!

Et je suis... comment dire? (tout ce que l’on dit n’est jamais absolument vrai) mais enfin, en exagérant les mots, je suis... ni anxieuse, ni inquiète, ni découragée, rien de tout cela, mais j’ai vraiment l’impression que je ne peux plus rien faire, que je passe tout mon temps, tout mon temps à voir des gens, recevoir des lettres et répondre – rien. Il y a plus d’une semaine que je n’ai pas touché à ma traduction.1 T m’avait envoyé son cahier avec des questions: je l’ai gardé deux semaines avant de pouvoir répondre.2 Et alors rien n’est prêt pour le Bulletin. Il n’y a que ce que, toi, tu as préparé.

Enfin c’est ennuyeux que tu n’aies pas le temps de faire ton travail.

Même la traduction... Et tu sais, quand je suis fatiguée et que je traduis, cela me repose. Tandis que... oh! toutes ces lettres! Les meilleures sont encore imbéciles. Enfin... Et tu vois, je suis venue, il y avait quelqu’un qui voulait me voir; je lui ai dit onze heures, et maintenant il y a 700 personnes qui attendent quand je sortirai d’ici: ils sont là, près du Samadhi.

Enfin assez grogné, travaillons!


(Plus tard, au cours de cette même entrevue, Mère fait la remarque suivante:)

Pour la compréhension de La Synthèse, c’est bien facile: je n’ai qu’à me taire pendant une minute, et puis Sri Aurobindo est là.

Tu comprends, ce n’est pas la compréhension de ce corps-ci: c’est lui qui est là!

10 janvier 1961

J’ai un paquet à peu près comme ça de lettres qui ne sont pas lues, et un paquet encore plus gros de lettres qui sont lues mais auxquelles je n’ai pas répondu. Et je ne peux pas faire ce travail sur les Aphorismes1 si je suis harcelée tout le temps par les gens qui «tirent» parce qu’ils m’ont écrit; et si je ne leur réponds pas imédiatement, ils me disent (pas avec des mots): «Eh bien, vous ne répondez pas!» Voilà.

Ce ne sont pas des conditions favorables.

Tout est dans une affreuse confusion.

(silence)

Quel est le prochain Aphorisme?

49 – Sentir et aimer le Dieu de la Beauté et du Bien dans le laid et dans le mal, et en même temps vouloir, dans un amour total, le guérir de sa laideur et de son mal, telle est la vraie vertu et la véritable moralité.

Tu as une question?

Comment coopérer à la guérison du mal et de la laideur que l’on voit partout?... Aimer? Quel est le pouvoir de l’amour? Et comment un phénomène de conscience individuel peut-il agir sur le reste des hommes?

Comment coopérer à la guérison du mal et de la laideur?... On peut dire qu’il y a une sorte d’échelle hiérarchique de collaboration ou d’action; une coopération négative et une coopération positive.

Pour commencer, il y a un moyen que l’on pourrait appeler négatif; c’est celui que donnent les religions bouddhiques et similaires: ne pas voir. D’abord être dans un état de pureté et de beauté suffisant pour ne pas avoir la perception de la laideur et du mal – c’est comme quelque chose qui ne vous touche pas parce que cela n’existe pas en vous. Ça, c’est la perfection de la méthode négative.

Elle est très élémentaire: ne jamais remarquer le mal, ne jamais parler du mal qui est chez les autres, ne pas perpétuer les vibrations par l’observation, la critique, l’insistance sur le fait mauvais. C’est ce que le Bouddha enseignait: chaque fois que vous mentionnez un mal, vous l’aidez à se répandre.

C’est en bordure du problème.

Pourtant, ce devrait être une règle très générale, mais ceux qui critiquent ont réponse à cela; ils disent: «Si vous ne voyez pas le mal, vous ne pourrez jamais le guérir. Si vous laissez quelqu’un dans sa laideur, il n’en sortira jamais.» (Ce n’est pas exact, mais c’est comme cela qu’ils légitiment leur action.) Alors, dans cet aphorisme, Sri Aurobindo répond d’avance à ces objections: ce n’est pas par ignorance pu par inconscience ou par indifférence que vous ne voyez pas le mal – vous êtes capable de le voir et même de le sentir” mais vous refusez de collaborer à son expansion en lui donnant la force de votre remarque et l’appui de votre conscience. Et pour cela, il faut que vous soyez, vous-même, au-dessus de cette perception et de cette sensation; il faut que vous puissiez voir le mal ou la laideur sans en souffrir, sans être choqué, sans être gêné. Vous le voyez d’une hauteur où ces choses n’existent pas, mais vous en avez la perception consciente – vous n’en êtes pas affecté, vous êtes libre. Ceci est un premier pas.

Un deuxième pas, c’est d’être conscient positivement de la Bonté et de la Beauté suprêmes qui sont derrière toutes choses et qui supportent toutes choses, leur permettent d’exister. Quand vous Le voyez, vous êtes capable de Le percevoir derrière ce masque et cette déformation – même cette laideur, même cette méchanceté, même ce mal est un déguisement de Quelque chose qui est essentiellement beau ou bon, lumineux, pur.

Et alors vient la vraie collaboration, parce que, quand vous avez cette vision, cette perception, que vous vivez dans cette conscience, cela vous donne aussi le pouvoir de tirer Ça dans la manifestation, sur la terre, et de Le mettre en contact avec ce qui, pour le moment, déforme et déguise, de telle sorte que, petit à petit, cette déformation et ce déguisement sont transformés par l’influence de la Vérité qui est derrière.

Ici, nous sommes tout en haut de l’échelle de la collaboration.

De cette façon, il n’est pas nécessaire de faire intervenir le principe d’amour dans l’explication. Mais si l’on veut connaître ou comprendre la nature de la Force ou de la Puissance qui permet et qui accomplit cette transformation (et surtout quand il s’agit du Mal, mais aussi de la laideur dans une certaine mesure), on voit que c’est évidemment l’Amour qui, de tous les pouvoirs, est le plus puissant, le plus intégral – intégral, en ce sens qu’il s’applique à tous les cas. Il est plus puissant même que le pouvoir de purification qui dissout les mauvaises volontés et est le maître en quelque sorte des forces adverses, mais qui n’a pas le pouvoir direct de transformation, parce que le pouvoir de purification dissout d’abord pour reformer après, il détruit une forme pour pouvoir en faire une meilleure, tandis que l’Amour n’a pas besoin de dissoudre pour transformer: il a le pouvoir direct de transformation. L’Amour est comme une flamme qui change ce qui est dur en une chose malléable et qui sublime même cette chose malléable en une sorte de vapeur purifiée – ça ne détruit pas: ça transforme.

Dans son essence, dans son origine, l’Amour est comme une flamme blanche qui a raison de toutes les résistances. On peut soi-même en faire l’expérience: quelle que soit la difficulté dans son être, quelle que soit l’alourdissement des erreurs accumulées, les ignorances, les incapacités, les mauvaises volontés, une seule seconde de cet Amour – pur, essentiel, suprême – dissout comme dans une flamme toute-puissante. Un seul moment, et tout un passé peut disparaître; un seul instant où on touche Ça dans son essence, et tout un fardeau est épuisé.

Et il est très facile d’expliquer comment celui qui a cette expérience peut la répandre, agir sur les autres, puisque, pour avoir l’expérience, il faut toucher l’Essence unique, suprême, de toute la manifestation – l’Origine et l’Essence, la Source et la Réalité de tout ce qui est – et tout de suite on entre dans le domaine de l’Unité: il n’y a plus de séparation entre les individus, c’est une seule vibration qui peut se répéter indéfiniment dans la forme extérieure.2

Si l’on monte assez haut, on est au Cœur de toute chose. Et ce qui se manifeste dans ce Cœur peut se manifester dans toutes les choses. Et c’est cela le grand secret, le secret de l’incarnation divine dans une forme individuelle, parce que, dans le cours normal des choses, ce qui se manifese au centre n’est réalisé dans la forme extérieure qu’avec l’éveil et la réponse de la volonté dans la forme individuelle. Tandis que si la Volonté centrale est représentée d’une façon constante et permanente dans un être individuel, cet être individuel peut servir d’intermédiaire etntre cette Volonté et tous les êtres, et vouloir pour eux. Tout ce que cet être individuel perçoit et tout ce qu’il offre dans sa conscience à la Volonté suprême, il y est répondu comme si cela venait de chaque être individuel. Et si les éléments individuels, pour une raison quelconque, ont un rapport plus ou moins conscient et volontaire avec cet être représentatif, leur rapport augmente l’effectivité, l’efficacité de ce représentant individuel; et ainsi, d’une façon beaucoup plus concrète et permanente, l’Action suprême peut agir dans la Matière. C’est la raison de ces descentes de consciences, on peut dire «polarisées» parce qu’elles viennent toujours sur la terre dans un but défini et pour une réalisation spéciale, avec une mission – mission décidée, déterminée avant l’incarnation. C’est cela, les grandes étapes des incarnations suprêmes sur la terre.

Et quand le jour sera venu de la manifestation de l’Amour suprême, d’une descente cristallisée, concentrée, de l’Amour suprême, ce sera vraiment le moment de la Transformation. Parce que, à Ça, rien ne pourra résister.

Mais comme c’est tout-puissant, il faut qu’une certaine réceptivité soit préparée sur la terre pour que les effets ne soient pas foudroyants... Sri Aurobindo a expliqué cela dans l’une de ses lettres. Quelqu’un lui demandait: «Pourquoi ça ne vient-il pas tout de suite?» Et il a répondu à peu près ceci: si l’Amour divin se manifestait dans son essence sur la terre, ce serait comme un éclatement; parce que la terre n’est ni assez souple ni assez réceptive pour s’élargir à la mesure de cet Amour. Elle a besoin non seulement de s’ouvrir mais de s’élargir et de s’assouplir – la Matière est trop rigide encore, et même la substance de la conscience physique. Non seulement la Matière la plus matérielle, mais la substance de la conscience physique est trop rigide.


Ce serait bien si chaque fois tu pouvais répondre de vive voix à ces questions sur les Aphorismes?

Ah! c’est toujours mieux. Parce que quand je suis avec un crayon et un papier, il faut que je voie ce que j’écris, et alors cela me retient, c’est comme un lien.

Mais oui, pourquoi ne parlerais-tu pas? T ou Z pourraient venir t’écouter, elles seraient ravies.

Mais non, mon petit! tu n’y es pas du tout! Pour parler, il faut que j’aie une atmosphère réceptive. Si j’étais toute seule dans ma chambre, il ne me viendrait pas à l’idée de parler! N’est-ce pas, les sons ne sortent même pas: ça vient comme ça, direct (et alors si j’arrive à brancher ma main, ça marche; mais ça tire toujours un peu en bas). Je peux faire n’importe quoi, cela n’a pas d’importance, mais il faut que ce soit quelque chose dont je n’aie pas besoin de m’occuper, comme par exemple le matin quand je suis en train de me coiffer; alors ça vient comme ça, direct, et rien n’arrête. Mais jamais il ne me viendrait à l’idée de prononcer un mot! – C’est seulement quand j’ai une réceptivité en face de moi, quelque chose dont je peux me servir.

Et ce que je dis aux gens dépend absolument de l’état dans lequel ils sont. Justement, ma grosse difficulté là-bas, au Terrain de Jeu,3 c’était cette atmosphère tellement mélangée! Il fallait que je lutte pour pouvoir trouver une réceptivité pour parler. Et si j’ai en face de moi des gens qui ne comprennent rien, je ne peux même pas dire un mot! Il y a des gens, au contraire, qui arrivent prêts à recevoir quelque chose; et alors tout d’un coup tout vient – mais généralement c’est le moment où il n’y a pas de machine!

J’ai répondu, j’ai donné toutes sortes d’explications sur l’organisation de l’École, sur le World-Union,4 sur la vraie industrie (ce que doit être une vraie industrie), des tas de choses! Ça ferait des brochures si on mettait tout cela bout à bout! J’ai parlé quelquefois pendant trois quarts d’heure sans arrêt avec des gens qui ont écouté avec plaisir – et ils étaient réceptifs –, mais tout à fait incapables de se souvenir de ce que je disais pour le noter. C’est là où il aurait fallu l’une de vos machines! Mais si, d’avance, c’est organisé, alors il se peut que ça ne vienne pas du tout. Toutes les choses qui mentalisent arrêtent. Et si j’ai T en face de moi, je ne peux rien lui dire, parce qu’elle ne comprend pas. J’ai déjà de la difficulté à lui écrire (cela fait toujours descendre un peu ce que j’ai à dire), mais si elle était là et qu’il fallait que je parle, il ne sortirait rien du tout!

Non, quand ce sera intéressant et qu’il y aura un Aphorisme sur lequel elle ne pose pas de questions (ou pas une question impossible), nous ferons comme cela: je parlerai ici. Pour moi, c’est beaucoup plus facile. Et il vient des choses que je n’ai pas vues avant; tandis que généralement quand j’écris comme cela, ce sont des choses que j’ai déjà vues à d’autres occasions (non pas que je les rappelle, mais elles sont là et alors elles reviennent). Mais quand c’est un nouveau contact, il y a toujours quelque chose de nouveau qui vient.


(Un peu plus tard, Mère fait la remarque suivante à propos de l’Agenda du 13 décembre 60 où elle avait parlé du disbelief ou incrédulité du Mental physique et de ses réactions défaitistes étroitement liées aux maladies du corps:)

Ce Mental défaitiste, il est encore là! Il est en pleine promenade!

Quand on sortira de là...

Ce que je veux, c’est justement arriver à l’action sans son aide. Ce que Sri Aurobindo disait: s’en débarrasser.

12 janvier 1961

Quel est le prochain Aphorisme?

50 – Haïr le pécheur est le pire des péchés, car c’est haïr Dieu; et pourtant, celui qui le commet se glorifie de sa vertu supérieure.

Tu as une question?

Quand on entre dans un certain état de conscience, on voit bien que l’on est capable de tout et que, au fond, il n’est pas un seul «péché» qui ne soit notre péché, potentiellement. Est-ce une impression juste? Et pourtant, on se révolte contre certaines choses et on a des dégoûts; il y a toujours un point, quelque part, que l’on n’admet pas. Pourquoi? Quelle est l’attitude vraie, l’attitude efficace devant le Mal?

Il n’est pas un seul péché qui ne soit notre péché...

On a cette expérience quand, pour une raison quelconque (cela dépend des cas), on se met en rapport avec l’état de conscience universel (non dans son essence illimitée mais sur n’importe quel plan de la Matière). Il y a une conscience atomique, n’est-ce-pas, il y a une conscience purement matérielle, et il y a, beaucoup plus encore, une conscience psychologique générale. Quand, par une intériorisation, une sorte d’abstraction de l’ego, on entre en contact avec cette zone de conscience, disons psychologique terrestre, ou humaine collective (il y a une différence: «humaine collective» est une diminution, tandis que «terrestre» inclut beaucoup de mouvements des animaux et même des plantes; mais dans le cas présent, comme la notion morale de faute, de péché, de mal, appartient exclusivement à la conscience humaine, nous dirons simplement la conscience psychologique collective humaine), quand on entre en contact avec cela, naturellement par cette identification, on se sent ou on se voit, ou on se sait capable de n’importe quel mouvement humain, n’importe où. Ça, c’est dans une certaine mesure une Conscience-de-Vérité: ce sens égoïste de ce qui vous appartient et ne vous appartient pas, de ce que vous pouvez faire et ne pouvez pas faire disparaît à ce moment-là; on se rend compte que la construction fondamentale de la conscience humaine rend n’importe quel être humain capable de faire n’importe quoi. Et comme on est dans une conscience-de-vérité, on a en même temps la notion que les jugements ou les dégoûts, ou le rejet, sont des absurdités: tout est potentiellement là. Et si certains courants de force (que d’habitude on ne peut pas suivre: on les voit arriver et partir, mais leur origine et leur direction, généralement on ne les connaît pas), si n’importe lequel de ces courants vous pénètre, il peut vous faire faire n’importe quoi.

Si l’on restait toujours dans cet état de conscience, au bout d’un certain temps, si on garde en soi la flamme d’Agni, la flamme de purification et de progrès, on serait capable non seulement d’empêcher ces mouvements de prendre une forme active en soi et de s’exprimer matériellement, mais on serait capable d’agir sur la nature même du mouvement et de le transformer. Mais bien entendu, à moins d’être arrivé à un très grand degré de réalisation, il est pratiquement impossible de garder cet état de conscience pendant longtemps. Presque tout de suite on retombe dans la conscience égoïste du moi séparé, et alors toutes les difficultés reviennent: le dégoût, la révolte contre certaines choses, l’horreur qu’elles vous causent, etc.

Il est probable (il est même certain) que jusqu’à ce qu’on soit, soi-même, complètement transformé, ces mouvements de dégoût et de révolte sont nécessaires pour que l’on fasse en soi-même ce qu’il faut pour fermer la porte – car, après tout, le problème est de ne pas les laisser se manifester.

Dans un autre aphorisme, Sri Aurobindo a dit (je ne me souviens plus exactement de ses mots) que le péché est simplement quelque chose qui n’est pas à sa place. Dans ce perpétuel Devenir, jamais rien ne se reproduit, et il y a des choses qui, pour ainsi dire, disparaissent dans le passé; et au moment où leur disparition devient nécessaire, ces choses deviennent, pour notre conscience si limitée, mauvaises, repoussantes. Et nous nous révoltons contre elles parce que leur temps d’existence est passé.

Mais si nous avions la vue d’ensemble, si nous étions capables de contenir en nous le passé, le présent et l’avenir d’un seul coup (comme c’est quelque part là-haut), nous verrions la relativité de ces choses, et que c’est surtout la Puissance d’évolution progressive qui met en nous cette volonté de rejet, et que là où elles étaient à leur place, elles étaient tout à fait tolérables. Seulement, il est pratiquement impossible d’avoir cette expérience à moins que l’on n’ait une vision totale, c’est-à-dire la vision qu’a seul le Suprême! Par conséquent, il faut d’abord s’identifier au Suprême, puis, après, avec l’identification, on peut revenir à une conscience suffisamment extériorisée et voir les choses telles qu’elles sont. Mais c’est cela le principe, et dans la mesure où on est capable de le réaliser, on arrive à un état de conscience où on peut tout regarder avec le sourire d’une certitude totale que tout est comme ça doit être.

Naturellement, les gens qui ne pensent pas assez profondément dirons: «Ah! mais si nous voyons que tout est «comme ça doit être», plus rien ne bougerait.» – Mais non! Il n’y a pas une fraction de seconde où cela ne bouge! C’est une transformation continue et totale, un mouvement qui ne s’arrête jamais. C’est parce qu’il nous est difficile de sentir comme cela que nous pouvons nous imaginer qu’en entrant dans certains états de conscience quelque chose ne changerait pas. Même si nous entrions dans une inertie apparemment totale, ça continuerait à changer – et nous avec!

Au fond, le dégoût, la révolte, la colère, tous ces mouvements de violence sont nécessairement des mouvements d’ignorance, de limitation, avec toute la faiblesse que représente la limitation. La révolte est une faiblesse – c’est le sentiment de la volonté impuissante, par conséquent c’est une faiblesse. On sent, on voit que les choses ne sont pas comme elles doivent être et on se révolte contre ce qui n’est pas conforme à ce que l’on voit; mais si vous étiez tout-puissant et si votre volonté était toute-puissante et que votre vision était toute-puissante, il n’y aurait aucune occasion de se révolter! vous verriez toujours que toutes les choses sont comme elles doivent être. Ça, c’est la toute-puissance.1 Et ces mouvements, tous les mouvements de violence, deviennent non seulement inutiles mais profondément ridicules.

Par conséquent il n’y a qu’une solution: par aspiration, concentration, intériorisation et identification, s’unir à la Volonté suprême. Et ça, c’est à la fois la toute-puissance et la parfaite liberté. Et ça, c’est la seule toute-puissance et la seule liberté – tout le reste, c’est des à-peu-près. On peut être en route, mais ce n’est pas la Chose totale.

Et alors, si on fait l’expérience, on s’aperçoit qu’avec cette suprême liberté et ce suprême pouvoir, il y a aussi la paix totale et une sérénité qui ne se dément plus. Donc, si on éprouve quelque chose qui ne soit pas cela, une révolte, un dégoût, quelque chose qu’on n’arrive pas à admettre, c’est qu’il y a EN SOI une partie qui n’est pas touchée par la transformation, qui est encore en cours de route, quelque chose qui a gardé la vieille conscience, c’est tout.

Dans cet aphorisme, Sri Aurobindo parlait de ceux qui haïssent le pécheur: il ne faut pas haïr le pécheur.

C’est le même problème, vu sous un autre angle. Mais la solution est la même.

Mais le difficile, ce n’est pas tellement de ne pas haïr le pécheur: c’est de ne pas haïr le vertueux! Ça, c’est beaucoup plus difficile. Parce que les pécheurs, on les comprend bien (!) on comprend bien les pauvres hommes, mais les vertueux...

Mais au fond, ce que l’on hait en eux, c’est leur suffisance; c’est seulement cela. Parce que tout de même ils ont raison de ne pas faire le mal – on ne peut pas les en blâmer! Mais ils se croient supérieurs à cause de cela et c’est cela qu’on a du mal à tolérer: c’est leur sentiment de supériorité, la façon dont ils regardent du haut de leur grandeur tous ces pauvres bougres – qui ne sont pas pires qu’eux!

Oh! j’ai eu des exemples comme cela, si merveilleux!

Prends, par exemple, une personne qui a des amis, que les amis aiment beaucoup parce qu’ils lui trouvent des capacités spéciales, que sa compagnie est agréable, que l’on peut toujours apprendre auprès d’elle; et puis, tout à coup, par un concours de circonstances, voilà cette personne au ban de la société parce qu’elle est allée avec un autre homme, ou qu’elle s’est liée à un autre sans mariage officiel, enfin toutes ces choses sociales qui n’ont pas de valeur en elles-mêmes. Et tous les amis (je ne parle pas de ceux qui aiment vraiment), mais tous les amis sociaux, tous ceux qui la recevaient bien, qui lui faisaient très bon accueil et un bon sourire de rencontre quand ils se croisaient dans la rue, voilà qu’ils tournent la tête de l’autre côté et passent tout droit sans la regarder – c’est arrivé ici-même, à l’Ashram. Je ne donne pas de détails mais enfin il est arrivé (c’est arrivé plusieurs fois) que quelque chose se soit passé qui était contraire à la loi sociale reconnue, et les gens qui montraient tant d’affection, tant de sympathie... oh! ils disaient quelquefois: «Mais c’est une personne perdue!»

J’avoue qu’ici (dans le monde en général, cela me paraît tout à fait naturel), mais quand cela se produit ici, j’ai toujours un petit choc, en ce sens que je me dis: «Tiens, ils en sont encore là!»

Même des gens qui font profession d’avoir des idées larges, d’être au-dessus de toutes ces «conventions» tombent dans le piège, en plein, imédiatement. Et alors, pour mettre leur conscience à l’abri, ils disent: «Mère n’admet pas ça. Mère ne permet pas ça. Mère ne tolère pas ça!» – Pour ajouter une ânerie à tout le reste.

Il est très difficile de sortir de. cet état. – Tiens, c’est vraiment cela, le pharisaïsme! le sens de la dignité sociale. Mais c’est une étroitesse d’esprit, parce que quelqu’un avec un peu d’intelligence ne tombe pas vraiment dans un trou pareil! Par exemple, ceux qui ont voyagé à travers le monde, qui ont vu que toutes ces règles sociales dépendent absolument des climats, des races, des habitudes, et encore plus des temps, des époques, ils peuvent regarder cela avec un sourire. Mais les bien-pensants... ouf!

C’est une étape élémentaire. Tant que vous n’êtes pas sortis de cette condition-là, vous êtes impropres au yoga. Parce que, vraiment, on n’est pas bon pour le yoga dans cet état-là. C’est un état rudimentaire.


Peu après

Le 21, Saraswati poudjâ,2 je descends. On a préparé un dépliant avec une grande citation de Savitri et cinq photos de la tête dans cinq positions différentes.

Le titre du dépliant: le vers de Savitri qui m’a donné la plus formidable expérience de tout le livre (parce que je t’ai dit, n’est-ce pas, que je vivais à mesure que je lisais: je vivais tout de suite les expériences). Mais quand je suis arrivée à ça... juste ce vers-là, c’était... tout d’un coup, comme si j’étais saisie et entièrement engloutie dans une... («la» est mauvais, «une» est mauvais: ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est quelque chose d’autre) Vérité éternelle. C’était... Tout était aboli, excepté ça:

For ever love, O beautiful slave of God3

Ça seul existait.

Sans date

(A propos de l’ego et des vieilles initiations religieuses où il est dit: «Tu es Cela» ou «Tu es le Tout»:)

Il y a un moment où il est impossible de se penser.

Même la façon d’exprimer que le «Tout c’est vous» ou que «vous êtes le Tout» (la même chose avec «vous êtes le Divin» ou «le Divin c’est vous»), il y a encore quelque chose qui regarde.

Il y a un moment – ça arrive par éclairs et ça a de la peine à rester – où c’est le Tout qui pense, c’est le Tout qui sait, c’est le Tout qui sent, c’est le Tout qui vit. Il n’y a même pas – même pas – l’impression que... vous en êtes arrivé là.

Alors là, c’est bon.

Mais jusque là, c’est qu’il y en a un petit coin [de je] quelque part – généralement ce qui regarde, le témoin qui regarde.

(silence)

Je ne sais pas si cela vaut la peine de garder ça?... Ou bien on le garde pour... plus tard. C’est un peu trop: il faut aller par étapes.

C’est cette affirmation que «Vous savez que vous n’avez plus d’ego» – ce n’est pas exact. Vous êtes en voie de n’avoir plus d’ego. C’est la seule chose qui soit correcte.1

17 janvier 1961

51 – Quand j’entends parler d’une juste fureur, je m’émerveille du pouvoir qu’ont les hommes de se leurrer eux-mêmes.

Qu’est-ce que tu as à dire?

On est toujours de bonne foi quand on se trompe soi-même! C’est toujours pour le bien des autres qu’on agit, ou dans l’intérêt de l’humanité et pour Te servir, cela va de soi! Comment fait-on pour se tromper?

Moi, j’avais envie de te poser une question à mon tour! Parce qu’il y a deux façons de comprendre ta question. On peut la prendre sur le même ton d’ironie ou d’humour que Sri Aurobindo a mis dans son aphorisme quand il s’émerveille du pouvoir qu’ont les hommes de se leurrer eux-mêmes. C’est-à-dire que tu te mets à la place de celui qui se leurre et tu dis: «Mais je suis de bonne foi! Je veux toujours le bien des autres, etc., l’intérêt de l’humanité, servir le Divin, cela va de soi! Et alors comment puis-je me tromper?»

Mais au fond, il y a vraiment deux façons de se tromper, qui sont très différentes. On peut très bien être choqué par certaines choses, non pour des raisons personnelles mais justement dans sa bonne volonté et son ardeur à servir le Divin quand on voit des gens qui se conduisent mal, qui sont égoïstes, qui sont infidèles, qui sont des traîtres. Et il y a un stade où ces choses, on les a dominées et on ne leur permet plus de se manifester en soi, mais dans la mesure où on est en rapport avec la conscience ordinaire et le point de vue ordinaire, la vie ordinaire, la pensée ordinaire, leur possibilité est encore là, elles existent d’une façon latente parce qu’elles sont l’envers des qualités que l’on s’essaye à avoir. Et cette opposition des deux existe toujours – jusqu’à ce qu’on soit monté au-dessus et qu’on n’ait plus ni la qualité ni le défaut. Tant qu’on a la vertu, on a toujours son opposé latent. C’est seulement quand on est au-dessus de la vertu et de la faute que cela disparaît.

Alors, jusque là, cette espèce d’indignation que l’on sent vient du fait que l’on n’est pas tout à fait au-dessus: on est dans la période où on désapprouve totalement et on ne pourrait pas le faire soi-même. Jusque-là, il n’y a rien à dire, à moins que l’on ne donne une expression extérieure violente à cette indignation; si la fureur s’en mêle, c’est qu’il y a une sorte de contradiction totale entre le sentiment que l’on veut avoir et la réaction que l’on a vis-à-vis des autres. Parce que la fureur est une déformation du pouvoir vital, c’est un vital obscur et tout à fait non régénéré, un vital qui est encore soumis à toutes les actions et les réactions ordinaires. Quand ce pouvoir vital est utilisé par une volonté individuelle ignorante et égoïste et que cette volonté rencontre l’opposition des autres volontés individuelles qui l’environnent, ce pouvoir, sous la pression de l’opposition, se change en fureur et essaye d’obtenir par la violence ce qui ne peut pas être exécuté par la seule pression de la Force elle-même.

La fureur, comme toutes les violences, d’ailleurs, est toujours un signe de faiblesse, d’impuissance et d’incapacité. Et la tromperie, ici, vient seulement de l’approbation qu’on lui donne ou de l’adjectif flatteur qu’on met dessus – parce que la fureur ne peut être qu’une chose aveugle, ignorante et âsourique, c’est-à-dire contraire à la lumière.

Mais c’est encore le meilleur des cas.

Il y a l’autre cas. Il y a les gens qui, sans le savoir, ou parce qu’ils veulent l’ignorer, poursuivent toujours leur intérêt personnel, leurs préférences, leurs attachements, leurs conceptions; qui ne sont pas entièrement consacrés au Divin et qui se servent des idées morales et yoguiques pour couvrir leurs mouvements personnels. Alors ceux-là se trompent doublement; non seulement ils se trompent dans leurs activités extérieures, dans leur relation avec les autres, mais ils se trompent eux-mêmes, dans leur propre mouvement personnel: au lieu de servir le Divin, c’est leur propre égoïsme qu’ils servent. Et cela arrive constamment, constamment! On sert sa personnalité, son égoïsme en prétendant servir le Divin. Alors ce n’est même plus se tromper: c’est une hypocrisie totale.

N’est-ce-pas, cette habitude mentale de toujours revêtir tout d’une apparence très favorable, de donner une explication favorable à tous les mouvements, quelquefois c’est tellement grossier que cela ne peut tromper personne, excepté soi-même, mais parfois c’est assez subtil pour faire illusion. C’est une sorte d’habitude d’excuse, l’habitude de donner une excuse mentale favorable, une explication mentale favorable à tout ce que l’on fait, tout ce que l’on dit, tout ce que l’on sent. Par exemple, ceux qui n’ont pas le contrôle d’eux-mêmes et qui donnent une claque à quelqu’un dans une grande indignation, ils appellent cela presque une fureur divine! Righteous,1 c’est très joli! parce que «righteous» introduit tout de suite cet élément de morale puritaine – admirable!

C’est formidable, formidable ce pouvoir de se tromper soi-même, l’art qu’a ce mental de trouver une justification admirable à n’importe quelle ignorance et n’importe quelle stupidité.

Et ce n’est pas une expérience qui vient de temps en temps, c’est quelque chose que l’on peut noter à la minute la minute. Et on le voit généralement beaucoup plus facilement chez les autres! Mais si on se regarde bien, on s’attrape mille fois par jour à... juste regarder de la petite façon favorable: «Oh! ce n’est pas la même chose.» Et puis ce n’est jamais pour vous comme c’est pour le voisin!

19 janvier 1961

Je viens te faire travailler. Moi, je ne travaille pas! Je suis un peu... comme ça. Voilà deux jours que je ne mange pas. Alors... pas très brillant.

Si je lis ces textes, cela ne va pas te fatiguer?

Non. C’est purement physique. C’est parce que les gens... Quand je suis descendue, j’étais bien; mais ils me font tenir debout, là, presque indéfiniment. Quand je suis assise, ça va. La seule chose: parler aussi est difficile au bout d’un certain temps.


Après le travail

Alors je crois qu’il serait plus sage de remonter... oh! quoique, si je pars d’ici trop tôt, il y a des gens qui m’attendent et il faut que je les voie avant de monter... Nous pouvons méditer un peu – dès que je médite, ça va bien!

(méditation)

22 janvier 1961

(Mère n’était pas bien portante récemment. Elle parle ici des causes de ce désordre physique:)

Ah! comment ça va?

C’est plutôt à toi qu’il faudrait demander cela!

Ça va bien.

Ça va bien?

Je l’ai vu cette nuit... C’était, ouf! une espèce d’ouragan artificiel créé par des êtres semi-humains (c’est-à-dire en forme humaine mais qui ne sont pas des hommes), dans le monde, pour m’isoler de «ma maison». Mais alors tout et tout le monde était dérangé – ça doit avoir duré depuis assez longtemps. Enfin, la nuit dernière c’était très amusant: j’essayais toujours d’aller à «ma maison» qui était tout là-haut, et chaque fois que je tentais de trouver un chemin, tout se remplissait de... tu sais, des orages artificiels, mécaniques et électriques, et puis des choses qu’on fait écrouler. Tout était artificiel, rien n’était vrai – mais c’était terriblement dangereux.

Finalement, je me trouvais dans un grand endroit, en bas, où il y avait une série de maisons et toutes sortes de choses, et il fallait absolument que je retourne là-haut, lorsque, tout d’un coup, une forme pas très distincte (un peu sombre, sans lumière) est venue me trouver et m’a dit: «Oh! ne va pas là-bas, c’est très mauvais, c’est très dangereux. Ils ont organisé tout cela d’une façon terrible, personne ne peut y résister! Il ne faut pas y aller, attends un peu. Et si tu as besoin de quelque chose, viens, tu sais, j’ai tout ce qu’il faut! (riant) c’est un peu vieux et c’est poussiéreux mais tu t’en arrangeras» (!) Et alors, elle m’a conduit dans une salle immense qui était remplie de choses accumulées les unes sur les autres, et dans un coin, elle m’a montré une... baignoire – mon petit, c’était une merveille! Une baignoire de marbre rose qui était splendide. Mais c’était inutilisé, poussiéreux, vieux. Elle m’a dit: «On te donnera un petit coup de chiffon là-dessus et tu pourras t’en servir»! Elle m’a indiqué aussi d’autres endroits pour la toilette, tout ce qu’il fallait: «Tu peux te servir de tout cela – ne va pas là-haut.» Alors je l’ai regardée: elle me faisait l’effet d’avoir une toute petite figure, c’était drôle – ce n’était pas une forme, c’était... c’était une forme et ce n’était pas une forme! C’était imprécis comme cela. Alors je l’ai prise dans mes bras et j’ai crié: Mother you are nice! [Oh! Mère, tu es gentille – Mère rit] Alors j’ai su que c’était la Nature matérielle.

Après cela, je me suis sentie tout à fait bien. La bataille était finie. Elle était finie pour le moment, parce que, eux, n’avaient pas fini: ils continuaient tout leur boucan de l’autre côté. Mais je n’avais plus à y aller.

C’est remis puisque j’étais encore en bas. Je n’étais pas encore retournée là-haut. Mais enfin...

Et ils sont furieux. Il y a évidemment tout un ensemble de forces qui sont entre (ce doivent être des forces vitales) entre ici et puis... enfin mon domaine. Ils sont furieux! Ils organisent, ils font des explosions, des écroulements... Et on voyait toutes les structures, n’est-ce pas: c’était tout artificiel, ça n’avait rien de vrai, mais ce n’en était pas moins dangereux.

Enfin c’était plutôt amusant.

Tu dérangeais leur travail, c’est cela?

Oui, je dérange leur travail – ça, je le sais bien que je dérange leur domination du monde! Ils ont pris possession de toute la Matière (Mère touche son corps), la vie, l’action. Ils en ont fait leur domaine, tous ces êtres du vital, c’est évident. Mais ce sont des êtres du vital inférieur parce qu’on avait cette impression d’artificiel – ils n’exprimaient pas une forme d’en haut, n’est-ce pas: ils exprimaient toute une espèce de mécanisme artificiel, de volonté artificielle, d’organisation artificielle, tout cela qui était leur propre imagination et pas du tout d’inspiration supérieure.1 Le symbole était très clair.

Et je voyais, moi, mon domaine à travers eux et à travers tout. Je voyais mon domaine et je disais: «Mais je le vois!» Mais dès que je me mettais en route pour y aller, le chemin était perdu, je ne le voyais plus. Je ne voyais plus où j’allais. Et alors il était pour ainsi dire impossible de se retrouver là-dedans: c’étaient des centaines et des centaines de milliers de gens, de choses, de confusions. Une immensité incohérente – et violente, c’était d’une violence!

J’ai senti quelque chose cette nuit...

Oui, c’était cette nuit.

J’ai reçu des vibrations d’une violence extraordinaire.

Ah! tu as senti aussi...

A un moment, ça m’a saisi ici (ventre) comme si cela voulait arracher quelque chose.

Oui-oui, oh! c’était d’une violence! Une fureur.

J’avais pensé d’abord que cela venait de toi (!) Comme si c’était toi qui essayais d’enlever quelque chose d’indésirable en moi.

Oh! non (Mère rit), je ne me sers pas de moyens si violents! Non-non! C’était très curieux... Quand c’est tombé sur moi (il y a quatre ou cinq jours, je ne me souviens plus), tout ce que j’avais gagné matériellement – disparu! Comme si tout ce qui avait été conquis et maîtrisé, même ce qui avait commencé à changer, même des mauvais fonctionnements qui avaient cessé complètement, tout ce qui était rentré dans l’ordre et sous le contrôle – plus rien! parti! complètement parti. Comme si tout était revenu, d’un seul coup.

J’étais très tranquille parce que, n’est-ce pas, il n’y avait rien d’autre à faire – je savais que c’était une bataille. J’étais très tranquille, mais je ne pouvais plus manger, je ne pouvais plus me reposer, je ne pouvais plus faire le japa, pouvais plus marcher; et la tête comme si tout allait éclater. Je ne pouvais plus que, n’est-ce pas, m’abandonner (Mère ouvre les bras en geste d’abandon), entrer dans une transe très-très profonde, un très profond samâdhi – ça, on peut toujours le faire. Mais c’était la seule chose qui me restait. Les idées, tout ça, tout à fait claires comme toujours (ça, ça ne bouge pas, c’est au-dessus), mais le corps... très mal fichu. Et j’ai... Une lutte, une lutte, une lutte de chaque seconde! La moindre chose, n’est-ce pas, faire un pas était une lutte – c’était une bataille effroyable.

Alors cette nuit j’ai vu le symbole, l’image de la chose – mais c’était... quoi? C’était un élément dans la Matière la plus matérielle,2 parce que c’était tout en bas; et malgré tout, c’était elle qui officiait là: elle connaissait tout, elle savait tout, elle pouvait disposer de tout – c’était tout à fait la Nature la plus matérielle. Et elle-même, n’est-ce pas, sans lumière, comme ça, mais très-très... d’une puissance cachée, tout à fait invisible.

Et chaque fois que je passais, que je voulais sortir de chez elle pour monter, l’ouragan se déclenchait. Alors finalement, elle s’est décidée à venir à moi (parce que chaque fois que je passais ici, tout l’ouragan commençait; j’allais là: tout l’ouragan commençait), alors elle s’est approchée de moi, et très-très gentiment, très doucement, d’une façon tout à fait effacée, elle m’a dit: «Non, n’y va pas, n’y va pas! n’essaye pas de rentrer chez toi. Ils ont organisé un ouragan effroyable.» Et artificiel. Mais c’étaient des éclatements, comme des bombes, partout, et même pire que cela, n’est-ce pas, comme des éclatements de tonnerre. Et on voyait les trucs artificiels, les trucs électriques avec lesquels ils faisaient leur tonnerre. Mais alors dans des proportions formidables.

Ce n’est pas fini.

Simplement j’ai consenti à rester là: «Tu auras ce qu’il te faut. Reste-là tranquille»! Et elle avait de jolies choses, c’était joli! C’était inutilisé, c’était poussiéreux (qui sait, c’était certainement le symbole de très vieilles réalisations? des réalisations d’anciens rishis, des choses comme cela). C’étaient, oh! des choses de première classe, mais alors complètement négligées, pas utilisées, pleines de poussière, comme des objets matériels dont personne ne se servait – dont on ne savait pas se servir. Elle les a mises à ma disposition: «Tu vois, tu vois, je te montre ça.» Et il y avait une accumulation formidable de choses par-dessus, et une grande confusion qui faisait que l’on ne pouvait pas voir; mais ce qui était merveilleux, c’est que quand elle me menait dans un coin pour me montrer quelque chose, tout s’écartait, tout rentrait dans l’ordre, imédiatement, et la chose qu’elle voulait me montrer restait seule dans ce coin, et alors oh!... ça, c’est une beauté! du marbre rose! un marbre rose, une sorte de baignoire d’une forme que je ne connais pas, qui n’est pas romaine, pas antique (pas moderne, loin de là!) mais... quelque chose, comme une construction – oh! ce que c’était beau! Et alors tout était très bien arrangé: cette chambre qui était pleine d’objets accumulés les uns sur les autres, sans organisation, quand elle voulait me les montrer, ils s’organisaient, ils se mettaient à leur place comme ça, tout devenait net. Elle me disait: «Seulement, il faudra essuyer un peu»! (Mère rit)

Mais cela ne m’a pas étonnée que ce soit tombé sur toi.

Oh! j’ai senti. Très violent. A trois reprises c’est descendu sur moi. Je me disais: «Tiens, il y a quelqu’un qui fait un nettoyage.» J’avais l’impression qu’on m’enlevait quelque chose de moi, quelque chose qui ne devait pas être là. Et la troisième fois, j’ai douté que c’était toi parce que tout de même c’était d’une telle violence (ça se situait surtout dans la région du ventre, comme si on m’arrachait quelque chose). C’est drôle... des vibrations, rien que des vibrations, très-très violentes.

Pour moi, ça se passait dans la tête (pas la nuit dernière, mais ces jours derniers), quand j’essayais de faire le japa, oh! comme si ça allait éclater. Tous les nerfs étaient non seulement crispés (Mère touche sa nuque) mais comme avec des crampes. Et alors, dans la tête, comme si on me versait, je ne sais pas, de l’huile bouillante. Et ça allait éclater, ça faisait... Et alors je ne voyais plus clair.

C’était quelque chose évidemment qui ne voulait pas du tout que je descende pour la distribution.3 J’ai fait acte de volonté et je suis descendue. J’ai dit: «Je le ferai.» Mais ça a été difficile. Il y avait des moments où cela venait comme de côté: «Maintenant, tu vas t’évanouir.» Et après: «Maintenant, ça ne pourra plus marcher. Maintenant...» Comme ça, ça venait. Alors il fallait... Je répétais le japa tout le temps. Et j’étais «comme çi, comme ça» jusqu’au bout. A la fin je ne voyais plus les gens: je ne voyais plus que des choses, des formes qui passaient, et je ne voyais plus clair. Quand ça a été fini et que je me suis levée (je savais qu’il fallait que je me lève), je me suis levée sans broncher; je suis descendue de la chaise sans trébucher. Mais je ne me suis pas méfiée: quand j’ai tourné le dos à la lumière de la salle pour aller à l’escalier, tout d’un coup, plus rien – black-out. Mais pas le black-out d’un évanouissement: les yeux qui ne voient plus. Je ne voyais plus que de l’ombre, comme ça. Ah! je me suis dit: «Où est la marche?» Alors pour éviter de manquer la marche, je me suis accrochée à la rampe de l’escalier – ça a fait une commotion! Champaklal s’est précipité croyant que j’allais tomber!

Enfin...

Et c’est seulement après, longtemps après, que j’ai recommencé à voir. C’était évidemment quelque chose qui ne veut pas. Mais quand est-ce que ça cédera?... Je ne peux pas le dire, il n’y a pas de victoire gagnée, il s’en faut de beaucoup. C’est resté comme cela: le statu quo.

Ce sera probablement à recommencer, mais de quelle façon?

Évidemment toutes les forces vitales qui se sont habituées à gouverner la terre... (ça avait – la nuit dernière – ça avait la proportion de la terre; ce n’était pas universel, ça avait la proportion de la terre). Ce sont celles-là qui ne veulent rien savoir. Ça ne leur plaît pas du tout.

N’est-ce pas, la solution du surrender [abdication] et de la dévotion personnels, c’est épatant pour... pour l’individu, mais ça ne marche pas pour la collectivité. Dès que, par exemple, je suis seule et étendue sur mon lit – la paix. (Ah! j’oubliais, ils avaient inventé autre chose encore: c’est de me rendre les battements du cœur irréguliers. Alors tous les trois, quatre battements, ça s’arrêtait. Puis ça repartait comme ça, avec un coup, comme si je recevais un coup de poing. Trois, quatre battements, et puis un tout petit battement, et puis ça s’arrêtait – et puis, pang! Et des coups... ça vous donnait des coups comme... Ils avaient inventé ça. Et des inventions extraordinaires.) Mais dès que je m’étends, que je fais le surrender total, de toutes les cellules – plus d’activité, plus rien –, alors là tout va bien. Mais on se rend bien compte que cela, n’est-ce pas [le surrender], ça n’a d’effet sur l’action que dans la mesure où le Seigneur suprême a décidé l’action, et ce sont des mouvements (comment peut-on appeler cela?) à longue échéance:4 il peut se passer toutes sortes de choses avant que la Victoire soit remportée. Parce que, pour nous, la mesure est une mesure toute petite; même ne serait-ce qu’une mesure terrestre, c’est une mesure toute petite. Alors une mesure universelle... Ces forces-là ont leur place et leur action, leur univers, et tant qu’elles auront leur place et leur action, elles seront là. Et alors avant que ce soit épuisé ou que cela devienne inutile, beaucoup de choses peuvent se passer...

Mais individuellement, n’est-ce pas, la béatitude presque instantanée. Mais ce n’est pas une solution... C’est une solution par répercussion, à longue échéance. Pour la vraie maîtrise d’ici, il faut que tout ça ce soit dominé.

Et c’est cela, la confusion qu’ont fait tous les gens qui ont cru que leur... ce qu’ils appellent leur «salut personnel» était le salut du monde – ce n’est pas vrai du tout! Ce n’est pas vrai, c’est un salut personnel.

(silence)

Mais tout, tout ça est merveilleusement, exactement exprimé et expliqué dans Savitri. Seulement il faut savoir le lire! Toute cette dernière partie, depuis le moment où elle s’en va à la recherche de Satyavan dans la mort (c’est une occasion, n’est-ce pas), toute la description de ce qui se passe, c’est exactement ça. Et puis la fin, justement toutes les offres qui lui sont faites, tout ce qu’elle doit refuser pour continuer son œuvre terrestre...

Savitri, c’est vraiment une condensation, une concentration de la Mère universelle – de la Mère éternelle universelle, la Mère de tous les univers de toute éternité – dans une personnalité terrestre, pour le salut de la terre. Et Satyavan, c’est... c’est l’âme de la terre. C’est le jîva de la terre. Et alors, quand le Seigneur dit: «Celui que tu aimes et que tu as choisi», cela veut dire, n’est-ce pas, la terre. Tous les détails sont là! Quand elle redescend, que finalement la Mort a cédé, que tout est réglé et que le Suprême lui dit: «Va, va avec celui que tu as choisi», comment Sri Aurobindo décrit cela? – Il dit qu’elle prend très soigneusement dans ses bras l’âme de Satyavan, comme un petit enfant, pour traverser tous les domaines et redescendre vers la terre. Tout y est! Il n’a pas oublié un détail pour que la chose soit compréhensible – pour quelqu’un qui sait comprendre. Et c’est quand elle arrive sur la terre qu’il reprend sa pleine stature humaine.5

24 janvier 1961

Maintenant, j’ai quelque chose à te dire... On travaillera après.

Depuis la nuit d’avant-hier, dans la nuit, au milieu de la nuit, je me suis réveillée (éveillée plutôt) avec l’impression d’avoir, dans mon corps, un être beaucoup plus grand (grand, je veux dire gros, volumineux) et beaucoup plus puissant que je n’en avais l’habitude. C’était comme s’il pouvait à peine tenir dedans: il débordait. Et c’était si compactement puissant que c’était presque gênant. N’est-ce pas, l’impression: quoi faire de tout ça?

C’était au milieu de la nuit, ça a duré toute la nuit; et toute la journée j’ai eu l’impression d’avoir beaucoup de peine à contenir une puissance débordante qui spontanément créait des réactions absolument disproportionnées avec un corps humain et qui me faisait parler... quand quelque chose n’allait pas: pan! la réponse était imédiate et tellement forte – j’avais l’air de me mettre en colère! Et j’avais de la peine à contrôler le mouvement: le matin c’était déjà arrivé et dans l’après-midi ça a failli arriver aussi. Je me suis dit: «Cette dernière attaque m’a terriblement affaiblie! Je n’ai pas la force de tenir le Pouvoir; c’est difficile d’être calme et de contrôler.» C’était ma première pensée. Alors j’insistais sur le calme.

Hier après-midi, quand je suis montée pour marcher,1 il s’est produit une ou deux choses – pas personnelles mais d’ordre général –, par exemple, à propos de certaines vieilles traditions vis-à-vis des femmes et de la nature particulière des femmes (pas psychologique: matérielle), comme cela, des vieilles idées qui m’avaient toujours paru absolument imbéciles mais qui, tout d’un coup, ont provoqué une sorte de réprobation tout à fait disproportionnée avec le fait lui-même. Et puis une ou deux autres choses2 sont arrivées à propos de certaines gens, certaines circonstances (tout cela, sans relation personnelle avec moi: ça venait comme ça, d’ici et de là). Et alors, tout d’un coup, j’ai vu venir une Force («venir», enfin se manifester) qui était la même que cette «chose» que j’avais sentie au-dedans de moi, mais alors encore plus grande, qui s’est mise à tourner comme cela sur la terre et dans les circonstances... oh! avec une... comme un ouragan de pouvoir compact. Et qui allait, et qui avait des intentions – que tout cela, ça change! Il fallait que ça change. A tout prix il faut que ça change!

J’étais là-haut comme d’habitude (Mère fait un geste au-dessus de sa tête, pour désigner la conscience d’en-haut), je regardais ça (Mère se penche comme pour regarder la terre en dessous), et je me disais: «Tiens, ça commence à être dangereux. Si ça continue comme cela, ça finira par... par une guerre ou une révolution ou une catastrophe, un raz de marée ou un tremblement de terre.» Alors j’ai essayé de ramener la conscience la plus haute, celle de la sérénité parfaite, et surtout je voyais: c’était celle qui a reçu pour mission de transformer la terre au moyen du Supramental, de la Force supramentale, en évitant autant que possible toutes les catastrophes; faire l’Œuvre d’une façon lumineuse et harmonieuse, autant que la terre peut le permettre – même au besoin en allant moins vite. C’était cela, l’idée. Et j’ai essayé de contrebalancer cette espèce de tourbillon-là avec ça.

(long silence)

Je dois dire que, après cela, quand j’ai lu Le Secret du Véda comme je le fais tous les soirs... Je suis très en contact avec tout ce monde védique depuis que je lis ce livre: je vois des êtres, j’entends des phrases... Ça se meut dans une sorte de conscience subliminale, beaucoup dans la vieille tradition védique. (Et même, je me suis aperçue – c’est une parenthèse – que cette espèce de bain de marbre rose dont je t’ai parlé la dernière fois, que la Nature m’avait offert, cela appartenait au monde védique, à une civilisation de cette époque.3) Et il y avait – il y a tout le temps – des mots sanscrits qui viennent, des phrases, des choses qui se répondent... Ça a son intérêt parce que, ce que j’avais vu l’autre jour et que je t’ai raconté, et puis ce que je voyais hier – tout ce domaine, tout cela –, j’ai vu que c’était en rapport avec ce que, dans le Véda, on appelle les dásyous (les panis et les dasyus4), les ennemis de la Lumière. Et cette Force qui venait, c’était très clairement une puissance comme celle (mais plus grande, plus formidable) comme celle d’Indra,5 mais quelque chose de plus-plus formidable que cela, et qui était en lutte contre tout ce qui était obscur partout, comme cela (Mère dessine en l’air un tourbillon de force qui va toucher des points ici et là à travers le monde), tout ce qui était obscur; chaque chose, les idées, les gens, les mouvements, les événements qui faisaient des taches – des taches d’ombre – étaient attaqués par cette Force. Et ça allait: une puissance formidable qui était tellement grande que mes mains en étaient comme ça (Mère tient ses deux poings serrés). Alors quand j’ai lu après (il se trouve que j’ai justement lu le chapitre qui concernait la lutte contre les dasyus), ce rapprochement m’a intéressée parce que l’expérience n’était pas du tout intellectuelle ni mentale – il n’y avait pas d’idée, il n’y avait pas de pensée.

Le reste de la soirée s’est passé comme d’habitude. Je me suis couchée et, exactement à minuit moins le quart, je me suis levée avec l’impression que cette «présence» en moi s’était encore accrue et que c’était vraiment un peu formidable... J’ai dû mettre beaucoup de paix et de confiance dans mon corps qui avait l’impression que... ce n’était pas très commode à supporter. Alors je me suis concentrée, je lui ai dit d’être tranquille et de se laisser aller complètement.

A minuit, j’étais dans mon lit. Et alors, de minuit à une heure... (je suis restée dans mon lit absolument éveillée; je ne sais pas si mes yeux étaient ouverts ou clos mais j’étais tout à fait éveillée, pas en transe: j’entendais tous les bruits, les pendules, etc.), et alors (j’étais couchée à plat) tout le corps – mais un corps qui était un peu agrandi, c’est-à-dire que ça dépassait la forme purement physique – est devenu une vibration extrêmement rapide et intense, mais immobile. Je ne sais pas comment tu peux expliquer cela parce que ça ne bougeait pas dans l’espace, et pourtant c’était une vibration (c’est-à-dire que ce n’était pas immobile), mais c’était immobile dans l’espace. Et la forme exacte du corps: absolument la Lumière blanche la plus éclatante de la Conscience suprême – la conscience du Suprême. C’était dans le corps et c’était comme si dans chaque cellule il y avait une vibration et que c’était tout d’un seul bloc de vibration. Et ça dépassait à peu près comme ça: (geste débordant partout le corps de dix centimètres environ). J’étais absolument immobile dans mon lit. Et alors, ça, sans bouger, sans se déplacer, a commencé à s’élever consciemment – sans bouger, n’est-ce pas: je restais comme cela (Mère tient ses deux mains jointes, immobiles, à hauteur du front, comme si tout son corps montait en prière) – consciemment, comme une ascension de cette conscience6 vers la Conscience suprême.

Le corps était à plat, comme ça.

Et pendant un quart d’heure, ça a monté, monté, sans bouger. La conscience a monté comme ça, monté, monté, monté – monté jusqu’à ce que... la jonction s’est faite.

Une jonction absolument éveillée, consciente: pas de transe.

Et alors la conscience est devenue la Conscience UNE, parfaite, éternelle, hors du temps, hors de l’espace, hors du mouvement, hors de... hors de tout, dans une... je ne sais pas, une extase, une béatitude, quelque chose d’innommable.

(silence)

C’était la conscience du corps.

Cette expérience-là, je l’ai eue en extériorisation et en transe; mais cette fois-ci c’était le corps, la conscience du corps.

C’est resté comme cela pendant un certain temps (j’ai su que c’était un quart d’heure à cause de la pendule qui a sonné), mais, n’est-ce pas, c’était tout à fait hors du temps. C’était une éternité.

Et alors, avec la même précision, le même calme, la même conscience voulue, claire et concentrée (absolument rien de mental), j’ai commencé à redescendre. Et à mesure que je redescendais, je me suis aperçue que toute cette difficulté avec laquelle je me battais l’autre jour et qui a créé cette maladie: ab-so-lu-ment terminée, annulée – la maîtrise. Pas même maîtrise, n’est-ce pas, l’inexistence de quoi que ce soit qu’il y ait à maîtriser: simplement, la vibration, du haut en bas. Et il n’y avait plus ni haut ni bas ni tout ça.

Et alors, après cela, lentement, toujours sans bouger, tout est rentré dans chacun des différents centres de l’être. (Ah! j’ouvre une parenthèse pour dire que ce n’était pas du tout la montée d’une force comme la montée de la Koundalini, ça n’avait rien à voir avec cela, absolument rien à voir avec la Koundalini et les centres, ce n’était pas du tout cela.) Mais en redescendant, c’est comme si, sans quitter cet état-là, sans quitter cet état qui est resté conscient tout le temps, cette suprême Conscience a commencé à remettre en mouvement ou en activité les différents centres: ici d’abord (Mère touche le centre au-dessus de la tête), puis là, là, là (Mère touche le sommet de la tête, le front, la gorge, la poitrine, etc.)*. A chacun, il y avait une pause, en ce sens que cette nouvelle réalisation organisait tout ce qui était là. Elle organisait et prenait les décisions nécessaires (même en détail: quelquefois de tout petits détails, comme ce qu’il faut faire dans ce cas-ci, ce qu’il faut dire dans ce cas-là), tout ça ensemble – d’un seul coup, pas l’un après l’autre –, entièrement vu ensemble, d’un seul coup. C’est descendu (il y a des choses que j’ai notées, c’était très intéressant), c’est descendu comme cela de plus en plus, de plus en plus, de plus en plus – jusqu’en bas. Et tout est resté en même temps,7 simultané; et en même temps cette Conscience suprême organisait séparément.8

Cette réorganisation descendante s’est terminée exactement à une heure, quand la pendule a sonné 1 heure. Et alors, à ce moment-là, j’ai su qu’il fallait entrer en transe pour que le travail soit parfait (mais jusque là j’étais absolument éveillée).

Alors j’ai coulé dans la transe.

Et de cette transe, je suis sortie à 3h du matin, deux heures après. Et pendant ces deux heures, j’ai vu, alors avec une nouvelle conscience, une nouvelle vision, et surtout un nouveau pouvoir, j’ai eu la vision de tout le Travail: tous les gens, toutes les choses, toutes les organisations, tout. Et c’était... c’était différent en apparence (mais ça, c’est seulement parce que les apparences dépendent des nécessités du moment), mais c’était surtout différent en pouvoir – ça, considérable. Considérable. C’était le pouvoir qui n’était plus le même.9

Et vraiment, un changement essentiel dans le corps.

Je vois qu’il faudra qu’il... (comment dire?) qu’il s’habitue, qu’il s’accoutume à ce nouveau Pouvoir. Mais enfin, essentiellement, le changement est accompli.

Ce n’est pas – c’est loin, très loin d’être le changement final, il s’en faut de beaucoup. Mais on peut dire: c’est la présence consciente et totale de la Force supramentale dans le corps.

(silence)

Tout cela, je me le suis dit, ou plutôt je me le suis redit quand je me suis levée ce matin et ma première impression était de ne pas en parler, de regarder et de voir ce qui allait arriver, lorsque j’ai reçu un Ordre tout à fait précis de te le dire à toi, ce matin. Il fallait que ce soit noté tel que ça s’était passé, pour que ce soit gardé exactement comme ça. Voilà.

Alors maintenant, dans ce corps, il y a très clairement la... pas seulement une certitude, une espèce de sensation (c’est feeling) qu’une certaine toute-puissance n’est pas loin: que bientôt, quand il verra («il» verra... n’est-ce pas, «il»! il n’y a plus qu’un «Il» dans toute cette affaire – qui n’est ni «il» ni «elle» ni...) verra que telle chose doit être, automatiquement ce sera.

C’est encore un long-long chemin. Mais le premier pas est sur la route. Voilà.10


(Peu après, à propos de l’épidémie de grippe qui sévit:)

Il y a une épidémie terrible dans le pays, une triple épidémie.

Tu as un domestique qui vient chez toi?... Personne n’est malade dans sa famille? Parce que voilà ce qui se passe: ils ne veulent pas perdre ni leur place ni leur travail ni leur argent, alors ils ne préviennent pas. Ils ont la variole, la rougeole ou la varicelle et ils ne prennent aucun soin, ni de se laver ni de changer de vêtements. Ils arrivent et vous apportent ça naturellement. Alors les cas se multiplient et se multiplient. Justement, je voulais dire à Pavitra qu’il fasse attention à son petit bougre, que déjà en temps ordinaire je n’aime pas voir circuler ici... C’est curieux comme ça salit l’atmosphère – oh! on ne peut pas se figurer! presque tous, presque tous!

Ce n’est pas du tout, du tout la même chose qu’en Europe ou dans les pays d’Occident ou en Amérique. Au fond, tous ces gens, dans tous les autres pays, sont fait de la même substance que nous. Mais ici, ce n’est pas cela! Parce que pendant des siècles, ça n’a plus bougé: par exemple, un brahmane restait toujours brahmane, un kshatria était toujours kshatria et tous leurs serviteurs étaient des kshatrias. Ça restait en famille, comme cela, c’est-à-dire que dans chaque caste, c’étaient les gens de la caste (généralement un parent pauvre) qui étaient serviteurs. Ce n’était peut-être pas très joli au point de vue social, mais au point de vue atmosphère c’était très bien. Et c’est l’invasion musulmane d’abord, mais surtout anglaise, qui a changé cela.

Mais, n’est-ce pas, les Anglais n’ont jamais été servis que par des parias (et «parias», c’est nous, les Européens, qui les avons appelés comme cela!) Mais les parias, ce n’étaient pas cela – on n’était pas paria de naissance: on était paria D’habitudes.

J’ai étudié le problème de très près (parce que, quand on vient d’Europe, on vient avec toutes les idées européennes – on ne sait rien, on ne comprend rien aux choses). Mais j’ai été en contact tout de suite avec ces gens. J’ai été en contact avec des serviteurs brahmanes et avec des serviteurs parias. Et alors... (je ne le savais pas, je ne savais pas que les uns étaient brahmanes et les autres parias, on ne m’avait rien dit; cela dépendait des gens avec qui j’étais et des endroits où j’allais), mais le contact, l’atmosphère (Mère fait le geste de palper quelque chose de très concret)... Tu sais, je n’avais même pas besoin de les toucher physiquement! C’était tellement différent que j’ai dit à Sri Aurobindo: «Mais enfin, qu’est-ce que c’est ça?» Alors c’est lui qui m’a tout expliqué.

N’est-ce pas, ces gens, originellement, étaient ceux qui prenaient leur joie (leur plaisir) dans la saleté, dans le mensonge, dans le crime, dans la violence, dans le vol. C’était pour eux une joie. Et ils avaient des castes: il y a une caste de brigands ici encore (je suis allée dans leur village pour voir), une caste de brigands, des gens qui ont toujours un poignard. Et pour eux, le plus grand plaisir est de jouer du poignard. Voler, pas tant par besoin que par plaisir. Et alors sales! ayant l’horreur de la propreté, l’horreur. Et qui, par délice, disent des mensonges comme cela, même au besoin en se contredisant dans le même quart d’heure, pour le plaisir de dire des mensonges.

Ça fait une atmosphère... comme ça, qui se touche. (Mère palpe l’atmosphère)

J’ai eu avec moi une femme qui était née parmi ces gens. Elle avait été prise par Thomas (le musicien français qui a composé cet opéra-comique, Mignon). Ils étaient venus ici dans l’Inde, ils avaient trouvé cette petite qui était toute jeunette à l’époque: elle avait treize ans, elle était jolie et elle était gentille. Et ils l’avaient prise comme bonne d’enfant. Elle a été exportée en France, traitée par eux comme une enfant de la famille, soignée, éduquée; on lui a tout-tout donné, on la traitait absolument comme un membre de la famille. Elle est restée vingt ans là-bas. Et elle avait des facultés, elle avait le don de voyance et pouvait prophétiser: elle lisait dans la main d’une façon merveilleuse (en France, elle a même travaillé un certain temps dans un café-concert, au Moulin-Rouge, ou un endroit de ce genre, comme «voyante hindoue»! Elle était maha-rani bien sûr! avec des bijoux magnifiques – elle était très jolie d’ailleurs). Bref, elle était complètement sortie de ses habitudes.

Elle est revenue ici. Je l’ai prise. J’ai continué à la traiter presque comme une amie, je l’ai aidée à développer ses facultés... Mon petit! ce qu’elle a pu commencer à être sale, à mentir, à voler – et tout cela, absolument sans besoin (elle avait de l’argent, elle était bien traitée, elle avait tout ce qu’il lui fallait, elle mangeait comme nous, il n’y avait donc aucune raison!) Et alors, quand je lui ai dit: «Mais pourquoi, pourquoi?» (elle n’était plus toute jeune à ce moment-là), elle m’a répondu: «Quand je suis revenue ici, j’ai été reprise, comme ça, c’est plus fort que moi.» Ça a été une révélation pour moi! Parce que ça a résisté à l’éducation.

Nous, nous avons l’idée que c’est parce que le milieu est mauvais, que l’éducation est mauvaise, que les conditions sont difficiles, et que c’est pour cela qu’ils sont comme cela – ce n’est pas vrai! Us représentent quelque chose, un certain genre de force et de vibration dans l’économie universelle. Et il faut, ou que ce soit dissout, ou transformé... Transformé? – Ça, c’est peut-être... Ça disparaîtra peut-être avec les forces adverses. Ça disparaîtra peut-être quand tout sera transformé – je ne sais pas quand.

Mais en tout cas, j’ai vraiment essayé de mon mieux, avec tout le pouvoir que j’avais, toute la connaissance que j’avais (et vraiment je l’aimais beaucoup, ce n’était pas du tout affaire de charité ni rien de tout cela: je la trouvais très intéressante), mais j’ai vu cela, n’est-ce pas, vraiment avec une sorte d’horreur, que ça l’a reprise, ça l’a reprise, ça l’a reprise, et de jour en jour, de jour en jour... au point qu’on a été obligé de la renvoyer, de lui dire: Va-t-en. Elle a dit: «Oui, je comprends. Je ne peux pas rester.»

Tu comprends, depuis l’âge de treize ans en France! Avec tout ce que ces gens ont fait (Ambroise Thomas! c’étaient eux, je me souviens maintenant, ils avaient été si gentils pour elle). Et puis elle avait pris de très bonnes manières naturellement, toutes les apparences étaient là.

Tout cela pour te dire qu’il y a des contacts qui ne sont pas très favorables. Et je comprends très bien: jamais je ne pourrais tolérer que des gens comme cela rentrent chez moi – il me faudrait quelquefois des heures et des heures pour remettre les choses en état!

Il faut faire attention.

Et ici, il y avait un temps où nous n’avions qu’un minimum de domestiques, et ils restaient toujours à l’écart – nous n’avions jamais une épidémie. Je ne sais pas pendant combien d’années (des années et des années pendant que Sri Aurobindo était là), nous n’avions jamais un cas d’épidémie. Ça a commencé quand les gens sont venus avec des enfants; ils ont amené nécessairement des domestiques; ils sont allés au bazar et même au cinéma et ceci et cela. Alors tout est venu.

Mais maintenant, la situation est mauvaise: il y a quelque chose comme trente cas de rougeole, quatre ou cinq cas de petite-vérole et nous avons eu de la varicelle. Il faut faire attention, j’ai besoin que tu sois bien portant, autrement on sera obligé de tout arrêter!

Il y a des endroits comme cela: tout d’un coup, tout s’est arrêté. Plus d’école, plus de poste, plus de chemin de fer. Je me souviens, il y avait un pauvre petit village au Japon où ils ont eu une épidémie d’influenza, la première. Ils ne savaient pas ce que c’était et tout le village était malade. C’était en hiver, le village était entouré de neige et plus de communication avec l’extérieur (la poste n’y allait qu’une fois tous les quinze jours). Le facteur est arrivé – tout le monde était mort, enterré sous la neige.

J’étais là, au Japon, quand c’est arrivé.

Ça faisait un petit vallon, comme ça, de neige – plus personne.

27 janvier 1961

(A propos des réactions moralistes d’une certaine personne qui pense que tel ou tel acte «fâche» Dieu:)

Ça, ils ne le pensent que trop que Dieu peut être fâché contre eux! Moi, c’est une chose que j’essaye d’abolir autant que je peux, parce que ce n’est pas vrai – ce n’est pas vrai.

(long silence)

Cette fois-ci, il y a vraiment quelque chose de fait.

Jour après jour, depuis ce moment-là [expérience du 24 janvier], je le vois. Le lendemain j’ai été (probablement pour des raisons de développement et d’adaptation du corps) assez sérieusement malade, c’est-à-dire ce que d’habitude on appelle assez «douloureusement malade»: le corps souffrait beaucoup, ou aurait souffert beaucoup s’il avait eu la conscience ordinaire, la conscience qu’il avait avant. Et c’est là que j’ai vu la différence – une différence fantastique!

J’étais parfaitement consciente (quand je dis «je» maintenant, je parle de mon corps: je ne parle pas de tout ça là-haut), le corps était parfaitement conscient de sa souffrance, de la raison pour laquelle il souffrait, de la cause de la souffrance, de tout – et il ne souffrait pas. Tu comprends, les deux perceptions étaient ensemble. Il voyait le désordre, il voyait la souffrance telle qu’il l’aurait sentie quelques semaines avant, il voyait tout cela («voyait», «savait»... je ne sais pas comment dire – il était conscient, it was aware) et il ne souffrait pas. Les deux perceptions1 étaient absolument simultanées.

Et alors une sorte de connaissance très précise de tout-tout le mécanisme intérieur, pour toutes les choses. Et ce qu’il fallait faire matériellement. Ça, c’est en train de se développer comme une fleur s’épanouit: tu sais, quand on voit un pétale qui s’ouvre, et puis un autre, et puis un autre; et puis ça prend du temps, lentement, comme ça – ça procédait comme cela. C’est la même chose pour le Pouvoir.

Justement, il s’est produit une chose intéressante (c’était hier, je crois), une expérience (toutes ces expériences viennent comme pour me montrer et pour me prouver la différence, le changement): quelqu’un a eu un rêve – un rêve me concernant – qui lui avait été soufflé par les forces adverses pour des raisons précises (je n’entre pas dans les détails). Cette personne était très affectée; elle a écrit son rêve et me l’a donné. J’ai emporté la lettre comme d’habitude avec les autres, puis j’ai su qu’il fallait que je la lise tout de suite. J’ai lu. Alors j’ai vu, mais avec une clarté, une précision, une exactitude, toute la chose: exactement comment cela avait été fait, comment le rêve a été produit, l’effet que le rêve avait eu – tout-tout le fonctionnement de toutes les forces. Et alors, au fur et à mesure que je lisais et que cela se déroulait, je faisais à son égard (il était là) ce qu’il fallait pour défaire ce que les autres avaient fait. Puis, à la fin, quand j’ai eu fini, tout dit, tout expliqué ce que c’était, ce qu’il fallait faire, alors est venu en moi quelque chose de si définitif (je ne peux pas dire cette espèce d’expérience-là, c’est cela que j’appelle «la différence» dans le pouvoir: quelque chose de définitif), j’ai pris la lettre et j’ai prononcé quelques mots, que je ne répéterai pas, puis j’ai dit: «Tu vois, c’est comme cela: voilà pour ça (alors j’ai déchiré une première fois); puis tu vois pour ça: voilà (déchiré une deuxième fois)...» Et ainsi de suite. J’ai déchiré cinq fois. Et la cinquième fois, j’ai vu que leur pouvoir était détruit.

Ces choses, je les ai faites avant – c’est une connaissance que j’avais déjà – et quand je les faisais, ça avait toujours son effet: je ne passe pas de l’impuissance à la puissance, ce n’est pas cela du tout. Mais c’est cette espèce de... oui, quelque chose de définitif, n’est-ce pas, d’absolu – une sorte d’absolu dans la vision, dans la connaissance, dans l’action, et surtout dans le pouvoir – une espèce d’absolu qui non seulement n’a pas à conquérir des obstacles, des résistances, mais qui annule automatiquement la résistance. Alors là, j’ai vu qu’il y avait vraiment quelque chose de changé.

(Après une digression, Mère donne un autre exemple du changement:)

Je t’avais dit quelque chose à propos de la puissance de la volonté... Je ne t’ai pas dit cela?

Hier, j’ai vu R. Il me posait des questions sur son travail et surtout à propos de la connaissance des langues (tu sais que c’est un érudit et qu’il connaît très bien les vieilles traditions). Et alors, cela m’a mise en rapport avec tout ce monde et j’ai commencé à lui parler un peu de ce que je t’ai dit ici, de mon expérience du Véda. Et tout d’un coup, de la même façon que je t’ai dite, quand je me suis mise en rapport avec ce monde, c’est comme si tout un domaine s’ouvrait, tout un champ de connaissance au point de vue des langues, du Verbe, de la Vibration essentielle: celle qui pourrait reproduire la conscience supramentale. Tout cela est venu, mais clair-clair-clair, lumineux, indiscutable – malheureusement il n’y avait pas de micro!

Il s’agissait du Verbe, du premier son. Sri Aurobindo en parle dans Savitri: le Verbe essentiel, et comment il pourra s’exprimer, comment il va amener la possibilité d’une expression supramentale qui remplacera les langages... J’avais commencé par lui parler des différentes langues, de leurs limitations, de leurs possibilités, et je l’avais mis en garde contre les déformations que l’on donne aux langues avec l’idée que cela les rendra plus souples pour exprimer quelque chose d’autre. Je lui ai dit que tout cela était tout à fait ridicule, que cela ne correspondait pas du tout à la vérité. Et puis, petit à petit, je suis montée à l’Origine. Alors là aussi, hier, j’ai eu cette même expérience: tout un monde de connaissance et de conscience, et de certitude, n’est-ce pas – il n’y a aucune, aucune possibilité de contradiction, de discussion, d’opposition: ça n’existe pas, ça n’existe pas. Et le mental absolument silencieux, immobile.2 Et dans ce cas-là, il écoutait avec un plaisir évident parce que c’étaient des choses qui n’étaient jamais venues dans ma conscience avant; je ne m’en étais pas occupée de cette façon-là. C’était tout à fait nouveau – pas tout à fait nouveau en principe, mais tout à fait nouveau en activité.

Les expériences se multiplient.

Un son qui peut amener la force supramentale?

Oui, n’est-ce pas, en parlant, je suis remontée à l’origine du son (dans Savitri, Sri Aurobindo décrit cela tout à fait bien: l’origine du son, le moment où ce qu’on appelle «le Verbe» devient un son). Et alors j’ai eu une sorte de (comment dire?) de perception du son essentiel avant qu’il devienne un son matériel. Et j’ai dit: au moment où ce son essentiel deviendra un son matériel, cela donnera naissance à la nouvelle expression qui exprimera le monde supramental. Mais j’avais l’expérience à ce moment-là: ça venait directement. J’ai dit tout cela en anglais, et Sri Aurobindo extrêmement présent, concrètement, presque à toucher.

C’est parti maintenant.

(silence)

Tiens, un autre petit exemple: tu sais, ces photos que j’ai distribuées le 21 pour le Saraswati poudjâ. Amrita m’avait dit qu’il allait les envoyer à X.3 J’ai dit: «Non, ce n’est pas la peine.» (Le 21 a été une journée terrible pour moi. Il y avait tous les dásyous du monde qui étaient contre moi, qui essayaient de m’empêcher – j’ai compris après! Après, quand j’ai vu ces choses,4 je me suis dit: «Mais c’est ça! c’est ça qui vient d’arriver!») Et alors, après cette nuit du 24, quand je suis descendue pour le balcon, c’était avec une telle certitude carrée, tu sais... cubique – une telle certitude cubique, comme ça –, j’ai dit à Amrita: «Vous pouvez envoyer aujourd’hui ces photos», sans une explication, sans un mot, sans rien, avec le sentiment d’une certitude – cette espèce de chose définitive et absolue: C’est comme ça.

Et ça, c’est un changement, vraiment un changement.

29 janvier 1961

J’ai mes jambes fatiguées...

(Mère regarde les questions de T sur les Aphorismes de Sri Aurobindo)

53 – Les querelles entre sectes religieuses ressemblent à la querelle des cruches dont chacune voulait être seule à contenir le nectar d’immortalité. Laisse-les se quereller. L’important, pour nous, est de trouver le nectar, en quelque pot qu’il soit, et d’obtenir l’immortalité.

Quel est ce nectar d’immortalité?

Cette conscience d’immortalité... C’est nous qui prenons conscience des domaines où existe l’immortalité, mais pour amener l’immortalité dans la conscience physique, ça exige non seulement une transformation de la conscience physique mais une transformation de la substance physique. Alors là...


(A propos de la dernière conversation où Mère parlait du Son essentiel, ou du «Mot» selon les rishis védiques:)

J’ai promis à Nolini de lui montrer cela.

Oui, douce Mère, c’est un problème... Souvent, quand tu me dis ces choses qui sont si importantes, je me dis que j’en profite bien égoïstement – on ne peut pas montrer cela de temps en temps à Pavitra? Tu veux que ce soit absolument gardé, ou bien est-ce que je peux de temps en temps montrer à Pavitra?

Mais cela dépend – à Sujata, tu peux lui dire tout ce que tu veux.

Moi, je n’ai jamais rien dit. Je ne bouge pas, je ne dis rien.

Tu peux lui dire tout ce que tu veux, cela ne fait rien – en lui disant qu’elle le garde pour elle.

Mais autrement... Les choses que tu notes, il y en a que je garde simplement. Mais il y en a que je donne à Nolini (Nolini est, de tous, celui qui peut comprendre le mieux). Je lui donne à lire certaines choses. Mais autrement non. Entre nous c’est tout à fait différent (je te l’ai dit), c’est tout à fait différent. Si tu en profites, tant mieux pour toi! Tu comprends, si cela t’aide pour ton développement intérieur, tant mieux, je n’ai aucune objection, au contraire. C’est tout à fait naturel, c’est la conséquence naturelle [de nos rencontres].

Mais si tu sens que quelque chose peut aider Sujata, si vous parlez ensemble, je n’ai pas d’objection à ce que tu lui dises – simplement en lui disant que c’est entre vous.

Jusqu’à présent, je ne dis rien. Tu sais, tu me connais: je ne bouge pas, je ne dis rien.

Oui, oh! oui. C’est mieux. Parce qu’il faut se défendre tout à fait. Mais je te dis, avec elle, je n’ai pas d’objection.1


Peu après

Ça continue. Maintenant, ils ont commencé à s’attaquer à mes jambes – il faut toujours qu’ils trouvent quelque chose de nouveau!

Tu as mal aux jambes?

Il y a longtemps. C’est depuis le milieu de novembre que ça a commencé, cette affaire. Cette bataille que j’ai vue, je l’ai vue symboliquement tout dernièrement,2 mais la bataille elle-même a commencé depuis le milieu de novembre.

(silence)

Il ne faut pas que tu en souffres trop.

Je sens toutes sortes de...

Oui, oui, bien sûr, c’est inévitable. Mais tu appelles la tranquillité, c’est la seule chose... Ça arrive – ça arrive de tous les côtés. Mais quand tu sens comme cela, que ça va mal, qu’on est mal à l’aise, qu’on est tout bousculé, il faut se souvenir de cela.

Mais c’est sur toi, contre toi: toutes sortes de suggestions qui me...

Qui veulent te couper de moi. Oui, je le sais bien. Pas seulement pour toi: pour tout le monde c’est comme cela.

Il faut aller jusqu’au bout, bien sûr; c’est tout, il n’y a pas autre chose à faire.

31 janvier 1961

(A propos de l’expérience relatée le 24 janvier, de la Force supra-mentale qui réorganisait l’action de chaque centre de conscience. L’expérience s’était terminée par une transe profonde: «j’ai coulé dans la transe...»)

J’avais oublié de dire quelque chose de très important.

Au moment où je suis revenue de la transe, j’ai eu une perception très concrète, positive (pas une compréhension mentale: ça ne venait pas de cette partie intellectuelle de l’être qui comprend tout et explique tout, et qui, je crois, est symbolisée par Indra – pas cette intelligence supérieure; ça ne passait pas par cela du tout, ce n’était pas mental). Il y avait une sorte de perception (ce n’était pas vraiment une sensation: c’était plus qu’une sensation), une sorte de perception du manque presque total d’importance de l’expression matérielle, extérieure, qui traduit l’état du corps: que les signes extérieurs, physiques, soient comme ceci ou comme cela, de cette façon-ci ou de cette façon-là, c’était absolument indifférent à cette conscience du corps (c’était la conscience du corps qui avait eu l’expérience de l’identité). Cette conscience du corps avait la perception de l’extrême relativité de l’expression la plus matérielle.

Je traduis pour me faire comprendre (mais ce n’était pas comme cela au moment de l’expérience): admets, par exemple, qu’il y ait un désordre dans le corps ici ou là (pas positivement une maladie parce que la maladie implique quelque chose d’intérieur qui est important: une attaque, la nécessité d’une transformation, beaucoup de choses différentes), mais l’expression extérieure d’un désordre; par exemple, des jambes enflées ou un foie qui fait mal (pas une maladie: un désordre, un désordre dans le fonctionnement). Eh bien, tout cela était absolument sans importance: ça ne change en rien la conscience vraie du corps. Tandis que nous avons l’habitude de penser que le corps est très troublé quand il est malade, quand quelque chose ne va pas – ce n’est pas cela. Il n’est pas troublé comme nous le comprenons.

Mais alors, qu’est-ce qui est troublé, si ce n’est pas le corps?

Oh! c’est le mental physique, c’est cet imbécile de mental! C’est lui qui fait tout, tous les embarras, toujours.

Ce n’est pas le corps du tout?

Mais non! le corps est très endurant.

Mais qu’est-ce qui souffre, alors?

C’est aussi à travers ce mental physique, parce que si on calme cet individu, on ne souffre plus! C’est justement ce qui m’est arrivé.

N’est-ce pas, ce mental physique se sert de la substance nerveuse; si on retire ça de la substance nerveuse, on ne sent plus. C’est ça qui donne la perception de la sensation... On sait qu’il y a quelque chose qui ne va pas, mais on ne souffre plus.1

Ça, c’était très important, c’était une expérience très importante. Et je me suis aperçue après, petit à petit (surtout à partir d’hier après-midi et ce matin) que cette espèce de détachement indifférent est la condition essentielle pour que l’Harmonie vraie puisse s’établir dans la Matière la plus matérielle – la Matière la plus extérieure, la plus matérielle (Mère pince la peau de ses mains).

Cette expérience a été comme une étape – une étape indispensable pour cette espèce de complet détachement; une étape indispensable pour que l’harmonie de la conscience corporelle (n’est-ce pas, avec cette expérience divine qu’elle a eue) puisse avoir son effet sur la partie la plus extérieure, la plus superficielle du corps.

(silence)

C’est-à-dire que c’est la suite logique de cette recherche que je faisais depuis longtemps sur la cause des maladies et la façon de les surmonter.

Il faut noter cela, parce que c’est important. Ça me paraît d’autant plus important depuis deux jours: il y a eu toute une série d’expériences, et ce matin (ça avait commencé hier soir) je suis arrivée à une certaine conclusion et je me suis aperçue que le point de départ de cela, c’était cette expérience que j’ai eue à la sortie de la transe...

Le reste viendra plus tard.

C’est quand je suis sortie de la transe, à 3 heures du matin. Au moment même où je sortais, je suis sortie avec ça:2 ça a été le premier contact. J’avais oublié de te le dire parce que cela n’a pris d’importance que tout dernièrement.


(Peu après, à propos des photos que Mère avait d’abord refusé d’envoyer à X le 21, puis impérativement décidé d’envoyer le 25, avec une sorte de «certitude cubique»:)

X a répondu. Il a dit à peu près ceci, qu’Amrita a traduit: «J’ai reçu votre envoi (les photos de Saraswati Poudjâ), c’est une... (je ne sais pas s’il a dit illumination ou flamme) qui monte vers la Vérité, qui conduit vers la Vérité.» C’est l’impression que cela lui a fait. C’est-à-dire que ça conduisait vers quelque chose.

C’est bien. Il l’a reçu comme je l’ai envoyé.

Mais est-ce que cela faisait vraiment une différence d’envoyer ces photos le 21, comme Amrita voulait le faire, ou de les envoyer après?

Ah! oui! (comment dire?...) Le 21, il était encore possible que cet envoi crée une sorte de difficulté dans la conscience de X (difficulté semi-consciente) à cause de tous les obstacles, toutes les contradictions: n’est-ce pas, tout ce qui venait lutter-lutter – il est très sensible à ces choses. Je ne voulais pas le mettre en contact avec cela. Tandis que, après, c’était... ils avaient reçu leur tape sur la tête (Mère abat ses deux mains d’un seul coup) et ils se tenaient tranquilles. Alors j’ai dit: «Bon, vous pouvez envoyer.»

J’évite toujours de le mettre en contact avec le domaine des luttes et des contradictions parce qu’il est extrêmement sensible et ça lui donne des difficultés. C’est pour cela que j’avais dit: «Non, ce n’est pas la peine.» Et après c’était très bien!

(silence)

Maintenant j’ai commencé à lire ces hymnes...3 Oh! maintenant je comprends! Tout cela, c’était une préparation de Sri Aurobindo. Maintenant je comprends! («Comprendre», c’est-à-dire que cela aide à faire un progrès, c’est cela que j’appelle comprendre.) Je comprends la nature de certaines obstructions, de certaines difficultés. Je comprends ce qui permet à certaines forces de s’opposer – très bien.

Je n’en ai lu que deux. Quand je serai au bout... j’aurai probablement trouvé quelque chose.


(Après le travail, Mère se met à parler de sa traduction de la «Synthèse des Yoga»:)

J’ai eu une expérience à ce sujet, il y a quelques jours. J’étais restée longtemps sans pouvoir travailler parce que je n’étais pas bien, et puis mes yeux étaient très fatigués. Et il y a deux ou trois jours, je me suis remise à la traduction. Et puis tout d’un coup, je me suis aperçue que je voyais cela d’une façon tout à fait différente! Pendant ces quelques jours, quelque chose s’était passé (comment dire?)... la position de la traduction vis-à-vis du texte était différente. Alors j’ai repris la dernière phrase (je n’en avais pas plus avec moi parce que je classe tous mes papiers au fur et à mesure), j’avais repris cette dernière phrase avec la dernière phrase du texte anglais – oh! je me suis dit, mais voyons, c’est comme cela! Et j’ai tout corrigé. Tout naturellement. C’était vraiment comme si la position était différente.

Et après, quand j’ai lu, vraiment j’ai vu (ce n’est pas encore parfait, c’est seulement en train), j’ai vu que j’ai dépassé le stade où on essaye de trouver une correspondance avec ce qu’on lit, c’est-à-dire une expression qui soit appropriée et suffisamment proche du texte (c’était la condition dans laquelle j’étais avant). Maintenant, ce n’est plus cela! C’est comme si la traduction venait spontanément: ça anglais, c’est ça français. Très différent. Quelquefois très proche. Et alors c’était assez intéressant: tu sais que Sri Aurobindo aimait énormément la structure de la langue française (il disait que cette structure faisait un anglais bien meilleur, bien plus clair, bien plus puissant que la structure saxonne) et très spontanément, souvent, en écrivant en anglais, il utilisait cette structure française. Quand c’est comme cela, la traduction s’adapte tout naturellement: on a l’impression que c’est presque écrit en français. Mais quand c’est la structure saxonne, c’était une équivalence qui me venait; tandis que maintenant, c’est presque comme si quelque chose «pensait au-dessus» et disait: «Ça anglais, c’est ça français.»

C’était là, c’était clair. Mais ce n’est pas encore permanent. C’est seulement quelque chose qui commence. Alors j’espère que d’ici quelque temps ça va s’établir et il n’y aura plus de difficultés.

En attendant, cela m’intéresse de voir le fonctionnement dans ton mental... Je crois que d’ici quelque temps – peut-être pas très-très longtemps –, nous pourrons faire ensemble le travail d’une façon intéressante...

La difficulté, c’est le temps court. Le temps est trop court!4

Oh! c’est très-très ennuyeux, mon petit. A qui le dis-tu! Moi, toute ma vie je n’ai pas le temps. N’est-ce pas, quoi que je fasse, que je parle à quelqu’un, que j’organise quelque chose, que je fasse un travail, c’est toujours trop court. J’ai toujours l’impression: «Oh! être tranquille pour faire cela!» Quoi que ce soit, n’importe quoi devient intéressant si on peut le faire tranquillement avec l’attitude qu’il faut, la concentration qu’il faut. Mais on est tout le temps bousculé par la chose suivante qui vient.

Mais ça, c’est une insuffisance. Et je le sais – je le sais, je trouverai. Quand j’aurai trouvé, ce sera...

Mais le temps n’est pas élastique! Si les journées avaient trois heures de plus, ce serait parfait.

Ou..i. Mais c’est parce que nous sommes encore trop liés à la forme la plus extérieure. Tu ne peux pas t’imaginer la différence que cela fait! On fait la même chose, exactement de la même manière, le geste est le même, et, dans un cas, ça prend du temps, dans l’autre, ça n’en prend pas.

Et j’en ai eu l’expérience très concrète: le matin, par exemple, j’ai un temps très court pour venir au balcon (c’est très limité, c’est très fixe et c’est très court). Et il y a un certain nombre de choses qu’il faut que je fasse, et ce sont des choses tout à fait matérielles. On a l’impression que, naturellement, le temps doit être toujours le même – ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai, moi-même j’en suis étonnée!

Pour le japa, le contraste est le même, c’est absolument ahurissant: j’ai l’impression de dire les mots de la même manière, avec le même son, le même rythme exactement, mais dans certains cas, avec une certaine attitude intérieure, le temps d’horloge est différent! Et pourtant, nous, liés à notre Matière physique, nous avons l’impression que c’est exactement le même temps! Alors c’est cela qui est étrange, c’est cette extraordinaire relativité par rapport à l’horloge.

Ce doit être cela qu’ils ont essayé d’exprimer avec Josué arrêtant le soleil.

Il y a là quelque chose... qui est à trouver. Et qui est extraordinaire – quand on aura trouvé ça, ce sera tout à fait épatant.

Il y a quelques secrets comme cela – je le sens comme des secrets. Et de temps en temps, c’est comme si on me donnait un exemple, comme si on me disait: «Tu vois, c’est comme ça.» Alors j’en suis ahurie... N’est-ce pas, en langage ordinaire on dirait: c’est miraculeux. Ce n’est pas miraculeux – c’est quelque chose qui est à trouver.

On trouvera!5

Il est frappant de constater que les expériences corporelles de Mère viennent très souvent recouper des théories de la physique moderne, comme si les équations mathématiques étaient le moyen de formuler dans un langage humain certains phénomènes complexes ou éloignés de notre réalité que Mère vivait spontanément dans son corps – peut-être «à la vitesse de la lumière».

Voilà, mon petit.6

février




4 février 1961

Tiens, je t’apporte deux fleurs. Ce sont deux parfums différents qui sont très typiquement indiens: celle-ci c’est «rectitude»,1 et celle-là «simplicité».2 Celle-là (Mère tend simplicité), j’ai toujours trouvé qu’elle avait un parfum de nettoyage! Quand on respire ça, oh! tout ça devient propre-propre – c’est épatant, hein! (Mère respire la fleur) Je me suis guérie un commencement de rhume avec ça une fois, quand c’est pris juste, juste au commencement. Ça vous remplit tout: le nez, la gorge... Et ça (Mère tend rectitude), c’est tout à fait à l’autre bout. Je trouve cela très-très puissant – c’est étrange, n’est-ce pas?

Ce n’est pas doucereux du tout.

Oh! non. C’est très puissant.

C’est en grande partie le parfum qui m’a fait donner la signification des fleurs... Je trouve ces études-là très intéressantes. Ça correspond à quelque chose de tout a fait vrai dans la Nature.

Une fois, quelqu’un m’a apporté sans rien me dire une branche de tulasi.3 J’ai senti ça et j’ai dit: «Oh! dévotion!» C’était absolument une... n’est-ce pas, une vibration de dévotion. Et après on m’a dit: c’est justement la plante de la dévotion à Krishna, c’est consacré à Krishna.

Une autre fois, on m’a apporté de ces grandes fleurs, qui ne sont pas des fleurs, d’ailleurs: ça ressemble un peu à du maïs, de grands épis qui sentent très fort;4 on m’a apporté ça, j’ai senti, j’ai dit: «Oh! pureté ascétique!» comme cela, rien qu’à l’odeur. Et après on m’a dit que c’était la fleur de Shiva quand il faisait sa tapasya.5

Et ces gens-là ont une vieille connaissance. C’est la vieille connaissance védique qu’ils ont gardée. C’est-à-dire que c’est quelque chose de concrètement vrai: cela ne dépend pas du tout du mental, de la pensée, ou même des sensations – c’est une vibration.

Mais cette fleur, cette espèce de grand épi qui ressemble à du maïs?

Ça, c’est Shiva. Oui, parce qu’il fait sa tapasya.

Et alors, ce qui est tout à fait intéressant, c’est que les serpents aiment cette odeur [de la fleur de Shiva] fantastiquement: de très loin ils viennent faire leur nid dans ces buissons, à cause de cette odeur. Et tu sais que le serpent, c’est le pouvoir d’évolution, c’est l’animal de Shiva: il se met toujours des serpents sur la tête et autour du cou, parce que c’est le pouvoir d’évolution, de transformation. Et les serpents aiment cette fleur; ça pousse près des rivières souvent; quand il y a un bouquet de cette plante-là, il y a toujours des nids de serpents dedans, on est sûr de trouver des serpents.

Je trouve cela très intéressant parce que ce n’est pas nous qui avons décidé que c’était comme cela: ce sont des vibrations conscientes dans la Nature. Le parfum, la couleur, la forme, tout cela, c’est l’expression spontanée d’un mouvement vrai, simplement.

Et qu’est-ce que représente le serpent, physiquement? Qu’est-ce qu’il incarne dans le monde matériel?

Mais c’est la vibration d’évolution.

Je ne dis pas symboliquement, mais physiquement, matériellement: l’animal.

C’est une concentration formidable de vitalité. Oh! de tous les animaux, c’est celui qui a le plus de vitalité. Une vitalité formidable! Énergie – énergie progressive, énergie de mouvement (progressive au sens mécanique). On a changé cela en un sens psychologique, mais c’est la force de mouvement.

Mais pourquoi a-t-on toujours cette impression maléfique avec cet animal?

Les chrétiens disent que c’est l’esprit du mal, Mais tout cela, ce sont des incompréhensions.

Théon me disait toujours que la traduction vraie de l’histoire de la Bible (du paradis et du serpent), c’est que l’homme a voulu passer d’un état de divinité animale, comme les animaux, à l’état de divinité consciente, par le développement mental, et que c’est cela le symbole quand on dit qu’ils ont mangé du fruit de l’arbre de la connaissance. Et que ce serpent (il disait toujours que c’était un serpent irisé, c’est-à-dire qu’il avait toutes les couleurs du prisme), ce n’était pas du tout l’esprit du mal: c’était le pouvoir d’évolution – la force, le pouvoir d’évolution; et que c’était naturellement le pouvoir d’évolution qui les avait fait goûter au fruit de la connaissance.

Et alors, selon lui, Jéhova était le chef des Asouras,6 le suprême Asoura: le Dieu égoïste qui voulait tout dominer et que tout soit sous son contrôle. Et naturellement ça l’a rendu furieux! Parce que cela permettait à l’homme de devenir un dieu, par le pouvoir d’évolution de la conscience. Et c’est pour cela qu’il les a chassés du paradis.

Il y a beaucoup de vérité là-dedans, beaucoup. C’est raconté d’une façon enfantine, mais il y a beaucoup de vérité dans cette, histoire.

(silence)

On pourrait presque dire que de tous les animaux, c’est le serpent qui est le plus sensible au pouvoir hypnotique ou au pouvoir magnétique. Si vous avez en vous ce pouvoir (le pouvoir magnétique est un pouvoir dans le vital le plus matériel), vous pouvez être très facilement le maître des serpents. Tous les gens qui les aiment ont ce pouvoir et c’est avec cela qu’ils les font obéir... C’est comme cela que je me suis tirée d’affaire à Tlemcen avec ce naja. Tu connais l’histoire? – Théon me l’avait dit, et je le savais, et c’est cela dont je me suis servie avec l’animal, qui a obéi: il est parti. Et c’est après cet incident que j’ai... (je l’ai raconté aussi une fois) j’ai reçu la visite du roi des serpents. Je veux dire l’esprit de l’espèce. Il est venu me trouver à Tlemcen après cet incident – après cet incident et un autre où j’ai aidé un chat à vaincre un petit aspic (ils ont des aspics là-bas, comme celui de Cléopâtre, très dangereux). C’était un gros chat angora roux qui s’était mis d’abord à jouer, et puis furieux naturellement contre cet aspic. L’aspic sautait sur lui, et le chat... (j’ai regardé ça pendant plus de dix minutes, c’était extraordinaire) le chat sautait de côté avec une telle rapidité que l’aspic passait comme ça, en tangente. Et au moment où il passait, le chat lui donnait un coup de patte, toutes griffes dehors – chaque fois, ça l’égratignait. L’autre perdait petit à petit son énergie, et à la fin... Je l’ai empêché de le manger parce que c’était dégoûtant!

Alors, après ces deux incidents, une nuit, j’ai reçu la visite du roi des serpents – il avait une couronne superbe sur sa tête! Tout cela symbolique, mais enfin c’est l’esprit de l’espèce. Il avait l’apparence d’un cobra. Il était... il était admirable! C’était une bête formidable – admirable! Il est venu me trouver et il m’a dit qu’il venait pour faire un pacte avec moi parce que j’avais montré mon pouvoir sur son espèce et qu’il voulait s’entendre. Je lui ai dit: «Bien, qu’est-ce que tu veux?» Il m’a répondu: «Je te promets que non seulement ils ne te feront pas de mal, mais qu’ils t’obéiront. Seulement il faut que, toi, tu me fasses une promesse: c’est que tu n’en tueras jamais un.» J’ai réfléchi, je lui ai dit: «Non, je ne peux pas prendre cet engagement, parce que si l’un des tiens, un jour, attaque l’un des miens (c’est-à-dire un être qui dépend de moi), je ne peux pas ne pas le défendre à cause de mon engagement vis-à-vis de toi... Je peux t’assurer que je n’ai aucun mauvais sentiment (!) et que je n’ai pas l’intention de tuer – tuer, ce n’est pas dans mon programme! – mais je ne peux pas m’engager, parce que ce serait une limitation à ma liberté de décision.» Il n’a rien répondu, il est parti. C’est le statu quo.

Mais j’ai eu plusieurs expériences où il était évident que j’avais un pouvoir sur les serpents (pas autant que sur les chats: les chats, c’est extraordinaire!) mais sur les serpents. Une fois, il y a longtemps, j’avais l’habitude de sortir en voiture, puis je descendais, je marchais. Et un jour, après la marche, j’étais remontée dans la voiture et j’allais m’en aller (la porte était encore ouverte), quand est venu, juste de l’endroit que je venais de quitter, un assez grand serpent qui est venu furieux, comme ça, pour sauter sur moi, et qui arrivait tout droit sur la porte ouverte de la voiture, en bataille (heureusement il n’y avait ni le chauffeur ni Pavitra, j’étais toute seule, autrement...). Alors le serpent est arrivé et quand il était tout près, je l’ai bien regardé, je lui ai dit: «Qu’est-ce que tu veux? Pourquoi viens-tu ici?» Il y a eu un arrêt. Puis il est retombé, plat, il est parti. Je n’ai pas fait un geste, j’ai seulement parlé: «Qu’est-ce que tu veux? Pourquoi viens-tu ici?» Et tu sais, ils ont une façon de retomber à plat, faire le chiffon: ils tombent tout d’un coup, et prrt! parti!

Mais les expériences du temps de Tlemcen, il y en avait, il y en avait!... Sûrement tu les as entendues – tu étais là quand j’ai raconté l’histoire du gros crapaud? Un gros crapaud comme ça, tout pustulent. Non?... En haut de la maison de Théon, il y avait le salon (la maison était construite à flanc de coteau) et le sol du salon (ce qu’on appelle le sitting-room) était de plain-pied avec une petite terrasse qui était en haut de la colline, à peu près au sommet – de grandes portes ouvertes. Il avait un piano là, et je jouais du piano tous les jours. Et un jour, j’ai vu entrer par la baie ouverte un énorme crapaud noir – énorme! qui s’est assis sur son derrière à l’entrée, puis qui a gonflé son cou: peuff! peuff! Et tout le temps que j’ai joué, il est resté là à faire peuff-peuff! comme s’il était dans un état de délice! Quand j’ai eu fini, je me suis retournée; alors il m’a fait un dernier peuff! et puis il est parti. C’était comique.

Théon m’avait appris aussi comment détourner les éclairs.

On peut?!

Ah! oui – il le faisait.

Mais il faut un pouvoir formidable!

Oh! (riant) il avait un pouvoir formidable. Théon avait un pouvoir formidable... Un jour d’orage (il y avait des orages terribles là-bas), il est monté sur la terrasse tout en haut, au-dessus du salon. Je lui ai dit: «Tiens, c’est un drôle de moment pour aller là-bas!» Il s’est mis à rire: «Venez, n’ayez pas peur.» Je suis montée avec lui. Alors il a commencé des invocations et j’ai clairement vu un éclair qui venait droit sur nous et qui, en cours de route, a dévié. On dira que c’est impossible; mais moi, je l’ai vu dévier. Il a été frapper un arbre plus loin. J’ai demandé à Théon: «C’est vous qui avez fait ça?» – Il a hoché la tête.

Mais il était terrible, n’est-ce pas, cet homme. Il avait une puissance terrible – mais extérieurement, tout à fait très bien!

Tu as vu sa photo? Non? Oh! il faut que te la montre. Il était beau. Un homme d’une soixantaine d’années – entre cinquante et soixante ans.

Et tu sais comment il m’a reçu quand je suis arrivée là-bas?... C’était la première fois de ma vie que je voyageais toute seule et la première fois que je traversais la mer. Puis il y a un assez long voyage en train entre Oran et Tlemcen – bref, je me suis débrouillée assez bien. Je suis arrivée. Il m’a reçue à la gare. Il m’a emmenée chez lui en voiture (c’était assez loin). Enfin nous sommes arrivés à sa propriété – une merveille! On arrivait en bas (la propriété s’étendait sur toute la colline; on dominait toute la vallée de Tlemcen) et alors on montait ces grandes allées pour aller là-haut. Moi, je ne disais rien (c’était vraiment une expérience au point de vue matériel). Quand nous sommes arrivés en vue de la maison, il s’est arrêté: «Ça, c’est ma maison.» – Elle était rouge! Peinte en rouge. Et il ajoute: «Quand Barley est venu (Barley était un occultiste français qui avait mis Théon en rapport avec la France et qui avait été son premier disciple), quand Barley est venu, il m’a demandé: «Pourquoi avez-vous peint votre maison en rouge?» Alors il y a eu une malice dans les yeux de Théon, et puis une sorte de sourire un peu sardonique. «J’ai dit à Barley: parce que le rouge, c’est joli avec le vert!» Du coup, j’ai commencé à comprendre le monsieur... Puis nous avons continué de monter un peu, et alors, tout d’un coup, sans prévenir ni rien, il se retourne, il se plante en face de moi et il me dit: «Maintenant, vous êtes à ma merci. Vous n’avez pas peur?» Comme ça. Alors je l’ai regardé, j’ai souri, je lui ai dit: «Je n’ai jamais peur. J’ai le Divin, là.» (Mère touche son cœur)

Eh bien, vraiment il a blêmi.

Il y avait toutes sortes d’histoires dans le pays, des histoires terribles...

Un jour, je retrouverai sa photo et je te la montrerai: il est là, avec un grand chien qu’il appelait «Little Boy» – un chien qui s’extériorisait de son corps! qui avait des rêves et sortait de son corps... Ce chien avait une sorte d’adoration pour moi (il faut dire que dans l’après-midi, à une certaine heure, j’entrais toujours en transe – j’avais une méditation et une transe – et quand c’était fini, je sortais me promener avec Théon, et le chien venait toujours: il venait généralement me chercher dans ma chambre). Un jour, j’étais étendue sur un divan, dans ma transe, quand je sens le museau froid du chien sous ma main, comme ça, pour me réveiller. J’ouvre les yeux – pas de chien. Mais je l’avais senti, absolument, clairement, son museau froid qui poussait ma main pour que je me réveille. Alors je me suis préparée, j’ai descendu l’escalier et, sur le palier, qui est-ce que je trouve? – Mon chien, profondément endormi, dans un état de transe lui aussi!... Il était venu me trouver pour me réveiller dans son sommeil! Et alors quand je suis arrivée, il s’est secoué, il s’est réveillé, et puis il est parti.

C’était une vie intéressante...

Nous allions nous promener dans les environs, voir ces tombeaux (c’est un pays entièrement musulman), des tombeaux musulmans qui sont gardés par des gens (je ne me souviens plus du nom arabe mais il y a toujours un sage, un gardien du tombeau, comme les fakirs d’ici, une sorte de demi-prêtre qui a charge de conserver le tombeau), et des pèlerins qui viennent. Et ce sage était un ami de Théon, il lui parlait toujours (c’est là que je voyais cette malice dans ses yeux), il lui disait toujours des choses. Et un jour, il m’a emmenée (n’est-ce pas, là-bas j’aurais dû être toute couverte pour être en accord avec ces musulmans – je me promenais dans une espèce de kimono!) Théon lui a parlé en arabe; je n’ai pas compris ce qu’il a dit mais l’homme s’est levé et il m’a saluée très cérémonieusement, puis il est entré dans une autre pièce et il est revenu avec des tasses de thé à la menthe sucré – pas des tasses: des espèces de petits verres où ils mettent du thé sucré, très sucré, comme un sirop, et à la menthe. Il m’a regardée.J’ai été obligée de le prendre...7

C’est à Tlemcen aussi qu’il y a eu cette histoire des pins.

On avait voulu planter des pins – des pins sylvestres, je crois. Et au lieu de pins, par erreur, on a fait venir des sapins de Norvège! Mais c’est qu’il s’est mis à neiger!... Il n’avait jamais neigé (tu penses, à quelques kilomètres du Sahara, une chaleur! 45° à l’ombre en été, 56° au soleil). Eh bien, une nuit, Madame Théon qui était couchée sur son lit et endormie a été réveillée par un petit être qui était comme un gnome – un gnome norvégien! – avec le bonnet pointu et des souliers pointus à bouts retournés. Et tout plein de neige qui s’était mise à fondre dans sa chambre et à dégoutter par terre! Alors elle l’a regardé:

– Mais qu’est-ce que tu fais ici? Tu es dégoûtant, tu me salis mon parquet!

– Je suis venu t’annoncer qu’on nous a appelés et que nous sommes venus sur la montagne.

– Alors qui es-tu?

– Le Seigneur de la Neige.

– C’est bon (a répondu Madame Théon), je verrai ça quand je me réveillerai; sors d’ici, tu me salis ma chambre.

Et le petit est parti.

Mais quand elle s’est réveillée, il y avait une flaque d’eau par terre! Ce n’était pas un rêve: il y avait une flaque d’eau encore. Et elle regarde par la fenêtre: toutes les collines couvertes de neige!

C’était la première fois (ils étaient là depuis des années, ils n’avaient jamais vu de neige). Et depuis ce moment-là, tous les hivers, les collines étaient couvertes de neige.

(silence)

N’est-ce pas, quand les gens sont eux-mêmes dans cette conscience occulte, tout est possible – ça amène une atmosphère où tout-tout est possible. Ce qui, pour notre bon sens européen, est impossible... tout est possible.

Et elle était Anglaise. Et lui... je ne sais pas s’il était Polonais ou Russe (c’était un Juif d’origine qui avait dû quitter son pays à cause de cela). Ils étaient Européens tous les deux.

Mais c’était un monde très intéressant. J’ai vu là vraiment... On se demande, n’est-ce pas, quand on était sorti de là: mais est-ce que j’ai rêvé? – Ça paraît tellement fou, tout ça!

C’est seulement quand j’ai raconté tout cela à Sri Aurobindo qu’il m’a dit que c’était tout naturel: quand on a soi-même le pouvoir, on vit, on crée autour de soi l’atmosphère où les choses sont possibles.

Parce que c’est tout là; seulement ce n’est pas tiré à la surface.

Voilà, il est l’heure de s’en aller et nous n’avons pas travaillé, j’ai encore une fois bavardé!... Mais ce n’est pas la peine de noter tout ça; c’est pour toi que je le raconte, pour ton amusement personnel.

Mais il y a des choses qui peuvent intéresser tout le monde.

Non. Et puis il y a des choses que... il y a des choses que je ne veux pas dire parce que... (d’ailleurs je ne les ai pas dites non plus). Parce que, après tout, il m’a beaucoup appris.

(long silence)

Voilà, petit... Sri Aurobindo disait toujours que le plus grand obstacle à la compréhension vraie et à la participation à l’Œuvre, c’est le bon sens. Il disait que c’était pour cela que la Nature, de temps en temps, créait des fous! – Ce sont ceux qui ne sont pas assez puissants pour supporter le debridement de cette petite imbécillité de bon sens.

Voilà, c’est l’heure. Tu as quelque chose à dire?

Quelquefois, je suis un peu tourmenté. Justement je n’ai pas l’impression de beaucoup avancer ni d’avoir des expériences... J’ai l’impression qu’il ne se produit rien, tu comprends. C’est une source, un peu, de découragement. Je me demande quelquefois pourquoi?

Tous ces temps-ci, les nuits se passent dans toute une région du subconscient qu’il faut absolument clarifier, et qui est justement cette région où on se sent impuissant, imbécile, ignorant, pas progressif du tout, lié par toutes sortes de stupidités. Il faut que tout ça soit clarifié.

J’ai tous ces jours-ci des expériences, la nuit, qui, si je ne savais pas ce que je sais et si je n’avais pas eu les expériences que j’ai eues, seraient très décourageantes – l’impression: comment sortir de tout ça? C’est justement cette impression que les chercheurs ont toujours eue: nous sommes irrémédiablement imbéciles. Alors, toujours la même solution: fuir la vie, pour fuir cette imbécillité. Mais maintenant je vois cela sous un autre angle...

Mais vraiment c’est un fardeau.

Alors je suis en train de faire le travail. Et ce que je recommande à tous ceux, justement, qui ont la capacité et la possibilité de me suivre: rester bien tranquille, ne pas se tourmenter, ne pas se faire de souci. Et si on a un peu une impression, comme ça, déprimante: ne pas y faire attention, vivre tranquillement à la minute la minute, sans se soucier de rien – ÇA PASSERA. Ça passera.

Et naturellement, plus on est tranquille et confiant, plus ça passe vite. C’est tout.

Que tu sois bien accroché, ça, je peux te le garantir! très bien accroché. Tout mon mouvement en avant, automatiquement t’entraîne avec. Alors ne te fais pas de souci. Commence ton livre sur Sri Aurobindo.

Mais il faudrait que je relise tout!

Mais tu as relu déjà.

En dix mois, j’ai eu le temps de relire deux livres!

Mais ça ne fait rien! Mets tes notes sur un papier. Il y a des choses déjà que tu sais que tu veux dire. Mets tout cela sur un papier. Je t’assure que cela te fera du bien. Je l’ai vu ces jours derniers plusieurs fois et je voulais te le dire: mais commence donc ton livre sur Sri Aurobindo! – N’importe où, par n’importe quel bout: le milieu, la fin, le commencement, ça ne fait rien! Les choses que tu sens que tu as à dire, mets-les. C’est bon d’être occupé comme cela maintenant, ces temps-ci. Et puis, pour nos autres rencontres, tu peux préparer un peu de La Synthèse, nous verrons ensemble, voilà, au lieu de me faire toujours bavarder... J’ai augmenté ton travail, ça n’aura pas de fin. Si ça continue comme cela, ça n’aura jamais de fin!

Mais heureusement!

Voilà, mon petit, ne te fais pas de soucis, tu es sur, n’est-ce pas, tu es sûr non seulement d’avancer mais d’arriver au bout. Et le mental qui se tourmente, tu l’occupes avec ce livre sur Sri Aurobindo.

Voilà, au revoir petit. Ne te fais pas de tourment.8

5 février 1961

(Desc: Note manuscrite de Mère.)

O mon doux Seigneur

Si cette enflure des jambes est utile à Ton œuvre,
Ainsi soit-il.
Mais si elle est seulement l’effet de ma stupidité,
je t’en supplie, guéris vite cette stupidité.

February 5, 1961

7 février 1961

(Mère lit à haute voix, en anglais, la lettre suivante qu’elle va envoyer à une disciple:)

«Vous me demandez ce que vous devez faire. Mieux vaudrait demander ce que vous devez être, parce que les activités et les circonstances de la vie n’ont pas grande importance. Ce qui importe, c’est notre attitude à leur égard.

C’est là que ça commence...

«La nature humaine est telle que si vous vous concentrez sur votre corps, vous tombez malade; si vous vous concentrez sur votre cœur et vos sentiments, vous devenez malheureux; si vous vous concentrez sur votre mental, vous n’y comprenez plus rien.

(Riant) Et c’est absolument vrai!

«Il y a deux façons de sortir de cette précaire condition.

«L’une est très ardue: c’est une ascèse sévère et continue. C’est le chemin des forts, prédestinés à cette voie.

«L’autre consiste à trouver quelque chose qui vaille la peine que l’on se concentre et qui détourne votre attention du petit moi personnel. Pour ce faire, un grand idéal est le moyen le plus efficace, mais tant de choses figurent dans cette catégorie. Le plus souvent, les gens choisissent le mariage parce que c’est à la portée de tout le monde (Mère rit). Aimer quelqu’un, aimer les enfants vous occupe et vous oblige à oublier un peu votre personne. Mais il est rare que cela réussisse, parce que l’amour n’est pas chose commune.

«D’autres se consacrent à l’art, d’autres aux sciences; d’autres encore choisissent l’action sociale ou politique, etc.

«Mais là aussi, tout dépend de la sincérité et de l’endurance avec laquelle vous suivez le chemin choisi. Parce que, là aussi, il y a des difficultés et des obstacles à vaincre.

«Ainsi, dans la vie, rien ne vient sans effort et sans lutte.

«Et si vous n’êtes prêt ni à l’effort ni à la lutte, alors mieux vaut accepter le fait que la vie sera médiocre et sans grand intérêt, et vous résigner simplement à l’évidence.»

Ça, c’est pour les gens qui se plaignent.

(long silence)

C’est tout à fait vrai, et vrai à tous les degrés, tous les niveaux. Quel que soit le niveau auquel on est arrivé, même quand on est tout en haut, si on se concentre sur ça [le corps], fini! Et même, tu sais, cette concentration qui consiste à vouloir amener la Lumière, le Pouvoir – la concentration yoguique elle-même –, toutes les difficultés commencent avec ça.

Et alors il semblerait... il semblerait que si on veut se servir de cette individualité, de ce corps pour transformer le tout, c’est-à-dire si on veut utiliser la présence corporelle pour agir sur la substance corporelle universelle, il n’y a pas de fin. Pas de fin aux difficultés, pas de fin à la bataille – bataille!

(silence)

Toujours, on a comparé les gens qui veulent mener une vie spirituelle à des guerriers (il y a des textes classiques). Il faut être vraiment un fighter [lutteur] – «fighter» est plus exact que «guerrier»; on ne fait la guerre à personne: c’est tout qui vous fait la guerre! C’est tout qui... (geste comme une masse qui tombe sur Mère), et avec une opposition tellement sauvage!...

Enfin.

(silence)

Et, n’est-ce pas, tant que, au-dedans, il y a des remous – des remous dans le mental ou dans le vital –, on se dit: ce sont les remous qui créent toutes ces difficultés. Mais quand il n’y a plus rien!? Quand c’est une paix sereine et immuable, et puis que... oh! ça s’acharne avec une... une férocité, tu sais. Tu ne peux pas t’imagi-ner.

(silence)

Depuis... depuis le milieu de novembre, ce corps passe par toutes les difficultés possibles les unes après les autres, les unes après les autres – quelquefois ensemble. Et comme ça, avec un acharnement, une violence!...

Ça lui a fait du bien (pas extérieurement mais intérieurement, c’est-à-dire dans son état de conscience: la conscience corporelle), ça lui a fait du bien, mais... Maintenant il est comme ça (Mère ouvre ses deux mains dans un geste d’abandon total). Chaque coup qu’il reçoit (des coups de massue, mon petit!) chaque coup qu’il reçoit, il est comme ça (même geste). Hier, je l’ai écrit pour lui faire plaisir (c’est à propos de sa dernière difficulté), j’ai écrit: «Si cela (ceite difficulté présente) est utile (il s’adresse au Seigneur, et le Seigneur c’est... n’est-ce pas, c’est une adoration perpétuelle: toutes les cellules vibrent-vibrent de la joie de l’Amour; et en dépit de ça...), si telle chose, telle difficulté est utile à Ton Œuvre – ainsi soit-il. Mais si c’est un effet de ma stupidité (c’est le corps qui parle), si c’est un effet de ma stupidité, alors je T’en supplie, guéris-moi le plus vite possible de cette stupidité.»

Il ne demande pas à être guéri de la maladie! Il ne demande pas, il est prêt, il dit: «Bon. Tant que je peux marcher, je marche. Tant que ça peut durer, je dure. Mais ce n’est pas cela que je demande: je demande à être guéri de ma stupidité.» Je crois que c’est cela qui lui permet de... oui, qui lui donne l’endurance nécessaire.


Ça suffit. J’avais dit que je ne dirais rien! Tu vois comment tu es 1... Je dis toujours quand je suis là-bas: «Aujourd’hui, rien.» Je ne veux pas me mettre à dire des choses déplaisantes. Et puis...

Déplaisantes?

Oui, il vaut mieux parler de victoire que de... (Mère rit) parler de difficultés!

(silence)

C’est ce que Sri Aurobindo m’avait dit quand nous discutions de toutes ces choses et des difficultés du chemin; il me disait: «Mais... (il comparait son corps au mien) mais moi, je n’ai pas l’étoffe de cette endurance; je n’ai pas été fabriqué comme ça – votre corps est solide!» (Mère fait un geste comme si elle tenait du fer.)

Ce qu’il a passé par toutes sortes de choses!... Et il est gentil. Il est gentil, il ne se plaint pas.

Voilà, mon petit, alors si ton corps a un petit peu d’ennuis, tu penseras que c’est par sympathie pour le mien! (Mère rit) et tu ne te tourmenteras pas. Voilà.1

11 février 1961

(Mère arrive avec le cahier de T et ses questions sur les Aphorismes de Sri Aurobindo)

55 – Sois vaste en moi, ô Varouna; sois puissant en moi, ô Indra; ô Soleil, sois très brillant et lumineux; ô Lune, sois pleine de charme et de douceur. Sois farouche et terrible, ô Roudra; soyez impétueux et rapides, ô Marouts; sois fort et hardi, ô Aryamâ; sois voluptueux et agréable, ô Bhaga; sois tendre et aimable et aimant et passionné, ô Mitra. Sois brillante et révélatrice, ô Aurore; ô Nuit, sois solennelle et féconde. Ô Vie, sois pleine, prête et allègre; ô Mort, conduis mes pas de demeure en demeure. Harmonise-les tous, ô Brahmanaspati... Ne me laisse pas assujetti à ces dieux, ô Kâlî.1

Il invoque tous ces dieux (ce sont tous les dieux védiques) et il dit à chacun de prendre possession de lui, puis, APRÈS, il dit à Kâlî de le libérer de leur influence! C’est très amusant.

C’est écrit noir sur blanc, mais enfin les gens lisent et ne comprennent pas ce qu’ils lisent, c’est cela qui est malheureux. Alors il faut leur dire: vous savez, ça, ça veut dire ça!

T demande: «Pourquoi les dieux ne sont-ils pas une aide? pourquoi sont-ils un assujettissement?»

Ce n’est pas comme cela que Sri Aurobindo l’entend. Il entend qu’il ne veut pas être limité par les dieux, même limité par leurs facultés. Il veut être plus vaste qu’eux. Plus vaste, plus total, plus complet qu’eux. Il ne s’agit pas d’enlever leur influence mais de se rendre capable d’être plus que cela.

(silence)

Pour Sri Aurobindo, ce qui était toujours la chose importante, c’était la Mère. Et comme il le dit lui-même, la Mère a plusieurs aspects, et certains aspects n’étaient même pas manifestés. Alors s’il a représenté la Mère par Kâlî spécialement, je crois que c’était par rapport à tous ces dieux. Parce que, comme il l’a écrit lui-même dans La Mère, tous ces Aspects, cela dépend du moment, cela dépend du besoin, cela dépend de la chose à faire... Il disait toujours que, à moins qu’on ne comprenne et sente profondément l’aspect de Kâlî, on ne pouvait pas vraiment participer à l’Œuvre dans le monde. Parce qu’il avait toujours l’impression que les gens ont un recul devant cet aspect terrible, une sorte de faiblesse craintive.2


Et alors, toi, comment ça va?... Ça va bien?

Oui. Mais c’est toi plutôt?

Ah! moi, ça va.

Ça va bien, parce que ça va toujours bien! Mais...

Enfin ça ne fait rien.

L’ennui, c’est que cela gêne pour le travail (Mère désigne ses jambes) – pas pour le travail là-haut! ça, ça va très bien, au contraire, tout à fait bien: clair, précis... Encore hier, j’ai fait cette traduction de La Synthèse et c’était si plaisant. Si plaisant.

Non, je ne peux pas me tenir debout, n’est-ce pas, et ces gens s’obstinent à vouloir me faire tenir debout... Je ne peux pas me tenir debout, c’est tout détraqué – enfin, ça ne fait rien, ça passera.

J’ai fait un rêve, hier soir, te concernant, qui m’a vivement impressionné. C’est probablement absurde, mais c’était tellement réel!... J’étais appelé par toi parce que tu allais quitter ton corps: tu avais décidé de partir et tu voulais, en quelque sorte, dire au revoir. Mais c’était tellement vrai! Je suis venu donc près de toi. A un moment, tu as pris ma tête sur tes genoux: j’étais comme empli de lumière, c’était très doux. Mais en même temps, je savais que c’était comme si tu me disais au revoir, tu allais quitter ton corps – d’ailleurs j’ai pleuré dans mon rêve. Puis je suis allé m’asseoir dans un coin parce qu’il y avait d’autres gens qui probablement devaient venir te voir aussi. Je suis resté assis dans le coin, j’étais comme frappé – c’était tellement vrai, tu comprends! Puis, à ce moment-là, il y avait dans la pièce un monsieur que je ne connaissais pas, un étranger (j’ai compris que c’était un Français), un étranger vêtu de noir, semble-t-il, mais qui faisait beaucoup de bruit dans la pièce (il avait une pipe,3 il fumait la pipe), un homme très grossier et qui voulait faire sortir les gens qui étaient là, les disciples4... Mais c’était tellement réel! Tout d’un coup je me suis réveillé, je me suis presque écrié: «Ah! c’est un rêve! c’est seulement un rêve!»

Oh! c’était à ce point-là.

Oui, c’était à ce point-là, et c’était dans le premier sommeil: à 11 h 40 du soir. C’était très-très vivant. Tout d’un coup je me suis réveillé et je me suis dit: ah! mais c’est un rêve!... Tu comprends, c’était vrai. C’était très impressionnant. Je suis resté longtemps éveillé après, à me demander: qu’est-ce que ça veut dire?... Tu avais une toute petite figure (tu étais toute vêtue de blanc), une toute petite figure très... (comment dirais-je?) amenuisée, comme si tu souffrais.

(Mère reste longtemps silencieuse, puis répond:) Que les forces adverses absolument veulent non seulement convaincre tout le monde mais me convaincre aussi que c’est comme cela que ça va tourner, c’est évident.

Pour moi, je n’ai pas encore d’indications.

Parce que j’ai demandé à être prévenue, pas pour des raisons... (ça peut arriver à n’importe quel moment, je suis toujours prête; et pour le travail je ne peux rien faire d’autre que ce que je fais maintenant, je n’ai aucune mesure pratique à prendre parce que je les ai toutes prises déjà. Par conséquent, ce n’est pas pour cela), mais c’est pour... n’est-ce pas, retirer du corps, autant que possible, tout ce qui y a été mis – il y a une accumulation là-dedans! de force, de conscience, de pouvoir, oh!... toutes les cellules sont imprégnées, et cela prendra du temps s’il faut sortir tout ça.

Je n’ai aucune indication, ni la nuit ni le jour, ni éveillée ni en transe: aucune indication. L’indication, c’est plutôt de tout ce qu’il faut clarifier, purifier: débarrasser le physique pour qu’il soit capable de garder ce qu’il a reçu avec cette expérience [du 24 janvier 61].

Si on regarde du point de vue ordinaire, je pense que c’est dangereux parce que... (riant) le docteur refuse de me dire quelles peuvent être les conséquences. Je lui ai demandé mais il ne m’a pas dit. Par conséquent ce doit être ça! Mais je n’ai vraiment aucune indication et... j’espère qu’«on» n’attendrait pas juste la dernière minute pour me dire: «Maintenant, il faut s’en aller.»

Le corps ne demande pas, il ne demande même pas (il est vraiment très gentil) même pas que ses souffrances cessent: il s’en accommode. Mais c’est surtout mon contact avec les gens qui rend la chose difficile: quand je suis toute seule là-haut, tout va bien, tout va très bien. Mais quand je reste l’après-midi une heure, une heure et demie à voir des gens, après je suis exténuée. C’est cela évidemment qui rend la chose difficile... Mais le corps ne se plaint pas. Il ne se plaint pas, il est prêt. L’autre jour, quand il est monté, il était un peu comme ça, à bout – à bout de résistance, ça va jusqu’à la dernière limite; il a dit au Seigneur (il l’a dit si clairement, c’était comme la conscience des cellules qui parlait et je l’ai noté): «Si cette (je ne peux pas appeler cela une maladie) si cette condition (il n’y a pas de maladie, n’est-ce pas! c’est une condition de déséquilibre général), si cette condition est nécessaire à Ton travail, eh bien, ainsi soit-il, que ça continue. Mais si c’est un effet de ma stupidité (n’est-ce pas, c’est le corps qui dit: «Si c’est parce que je ne comprends pas ou que je ne m’adapte pas, ou que je ne fais pas ce qu’il faut, ou que je ne prends pas l’attitude qui convient»), si c’est un effet de ma stupidité, vraiment alors là il prie que... il ne demande qu’à changer!

qu’à savoir et à changer. Il ne tient à rien: aucune de ses habitudes, aucune de ses manières d’être, rien; en toute sincérité, il dit: «Je demande seulement la Lumière et à changer,» Et c’est comme cela. Il est comme ça. Il n’a pas, il n’a jamais dit: «Oh! je suis fatigué, j’en ai assez.» Bah! il n’est pas comme cela. Il ne tient à rien – il y a fort-fort longtemps qu’il n’a plus de désirs –, il ne tient à rien du tout ni à... à rien. Il n’est pas une seule chose pour laquelle il dise: «Ah! je ne peux pas me passer de ça», il n’y en a pas. Ça lui est égal: ça vient, il le prend; ça ne vient pas, il n’y pense pas. C’est-à-dire qu’il est vraiment de bonne composition. Mais si ça, ce n’est pas suffisant, alors il ne sait pas; il dit: «S’il y a quelque chose que je ne peux pas ou que je ne sais pas ou que je ne fais pas...», il ne demande pas mieux que de faire l’effort nécessaire!

(silence)

Ça a commencé par des attaques extrêmement violentes. Et alors, si ton rêve n’est pas prémonitoire, c’est un effet de «leur» formation afin d’infiltrer partout autant que possible la conviction que c’est fini... Il y a deux ans, quand j’ai été obligée de monter, cela avait été une campagne formidable sur tous les gens de l’Ashram; et tous ceux qui étaient un petit peu réceptifs, soit en rêve soit pour recevoir des suggestions, ils ont entendu, c’était clairement dit: «Le 9 décembre de cette année [58], Mère va s’en aller; c’est bien entendu, c’est sûr.» Et à moi aussi, cela m’avait dit: «Ce sera fini, tu partiras.» C’était répété à tout le monde, tout le monde: des tas de gens l’avaient entendu – on s’y attendait presque. C’est pour cela que (tu sais comme j’ai été très malade: là j’étais vraiment malade), c’est pour cela que je n’ai pas réagi et que je ne suis pas allée tout de même [à la propriété du lac où Mère devait se rendre le 9 décembre], parce que je me suis dit: si quelque chose arrive là-bas, ce sera embêtant, il vaut mieux s’abstenir. Mais là, je savais que ce n’était pas vrai, je le savais.

Maintenant ce genre d’attaque a cessé, ce n’est plus comme cela. Mais il y a des êtres qui donnent des rêves (Z par exemple, tu sais qu’elle est très bonne voyante), des êtres lui ont donné des rêves en lui disant qu’ils me «mettraient en morceaux». Et elle a été très affectée, j’ai été obligée d’intervenir. Alors est-ce un rêve comme cela? Ou est-ce que... on te prévient? Je ne sais pas, je ne peux pas dire... Peut-être que si l’on demandait au docteur, il dirait que, évidemment, si cela continue comme ça... (n’est-ce pas, une chose se désorganise après l’autre), si ça continue comme cela, combien de temps le corps pourra durer?

Mais ce corps, lui, il a tellement le sentiment qu’il n’existe que parce que la Puissance divine est en lui. Et tout le temps, la moindre chose, c’est son seul (il ne pense pas, ni à se reposer, ni à ne pas faire ceci, pas faire cela, ni à prendre des médecines ni quoi que ce soit), son seul remède c’est d’appeler, appeler le Suprême – il va répétant son mantra. Et dès qu’il le répète tranquillement, il est parfaitement content. Parfaitement content.

(silence)

J’ai vu, il y a deux nuits (pas la nuit dernière, la nuit d’avant, je crois), il y avait une formation de maladie sur tout l’Ashram, une sorte de formation adverse. Et ça voulait m’empêcher de sortir de ma chambre; alors il fallait que je me cache pour pouvoir sortir, que je sorte comme cela, en me cachant. Et c’était... oh! c’était une atmosphère terrible, si lourde, si grise – et tout le monde était malade. Et ça a de l’effet parce que beaucoup de gens qui n’ont pas l’habitude d’être malade sont malades. Ça, c’est une formation adverse. Ça, il n’y a pas de raison d’accepter que ce soit victorieux – naturellement c’est simplement ce qui ne veut pas que nous réussissions, par conséquent il n’y a pas à en tenir compte.

Le malheur, c’est que si j’avais trente ans ou quarante ans, les gens ne seraient pas affectés. Le malheur c’est qu’ils pensent tout le temps à ce nombre d’années et qu’ils pensent que... Alors ça crée une mauvaise atmosphère. Ils disent toujours: «Après tout, Mère est vieille et...» N’est-ce pas, toutes les inepties ordinaires.

Mais je sais très bien, et mon corps le sait aussi (pour moi-même, tout cela ce sont des niaiseries, cela n’a pas d’importance), mais par exemple, quand ce Vinoba Bhave est venu me voir5 (cet homme qui s’occupe des pauvres gens), il m’a regardée et il a dit: «Oh! vous allez vivre cent ans.» J’ai dit oui. Et tout cela paraissait tellement-tellement naturel. À ce moment-là, il n’y avait rien qui avait même (comment dire?) l’impression qu’il puisse y avoir un doute. Bien sûr, c’est une phrase classique, mais il l’a dite; il a dit après aux gens qu’il avait senti comme cela. Et cela paraît tout à fait naturel. Et je sais que si le corps dure jusqu’à cent ans, c’est-à-dire encore une vingtaine d’années (un peu moins), alors on sera de l’autre côté, la difficulté sera finie.


J’ai plutôt l’impression que ton rêve fait encore partie de cette attaque en masse, mais...

Il y a un détail bizarre, un petit détail bizarre: quelqu’un me disait que tu allais partir parce que tu avais avalé quelque chose, et il m’a semblé comprendre que tu avais avalé «un grain de riz», et que c’était pour cela que tu devais partir! Tu avais avalé quelque chose...
C’est cela qui te faisait partir.

(Après un long silence) Ce serait plutôt, alors, ceux qui désapprouvent mon non-ascétisme. Ça viendrait de ce côté-là, ces forces-là.

Peut-être est-ce l’attaque qui continue avec cette violence... N’est-ce pas, c’est une curieuse alternance (ce qui pourrait indiquer cela). Il y a eu, pas la nuit dernière mais la nuit d’avant, entre minuit et minuit et demie, une attaque formidable. Et quand je suis sortie de là, je suis sortie avec l’impression que quelque chose était soulevé et qu’il y avait une victoire remportée, et une amélioration dans la condition du corps. Ça arrive comme cela, et alors l’horizon s’éclaircit et il y a cette Certitude qui vient avec... (la Présence est toujours là, mais la nuit où j’ai vu cette formation, ce que j’appelle illness spell, cette vague de maladie sur 1’Ashram, Sri Aurobindo était dans son lit – presque toutes les nuits, il les passe avec moi –, mais il était dans son lit et très malade, comme je l’ai vu en 1950). Et alors, quand ça se lève, tout va bien: de nouveau c’est l’harmonie, c’est la joie, c’est la force, c’est... toute la chose qui continue, l’effort qui continue, conscient. Mais il y a une sorte d’alternance: ça vient comme cela pendant quelque temps ou quelques heures, et puis tout d’un coup encore tout se brouille et il arrive cette... c’est une fatigue, n’est-ce pas. Une fatigue, je ne peux pas dire presque insupportable parce que rien, dans la conscience, ne sent que c’est insupportable, mais qui fait que je suis comme ça (Mère tient son poing crispé, dans un grand effort de tension pour «tenir»).

Par exemple, le soir à 5 h et demie quand je monte après avoir passé une heure et demie ici avec des gens, monter les marches est un labeur, et quand j’arrive là-haut je suis tendue à craquer. Au bout d’un moment, je commence à marcher (je ne m’arrête pas, je ne me repose pas), je commence imédiatement à marcher avec mon japa. Au bout d’une demi-heure, pfft! c’est levé.

Mais la fatigue du corps ne s’en va pas. Elle est là – elle est contenue, elle est là.

Mais il n’y a pas, d’aucune façon, l’impression que l’horizon est bloqué: n’est-ce pas, que ça va être fini, qu’il faut changer de condition, recommencer le Travail sur un autre plan et d’une autre manière; c’est-à-dire que tout ce qui a été tenté, eh bien, ce n’aura été qu’une préparation pour... pour plus tard. Je n’ai pas encore cette impression-là. Quand je l’aurai, alors je dirai: «Bon, ça va bien», mais je ne l’ai pas. Est-ce que ça me viendra?... Je ne sais pas – d’habitude (riant), je sais les choses! Par exemple, je sais d’une façon certaine quand quelqu’un va mourir, même avant qu’il n’y ait la moindre indication. Alors...

Et dans le cas présent, évidemment le corps dit toujours: «Je suis prêt à tout, je ferai n’importe quoi.» Mais je ne peux pas dire qu’il ait cette... il essaye, n’est-ce pas, d’être tout à fait «pur» selon la conception spirituelle, c’est-à-dire qu’il n’a pas le sens de sa personnalité séparée: depuis combien d’années et de plus en plus il s’efforce de ne sentir que la Présence divine, la Vie divine, la Force divine, la Volonté divine, tout ça en lui; et que sans ça, il n’est rien, il n’existe pas. Dans sa conscience (la partie conscience), c’est tout à fait réalisé. Dans le subconscient et l’inconscient, évidemment-évidemment ce n’est pas réalisé, autrement... autrement, logiquement, il ne devrait pas être malade.

Que tout ce désordre vienne du subconscient et de l’inconscient, c’est évident; d’autant plus que c’est venu avec des sortes d’indications (des indications qui venaient de forces hostiles, mais enfin quand on fait attention c’est toujours utile) disant: «Oui, tes centres là-haut, tout ça, cela va bien, mais...» (parce que les différentes places d’attaque ont suivi clairement l’ordre des centres). Et alors il y a quatre ou cinq jours, ou huit jours, avant que cette dernière difficulté arrive, j’ai vu des petits êtres qui sortaient du subconscient et qui disaient: «Ah! il y a longtemps que les jambes n’ont pas été malades, c’est le tour des centres d’en-bas», comme ça. Naturellement j’ai balayé, mais...

Si on le prend de cette façon-là, ce pourrait être une indication que tout cela a besoin (comment dire?) d’une préparation un peu brutale pour pouvoir être dans la condition voulue.

(silence)

La plus violente attaque est venue imédiatement après cette expérience [du 24 janvier]. Mais cette expérience, c’était la plus merveilleuse de toutes les expériences que j’ai eues dans ma vie! pour la raison qu’elle n’a même pas été précédée d’une aspiration, même pas une aspiration du corps: c’est venu comme ça, comme la Volonté Suprême, plan! (Mère abat ses deux mains dans un geste irrésistible). Et puis il n’y avait rien, n’est-ce pas, il n’y avait rien que... la chose, sans aucune participation personnelle d’aucune façon: ni volonté, ni aspiration, ni même la satisfaction de la chose – rien. C’était... j’étais comme ça, j’étais moi-même (moi-même là-haut6) émerveillée de l’absolu de l’expérience. C’est venu comme ça, comme une chose décrétée et éternelle: n’est-ce pas, comme ça (même geste irrésistible).

Et c’est après cela qu’il y a eu, comme je te l’ai dit, ce détachement (qui évidemment était indispensable); et dès que le détachement s’est produit, tout a commencé à se désorganiser. C’est-à-dire que le détachement devait venir, qu’il est sûrement venu pour que... au fond, tout d’abord mon impression était: pour que je ne m’inquiète pas, que je ne me dise pas: «Tiens, maintenant ça ne va plus marcher, ça va être la fin.» Que je ne m’inquiète pas. J’ai dit: «Bon, ne t’occupes pas de ça.» (geste d’abandon, mains ouvertes vers le haut) Et les deux ou trois premiers jours c’était comme cela: j’étais absolument détachée, je regardais et je ne m’occupais pas. C’est seulement avec cette dernière attaque aux jambes... Parce que le reste me fatiguait et me rendait malade mais ne gênait pas mon travail; tandis que ça, ces jambes détraquées, ça rend les choses difficiles.

On verra, mon petit, quoi?! On verra bien ce qui arrive. (Mère rit)

Mais je ne me pose pas de questions à cet égard! C’est venu comme cela, ce n’est pas parce que dans ma conscience j’étais préoccupé de ton avenir physique. Simplement ce rêve est venu d’une façon tellement inattendue et avec une telle vivacité...

Non-non, mais je sais! Je te dis, ce ne peut être que deux choses: ou un bon coup de pied de l’Ennemi qui veut trouver encore un soutien dans une mentalité quelque part, ou bien prémonitoire.

J’espère que non!

Mais le grain de riz me fait plutôt penser autrement – plutôt penser que ça vient de ce quartier-là.

On verra. On verra! Il n’y a qu’à attendre. On est sûr de savoir un jour!

(silence)

Je sais d’une façon certaine que si je vais jusque 1964, alors là... Ce n’est pas loin, mais jusque 64, ça va être dangereux. Ce sont ces années-ci: 61, 62... 63 est mieux, 64 est décidément mieux, et à partir de 65 on serait du bon côté.

Mais enfin, à dire vrai, de la minute où on sort complètement du mental ordinaire, aucun signe extérieur n’est une preuve, absolument aucun. On ne peut se baser sur rien, ni sur une belle santé, un bel équilibre, ni sur une désorganisation presque générale – ce n’est pas une preuve. Tout dépend exclusivement – exclusivement – de... ce que le Seigneur a décidé. Exclusivement. Par conséquent, si on est bien tranquille, on doit bien savoir ce qu’il a décidé.

Moi, quand je suis bien tranquille, imédiatement je vis dans une joie béatifique, comme ça, où les questions ne se posent pas – il n’y a pas de question! on ne demande rien! – On VIT. On vit heureux, voilà, c’est tout. Il n’y a pas: est-ce que ce sera comme ça, est-ce que ce sera comme-ci – ça paraît si enfantin! Il n’y a pas de questions, les questions ne se posent pas. On est une béatitude qui se manifeste, voilà.

Tout le reste n’a aucune importance.

Au fond, si on était capable... La difficulté... Quand je suis là-haut [dans la chambre], c’est très facile, très facile: ça vient et... ce qui est un petit peu plus difficile, c’est d’en sortir. N’est-ce pas, je suis là comme ça (geste d’abandon béatifique), et puis quand je sens que c’est l’heure de descendre ou que j’ai quelque chose à faire, ou qu’on vient pour le déjeuner, ou n’importe quoi, ça, c’est un petit peu difficile; autrement je suis comme ça (même geste). Mais ce qui est difficile, c’est le contact avec les gens de l’Ashram: dès que je descends et que – rien que cela, n’est-ce pas, ce trépignement sur place pour donner des fleurs aux gens... Et ils sont tellement inconsciemment égoïstes! Si je ne fais pas sur chacun la concentration habituelle, ils se demandent: «Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qui ne va pas? Est-ce que j’ai fait quelque chose?» Et... et alors ça fait une histoire.

Autrement la concentration est très bien et cela ne me fatigue pas – quand mon corps n’est pas drained [épuisé], quand il ne s’aperçoit pas tout le temps qu’il existe parce qu’il a mal ici, qu’il a mal là, mal là, mal là (n’est-ce pas, ça lui fait savoir qu’il est là, qu’il existe). Mais quand ce n’est pas comme cela, quand il peut s’oublier lui-même, alors ça va bien, ce n’est rien. Et le passage de la Force maintenant se produit sans fatigue (autrefois, il y a longtemps, des années, quand c’était trop, c’était une tension), mais maintenant ce n’est plus cela, plus du tout, au contraire: le corps se sent mieux quand beaucoup de force a passé à travers lui.

Sais pas, on verra.

(silence)

Il est évident que si on doit réaliser ce qui est à réaliser, il est absolument indispensable d’être totalement libéré de tous liens avec la conscience mensongère ordinaire propre à la conscience corporelle la plus matérielle: la conscience de la matière du corps du subconscient et de l’inconscient. Il faut avoir non seulemen dominé cela (parce que, dominé, il y a longtemps que c’est fait) mais être complètement indépendant: que cela n’ait plus le pouvoir de réagir, de provoquer aucune réaction. Mais nous n’en sommes pas encore là, ce n’est pas encore comme cela, et tant que ce n’est pas comme cela, on n’est pas on the safe side [du côté sûr]. Mais quand (ce que moi, je sais) quand toutes les cellules du corps, même dans leurs réactions les plus subconscientes, sauront que le Suprême seul existe, quand elles sauront cela, alors ce sera bien – mais pas avant. Elles ont encore, n’est-ce pas, ces réactions ordinaires, comme ce que je viens de te dire: «Si je me tiens debout (ce n’est pas une pensée; je suis obligée d’employer des mots mais ce n’est pas une pensée), si je me tiens debout, je vais être fatiguée; si je fais trop, je vais être fatiguée; si je fais ceci, ça aura telle conséquence; si je...», comme ça, cette espèce de petit mécanisme imbécile, automatique. Ce n’est pas encore ça, pas encore ça!

Naturellement, il y a toute la difficulté de toutes les pensées qui viennent du dehors, des gens avec lesquels on vit – constamment. Mais maintenant la conscience est telle que, pour moi, ces choses du dehors, je les vois – je les vois d’une façon objective (Mère fait un geste comme si elle voyait les vibrations venir et s’arrêter devant ses yeux), automatiquement je vois d’une façon objective tout ce qui vient des vibrations environnantes: loin, près, en haut, en bas, tout ça. La vibration vient avec la connaissance. C’est-à-dire qu’elle n’est pas reçue et absorbée, et après on voit ce que c’est: elle vient avec la connaissance. Ça, c’est une grande aide. Ce genre de perception a beaucoup augmenté et s’est beaucoup précisé après cette expérience [du 24 janvier], beaucoup; cela a fait une grosse différence.

Mais peut-être qu’il faudra beaucoup d’expériences comme cela avant que le travail soit terminé. C’est possible.

Il y a quelque chose [de cette expérience du 24] qui n’est pas parti, un effet – un effet vibratoire si l’on peut dire – qui n’est pas parti. Mais la totalité de l’expérience n’est pas là tout le temps, ce n’est pas établi. J’ai eu un rappel, une nuit, mais pas pendant très longtemps; pendant un petit moment, tout d’un coup cette même Vibration, et tout mon corps n’était plus que cette Vibration.

Ça n’a pas duré longtemps: un quart d’heure. Et ce n’était pas si total.

(long silence)

L’année dernière, cette époque-ci était très mauvaise aussi,7 mais c’était à cause du 29 février [premier anniversaire de la manifestation supramentale]: il y avait une opposition formidable. Mais toujours, un peu avant les moments de Darshan ou de bénédictions spéciales, il y a une recrudescence d’attaques adverses, toujours.

Voilà, mon petit. Maintenant nous n’avons rien fait que bavarder! C’est l’heure de s’en aller. On ne fait rien!

Il y a une question que j’aurais bien envie de te poser... Tout ce travail que tu fais sur ton corps, ce travail de conscience, comment peut-il agir sur la substance corporelle en dehors de toi? Comment est-ce valable généralement?

Toujours de la même manière, parce que... parce que la vibration se répand! C’est comme ça.

Par exemple, chaque fois que j’ai pu dominer quelque chose, je veux dire trouver la vraie solution pour ce qu’on appelle une «maladie» ou un mauvais fonctionnement (la vraie solution, c’est-à-dire pas une solution mentale, pas une connaissance ordinaire, mais la solution spirituelle: la vibration qui défait le mal ou qui remet d’aplomb), j’ai toujours pu très facilement guérir les gens qui avaient la même chose – par l’émission de cette vibration.

C’est comme cela. C’est parce que toute la substance est une. Tout est un, n’est-ce pas; c’est cela que nous oublions tout le temps! Nous avons toujours le sentiment de la séparation – ça, c’est le mensonge total, total. Parce que nous nous basons sur ce que nos yeux voient, sur ce que... (Mère touche ses mains, ses bras, comme si c’était un corps avec des frontières, séparé des autres corps), ça, c’est vraiment le Mensonge. Dès qu’on change un peu de conscience, on s’aperçoit que... Tu sais, c’est comme une image qu’on a plaquée sur quelque chose. Mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas du tout vrai. Même dans la Matière la plus matérielle, même une pierre – même dans une pierre –, dès qu’on change de conscience, toute cette séparation, toute cette division, ça disparaît tout à fait. Ce sont... (comment dire?) des modes de concentration (quelque chose comme cela, mais ce n’est pas ça), des modes vibratoires DANS LA MÊME CHOSE.8

Une théorie récente – et unificatrice (!) – du Prix Nobel américain M. Gellman ramènerait cette saisissante enumeration à des proportions plus raisonnables par l’introduction d’une unique sous-particule dont toute la matière serait constituée: le quark. Il existerait, malgré tout, plusieurs sortes de quarks selon qu’ils sont«étranges», «charmés» ou «colorés» en rouge, jaune, bleu – pour rendre compte des différentes qualités de matière. Un proton serait, par exemple, constitué de trois quarks: rouge, jaune et bleu. Il faut pourtant noter que les quarks n’existent encore qu’à l’état de concepts ou d’intermédiaires mathématiques facilitant la compréhension ou l’interprétation de certaines expériences jusque là inexpliquées. D’ailleurs, existeraient-ils matériellement que se poserait encore la simple question: «Et les quarks, de quoi sont-ils faits?»

Pourtant, un modèle mathématique issu d’une théorie récente qui tente de représenter notre univers matériel se rapproche curieusement de la perception de Mère puisqu’il en fait un milieu entièrement constitué d’ondes électromagnétiques de très haute fréquence. Selon cette théorie, la Matière elle-même est la «coagulation» de ces ondes au moment où elles dépassent un certain seuil de fréquence. Notre perception du vide, du plein, du dur, du transparent n’étant due finalement qu’à des différences de fréquences vibratoires – «des modes vibratoires dans la même chose.»

Mais cette même «chose» quelle est-elle?

Cet Agenda, finalement, n’est qu’une longue quête de Mère à la recherche de la réalité de la Matière: qu’est-ce que la Matière... vraie? La «transformation», c’est peut-être simplement de dé-couvrir ce qui est là réellement.

(La pendule sonne) Ah! maintenant je m’en vais.

(silence)

Mes jambes vont mieux d’être restées tranquilles! (Mère rit)

En tout cas, je n’ai pas besoin de te le dire, la meilleure attitude vis-à-vis de ce rêve, c’est: «Que Ta Volonté soit faite», et tranquille-tranquille-tranquille.

Et tu peux même, toi-même, avoir la réponse, savoir d’où vient ce rêve si tu es comme ça (geste), si tu te tournes vers la Vérité suprême, que tu restes comme ça [immobile] et que tu dises: «Que Ta Volonté soit faite.» Il faut que ça aille très haut, très haut, tout en haut, tout en haut, jusqu’à ce qui est la Liberté suprême. Et alors, si tu es tout à fait silencieux, tu auras toi-même, pas une pensée ou un mot mais en tout cas une sorte de sentiment, et tu sauras.

Pour moi, pour le moment, ton rêve ne correspond pas à un fait précis.

Voilà, au revoir mon petit.

(Mère se lève, et soudain, sur le pas de la porte, se retourne, nous regarde avec ces yeux de diamant et d’un ton que nous ne lui avions jamais entendu, comme si c’était un Ordre d’en haut:)

En tout cas, une chose: n’oublie jamais que ce que nous avons à faire, nous le ferons; et que nous le ferons ensemble parce que nous avons à le faire ensemble, c’est tout – comme ceci, comme cela, de cette manière-ci, de cette manière-là (Mère penche sa main à droite et à gauche, comme pour désigner ce côté du monde et l’autre côté, la «vie» ou la «mort»), ça n’a pas d’importance. Mais ça, c’est le fait... vrai.

Voilà, petit.9

14 février 1961

Sri Aurobindo parle ici de «higher soul».1 On ne peut tout de même pas traduire cela par «âme supérieure», comme s’il y avait une «âme inférieure»?

Sri Aurobindo veut faire la distinction entre l’âme progressive (c’est-à-dire l’âme qui fait des expériences et progresse vie après vie), que l’on peut appeler «l’âme inférieure»; et l’âme supérieure, c’est-à-dire l’âme éternelle, immuable, divine – essentiellement divine. J’ai vu, il avait écrit cela quand il avait été mis en contact avec les écrits des théosophes, avant le vocabulaire de Théon que j’avais apporté. Pour Théon, il y a le «centre divin», qui est l’âme éternelle, et l’«être psychique»; et alors justement, pour ne pas employer le même mot dans les deux cas, Sri Aurobindo parle d’«être psychique» et de centre divin ou «être central», qui est l’âme essentielle.

Si l’on traduisait: la «partie supérieure de l’âme» au lieu de l’«âme supérieure»?

Alors cela aurait l’air de faire une division dans l’âme!


(Après le travail, au moment de se lever, Mère fait la remarque suivante:)

Il y aura beaucoup à dire, plus tard.

(silence)

Ah! si on tient le coup, ou, pour dire mieux, quand on aura tenu le coup, il y aura bien des choses intéressantes à dire...

18 février 1961

(Mère donne une fleur qu’elle a appelée «action supramentale»)1

Crois-tu que c’est beau!

Comme c’est vivant, ça vibre!... C’est joli, non?

Oh! l’autre jour, j’avais des zinnias [endurance], c’était littéralement une œuvre d’art, comme si chaque pétale était peint. Et un ensemble si harmonieux et si varié en même temps! Elle est admirable, cette Nature... Au fond, nous sommes simplement de sales copistes! et maladroits.

(Après un moment de silence:)

Bon. C’est tout. Situation semblable à elle-même.

Et tes jambes?

En plein subconscient, un subconscient... oh! désespérant de faiblesse, de platitude et de... (comment dire?) d’esclavage à des tas de choses – d’esclavage à tout. Oh! nuit après nuit, nuit après nuit, c’est déroulé devant moi pour me montrer. La nuit dernière, oh! indescriptible! Et ça continue, on a l’impression qu’il n’y a pas de limites. Alors naturellement le corps s’en ressent, pauvre bougre! C’est son subconscient, pas personnel – c’est personnel et pas personnel: ça devient personnel quand ça entre au-dedans de lui.

Et on n’imagine pas l’accumulation d’impressions que l’on enregistre et qui restent là, entassées les unes sur les autres. On ne s’en est même pas aperçu extérieurement: la conscience éveillée ne s’en aperçoit pas, mais ça entre, ça entre, ça entre, ça s’entasse – hideux!

Alors nous allons voir combien de temps ça va durer... Je comprends que les gens n’avaient jamais essayé de changer ça, oh! remuer ce bourbier-là, non! il faut avoir beaucoup (riant), beaucoup de courage. C’est si facile de s’échapper, oh! si facile de dire: «Tout cela ne me regarde pas. Moi, j’appartiens à là-haut, ça ne me regarde pas.»


Mais enfin il est évident que personne n’y a réussi. Jusqu’à présent il n’y en a pas eu un seul – et je comprends! Je comprends ça. C’est à se demander... quand on se trouve en face de ça, on se dit: «Mais qu’est-ce qui va pouvoir tenir le coup?!»...

Mon corps était bien bâti, solide, plein d’endurance; il avait, oh! une énergie formidable, et... il commence à sentir que ce n’est pas facile.

(silence)

Maintenant, qu’est-ce que, toi, tu as à me dire? Moi, je n’ai rien à dire. Tant que c’est comme ça, ça va durer, voilà. Et puis on verra.

Mais est-ce qu’il est nécessaire de descendre au même niveau que toutes ces choses subconscientes? On ne peut pas agir d’en haut?

Mais agir d’en haut, mon petit, j’ai agi d’en haut pendant plus de trente ans! mais ça ne change rien – ça change... Ça ne transforme pas.

Il faut descendre, alors, à ce niveau-là?

Oui. Ça peut maintenir, ça peut tenir les choses en place, les empêcher de prendre des initiatives désagréables, mais ce n’est pas... Transformer, c’est transformer.

Tant que c’est, même la maîtrise, ça peut se faire, ça se fait même très bien d’en haut. Mais la transformation, il faut descendre; et ça, c’est terrible... Autrement, ce ne sera jamais transformé, ça restera tel quel.

On peut, n’est-ce pas, on peut même faire figure de surhomme! (Mère rit) mais ça reste comme ça (geste en l’air), ce n’est pas la vraie chose; ce n’est pas la création nouvelle, ce n’est pas l’étape prochaine de l’évolution terrestre.

On peut dire aussi: «Pourquoi êtes-vous pressés? Attendez que la Nature le fasse.» La Nature prendra quelque millions d’années, et puis elle gaspillera un tas de gens et un tas de choses. Pour elle, n’est-ce pas, des millions d’années, cela n’a pas d’importance, c’est un souffle qui passe.

(silence)

Enfin, on m’a envoyée ici pour le faire, alors j’essaie de le faire, c’est tout. J’aurais pu... mais si ça n’avait pas été pour cela, je serais partie avec Sri Aurobindo, voilà. Ce n’est que pour ça que je suis restée. Parce qu’il y avait ça à faire et qu’il m’a dit de le faire et que je le fais... Autrement, on a beaucoup moins de limites sans le corps, quand on est parfaitement conscient: on peut voir une centaine de gens en même temps, dans cent endroits différents, comme le fait Sri Aurobindo maintenant.

Si j’ose dire, Sri Aurobindo est resté très conscient des choses matérielles?

Tout à fait. (Mère se reprend) Ah! tout à fait matérielles, non: à travers moi seulement. C’est à travers moi qu’il est conscient des choses matérielles, pas directement. Mais le physique subtil, il est très conscient; seulement ce n’est pas tout à fait la même chose. Pas tout à fait la même chose (Mère fait un geste flou), il y a une différence.

Par exemple, c’était assez curieux: il y a eu une sorte de... (comment dire en français?) spell – spell of illness [vague de maladie] sur l’Ashram, qui provenait surtout de la pensée des gens, de leur façon de penser. C’était tout à fait général et c’était horrible (c’était lugubre) de peur, de mesquinerie, de soumission aveugle, oh! Et alors tout le monde s’attendait...2 Bref, l’atmosphère était comme cela: on voulait m’empêcher de sortir de ma chambre, il fallait que je me cache pour sortir de ma chambre! C’était dégoûtant. Eh bien, cette nuit-là, quand j’ai vu cette spell sur l’Ashram, Sri Aurobindo était couché, malade dans son lit. Il était comme je l’ai vu quand il était malade. (Autrement nous passons presque toutes nos nuits ensemble à faire des choses, à causer – c’est une espèce de dédoublement qui rend l’existence agréable – et presque toutes les nuits, nous les passons à faire ceci, voir cela, arranger telle chose, parler ensemble.) Mais ce jour-là, comme je me cachais pour sortir de ma chambre parce qu’on voulait m’empêcher de sortir (j’étais obligée de sortir avec ma robe de nuit sur moi!) et qu’il y avait des gens à ma recherche pour... (riant) pour me refourrer dans mon lit (!) il était là, malade dans son lit – ça m’a beaucoup frappée. C’est donc que cela l’affecte tout de même dans sa conscience. Il était dans une sorte de transe et pas bien du tout. Ça n’a pas duré, mais enfin...

Oh! mais ce qui peut être collectionné là-dedans,3 pouah!

(silence)

J’espère que tu ne notes pas toutes ces choses désagréables que je suis en train de dire. Parce que ça, ce n’est vraiment pas encourageant.

Ce n’est pas encourageant, mais c’est utile. Cela fait partie de la bataille.

Oh! oui, ça, sûrement! (Mère rit)

Si on ne parlait que du succès... Et puis nous partageons ces difficultés, plus ou moins.

Ça deviendrait infiniment intéressant du jour où la victoire serait remportée. Mais si la victoire n’est pas remportée, pourquoi parler de tout cela? Ça fait encore une longue description de... failures [échecs].

Je ne crois pas au «failure».

D’un échouement... comme un bateau!

Un échec?

Ah! ce n’est pas un échec. Ce n’est pas un échec (Mère souligne très énergiquement), ce n’est pas un échec.

Un contre-temps.

C’est quelque chose qui n’aboutit pas parce que le moment n’est pas venu d’aboutir; mais ce qui est fait est fait. Ce n’est pas un échec: ce qui est gagné est gagné.

Mais je ne crois pas du tout que cela n’aboutisse pas! C’est forcé que ça aboutisse.

Pour le moment, cela ne m’a pas été dit. On verra. Personne (je veux dire personne ayant autorité) ne m’a annoncé que ce serait un échec. Mais enfin on verra.

L’évolution extérieure du monde va tellement vite – je parle des mécanismes scientifiques – que cela ne PEUT PAS être remis à des millions d’années. Il faut que l’intérieur rattrape tout cela?

Oui, c’est sûr, oh! oui.

C’est forcé.


(Peu après, il est question d’un livre sur Sri Aurobindo que le disciple doit écrire)4

Tu as vu Bharatidi?5

Non. Moi tu sais, je ne sors pas.

Elle a vu tes éditeurs à Paris, ils lui ont dit qu’ils attendent avec une impatience (Mère se moque) ton livre sur Sri Aurobindo...

Je voudrais bien!

...qu’ils comptent là-dessus, que ce sera «un grand coup» dans le monde, etc. Ils ont lancé L’Orpailleur comme un ballon d’essai, ils ont l’air content. Ils sont très-très impatients: ils disent que c’est le moment. «C’est le moment» – ce sera de plus en plus le moment, ça ils ne savent pas comment c’est! Ça commence seulement à être le moment.

Tu me disais l’autre jour de commencer ce Sri Aurobindo par n’importe quel bout...

Oui. Tu ne peux pas écrire comme ça?

Je ne sais pas, c’est peut-être un préjugé mais j’ai l’impression que ce livre doit venir d’un bout à l’autre.

Tiens, j’ai eu l’occasion hier ou avant-hier d’écrire une phrase sur Sri Aurobindo. C’était en anglais, quelque chose comme cela: «Dans l’histoire du monde, Sri Aurobindo ne représente pas un enseignement ni même une révélation, mais une ACTION décisive venue tout droit du Suprême.»

(silence)

Je te dis cela parce que, juste maintenant, comme nous parlions de ce livre et que tu disais que ça viendrait tout d’un coup et d’un seul bout, j’ai vu comme un globe, comme un soleil – un soleil de lumière très incandescente qui se répandait en poudroiement (le soleil avançait et son poudroiement venait au-devant de lui), comme ça (geste). Et ça venait vers toi, et puis ça a fait un cercle autour de toi, comme pour dire: «Voilà la formation.» C’était magnifique! Et il y avait là-dedans une chaleur créatrice! semblable à la chaleur du soleil, c’est-à-dire une puissance de Vérité. Et là-dedans, j’ai eu à nouveau cette même impression: ce que Sri Aurobindo est venu apporter, ce n’est pas un enseignement, ce n’est même pas une révélation, c’est une action formidable venue tout droit du Suprême.

C’est comme quelque chose qui se déverse sur le monde.

Et ce qu’il faudrait, dans ton livre, c’est donner cette impression – sans le dire. Donner l’impression, c’est-à-dire transmettre: transmettre cette lumière solaire.

(silence)

C’est vrai que nos moyens sont très pauvres. Parce que, ce que je viens de voir (que je vois encore en ce moment), si cela pouvait se traduire... ça te ferait une couverture de livre absolument admirable! Mais tout ce que l’on peut faire est plat-plat-plat. Les moyens sont pauvres, oh!


(Après une autre digression, Mère reparle de son expérience du 24 janvier 61 qui a déclenché par contre-coup toutes ces difficultés subconscientes:)

J’ai si bien compris après cette expérience... Parce que cela a été le point de départ d’un tel turmoil [bouillonnement] que, même physiquement, je me serais demandé: «Est-ce que j’ai rêvé ou est-ce que c’était vrai?» N’est-ce pas, après cela, il y a eu de telles secousses... Et de plus en plus, je comprends que c’est la préparation indispensable dans le monde matériel le plus matériel pour que cette expérience puisse s’installer d’une façon définitive, s’exprimer extérieurement, s’exprimer constamment.


Si ça [cette expérience] restait d’une façon permanente, ce serait très près d’une toute-puissance. Sur le moment, l’impression était qu’il n’y avait absolument rien qui soit impossible; c’était vraiment la sensation d’une toute-puissance – ce ne l’est pas parce qu’il y a toujours une Toute-Puissance plus grande (mais ça, on le sait, n’est-ce pas, là-haut), mais dans le monde matériel c’était évidemment quelque chose de très, très, très différent de tout ce qu’on a vu-entendu et de tout ce qui vous a été raconté dans toutes les traditions qui ont été conservées – tout cela, ça paraît comme des balbutiements d’enfant à côté. A ce moment-là, c’était ça: le «Quelque chose» qui voit, qui décide, et c’est fait.

(silence)

Ce n’est pas resté. C’est resté comme ça, là-haut, mais pas ici.

Ça a donné une sorte d’assurance à la conscience physique, en ce sens que quand je vois quelque chose maintenant, je le vois avec une certitude; il n’y a plus d’hésitations: «Est-ce que c’est exact ou est-ce que ce n’est pas exact? Est-ce que c’est vrai, est-ce que...» – tout cela a disparu: quand je vois, il y a une certitude. C’est-à-dire que, dans la conscience matérielle, il y a vraiment un grand changement; mais pas, pas ce pouvoir – formidable, n’est-ce pas; je te dis: si c’était resté là, si j’étais tout le temps comme j’étais pendant ces heures de la nuit, eh bien, évidemment, il y aurait beaucoup de choses changées.

Mais ce doit être pour préparer; il faut un déblayage de beaucoup de choses pour que ça puisse s’installer. C’est logique, c’est très naturel.

Et naturellement aussi, ce qui est ennuyeux, c’est que les gens ne savent rien, ne comprennent rien, même ceux qui me voient tout le temps comme le docteur, par exemple: il n’est pas encore arrivé à comprendre et il a été tout d’un coup inquiet; il s’est imaginé que j’allais passer de l’autre côté. Et alors tout cela vous fait un gâchis dans l’atmosphère! qui ne vous aide pas du tout. N’est-ce pas, leur foi n’est pas suffisamment... (comment dire?) éclairée pour rester immobile et dire simplement: «Eh bien, on verra», sans question. Ils ne sont pas au-dessus des questions. Alors ça complique.

J’ai bien le sentiment (mais ça, ce sont de vieilles idées), le sentiment que si j’étais toute seule quelque part et que je n’aie pas à m’occuper des gens et des choses, ce serait plus facile. Mais ce ne serait pas la vraie chose. Parce que quand j’ai eu l’expérience [du 24 janvier], toutes les choses dont je m’occupe étaient présentes: c’était comme si la terre tout entière était présente à l’expérience. Ce n’est pas une individualité (Mère désigne son corps), j’ai de la peine à la trouver, l’individualité maintenant, même, même dans mon corps. J’y retrouve, dans ce corps, des vibrations subconscientes (conscientes et subconscientes) d’un monde, n’est-ce pas, d’un monde de choses. Par conséquent, ça ne peut se faire que sur une grande échelle, autrement c’est la vieille histoire... mais alors ce n’est pas le pouvoir ici: on s’en va. Oh! c’est... Ils n’imaginent pas, ces gens! ils ont fait tant d’embarras avec leur «départ»; ils ont voulu nous faire croire que c’était quelque chose de très extraordinaire – c’est enfantin. C’est... c’est un travail d’enfant, c’est rien du tout. S’en aller! il n’y a qu’à faire poff! comme on fait dans l’eau, un coup de talon, et puis on remonte, et puis ça y est, c’est fini. (Mère rit)

C’est comme toutes leurs histoires d’attachement, de désir – mon Dieu! mais c’est rien tout cela! c’est... Parce que, imagine-toi, dans toute cette horreur de subconscient, pour tout ce qui a trait à mon corps, je n’ai pas encore eu une fois la conséquence d’un désir – j’ai toujours eu la conséquence de la lutte contre la résistance inconsciente et malveillante de la vie. Mais pas une fois, ce n’est venu comme cela (geste montrant quelque chose qui ressort d’en dessous) me dire: «Tu vois, tu avais un désir, et voilà le résultat.» Pas une fois. Très-très sincèrement.

Mais ce n’est pas vraiment ça, la difficulté – la difficulté, c’est le monde qui n’est pas prêt! C’est la substance dont on est fait (Mère touche son propre corps) qui participe au manque de préparation du monde – naturellement! c’est la même chose, c’est tout pareil! C’est tout pareil. Il y a peut-être, dans ce corps, un petit peu plus de lumière, mais tellement peu que ce n’est pas la peine d’en parler – c’est tout la même chose... Oh! un esclavage sordide.6

(silence)

Je voudrais que tu aies du temps pour écrire ton livre, parce que je sens que Sri Aurobindo est intéressé: ça venait de lui, ce soleil qui est arrivé tout à l’heure. Je sens qu’il est intéressé et qu’il a confiance que tu peux le faire.

Qu’est-ce que tu as relu?

«Les Essais sur la Guîta».

Ah! ça, c’est le trésor. C’est une mine!

«Le Secret du Véda», en partie, et puis deux choses parce qu’elles contiennent beaucoup de lettres de Sri Aurobindo: j’ai relu le livre de Z7 sur Sri Aurobindo, parce qu’il y a énormément de lettres, et...

Oui, seulement malheureusement il a tripoté, he has tampered with it [il a altéré].

...Ses lettres?!

Dans ces lettres, Sri Aurobindo avait fait des déclarations à mon sujet, et Z les a enlevées. (Mais enfin, pour ton livre, cela ne fait rien parce que je ne tiens pas du tout qu’aucune déclaration à mon sujet paraisse.)

Mais Z n’est pas honnête. Il n’a pas été honnête du tout... Nous avons été obligés d’intervenir une ou deux fois parce que ses coupures étaient telles qu’il déformait le sens. Alors nous lui avons dit (pour le livre qui a été publié ici): «Nous ne publierons pas à moins que vous ne rétablissiez.»

(silence)

Et puis j’ai relu les «Evening Talks» [Conversations du soir] de A.P

Oh! là aussi, il y a beaucoup de... Moi, je n’étais pas là, alors je ne sais pas ce que Sri Aurobindo disait, mais j’ai une sorte de sensation... Mais alors, tout dernièrement, ils ont voulu publier dans Mother India8 la même chose, mais «Conversations» avec moi, notées par A. Heureusement qu’on me les a envoyées: j’ai tout coupé. C’était d’une platitude, mon petit! Oh! c’était dégoûtant. J’ai dit: «C’est impossible. Je n’ai jamais parlé comme ça, jamais!» C’est plat-plat-plat, avec une compréhension verbale et superficielle et oh! c’est horrible, horrible... Ce qui passe à travers les gens rabaisse terriblement, terriblement – ça vulgarise, ça rabaisse.

Enfin... Il n’y a que Sri Aurobindo qui peut parler de Sri Aurobindo. Et leurs notes, c’est malgré tout du Sri Aurobindo à la sauce Z, ou du Sri Aurobindo à la sauce A. D’autant plus, aussi, que selon les gens à qui il écrivait, Sri Aurobindo écrivait de façon très différente (geste montrant des niveaux différents).

Enfin, si tu penses que le «temps» va s’arranger, ça va s’arranger.

Non seulement j’y pense, mais j’y tiens.

(Mère se lève pour sortir)

Alors, demain, je descends:9 distribution de mouchoirs – pour essuyer les larmes! (Mère rit comme une petit fille malicieuse, puis sort.)

25 février 1961

(Mère donne des fleurs:)

Ça, c’est le souvenir constant du Divin [chèvrefeuille]; ça, c’est l’énergie de vie [chrysanthème jaune] et l’énergie de vie purifiée [chrysanthème blanc]. Et puis la fidélité [portlandia ou quisqualis]: la paix de la fidélité – fidélité au Divin naturellement, bien entendu! Ça, c’est la sollicitude divine [hibiscus rouge, en bouton]; ça, c’est l’aspiration à la transformation [fleur de chêne-liège] et ça, c’est la Réponse: regarde comme il est beau! il est en velours! c’est la «promesse de réalisation» [capucine]. Et la «lumière sans obscurité» [eucharis] et puis la «réalisation» [flamboyant ou fleur du paradis], première fleur de l’arbre de Nanteuil.1

Voilà.

On fait des discours très bien avec les fleurs. Et j’ai remarqué: ça remplace avantageusement, par exemple, les vieilles images védiques qui n’ont plus de sens pour nous et toutes les phrases ambiguës des anciennes initiations; ça, c’est beaucoup mieux. C’est beaucoup mieux parce que ça contient la Force. Ça contient la Force et puis c’est extrêmement plastique: comme ce n’est pas formulé en mots, on peut arranger et recevoir, chacun suivant sa capacité. Tu peux faire un grand discours avec ça!


Maintenant je n’ai rien à dire, sauf que ça continue!

Pendant deux jours, juste après le Darshan (le Darshan s’est passé assez bien, beaucoup mieux que je ne pensais), mais les deux jours qui ont suivi ont été difficiles ici [dans le corps], et alors une nuit (je ne me souviens plus laquelle), j’ai un petit peu... je ne peux pas dire «grogné», mais enfin (ce n’était pas mon corps: il est si gentil, il ne proteste pas), mais moi je trouve quelquefois... j’ai trouvé que c’était un peu exagéré ce jour-là; j’ai dit: «Tout de même, c’est peut-être lui demander beaucoup.» Et alors (Mère rit) toute la nuit, chaque fois que je m’éveillais et que je regardais (pas avec ces yeux-là), je voyais des serpents: ils étaient tous dressés et arrangés en cercle (c’étaient des cobras magnifiques! le ventre blanc, le dos gris-perle, et puis des petites taches d’or sur la tête); ils étaient tous autour de moi, à me regarder. Et c’était exactement comme s’ils me disaient: «Mais toute l’Énergie nécessaire est là! Faut pas s’inquiéter!» Alors j’en ai conclu que toute l’affaire2 doit avoir une utilité, que ce n’est pas seulement une incapacité du corps qui n’est pas assez plastique pour recevoir. Ça doit avoir une utilité – laquelle?... Je n’ai pas compris. J’aurai peut-être l’explication plus tard, quand ce sera fini.

Et le lendemain, dans l’après-midi, quand je prenais mon bain, dans mon bain je ferme les yeux et je vois... alors celui-là était énorme, magnifique! Et il me regardait presque en souriant; il sortait sa langue comme ça. J’ai dit: «Bon, ça va bien! (riant) il n’y a qu’à durer.»

Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire.

Et toi, qu’est-ce que tu as à dire... rien?

(long silence)

Il y a un Américain qui habite Madras, qui est un monsieur assez important, paraît-il, et très grand ami, très intime ami de Kennedy, le nouveau Président; il a lu et relu tous les livres de Sri Aurobindo et il est extrêmement intéressé, et il a écrit à Kennedy qu’il voulait qu’il vienne ici, pour l’amener à l’Ashram. Et alors cet homme a posé une question très intéressante. Il a fait une analogie et dit ceci: dans la forêt, un cerf passe pour aller boire, et personne n’en sait rien. Mais celui qui a fait des études spéciales de vénerie, à la trace saura voir que le cerf est passé. Et non seulement il saura quel genre de cerf, mais son âge, sa taille, son sexe, etc. De même, il doit y avoir des gens qui ont une connaissance spirituelle analogue à celle des veneurs et qui peuvent détecter, s’apercevoir qu’un homme est en rapport avec le Supramental alors que les gens ordinaires n’en savent rien et ne s’en apercevront pas. Alors, a-t-il demandé, je voudrais savoir à quels signes le reconnaîtraient-ils?

C’est une question très intelligente.

J’ai répondu en anglais, très court. Je n’ai pas apporté ma réponse, mais je peux te dire tout de suite qu’il y a deux signes: deux signes certains, infaillibles. Je le sais par mon expérience personnelle parce que ce sont deux choses qui ne viennent qu’avec la conscience supramentale: sans elle on ne peut pas avoir cela – tous les efforts yoguiques, toutes les disciplines, toutes les tapasyas ne peuvent pas vous donner cela, tandis que ça vient presque automatiquement avec la conscience supramentale.

Le premier signe, c’est l’égalité parfaite comme Sri Aurobindo l’a décrite (tu le sais, il y a tout un chapitre sur l’égalité, samatā, dans La Synthèse des Yoga), exactement comme il le décrit, c’est merveilleux, merveilleux de précision! Mais cette égalité-là (qui n’est pas une «égalité d’âme», n’est-ce pas) est une espèce d’état particulier où on est en relation avec toutes choses, extérieures et intérieures, de la même manière et pour chacune de la même manière. Ça, c’est vraiment une égalité parfaite: les vibrations qui viennent des choses, des gens, des contacts, n’ont pas le pouvoir de changer cet état.

Je l’ai mis en premier dans ma réponse. Je ne lui ai pas donné toutes ces explications, je l’ai mis en quelques mots, justement comme une sorte de test de son intelligence, d’une façon un peu cryptique, pour voir s’il comprendrait.

Le deuxième signe, c’est un sentiment d’absolu dans la connaissance. Ça, je te l’ai déjà dit, je l’ai eu avec mon expérience [du 24 janvier]. Et ça, c’est un état qu’on ne peut pas, avec n’importe quelle région du mental, même le mental le plus illuminé, le plus élevé, ça ne peut pas s’avoir. C’est une... ce n’est pas une certitude: c’est (Mère abat ses mains comme un bloc irrésistible qui descend d’un seul coup) une sorte d’absolu – sans, sans possibilité (il n’est pas question de doute), mais même d’hésitation ou de quoi que ce soit. Et sans (comment dire?)... Toute la connaissance mentale, même la plus haute, est une connaissance «conclusive», si je puis dire: elle vient comme une conclusion de quelque chose, par exemple d’une intuition (une intuition vous donne une connaissance, et cette connaissance est comme la conclusion de l’intuition); même quand ce sont des choses que l’on reçoit comme des révélations, ce sont toujours des conclusions. Tout ça, ce sont des conclusions – c’est le mot «conclusion» qui me vient, je ne sais pas comment dire. Mais avec l’expérience supramentale, ce n’est pas cela: c’est une sorte d’absolu. Et puis le sentiment de ça est tout à fait exceptionnel: c’est très au-dessus d’une certitude, c’est... (Mère refait le même geste irrésistible) c’est un FAIT, n’est-ce pas, les choses sont des FAITS. C’est très-très difficile à expliquer. Mais quand on a ça, alors... naturellement avec ça, on a un pouvoir complet – les deux choses vont ensemble, toujours (mais dans ma réponse à cet homme je n’ai pas parlé de «pouvoir» parce que le pouvoir est presque une conséquence, et je ne voulais pas parler des conséquences). Mais le fait, c’est cela: une sorte d’absolu dans la connaissance, qui vient naturellement de l’identité. On EST la chose qu’on sait, qu’on connaît. On l’est. On la connaît parce qu’on l’est.

Quand ces deux signes sont là (il faut les deux: l’un n’est pas complet sans l’autre), quand on a les deux, alors on peut être sûr que quelqu’un a été en contact avec le Supramental – mais rien de moins que cela. Alors les gens qui vous racontent avoir reçu la Lumière!... (n’est-ce pas – riant – ils en ont plein la bouche). Mais avec ces deux signes, on est sûr de sa perception.3

(silence)

Et il est tout à fait évident qu’avec ces deux choses-là, vraiment on... c’est ce que Sri Aurobindo dit: you step into another world [on passe dans un autre monde], vous sortez de tout cet hémisphère et vous entrez dans un autre. On a ce sentiment.

Le jour où ce sera installé, ce sera bien.

(silence)

Et ce n’est pas le résultat ni d’une aspiration ni d’une recherche, ni d’un effort ni d’une tapasya, rien du tout: ça vient, plan! (même geste irrésistible). Et quand ça s’en va, il reste comme... comme une empreinte dans le sable – dans la conscience. La conscience est comme une couche de sable: ça a laissé une empreinte. Si on remue trop, l’empreinte s’en va; si on reste bien tranquille, elle... Mais c’est seulement une empreinte. Et ça ne s’imite pas. Ce qui est merveilleux, c’est qu’on ne peut pas l’imiter! Tout le reste, par exemple toutes les réalisations ascétiques, on peut les imiter, mais ça on ne peut pas l’imiter, c’est... il n’y a pas d’équivalence, nulle part.

C’est comme mon expérience de cette nuit-là [24 janvier], l’impression que j’avais était extraordinaire: l’individualité, même dans sa conscience la plus haute, même ce qu’ils appellent l’Atman4 et l’âme, ça n’avait rien à voir là-dedans: ça vient comme ça (même geste), avec un absolu. aucune participation individuelle: c’est une décision qui vient du Suprême.

Eh bien, tout le reste, c’est la même chose: toute votre aspiration, toute votre tapasya, tous vos efforts, tout ce qui est individuel: absolument aucun effet – ça vient, c’est là.

Et vous ne pouvez faire qu’une chose, c’est de vous annuler autant que possible. Si vous arrivez à vous annuler tout à fait, alors l’expérience est totale. Et si on pouvait garder cette disparition d’une façon constante, alors l’expérience resterait là constante – mais ça, c’est encore loin... Je ne sais pas si toute cette... (Mère regarde son corps).

(silence)

Évidemment, le corps avait besoin d’un test (je ne veux pas dire «épreuve» au sens où on l’entend en français), un test très sévère parce que... C’est la seule explication que je peux donner à tous ces désordres au point de vue personnel. Au point de vue général, il y a beaucoup d’explications, mais ça... Enfin le jour où on me le dira, je le saurai, parce que toutes les imaginations ne servent à rien. Mais au point de vue personnel... Tu comprends, ce corps, il y a longtemps (il y a plus d’un an, probablement presque deux ans) qu’il ne sent plus ses limites.5 Ce n’est plus du tout comme c’est d’habitude: ce n’est plus guère qu’une concentration, une espèce d’agglomération de quelque chose; ce n’est pas un corps dans une peau – pas du tout. C’est une sorte d’agglomération, de concentration de vibrations. Et même ce qu’on a l’habitude d’appeler une «maladie» (mais ce n’est pas une maladie, ce ne sont pas des maladies: ce sont des désordres de fonctionnement), même ces désordres de fonctionnement n’ont pas, pour ce corps, le même sens qu’ils ont, par exemple, pour les docteurs ou pour les gens ordinaires – ce n’est pas comme cela, il ne sent pas ça comme cela. Il sent ça comme... comme une sorte de difficulté d’ajustement à un besoin vibratoire nouveau.

(silence)

Avant, quand il ne pouvait pas faire son travail, il avait une sorte d’impatience, c’est-à-dire qu’il avait cette espèce de sentiment de son aspiration et de sa bonne volonté d’être l’instrument qui convient, et que ces choses-là barraient le chemin – même cela, c’est tout à fait parti.

Et il a une sorte de sourire extraordinaire, pour tout. Quand, à la fin de la journée, avec toute l’accumulation de tout ce qui est venu de tous les gens que j’ai vus et de tout le travail que j’ai fait, quand il faut que je me tire et que je me pousse pour pouvoir monter les marches parce que les jambes sont devenues comme des... des bouts de fer sans, sans volonté (c’est cela qui est le plus terrible: ça ne répond pas; ça ne répond pas à la volonté), même à ce moment-là, quand ce sont mes bras qui me montent (ce ne sont plus mes jambes), il ne proteste pas – proteste pas. Et il se met à marcher là-haut tout de suite pour le japa. Et au bout d’une demi-heure de marche, ça va infiniment mieux. (Mère fait un geste montrant la Force qui descend dans son corps)

(silence)

Mais pour lui, il ne sait pas pourquoi c’est arrivé, il ne sait pas... Et au fond, il trouve que ce n’est pas nécessaire d’essayer de le savoir: c’est comme ça parce que c’est comme ça. Et si on lui demande, il dit: «Bien, quand ça devra être autrement, ce sera autrement.»
Ça, c’est exactement sa position.

(silence)

Il est évident que c’était nécessaire. On verra.

(silence)

Et n’est-ce pas, dans ma conscience, il y a tout cet ensemble [le monde, l’Ashram] et il y a cette sorte de compassion essentielle qui s’applique à toutes les choses, toutes les difficultés, tous les obstacles; et quand les gens viennent à moi (je reçois les lettres par douzaines, tu le sais, et les gens viennent chacun avec une petite misère ou une petite difficulté, soit intérieure soit extérieure – ils ont un petit bobo et ça devient... une montagne), mais la conscience intérieure répond toujours de la même façon, avec cette sorte de... justement d’égalité, de compassion qui s’applique à tout. Mais quand les gens me parlent ou que je lis une lettre et que mon corps devient conscient de ce qu’il appelle tous les «embarras» qu’ils font à propos de leurs misères, il a une sorte de sentiment (je veux dire qu’il y a un sentiment dans les cellules): «Mais pourquoi prennent-ils les choses comme ça! Ils rendent les choses beaucoup plus difficiles.» – Il comprend. Il comprend que cette façon si aveugle et si égoïste et si self-centered [égocentrique] de prendre la moindre difficulté augmente ses difficultés furieusement!

C’est assez amusant, c’est une espèce de sensation (sensation et sentiment à la fois) que l’attitude humaine ordinaire vis-à-vis des choses multiplie et grossit les difficultés dans des proportions fan-tas-tiques! que s’ils avaient seulement la vraie attitude – une attitude normale, n’est-ce pas, un peu simple, une attitude sans complication –, ouf! toute la vie serait plus facile. Parce que le corps sent les vibrations (ces vibrations qui justement se concentrent pour faire un corps), il sent leur nature et voit comment une réaction, que lui appelle normale, une réaction paisible et confiante, comme cela rend les choses plus faciles! Tandis que dès qu’il y a cette agitation de l’anxiété, de la peur, du mécontentement, la réaction de la volonté qui ne «veut pas de ça» et toutes sortes de... oh! tout de suite, c’est comme si on faisait bouillir de l’eau! Ça fait pff! pff! pff! comme ça, comme les machines. Tandis que si on prend la difficulté avec confiance et simplicité, ça la réduit à son minimum – je veux dire purement matériellement, dans la vibration matérielle.

Presque (je dis presque, parce qu’il n’a pas eu toutes les expériences) mais presque toutes les douleurs peuvent être réduites à quelque chose d’absolument négligeable (naturellement, il y en a qu’il n’a pas eues, mais il en a eu une quantité suffisante), parce que c’est cette anxiété de cette vibration semi-mentale (c’est le commencement du mental) qui fait que... qui complique tout! complique tout. Par exemple, cette difficulté que je t’ai dite, de monter les marches: dans la conscience du docteur ou de n’importe qui, c’est à cause de la douleur; c’est la douleur (pour eux, selon leur raisonnement) qui crispe les nerfs et le muscle et qui fait qu’on ne peut pas marcher – mais c’est absolument FAUX! La douleur n’empêche pas mon corps de faire n’importe quoi. Ce n’est pas un facteur; c’est un facteur avec lequel il a le moyen de... deal with [s’arranger] facilement. Ce n’est pas cela. C’est la Matière, la matière (probablement la matière cellulaire ou...) qui perd la capacité de répondre à la volonté, à la force de la volonté. Mais pourquoi? – Ça, je n’en sais rien. Cela dépend de la désorganisation. Pourquoi est-ce comme cela? Sais pas... Et alors, je suis en train, maintenant, chaque fois que je monte, je suis en train de chercher le moyen d’infuser la Volonté de telle façon que cette absence de réponse ne pourra pas durer – mais je n’ai pas encore trouvé. Et pourtant il y a, n’est-ce pas, toute cette accumulation (une accumulation formidable!) de force, de pouvoir, de volonté – je suis BAIGNÉE là-dedans, le corps, tout ça, ça baigne dedans! – et pourtant quelque chose fait que ça ne répond pas: un ensemble de cellules ici ou un ensemble de cellules là qui ne répond pas; ça ne peut pas agir. Alors ce qu’il faut trouver, c’est...

(silence)

Et encore là, en ce moment et dans ce que je dis, il y a ce sens de la tapasya;6 il y a toute la conscience intérieure qui fait faire la tapasya au corps. Mais ma connaissance et ma certitude (ce que JE SAIS), c’est que c’est peut-être une préparation nécessaire mais ce n’est PAS ÇA qui fait le travail:7 c’est quelque chose qui fait comme ça (Mère retourne brusquement son poignet comme pour montrer un renversement d’état). Alors quand ça fait «comme ça», c’est fini, tout est fait – tout est fait.

Est-ce que ces désordres sont nécessaires pour qu’on arrive à ce que ce soit «comme ça»? – J’ai mes doutes. J’ai mes doutes. Mais ça ne peut pas s’exprimer, parce que si on l’exprimait ce serait en bordure d’un fatalisme qui n’a aucune vérité en soi – ce n’est pas un fatalisme, pas un fatalisme du tout. Qu’est-ce que c’est?... Quelque chose que l’on ne peut pas dire.

(silence)

N’est-ce pas, même le corps, le corps lui-même sent cette perception constante comme de... de baigner dans la Présence divine concrète, avec sa vibration; alors, au point de vue psychologique, bien entendu, il n’y a pas la moindre ombre au tableau. Même au point de vue matériel, c’est là. Et bien que ce soit là, senti, perçu, éprouvé, ce désordre reste! (J’appelle ça désordre.)

(long silence)

C’est un grand Mystère... oh!...

(silence)

Tout est un grand Mystère.

(silence)

Ce que Sri Aurobindo appelle «le Grand Secret» – un grand secret.

Le jour où on aura trouvé ça... les choses changeront.

(silence)

Et comme on voit! comme on sait que même l’intelligence la plus haute, la plus lumineuse, ne peut rien comprendre, rien – c’est idiot d’essayer.

(silence)

Tiens, cela me fait toujours l’effet de... Toutes nos aspirations, toutes nos recherches, toutes nos ascensions, ça me fait l’effet de cette fleur que je t’ai donnée l’autre jour:8 c’est quelque chose qui est comme ça (Mère fait un geste vague et éthéré), qui vibre-vibre-vibre-vibre, très lumineux, très délicat, essentiellement très joli... (silence) mais ce n’est pas ça (Mère fait encore ce geste du poignet montrant un renversement brusque). C’est pas ça.

(silence)

C’est la nature même qui change, c’est... autre chose.

Et c’est toujours, quand ça vient (en quelque domaine que ce soit), ce sentiment d’absolu – absolu. Ça porte tout en soi, c’est...

(silence)

Absolu n’est même pas assez fort (Mère fait un geste comme d’un bloc solide qui descend). C’est pour cela que l’on dit un absolu irrévocable, irrémédiable... Je ne sais pas comment dire. Et rien que cet Absolu existe, il n’y a pas autre chose. Il n’y a que ça.

Et tout est là.

Quand ça, ça vient, c’est bien.9

(silence)

Voilà, mon petit, j’ai bavardé tout le temps et nous n’avons encore rien fait, encore un jour de plus sans travail (Mère rit)!

C’est une chose curieuse... Évidemment, quand je parle, ça m’aide à suivre l’expérience. Et je ne peux pas me mettre à parler toute seule là-haut! Et puis une machine ne sert à rien. Il est certain que, jusqu’à présent, c’est avec toi que ça vient le mieux, beaucoup. Je n’ai pas essayé avec d’autres, j’ai dit quelquefois quelque chose à Nolini, mais la réceptivité est floue (je ne sais pas si tu comprends cette impression: j’ai l’impression que ça entre dans du coton). Et j’ai parlé une fois avec R, je te l’ai dit, et là alors j’ai eu l’impression que les trois quarts étaient absolument perdus. Et c’est un fait. Mais quand c’est avec toi, je commence à voir, n’est-ce pas, et la nécessité de formuler me concentre sur la vision. Et ça, je l’ai avec toi plus que je ne l’ai jamais eu avec personne. Alors...

Alors tu en subis les conséquences!

Voilà, besoin de rien?... Rien?... Petit, quand je prends mon déjeuner et qu’on me donne quelque chose de très bon, j’ai toujours envie de te le donner!...

28 février 1961

Je t’ai apporté le texte exact de cette phrase sur Sri Aurobindo que je t’ai dite l’autre jour.1 C’était en réponse à une lettre...

Tu sais, c’est cette habitude mentale (que les gens prennent pour de la supériorité mentale!) de mettre tout sur le même plan: tous les enseignements, tous les révélateurs, toutes les sectes, toutes les religions, toutes... Tu sais, cette habitude: «Nous n’avons pas de parti pris, nous n’avons pas de préférences; tout ça, c’est la même chose.» – Un gâchis épouvantable!

C’est l’une des plus grosses difficultés mentales de l’époque.

Enfin, en réponse à ces niaiseries, j’ai dit: «Votre tort, justement, c’est que vous allez à la Société Théosophique, par exemple, avec la même ouverture que vous allez à la religion chrétienne ou que vous allez à l’enseignement bouddhique, ou que vous lisez un livre de Sri Aurobindo – résultat, vous êtes dans la confusion et le gâchis, et vous ne comprenez rien à rien.»

Et alors la réponse m’est venue, fort, comme cela; quelque chose qui m’a saisie et j’ai été pour ainsi dire obligée d’écrire: What Sri Aurobindo represents in the world’s history is not a teaching, not even a revelation; it is a decisive action direct from the Supreme.2

Ce n’est pas de moi. C’est venu comme ça (geste d’en haut). Mais ça m’a plu.3

mars




4 mars 1961

(Mère donne un pétunia mauve échevelé:)

Regarde, c’est de l’enthousiasme, tu vois! Il est beau. Il faut le mettre tout de suite dans l’eau, autrement... Il a besoin de force vitale – l’eau, c’est la force vitale. C’est joli! Quelle fantaisie! Et puis ça [hibiscus rose pâle, double], c’est la conscience «une» avec la conscience divine, mais c’est supramentalisé – ça commence à se supramentaliser. Et voilà une très jolie promesse de réalisation [capucine], elle est jolie, avec... de l’équilibre [bégonia] – l’équilibre. Et la paix de la fidélité [portlandia ou quisqualis].

Voilà, mon petit.

Alors, quelque chose à demander?

(silence)

Oh! c’est effroyable, chacun... (Mère veut parler des disciples)... Enfin tant pis. Je ne suis pas venue si tard. Qu’est-ce que tu as à me dire?

Dire?

Dire, travailler, faire, décider, arranger, n’importe quoi!

Un jour, quand tu auras le temps, je te poserai une question.

Pose.

Ce n’est pas une question personnelle mais quelque chose qui m’a troublé un peu. C’est au sujet de World-Union...1

Oh! World-Union... Qu’est-ce qui te trouble?

Écoute, mon petit, tu n’as pas besoin de poser de questions, je vais te dire tout de suite: Sri Aurobindo a écrit quelque part que le mouvement de transformation du monde est double: d’abord, l’individu qui fait la sâdhanâ2 et qui établit le contact avec les choses supérieures; mais en même temps, le monde est une base et il faut que le monde se soulève un peu et se prépare pour que la réalisation puisse s’accomplir (enfin c’est une façon de dire, pour simplifier). Il y a des gens qui n’existent que comme cela, en surface – tu comprends, ils ne vivent que quand ils s’agitent: tout ce qui se passe au-dedans d’eux (s’il se passe quelque chose!) se traduit tout de suite par de l’agitation. Et alors ces gens-là, comme J, par exemple, pour ne pas le nommer, ont toujours besoin de se livrer à une action extérieure. Il a donc ramassé cette phrase de Sri Aurobindo [World-Union, l’Union du Monde] et il est venu me dire qu’il voulait...

Mais depuis le commencement il est comme cela (geste exprimant l’agitation), il a essayé... il a essayé un nombre considérable de choses! D’ailleurs il n’a jamais rien réussi: il n’a pas de méthode, il n’a pas d’ordre, il ne sait pas organiser un travail. Alors ce World-Union, c’est simplement pour le laisser, comme on laisse un cheval galoper.

Il se trouve qu’une fois, quand il faisait ses tournées (je l’envoyais visiter les centres – parce qu’il fallait bien qu’il fasse quelque chose! alors il visitait, il leur parlait... je ne sais pas de quoi), mais un jour, au cours de l’un de ses voyages, à Delhi, il a rencontré Z qui avait été envoyé par le gouvernement de l’Inde chez les Soviets; et là, Z a, paraît-il, fait un discours extraordinaire (ce doit être extraordinaire parce que je reçois des lettres de partout, y compris d’Amérique, me demandant le texte de ce discours qui a fait sensation). Cet homme est donc revenu avec l’idée qu’on pourrait faire un «World-Union» (il a parlé de «l’unité humaine» dans son discours paraît-il). Et ces deux-là, J et Z se sont rencontrés. En outre, ils étaient encouragés par S.M.3 et même par le Premier Ministre4 qui, probablement, avait une sympathie spéciale pour Z et l’avait beaucoup encouragé. C’est comme cela que les choses ont commencé.

Et je traitais cela comme une chose tout à fait secondaire et sans importance – je laisse les gens galoper quand ils ont besoin de galoper (mais je ne connaissais pas Z). Ils sont donc partis ensemble, J et Z, faire une tournée en Afrique. Là, les choses ont commencé à se gâter parce que Z faisait d’une façon et J d’une autre; finalement ils se sont plus ou moins querellés et ils sont revenus pour me dire: «Ce World-Union commence bien: par une dispute!» (Mère rit) Z disait: «Rien ne peut se faire à moins que l’on ne se base exclusivement sur l’enseignement de Sri Aurobindo et de Mère et qu’ils soient derrière nous pour nous soutenir.» L’autre disait: «Non-non! Nous ne sommes pas sectaires! Nous admettons toutes les idées et toutes les théories, etc.» Bon, j’ai répondu, et il se trouve que j’ai donné raison à Z, avec un correctif cependant parce que, lui, disait qu’il fallait que les gens nous reconnaissent comme leur gourou – j’ai dit: «Non, c’est absolument inutile. Non seulement inutile mais je refuse; je ne veux pas du tout être le gourou de qui que ce soit. Seulement il faut que les gens sachent que c’est sur cette base de pensée [l’enseignement de Sri Aurobindo] que les choses doivent se faire.»5 Bien.

Alors chacun a tiré de son côté. Enfin, ils ont essayé de faire quelque chose (qui d’ailleurs ne tenait pas debout), et finalement ils m’ont écrit un peu clairement (il y a un homme là-dedans qui est très gentil, c’est Y: ce n’est pas un homme très intellectuel mais il a beaucoup de bon sens et un cœur très fidèle; enfin c’est un homme très bien). Alors Y m’a posé des questions directes, sans emberlifi-cotage. J’ai répondu directement; j’ai dit: «World-Union est une chose tout à fait de surface, qui n’a pas de profondeur, qui est basé sur le fait que Sri Aurobindo a dit qu’il fallait aider «la masse» à suivre le mouvement de «l’élite» – eh bien, qu’ils y aillent! Si ça les amuse, qu’ils y aillent!»... Je n’ai pas dit les choses exactement comme cela; je les ai dites un peu plus poliment (!) mais c’est cela que j’ai dit.

Alors tout est tombé à plat. Ils continuent leurs petites affaires mais cela n’a absolument aucune importance. Ils ont un petit journal (V qui écrit pour eux est loin d’être bête. C’est une personne assez intelligente et sur laquelle j’ai un certain contrôle: je vais l’empêcher d’écrire des bêtises).

Ils voulaient aussi (tout d’un coup, ils ont eu une idée de génie!) ils voulaient s’affilier à Sri Aurobindo Society. Mais Sri Aurobindo Society n’a absolument rien à voir avec cela; c’est une chose tout à fait extérieure, organisée par des hommes d’affaires et pour rapporter de l’argent – ex-clu-si-vement. C’est-à-dire qu’ils veulent mettre les gens dans la situation où ils seront obligés de donner (et jusqu’à présent ils ont réussi et je pense qu’ils réussiront). Mais cela n’a rien à voir avec une œuvre idéale: c’est tout à fait pratique.6 Et naturellement, eux, World-Union, n’avaient rien à apporter à Sri Aurobindo Society, ils pouvaient simplement sucer de l’argent. Alors je leur ai dit: «Rien à faire, vous n’en êtes pas!»

Mais ils m’ont dit: «Votre nom est là comme Présidente de Sri Aurobindo Society» – Mon nom est là pour donner une garantie tout à fait matérielle que l’argent donné sera utilisé vraiment, réellement, pour l’Œuvre à accomplir et pas pour autre chose; c’est une garantie morale et purement pratique, pas autre chose. Ce sont des gens à qui l’on ne demande même pas de comprendre ce que Sri Aurobindo a dit: on leur demande simplement de participer. Les autres du World-Union, c’est une autre affaire: ils se placent sur un plan tout à fait idéal, ils veulent préparer le monde à recevoir (riant) le Supramental! – Qu’ils le préparent! Ça ne fait rien, ils ne feront rien du tout, ou très peu. Ça n’a pas d’importance. Voilà mon point de vue. Et je le leur ai dit.

Je leur ai dit, d’ailleurs, qu’il était préférable qu’ils ne fassent rien ici – qu’ils fassent cela à Tapogiri, dans l’Himalaya, ou ailleurs. Et c’est entendu. Il y a eu un «séminaire» ici (qui d’ailleurs était un parfait fiasco), mais c’était arrangé avant, depuis longtemps: ils avaient invité des gens qui avaient promis de venir (je crois d’ailleurs qu’il y en avait très peu), et cela n’a qu’une importance tout à fait secondaire. Mais je leur ai dit: «C’est la dernière fois: ici, plus. À Tapogiri, tant que vous voudrez: c’est un très bel endroit, c’est sur la montagne, c’est très joli, on y va en été, on fait une cure de grand air et... on échange quelques balivernes»!

Ce qui m’avait choqué... Tu sais que je sors très peu de chez moi, mais chaque fois que je venais à l’Ashram pour un darshan ou pour te voir, toujours, comme par hasard, je trouvais J dans un coin avec un visiteur européen. La répétition de cette coïncidence m’a fait réfléchir. Je me suis dit: mais qu’est-ce qu’il fait avec TOUS les Européens visiteurs, systématiquement?! Et cela m’a choqué parce que je me suis mis par l’imagination à la place de ces visiteurs et je me suis dit: suppose que, toi, tu viennes pour la première fois à l’Ashram, très ouvert, à la recherche d’une grande vérité, et tu tombes sur ce Monsieur qui te dit:Sri Aurobindo = World Union.Eh bien, ma première réaction serait de dire: «Je m’en vais, ça ne m’intéresse pas.»

C’est un test, mon petit, c’est un très bon test! Il y a beaucoup de choses comme cela.

Tu sais qu’il y a une personne ici, Mridou, que tu connais (le tonneau!7), c’est une personne qui raconte à tout le monde... (pendant très longtemps elle avait une clientèle parce qu’elle préparait des sucreries indiennes et les Européens allaient chez elle pour goûter), c’est une femme qui, quand il n’y a pas de potins, en invente! Toutes les ordures que l’on peut dire, elle les dit à tous les gens qui viennent. On m’a signalé le fait. Je me souviens, autrefois, Sir Akbar qui venait de Hyderabad m’avait prévenue; il m’a dit: «Vous savez, c’est la seconde Mère de l’Ashram, faites attention!» J’ai répondu: «C’est un bon test: les gens qui n’ont pas imédiatement le sentiment de ce que c’est ne sont pas dignes de venir ici.»

Eh bien, J, c’est la même chose – au point de vue intellectuel c’est la même chose, la même chose: les gens qui sont pris par ça, cela veut dire qu’ils ne sont pas prêts du tout.

Mais le danger, ce n’est pas d’être «pris» par ça: c’est d’être dégoûté!

Dégoûté? Mais c’est la même chose!

On dira: Sri Aurobindo, c’est donc ça!

Alors cela prouve qu’ils n’ont jamais rien lu de Sri Aurobindo. Aucune importance. Non, c’est même mieux qu’aucune importance: c’est un test. Nous sommes pleins de tests ici, pleins-pleins-pleins! Les gens ne savent pas...Et tu sais, on voit: c’est comme si c’était mis exprès pour faire broncher les gens (ce n’est pas mis «exprès», mais c’est comme ça). Et cela me protège d’un tas d’inutiles! Je ne tiens pas à avoir beaucoup de monde.

Une autre chose m’avait choqué dans leur journal...

Je ne l’ai jamais vu – plein d’âneries?

C’est effarant! D’abord ils se servent du nom de Sri Aurobindo, puis ils le mettent sur le même plan que Vinoba Bhave et le Dr. Schweitzer ou je ne sais quel autre plus ou moins sage. Et à la fin, on lance un appel aux gens pour qu’ils «s’enrôlent»!... Alors on se dit: «Tout de même, Sri Aurobindo...» Tu comprends, ce mélange de plans, ce rapetissage.

Je leur ai écrit une lettre dans laquelle je leur ai mis le nez dans leur bêtise.

Écoute cet appel: «Si la chance offerte par ce mouvement vous attire, si vous avez le sentiment que vous êtes de ceux qui ont été préparés pour collaborer à cette aventure spirituelle, nous vous invitons à nous écrire afin de vous enrôler comme membre de l’Union du Monde...»

Je vais envoyer cela à V en lui demandant innocemment: «Est-ce que cela a paru dans votre journal? Parce qu’il vaudrait mieux pas: nous ne faisons pas de propagande.» Oh! je les traite durement, tu sais!

Mais ça ne fait rien, il faut toujours avoir le sourire, mon petit. Finalement, c’est toujours le bien qui sort de tout cela – c’est un tri, tu sais! Un tamis épatant, épatant.

Au fond, il y a très peu de gens qui sont prêts à être ici, très peu. On a pris toutes sortes de gens comme cela – on prend, on prend, on prend –, et après on tamise. Et le tri se fait de plus en plus. Au fond, on prend tout-tout, la terre tout entière, et puis on... tu sais, «churning» (Mère fait le geste de baratter), voilà. Et tout ce qui est inutile s’en va.

Et il est évident que l’opposition devient de plus en plus forte – ce qui est un très bon signe, cela veut dire que nous avançons. Mais les circonstances deviennent de plus en plus difficiles: la moindre chose est une occasion pour une démonstration de mauvaise volonté et de malveillance – de la part du gouvernement, de la part des gens, etc. –, c’est-à-dire que si l’on regarde d’un point de vue superficiel, nous sommes de plus en plus «dans le pétrin». Mais ça me réjouit le cœur! Je le prends comme un signe que nous approchons.

Et alors, il ne faut pas être affecté, n’est-ce pas, il faut toujours sourire. Sourire, être TOUT À FAIT au-dessus de tout cela, tout à fait.

(silence)

Je leur ai dit... Parce qu’ils m’ont demandé, à World-Union, quelle avait été leur faute (ils ne l’ont pas demandé aussi clairement mais d’une façon détournée) et je leur ai répondu (pas aussi clairement non plus, peut-être pas d’une façon détournée mais d’une façon plus générale), je leur ai dit que c’était d’avoir été infidèle. Et je leur ai expliqué que d’être infidèle, c’est de mettre tout sur le même plan (c’est là que j’ai eu l’occasion de leur envoyer cette phrase8). Je leur ai dit: votre tort a été de dire: «Un enseignement parmi les enseignements; donc soyons larges d’esprit, admettons tous les enseignements.» – Alors on admet tous les enseignements et toutes les âneries possibles.

c’est une ACTION venue tout droit du Suprême.» (Conversation du 18 février).

Mais, n’est-ce pas, si quelqu’un est pris comme ça, cela prouve que c’est un primaire et qu’il n’est pas prêt.

Oh! j’ai eu toutes sortes d’exemples... Toutes les erreurs sont des tests. Tu prends P, par exemple: pendant longtemps, quand quelqu’un venait du dehors et demandait à être éclairé, on l’envoyait chez lui (ce n’était pas moi qui les envoyais, mais on leur disait: «Allez donc parler à P»). Et P, c’est le sectaire par excellence! Il disait aux gens: «A moins que vous n’admettiez que Sri Aurobindo est LE SEUL qui sache la vérité, vous n’êtes bons à rien»! Naturellement (riant), beaucoup de gens se sont révoltés! Alors les autres (c’est toujours de la paresse, n’est-ce pas; pour ne pas se donner la peine de répondre aux gens ou de les voir, on dit: «Allez donc trouver celui-ci, allez donc trouver celui-là» – On se décharge du travail!), alors ils ont compris que ce n’était pas très habile et qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas envoyer les visiteurs à P. Beaucoup de gens ont été rebutés comme cela. Mais au fond... On me l’a dit après, j’ai répondu: «Mais qu’ils lisent et qu’ils voient par eux-mêmes si ça leur plaît ou ne leur plaît pas. Qu’est-ce que cela peut faire qu’ils soient rebutés! – S’ils sont rebutés, cela veut dire qu’ils ont besoin d’être rebutés! On verra après.» Il y en a qui ont fait un cercle et qui sont revenus. Il y en a qui ne sont jamais revenus – parce qu’ils n’avaient pas à revenir. C’est comme cela. Au fond, cela n’a aucune importance. Ou encore, on peut dire les choses d’une autre manière: tout est parfaitement très bien.

(silence)

C’est chacun de nous qui doit apprendre sa leçon – ça, c’est différent; nous ne sommes pas parfaitement très bien parce que nous pouvons être mieux. Mais les circonstances sont juste l’épanouissement de ce que nous sommes, et rien d’autre. Et nous n’avons pas à nous tourmenter – moi, je ne me tourmente pas!

Et par-dessus le marché, ça m’amuse! Je trouve cela tellement rigolo! N’est-ce pas, il y a un moment où toutes ces choses-là sont si enfantines, si stupides, si... n’est-ce pas, meaningless [dépourvues de sens]. Qu’est-ce que ça peut faire! – Tant qu’on est là-dedans,9 on est là-dedans! Le jour où on sortira, on sourira aussi!

Naturellement, j’ai une sorte de responsabilité parce que l’on s’attend à ce que j’organise tout. Alors je tâche de mettre les choses à leur place. Et c’est pour cela que je leur ai dit qu’il est préférable de ne pas tenir leurs «séminaires» ici, parce que ça a l’air... je n’ai pas dit «vénéneux», mais ça a l’air (riant) d’un champignon qui pousse sur le chêne! Voilà.10


(Mère passe au travail. Un moustique vient la piquer. Elle remarque en passant:)

Oh! je n’aime pas cela, parce que tu sais, mes jambes, c’est de la filariose. Oui, je crois; il y a tout lieu de le croire! (Mère rit). Mais cela ne fait rien! ça s’en ira... je crois. Je n’aime pas être piquée à cause des germes; mais dans la journée ils n’ont rien à ramasser: c’est seulement à minuit qu’ils ramassent les germes.

Là-haut, pas de moustiques! Bon.

(Mère reprend le travail)


(Au moment de partir, sur le seuil:)

Chaque fois que j’aurai une «gaieté» [gaillardie], je te l’apporterai. Ça, c’est la grande force, la grande force.

Les choses vont très mal: des tas d’ennemis qui me tombent dessus, des amis qui nous lâchent – enfin ça va très-très mal. Alors, hier soir, pendant que je marchais pour le japa et que toutes ces «bonnes nouvelles» étaient arrivées, j’ai dit au Seigneur: «Écoute, Seigneur, tu as Indra11 pour aider les braves gens; je te prie de me l’envoyer pour qu’il fasse du bon travail!» (Mère rit) Et alors ma marche était si amusante! Tu sais, je marchais et je les voyais tous, et ils arrivaient, et Indra et toutes sortes de dieux, et ils faisaient du travail. C’était si amusant!

7 mars 1961

(Mère arrive en retard... comme d’habitude. Elle a mis près d’une heure à traverser le couloir, comme dans la jungle:)

Ah! combien de temps j’ai mis... oh! c’est honteux. Il faudrait que je descende à 9 heures. Mais alors je ne peux rien faire là-haut, c’est cela qui est ennuyeux.

Mais, douce Mère, plus tu descendras tôt, plus on te prendra du temps!

Enfin...

Je t’apporte tout un discours! (Mère donne des fleurs:) d’abord, le but des Védas: l’Immortalité.1 C’était cela, leur but: la Vérité pour l’Immortalité. C’était leur ambition: l’Immortalité. Mais je ne sais pas, je ne crois pas que c’était une immortalité physique – ce n’est pas sûr, parce qu’ils parlent des forefathers [les «pères des hommes»] et les pères des nommes, c’est l’initiation qui a précédé les Védas et précédé aussi la Kabbale; et là, on parlait de l’immortalité sur la terre: la terre transformée – l’idée de Sri Aurobindo. Alors peut-être ne l’ont-ils pas dit mais ils savaient.

(Mère donne d’autres fleurs:) Ça, c’est le côté personnel: c’est l’«amitié avec le Divin2», la relation amicale avec le Divin – on se comprend, on ne se craint pas, on est bons amis, quoi! Et ça, c’est une merveille! (Mère donne «l’amour divin qui gouverne le monde»3), hein, comme c’est fort! C’est généreux, débordant, sans étroi-tesse, sans mesquinerie, sans limitation – quand ça, ça arrivera4...


Vers la fin de l’entrevue, après le travail

Je suis très paresseuse en ce moment! J’ai reçu une abominable avalanche de lettres, dont les trois quarts sont inutiles – mais il faut que je les voie pour savoir si elles sont inutiles ou non (!) alors cela me prend ma matinée avant de descendre. D’habitude, je traduisais La Synthèse l’après-midi, ou je répondais à des questions, mais en ce moment j’entre en concentration: je ne fais rien. Je veux guérir ça [les jambes].

Je me suis mise dans la tête de me guérir – on m’a dit que c’était inguérissable. N’est-ce pas, les docteurs vous empoisonnent (comme ils ont empoisonné cette pauvre S) pour vous guérir – et ce n’est pas une guérison! Quand ils n’ont pas besoin de plastronner devant le patient, ils vous avouent très bien que ce n’est pas du tout sûr que cela vous guérisse: ça vous rend seulement inoffensif pour les autres. Mais moi, je ne crois pas à tout cela – je ne crois pas aux docteurs, je ne crois pas à leurs remèdes, je ne crois pas à leur science (ils sont très utiles, ils ont une utilité sociale très grande (!) mais pour moi, je n’y crois pas).

Mais j’ai su quand cela m’est venu: c’était au Terrain de Jeu.5 Il y a des gens qui m’ont empoisonnée avec une piqûre de moustique. Et quand j’ai eu la piqûre de moustique, j’ai su, parce qu’il se trouve que je suis un petit peu consciente! Mais je tenais cela comme ça (geste de tenir la maladie en dessous, comme une chose qu’on domine) et ça ne pouvait pas bouger. Et probablement ça n’aurait jamais bougé si je n’avais pas eu cette expérience [du 24 janvier] et qu’il n’ait fallu que le corps soit prêt. Alors le «corps prêt» ne peut pas conserver au-dedans de lui un tas de choses qui appartiennent aux dásyous, comme disent les Védas! Ce sont des petits dásyous très méchants! (Riant) Il faut les chasser!

(silence)

Le corps est en train de livrer une belle bataille, oh! une belle bataille. Il fait ça très bien.

Ça peut durer longtemps parce que c’est une affaire un peu difficile – je ne veux pas que ça se rendorme, tu comprends, et puis qu’à la prochaine attaque de ceci ou de cela, ça se remontre encore. Alors je vais posément, ce qui fait que cela me prend du temps: je me concentre et je «travaille» après le déjeûner une heure tous les jours (pendant ce temps-là, avant, je faisais ma traduction; mais je suis en avance d’au moins deux ou trois ans sur le Bulletin, alors ça ne fait rien, je ne mettrai pas le travail en retard! J’ai presque fini le «Yoga de la Dévotion», il n’y a plus que le «Yoga de la Perfection de Soi» – ça, c’est une affaire, oh!... Ça me manque: c’était mon plaisir, cette traduction). Mais enfin ce travail [sur le corps] est utile – il faut essayer quelque chose dans la vie, on est là pour faire quelque chose de nouveau, non?

Mais c’est un «accident» que tu aies été piquée comme cela?

Non-non, ce n’est pas un accident. C’est parce que...

Mon petit, je n’ai pas la prétention d’être tout à fait universelle, mais en tout cas, je suis suffisamment ouverte pour recevoir... N’est-ce pas, étant donné l’ensemble de matière que j’ai pris dans ma conscience, le corps reçoit les conséquences, tout à fait naturellement. Il n’y a rien, il n’y a pas un mauvais mouvement qui ne soit senti par le corps;6 seulement, généralement, automatiquement ça s’arrange comme cela (geste signifiant que Mère purifie et maîtrise automatiquement les vibrations qui viennent à Elle). Mais il y a des fois – surtout quand ça coïncide avec une révolte des forces adverses qui ne veulent pas qu’on leur prenne leur domaine et qui entrent en bataille avec toute leur puissance –, alors, ma foi, c’est quelquefois dur... Si j’avais des heures de solitude, ce serait plus facile. Mais surtout à l’époque du Terrain de Jeu, j’étais harcelée, harassée; je passais d’une chose à l’autre, d’une chose à l’autre, je n’avais pour ainsi dire pas de nuit – j’avais des nuits de deux heures et demie, trois heures. Ce n’est pas suffisant, on n’a pas le temps d’arranger les choses.

Alors c’est à cause de cela; tout ce que j’ai pu faire, c’est de tenir la chose comme ça (même geste de museler ou de tenir la maladie en dessous).

Mais c’était quand même un moustique qui t’a piquée?

C’est un moustique.

C’est un moustique, mais imédiatement il y a eu un empoisonnement local, instantané. Et c’était... c’était hideux! J’ai su, n’est-ce pas, je l’ai dit quand j’ai eu cette piqûre, j’ai essayé; mais c’était au Terrain de Jeu, j’étais occupée et je n’ai pu faire quelque chose qu’une heure ou une heure et demie après. Alors c’était trop tard, ça circulait déjà dans le sang.

J’ai eu trois piqûres comme cela, mais pas de la même chose. Mais cette dernière piqûre, je savais que c’était ça [la filariose]. C’était au bras. Mes jambes sont couvertes quand je suis dehors, les jambes n’avaient rien, mais les bras...

Une fois, il y a très-très longtemps, Sri Aurobindo était là encore, j’ai eu une piqûre de moustique d’un... (comment dit-on?) d’un lépreux. Un lépreux qui était venu s’asseoir ici, au coin de la rue (je n’en savais rien, j’étais dans ma salle de bains, juste en face). Tout d’un coup, je suis piquée ici, au menton; et alors imédiatement j’ai su: «Lèpre!» – Et c’est devenu affreux en quelques secondes, hideux! J’ai tout de suite fait le nécessaire (j’étais dans la salle de bains, j’avais ce qu’il fallait). Puis je me suis avisée d’aller à la fenêtre regarder – il y avait un lépreux qui était là. J’ai compris: le moustique était venu tout droit de lui à moi, gentiment. Mais là, j’ai pu enrayer tout de suite (ça a duré trois-quatre jours), je dis «enrayer», parce qu’on dit que la lèpre met quelquefois quinze ans avant de sortir, alors... Mais il y a plus de quinze ans! (Mère rit) alors c’est fini.

Non, la différence, la grande différence, c’est que quand on est conscient, tout de suite la chose est SUE, comme ça, alors on peut réagir.

Voilà, mon petit.

Hier je t’ai envoyé quelque chose (il n’y en avait pas beaucoup, c’était pour goûter): c’est de la purée de pistache qu’on fait pour moi! De la nourriture concentrée.7 C’est amusant! Je me suis mise dans la tête de te rendre gourmand! (Mère rit) Voilà, au revoir, mon petit.8

11 mars 1961

Bonjour!

Il faut se battre pour partir de là-bas, tu sais! J’ai commencé à les gronder tous, à leur dire qu’ils me faisaient perdre tout mon temps. Alors j’ai pu venir. Autrement c’est impossible.

(Le disciple s’apprête à mettre un coussin sous les pieds de Mère)

C’est presque du luxe maintenant!

Quand était-ce?... Ce n’était pas la nuit dernière, mais la nuit d’avant, j’étais avec toi et puis j’ai entendu, pendant que j’étais avec toi, la pendule sonner. Je n’ai pas compté, je me suis dit: «C’est 4 heures» Je saute de mon lit... et une heure après je m’aperçois qu’il est 4 h! Je me suis levée à 3 h du matin. À 3 h du matin, nous étions ensemble pendant assez longtemps. J’étais allée... Où? je ne sais pas. Je vivais quelque part (c’était certainement quelque part dans le Mental) et nous étions ensemble, nous avions travaillé ensemble, fait toutes sortes de choses, vécu longtemps ensemble, enfin pendant... je ne sais pas combien de temps parce que le temps n’est pas le même.

Et alors je devais revenir ici, c’est-à-dire chez moi dans l’Inde (pas chez moi ailleurs: chez moi dans l’Inde, c’est-à-dire chez Sri Aurobindo, je devais revenir chez Sri Aurobindo). Il y avait Pavitra aussi qui était là mais cela ne se passait pas avec lui: Pavitra était occupé là, et quand il a su que je m’en allais, il venait et il essayait d’intervenir [pour empêcher Mère de quitter cet endroit], et alors toi, tu m’aidais au contraire, et je me disais: «Est-ce que j’emporte quelque chose ou je n’emporte rien? – Je n’ai besoin de rien, je vais aller toute seule.» Ça, cela t’ennuyait un petit peu pour le voyage, tu disais: «Il y a beaucoup de complications pour aller...» Je disais (riant): «Ça ne fait rien.»... Mais si tu savais comme c’était vivant, concret! Et les impressions étaient si... Cette impression de faire un long voyage – c’était un long voyage, comme si je traversais la mer, tu comprends (mais ce n’était pas physique), un long voyage. Et alors je me souviens que je passais (j’étais avec toi, tu étais là), je me disais: «Enfin lui! Enfin j’ai trouvé un être raisonnable qui n’essaye pas de m’empêcher de faire ce que je dois faire!» J’avais... (riant avec malice) une très haute opinion de toi, c’est pour cela que je te le dis!

Et en me réveillant – je me suis réveillée brusquement avec les coups de la pendule (que je n’ai pas comptés) – en me réveillant, mon impression était: «Eh bien, vraiment, il est gentil! Ça, c’est un bon camarade, il est bien gentil.» Voilà.

Mais je me suis levée une heure trop tôt!1

Oh! (Mère aperçoit les fleurs restées dans ses mains) Ça, c’est la «beauté supramentale» [hibiscus saumon], ça, c’est la «victoire supramentale» et ça [zinnia], c’est l’«endurance» pour y aller! Et la «promesse» [capucine]. Et puis le lys d’ici (Mère regarde longtemps), hein... et dedans j’ai mis l’«attachement pour le Divin» [orchidée violette]. Je te l’ai apporté parce que c’est joli. Voilà.

Qu’est-ce qu’on fait? (Mère regarde les «Aphorismes» de Sri Aurobindo)... J’ai déjà commencé à répondre!

Tu as déjà commencé!

Oui, oh! tu sais, je lis, et puis ça vient comme ça, brrt! comme si on ouvrait un robinet! (Mère lit:)

56 – Quand tu as triomphé dans un débat, ô discuteur acharné, tu es bien à plaindre, car tu as perdu une occasion d’élargir ta connaissance.

Comme c’est bien! Il y aurait beaucoup de choses à dire...

A quoi servent les discussions? – Généralement ceux qui aiment discuter sont ceux qui ont besoin, pour clarifier leurs idées, du stimulant de la contradiction.

C’est une chose que je vis presque constamment: j’ai autour de moi des gens comme cela!

C’est évidemment le signe d’un stade intellectuel élémentaire.

Mais si on peut «assister» à une discussion en spectateur impartial (je veux dire, même si c’est avec soi-même que l’autre discute), on peut toujours en tirer profit pour considérer une question ou un problème à plusieurs points de vue, et en cherchant à concilier les opinions opposées, on peut élargir ses idées et s’élever à une synthèse plus comprehensive.2

Mais quelle est la meilleure manière de faire comprendre aux autres ce que l’on sent être vrai?

C’est de le vivre – il n’y en a pas d’autres.


Lis-moi un autre Aphorisme.

58 – L’animal, avant qu’il soit corrompu, n’a pas encore mangé du fruit de la connaissance du bien et du mal. Le dieu n’y a pas touché, il a préféré l’arbre de la vie éternelle. L’homme se tient entre le ciel supérieur et la nature inférieure.

Tu as une question?

Est-ce vrai qu’il y ait eu un paradis terrestre? Pourquoi l’homme en a-t-il été chassé?

Au point de vue historique (je ne parle pas du point de vue psychologique mais historique), si je me place sur le terrain de mes souvenirs (seulement je ne peux pas le prouver, on ne peut rien prouver, et je ne pense pas qu’il y ait aucune preuve vraiment historique, c’est-à-dire conservée – ou en tout cas, on ne l’a pas encore trouvée), mais d’après mes souvenirs... (Mère ferme les yeux comme si Elle partait à la recherche de ses souvenirs; Elle parlera tout le temps les yeux clos). Il y a certainement eu un moment de l’histoire terrestre où il y avait une sorte de «paradis terrestre», en ce sens que c’était une vie parfaitement harmonieuse et parfaitement naturelle; c’est-à-dire que la manifestation du Mental était en accord – était ENCORE en accord complet – avec la marche ascendante de la Nature et dans une harmonie totale, sans perversion et sans déformation. C’était le premier stade de la manifestation mentale dans les formes matérielles.

Combien de temps cela a duré? – C’est difficile à dire. Mais c’était une vie, pour l’homme, qui ressemblait à une sorte d’épanouissement de la vie animale. Mon souvenir est celui d’une vie où le corps était parfaitement adapté à son entourage naturel et le climat aux besoins du corps, le corps aux besoins du climat. La vie était tout à fait spontanée et naturelle comme le serait une vie animale plus lumineuse et plus consciente; mais elle n’avait absolument rien des complications et des déformations que le Mental, dans son développement, a apporté plus tard.

Le souvenir de cette vie-là, je l’ai – je l’ai eu, je l’ai revécu quand j’ai pris conscience de la vie de la terre tout entière. Mais je ne peux pas dire combien de temps cela a duré ni sur quel espace c’était répandu – je ne le sais pas. Je me souviens seulement de la condition, de l’état, de ce qu’était la Nature matérielle et de ce qu’étaient la forme humaine et la conscience humaine à ce moment-là, et cette espèce d’harmonie avec tous les autres éléments de la terre: l’harmonie avec la vie animale3 et une si grande harmonie avec la vie végétale – il y avait une sorte de connaissance spontanée de l’emploi des choses de la Nature, des qualités des plantes, des fruits et de tout ce que la Nature végétale pouvait donner. Et pas d’agressivité, pas de peur, pas de contradictions ni de frictions, et aucune perversion – le mental était pur, simple, lumineux, pas compliqué.

Et c’est certainement avec les progrès de l’évolution, la marche de l’évolution, quand le Mental a commencé à se développer pour lui-même, en lui-même, que toutes les complications, toutes les déformations ont commencé. Si bien que cette histoire qui paraît tellement enfantine, cette histoire de la Genèse, contient une vérité. Dans les vieilles traditions comme celle de la Genèse, c’était comme les Védas: chaque lettre4 était le symbole d’une connaissance; c’était le résumé imagé de la connaissance traditionnelle, comme le Véda est le résumé imagé de la connaissance de ce temps-là. Mais en dehors de cela, même le symbole avait une réalité en ce sens que, vraiment, il y a eu une période de vie sur la terre (la première manifestation en formes humaines de la Matière mentalisée) qui était encore en complète harmonie avec tout ce qui précédait. Et c’est seulement plus tard...

Et le symbole de l’arbre de la connaissance, c’est cette espèce de connaissance... qui n’est plus divine, n’est-ce pas; cette connaissance matérielle provenant du sens de la division, qui a commencé à tout gâter. Combien de temps cette période a-t-elle duré? (Parce que mon souvenir aussi est comme d’une vie presque immortelle, il semble que c’est une sorte d’accident de l’évolution qui a fait qu’est intervenue la nécessité de la désintégration des formes pour le progrès.) Alors je ne peux pas dire combien de temps cela a duré. Et où? – D’après certaines impressions (mais ce sont seulement des impressions), il semblerait que ce soit dans le voisinage de... je ne sais pas exactement si c’est de ce côté-ci de Ceylan et de l’Inde ou de ce côté-là (Mère désigne l’Océan Indien, soil à l’Ouest de Ceylan et de l’Inde, soit à l’Est, entre Ceylan et Java), mais c’était certainement un endroit qui n’existe plus, qui a été probablement englouti par la mer. La vision de cet endroit et la conscience de cette vie et de ses formes, je l’ai très claire; mais des précisions purement matérielles, je ne peux pas en donner. Est-ce que cela a été pendant des siècles, est-ce que cela a été... Je ne sais pas. À dire vrai, quand j’ai revécu ces moments-là, je n’ai pas eu la curiosité de voir ces détails (on est dans un autre état d’esprit, il n’y a pas de curiosité pour ces précisions matérielles: tout se change en des données psychologiques). Et c’était... c’était quelque chose de tellement... simple, lumineux, harmonieux, hors de toutes les préoccupations que nous avons – justement hors de toutes ces préoccupations de temps, de lieu. C’était une vie spontanée, extrêmement belle, et si proche de la Nature! Comme un épanouissement naturel de la vie animale. Et il n’y avait pas d’oppositions ni de contradictions ni rien du tout – tout se passait le mieux du monde.

(silence)

J’ai eu d’une façon répétée, en des circonstances différentes, plusieurs fois, un souvenir analogue (ce n’était pas exactement la même scène et les mêmes images, non, parce que ce n’était pas quelque chose que je voyais: c’était une vie que j’avais). Pendant un certain temps, que ce soit de nuit ou de jour, dans une certaine transe, je retrouvais une vie que j’ai vécue et j’avais la pleine conscience que c’était l’épanouissement de la forme humaine sur la terre – les premières formes humaines qui ont été capables d’incarner l’être divin qui est au-dessus; c’était cela: la première fois que j’avais pu me manifester dans une forme terrestre, dans une forme particulière, dans une forme individuelle (pas une vie générale mais une forme individuelle), c’est-à-dire la première fois que s’est faite la jonction entre l’Être d’en haut et l’être d’en bas à l’aide de la mentalisation de cette substance matérielle. Ça, je l’ai vécu plusieurs fois, mais toujours dans un cadre analogue et avec un sentiment tout à fait analogue, d’une sim-pli-ci-té si joyeuse, sans complexité, sans problème, sans toutes ces questions, il n’y avait rien, absolument rien de tout cela! C’était l’épanouissement d’une joie de vivre, pas autre chose que cela... dans un amour général, une harmonie générale – les fleurs, les minéraux, les animaux, tout cela s’entendait parfaitement bien.

Ce n’est que longtemps après (mais c’est une impression personnelle), longtemps après que... les choses se sont gâtées. Probablement parce que certaines cristallisations mentales ont été nécessaires, inévitables, pour l’évolution générale, pour que le mental puisse se préparer à passer à autre chose. C’est là que... pouah! il semble que c’est comme une chute dans un trou – dans une laideur, une obscurité. Après cela, tout devient si sombre, si laid, si difficile, si pénible. C’est vraiment... ça donne vraiment l’impression d’une chute.

(silence)

Théon, lui, disait que ce n’était pas... (comment dire?) inévitable. N’est-ce pas, dans la liberté totale de la manifestation, c’est cette séparation volontaire de l’Origine qui est la cause de tout le désordre. Mais comment expliquer? – Les mots sont si pauvres que l’on ne peut pas dire ces choses. Nous pouvons dire que c’était «inévitable» puisque c’est arrivé! mais si on sort de la création, on peut concevoir (ou on aurait pu concevoir) une création où ce désordre ne se serait pas produit. Suivant Sri Aurobindo, c’était à peu près la même chose: une sorte d’«accident», si l’on veut, mais un «accident» qui a permis à la manifestation une perfection beaucoup plus grande et beaucoup plus totale que si ça n’avait pas eu lieu – mais cela, c’est encore dans le domaine des spéculations, et des spéculations pour le moins inutiles. En tout cas, l’expérience, le sentiment, c’est cela: une... (Mère fait le geste d’une chute brutale) oh! tout d’un coup.

Pour la terre probablement, cela s’est produit comme cela, tout d’un coup: une sorte d’ascension puis la chute. Mais la terre, c’est une toute petite concentration. Universellement, c’est autre chose.

(silence)

Le souvenir de ce temps-là est conservé quelque part dans la mémoire terrestre, dans cette région où sont inscrits tous les souvenirs de la terre, et ceux qui sont capables d’entrer en communication avec ce souvenir peuvent dire que le paradis terrestre existe encore quelque part.5 Mais ça n’existe pas matériellement... Je n’en sais rien, je ne vois pas.

(silence)

Évidemment, il y a toujours une façon symbolique d’expliquer les choses. Cette explication suivant laquelle l’homme a été «chassé» du paradis, Théon, lui, l’expliquait ainsi: du moment où l’Être – l’Être hostile – a pris la positon du Seigneur Suprême par rapport à la réalisation terrestre, il ne lui a pas plu que l’homme fasse le progrès mental qui lui donnerait la connaissance permettant de ne plus lui obéir!... Ça, c’est l’explication occulte de Théon.

Selon Théon, ce serpent, ce n’était pas du tout l’esprit du mal: c’était la Force évolutive. Et cela, Sri Aurobindo était pleinement d’accord, il me disait la même chose: c’est la puissance évolutive, mentale, qui a mené l’homme vers la connaissance, une connaissance qui était une connaissance de division. Et c’est un fait que l’homme est devenu conscient de lui-même avec le sens du Bien et du Mal. Alors, naturellement, cela a tout gâté et il n’a pas pu rester: il a été chassé par sa conscience elle-même; il ne pouvait plus rester.

Mais ils ont été chassés par Jéhovah ou par leur propre conscience?6

Ce sont seulement deux façons différentes de voir la même chose!

Selon moi, toutes ces vieilles Écritures et ces vieilles traditions ont un contenu gradué (geste montrant différents niveaux de compréhension), et suivant les époques, suivant les gens, suivant les nécessités, on a tiré de là et utilisé un symbole ou un autre. Mais il y a un moment, quand on dépasse toutes ces choses et qu’on les voit de ce que Sri Aurobindo appelle «l’autre hémisphère», où l’on se rend compte que ce sont seulement des manières de dire pour mettre en contact – une sorte de pont, de lien, entre la façon inférieure de voir et la façon supérieure de savoir.

Et les gens qui discutent en disant: «Ah! non, ça, c’est comme ça; ça c’est comme ça», il y a un moment où cela paraît tellement drôle, tellement drôle! Et rien que cela, cette réponse spontanée de tant de gens: «Oh! ça, c’est impossible», rien que ce mot-là est tellement comique! Parce que le moindre, je peux même dire le plus élémentaire développement intellectuel vous fait savoir que vous ne pourriez même pas le penser si ce n’était pas possible!

(silence)

Voilà, mon petit, on a bavardé un petit peu! Ça va?... Oui?

Oh! tu sais, si on pouvait retrouver ça, mais comment?7

Au fond, ils ont abîmé la terre. Ils l’ont abîmée – ils ont abîmé l’atmosphère, ils ont tout abîmé! Et alors il faut, pour que ça redevienne quelque chose comme cela [comme le paradis terrestre], ooh! il faut en faire du chemin! surtout du chemin psychologique. Mais même, même la structure de la Matière (Mère palpe l’air autour d’elle), avec leurs bombes et leurs expériences et leurs... oh! ils ont fait un gâchis de tout cela!... Ils ont vraiment fait un gâchis de la Matière.

Probablement – non: pas probablement, il est tout à fait certain que c’était nécessaire pour la triturer, la baratter, la préparer pour qu’elle soit capable de recevoir ÇA, la nouvelle chose qui n’est pas encore manifestée.

Elle était très simple et très harmonieuse et très lumineuse – mais pas assez complexe. Et c’est cette complexité qui a tout gâté, mais... qui amènera une réalisation infiniment plus consciente – infiniment. Et alors, quand la terre deviendra aussi harmonieuse, aussi simple, aussi lumineuse, aussi pure – simple, pure, purement divine –, avec cette complexité, alors on pourra faire quelque chose.

(Mère se lève pour partir)

Ça ne fait rien. Ça ne fait rien au fond. Hier, pendant que je marchais... Je marchais dans une sorte d’univers qui était exclusivement le Divin – ça se touchait, ça se sentait: c’était dedans, dehors, partout. Pendant trois quarts d’heure, rien que ça, partout. Eh bien, je t’assure qu’à ce moment-là il n’y avait plus de problèmes, c’est sûr! Et cette simplicité! Rien à penser, rien à vouloir, rien à décider – être! être! être!... (Mère a l’air de danser). Être dans une complexité infinie d’une unité parfaite: tout était là, mais rien n’était séparé; tout était en mouvement, et rien ne se déplace. C’était vraiment une expérience.
Quand on sera comme cela, ce sera très facile.

Au revoir, petit. Tu sais, je m’amuse, je m’amuse tous les jours!8

(Mère aperçoit une fleur de canna d’un pourpre éclatant dans un vase:)

Tiens, justement il y avait beaucoup de fleurs comme cela dans ce paysage du paradis terrestre, rouges, si belles!

14 mars 1961

Je n’ai rien fait, je n’ai pas travaillé, pas répondu aux questions, rien préparé pour le Bulletin, rien fait du tout.

L’autre jour, quand je suis sortie d’ici, tu as vu qu’il y avait des gens dans le couloir: ils m’ont tenue trois quarts d’heure là; et finalement quand je suis montée, j’étais malade. Pas malade, mais pas bien. Alors tout est encore remis en question.

Mère passe au travail et écoute la lecture d’un ancien Entretien, du 26 septembre 1956, pour le Bulletin, où Elle parle des moments d’ouverture dans le yoga:

«Puis il y a les jours où on est en contact avec la Conscience divine, avec la Grâce, alors tout se teinte, se colore de cette Présence, et les choses qui généralement vous paraissaient mornes deviennent charmantes, plaisantes... tout vit, tout vibre. Il y a d’autres moments où on est obscurci, fermé, alors on ne sent plus rien, toutes les choses perdent leur goût... on est comme un morceau de bois ambulant.»

Sur la route, ça vient et ça s’en va, on ne l’a pas d’une façon définitive, et alors c’est comme si on traversait une zone, une zone parfumée, et après c’est fini – pour le moment c’est fini. Une caresse passagère.1


(Après le travail:)

Le progrès au point de vue général est indéniable, mais le physique est... il a terriblement besoin de repos. C’est ennuyeux, cela m’empêche de travailler.

Comment expliquer cela?... C’est assez curieux: l’attitude des cellules et leur état de conscience est en train de changer avec une rapidité extraordinaire; et pourtant, si on se place au point de vue ordinaire de ce qu’on appelle «la santé», il n’y a pas un progrès correspondant, au contraire. D’un point de vue ordinaire, on dirait que ça ne va pas trop fort. Mais je vois bien que ce n’est pas vrai. Je vois que ce n’est pas vrai, que c’est seulement une apparence; et c’est la conciliation des deux qui est difficile.


Je suis gratifiée d’une forme de filariose qui, peut-être, n’arrive pas une fois sur un million... Le docteur ne s’arrache pas les cheveux parce que ce n’est pas son habitude, mais il est perplexe.

Et les cellules sentent si parfaitement... N’est-ce pas, toutes les expériences dans le subconscient, la nuit, sont des preuves si évidentes que c’est une espèce de... de déblaiement d’un monde de choses, de vibrations, de toutes les vibrations qui s’opposent à la transformation cellulaire. Mais qu’est-ce que c’est qu’un pauvre petit corps pour faire tout ce travail! Il a tout à fait le sentiment que c’est une sorte d’accumulation et de concentration de choses (mais c’est nécessairement un choix (Mère rit), parce que si tout devait se faire dans un centre comme ça [son corps], ce serait... ce serait impossible!) Et alors si tu savais, ces cellules, chacune en particulier et dans leur ensemble (parce qu’elles forment des groupes et des ensembles), dans leur ensemble elles sont si profondément et parfaitement convaincues que tout-tout est non seulement décrété mais exécuté par le Divin; elles ont une sorte de perception constante et si pleine de... c’est une foi consciente de Sa sagesse infinie, même quand, pour la conscience ordinaire, il y a ce qu’on a l’habitude d’appeller une souffrance ou une douleur – ce n’est pas cela pour elles! c’est autre chose. Et le résultat est un état de... oui, c’est un état de lutte paisible. Le sentiment de la Paix est là, la vibration de la Paix est là, et en même temps il y a cette impression d’être... (comment dire?) en éveil dans une lutte constante. Alors tout cela ensemble, ça vous fait quelque chose d’assez curieux.

Et il se passe là-dedans... Oh! il y a tout le temps comme (tiens, c’est l’équivalent de ces colorations dont je parlais), il y a comme des vagues qui passent comme ça, qui touchent, qui sont cette joie de vie, la joie de la vie, mais au lieu d’être... N’est-ce pas, il y avait des moments quand le corps est dans une sorte d’équilibre (ce que nous appelons, dans notre conscience extérieure ordinaire, un «équilibre»), quand le corps est en équilibre, c’est-à-dire en bonne santé, il y a cette joie qui est constante, qui est comme les vagues de la mer qui se gonfle (Mère dessine de grandes ondes): ça passe, c’est comme derrière; ça vient, ça montre son nez; et puis ça disparaît. Dans les toutes petites choses de la vie – oui, matérielle –, la joie de ces choses, la joie qu’elle contient, cette espèce de vibration (une vibration lumineuse, spéciale), ça se montre comme pour dire que c’est là; que c’est là, qu’il ne faut pas l’oublier, que c’est là; mais c’est dominé par cette... tension.

Et puis, de temps en temps, tout semble comme sur le bord d’un précipice, et que ça ne tombe pas parce que ça garde son équilibre, mais que si on n’était pas dans cet état supérieur de foi parfaite, on tomberait, n’est-ce pas.

Et tout cela est ensemble, et ça fait un ensemble si... particulier!2

(long silence)

Ce sentiment que toutes les choses sont organisées, concentrées, arrangées selon un rythme, et que si on arrive à maintenir l’équilibre de ce rythme, cela produit une permanence.

(Mère reste absorbée en elle-même) L’équilibre de ce rythme – l’équilibre progressif, ascendant, de ce rythme –, c’est cela qui doit constituer pour la Matière le sens de l’immortalité.

Mais encore...3

17 mars 1961

Aph. 57 – Le tigre agit selon sa nature et ne connaît rien autre, c’est pourquoi le tigre est divin et il n’y a point de mal en lui. S’il se posait des questions, ce serait un criminel.

Quel serait l’état vraiment «naturel» pour l’homme? Pourquoi se pose-t-il des questions?

L’homme est sur la terre1 un être de transition, et, par conséquent, au cours de son évolution, il a plusieurs natures successives, qui ont suivi une courbe ascendante et continueront à la suivre jusqu’au moment où il touchera le seuil de la nature supramentale et se transformera en surhomme. Cette courbe est la spirale du développement mental.

Nous avons tendance à appeler «naturelle» toute manifestation spontanée qui n’est pas le résultat d’un choix ni d’une décision préconçue, c’est-à-dire sans intrusion de l’action mentale. C’est pourquoi, quand l’homme a une spontanéité vitale très peu mentalisée, il nous paraît plus «naturel» dans sa simplicité. Mais c’est un naturel qui ressemble beaucoup à celui de l’animal et qui est tout en bas de l’échelle évolutive humaine. Il ne retrouvera cette spontanéité sans intrusion mentale que lorsqu’il aura atteint le stade supra-mental, c’est-à-dire dépassé le mental et émergé dans la Vérité supérieure.

Jusque-là, toutes ses manières d’être sont naturellement naturelles! Mais avec le mental, l’évolution a été, on ne peut pas dire faussée mais déformée, parce que, de par sa nature même, le mental était ouvert à la perversion et que presque dès le début il s’est perverti (ou pour être plus exact, il a été perverti par les forces âsouriques2). Et maintenant, c’est cet état de perversion qui nous donne l’impression de ne pas être naturel. C’est en tout cas une déformation.

Tu demandes pourquoi il se pose des questions? Mais parce que c’est le propre du mental!

Avec le mental est apparue l’individualisation, avec un sentiment de séparation très aigu, et aussi une sorte d’impression plus ou moins précise d’une liberté de choix – tout cela, tous ces états psychologiques sont la conséquence naturelle de la vie mentale et ouvrent la porte à tout ce que nous voyons maintenant, depuis les aberrations jusqu’aux principes les plus rigoureux. Et cette impression qu’a l’homme de pouvoir choisir entre une chose et une autre est la déformation d’un principe vrai qui ne serait totalement réalisable qu’avec l’apparition de l’âme ou de l’être psychique dans la conscience: si l’âme prenait en main le gouvernement de l’être, alors la vie de l’homme serait vraiment l’expression de la Volonté suprême traduite individuellement, consciemment. Mais dans l’état humain normal, c’est un cas qui est encore tout à fait exceptionnel et qui, pour la conscience humaine ordinaire, ne paraît pas du tout naturel – ça paraît presque surnaturel!

L’homme se pose des questions parce que cet instrument mental est fait pour voir toutes les possibilités et que l’être humain a l’impression qu’il a la liberté de choix... et la conséquence immédiate est la notion du Bien et du Mal, de ce qui est juste et de ce qui est faux, et toutes les misères qui s’ensuivent. On ne peut pas dire que c’est une mauvaise chose: c’est une étape intermédiaire – une étape pas très agréable, mais enfin... qui était certainement inévitable pour le plein développement.3


Ce matin entre deux et trois heures, j’ai eu une expérience... quelque chose qui remontait du subconscient: c’était effroyable, mon petit! C’était le déploiement (disclosure est le vrai mot4) d’une inefficacité effroyable! honteuse.

L’expérience se passait dans un endroit qui était l’équivalent de notre endroit [le bâtiment principal de l’Ashram], mais immense; les chambres étaient dix fois plus grandes qu’elles ne sont, mais absolument... on ne peut pas dire vides: elles étaient nues. Et ce n’était pas qu’il n’y avait rien dedans, mais rien n’était arrangé; c’est-à-dire que toutes les choses se trouvaient là où elles ne devaient pas être: il n’y avait pas de meubles, alors on voyait une chose traîner ici, une autre traîner là – un désordre! effrayant. Les choses étaient employées à un usage pour lequel elles n’étaient pas faites et rien de ce qu’il faut pour un usage particulier n’était là. Toute la partie concernant l’Éducation [l’École de l’Ashram] était dans une obscurité presque totale: il n’y avait pas de lumière et on n’arrivait pas à les allumer, et les gens se déplaçaient et venaient me faire des propositions incohérentes et stupides. J’essayais de trouver un coin pour me reposer (pas «reposer» parce que j’étais fatiguée, mais pour pouvoir me concentrer un peu et arriver à voir clair dans tout cela), et c’était impossible – personne ne me laissait tranquille. Finalement, j’ai mis bout à bout un fauteuil qui était branlant et un tabouret pour mes pieds, et j’ai essayé de me «reposer» comme cela; mais imédiatement quelqu’un est venu (je sais qui; je ne dis pas les noms exprès), quelqu’un est venu et m’a dit: «Oh! mais ça ne va pas du tout! ça ne PEUT PAS s’arranger comme cela», et puis il a commencé à faire du bruit, des mouvements, du désordre – enfin c’était affreux.

Et pour finir, je suis entrée dans la chambre de Sri Aurobindo – une chambre énorme, énorme! – mais dans le même état. Et lui, avait l’air d’être dans une conscience éternelle, tout à fait détaché de tout, mais avec une impression très claire de notre incapacité totale.

Et alors il n’avait pas mangé (probablement parce qu’on ne lui avait rien donné à manger) et quand je suis entrée, il m’a demandé s’il était possible d’avoir quelque chose, un petit déjeuner; j’ai dit: «Oui-oui! je vais aller le chercher» – je m’attendais à le trouver prêt. Alors j’ai dû faire une sorte de chasse pour arriver à trouver quelque chose: c’était fourré dans des armoires (et mal mis encore), tout en désordre – dégoûtant, tout à fait dégoûtant. J’ai fait appel à quelqu’un (qui était endormi et qui est arrivé avec des yeux gros de sommeil) et je lui ai dit de m’arranger le déjeuner pour Sri Aurobindo; mais alors il avait ses idées fixes et ses principes (exactement tel qu’il est dans la vie). Je lui ai dit: «Dépêchez-vous, Sri Aurobindo attend.» Mais se dépêcher? C’était impossible! il fallait faire les choses suivant sa conception des choses. Et une maladresse, une incapacité effroyables. Bref, ça a pris des temps infinis pour arriver à chauffer un petit déjeuner assez maladroit.

Je suis arrivée avec mes plats chez Sri Aurobindo. Sri Aurobindo m’a dit: «Oh! ça a pris si longtemps que maintenant je vais d’abord me baigner.» Alors j’ai regardé mon pauvre déjeuner en me disant: «Voilà, j’ai eu tant de mal à l’avoir chaud et il va devenir froid.» Et tout cela était si sordide et si triste.

Et tu sais, lui, il était comme ça, comme s’il vivait dans une éternité. Mais tout à fait, tout à fait conscient de... de notre incapacité totale.

Alors c’était tellement triste, n’est-ce pas, de voir que nous n’étions bons à rien que cela m’a réveillée, ou plutôt j’ai entendu sonner l’heure (c’était comme l’autre jour: je n’ai pas compté, j’ai sauté de mon lit pour m’apercevoir à temps qu’il n’était que trois heures, et je me suis recouchée). Alors j’ai commencé à «regarder» et je me suis dit: «Eh bien, vraiment, s’il faut que nous sortions de toute cette... infirmité avant que quoi que ce soit de vraiment bien puisse être fait, nous avons du chemin à faire!» C’était lamentable, lamentable (d’abord sur le plan mental, puis sur le plan matériel), absolument lamentable. Et moi, je dépendais de ces gens! (Sri Aurobindo dépendait de moi, et d’eux par conséquent), et moi je dépendais de ces gens et je me disais: «Bon dieu! si seulement je savais où étaient les choses! si on m’avait laissé, n’est-ce pas, vraiment triturer la chose, ça aurait pu être fait vite.» – Mais non-non! il fallait passer par tous ces gens! (comme c’est d’ailleurs dans la vie: on dépend toujours d’intermédiares). Voilà.

Cela m’a fait penser.

(silence)

La dernière fois quand je t’ai raconté cette expérience [du 11 mars avec Pavitra], la nuit où je t’avais rencontré et où je te disais «au revoir», je ne t’ai pas dit un point qui était très-très important, qui était le plus important en fait: je quittais définitivement – définitivement – l’assujettissement au fonctionnement mental. C’était cela, mon «départ».

Depuis très longtemps, je vois toutes les phases d’assujettissement au fonctionnement mental (depuis très longtemps), l’une après l’autre qui se défont comme ça. Et cette nuit-là, c’était la fin, c’était la dernière phase: je quittais l’assujettissement au fonctionnement mental pour m’élever à une région de liberté. Et alors tu avais aidé beaucoup, tu étais très-très gentil, je te l’ai dit. Eh bien, cette fois-ci, ce n’était pas cela! c’était pour me mettre le nez dans notre incapacité.

Tu vois ça!

Et une chose après l’autre, et une chose après l’autre! Ce subconscient est... interminable, interminable, si tu savais... Et alors, je te passe des détails, oh! d’une imbécillité! Celui que je ne nomme pas et qui avait si maladroitement préparé ce déjeuner, il m’a dit: «Oh! oui (tout cela en anglais, je traduis) oh! oui, aujourd’hui Sri Aurobindo est un peu... morose, he is depressed»! Je te l’aurais giflé: «Espèce d’imbécile! tu ne comprends donc rien!» Et Sri Aurobindo avait l’air de ne pas vouloir manifester mais d’être absolument conscient de notre incapacité.


(silence)

Maintenant je dois dire (si c’est une consolation) que chaque fois qu’une chose comme cela émerge dans la conscience la nuit, après ça va mieux. Ce n’est pas inutile, c’est du travail qui est fait – déblayer, déblayer, déblayer. Mais il y en a!

Est-ce que ça agit sur la conscience des gens tout de même – je veux dire sur leur conscience extérieure?

Ah!... pas beaucoup!

Oui et non, en ce sens que j’arrive à faire un progrès général. Individuellement, certains sont réceptifs (il y en a même parfois qui sont étonnamment réceptifs: ils reçoivent la suggestion exacte, juste sur le point exact), mais c’est un sur cent – même j’exagère.

Seulement, d’abord j’ai une sorte de pouvoir sur les circonstances, qui me vient: comme si je m’élevais au-dessus et que j’aie le pouvoir de triturer ça, ce subconscient, un peu. Alors naturellement cela réagit: ça fait des zones entières qui entrent sous le contrôle. C’est cela qui est le plus important. Les individus reçoivent le contre-coup après, parce qu’ils sont très... tu sais, c’est très coagulé, un peu dur! Un manque de plasticité.

Par exemple, ce garçon dont je parle et que je ne nomme pas, je travaille avec lui depuis... il y a certainement plus de trente ans, je l’ai dressé au travail – et je ne suis pas arrivée à lui faire faire les choses spontanément suivant la nécessité du moment et sans ses idées préconçues (ça, c’est le point sur lequel il résiste); alors quand, à un moment donné, il faut faire les choses vite, lui, il suit sa règle habituelle et ça prend... ça n’en finit plus! Et c’était illustré cette nuit d’une façon tellement frappante! Je lui disais: «Mais voyez: ça, c’est là – c’est LÀ –, faites vite, chauffez un peu et je vais y aller.» Ah! (il ne protestait pas, il ne disait rien)... mais il faisait ex-ac-te-ment comme il concevait que cela devait être fait.

C’est cette espèce d’esclavage terrible de ce mental inférieur. Et c’est si général! Oh! toutes-toutes ces histoires d’École, mon petit, et d’enseignement, et tous ces professeurs...5, terrible, terrible, terrible! Et moi, j’essayais de tourner les commutateurs, je voulais donner de la lumière – il n’y en avait pas un qui marchait!

Naturellement, ce sont des tableaux un peu exagérés parce qu’ils se présentent isolément du reste: dans l’ensemble il y a beaucoup de choses qui s’entrecroisent et se complètent, et les unes diminuent l’importance des autres. Mais là, dans une expérience comme cette nuit, c’est pris tout seul, isolément, montré comme ça, comme avec des verres grossissants. Mais enfin c’est... c’est une bonne leçon.

Inefficacité... Bien.

Et tout cela SURTOUT parce que chacun est enfermé dans sa petite formation personnelle (Mère dessine une coque), formation du mental le plus ordinaire, le mental qui construit la vie de chaque jour, comme dans une prison étroite.6

21 mars 1961

La nuit dernière, j’ai eu deux expériences consécutives qui ont indiqué d’une façon plus que précise que l’origine de tout cela [Mère parle des difficultés générales et personnelles, dans l’Ashram et dans son corps], ce sont des pratiques magiques.

Et j’ai vu, d’abord sur le plan mental (mental-physique, mental matériel) un individu... Je ne suis pas tout à fait sûre de son identité (quand je l’ai vu cette nuit, je ne l’avais associé à personne), mais c’est évidemment quelqu’un qui, d’après ses apparences extérieures, est un sannyasin. Et il me poursuivait: il me barrait le passage et voulait m’empêcher de faire mon travail (c’était une longue-longue affaire). Mais j’étais très consciente, je veux dire que je voyais d’avance tout ce qu’il allait faire, alors cela n’avait pas d’effet. J’en suis sortie au bout d’un assez long moment, c’est-à-dire que j’avais quelque chose à faire et j’allais, puis je revenais chez moi, et il se cachait partout pour m’attraper, mais il n’a pas réussi, il n’a rien pu faire. Et j’ai su que les activités de cet individu duraient depuis longtemps.

Puis je me suis réveillée (je me réveille toujours trois ou quatre fois la nuit) et quand je me suis recouchée, j’ai eu une attaque de ce que le docteur et moi avons pris pour de la filariose – mais une filariose qui a un curieux caractère parce que je la maîtrise à un endroit, elle vient à un autre; je la maîtrise à l’autre, elle vient encore à un autre. Et cette nuit, c’était dans les bras (entre deux heures et demie et quatre heures du matin; ça a donc duré très longtemps), mais là j’étais tout à fait consciente et chaque fois que l’attaque venait, je faisais comme cela (Mère fait des sortes de passes sur ses bras, pour chasser le mal), si bien que mes bras n’ont rien du tout. Et alors, à la fin, je suis entrée tout à fait consciemment dans le physique subtil le plus matériel, c’est-à-dire ce qui est juste après le corps. Là, j’étais assise dans «ma chambre» (c’était une immense chambre, cubique) et j’étais en train de lire ou d’écrire quelque chose, quand j’entends la porte qui s’ouvre et qui se referme (mais j’étais occupée, n’est-ce pas, et je n’ai pas fait attention: j’avais l’impression que c’était l’un de ceux qui sont autour de moi), lorsque, tout d’un coup, je sens dans mon corps une impression si désagréable que je lève la tête et je regarde. Et je vois un individu (tu sais, les magiciens en Europe, quand ils s’habillent avec des petites culottes de satin et une chemise... c’était ce genre), un Indien, assez foncé de couleur, jeune, ce que d’habitude on appelle «un beau garçon», les cheveux bien pommadés, assez grand, mais qui était comme s’il avait été tiré,1 parce qu’il regardait dans le vide (n’est-ce pas, il ne me regardait pas: il regardait dans le vide), et il se tenait là, devant moi. Et alors, au moment où je l’ai vu, dans toutes mes cellules, il y a eu cette même impression que j’ai avec ce que j’appelais la filariose (c’est une espèce de petite douleur spéciale), et en même temps toutes les cellules ont eu un dégoût! une volonté de rejet, formidable! Alors je me suis dressée (j’étais assise; je ne me suis pas levée: je me suis dressée) et je lui ai dit avec toute la puissance possible: How do you dare to corne in here! [Comment osez-vous entrer ici!] Je l’ai dit si fort que j’ai fait du bruit et cela m’a réveillée!

Je ne sais donc pas ce qui est arrivé. Mais après, ça s’est bien arrangé.

Cet individu, j’ai su aussi, en même temps que je le voyais, qu’il n’était qu’un instrument, mais un instrument à qui on a donné beaucoup d’argent, quelqu’un qui a payé très cher pour qu’il fasse cela – je le reconnaîtrais parmi des centaines: n’est-ce pas, je le vois, je le vois plus clairement... on voit plus clairement que physiquement. C’est un homme sans intelligence, qui est seulement un instrument; il n’a aucune animosité personnelle et il a été payé – payé très cher. Et c’est quelqu’un qui se cache derrière et qui se sert de lui comme d’un paravent.

Avant cela, j’ai aussi attrapé mal à la gorge (ça faisait partie de l’attaque). Je ne croyais pas que ça allait sortir: c’est sorti seulement ce matin vers 9 h et demie quand je suis descendue pour la méditation avec X.2 Mais ce n’est rien du tout. Pendant tout le temps que j’étais là avec X (même avant, quand je l’attendais), c’était complètement arrêté – tout était arrêté là-bas. C’est seulement quand il est parti et que je suis venue ici que ça a commencé. Mais ce n’est rien.

Mais alors, ce matin (parce que X m’avait dit qu’il faisait quelque chose pour moi dans son poudjâ – depuis le mois de décembre, paraît-il!) j’ai pensé qu’il valait mieux qu’il sache. Je lui ai envoyé dire cela par Amrita. Et il a répondu à Amrita que cela confirmait sa certitude que depuis le mois de décembre, Z est en train de faire de la magie noire contre moi. On lui a dit qu’il faisait de la magie noire au Cachemire. Est-ce cela, cette personnalité que j’ai vue avant [lors de l’attaque magique de décembre 1958]? Parce que c’était quelqu’un qui cachait son identité, alors je ne peux pas dire. Mais c’était une forme qui avait une robe de Sannyasin – c’est peut-être lui, je n’en sais rien. Je réserve mon jugement parce que je ne sais pas personnellement. Mais c’est ce que X a dit et qu’il allait redoubler ses efforts.

Voilà la situation.

Et puis, j’ai parlé ce matin au docteur. Il m’a dit: «En effet, il y avait dans votre filariose des symptômes qui manquent et d’autres qui n’existent pas.» Alors il était un peu ennuyé, il ne comprenait pas, parce qu’il était impossible de comprendre ce que c’est si ce n’est pas de la filariose. Je lui ai dit qu’il se pourrait (parce que j’avais de la filariose il y a quelques années, comme je te l’ai dit, mais c’était maîtrisé), il se pourrait que l’attaque magique ait pris ce point d’appui.

Évidemment, il y a des symptômes qui ne se produisent jamais avec les filarioses; et surtout le docteur était ahuri du contrôle que j’avais: ça avait commencé par les pieds, j’ai contrôlé là; puis c’est monté, j’ai contrôlé là; et puis c’est monté encore, alors j’ai continué à contrôler. Enfin, l’autre jour, l’attaque a essayé de venir dans les bras, mais cela n’a pas pu tenir le coup – et la nuit dernière c’était une grande orgie!... (Mère rit). Donc, c’est peut-être la déformation, ou la transposition, d’un effort mantrique quelconque, comme la dernière fois en 58 quand on voulait que je rejette tout mon sang et cela n’a été que la nourriture! C’est probablement quelque chose d’analogue. J’ai l’impression qu’ils ont fait une tentative (j’ai eu cette impression depuis le commencement) une tentative de thrombosis3 (tu sais, quand la circulation est arrêtée par quelque chose), une tentative de cela (il paraît d’ailleurs que X avait demandé au docteur s’il s’agissait d’un empoisonnement du sang; c’est donc qu’il avait vu là une possibilité). Il n’y a absolument rien eu de ce genre, mais il y a eu une tentative d’arrêt de la circulation dans les veines; alors c’est probablement une «adaptation» de la tentative magique. Mais cela s’est accompagné de toutes les choses habituelles: toutes les suggestions habituelles, toutes les «prophéties» habituelles [sur le départ de Mère]. Mais tout cela, n’est-ce pas, ce sont pour moi les lieux communs de la vie, c’est tout. J’ai l’habitude. Ça n’a pas d’importance.

Vraiment, tu crois que Z serait derrière ce magicien que tu as vu?

Cela se pourrait.

Moi, je n’y ai pas pensé du tout – du tout. J’ai vu la pensée de Z plusieurs fois, mais pas sous cette forme: une pensée très-très furieuse, mais qui essayait de... raccrocher mon intérêt.4 C’était autre chose. Ça, c’est ce que dit X, c’est ce que, lui, a vu. Il n’a pas l’air d’avoir attaché la moindre importance à ce magicien que j’ai vu – cet individu était seulement un écran, c’est tout à fait évident. Ce doit être quelqu’un qui connaît, qui a appris la magie et qui sert d’instrument à un autre. Mais ce matin, quand j’ai vu tout cela, je dois dire que je n’ai pas pensé une seule fois à Z. C’est seulement X qui le dit.

Mais Z, je ne sais pas comment expliquer ma relation avec lui?... Il est dans une lumière de bénédiction, alors... Parce que je lui avais ouvert des portes quand il était ici sur une réalisation qu’il n’était pas capable d’avoir et qui le dépassait d’une façon foudroyante, mais qui lui a donné une ambition effroyable, n’est-ce pas. Et alors tout cela s’est gâté. Donc, de ce point de vue, c’est une grande bénédiction (pour lui); même s’il devient un Asoura5 épouvantable, ça finira de la bonne manière! – Ça ne fait rien, ça n’a pas d’importance. C’est pour cela que même, ce matin, quand j’ai eu la réponse de X au sujet de Z, c’était la même chose: cette grande Lumière de la Mère suprême qui est allée vers Z. – Ça n’a pas d’importance. S’il s’amuse à faire ça, c’est dommage pour lui. Mais ça ne me regarde pas: ça regarde X, et X fait ce qu’il faut, et je crois (riant) qu’il tape fort!6

(silence)

Seulement, quand je suis descendue ce matin, je ne voulais pas que ce rhume nous dérange pendant la méditation avec X, alors est venue cette espèce d’immobilité (Mère abat ses deux mains, poings fermés, comme pour montrer une masse solide qui descend). C’est ça qu’il emploie pour guérir. Et je dois dire que c’est cela qui m’arrive aussi, même quand ça ne vient pas de lui: une Force qui prend tout et qui arrête tout – il n’y a plus de vibrations, c’est une immobilité.

J’avais dit à N de frapper à la porte quand il arriverait avec X, mais il ne l’a pas fait. Heureusement j’ai entendu le bruit de la porte qui s’ouvrait, alors je me suis levée dans cet état... j’ai failli tomber! X a dû croire que j’étais dans un état de faiblesse ou je ne sais quoi (!) parce que je me suis tenue aux bras du fauteuil et quand j’ai pris ses fleurs, mes mains tremblaient – je n’étais pas dans mon corps. Et après il y a eu une concentration, oh! (nous sommes restés à peu près trente-cinq minutes) c’était so-lide! C’est une solidité extraordinaire. Je n’ai pas voulu attendre que ça se calme avant de venir ici, pour ne pas perdre de temps: tu as bien vu, j’étais comme une somnambule quand je suis arrivée! En passant, j’ai dit aux gens [dans le couloir]: Je reviens, je reviens!... C’est tout ce que j’ai pu dire. Comme une idiote.

(silence)

Enfin, voilà, je voulais te dire cela parce que c’est une indication. Il vaut mieux le dire quand ça vient d’arriver, comme cela la chose est tout à fait exacte.

Cet idiot de rhume... au milieu de la nuit. C’était le commencement de cette attaque.

Et puis la porte est ouverte aussi, ce n’est pas très fameux! (Le disciple se lève pour fermer la porte.)

(Mère rit) Non! je n’ai pas froid, j’ai chaud!

Oui, mais il y a des courants d’air!

J’ai chaud! C’est une congestion.

Nous allons voir si la découverte de cette nuit va amener un résultat... Il ne manquait plus que ce rhume! C’est tout à fait ridicule.

Ce n’est pas moi qui t’ai envoyé ça, non?

Tu as un rhume?

Non-non! mais un peu de mauvaise humeur.

Oui, j’ai bien vu...

Mauvaise humeur, à quoi ça sert?

Un peu accablé par... trop de choses.

Trop de travail.

Non, ce travail-là, il ne faudrait pas que tu le fasses.7

Mais qui est-ce qui peut le faire? Il n’y a personne ici. C’est pour cela que je voudrais que l’on fasse attention quand on publie des textes de Sri Aurobindo...

Oui, c’est cela qui est ennuyeux. C’est pour cela que je ne te dis pas carrément: je ne veux pas que tu le fasses, parce que, après tout, il ne faudrait pas Le massacrer!

Oui, tu comprends, je ne peux pas faire cela légèrement. Moi, je ne peux pas, ce n’est pas possible.

Non, mais... Enfin, on va essayer.

Tu ne peux pas t’imaginer comme les choses sont difficiles en ce moment! Il faut se tenir comme ça: tout-tout-tout est difficile. Ce n’est pas une question individuelle: tout-tout grince, partout, comme s’il y avait du sable dans tous les engrenages. Et les choses sont arrivées maintenant à une sorte de climax [paroxysme].

Alors il faut simplement s’accrocher et tenir bon – pas bouger. C’est le même remède que pour la maladie: pas bouger.8

Ça passera.

Je te mets tout ce que je peux dans ta nourriture – pas mon rhume!9

25 mars 1961

(La veille, le disciple avait écrit une lettre à Mère où il se plaignait de n’avoir jamais d’expériences concrètes.1 Voici ce que Mère a répondu après une méditation ensemble:)

Ce n’est pas que tu n’aies pas d’expériences! Tu as même accès à des régions où il est très rare que les gens aillent: tu es capable d’avoir de la lumière, des intuitions, des révélations – mais probablement ce doit être quelque chose d’habituel pour toi et tu n’y fais pas attention. Enfin, je suis venue méditer avec toi, spécialement pour voir ce qu’il y avait qui empêchait que tu sois conscient... Et j’ai vu, du côté droit, ton côté droit, une sorte de cristallisation... un peu comme si tu étais dans une statue.

C’était comme de l’albâtre transparent, dur, plus dur que de la pierre. C’était le résultat d’une individualisation – c’était cela mon impression. Une individualisation qui est devenue très... comme durcie, et qui s’est voulue tout à fait transparente mais qui n’entre pas en contact sensible avec les choses: ça n’entre que par les domaines de là-haut, de la perception intellectuelle – pas intellectuelle: une sorte de vision mentale. Et je commençais à taper dessus!

C’était surtout là, de ce côté-là, à droite, comme ça – j’ai tapé dessus. Mais c’est curieux: ça ne cassait pas... ça s’assouplissait, mais alors ça perdait de sa beauté (c’était si joli! comme ciselé). J’ai essayé de passer au travers, et alors pour passer au travers (c’est cela que j’ai trouvé intéressant), c’est qu’au lieu de passer par ce plan-là (geste à hauteur de la poitrine), le plan psychique, de la vibration de l’âme, il fallait que je monte là-haut pour redescendre après. Et finalement, je suis entrée dedans sans m’en apercevoir! A force de concentration je suis entrée dedans. Et alors là, au niveau du vital, le vital émotif, là (geste à hauteur du plexus solaire), je me suis trouvée dedans littéralement, et j’ai mis là deux fleurs: une très grosse fleur d’«endurance» du vital le plus matériel [zinnia] et une autre fleur comme celle que X vient de me donner [cosmos] mais plus grosse et toute blanche (ça concerne les mouvements sexuels: «la lumière dans les mouvements sexuels»). Mais ce qui est curieux, c’est que j’ai passé dedans par une transe; n’est-ce pas, j’étais très occupée à essayer de rendre ça plus fluide quand, tout d’un coup, poff! je me suis retrouvée dedans, mais par une transe,ce qui fait qu’il n’y avait plus... c’est devenu tout à fait objectif: il n’y avait plus aucune pensée, rien. Et j’ai vu que j’avais mis ces deux fleurs ici (geste à hauteur du ventre et de la poitrine), l’une du côté actif (une très grosse fleur d’endurance, d’un pourpre foncé), et une autre beaucoup plus petite, blanche, pur blanc, un petit peu plus bas. Au moment où je regardais ça, je crois que la pendule a sonné, quelque chose m’a tirée, alors tout s’est effacé.

Mais ce qui m’a intéressée, c’est que, quand j’ai reçu ta lettre hier soir, je me suis concentrée un moment, presque comme une curiosité: «Tiens, pourquoi n’a-t-il pas du tout l’impression d’avoir une expérience? Pourquoi n’a-t-il rien?» Et justement, je voulais savoir quel genre d’expérience te donnerait l’impression que tu as une expérience (!)

Si je recevais de la Lumière: que je la VOIE, cette Lumière, si je voyais des étendues devant moi...

Alors c’est dans le domaine de la vision, de la perception consciente.

Oui, perception consciente, vision, autrement il ne se passe jamais rien, jamais!

J’ai bien compris! Mais alors hier, au moment où je me suis concentrée, j’ai eu encore l’impression que j’étais assise en face de toi; et de la même façon, avec mon côté gauche, je tapais-tapais sur cette chose qui était absolument rigide, du côté droit. Et j’étais étonnée, je me suis dit: «Tiens, mais pourquoi est-ce que je tape?» (Je n’avais aucune intention de taper!) C’était curieux, tu sais. Le côté gauche n’est pas comme ça; c’est ce côté-ci (droit).

Mais maintenant j’ai fait des dégâts!


(silence)

Ce qui est curieux, c’est que j’ai reçu la même plainte de S. Il dit: «Je n’ai pas d’expériences.» Alors je lui demande: «Quelle expérience?» Il me répond: «Je m’assois en méditation et il vient une paix-paix-paix... (il y a des gens qui sont très heureux avec ça! mais lui...), c’est toujours la même chose!» Je lui demande: «Quelle expérience voulez-vous?» Il me dit: «Mais être conscient – être conscient du Divin, conscient de la Présence divine!» Et je lui réponds toujours: «Mais c’est parce que votre mental est barricadé» (Mère dessine une figure géométrique). N’est-ce pas, il est tellement convaincu qu’il sait! Il me dit: «Mais non! ce n’est pas cela.» – Il ne me croit pas!

Mais en tout cas, je n’arrive à aucun résultat avec lui, et avec X non plus.

Plusieurs fois dans ma vie, j’ai éprouvé un certain phénomène où j’avais une expérience absolument exceptionnelle et unique, et en même temps l’impression qu’une partie de mon être ne s’en apercevait pas! Et je me disais: «Tiens, si je n’avais pas été là en même temps que là (Mère désigne deux niveaux différents dans sa conscience), j’aurais pu avoir toutes ces expériences (et ce n’est pas une fois, c’est beaucoup de fois), toutes ces expériences sans jamais le savoir! Et des expériences absolument uniques, comme certaines vieilles expériences védiques – absolument uniques. Quand je les ai racontées à Sri Aurobindo, il m’a dit: «Oh! c’est extrêmement rare! il y a des gens qui essayent toute leur vie pour avoir ça.» Et cela m’est arrivée souvent (pas seulement une fois: souvent); l’expérience se situait là (geste en haut), il y avait quelque chose qui savait, qui était là, et il y avait quelque chose qui était ici et qui si, «ça» n’avait pas su, «ça» n’aurait jamais su (Mère désigne deux parties différentes de sa conscience). Et c’était pourtant... l’expérience était là, totale.

C’est très difficile à expliquer, c’est extrêmement subtil.

Mais cela m’a fait penser que ce doit être quelque chose comme cela qui se passe avec les gens. Parce que les expériences, je vous les donne! sans me vanter.

Bien sûr, vous êtes tout à fait en droit de me répondre: «A quoi ça sert puisque nous ne nous en apercevons pas!» Mais ce doit être un phénomène comme cela. Je suis à la recherche de la raison... quelque chose... which refuses the knowledge [qui refuse de savoir]. C’est une partie de l’être qui refuse de s’apercevoir de l’expérience (et pas consciemment).

Il y a quelque chose à faire pratiquement?

C’est plutôt... Peut-être est-ce de l’ordre de la candeur enfantine? N’est-ce pas, simplicité et candeur enfantines quelque part – quelque part où il y a une conscience très intellectualisée.

C’est quelque chose qui est très sur ses gardes, qui ne veut pas être dupe, pas être victime de l’imagination.

Une espèce de candeur enfantine qui manque quelque part.

27 mars 1961

(Mère apporte une note qu’elle a écrite le matin même à propos d’une méditation avec X, le «gourou» tantrique:)

«L’extrême subjectivité des expériences est très déconcertante.

«Hier, en attendant X, j’étais comme d’habitude, en communion avec le Suprême sous son aspect d’Amour. Tout d’un coup, j’ai senti que X arrivait; alors spontanément s’est élevé de mon cœur, comme un Véda, un mouvement de gratitude pour sa grande bonne volonté, et cela s’est formulé comme une prière au Suprême: «Donne-lui (à X) la béatitude de Ton Amour et les joies de Ta Vérité.

«Depuis longtemps, X ne dit plus rien de ses méditations avec moi, et juste hier il a dit à N que, au début de la méditation, il avait eu de la difficulté parce qu’il y avait une force adverse et que cela lui avait pris cinq minutes pour la surmonter!

«Évidemment, il était dans un tout autre état de conscience...1

«Mais...»

Et pour moi, l’expérience était si claire! Je veux dire si jolie et si spontanée! Et c’est la première fois (plusieurs fois je me suis concentrée sur X pour le remercier de ce qu’il a fait, mais c’était tout au début); c’est la première fois que c’est venu comme cela: une atmosphère si-si douce, si lumineuse, si rayonnante. Et puis N me dit cela l’après-midi [la présence d’une force adverse dans l’atmosphère]!

Et je n’ai rien senti. Je n’ai rien senti.

Tu sais qu’il a dit que l’on faisait de la magie contre moi. Mais justement, jamais je n’ai senti quoi que ce soit là-bas [dans la salle de darshan où Mère médite avec X], parce que je prenais grand soin d’arriver une demi-heure avant, et naturellement cela nettoie l’atmosphère: quand il arrive, tout est toujours prêt, dans un silence, une paix parfaite. Il t’avait toujours dit, n’est-ce pas, que quand il arrivait là, il entrait dans un autre monde, comme le Kaïlash;2 et cela a toujours été la même chose. S’il y a un changement, c’est encore plus maintenant; c’est plus parce que (comment dire?) c’est plus stable. Avant, c’était un peu fluctuant: ça venait, ça partait, ça venait..., mais maintenant c’est comme une masse tranquille (Mère abat ses deux bras) qui ne bouge pas. Et particulièrement hier, il y avait eu cette expérience: j’ai senti qu’il arrivait (je sens toujours quand il va venir quelque chose qui me tire un petit peu dehors pour que je ne sois pas tout à fait en transe et que je puisse me lever), j’ai senti, et alors cette prière est venue comme cela, si spontanément, oh!... Et puis (riant) l’après-midi, N me dit cela! Il me dit: «Oh! X m’a dit qu’il avait eu des difficultés au commencement de la méditation d’aujourd’hui: il y avait une force hostile et cela lui a pris cinq minutes pour pouvoir clarifier ça»!

Alors j’ai eu cette impression que l’on a dans le domaine extérieur: que c’est tout des morceaux qui s’emboîtent plus ou moins bien mais qu’il n’y a pas d’unité intérieure – n’est-ce pas, il n’y a pas une chose, une chose qui est vraie, essentiellement vraie et toujours vraie. Ça, c’est entendu, extérieurement c’est comme cela, nous le savons; mais j’avais toujours l’impression qu’avec les gens qui ont une vie intérieure, on arrive à une sorte d’identité de vibration et de connaissance – mais non!

J’ai dit bon, si c’est comme cela...

Alors hier, toute la soirée, je me suis demandé: «Est-ce que c’est... hopeless [sans espoir]?» Évidemment ce n’est pas vrai; ce n’est pas hopeless, je le sais très bien. Mais alors qu’est-ce qu’il faudra pour que ce soit autrement? – Absolument rien que la transformation supramentale. C’est-à-dire encore beaucoup de chemin à faire.

J’avais l’impression, par exemple, que quand je pense (pas «penser», mais quand j’avais une perception intérieure), eh bien, que X pouvait la recevoir; que quand, justement, j’avais un sentiment comme cela pour lui et que j’appelais la Force, que je faisais venir la Force, j’avais l’impression qu’il le savait!

Si c’est comme cela...

Ce n’est pas encourageant.

Ah! non. Je n’étais pas encouragée.

Parce que vraiment c’était... c’était vraiment ce que je peux faire de mieux pour quelqu’un! À ce moment-là c’était si spontané! Et puis (riant), il arrive et il sent une force hostile!!

Évidemment cela veut dire qu’il était dans un tout autre plan.

Mais ce qui me chiffonne, c’est que ça devrait se sentir – pour quelqu’un qui a travaillé sur lui-même, il devrait le sentir! Pourquoi, moi, je le sens comme cela? Parce que depuis que j’ai fait tout ce travail sur mon corps, mon corps sent, et il ne se trompe pas. J’ai eu des preuves répétées: il ne se trompe pas. Quand il y a une vibration supérieure qui vient, il le sent tout de suite! Seulement, je dois dire, c’est depuis qu’il est très universalisé. Mais enfin j’avais l’impression que X devait être, dans une certaine mesure, universalisé pour avoir des pouvoirs comme ceux qu’il a. Je ne sais pas...

Ce n’est pas que j’aie été déçue par sa façon d’être, ce n’est pas cela du tout, mais ça m’a posé un problème terrible; ça m’a tout d’un coup posé le problème: «Est-ce qu’il est impossible de vivre une vérité dans cette conscience matérielle? Est-ce que c’est vraiment impossible? Un absolu, une vérité absolue qui ne soit pas tout à fait subjective et relative, chacun vivant sa vérité à sa manière. Est-ce que ce sera toujours: l’un comme ça, l’autre comme ça, l’autre comme ça, l’autre comme ça... Et c’est en mettant tous les bouts ensemble qu’on arrive à quelque chose – et encore à quoi?! Est-ce que toute manifestation de vérité absolue est impossible dans la Matière telle qu’elle est?» Voilà, c’est cela le problème qui m’a saisie.

Pourquoi? – Probablement j’étais prête à faire face au problème. Mais ça l’a posé d’une façon très aiguë et... Je peux dire que c’était tellement aigu que c’en était douloureux.

C’est une aggravation de ce que les vieilles Écoles disaient toujours. Mais Sri Aurobindo l’a nié, Sri Aurobindo nous a dit justement qu’on pouvait vivre la Vérité dans la vie matérielle!... Naturellement la conscience doit changer, mais enfin je pensais...

(silence)

Je sais que la conscience de mon corps a changé – ça, je le sais. Pas totalement, bien sûr, mais enfin suffisamment pour sentir qu’il n’y a pas de séparation: tu comprends, on sent que les vibrations ne sont pas des choses comme ça, avec des cloisons – il n’y a pas de cloisons! Et alors j’avais cette impression très fort avec lui: quand nous sommes en méditation l’un en face de l’autre, j’avais l’impression qu’il n’y avait plus de différence, que cette espèce de Vibration que je sens – cette Vibration d’une paix forte et très-très solide, très équilibrée –, que c’était la même chose; je n’avais pas l’impression que j’étais, moi ici et lui là. N’est-ce pas, je n’ai qu’à fermer les yeux pour qu’il n’y ait plus de différence. (Ce n’est pas seulement avec lui: je sens cela avec tout le monde; mais les autres, je me rends compte, je peux sentir pourquoi ils ne le sentent pas.) Mais j’avais l’impression que lui, au moins, il devait le sentir – probablement je me trompais! Cet incident est venu pour me dire que je me trompais.

Mais alors je m’étonne... Parce que quand on est assis là-bas [dans la salle de darshan], on a l’impression (je dis «on», c’est probablement... Je ne sais pas ce que c’est), je croyais qu’il avait le même sentiment que moi: oh! ça peut durer une éternité. C’est comme ça: tranquille-tranquille, paisible, équilibré, fort. Les autres fois, il y avait une sorte de mouvement: ça venait, ça partait, ça venait, ça partait; mais cette fois-ci, c’est... (Mère étend ses deux bras comme si le temps s’arrêtait) et je suis comme cela (c’est-à-dire pas «je» ici: «je» là-haut), je vois ça comme cela; et tout d’un coup, au moment où ça va être l’heure, quand la demi-heure est passée, il y a quelque chose qui vient et qui dit au corps: «Maintenant!», comme ça, un tout petit choc, et deux ou trois secondes après la pendule sonne. Je sens toujours avant: «Maintenant, c’est fini.» Autrement il n’y aurait pas de raison que cela finisse – c’est si paisible! Et pas une chose diluée, n’est-ce pas: forte, compacte. Compacte. Puis le petit choc vient, alors le corps se met (comment dire?) au garde-à-vous: «Ah! il va falloir bouger.» Et à peu près deux secondes après, toujours ça sonne. Alors j’ouvre les yeux, je regarde X et j’attends. Au bout de trois, quatre ou cinq secondes, ou une, deux minutes, il ouvre les yeux; puis il salue et il se lève. Alors je me lève. C’est toujours la même chose. Et puis je ne sais pourquoi... Je ne comprends pas, n’est-ce pas: qu’est-ce qui se passe dans sa conscience? Je ne comprends plus.

Je ne suis pas très sûr de ce qu’il a dit à N...

(Riant) Moi non plus!3

*Il ne parle pas de ces choses à N. N a peut-être confondu deux moments différents ou... Parce que X a une façon très floue de s’exprimer quand on ne le connaît pas bien, surtout quand il s’agit de temps et de lieu. Cette attaque, ce n’était peut-être pas dans la méditation avec toi, mais avant, ou ailleurs.

Je ne sais pas, parce que N me l’a dit d’une façon très concrète; il m’a dit: «Ce matin, à la méditation, X m’a dit que quand il est arrivé, il a eu des difficultés, et que cela lui a pris cinq minutes pour se remettre: il y avait une force adverse.» C’est très positif. Et je le lui ai fait répéter, je lui ai demandé: «Êtes-vous sûr que ce n’était pas avec vous, quand X est arrivé?» N m’a répondu: «Non, X a trouvé ça là [à la méditation].» Et ça, là! Que ça puisse être là avec tout ce qui est descendu de force, de lumière, de paix... c’est pour moi incompréhensible. Parce que la première chose que je fais quand je m’assois, c’est de nettoyer tout ce qui peut être là.

C’est comme une négation de mon pouvoir, c’est cela qui me chiffonne. Jusqu’à hier, je n’ai jamais eu pareille histoire!... Tu sais, le 29 prochain, il y a quarante-sept ans que je suis arrivée ici4 – ce n’est pas un jour! Eh bien, depuis que j’ai commencé à travailler avec Sri Aurobindo, le sentiment de ce Pouvoir, je l’ai, il ne m’a jamais quitté; alors c’est tout de même... Après si longtemps avoir une petite affaire comme celle-là, c’est déconcertant.

Je vais essayer de parler à X et de savoir exactement ce qui s’est passé.

Cela risque de faire un malentendu terrible; il faut faire attention. Et peut-être ne se souviendra-t-il même plus de ce qu’il a dit. C’est difficile avec lui parce qu’il ne dit pas les choses avec son mental: ça vient comme ça, et après il oublie. Tu sais comment c’est. Peut-être est-ce quelque chose qui l’a fait parler (je sais que quand il est avec N, par exemple, il dit presque toujours des choses désagréables sur les gens ou les choses, et cela dépend absolument de l’atmosphère de N – Je l’ai dit à N, je lui ai dit: «C’est à cause de votre attitude intérieure qu’il parle comme cela.» – N’est-ce pas, à l’un il dit une chose, à l’autre il dit une autre, et pas la même chose du tout, sur le même sujet – et cela dépend beaucoup de celui qui est là). Non, je ne t’ai pas raconté tout cela pour que tu lui en parles, je te l’ai dit parce que... ça a posé un problème sérieux pour moi.

Il vaut mieux attendre et voir. J’ai mis une certaine force quand j’ai écrit cette note ce matin (je l’ai écrite de très bonne heure ce matin), et tu sais, quand j’écris, cela fait une «formation»,5 et je voulais qu’elle aille à lui. Alors peut-être l’a-t-il reçue? On va voir ce qui va arriver. Il vaut mieux ne pas parler parce que cela pourrait... parler est trop extérieur.

Les autres fois (je te l’ai dit), j’avais eu des difficultés dans le domaine mental [avec X]; eh bien, tout cela s’est éclairci, très bien éclairci. Mais cette affaire maintenant, c’est sur un autre plan. Alors attendons. Peut-être que... Probablement ça s’éclaircira.

(silence)

Probablement j’avais besoin de cette expérience-là... Tu sais, cette espèce de détachement dont je t’ai parlé quand j’ai eu cette expérience – quand le corps a eu cette expérience [du 24 janvier 61] –, eh bien, ça s’accentue, au point que, maintenant, c’est pour tout-tout-tout ce qui concerne une action sur la terre. C’était probablement nécessaire. Ça a commencé par une sorte de... ce sont comme des choses qui se dissolvent (Mère fait le geste d’effriter quelque chose entre ses doigts). C’étaient des espèces de liens entre ma conscience et le Travail (pas des liens de moi-même parce que je n’en avais pas, mais le corps: toute la conscience physique, tout ce qui l’attache aux choses qui l’entourent et au Travail et à l’entourage – je t’ai dit cela à propos de l’immortalité physique; eh bien, c’est cela qui se produit). Alors ce sont comme des choses qui se dissolvent: ça se dissout, ça se dissout, ça se dissout. Et ça va s’accen-tuant de plus en plus. N’est-ce pas, ces jours derniers, les difficultés sont venues l’une après l’autre, l’une après l’autre (les choses deviennent de plus en plus difficiles), mais avant, j’avais justement le pouvoir d’agripper comme ça, et tenir (Mère ferme son poing comme pour maîtriser les circonstances), et puis il y a eu cette espèce de détachement: ça file partout-partout-partout...

Alors probablement cette affaire avec X fait partie du même procédé. Cette assurance de la réalité du Pouvoir, de la réalité de l’action spirituelle, c’est cela qui a été touché: que, ici (là-haut), ça ne communique pas avec ici (en bas). Voilà, c’est comme ça.

Cela veut dire que tu quittes tous les contacts avec la terre?

Non, ce n’est pas cela. Les choses continuent. Je ne sais pas, je ne me rends pas compte. Je ne peux pas dire exactement ce que c’est, mais... C’est une... Sais pas. C’est évidemment, en tout cas, que la nature du contact doit être très différente. Parce que, à mesure que ce détachement se produit, la réalité de la Vibration – et surtout la vibration d’Amour divin –, ça croît, ça croît (même pas en proportion du corps, n’est-ce pas), d’une façon formidable, formidable! C’est... le corps commence à ne plus sentir que ça.

Alors est-ce que l’un [le détachement] est nécessaire pour que l’autre [l’Amour divin] s’établisse? Je ne sais pas.

C’est cela, c’est comme si je vivais, comme si le corps vivait (en dépit de toutes ces maladies, ces attaques, toute cette mauvaise volonté qui s’est acharnée contre lui), c’est comme s’il vivait dans un bain de vibration divine – un bain, quelque chose... et qui est immense-immense-immense, qui n’a pas de limites; et qui est d’une stabilité! Comme ça, il vit là-dedans comme cela (geste comme si Mère flottait). Et alors, même au moment où il y a ce qu’on appelle physiquement une douleur, même quand moralement il y a des coups comme, par exemple, d’avoir un caissier qui vous demande de l’argent et qu’on n’en a pas à lui donner,6 tout cela, toutes les complications possibles (elles viennent toutes en même temps), eh bien, en dépit de tout cela, tout, tout ce qui se passe, même les choses qui pour notre conception mentale ou notre réaction mentale sont extrêmement désagréables, tout est un bain, un bain de vibration d’Amour divin. Ce qui fait que si je ne contrôlais pas mon corps, je serais tout le temps à sourire comme une imbécile! à toute chose. Un sourire béatifique à toute chose (je ne l’ai pas parce que je me contrôle).

(silence, l’heure sonne)

Non, non: do not brood about it [ne te tracasse pas]. Laisse faire, ça s’arrangera. Ça s’arrangera comme ça doit s’arranger, de la façon dont cela doit s’arranger.

Il est mentalement sensitif (X), mais dans quelle mesure? Et dans quelle mesure est-ce que cela se cristallise différemment à cause de toutes ses idées...?

On verra.

(silence)

Mais tu sais, ce n’est pas un joke [une plaisanterie] la transformation.

(silence)

J’avais tellement l’impression, hier, que TOUTES les constructions, toutes les habitudes, toutes les façons de voir, toutes les réactions ordinaires, tout ça s’écroulait – complètement. Que j’étais suspendue dans quelque chose de... tout différent, quelque chose... Je ne sais pas.

(silence)

Et vraiment, le sentiment que TOUT ce que l’on a vécu, tout ce que l’on a su, tout ce que l’on a fait, tout ça, c’est une parfaite illusion – c’est cela que j’ai vécu hier soir.

Alors

n’est-ce pas-Quand on a l’expérience spirituelle que la vie matérielle est une illusion (il y a des gens qui trouvent cela douloureux; moi, j’ai trouvé cela si merveilleusement beau et heureux que ça a été l’une des plus belles expériences de ma vie), mais là, c’est toute la construction spirituelle telle qu’on l’a vécue qui... devient tout à fait une illusion! – pas la même illusion, mais une bien plus grave illusion.

Et alors, s’il n’y avait pas... Évidemment il y a Ça qui est là [l’Amour divin] comme ça, comme quand on met un matelas pour que quelqu’un ne se casse pas le cou en tombant – c’est tout à fait l’impression: cette expérience de cette vibration d’Amour divin, c’est le matelas... pour qu’on ne se casse pas le cou!

Voilà, petit. Alors ne t’en fais pas; quelles que soient tes difficultés (riant), tu peux te dire que c’est seulement un commencement!

Et je ne suis pas un bébé, il y a quarante-sept ans que je suis ici! Et il y a, oui, certainement quelque chose comme... soixante ans que je fais un yoga consciemment, avec tout ce que les souvenirs – les souvenirs d’une vie immortelle – peuvent vous apporter, et puis voilà où j’en suis! Alors... Quand Sri Aurobindo dit qu’il faut avoir de l’endurance, je crois qu’il a raison.

Ce n’est pas un chemin pour les faibles, c’est sûr.

Le corps a souffert, autant je crois qu’un corps peut endurer sans se casser en morceaux, et il continue, et il n’a pas demandé merci – pas une fois il n’a dit: «Non, c’est trop», pas une fois. Il dit: «Ce que Tu veux, Seigneur, je suis là.»

Bon, eh bien, ça continue.

(Mère se lève pour sortir)

Alors je ne dirai jamais aux gens: «Vous savez, c’est une promenade»! Non, ça ne ressemble pas du tout à une promenade. Et c’est tant pis pour... On dit: «Oh! c’est trop sévère», mais il vaut mieux dire la vérité, n’est-ce pas?

Il ne faut pas se décourager.

L’absolu de la Victoire est in-dis-cu-table; seulement je ne parle pas à la mesure de notre petite pensée. Mais c’est à nous de virer – c’est cela qu’on attend de nous, de virer, pas rester comme ça à tourner en rond.

Voilà, petit.

C’est une trempe, tu sais. On est trempé.

Et ça ne sert à rien d’abdiquer, parce qu’il faut recommencer la fois suivante. C’est ce que je dis toujours: «C’est l’occasion, allez jusqu’au bout.» Ce n’est pas la peine de dire: «Ah! je ne peux pas», parce que la prochaine fois ce sera encore plus difficile.7

avril




7 avril 1961

X m’a dit que tu allais mieux?

X a les nouvelles que lui donne le docteur. Il demande au docteur et le docteur lui dit ce qu’il veut. X lui dit: «Je la guérirai complètement», et le docteur répond: «C’est impossible, ça ne se guérit pas!» Alors X lui dit: «Vous n’avez pas la foi», et le docteur répond: «Vous vivez dans des illusions»!

La vérité est que le corps se défend très bien. Mais c’est une affaire formidable. Il paraît qu’ils naissent par millions; alors tu comprends, avant de pouvoir éliminer tout cela, il faudra du temps! Et ils circulent, se promènent; quelquefois pendant deux heures, trois heures, quatre heures, la nuit, ils sont là à piquer du dedans au dehors; ils «prick», n’est-ce pas, comme des aiguilles de feu. Et ça va partout, dans les jambes, le corps, les bras – ils s’amusent, quoi! Mais enfin ça diminue: les jambes sont mieux. Ce n’est pas encore ça, mais ça viendra. Ce n’est rien.


Plus tard:

Chaque fois que X vient ici, toutes les difficultés sont soulevées au maximum: elles deviennent comme absolues. Et je comprends bien, c’est parce que sa puissance agit dans un domaine qui est plein de cela, un domaine...! – Le domaine de la petitesse humaine. Oh! c’est affreux. Et nous n’en sommes pas encore sortis: les querelles, les divisions, les incompréhensions, les mauvaises volontés, tout cela... Je comprends bien: c’est nécessaire pour que ce soit guéri. Mais cela me fait un travail formidable, formidable!

Enfin...

Pour toi, c’est tellement clair: chaque fois qu’il vient, c’est comme si tout se tordait. Et il n’y a pas d’autres raisons, c’est le conflit entre cette force qu’il fait descendre (naturellement quand il vient, j’encourage à ce que ça descende!) et les résistances intérieures; alors cela fait la Contradiction qui devient de plus en plus grande.

Ça précipite le travail, mais ça le rend un peu... laborieux.

Et lui, n’est-ce pas, il est encore dans cette façon de travailler qui consiste à éliminer tous les obstacles – juste l’opposé de ce que Sri Aurobindo faisait. Sri Aurobindo les prenait comme ça (Mère ouvre les bras pour tout embrasser), et puis il agissait dessus pour que ce ne soient plus des obstacles. Mais lui, la première chose qu’il ait dite quand il est venu à l’Ashram la première fois: «Oh! il y a beaucoup d’éléments ici qui ne devraient pas y être.» Et il vous parlait de «purge»: éliminer-éliminer-éliminer. Alors c’est éliminer tout de la vie, qui ne répond pas au Divin; alors qu’est-ce qui restera?

Sûrement il n’a pas compris le yoga de Sri Aurobindo. C’est inutile d’ailleurs de vouloir lui expliquer.

Il a commencé à comprendre. Au bout d’un an, il a commencé à comprendre. Il comprend beaucoup mieux maintenant, seulement il est enfermé dans sa construction. Il n’a pas cette personnalité pour qui la terre est toute petite. Au fond, c’est cela qu’il faut avec Sri Aurobindo: il faut que la terre soit seulement un tout petit champ d’expérience... dans une éternité.

Mais ça, c’est difficile.1


(Après le travail, Mère aborde un autre thème:)

Je continue ma lecture du Véda. J’ai été obligée d’arrêter pendant des jours parce que j’avais attrapé un mal de gorge qui m’empêchait. Mais enfin, j’ai recommencé.

Au fond, cela a été écrit par des gens qui se souvenaient d’une expérience radicale qui a dû avoir lieu sur la terre à un moment donné comme un exemple de ce qui serait (cela arrive toujours dans le yoga: on a une première expérience radicale qui est comme l’annonciatrice de la réalisation future que l’on doit avoir). Alors, dans le yoga terrestre – dans le yoga de la terre, de la planète terre –, il y a eu un moment où c’est venu; ce qu’ils appellent les forefathers [les pères des hommes], ont dû, par leur effort et leur yoga, faire au moins une image de la réalisation supramentale. Et ceux qui ont écrit les Védas, qui ont composé tous ces hymnes, se souvenaient de cela, ou avaient eu la tradition de cette expérience. Et alors, mon petit, cela m’a fait le même effet que quand j’ai lu le «Yoga de la Perfection de Soi» dans «La Synthèse» (Mère souffle): il y a un tel abîme entre ce que nous sommes, ce qu’est la vie sur la terre maintenant, ce qu’est la conscience humaine, même chez ceux qui sont les plus éclairés, les plus avancés, et puis ÇA!...

Je ne sais pas si c’est parce que j’ai été comme cela, si violemment attaquée par toutes ces énergies malveillantes – abrutie comme à coups de marteau, n’est-ce pas –, mais en tout cas, j’ai eu un sentiment très aigu de l’immensité formidable de ce qu’il fallait faire... pour que ÇA puisse se réaliser.

(silence)

Quand les difficultés extérieures se calment, quand le corps devient passif et tranquille, qu’il n’est pas tout le temps à tirer l’attention; quand on peut vivre dans cette conscience supramentale, cela ne vous paraît pas si difficile: on a l’impression que c’est tellement – c’est d’une essence tellement victorieuse que ça viendra à bout de toutes les difficultés.

Mais pour cela, il faut pouvoir rester un peu là-haut, n’est-ce pas, dans cette conscience-là; pas être tout le temps, tout le temps tirée en bas et avoir à lutter à chaque minute pour durer – et durer de toutes les façons: non seulement personnellement, mais collectivement.2 C’est une lutte de chaque-chaque minute, pour durer. Et combien de temps il faut durer pour que ce soit fait?

Alors la période est difficile.

Et il y a eu un fléchissement dans la santé de tout le monde. Un tas de gens sont malades. Les maladies sont plus sérieuses. Il y a eu un fléchissement.

Naturellement, il faut toujours regarder cela avec le sourire (je le regarde avec le sourire aussi), mais je dois dire que... le côté enthousiaste (n’est-ce pas, cette ardeur, cet enthousiasme), ça a reçu une tape. C’est-à-dire qu’il n’y a pas lieu de s’exciter, nous avons le temps.

Il faut, il faut marcher. Il faut continuer à marcher: un pas après l’autre, un pas après l’autre, un pas après l’autre, sans se demander combien de pas il faudra, et sans se rappeler combien de pas on a faits.

Au fond, c’est cela qu’il faut faire: réduire à la minute la minute, au moment le moment; vivre toujours dans le présent, comme ça, avec obstination (Mère pose un poing sur le bras du fauteuil, puis un autre, et ainsi de suite, comme dans une avance obstinée, lente, imperturbable).

Pourtant, Sri Aurobindo semblait dire que quand le Supramental descendrait, quand même les choses seraient plus faciles.

Mais oui. Mais oui, c’est évident! Mais plus faciles, mon petit, plus faciles que quoi?

Je ne sais pas. Il avait l’air de dire que le travail serait plus facile. Justement j’ai relu des textes de Lui... Qu’est-ce qui s’est passé pour que ce ne soit pas comme cela? Partout II avait l’air de dire: les choses vont être plus faciles, le travail sera plus facile...

Mais oui. Mais «plus facile» est seulement un comparatif.

Tu veux dire que c’est quand même plus facile qu’avant?

Ah! oui. C’est-à-dire que ça se fait, tandis qu’avant, ça ne se faisait pas.

Ah!...

(silence)

Ce n’est pas «miraculeux», n’est-ce pas. Le mental humain... au fond, il a toujours besoin de quelque chose de miraculeux pour être satisfait. Il a associé, dans sa perception, le miraculeux et le Divin. Je le sais parce que je suis née comme ça. Quand j’étais toute petite, j’étais comme ça. Et c’est parce que la vie m’a donnée des démentis – n’est-ce pas, d’une brutalité extrême – qu’il est venu en moi cette espèce de... justement d’attitude raisonnable et rassise. Tu sais (je t’ai dit cela l’autre jour), c’est dégoûtant! (Mère rit) toute la jolie fleur est partie... Et ça, ce sont les coups de la vie. Parce que je suis née avec cette impression que... oui, que la Vérité c’est quelque chose de miraculeux qui n’a qu’à paraître pour s’imposer.

Ce serait comme ça, sans forces adverses.

L’univers serait comme ça s’il n’y avait pas eu cette déviation des forces adverses – je vois cela très clairement. C’est la perversion, la perversion froidement cruelle de mauvaises volontés absolues, qui empêche que ce soit comme cela. Et ça, c’est l’intervention... – ils disent tous «l’accident», mais cela nous fait une belle jambe que ce soit un «accident»! – Le fait est là.

C’est la force adverse qui empêche que quand le Divin paraît, Il s’épanouisse miraculeusement. Parce que je sais que partout où la Matière – si peu que ce soit – n’est pas sous l’influence de cette volonté adverse, imédiatement elle s’épanouit. Et dans le cœur humain, dans la conscience humaine, dans la pensée humaine, tout ce qui est un peu à l’abri de cette influence adverse (à l’abri à cause du psychique, de la Présence divine), ça s’épanouit, ça devient... ça devient tout de suite merveilleux, sans obstacle – tous les obstacles viennent de là. Alors c’est très joli de nous dire «un accident», mais...

Il est évident que c’est réparable, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, mais à quel prix? Et combien ça complique la chose.

Il nous est dit que ce sera encore beaucoup plus beau après – j’en suis convaincue, absolument; je ne doute pas une minute, mais...

Tel qu’il est, n’est-ce pas, le monde... On ne peut pas dire, même quand on est dans les hauteurs les plus parfaites, c’est douloureux. C’est douloureux.

Il m’est arrivé, tu sais, dans des expériences suprêmes d’union parfaite dans un Amour merveilleux, de tourner vers le monde – tourner la conscience simplement, une seconde, vers le monde tel qu’il est et... (je me souviens, n’est-ce pas, c’était l’aspiration que TOUT participe) et, réellement, dans cet état d’extase, il y a eu des... des larmes d’une douleur brûlante. C’est venu comme cela.

Théoriquement, ça ne devrait pas exister; mais en fait, c’est comme cela. Il y a quelque chose qui ne pourra être parfait que quand cet accident sera aboli.

Voilà, ça, c’est mon expérience.

Et pour aller à cette expérience, j’avais passé par l’état de la plus suprême indifférence où toute la manifestation terrestre est une illusion; j’avais passé par là: c’était au-delà de cela que j’avais mon expérience. Et c’est au-delà que... au moment de la suprême extase, c’était comme des larmes de feu, de douleur.

(silence)

Quelquefois il vient en moi: est-ce que c’est... – cette idée d’une tapasya3 extraordinaire qui pourrait obtenir ça? Mais...

(silence)

Mais vraiment, un courage indomptable et une endurance à toute épreuve: ça, c’est une base indispensable – et depuis les cellules du corps les plus matérielles jusqu’à la conscience la plus haute, depuis en haut jusque tout en bas, en-tiè-re-ment. Autrement on n’est pas bon à grand-chose.

Et vraiment je suis dans les conditions les plus favorables parce que mon corps dit oui; il dit oui-oui-oui – il ne s’est pas plaint (peut-être était-ce cela le sens de toute cette maladie et de ces difficultés), il ne s’est pas plaint un seul jour.

L’autre nuit encore (pas la nuit dernière, celle d’avant), j’ai été réveillée à minuit (pas «réveillée», mais enfin je suis sortie de ma transe à minuit) avec de ces piqûres brûlantes du dedans au dehors, depuis le bout des pieds jusque là, partout, dans le dos... ça a duré quatre heures, sans arrêter. Eh bien, mon corps ne s’est pas plaint une fois. Il n’a pas demandé une fois que ça cesse; il est resté comme ça, tranquille, à dire: «Que Ta Volonté soit faite.» Et non seulement à le dire mais à le sentir, comme ça, tranquille – quatre heures de petites tortures. Il n’a rien dit.

Que moi, je ne dise rien, c’est élémentaire! Mais lui n’a rien dit, il ne s’est même pas agité, il n’y a même pas eu cela, n’est-ce pas, la sensation: «Quand est-ce que ça va être fini?» – Rien. Resté tranquille-tranquille. J’étais comme une statue dans mon lit, et les piqûres du haut en bas. Alors vraiment je ne peux pas me plaindre! l’instrument qu’on m’a donné est vraiment de bonne qualité. Une bonne volonté à toute épreuve.

Mais que ce soit diabolique, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

(silence)

Voilà, mon petit.

Et vraiment, si tu veux me faire plaisir (je crois que tu veux me faire plaisir!) si tu veux me faire plaisir, concentre-toi sur le livre sur Sri Aurobindo – tu n’imagines pas comme ça m’intéresse! Et comme je vois (pas comme cela, avec cette petite conscience-là), je vois dans l’avenir: c’est une chose qui a une grande importance, une grande importance, et qui aura une grande action. Par conséquent, je veux te déblayer la route maintenant pour qu’on puisse avoir le temps.

*J’aurais sûrement besoin de tranquillité mentale pour préparer le travail.4

Oui, mais oui.

Finir cette lecture et rester tranquille à digérer. Parce que si je ne peux pas recevoir l’inspiration, je ne me sens pas capable du tout d’écrire, pas du tout.

Mais non! mais tu la recevras.

Oui, ça, j’ai la foi.

Pour moi, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. C’est une certitude. C’est une certitude.

Je n’ai jamais rien écrit ni dit à X, mais par le contact mental je lui ai dit je ne sais combien de fois: «Satprem a une oeuvre à accomplir infiniment plus importante que de répéter des mantras. Que ce soit une aide pour se discipliner lui-même, c’est très bien, mais ce n’est rien d’autre que cela; ce n’est pas en répétant des mantras qu’il fera son œuvre, il a quelque chose à faire et il le fera.» Je le lui ai martelé dans la tête (Mère rit).

Voilà, petit, à demain.5

8 avril 1961

J’ai repris ma traduction [La Synthèse] après plus d’un mois, et je suis tombée juste (c’est épatant!) juste sur le passage qui m’a aidée à comprendre ce qui est arrivé, toutes ces difficultés. Ça, et puis le Véda ça se rejoint, si bien qu’il y a une petite amélioration après avoir lu cela. Tu sais, c’est comme si on pouvait changer de position, alors c’est un peu mieux. Enfin...


(Puis Mère écoute la lecture d’anciens «Agenda» de 1960. A la fin, le disciple remarque, comme pour s’excuser des détails apparemment inutiles qu’il a notés:)

Toutes ces choses se tiennent, tu comprends, chaque fois c’est comme une touche que tu donnes. S’il y a un détail qui ne semble pas «utile» quand on le lit séparément, avec l’ensemble c’est comme un tableau qui se fait peu à peu.

Mais oui. Mais au fond, c’est une description de ma sādhanā, c’est tout. Mais moi, je dis toujours que ce ne sera intéressant que si j’arrive au bout.

Bah!

Quand j’arriverai au bout ou qu’il y aura quelque chose de vraiment concret qui est réalisé, alors ça deviendra intéressant, mais pas avant.

Mais enfin l’histoire de cette marche, c’est intéressant!

Avant, c’est rien du tout.

Ça fera mieux comprendre...

Oh! mon petit, si jamais quelqu’un comprend quelque chose à quelque chose! Enfin...1Reprenons le travail, ça vaut mieux.


(Plus tard, à propos du gourou du disciple, très traditionaliste, qui tombe malade chaque fois qu’il vient à l’Ashram:)

Il a l’air de comprendre mieux. Il est «progressif» à sa manière, malheureusement ça le rend toujours malade! C’est la Force qui est trop grande, son corps ne peut pas le supporter.

Il a pris l’habitude de garder une sorte d’équilibre, l’équilibre de cette attitude [traditionnelle] d’indifférence vis-à-vis de tout ce qui est matériel: «C’est une illusion, ça n’a pas d’importance, il ne faut pas s’en occuper; c’est la Nature qui fait ça, ce n’est pas moi – c’est la Nature qui fait, et la Nature est organisée comme cela, il n’y a pas à s’en occuper, pas se faire de souci.» Jusqu’à ce qu’il vienne ici,il a vécu comme cela, et c’est pour cela qu’il avait cette espèce d’attitude indifférente. Et puis, ici, ça a commencé à changer. Et naturellement le corps n’est pas habitué, il a de la difficulté à suivre, il manque de plasticité.

La première chose: il a été voir le Docteur pour lui demander de lui soigner son oreille, de lui soigner son estomac, de lui soigner... Et alors, le Docteur lui a dit: «Mais pourquoi mangez-vous n’importe quoi à n’importe quel moment? Forcément vous avez mal...» Alors ici, tout le temps il se heurtait à des choses qui organisaient le matériel – eux, ils n’organisent pas, ils s’en fichent, ils laissent ça aller comme ça veut. C’est comme le petit [son fils], le Docteur lui a dit: «C’est parce qu’on ne prend pas soin de lui, si on prenait soin de lui, ça n’arriverait pas.» Alors X lui a dit très franchement: «Mais pourquoi!?...»

Ça fait un décalage.

12 avril 1961

(Le disciple demande la permission d’empoisonner certains chats qui le dérangent toutes les nuits. Voici ce que Mère répond:)

J’avais un chat qui avait presque la conscience d’un enfant, et on me l’a empoisonné. Et le jour où il est arrivé comme cela, empoisonné, mourant, j’ai maudit tous les gens qui empoisonnaient les chats. Et ça, c’est sérieux. Alors il ne faut pas le faire. C’était une vraie malédiction (c’était avec Sri Aurobindo, donc c’était sérieux), alors ne le fais pas.

Mais il y a un moyen...

Tu sais, j’ai une alliance avec les chats, le roi des chats – ça remonte à très-très loin. Et c’est extraordinaire (ça s’est passé à Tlemcen, tout à fait sur le plan de l’occultisme), extraordinaire!... Pour certaines raisons, le roi des chats m’a donné un pouvoir sur ces bêtes – et c’est vrai. Seulement il faut que je les voie.

On va essayer.1

(silence)

Qu’est-ce que représentent ces animaux dans la manifestation terrestre, ils sont tellement étranges...

Les chats sont des forces vitales. Ce sont des incarnations des forces vitales. Le roi des chats, c’est-à-dire l’esprit de l’espèce, est un être du monde vital.

Les chats, par exemple, peuvent très facilement incarner la force vitale de quelqu’un qui est mort. J’ai eu deux expériences absolument stupéfiantes, comme cela.

La première, c’était avec un garçon qui était sanscritiste, qui voulait venir dans l’Inde avec nous. C’était le fils d’un ambassadeur de France: une vieille famille noble. Ses poumons n’étaient pas bons. Quand on lui a dit qu’il avait ça, il s’est engagé, juste au commencement de la guerre de 14 (il était officier). Et il avait le courage de ceux qui ne tiennent plus à la vie: quand on lui a donné l’ordre de sortir des tranchées pour aller dans les tranchées ennemies (c’était effroyablement imbécile! c’était simplement envoyer les gens à la boucherie), mais lui, n’a pas hésité, il est parti. Il a été frappé entre les deux lignes. Pendant longtemps c’était zone interdite; c’est seulement quelques jours après, quand l’autre tranchée a été prise, qu’on a pu ramasser les morts. Tout cela, on l’a su dans les journaux APRÈS. Mais le jour où il a été tué, personne ne le savait évidemment.

J’avais une photo de lui avec une dédicace en sanscrit (une jolie photo) et je l’avais mise sur une sorte de bahut qui était dans ma chambre à coucher. J’ouvre la porte et... la photo tombe (je n’avais pas fait de courant d’air ni rien, n’est-ce pas). Elle est tombée et le verre s’est cassé en mille morceaux. IMédiatement, j’ai dit: «Tiens! il est arrivé quelque chose à... Fontenay» (c’était son nom; il était «de Fontenay»: Charles de Fontenay). Je suis redescendue de ma chambre après cela, et alors j’entends un miaulement à la porte (la porte donnait sur le jardin, une grande cour-jardin2). J’ouvre la porte: un chat entre en bombe et saute sur moi, comme ça (Mère frappe sa poitrine). Alors je lui parle, je lui dis: «Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qu’il y a?» Il retombe par terre et il me regarde – les yeux de Fontenay! Ab-so-lu-ment ses yeux! les yeux de personne d’autre que Fontenay. Et il s’accrochait, il ne voulait plus s’en aller. Je me suis dit: «Fontenay est mort.»

C’est seulement huit jours après qu’on a eu la nouvelle. Mais les journaux donnaient la date du jour où ils étaient sortis des tranchées et où ils avaient été tués – c’était ce jour-là.

(silence)

L’autre histoire est plus ancienne. J’habitais une autre maison: un étage seulement, au cinquième. Et une fois par semaine, je tenais là des réunions avec des gens qui s’occupaient d’occultisme et qui venaient me trouver pour que je leur montre ou dise des «choses». Il y avait un artiste suédois, une dame française et... un jeune garçon français qui était étudiant et poète. Ses parents étaient de braves gens de la campagne qui se saignaient à blanc pour lui payer sa vie à Paris. Ce garçon était très intelligent et c’était un vrai artiste, mais il était vicieux (on savait qu’il était vicieux mais on ne s’en occupait pas: cela ne nous regardait pas, c’était sa vie privée). Ce soir-là, il devait y avoir réunion (nous devions être quatre ou cinq): le garçon n’est pas venu. Il avait dit qu’il viendrait et il n’est pas venu. Nous avons donc eu notre réunion, on n’y a pas beaucoup pensé – on a pensé qu’il était occupé ailleurs. Mais au moment où les gens sont sortis, vers minuit, j’ouvre la porte: un gros chat noir était assis devant la porte et, d’un seul bond, saute sur moi, comme ça, en boule. Alors je le calme, je le regarde – ah! les yeux de... (je ne me souviens plus du nom de ce garçon) «Ah! les yeux d’un tel!» Alors imédiatement (à ce moment-là nous nous occupions d’occultisme), imédiatement nous avons dit: il s’est passé quelque chose; il n’a pas pu venir et ce chat a incarné sa force vitale.

Le lendemain, tous les journaux étaient pleins d’un meurtre ignoble: un souteneur avait assassiné ce garçon – dégoûtant! quelque chose de tout à fait dégoûtant. Et juste, juste avant le moment où il devait venir, c’est arrivé: on l’avait vu, le concierge l’avait vu rentrer avec ce souteneur dans cette maison. Qu’est-ce qui est arrivé? Est-ce que c’était simplement pour de l’argent ou autre chose, du vice? Ou quoi?

Et ces deux fois-là, l’incarnation était si (comment dire?) puissante que les yeux avaient changé: les yeux de chat étaient devenus absolument les yeux de la personne morte, on ne pouvait pas s’y tromper. Et envoyés à moi. Dans les deux cas le même mouvement, le même... une espèce de hululement de chat – tu sais comme ils font.

Mais j’ai eu des chats... J’avais une chatte qui était la réincarnation de la partie mentale d’une femme russe. Cette femme (j’ai eu la vision un jour, c’était si curieux...) cette femme avait été tuée. Elle était Russe et elle avait été assassinée au moment de la révolution là-bas; elle avait deux petits enfants qui avaient été massacrés aussi. Et puis c’était entré dans une chatte ici (comment? je ne sais pas). Mais cette chatte, mon petit (je l’ai eue très jeune), elle venait coucher (je me couchais par terre sur un tatami japonais), elle venait se coucher comme ça, tout en long, comme une personne, avec sa tête sur mon bras! Et elle restait couchée comme ça sagement – bougeait pas! toute la nuit. J’étais très étonnée. Puis elle a eu des petits: elle voulait accoucher allongée, pas comme une chatte. Ça a été très difficile de lui faire comprendre que cela ne pouvait pas venir comme ça! Et quand elle a eu ses petits, une nuit, je l’ai vue... J’ai vu une jeune femme qui avait des fourrures, un bonnet de fourrures comme ça, on voyait juste la petite figure qui était humaine; elle avait deux petits et elle venait à moi et elle mettait les deux petits, comme ça, à mes pieds. Et alors il y avait toute son histoire dans sa conscience: comment elle avait été assassinée et les enfants. Et je me suis aperçue que c’était la chatte!

La chatte ne voulait pas quitter ses petits, elle ne voulait pas! à aucun prix! Elle ne mangeait pas, elle ne sortait pas pour ses besoins, rien: elle restait là. Alors je lui ai dit: «Apporte-moi tes petits» (ces chats comprennent très bien quand on leur parle, quand on sait s’occuper d’eux), «Apporte-moi tes petits.» Alors elle m’a regardée, elle est allée: elle a pris un petit et elle l’a mis entre mes deux pieds, puis elle est allée chercher l’autre et elle l’a mis entre mes deux pieds (pas à côté: entre mes deux pieds). Alors je lui ai dit: «Maintenant tu peux sortir.» Et elle est sortie.

J’avais un autre chat: on l’appelait Kiki. Il avait une couleur admirable! C’était comme un velours. Nous avions des méditations et il venait; il se mettait sur la chaise et il entrait en transe: il avait des mouvements brusques de transe pendant la méditation. Et il fallait que, moi, je le réveille, autrement il ne se réveillait pas!

Celui-là a été mordu par un scorpion – il était très imprudent, il jouait avec des scorpions. Un jour, je l’ai sauvé: il y avait un grand scorpion comme ça et j’arrive dans la véranda juste au moment où ce jeune-homme jouait avec le scorpion; j’ai attrapé le chat, je l’ai mis sur mon épaule et j’ai tué le scorpion. Mais une autre fois, je n’étais pas là et il a été mordu. Il est arrivé: il était fini. J’ai bien vu qu’il était empoisonné pas un scorpion, il y avait des signes certains. Je l’ai posé sur une table et je suis allée appeler Sri Aurobindo. Je lui ai dit: «Kiki a été mordu par un scorpion» (il était mourant, n’est-ce pas, il était presque comateux). Sri Aurobindo a pris une chaise, il s’est assis en face de la table et il s’est mis à regarder Kiki. Ça a duré à peu près vingt ou vingt-cinq minutes. Alors tout d’un coup, le chat s’est détendu, complètement, et puis... il s’est endormi. Quand il s’est réveillé, il était tout à fait guéri.

Sri Aurobindo ne l’a pas touché, il n’a rien fait: simplement il l’a regardé.

J’en avais un autre, celui que j’appelais Big Boy, oh! qu’il était beau, ce chat! Il était énorme! Il avait une queue, c’était comme une traîne. Il était beau! Et il y avait toutes sortes de chats qui rôdaient (y compris un chat qui n’était pas à nous du tout, un gros matou furieux qui était extrêmement méchant). Alors j’avais très peur pour celui-là quand il était petit et je l’avais habitué à passer ses nuits à l’intérieur (pour un chat c’est difficile). Je lui avais défendu de sortir. Il passait donc toutes ses nuits à l’intérieur et, le matin, quand je me levais, il se levait, il venait s’asseoir en face de moi, et alors quand je lui disais: «Oui, Big Boy, tu peux aller», il sautait sur la fenêtre et il partait – mais pas avant, jamais avant. Et c’est celui-là qu’on m’a empoisonné.

Parce que, après, il rôdait: il était devenu terriblement fort, il rôdait partout. A ce moment-là, j’habitais là-bas, la maison de la bibliothèque, et il s’en allait jusqu’à la rue ici (l’Ashram n’était pas encore à nous: la maison appartenait à toutes sortes de gens), mais quand je sortais sur la terrasse en face de la cuisine de Champaklal et que j’appelais «Big Boy! Big Boy!» (il ne pouvait pas entendre), mais il sentait et il galopait. Il galopait, il revenait ici toujours, il ne manquait jamais. Un jour, il n’est pas revenu. Alors je me suis inquiétée; le domestique est allé à sa recherche – il l’a trouvé râlant, purgeant, empoisonné. Il me l’a apporté. Oh! ça, vraiment,c’était... Il était si gentil! Il n’était ni voleur, ni rien, n’est-ce pas: c’était un chat admirable. On avait mis du poison pour dieu sait quel chat et c’est lui qui l’avait mangé. Alors je l’ai dit à Sri Aurobindo, je lui ai présenté le chat: «On l’a tué.»

Avant cela, j’en avais perdu un autre (il avait cette espèce de typhoïde des chats). Il s’appelait Browny, qu’il était beau, qu’il était gentil! Oh! celui-là c’était un chat si merveilleux! Même quand il était tout à fait malade, il ne voulait pas faire de saletés, sauf dans un coin que j’avais préparé exprès: il m’appelait pour que je le porte et que je le mette dans sa caisse. Il m’appelait d’une voix, oh! si douce, si lamentable.3 Il était si gentil, avec quelque chose de plus doux qu’un enfant, de plus confiant – c’est plus confiant, il y a une confiance dans les bêtes qu’il n’y a pas dans les êtres humains (les enfants ont déjà trop de mental qui questionne). Mais là, c’était une sorte de culte, d’adoration dès que je le prenais dans mes bras – s’il avait pu sourire, il aurait souri. Dès que je le tenais, il était béa-tifique.

Celui-là aussi était beau, il avait une couleur! Il était d’un brun-mordoré, je n’ai jamais vu de chats comme cela. Il est enterré ici sous l’arbre que j’ai appelé «service», je l’ai mis moi-même sous les racines. Il y avait eu là un manguier, et le manguier dépérissait, il était vieux; on l’avait remplacé par un petit flamboyant à fleurs jaunes.

Ils sont gentils ces animaux, quand on sait les prendre.

Et alors cette chatte... Quand j’ai déménagé ici, à l’Ashram, j’ai dit: «On ne peut pas prendre de chats dans cette maison, c’est tout à fait impossible», alors je l’ai laissée (c’était après la mort de Big Boy, on en avait assez des chats). J’ai distribué ceux qui me restaient. Mais la première, qui était la mère de toute la lignée, était vieille, et elle ne voulait pas s’en aller. Elle est restée dans une maison là, dans l’enclos de l’Ashram. Et un jour (elle était très vieille, n’est-ce pas, elle ne bougeait plus), un jour, je l’ai vue venir en se traînant et s’asseoir sur cette terrasse-là, de l’autre côté (maintenant on ne voit plus – l’arbre de «service» a tout caché – mais de ce temps-là on voyait très bien): elle est venue, elle s’est assise là-bas et elle est restée là... jusqu’à ce qu’elle soit morte. Elle est morte là, tranquillement, sans bouger, à me regarder.

Toutes ces histoires de chats!... Si on avait eu une série de photos de tous ces chats, on aurait pu faire un joli petit album d’histoires de chats.

Et des détails extraordinaires, extraordinaires! prouvant une intelligence, oh!... Cette femme, je veux dire cette chatte qui avait été une femme, si tu savais comme elle éduquait ses enfants, oh! avec une patience, une intelligence et une compréhension! C’était extraordinaire. On pourrait raconter de longues-longues histoires: comment elle leur apprenait à ne pas avoir peur, à marcher sur le bord des murs, à sauter d’un mur à une fenêtre; et puis elle leur montrait, elle les encourageait, et finalement, après leur avoir montré très souvent et les avoir encouragés (il y en a qui sautaient, d’autres qui avaient peur), elle les envoyait d’un coup! Alors naturellement, imédiatement ils sautaient.

Et comment elle leur apprenait tout-tout, à manger, à... Cette petite ne mangeait pas avant qu’ils aient tous mangé, jamais. Elle leur montrait, elle leur donnait à chacun ce qu’il fallait. Et puis quand ils étaient grands et qu’elle ne devait plus s’en occuper, s’ils continuaient à venir à elle, elle les renvoyait: «Va-t-en! c’est plus ton tour, c’est fini, va dans la vie!» – Elle s’occupait des nouveaux.

Il y avait une fois, une de ces petites qui était malade. Elle était jolie, elle était grise, gris clair comme ces fourrures, une fourrure très douce. Enfin elle était très jolie. Elle avait attrapé aussi la maladie des chats et elle était couchée là. Et la mère enseignait à tous les petits à ne pas s’approcher: elle leur faisait faire un grand détour, comme si elle avait l’instinct que ça pouvait s’attraper. Et on les voyait (la chatte malade était sur leur chemin), ils faisaient un grand détour et jamais ils ne s’approchaient.

Ces histoires de chat, ça a duré des années et des années...

Mais ce n’est pas vrai qu’ils n’obéissent pas! c’est qu’on ne sait pas les prendre. Les chats sont extrêmement sensibles à la force vitale, au pouvoir vital, et on peut les rendre d’une obéissance parfaite. Et d’un dévouement! On dit que les chats ne sont ni dévoués, ni attachés, ni fidèles – ce n’est pas vrai, pas vrai du tout. On peut avoir avec eux des relations tout à fait amicales.

Et incroyable! Cette chatte, elle était très jolie mais elle avait une misérable queue, une queue de chat ordinaire (!) et une fois, comme j’étais avec elle à la fenêtre, est arrivée dans le jardin une chatte de voisin: une chatte angora, de trois couleurs (ces trois couleurs très marquées), avec une traîne! Alors j’ai dit (ma chatte était à côté de moi): «Oh! regarde comme elle est belle! Comme elle a une belle queue, tu vois comme elle est belle!» Et je voyais: elle regardait – mon petit, dans la portée suivante, il y en avait une comme ça! Comment a-t-elle fait? Je ne sais pas. Trois couleurs marquées et une queue magnifique! Avait-elle déniché un chat angora? Ou est-ce simplement comme ça, parce qu’elle l’avait voulu fortement?

Ils sont épatants, tu ne peux pas t’imaginer! Une fois, elle était très lourde et c’était très peu de temps avant d’accoucher; elle a passé sur le rebord de la fenêtre et... qu’est-ce qui est arrivé? je ne sais pas, elle est tombée. Elle a voulu sauter du rebord sur la fenêtre; elle a mal sauté, elle est tombée. Ça a dû faire du dommage: les petits ne sont pas venus tout de suite, ils sont venus après, mais trois d’entre eux étaient déformés (il y en avait six en tout). Eh bien, elle s’est simplement assise dessus! Quand elle les a vus comme cela, elle s’est assise dessus; elle les a tués imédiatement au moment où ils sortaient. Une sagesse, n’est-ce pas, incroyable! (ils étaient tout à fait déformés: les pattes de derrière étaient retournées, ils auraient eu une vie impossible).

Et elle les comptait, ses petits; elle savait très bien combien elle en avait. Seulement, quand je lui disais: «Tu n’en garderas que deux ou trois» (la première fois c’était tout à fait impossible, il a fallu les lui laisser tous – il n’y en avait que trois d’ailleurs, c’était déjà trop), mais après il fallait que je la gronde. Je ne la volais pas, je lui parlais, je la convainquais, je lui disais: «C’est trop, tu seras malade; tu gardes seulement ceux-là; tu vois, ces deux-là, ils sont bien gentils, tu prends soin de ceux-là.»

Oh! les jolies histoires de chat. Ça a été toute une période... combien d’années – beaucoup d’années.

Remarque, je n’y aurais jamais pensé, mais quand je suis arrivée dans la maison, ils avaient des chats, deux chats, qui n’étaient d’ailleurs pas très intéressants mais qui étaient les parents de celle-là (ils avaient déjà une petite expérience, ils savaient pas mal de choses sur les chats, ces garçons qui vivaient avec Sri Aurobindo), et c’est cela l’origine de tous les chats que j’ai eus ici. Mais les gens (tu sais comme ils sont toujours simplistes), ils croyaient que j’avais un attachement spécial pour les chats! Et alors naturellement tout le monde s’est mis à avoir des chats! J’avais beau leur dire: «Non, c’est une sorte d’étude (je voulais voir, apprendre certaines choses,et j’ai appris ce qu’il fallait), maintenant que j’ai déménagé, c’est fini; les vieux amis sont partis, il n’y a plus que la jeune génération.» J’ai distribué et j’ai dit: «Ça suffit.» Mais c’est difficile à faire comprendre aux gens – certains, ici, en ont vingt-cinq! Ils ne sont pas raisonnables! Mais ce n’est pas comme cela qu’il faut faire avec les chats; il faut s’en occuper comme je m’en occupais, alors cela devient intéressant.

Il y en a un, je sais, j’ai VU: quand il est mort, il y avait déjà un embryon d’être psychique qui était prêt pour une incarnation humaine – je leur avais fait brûler les étapes.

Voilà, petit.4

15 avril 1961

Je suis dans un état, comment dire?... non existant.

Non existant, parce que...

Je préfère ne rien dire, travaillons.


(Plus tard, après le travail)

Toutes sortes de choses se lèvent du subconscient. Il semble qu’au lieu de monter, on est tout le temps en train de descendre.

Oh! le subconscient! C’est une invasion, n’est-ce pas, toutes les nuits, des choses tellement... tout-tout-tout le subconscient, qui vient, qui vient, qui vient – pas seulement de moi, de tout le monde. Ça semble n’avoir pas de fin.

Mais maintenant, j’ai pris l’habitude d’oublier – j’oublie. Parce que quand je me souvenais, ça me faisait me battre pendant des journées entières. Alors au moment du réveil, tout d’un coup, j’efface – allez, fini!

Mais toute la nuit, je suis tout à fait consciente d’un tas de choses – on ne peut pas dire de banalités mais... Oh! c’est comme si tout ce qui pouvait venait me dire: «Tu crois qu’il y aura une transformation supramentale? Eh bien, regarde: et ça, et ça, et ça, et celui-ci, et celui-là, et cette circonstance, et cette chose, et les événements, le monde, les gens, les choses...», oh! c’est une pluie.

Et je lis le Véda le soir, avant de m’endormir, ce qui aggrave la situation. Parce que ces gens-là se souviennent (ou en tout cas ils ont entendu parler, ou ils se souviennent eux-mêmes) d’une réalisation supramentale;1 alors ils vous disent ça avec de belles descriptions, et puis on sent qu’on est si loin, si loin, si loin...


Après cela, pendant des heures, je suis concentrée à prier – «prier», pas prier exactement, mais... (geste mains ouvertes, tournées vers le haut), comme ça, demander.

Maintenant, ce qui est fait, c’est que je suis absolument détachée de TOUT. De tout, de tout, de tout. A commencer par mon corps et y compris le travail, les idées, les conceptions, même les...tout-touttout; ça me paraît absolument... terne et non existant.

Avant, j’avais des joies dans une belle idée ou une belle expérience – tout cela, fini. Je suis dans un état où rien, rien, rien absolument rien n’a de valeur qu’UNE SEULE CHOSE.

(silence)

Je pourrais dire une chose formidable... (Mère s’apprête à parler, puis se retient.) Et ce n’est pas vrai, ce n’est pas comme cela. Si je le dis, ça devient quelque chose qui n’est pas.

Il vaut mieux ne rien dire.

Ce n’est pas pour te décourager.

Oh! tu sais, il n’y a rien d’encourageant non plus.

Non. C’est évidemment indispensable.

J’ai l’impression que je n’ai jamais été aussi bas que je suis maintenant.

Bas? Non, tu n’es pas bas – je te vois aussi. Tu es parmi les choses que je vois – non, ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai. Non, tu es beaucoup mieux que tu n’étais (Mère rit)!

(silence)

Mais tu sais, je crois que ce qui est parti, c’est tout cet enthousiasme illusoire que l’on confond avec... Sri Aurobindo en parle très souvent, et chaque fois que j’ai lu cette phrase de lui, cela m’a fait comme une douche d’eau glacée (Mère rit). Je ne sais plus exactement les termes mais il emploie deux mots: illusory hopes [les espoirs illusoires]... all the human illusory hopes [tous les espoirs humains illusoires]. Ça fait ploc! comme ça. Eh bien, ça, c’est tout à fait parti... Je l’ai retiré volontairement parce que quand je voyais cela, je me disais: oui, on est toujours à se remonter avec des espoirs...

(Mère se tourne vers la machine:) Ce n’est pas pas la peine. Ne garde pas tout cela, surtout ne garde pas tout ça. C’est tout à fait inutile, enlève-le.

Enfin, c’est une période, c’est tout.


(Au moment de partir)

Si je pouvais rester tranquille, comme ça, pendant des heures, sans lettres, sans... oh! sans voir ces gens – ça irait peut-être plus vite?... Je ne sais pas.

Pourquoi ne fais-tu pas une coupure pendant quelque temps?

Peux pas.

Fais une vraie coupure, pendant x temps, et puis...

Impossible, je ne peux pas. Même quand j’étais vraiment malade et que je suis montée la première fois, il y a deux ans, je n’ai pas pu. Je ne peux pas le faire. Ce n’est pas possible.

Enfin sûrement il y a des choses que tu pourrais limiter?

Oui, si je pouvais limiter, ce serait mieux.

(long silence)

Ah! petit... (Mère reste longtemps absorbée).

Le 24, il y aura combien?... Quarante-et-un ans que je suis venue ici. Et je n’ai pas bougé.

Et c’est tout à fait curieux, il n’y a pas d’espace entre ça et ça. Je ne sais pas comment expliquer... Je n’ai pas le sentiment du temps, du tout, du tout.


(long silence)

La seule impression dans laquelle je vis, constamment, est celle-ci: quelque chose qui pousse contre un monde d’obstacles formidables, avec une certitude que, tout d’un coup, la résistance cédera... et que ce sera l’illumination – non, beaucoup plus que cela!

Voilà, c’est tout.

Et je ne suis plus que cela (Mère avance son bras, lentement, poing fermé, comme pour montrer toute sa force tendue qui pousse, pousse obstinément).

(Mère se lève)

Toute la nuit et tout le temps où l’attention n’est pas tirée par une chose ou une autre (et même alors, c’est comme derrière un voile), je ne suis plus qu’une force qui pousse. Je suis devenue cela.

(silence)

Ne t’en fais pas. Ce n’est pas vrai que tu es moins bien.

Oh! j’ai l’impression qu’on est tout le temps en train de trahir – de te trahir.

Trahir? Oh!... moi aussi, j’ai l’impression que je me trahis moi-même, alors tu comprends!...

Au fond, c’est cela, c’est parce que tu deviens, sans le savoir, conscient du vrai Soi, là (geste), alors on a tout le temps l’impression qu’on trahit. Et ce n’est ni «toi», ni «moi», ni «lui», ni rien – c’est ÇA qu’on trahit. Et tout ce que l’on est, est une trahison de Ça. C’est justement cela. Et on est tout le temps à pousser-pousser-pousser, pour passer au-delà.

Ça va bien, ne t’en fais pas. Quand tu es un peu ennuyé, tu n’as qu’à penser: «Oh! Mère est là, et elle fera le travail.»

Et n’aie plus mal aux dents! Je n’aime pas que tu aies mal aux dents.

(silence)

Au revoir, petit. Sois tranquille, sois tranquille.

Un mouvement... c’est tout.

On est tous en mouvement.2

18 avril 1961

Le subconscient est en grande ebullition...

Nous verrons.

Et toi?

Je suis tombé sur un passage de Sri Aurobindo, hier ou avant hier. C’est un problème assez important du point de vue occulte et j’aimerais bien avoir plus de clarté sur cette question: «The man who slays is only an occasion, the instrument by which the thing done behind the veil becomes the thing done on this side of it.»1 (Ideal of the Karmayogin)

Cela veut dire exactement ceci (je remonte à la phrase précédente): celui que Dieu a déjà tué, qui peut le protéger? – Il est déjà tué par Dieu. C’est-à-dire que quand Dieu a décidé que quelqu’un sera tué, rien ne peut l’empêcher d’être tué et le protéger. Et Sri Aurobindo ajoute: l’homme qui tue (parce que ce n’est pas Dieu qui tue directement: il se sert d’un homme pour tuer), l’homme qui tue n’est que l’occasion; c’est Dieu qui a tué, et l’homme n’est que l’occasion dont Dieu se sert pour tuer – il est l’instrument par lequel la chose décidée par Dieu derrière le voile est faite ici, matériellement.

Ce sont des textes politiques du temps de la révolution. C’est à propos des attentats quand les gens jetaient des bombes sur les Anglais. Et il dit: celui que Dieu a protégé, personne ne pourra jamais le toucher, vous pouvez essayer tant que vous voulez, vous ne le tuerez pas. Mais celui que Dieu a tué déjà, qui peut l’empêcher d’être tué? – Il est déjà tué par Dieu. Et l’homme est simplement l’instrument dont Dieu se sert pour que ce qui est fait là-bas (c’est déjà fait là-bas), soit fait ici. C’est très simple.

Oui, je comprends bien, mais est-ce que, d’une façon générale, tout est en quelque sorte déjà joué de l’autre côté et ça se joue après ici? Un problème occulte, puis le problème de liberté.

Mon expérience est que les deux choses sont pour ainsi dire simultanées. Nous, nous introduisons la notion de temps, mais la notion de temps n’existe pas, là, de l’autre côté.

Par exemple, si l’on me demandait combien de temps il faut pour qu’une chose décidée là soit réalisée ici, je répondrais que c’est absolument indéterminé. Mon expérience est comme cela (je donne toujours cet exemple parce qu’il était tellement clair): j’ai vu que l’Inde était libre trente-cinq ans avant qu’elle devienne libre (c’était fait, c’était déjà fait). Et il m’est arrivé de voir des choses qui, pour nous, sont presque instantanées: quelque chose est décidé là, et ça se fait presque instantanément ici. Et entre ces deux extrêmes, il y a toutes les possibilités. Parce que la notion de temps n’est pas la même, du tout; alors on ne peut pas apprécier. C’est très commode de dire: eh bien, ce que vous voyez, ça arrivera dans un an, ou dans huit jours, ou dans une heure: c’est impossible, impossible; cela dépend des cas et cela dépend de certains facteurs qui font partie de l’ensemble de la chose.

Dans un chapitre de La Synthèse, Sri Aurobindo dit qu’il y a un état de conscience où tout est de toute éternité – tout-tout ce qui se manifestera ici...

Dans les détails?

Il y a un certain état de conscience (je ne me souviens plus comment il l’appelle, je crois que c’est dans le «Yoga de la Perfection de Soi») où on est parfaitement identifié avec le Suprême (pas dans son état statique mais dans son état dynamique, c’est-à-dire dans le devenir), et dans cet état, tout est là déjà de toute éternité. Et pourtant, ici, cela vous fait l’effet d’un devenir – mais c’est là. Et Sri Aurobindo dit que si on est capable de garder cet état,2 on sait tout: tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, d’une façon simultanée, absolument simultanée.

Mais il faut avoir la tête solide! En lisant certains de ces chapitres de la «Perfection de Soi», j’ai pensé qu’il vaudrait mieux que cela ne tombe pas entre les mains de tout le monde.

Mais alors, dans ce cas-là, toute l’impression d’incertitude disparaît totalement (il l’explique bien aussi, d’ailleurs).

N’est-ce pas, nous pensons que c’est PARCE QUE nous faisons telle chose que telle autre arrive (et cela, combien de fois! on l’écrit tout le temps, on le dit tout le temps: faites ceci et cela arrivera), mais le fait que l’un parle et que l’autre fasse est aussi absolument décrété.

Il est probable que si nous arrivions à comprendre cela, la tête se dérangerait.

Cela ne pourrait absolument rien changer à ce qui est. J’ai eu cette expérience-là, très claire: l’absoluité de tout ce qui est matériellement; et tout ce que nous croyons faire ou comptons faire ou voulons faire n’y change absolument rien. Mais alors j’étais très tendue pour comprendre quelle peut être la différence entre l’état vrai et l’état mensonger puisque, matériellement, tout est exactement comme cela doit être (nous croyons que les choses sont comme ceci et comme cela à cause de certaines réactions, mais nos réactions mêmes sont aussi absolues, décrétées que la chose elle-même). Et pourtant...

J’ai eu cette expérience, elle a duré même pendant quelques jours, je me souviens: je voyais toutes les circonstances matérielles comme un absolu – un absolu que nous percevons comme un déroulement, mais qui est un absolu éternellement existant. J’ai eu cette expérience-là. Et j’ai eu en même temps la perception très claire de ce qu’était la fausseté, le mensonge (ce que Sri Aurobindo a appelle crookedness3 en traduisant du sanscrit) au point de vue psychologique, mental. N’est-ce pas, nous attribuons le cours des circonstances à ces réactions psychologiques (et de fait, elles sont utilisées pour le moment, parce que tout collabore consciemment ou inconsciemment à ce que les choses soient comme elles doivent être), mais les choses pourraient être ce qu’elles doivent être sans l’intervention de ce mensonge. Ça, j’ai vécu pendant plusieurs jours dans cette conscience-là; et alors on voyait que c’était cela qui séparait le mensonge de la vérité. Dans cet état de conscience-connaissance, on était capable de faire la distinction entre le mensonge et la vérité. Et les circonstances matérielles, vues dans la vérité, changeaient de caractère.

Je n’ai plus l’expérience maintenant, ce n’est qu’un souvenir, alors je ne peux pas dire la chose exactement. Mais ce qui était très clair, et qui vient très souvent – très souvent –, c’est la perception d’une surimpression de mensonge sur un fait réel (nous en revenons à ce que je t’avais dit l’autre jour,4 que tout est très simple dans sa vérité et que c’est la conscience humaine qui fait toutes les complications). Mais ça, c’est encore plus total.

C’est très intéressant au point de vue de la mort. J’ai vu cela si clairement au moment où quelqu’un (je ne me souviens plus qui) avait quitté son corps. Alors ce mot de «mort» et toutes ces réactions humaines, cela paraissait tellement fou! tellement insensé, ignorant, stupide – mensonger, sans réalité. Il y avait simplement quelque chose qui bougeait, comme ça (Mère dessine une courbe, comme pour montrer un déplacement de conscience, d’un mode d’être à un autre mode d’être), et c’était nous, dans notre conscience mensongère, qui en faisions un drame – tout simplement quelque chose qui évoluait (même geste).

Tiens, je vais te dire une chose qui est arrivée tout dernièrement: E avait envoyé un télégramme pour dire qu’elle avait une perforation de l’intestin (mais ce devait être autre chose parce qu’on ne l’a pas opérée instantanément, et quand on n’est pas opéré instantanément, on meurt), on l’a opérée au bout de plusieurs jours; enfin c’était très grave et elle était sur le seuil de la mort, c’est un fait certain. Et elle m’a écrit, la veille du jour où elle devait être opérée, une lettre (ce qui est intéressant, c’est qu’elle ne se souvient même pas de ce qu’elle a écrit), une lettre magnifique! dans laquelle elle disait qu’elle était consciente de la Présence divine et du Plan divin: «Demain on m’opère, dit-elle, je suis absolument consciente que cette opération est déjà faite, est un fait accompli par la Volonté divine; une opération qui, autrement, pourrait être a fatal ordeal [une épreuve fatale].» Et elle dit que, dans une paix parfaite, elle avait conscience que l’opération était faite par la Volonté suprême. C’était une lettre magnifique. Et tout s’est passé presque miraculeusement; elle s’est rétablie d’une façon miraculeuse, au point que le chirurgien lui-même l’a félicitée: I must congratulate you; ce à quoi elle a répondu: «C’est bien étonnant! c’est vous qui avez fait l’opération!» Alors il lui a dit: «Nous, nous faisons l’opération, mais c’est votre corps qui a guéri, qui a voulu guérir, et c’est pour cette volonté de votre corps que je vous félicite.» Naturellement, elle m’a écrit qu’elle savait qui était là et qui avait fait que tout était bien. Eh bien, ce sentiment que la chose est déjà accomplie est un commencement de cette conscience dont parle Sri Aurobindo dans le Yoga de la Perfection de Soi, où on est à la fois là et ici. Parce que Sri Aurobindo dit: «Être entièrement là, il y a des gens qui l’ont fait», mais ce que, lui, appelait «la réalisation», c’est être à la fois là et ici.

Évidemment on peut se demander (si tout est déjà fait là-haut, sur un plan occulte) quel est le sens de cette chose, ici? si tout est déjà accompli, si on ne fait que simplement répéter.

Non-non!

On est comme des marionnettes!

Mais non! c’est justement cela, notre mensonge! Ce que nous voyons, ce n’est pas la chose: c’est une réflexion, une image déformée dans notre conscience. Mais la chose existe en dehors de cette réflexion, et telle qu’elle existe, elle n’a pas le caractère que nous lui attribuons. Si on arrive à saisir cela, alors on comprend qu’on peut en sortir. Autrement on ne pourrait pas en sortir!

Il y a un déroulement universel, qui est le déroulement vrai, qui est le Seigneur suprême qui se regarde Lui-même (c’est la meilleure façon dont on puisse dire), qui se déroule. Mais, pour une raison quelconque, il y a eu une déformation dans la conscience qui fait que nous voyons ce déroulement comme une chose séparée qui est une expression plus ou moins adéquate de la Volonté divine. Mais ce n’est pas cela! c’est le déroulement lui-même du Divin en Lui-même – en Lui-même, de Lui-même, pour Lui-même. Et c’est simplement notre mensonge qui en fait une chose séparée... Le fait même de l’objectivation (de ce que nous appelons «l’objectivation») est déjà un mensonge.5

J’ai eu cette conscience-là par éclairs. La difficulté, c’est que pour l’exprimer, nous employons tous nos moyens mentaux qui sont eux-mêmes mensongers – on est, n’est-ce pas, cornered [coincé]. Parce que, quand on suit cela complètement... Tout le reste, tout ce qu’on dit: «Mais si c’est comme cela, et si ceci, si cela...», tout cela fait partie de notre imbécillité générale. Et quand on va jusqu’au bout, on est tout d’un coup comme ça: ah! (Mère reste suspendue au milieu de sa phrase), il n’y a plus rien à faire, plus à bouger.

Seulement, comme je te l’ai dit, si on se place au point de vue pratique, cette expérience peut être dangereuse. N’est-ce pas, quand j’ai eu cela, il y avait une partie de moi qui avait l’expérience, et une partie qui n’était pas encore prête pour l’expérience; eh bien, j’étais suffisamment éveillée pour me dire: «La partie qui a l’expérience est suffisamment prédominante dans l’être pour que tout reste tranquille, mais si la préparation n’était pas suffisante, ça pourrait produire un déséquilibre.» Et si par malheur quelqu’un avait la possibilité d’attraper quelque chose de ça sans être suffisamment fort, eh bien, il perdrait la tête.

Ceci m’a expliqué très bien que certaines choses peuvent illuminer les uns (je l’ai vu clairement) et rendre les autres tout à fait fous, leur enlever complètement l’équilibre. Tu me répondras: c’est parce qu’ils devaient devenir fous! – C’est évident.

Mais même si on met la chose à l’absolu, les relations restent exactement les mêmes.6 N’est-ce pas, le premier mouvement, c’est de dire: à quoi ça sert de faire quoi que ce soit? – Pardon! le fait même que vous vouliez faire quelque chose fait partie du déterminisme général. C’est parce que nous réservons toujours quelque chose, que nous ne l’admettons pas dans la totalité, autrement... Il n’y a pas moyen d’en sortir, c’est comme cela.

Et Sri Aurobindo explique cela d’une façon si complète, si totale et si serrée, qu’on s’aperçoit qu’il n’y a pas le moindre petit angle par lequel on puisse échapper. Alors cette espèce d’incapacité, ou prétendue incapacité, de sortir de sa division, que l’on est encore incapable de sortir de sa division, cela devient faux.

Il faut avoir la tête solide. Il faut toujours pouvoir se référer à ÇA (geste là-haut), et le silence (Mère touche son front): paix-paix-paix, arrêter tout, arrêter tout. Pas essayer, surtout pas essayer de comprendre! oh! il n’y a rien de plus dangereux que d’essayer de comprendre – nous essayons de comprendre avec un instrument qui n’est pas fait pour comprendre, qui est incapable de comprendre.

En tout cas, pour la question que tu m’a posée, c’est très simple, nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’à ces extrêmes!

Non, je ne me posais pas le problème sur un plan métaphysique, mais sur un plan occulte... comme si la pièce se jouait occulte-ment et que nous l’exécutions matériellement.

Pour nous, ça paraît comme cela.

Ça paraît comme cela... c’est-à-dire que c’est Lui-même qui joue en Lui-même?

C’est encore une autre façon de dire!

(silence)

Une fois, j’avais essayé d’expliquer cela (c’était du temps où je parlais au Terrain de Jeu), un jour où j’étais en présence de ce même problème: qu’est-ce que c’est réellement? Et il est très clair qu’il est impossible, il est impossible avec le mental de comprendre. Mais j’avais eu une vision comme cela, d’une sorte d’Éternité infinie dans laquelle la Conscience se promène;7 et le chemin de cette Conscience, c’est ce que nous appelons «la manifestation». Et cette vision expliquait la liberté absolue – elle expliquait que les deux choses puissent être ensemble d’une façon absolue: la liberté absolue et le déterminisme absolu. L’image de ma vision, c’était un Infini éternel dans lequel la Conscience se promène – on ne peut même pas dire «librement», parce que «librement» impliquerait que cela puisse être autrement.

Tous ceux qui ont cette expérience disent que le premier mouvement de la manifestation, ou de la création (création, manifestation, objectivation: tous les mots sont imparfaits), le premier mouvement, c’est CHIT, c’est-à-dire Conscience qui devient Pouvoir. Par conséquent c’est la Conscience qui se promène dans SAT, dans l’Être – statique, éternel, infini, et forcément sans espacé et sans temps. Et c’est ce mouvement de la Conscience qui produit le temps et l’espace dans cet Infini et cette Éternité.8 Et là, on comprend – on comprend que ça puisse être à la fois absolument libre et absolument déterminé.

J’avais eu cette vision. Pour quelqu’un d’autre, elle ne vaut rien du tout; mais pour moi, elle m’avait donné une sorte de satisfaction, une sorte de paix (pour le moment).9

(long silence)

Je continue ce Véda. Je vois bien comme c’est beau et comme ça a dû être efficace pour ces gens, quelle puissance de réalisation ces hymnes devaient avoir! mais pour moi...

Pourtant, il y avait un temps où j’étais en rapport avec tous ces dieux et toutes ces choses, et cela avait une réalité pour moi tout à fait concrète; et maintenant... je lis et je comprends, mais je ne peux pas vivre. Et je ne sais pas pourquoi. Ça n’a pas encore déclenché l’expérience. N’est-ce pas, pour moi, l’expérience – l’Expérience constante, totale, permanente –, c’est... il n’y a que le Suprême. Seule l’existence du Suprême, seul le Suprême existe. Alors ils me parlent d’Agni, de Varouna, d’Indra... Je n’arrive pas. (Mais par exemple, ce que ce Véda fait très bien, c’est qu’il vous donne la perception de votre infirmité, de votre incapacité, de l’état lamentable dans lequel nous sommes maintenant: ça, il y réussit très bien!)

Et alors hier, il y avait cette ardeur de la Flamme – tout brûler pour tout offrir. C’était tout à fait concret, c’était une intensité de vibrations: je voyais les vibrations. Tous les mouvements d’obscurité, d’ignorance étaient précipités là-dedans. Et il y avait un temps, je me souviens, où j’avais traduit avec Sri Aurobindo ces hymnes à Agni, et où Agni avait une réalité pour moi – eh bien, hier, ce n’était pas cela, ce n’était pas le dieu Agni: c’était un ÉTAT. C’était un état du Suprême. Et comme cela, c’était proche, c’était clair, c’était intense, c’était vibrant, c’était vivant.

(silence)

C’est seulement dans la nuit (tout à fait vers la fin de la nuit, après deux heures du matin) que tout ce subconscient remonte-remonte, pour être revécu. Et avec une perception si nouvelle, si inattendue, oh!... C’est incroyable! C’est incroyable, ça change toutes les valeurs et toutes les relations et toutes les réactions (Mère dessine de grands mouvements de forces qui se déplacent): tout ça, c’est un échiquier... absolument inattendu!

Et je vois qu’il y a une action très steady, insistante et régulière, pour supprimer les valeurs morales. Oh! j’ai été toute ma vie affligée de ces valeurs morales! Toute chose, imédiatement, se situe dans une échelle de valeurs morales (pas de la moralité ordinaire, il s’en faut! mais le sens de ce qui est à encourager ou de ce qui est à décourager, de ce qui m’aide vers le progrès et de ce qui empêche le progrès): instantanément toute chose était vue avec cette volonté de progrès – tout, toutes les circonstances, toutes les réactions, tous les mouvements, tout-tout-tout se traduisait par cela. Et maintenant, l’action de ce subconscient qui se lève, ça vous barbote là-dedans! comme si c’était une leçon pour vous dire: voilà vos notions de progrès! toutes basées sur des illusions – un mensonge général. Les choses n’étaient pas du tout comme elles paraissaient, elles n’avaient pas l’effet qu’elles semblaient, ni le résultat que l’on percevait – tout-tout-tout, oh! Seigneur!

(silence)

Il est évident que pour pouvoir être en contact et pour manifester ce que les gens du Véda appelaient «la Vérité», eh bien, j’ai encore beaucoup-beaucoup-beaucoup de choses à changer... beaucoup.

Et pourtant, c’est un fait, je suis dans cet état où rien n’existe plus, que le Divin, le Suprême – le Suprême dans toutes les vibrations, tout ce que je fais, tout ce que je sens. Mais cela encore doit se mitiger dans ma conscience, d’une certaine façon, puisque... puisque ce n’est pas encore LA Vérité.10

(long silence)

Ça fait quelque chose là-dedans (Mère touche sa tête), ça façonne, ça travaille... Tous les jours, deux fois par jour, dans ma longue évocation-invocation-aspiration (ou prière comme l’on veut), je dis au Seigneur suprême: «Prends possession de ce cerveau» (je ne veux pas dire «la pensée»: je veux dire ça, Mère touche sa tête, cette espèce de petite substance qui est là-dedans). «Prends possession de ça!»

Une fois, la nuit, j’ai été me promener là-dedans, dans cette tête; il y avait des cellules qui avaient encore toutes fraîches des impressions qui s’étaient inscrites dans la journée, et ces impressions n’avaient pas eu le temps d’être agglomérées dans le tout pour une raison quelconque; alors elles paraissaient comme des petits images très claires (des toutes petites choses absolument dénuées de tout mouvement de pensée, de tout mouvement psychologique: simplement comme une petite image photographique). Il y avait comme cela trois ou quatre choses, et c’était tellement choquant dans cette Présence que quand j’ai vu cela, je me suis... tout d’un coup je me suis dit: «Est-ce que je suis en train de devenir folle!» tellement c’était choquant. Et il a fallu que j’amène une paix, une paix – pas que je fasse cesser le mouvement de prise de possession, mais que, en même temps, je l’accompagne d’une paix formidable pour que je ne dise pas: «Tu es en train de déménager», tellement c’était choquant.

Une toute-toute petite image, tout à fait comme un petit cliché photographique, clair! Tout le reste était dans sa vibration de transformation, splendide!

Mon petit, tu sais, il faut avoir les pieds par terre, être bien solide, bien équilibré, et puis ne pas s’emballer!

Mais tu semblés dire que les idées qui commandent notre progrès, ou qui soutiennent notre progrès, sont des idées morales plus ou moins fausses; alors qu’est-ce qui doit soutenir notre progrès? Qu’est-ce qui doit nous faire dire: ceci est bon ou n’est pas bon, ceci est utile ou n’est pas utile au progrès?

Ce n’est pas nécessaire, c’est justement ça!

Maintenant je sais, ce n’est pas du tout nécessaire, pas du tout. Il faut simplement que l’aspiration soit tout le temps comme ça (geste comme une flamme qui monte). Aspiration, c’est-à-dire on sait ce que l’on veut: on veut. Mais on ne peut pas lui donner une forme définie; parce que Sri Aurobindo a employé certains mots, nous, nous disons d’autres mots, d’autres disent encore d’autres mots; et tout cela, ça ne veut rien dire, ce sont simplement des mots. Mais il y a quelque chose qui est par-delà tous les mots, c’est... Pour moi, ce qui est le plus simple (le plus simple à exprimer), c’est ça: «La Volonté du Suprême.»

Et note que c’est seulement «la Volonté du Suprême» pour la terre; parce que c’est une chose assez particulière: en ce moment, je suis dans une conscience universelle et la terre me paraît une toute petite chose comme ça (Mère dessine une bille dans l’espace) qui est en train de se transformer. Mais ça, c’est une autre affaire, c’est au point de vue du Travail.

Mais pour ceux qui sont ici, on peut dire: «Ce que le Seigneur suprême prépare pour la terre.» Il a envoyé Sri Aurobindo pour le préparer; Sri Aurobindo a appelé cela «la réalisation supramentale»; nous pouvons employer les mêmes mots pour la facilité de la communication. Eh bien, c’est ce mouvement comme ça (geste comme une flamme qui monte), vers Ça, qui doit être constant – constant –, total. Tout le reste, ce n’est pas notre affaire. Et le moins nous nous en mêlons mentalement, le mieux c’est. Mais ça, cette Flamme, c’est indispensable. Et puis, quand ça s’éteint, la rallumer; quand ça s’effrite, la rassembler – comme ça, tout le temps, tout le temps, tout le temps, TOUT LE TEMPS, quand on dort, quand on marche, quand on lit, quand on bouge, quand on parle, quand on... tout-le-temps.

Tout le reste, ça n’a pas d’importance: on peut faire n’importe quoi (cela dépend des gens et des pensées qu’ils ont). Justement, tu peux demander aux gens comme X, ils te diront qu’on peut faire n’importe quoi, cela n’a absolument aucune importance, seulement il ne faut pas que vous sentiez que c’est vous, c’est tout; il faut que ce soit quelque chose que la Nature fait (mais je n’approuve pas beaucoup ce système).

La chose importante, c’est ça, cette flamme.

(silence)

Il y a justement, dans ces scènes du subconscient qui se sont présentées la nuit, des choses que j’avais crues néfastes dans ma vie – tout d’un coup j’ai vu, oh! avec quelle puissance et quelle intensité la vibration de cette aspiration montait là, même là. Oh! j’ai dit: comme on se trompe!

Et cette aspiration ne dépend ni de l’état de santé ni de... C’est absolument indépendant de toutes les circonstances – j’ai senti, dans les cellules de mon corps, cette aspiration au moment où les choses étaient le plus désorganisées, où, au point de vue médical ordinaire, la maladie était sérieuse. Et ce sont les cellules elles-mêmes qui aspirent. Il faut que ce soit partout, n’est-ce pas.

Quand on est dans cet état-là, alors on n’a pas besoin de se tracasser: tout le reste n’a pas d’importance11 (Mère rit de bon cœur).

22 avril 1961

J’ai un programme pour le matin, je n’arrive jamais à le finir. Ça s’accumule, ça s’accumule...

(Peu après, à propos de X qui avait déclaré que les dernières attaques contre Mère, et même celles d’il y a deux ans lorsque Mère avait dû se retirer, étaient le résultat de pratiques magiques, et que certains membres de l’Ashram en étaient directement responsables, ou, en tout cas, avaient servi d’intermédiaires – de «switchboard» ou de relais suivant son expression – avec quelque magicien de l’extérieur.)

Je me creuse la tête, mais, vraiment, je n’arrive pas à trouver qui est-ce qui peut, dans l’ashram, faire de la magie contre moi! Avoir de mauvaises pensées, ça, c’est très répandu, mais cela n’a aucune importance.

Mais que quelqu’un puisse positivement faire quelque chose de mauvais, au point que X dise qu’«ils s’en repentiront», je ne comprends pas, je n’arrive pas à comprendre. Parce que, généralement, quand ils sont comme cela, ils ne peuvent pas rester, ils s’en vont. Il y en a qui sont partis. C’est comme cette histoire de magie noire «faite à l’Ashram» la première fois que je suis tombée malade il y a deux ans; je ne peux pas y croire, parce que cela prouverait que je suis tout à fait inconsciente! ce que je ne crois pas.

Je connais tous les gens. Je sais tout ce qui se passe: je le vois la nuit, le jour. Mais je n’arrive pas à voir ça. Il y a des gens, oui, mal-intentionnés, mais ils sont même obligés de me le dire! Il y a des gens... oh! ils souhaiteraient presque que je m’en aille, parce que c’est pour eux une contrainte. Ils me le disent très franchement: «Tant que vous êtes là, nous sommes obligés de faire le yoga, mais nous ne voulons pas faire le yoga, nous voulons vivre tranquilles; et alors si vous n’êtes plus là, eh bien, nous n’aurons plus à penser au yoga»! Mais c’est une série d’imbéciles, qui d’ailleurs n’ont aucun pouvoir en eux et qui sont, comme je te l’ai dit, contraints même de me le dire.

Il y en a beaucoup – beaucoup – qui pensent que je mourrai et qui font des préparatifs pour ne pas être tout à fait sur le pavé quand je partirai: tout ça, je le sais. Mais ce sont tous des enfantillages, en ce sens que si je m’en vais, ils ont raison; et si je ne m’en vais pas, ça n’a aucune importance! Voilà.1

(silence)

Il y avait une longue vision, cette nuit, ça a duré longtemps (c’était même intéressant) à propos de ton travail sur Sri Aurobindo: où c’était situé, la place que Sri Aurobindo lui donnait et l’aide qu’il donnait. C’était très-très-très intéressant. Je ne me souviens plus du détail des apparences, mais c’étaient comme de grandes bandes d’une lumière blanc-bleuté et qui s’étendaient comme cela, avec des formes spéciales (Mère dessine des spirales), et cela montrait comment ça toucherait l’atmosphère mentale de la terre. C’était vraiment intéressant.

Et Sri Aurobindo en parlait comme de mon travail avec toi. Moi, je lui ai dit que je ne faisais rien! – Il m’a dit que c’était mon travail avec toi. Voilà.

Ça a duré longtemps, c’était entre minuit et deux heures du matin.2

25 avril 1961

(Mère arrive tenant en main un volume d’Alice Bailey: «Discipleship in the New Age» – les disciples de l’Age Nouveau – qu’on lui a envoyé récemment Pavitra, présent, montre à Mère une brochure qu’il a reçue de son côté: «World Goodwill Bulletin» – le Bulletin de la bonne-volonté mondiale – et proteste contre cette prolifération de mouvements qui tous prétendent faire «l’union du monde» et ces prosélytes qui font de la propagande dite spirituelle sans avoir trouvé eux-mêmes, en eux-mêmes, la vraie base spirituelle. Mère enchaîne:)

Mais ces gens ne peuvent pas sortir de leur éducation! Voilà une dame [A. Bailey] qui, paraît-il, est très célèbre (elle est morte maintenant), qui est devenue disciple d’un lama tibétain... et elle parle encore du Christ comme du seul Avatar! – Elle ne peut pas en sortir!

Et chacun a la Vérité absolue!

(Riant) Mais ça m’a mis tellement en colère! (Pourquoi, colère? je ne sais pas), pas colère mais une espèce de... oh! on est excédé.

Et je suis entourée de gens [ici-même] qui me disent: «J’envoie votre message à un tel, il faut qu’ils viennent ici, ils doivent vous rencontrer.» Oh!... je me suis dit: «Je m’en vais! je vais me cacher quelque part.» J’en ai assez.


Ça a commencé par ce fameux World-Union,1 et maintenant c’est le Sri Aurobindo Society2 qui s’en mêle! Ils ont fait une brochure où ils disent: «Nous faciliterons vos relations avec la Mère»!! Heureusement, on m’a envoyé le papier sur lequel c’était écrit; j’ai dit: «Je ne prends pas cette responsabilité.» Voilà. J’ai accepté d’être présidente parce que c’est une affaire d’argent et que je voulais être une garantie que tous ces gens qui font de la propagande ne mettent pas l’argent dans leur poche pour leur satisfaction personnelle, alors j’ai accepté d’être présidente pour dire que l’argent irait vraiment pour travailler pour Sri Aurobindo, c’est tout. Mais pas de responsabilité spirituelle: je n’ai rien à enseigner à personne, Dieu merci!

(Pavitra:) Mais Mère, A aussi a été mordu par le virus de la propagande; dans les statuts qu’il a envoyés, il a mis: «Le Centre d’Études de Sri Aurobindo [à Paris] a pour but d’aiguiller les gens sur Pondichéry et la Mère..., etc.»

Ooh!... OH!... quelle horreur. Quelle horreur. Lui aussi!

(silence)

Je vais faire une déclaration: «Je ne suis pas chef de groupe, je ne suis pas à la tête d’un Ashram.» Oh! c’est dégoûtant.

Mais ce n’est pas fini. Il y a cette J.M. qui se croit très intelligente et qui a écrit une lettre; elle dit: «...C’est tout à fait le même enseignement, tout à fait»! C’est toujours tout à fait le même enseignement! Ils ne comprennent rien à rien.

(Satprem:) Ils mélangent tout.

Oui. Ils n’ont pas de discernement. Il y a des mots, n’est-ce pas: il suffit que ces mots soient là et ça y est!

Et alors quelle atmosphère ça fait... ouf!

Ce matin, la première chose que j’ai faite est d’ouvrir ce livre d’Alice Bailey (j’avais ça depuis plusieurs jours, il fallait que je le voie), je regarde... Ah! j’ai dit bien! Voilà une personne qui est morte mais qui a été considérée comme un grand-grand leader spirituel, qui est la disciple d’un lama bouddhiste, tibétain, et qui écrit: «Le Christ est l’incarnation de l’Amour divin sur la terre.» Voilà. Un point c’est tout. «Et le monde sera transformé quand le Christ va renaître, quand il reviendra sur la terre»! – Mais pourquoi, diable, le Christ! Pourquoi met-elle le Christ? – Parce qu’elle est née chrétienne?... C’est lamentable.

Et un mélange! tout-tout-tout. N’est-ce pas, au lieu de faire une synthèse, ils font un pot-pourri. Ils ramassent tout comme ça, mettent ensemble, battent un peu, utilisent des tas de mots qui n’ont aucun rapport l’un avec l’autre, et puis ils vous présentent cela!

Et on veut me fourrer là-dedans! – Non, merci.

Après cela, je reçois les pages du projet de brochure de Sri Aurobindo Society pour distribuer parmi tous les disciples, tous les membres de la société, pour les encourager. C’était complet! La propagande la plus, oh! la plus sotte, et puis, au beau milieu d’un tas d’autres choses (qui n’ont rien à voir avec moi), je tombe sur ceci: «Nous avons le grand bonheur d’avoir parmi nous la Mère et nous nous proposons d’être le transmetteur de tous ceux qui veulent entrer en rapport directement avec elle»! Ils voulaient imprimer ça et le distribuer comme cela! Alors j’ai pris ma plus belle encre rouge et j’ai dit: «Je n’accepte pas cette responsabilité, vous ne pouvez pas faire cette promesse.» Voilà. Et j’ai coupé. Et maintenant voilà A qui fait la même chose!

(silence)

Je perds mon temps.

Déjà, avec tous les gens qui sont ici... (mais je ne leur ai jamais dit qu’ils étaient mes disciples: je leur ai dit qu’ils étaient mes enfants – mais enfin, les enfants, on n’a pas besoin de faire tout ce qu’ils veulent! pour commencer). Enfin je perds déjà tout mon temps à répondre à leurs lettres, qui sont plus que bêtes. Ils me posent des questions!... On a déjà répondu au moins cinquante fois aux mêmes questions – simplement pour le plaisir d’écrire. Alors maintenant, j’ai pris l’habitude de ne pas répondre: je mets un mot, deux mots, et puis voilà.

Non, c’est dégoûtant!

(Satprem:) Il y a cette phrase de Sri Aurobindo sur la propagande, que j’avais envoyée aux gens de World-Union. C’est cela que l’on devrait publier partout. Tu ne te souviens pas? «I don’t believe in propaganda...»3

2.10.1934

(Cent. ed. On Himself, XXVI. 375-76)

Mais pardon! Il y a une confusion dans tout cela. Ces gens de Sri Aurobindo Society n’avaient absolument rien à voir avec la vie spirituelle quand ils ont commencé, ils ne se présentaient pas du tout comme un «groupe spirituel», rien, absolument rien à voir: c’étaient des gens de bonne volonté qui voulaient ramasser de l’argent pour aider l’Ashram. J’ai dit: «Très bien, c’est excellent», et tant que c’est comme cela, je suis derrière. On donne des papiers aux gens – on leur donne ce qu’ils veulent, il suffit qu’ils soient seulement un tout petit peu intéressés, qu’ils sachent qu’il y a un Ashram et qu’il faut l’aider à vivre. Et c’est tout. Il ne s’agit pas de yoga ni de progrès spirituel ni rien-rien de ce genre-là: c’était une organisation tout à fait pratique. Ce n’était pas la même chose que le World-Union: le World-Union, lui, voulait faire «une œuvre spirituelle sur la terre» et créer une «unité humaine» – je leur ai dit: «Vous prenez quelque chose d’intérieur et vous voulez en faire une chose extérieure, et naturellement c’est imédiatement pourri.» (Mais c’est pratiquement fini: je leur ai coupé l’herbe sous les pieds.)

Enfin...

(Pavitra:) Oui, mais ça renaît maintenant sous la forme de Sri Aurobindo Society.

Ah! non, ce n’est pas du tout la même chose, ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Rien à voir. Ils ont voulu s’unir: j’ai refusé. Je leur ai dit: «Vous n’avez rien à voir l’un avec l’autre. Vous, World-Union, vous êtes des idéalistes (!) qui voulez réaliser votre idéal extérieurement (sans base) et eux, ce sont des gens d’affaires, des gens pratiques, qui veulent amener de l’argent à l’Ashram, et ça, je suis pleinement d’accord parce que j’en ai besoin.»

C’est tout à fait autre chose.

Mais alors, ils ont commencé [les gens de la S.A.S.] à se poser comme des... presque comme des instructeurs! Heureusement on m’a apporté leur projet de brochure. J’ai dit: «Nothing doing [rien à faire]. Si vous voulez parler aux gens, dites leur ce que vous voulez, cela m’est égal, mais je ne publie pas cela: ce que vous avez écrit sur moi ne s’imprime pas et vous ne le distribuez pas. Je ne figure pas au tableau. Mon nom, le fait que je suis présidente, c’est simplement pour donner ma garantie que l’argent ne va pas être mis dans la poche de ceux qui le reçoivent, que ce sera utilisé pour l’Ashram, pour la vie de l’Ashram, c’est tout. Et c’est comme cela que je donne ma garantie: ce n’est pas du tout que je vais aider les gens à s’imaginer qu’ils font un yoga!» – C’est ridicule!

J’ai dit l’autre jour à Nava (et je le lui ai dit assez fort pour que tout le monde puisse entendre): «On peut supprimer d’emblée la bonne moitié des ashramites, et nous ne perdrons pas un seul sâdhak.»4

Alors il a ouvert une bouche!... Les gens s’imaginent que par le fait qu’ils sont ici, ils deviennent des disciples et des apprentis yogis! Mais ce n’est pas vrai.

Voilà, maintenant ma colère est partie!

C’est surtout cette pauvreté mentale; partout on dit: «Oh! ils ont les mêmes idées que nous, oh! ils enseignent la même chose, oh!...» Oh!...

(silence)


Pavitra sort.

Mère donne des fleurs:

Tiens, voilà la Grâce.5 Tiens, voilà l’équilibre6 (il est joli, cet équilibre). Tiens, voilà la «lumière sans obscurité.»7 Et ça, c’est la pureté: c’est une «conversion intégrale»8 (au cœur de la fleur, Mère a mis deux autres fleurs: «service»9 et «compassion de Sri Aurobindo»),10 une conversion intégrale, avec Sri Aurobindo, sa compassion – sa compassion qui nous donne l’occasion de le servir.

Mon petit! il est nécessaire de dire quelque chose d’un peu intelligent, non? – Je compte sur toi.

Je compte sur toi!

Oui, ça, c’est entendu, Sri Aurobindo me l’a dit. Mais moi, je suis derrière, invisible! Tu n’as même pas besoin de me dire les choses – tu peux les dire si tu veux, mais ce n’est pas nécessaire.

(silence)

De temps en temps, j’ai envie de dire des énormités... J’allais dire: comme je comprends Sri Aurobindo! qui est passé de l’autre côté.

Je n’ai pas l’intention de le faire. Non, je n’ai pas cette intention (pas pour cette raison-là, pas parce que je suis le moins du monde intéressée à tout ce fourbi extérieur, pas pour cela), c’est parce que... j’ai promis à Sri Aurobindo que j’allais essayer, hein. Alors

Voilà, c’est cela.

Il n’y a qu’une chose, au fond, qui serait vraie, une seule chose: c’est de faire. Tous ces dire et dire et dire et promettre et faire miroiter des choses – FAIRE.

(silence)

Ah! mais c’est beaucoup plus difficile que de dire, beau-coup. Beaucoup-beaucoup, infiniment plus difficile que de dire. Parce qu’il suffit d’être juste, à un moment donné, là, comme ça (geste d’ouverture vers le haut), d’attraper la Lumière, alors on peut dire (si on est un peu clair, transparent). On attrape ça et on dit. Une fois qu’on a vu, on n’oublie pas. Mais pour faire...

C’est cette pauvreté, cette étroitesse... La pauvreté mentale, l’étroitesse mentale, c’est relativement facile d’en sortir: il n’y a qu’à percer un trou, passer au-delà, voir ça d’en haut, et tout cela, oui, imédiatement ça s’élargit. C’est relativement facile. Mais cette pauvreté, cette étroitesse vitales et physiques, matérielles... ouf!

Et l’étroitesse mentale, on sait le moyen: il n’y a qu’à passer au-delà – on sait le moyen. Mais ça (Mère touche son corps), on a beau amener, amener, amener la Lumière et la Force... Oui, pendant quelques moments on peut vivre, même dans la sensation, une vie universelle – mais le corps...

(silence)

Parce que, évidemment, il faut que ce soit fait dans cette vie. Le progrès du corps ne peut pas se garder, n’est-ce pas?

Mais non, c’est justement ça!

On peut, oui, mais ça ne sert à rien. Ces cellules qui sont devenues si conscientes, s’il faut que tout ça se désagrège... Ça fait des cellules qui sont conscientes, mais mélangées à... qu’est-ce que cela représente, mélangé à la somme de toutes les cellules inconscientes de la terre? – Cela ne sert à rien.

Ça ne sert à rien, oui, c’est-à-dire que, dans des millions d’années, peut-être, ça aura de l’effet, petit à petit, comme ça, en faisant la boule de neige – mais c’est justement ce que la Nature fait, c’est son affaire interminable, mais ce n’est pas le yoga.

Mais une fois que tu auras fait la transformation dans ton corps, ce sera transmissible à d’autres? Ton expérience et ta réalisation seront transmissibles?

C’est une question de contagion. Les vibrations spirituelles sont contagieuses, c’est tout à fait évident. Les vibrations mentales sont contagieuses. Même, dans une certaine mesure, les vibrations vitales aussi sont contagieuses (pas sous leur plus joli effet, mais enfin c’est évident: la colère d’un homme, par exemple, se répand très facilement). Eh bien, la qualité de vibration des cellules doit être contagieuse.

Mais la difficulté... N’est-ce pas, tout le yoga au point de vue mental a été fait; et puisqu’il a été fait, c’est comme quand on trace une route dans la forêt vierge: on a des points de repère et on avance; c’est relativement très facile. Mais là, rien n’est fait! On ne sait pas par quel bout le prendre, personne ne l’a fait! Tout ce que l’on rencontre, ce sont les obstacles que les autres ont rencontrés, et devant lesquels ils ont dit simplement: «C’est impossible. Sri Aurobindo, lui, explique comment ce n’est pas impossible, c’est la seule chose. Mais lui-même ne l’avait pas fait, n’est-ce pas.

Non, la moindre, pour la moindre chose, il faut tout trouver. Et tout trouver dans le monde de la plus totale ignorance – c’est vraiment là où l’inconscience est la plus inconsciente, l’ignorance est la plus ignorante...

(silence)

Bon, on verra.


Après le travail

L’état de conscience habituel, c’est de faire quelque chose POUR quelque chose. Par exemple, tous ces Rishis, ils faisaient leurs hymnes avec un but: la vie avait un but; pour eux le but était de trouver l’Immortalité, ou la Vérité. Mais à n’importe quel niveau, il y a toujours un but. Nous, nous parlons de «réalisation supramentale», ce but.

Mais tout dernièrement, je ne sais pas ce qui s’est passé, c’est quelque chose qui a comme pris possession de moi, je ne sais pas... Avec cette (comment dire?) cette perception du Suprême qui est tout, partout, fait tout, ce qui a été, ce qui est, ce qui sera, ce qui se fait, tout-tout, n’est-ce pas – tout d’un coup, il y a eu une sorte de... ce n’est pas une pensée, ce n’est pas une sensation, ce n’est pas cela; c’est plutôt quelque chose comme une condition: l’irréalité du but – pas «irréalité»: l’inutilité. Pas même l’inutilité: l’inexistence du but. Et même ce que je t’ai dit encore tout à l’heure: ce qui reste dans le corps, cette volonté de faire l’expérience – même ça, c’est parti!

C’est... quelque chose... Je ne sais pas.11

C’est comme un ressort qui existait et qui avait sa raison d’être, et c’est pour cela qu’il persistait: faire ceci pour arriver à cela, et ceci mène à cela (mais ce n’est même pas ça, c’est plus subtil que cela), et ce ressort, tout d’un coup, semble être devenu inexistant, parce que inutile.

Maintenant c’est une sorte d’absoluité12 dans chaque-chaque seconde, chaque mouvement, depuis le mouvement le plus subtil, le plus spirituel, jusqu’au plus matériel; c’est cet enchaînement qui a disparu. L’enchaînement a disparu: ça n’est pas la «cause» de ça; et ça n’est pas fait «pour» ça; on ne va pas «là» – tout cela paraît...

(silence)

C’est peut-être comme cela que voit le Suprême?... C’est peut-être cela, la perception, la perception suprême: un absolu.

C’est assez curieux.

Un absolu innombrable et perpétuel, simultané.

(silence)

C’est curieux.

Le sens de connexion est parti, le sens de cause à effet est parti: tout cela appartient au monde de l’espace et du temps.

Chaque... chaque quoi? Qu’est-ce que c’est que «ça»? On ne peut pas dire un «mouvement», on ne peut pas dire un «état de conscience», on ne peut pas dire une «vibration» (tout cela appartient encore à notre mode de perception), alors on dit «chose» (chose ne signifie rien). Chaque «chose» en elle-même porte sa loi absolue.

Oh! comme c’est maladroit! Mais ce qui est tout à fait, tout à fait clair, c’est l’absence totale de cause à effet et de but, d’intention: purpose. Il n’y a pas – ce genre de connexion comme ça (Mère fait un geste horizontal) n’existe pas: c’est comme ça (Mère fait un geste vertical qui domine et embrasse tout à la fois).

Et alors, ça peut se traduire dans une conscience par un point infinitésimal, qui est un corps physique et tout ce qui en dépend, mais c’est exactement la même chose que le Point Suprême et tout ce qui en dépend. C’est la même chose. C’est seulement comme le déplacement d’un regard (si on peut appeler cela un «regard») qui serait comme une aiguille, qui n’occuperait pas d’espace.13 Mais c’est la même conscience – «conscience», est-ce que c’est «conscience»?... quelque chose comme cela. Ce n’est pas «conscience» comme nous le comprenons, ce n’est pas perception non plus: c’est une sorte de volonté de voir (mon Dieu, quels mots!) et alors avec une liberté et une toute-puissance absolues: ça peut être ça, ou ça peut être ça, et c’est exactement la même chose.

N’essaye pas de comprendre!

C’est évidemment intraduisible.

Mais ce qui peut se traduire, c’est cette espèce de sensation que tout l’enchaînement des causes et des effets et du purpose, du but, tout cela, ça paraît tout en bas, très loin, très loin, très... humain – c’est peut-être divin aussi (au point de vue des dieux, c’est peut-être comme cela aussi, je ne sais pas), parce que dans la conscience de la Mère universelle, c’est encore là, il y a encore cette ardeur d’amour à servir: «Faire ce que Tu veux». C’est encore là, alors c’est dans les dieux aussi.

(silence)

Ça paraît irréel. C’est très curieux.

C’est cette nuit que c’est venu. C’est venu lentement mais cette nuit c’était très fort: plus d’enchaînement, plus de cause à effet, plus de but, plus de purpose, plus d’intention – une sorte d’Absolu. Et qui n’exclut pas la création: ce n’est pas le Nirvana, ça n’a rien à voir avec le Nirvana (le Nirvana, je connais bien, je l’ai eu – et justement encore hier, hier soir, quand je me promenais pour le japa, même ce matin... N’est-ce pas, je commence par une invocation au Suprême sous ses trois aspects, et alors il suffit de dire le son TAT... pour abolir tout: c’est le Nirvana. Et j’ai remarqué, depuis quelques jours, que c’est instantané, avec une facilité! et, oh! un délice, bah!...). Ce n’est pas le Nirvana, ce n’est pas cela: c’est au-delà de ça; ça contient le Nirvana et ça contient le monde manifesté et ça contient tout-tout, toutes les apparitions et les disparitions14 – tout ça, tout ça, c’est là-dedans.

Quelque chose...

Quelque chose qui n’a ni cause ni effet ni prolongement (Mère fait un geste horizontal) ni purpose, pas d’intention – intention de quoi!? Il n’y a rien qui soit à faire! C’est comme ça. (Mère fait le même geste vertical que tout à l’heure)

J’espère que je ne suis pas en train de te mener dans un asile d’aliénés! (Mère rit)

(Mère se lève pour sortir)

Ce qui est tout à fait intéressant, c’est que tout reste le même. Tout reste le même: tu vois, je peux faire n’importe quoi, je te parle, je plaisante... Tout reste le même, ça ne change rien à rien.

Là où mon problème commence, c’est quand je me demande comment ça va changer!

Voilà, petit. Je crois qu’on fera bien de garder cela secret.[*15]

29 avril 1961

(Certains fragments de cette conversation ont été publiés dans les «Commentaires de Mère sur les Aphorismes» de Sri Aurobindo. Mère n’avait pas voulu que le texte intégral figurât même dans son Agenda, le jugeant trop personnel. Nous avons cru bon de le garder malgré tout. La conversation avait eu pourpoint de départ l’Aphorisme suivant:)

59 – L’un des plus grands réconforts de la religion est que, parfois, vous pouvez empoigner Dieu et lui donner une satisfaisante raclée. Les gens se moquent de la sottise des sauvages qui battent leur dieu lorsque leurs prières ne sont pas exaucées, mais ce sont les moqueurs qui sont sots et sauvages.

Alors... pauvre T! elle me demande: «Que veut dire (riant) donner à Dieu une satisfaisante raclée? Comment est-ce que c’est possible?...» Je n’ai pas répondu encore. Et puis elle ajoute une autre question: «Beaucoup de gens disent que les enseignements de Sri Aurobindo sont une religion nouvelle. Est-ce que, Toi, tu appelleras cela une religion?...» Tu comprends, j’ai commencé à fumer!

J’ai écrit (Mère lit sa réponse:)

«Ceux qui disent cela sont des sots qui ne savent même pas de quoi ils parlent! Il suffit de lire tout ce que Sri Aurobindo a écrit pour savoir qu’il est impossible [souligné] de fonder une religion là-dessus, puisque, pour chaque problème, chaque question, il présente tous les aspects en montrant la vérité contenue dans chaque approche et il explique que pour atteindre à la Vérité, il faut effectuer une synthèse qui dépasse toutes les notions mentales et émerger dans une transcendance au-delà de la pensée.

«Ta seconde question n’a donc pas de sens (!) D’ailleurs si tu avais lu ce qui a paru dans le dernier Bulletin,1 tu n’aurais pas pu la poser.

«Je répète que lorsque nous parlons de Sri Aurobindo, il ne peut être question d’enseignement ni même de révélation, mais d’une Action du Suprême; sur cela, aucune religion ne peut être fondée.»

Ça, c’est le premier coup de feu.

Le second:

«Les hommes sont si fous (riant: ça ne va pas mieux!) qu’ils peuvent changer n’importe quoi en une religion tant ils ont besoin d’un cadre fixe pour leur pensée étroite et leur action limitée. Ils ne se sentent en sécurité que lorsqu’ils peuvent affirmer: «Ceci est vrai et cela ne l’est pas», mais cette affirmation devient impossible à quiconque a lu et compris ce que Sri Aurobindo a écrit. La religion et le yoga ne sont pas situés sur le même plan de l’être, et la vie spirituelle ne peut exister dans sa pureté que si elle est libre de tout dogme mental.»

Il est bien nécessaire de faire comprendre cela aux gens.

N’est-ce pas, c’est indispensable!

Ils sont tous toujours prêts – à l’Ashram même – ils sont prêts à faire une religion.

Oui, ce que T dit, ce sont des gens de l’Ashram.

Ils sont aussi sectaires qu’un catholique, qu’un protestant...

Oui, la même chose. La même chose.

C’est-à-dire qu’ils n’ont rien compris.

Mais ça: «Comment est-ce qu’on peut donner une raclée à Dieu?» (Mère rit beaucoup) Ça, c’est amusant, non!

Mais qu’est-ce qu’il entendait au juste?

Ce que Sri Aurobindo a voulu dire?...

Tu as le texte anglais? Nous l’avons peut-être un peu... vulgarisé?

Le mot anglais est «beating»: a good beating.

«Beating»? Alors c’est bien cela: une raclée!

La religion a toujours tendance à humaniser ou à faire un Dieu à l’image de l’homme – une image magnifiée et agrandie, mais c’est toujours un dieu, au fond, qui a des qualités humaines. Et cela crée (riant) une sorte d’intimité, de proximité!

T l’a pris au pied de la lettre, mais il est vrai que même les Espagnols, quand leur dieu ne fait pas ce qu’ils veulent, ils le prennent et ils le jettent dans la rivière!

Il y a des gens ici qui le font. Je connais des gens qui avaient chez eux une statue de Kali (c’était la divinité de leur famille) et il leur arrivait toutes sortes de calamités, et la dernière génération est devenue furieuse: ils ont pris l’idole et ils l’ont jetée dans le Gange. Et par-dessus le marché (ils ne sont pas seuls, il y en a plusieurs), il y en a un qui m’a demandé la permission avant de le faire!

C’est cette façon de faire un dieu à l’image de l’homme qui vous donne la possibilité de le traiter comme vous traiteriez un ennemi humain.

Il y aurait beaucoup de choses à dire...

Mais ces idoles ne sont pas seulement des créations humaines, elles ont une existence en soi?

Oh! j’ai eu des révélations à ce point de vue, très intéressantes, sur la façon de penser et de sentir des gens. Je me souviens, une fois, quelqu’un avait fait une petite statue de Sri Aurobindo; il lui avait donné un ventre et... enfin, pour moi, c’était ridicule; j’ai dit: «Comment pouvez-vous faire une chose pareille?!» Alors il m’a expliqué que même si, pour l’œil ordinaire, c’est une caricature, du moment que c’est une image de celui que l’on considère comme Dieu, ou comme un dieu, ou comme un Avatar, du moment que c’est l’image de celui qu’on adore, ne serait-ce qu’un gourou, ça contient l’esprit et la force de sa présence et c’est cela qu’on adore, même dans la forme grossière, même si c’est une forme, pour l’œil physique, tout à fait caricaturale.

Il y avait quelqu’un qui avait fait une grande peinture de Sri Aurobindo et de moi: on l’a apportée ici pour me la montrer. J’ai dit: «Oh! c’est affreux.» C’était... n’est-ce pas, pour l’œil physique c’était affreux. J’ai dit: «C’est affreux, on ne peut pas garder ça.» Alors imédiatement il y a quelqu’un qui me l’a demandée et qui m’a dit: «Je vais l’installer dans ma maison, et je ferai mon poudjâ devant.» Ah!... Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire: «Comment? vous pouvez ériger une chose pareille! (ce n’était pas tellement laid que d’une banalité effroyable), vous pouvez faire votre poudjâ devant quelque chose d’aussi banal et d’aussi vide!» Cette personne m’a répondu: «Oh! pour moi ce n’est pas vide; ça contient toute la présence et toute la force, et je l’adore comme la Présence et la Force.»

Tout cela est basé sur cette vieille idée que quelle que soit l’image (ce que nous appelons dédaigneusement une «idole»), quelle que soit la forme extérieure de la divinité, il y a toujours la présence de la chose représentée. Et il y a toujours quelqu’un – que ce soit un prêtre ou un initié, ou un sadhou, un sannyasin –, quelqu’un qui a le pouvoir et qui tire (généralement c’est la besogne des prêtres), qui tire la Force, la Présence dedans. Et c’est véritable: il est tout à fait réel que la Force, la Présence est là; et c’est cela (ce n’est pas la forme de bois ou de pierre ou de métal) que vous adorez, c’est cette Présence.

Les Européens n’ont pas le sens intérieur, du tout. Pour eux, tout est comme ça (geste), c’est une surface – même pas: une pellicule de surface. Et il n’y a rien derrière. Alors ils ne peuvent pas sentir. Mais c’est un fait, c’est un fait absolument réel que la Présence est là, je le garantis. J’ai des petites choses de métal, de bois ou d’ivoire qu’on m’a données, qui représentent certains dieux; il suffit que je les prenne dans ma main pour que le dieu soit là. J’ai des Ganesh2 (on m’a donné beaucoup de Ganesh), je le prends dans ma main, je le regarde une minute: il est là. J’en ai un à côté de mon lit (là où je travaille, là où je mange, là où je médite), petit comme ça, qui m’a été donné. Et puis il y a un Narayana3 qui vient de l’Himalaya, de Badrinath. Ils me servent tous les deux de presse-papiers sur mes mouchoirs! (j’ai mes mouchoirs là, sur un petit tabouret à côté de mon lit, et sur eux j’ai Ganapati et Narayana), et personne n’y touche, sauf moi: c’est moi qui les enlève, mets le nouveau mouchoir, les remets dessus. Une fois, je me suis fait moi-même de la pâte pour les ongles (!) et avant de la mettre sur mes ongles, j’en ai mis sur le front de Ganapati, sur son estomac et sur le bout de ses mains! Et nous sommes en très bons termes, très amicaux. Alors, pour moi, n’est-ce pas, tout cela est très vrai.

Seulement...

Le Narayana est venu le premier. Je l’ai mis là et je lui ai dit de rester là et d’être satisfait, content. Quelque temps après, on m’a apporté un très joli Ganapati; alors j’ai demandé à Narayana (je ne lui ai pas demandé sa permission, mais je lui ai dit): «Tu sais, tu ne vas pas être fâché, je vais te donner un compagnon; je vous aime bien tous les deux, il n’y a pas de préférence – l’autre est beaucoup plus joli, mais toi, tu es Narayana!» Je l’ai flatté! Je lui ai dit des choses aimables – il était parfaitement content.

Et pour moi, ça a toujours été comme cela, toujours. Et je n’ai jamais-jamais eu le sens religieux – tu sais, ce que les gens appellent (ce qu’ils ont dans les religions, surtout en Europe) cette espèce de... je ne vois que le mot anglais: awe [la crainte de Dieu], comme une sorte de terreur. Ça m’a toujours fait rire! Mais ce qui est derrière, les présences: ça, je l’ai toujours senti.

Je me souviens d’être entrée une fois dans une église, que je ne nommerai pas (je trouvais que c’était un très bel endroit). Ce n’était pas un jour de fête ni de cérémonie: c’était vide. Il y avait une ou deux, trois personnes qui étaient en prières. Je suis entrée et je me suis assise dans une petite chapelle latérale... Ah! tout d’un coup (il y avait quelqu’un qui était en prières là, ce devait être quelqu’un qui avait des misères: elle pleurait et priait), j’ai vu... (il y avait une statue, je ne sais plus de qui, si c’était du Christ ou de la Vierge ou d’un saint, je n’en sais rien), mais à la place de la statue, j’ai vu une araignée énorme, comme... les tarentules, tu sais, mais comme ça (geste), formidable! qui couvrait tout le mur de la chapelle et qui était là, comme ça, pour avaler toutes les forces vitales des gens qui venaient. C’était... c’était douloureux. Je me suis dit: «Voilà! ces gens...» Il y avait cette personne qui était misérable, qui était venue chercher secours, qui pleurait là et qui priait, qui espérait avoir un secours; et au lieu que cela aille à une conscience au moins compatissante, ça faisait la nourriture de ce monstre!

J’ai vu d’autres choses – mais les églises, j’ai rarement vu quelque chose de très favorable. Ici, je me souviens, je suis allée à M... On m’a fait entrer là, on m’a reçue d’une façon tout à fait inaccoutumée (j’étais présentée par quelqu’un pour qui l’on avait beaucoup de considération et il m’a présentée comme un «grand saint»!), on m’a amenée jusqu’à l’autel central où généralement on ne laisse pas entrer les gens, et qu’est-ce que je vois là!... Un asoura (oh! pas d’une très haute portée: plutôt râkshasa)3 mais un de ces monstres! affreux, qui était là. Alors moi, vlan! (geste de donner un coup)... J’ai pensé qu’il allait se passer quelque chose... Mais cet être est venu, il s’est déplacé: il est venu à moi, il a essayé de m’intimider (mais tu comprends, il a vu que c’était inutile). Alors il m’a offert une alliance: «Ne dis rien, ne fais rien et je partagerai ave toi tout ce que je reçois.» – Je l’ai envoyé promener! Le chef de ce «Math»...3 (c’était un «Math», avec un monastère et le temple: cela représente une richesse considérable, et celui qui est à la tête du Math en a la jouissance pendant tout le temps qu’il est à la tête, et une fois qu’il est nomé, c’est pour la vie. Seulement il est obligé de nommer son successeur... et généralement la vie est raccourcie par le successeur – c’est comme cela que ça se passe. Et celui qui était là, tout le monde savait qu’il avait considérablement raccourci la vie de son prédécesseur). C’était un homme! aussi asourique que le dieu qu’il adorait: j’ai vu de pauvres bougres qui se jetaient à ses pieds (il devait leur avoir serré la vis quelque part) et ils demandaient pardon et pitié – un homme absolument sans merci. Mais il m’a reçue, il fallait voir!... Je n’ai rien dit, je n’ai pas dit qui était leur dieu, je n’ai rien montré. Mais j’ai pensé: «Voilà!...»

Une autre histoire m’est arrivée dans un village de pêcheurs, près de A, au bord de la mer. Il y a là un temple dédié à une Kâli – une terrible Kâli. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé mais elle a été enterrée: il y ajuste sa tête qui sort (!) une histoire abracadabrante. Je ne connaissais pas l’histoire, je ne connaissais rien; j’allais en voiture depuis A jusqu’à ce temple, et à mi-chemin, voilà une forme noire et, comme ça, agitée, qui se précipite vers moi et qui me demande mon aide: «Je t’offre tout-tout ce que j’ai, toute ma puissance, toute l’adoration des gens, viens m’aider pour que je devienne toute-puissante!» Naturellement je lui ai répondu comme il fallait! Après, j’ai demandé qui était cette personne; alors on m’a dit qu’il lui était arrivé un malheur quelconque et qu’elle était enterrée, il n’y avait plus que la tête dehors. Et tous les ans, il y a une fête dans ce village de pêcheurs et on y extermine des milliers de poulets (elle aime les poulets!) Des milliers de poulets. Ils les plument sur place (l’endroit est couvert de plumes), et puis naturellement les gens les mangent après lui avoir offert le sang et fait le sacrifice. Je suis arrivée un jour où cela s’était passé le matin – une litière de plumes! C’était dégoûtant. Et elle me demandait mon aide!

Mais ce qui est curieux, c’est que ce sont des êtres (des êtres du vital), mais ils ont conscience de ce qui se passe (moi, je ne connaissais rien, ni de l’histoire, ni de la personne, ni de sa tête qui sortait: elle voulait que je la tire de là), et ils sentent l’atmosphère. Ils sont conscients (ils ne peuvent pas être conscients dans les hauteurs: ils sont conscients vitalement), conscients seulement du pouvoir vital, de la force vitale que cela représente... C’est comme cet asoura de M: quand je suis entrée, c’était comme si tout d’un coup il tremblait sur son socle; alors il est sorti de son idole et il est venu me demander mon alliance.

Mais c’est curieux...

(silence)

Dans les églises, je ne sais pas... Je n’y suis pas entrée souvent. Je suis entrée dans des mosquées, je suis entrée dans des temples – des temples juifs. Ça, les temples juifs, ils ont une si belle musique à Paris, oh! quelle belle musique! C’est dans un temple que j’ai eu l’une de mes premières expériences. C’était à un mariage, la musique était admirable (j’étais en haut avec ma mère, dans les galeries), et la musique, on m’a dit après que c’était de la musique de Saint-Saëns, avec orgue (c’était le second orgue de Paris, admirable!) On jouait cette musique, et puis j’étais en haut, comme ça (j’avais 14 ans) et il y avait des vitraux – des vitraux blancs, sans dessin. Il y en avait un que je regardais, lorsque, tout d’un coup, à travers ce vitrail entre (n’est-ce pas, j’avais l’impression d’être soulevée par la musique), entre un éclair, comme un coup de foudre, comme la foudre. Il est entré (j’avais les yeux ouverts), entré comme ça (Mère frappe violemment sa poitrine) et alors je... j’ai senti comme si on devenait immense et tout-puissant... Et ça a duré pendant des jours.

Naturellement, Dieu merci, ma mère était une matérialiste à tous crins si bien qu’on ne pouvait pas lui parler des choses invisibles parce qu’elle pensait que c’était une preuve de dérangement cérébral! (Il n’y avait rien qui comptait: seulement ce qu’on touche et qu’on voit.) Mais ça, c’était une grâce divine: je n’avais l’occasion de rien dire. J’ai gardé mon expérience pour moi. Mais ça a été l’un de mes premiers contacts avec une... j’ai su après que c’était une entité passée qui était rentrée en moi, à cause de l’aspiration qui venait de la musique.

Mais dans les églises, j’ai rarement eu une expérience. J’ai eu très souvent, par contre, l’expérience très douloureuse de cet effort humain pour trouver un réconfort supérieur, une compassion divine... et que cela tombait en de très mauvaises mains – très souvent.

J’ai eu l’une de mes plus terribles expériences à Venise (les cathédrales sont si belles là-bas! oh! c’est si magnifique!) Je me souviens, je faisais de la peinture dans un coin (on m’avait laissée réinstaller pour peindre) et c’était près d’un... (comment appelle-t-on ça?)... un confessional. Il y avait une pauvre femme qui était misérable, oh! avec un si affreux sens du péché, c’était si lamentable! Et elle pleurait et elle pleurait. Puis je vois le prêtre qui arrive, oh! c’était comme un monstre: un monstre de dureté. Il est entré là-dedans comme ça: c’était comme une barre de fer. Et alors cette pauvre femme sanglotait-sanglotait; et la voix de l’autre, dure, sèche... J’ai eu toutes les peines à rester tranquille.

Je ne sais pour quelle raison, mais cette expérience-là, je l’ai eue si souvent, si souvent: ou une force adverse qui se cachait là derrière et qui absorbait tout, ou bien l’homme – l’homme qui abuse du Pouvoir, sans merci.

En fait, dans le monde entier j’ai vu comme cela. Je n’ai jamais été en très bons termes avec les religions, ni en Europe, ni en Afrique, ni au Japon, ni même ici.

(silence)

Je me souviens, quand j’avais dix-huit ans, à ce moment-là il y avait en moi un besoin si intense de savoir... Parce que les expériences, je les avais – j’avais eu toutes sortes d’expériences –, mais à cause du milieu dans lequel je vivais, je n’avais eu aucune occasion de recevoir une connaissance intellectuelle qui m’aurait donné le sens de tout cela: je n’avais pas pu en parler. J’avais eu des expériences et des expériences... Pendant des années, la nuit, j’avais des expériences (mais je me gardais bien d’en parler!) toutes sortes de souvenirs de vies antérieures, toutes sortes de choses, mais sans base de connaissance intellectuelle du tout. (Naturellement, l’avantage, c’est que mes expériences n’étaient pas fabriquées mentalement, c’était tout à fait spontané.) Mais j’avais en moi un tel besoin de savoir!... Je me souviens, j’habitais dans une maison (de ces maisons où il y a des tas d’appartements) et il y avait dans l’appartement voisin des jeunes gens qui étaient très catholiques et qui avaient une foi très – ils étaient très convaincus. Et alors je voyais ça, et je me souviens qu’un jour, comme j’étais à ma toilette (j’étais en train de me coiffer), je me disais: «Ils en ont de la chance, les gens qui sont nés dans une religion et qui croient sans discuter! Comme c’est facile! il n’y a plus qu’à croire et puis c’est très simple.» Je sentais comme cela, et alors, quand je me suis aperçue que je pensais comme cela (riant), eh bien, je me suis donné une bonne raclée: «Tu es une paresseuse!»

Savoir-savoir-savoir!... N’est-ce pas, je ne savais rien-rien-rien, que les choses de la vie ordinaire: la connaissance extérieure. J’avais appris tout ce qu’il m’était donné d’apprendre: j’apprenais non seulement ce que l’on m’enseignait mais ce que l’on enseignait à mon frère, les mathématiques supérieures et tout cela! Et j’apprenais et j’apprenais et j’apprenais – et c’était RIEN. Rien ne m’expliquait rien – rien. Je ne pouvais rien comprendre!

Savoir!...

Ça m’est arrivé après, quand j’ai rencontré quelqu’un qui m’a parlé de l’enseignement de Théon: deux ans après.

Quand on m’a dit que le Divin était dedans (l’enseignement de la Guîtâ, mais avec des mots que les Occidentaux peuvent comprendre), qu’il y avait la Présence intérieure, qu’on portait le Divin en soi, oh!... ça a été une révélation! N’est-ce pas, en quelques minutes, tout-tout, j’ai tout d’un coup tout compris. Tout compris. Ça a donné le contact instantanément.

(silence)

On peut tout de même se dire que quelles que soient les apparences – ces araignées vitales ou ces Kâli affreuses –, le Divin agit quand même à travers cela, aide les gens à travers cela? Ce n’est pas totalement absorbé et perdu, non?

Non, mais alors c’est différent. Ce sont ceux qui sont capables d’une expérience personnelle, alors là ils passent à travers tout. Mais pas le troupeau.

(silence)

J’ai eu des discussions (pas «discussions», mais des échanges de vue) avec des prélats. Il y avait un cardinal surtout... Je lui ai dit mon expérience, c’est-à-dire ce que je SAVAIS. Alors il m’a répondu: «Que vous le vouliez ou non, vous appartenez à l’Église, parce que ceux qui savent appartiennent à l’Église.» Et il a dit: «Vous savez ce qu’on nous enseigne quand nous devenons cardinaux.» J’ai dit: «Moi, personne ne m’a rien enseigné: c’est mon expérience.» Alors il a répété: «Que vous le vouliez ou non, vous appartenez à l’Église.» J’avais envie de lui dire des sottises. Je n’ai rien répondu.

Mais autrement, on tourne en rond, comme ça, oh! pris par la forme, bouclé par la forme!

Oui, oh! je me souviens, il y avait à Pau un brave homme de curé qui avait une église – une toute petite cathédrale – et il voulait (c’était un artiste), il voulait la faire décorer. Il a demandé à un anarchiste local de la décorer (c’était un grand artiste, cet anarchiste), et cet anarchiste connaissait le père d’André et moi; il a dit au curé: «Je vous recommande ces gens pour faire les peintures (lui, faisait de la décoration murale: il y avait des panneaux, huit panneaux je crois), je vous recommande ces gens pour faire la peinture parce que ce sont de vrais artistes.» J’ai donc travaillé à l’un des panneaux (c’était une église de Saint-Jean-de-Compostelle qui avait eu une histoire en Espagne: il était apparu dans une bataille entre les Chrétiens et les Maures et parce qu’il était apparu, les Maures avaient été vaincus. Et il était magnifique! Il était apparu dans une lumière dorée, sur un cheval blanc, presque comme le Kalki4 d’ici). Et il y avait tous les Maures en bas qui étaient tués – c’est moi qui ai peint les Maures tués ou qui se débattaient (parce que je ne pouvais pas grimper! il fallait monter tout en haut de l’échelle pour peindre, c’était trop difficile! alors je faisais les choses qui étaient en bas!) Mais enfin tout cela était très bien, on avait apporté les couleurs à l’église et on les avait mises en place. Puis, naturellement, le curé nous avait reçus et il nous avait offert à dîner, à l’anarchiste et à nous. Et il était si gentil! Oh! c’était vraiment un brave homme. Moi, j’étais déjà végétarienne et je ne buvais pas. Alors il m’a très gentiment grondée, il m’a dit: «Mais tout ça, c’est Notre Seigneur qui nous le donne, pourquoi ne le prenez-vous pas!»... Je l’ai trouvé charmant, il était charmant. Et quand il regardait les peintures, il tapait sur l’épaule de Morisset et il lui disait (Morisset était incroyant), il lui disait: «Vous avez beau dire (avec l’accent du Midi), vous avez beau dire, vous connaissez Notre Seigneur, autrement vous n’auriez pas pu peindre comme ça!» Enfin voilà.

Bref, j’ai connu des gens de partout, j’ai été partout, j’ai vu tout, j’ai entendu tout... C’était très curieux, très curieux. Et sans le faire exprès: comme ça, parce que le Seigneur l’a voulu.

Que d’expériences!

Voilà, mon petit, maintenant il va falloir que je m’en aille, j’ai bavardé, ça a été une crise!

Je voulais faire mon programme ce matin et je n’ai pas pu, c’est une espèce de monticule de lettres dans un fouillis! E| puis des gens – lettres après lettres, lettres après lettres, un besoin «urgent» de me voir...

Je pensais que nous ferions cette réponse à T, et j’ai bavardé.

Mais il y a beaucoup de choses là-dedans qui pourraient être prises? Je noterai ce qui est publiable... Je ferai deux choses séparées.

Oh! oui-oui, surtout. Et puis, tout cela, je ne tiens pas à ce que ce soit conservé, parce que c’est beaucoup trop personnel. Il y est question de beaucoup de gens et de beaucoup de choses, et je ne veux pas... Je te l’ai raconté à toi, c’est tout. Tu le gardes pour toi – pas même pour l’Agenda, ce n’est pas nécessaire. Si ça t’amuse, tu peux le garder, c’est tout. Je te l’ai dit comme ça – parce que j’avais envie de bavarder probablement!

Je pourrais dire beaucoup d’autres choses, qui seraient presque le contraire de tout ce que j’ai dit! Cela dépend de l’orientation. Si je me mettais à bavarder, tu sais, j’aurais l’air... je ne sais pas de quoi, quelque chose comme d’un fou, parce que je pourrais dire les choses les plus opposées avec la même sincérité et la même vérité.

Et les expériences!... J’ai eu les expériences les plus contradictoires! Il n’y a qu’une chose qui a été continue depuis mon enfance (et plus je vois, plus je vois que c’était continu, comme ça): c’était cette Présence divine, avec, extérieurement, quelqu’un qui aurait très bien dit: «Dieu? Qu’est-ce que c’est cette ânerie! Ça n’existe pas.» Voilà, tu comprends. Alors tu vois le tableau.

Ça, tu sais, c’est une grâce merveilleuse, merveilleuse, d’avoir eu cette expérience Si constante, si formidable, comme ça, comme quelque chose qui résistait à tout-tout-tout: cette Présence. Avec, dans ma conscience extérieure, une négation totale de tout. Même plus tard, je disais: «Eh bien, si Dieu existe, c’est un vrai brigand! c’est un misérable, je n’en veux pas de ce Dieu-là qui nous a créés...» Tu sais, l’idée du Dieu qui est assis tranquillement dans son ciel et puis qui fait le monde, et puis qui s’amuse à le regarder, et qui vous dit après: «Comme c’est bien fait!» Oh! j’ai dit: «Ce monstre-là, je n’en veux pas.»

(Mère se lève)

Voilà, mon petit.

Je ne te vois plus au balcon, tu ne viens pas ou...

Je suis abruti, un peu.

(Riant) Tu es abruti!

Je m’excuse, j’ai un travail énorme.

Non, ce n’est pas pour te dire de venir: c’est pour savoir, si par hasard je ne te trouve pas dans la foule – si tu es là et que je ne te trouve pas.

Je pourrais venir, mais...

Non-non! ce n’est pas nécessaire.

J’en ai encore pour cinq, six jours de travail. Tu sais, c’est le livre...

Qu’est-ce que c’est?

Le livre de Pavitra. C’est un gros travail. Mais enfin je sens ta Force, parce que autrement...

Bon.

Non, quand je ne te vois pas là, j’envoie là-bas, chez toi: I pack, je bourre un peu comme ça! Je me dis exactement ça (riant): il doit être abruti!

mai




2 mai 1961

Il y a évidemment une force qui est en train de travailler...

Le travail, quand Sri Aurobindo était là, se faisait d’une autre façon: on avait tellement l’impression qu’on planait au-dessus des difficultés et que l’action se faisait de là, de cette hauteur. Et c’était tellement fort que même les éléments qui se révoltaient, même les choses qui n’allaient pas, même les... c’était comme dominé par ça et ils ne pouvaient pas se manifester: ils restaient comme cela. Et comme ils ne pouvaient pas se manifester, ils s’éteignaient tranquillement.

J’ai vu des gens (des gens du dehors) qui étaient des ennemis; et tout cela, ça s’apaisait, ça s’apaisait, ça s’apaisait; et même quand ils voulaient faire quelque chose de mal, ils ne pouvaient pas. Tout était apaisé comme cela. Et ici, c’était la même chose: les gens avaient, comme toujours, de mauvais mouvements et de mauvaises pensées, mais tout ça, c’était dominé – ça s’apaisait, ça s’apaisait.

Et j’avais continué de la même façon. Mais maintenant, c’est comme si tout... comme si on avait engouffré tout ça. Et la quantité de choses laides, de mouvements mesquins, de réactions vilaines qu’il y a partout-partout, dans tout le monde, oh!... Je suis couverte de lettres, et quelles lettres! quelles lettres!

Et je ne vois pas, vraiment je ne vois pas la nécessité que tout cela se manifeste pour que cela disparaisse. Parce que, avant, quand ça ne se manifestait pas, ça s’éteignait de soi-même; tandis que maintenant, ça fait des problèmes et des problèmes et des problèmes (qui, pour moi, ne sont pas des problèmes: ce sont des imbécillités), mais pour les gens, ce sont des problèmes et des complications. Et tout cela, tellement inutile! On perd tant de temps, tant de temps à faire face à des réactions imbéciles... Je ne sais pas pourquoi.

Et on ne peut rien faire jusqu’à ce que ce soit fini.1

12 mai 1961

Aph. 60 – Le mortel n’existe pas. Seul l’Immortel peut mourir; le mortel ne peut ni naître ni périr.

L’Immortel peut passer de la condition de la vie à la condition de la mort (mais pas «mort» comme nous l’entendons), «peut mourir», c’est-à-dire peut changer de condition; l’Immortel peut passer de cette condition-ci à cette condition-là et encore à cette condition-ci et encore à cette condition-là. Nous l’appelons «mort», mais cela n’a rien à voir ni avec la vie ni avec la mort. Ce sont des changements d’état.

(silence)

J’ai ce cahier1 depuis des jours – pas envie de répondre.

Tu n’es pas en bonne santé?

Je pense que oui! Je ne suis pas malade en tout cas. Non, je n’ai pas à m’occuper de mon corps. Ce n’est pas cela... Probablement, la machine à exprimer qui ne fonctionne pas. Tout ce que je lis me paraît stupide, tout ce que je vis me paraît stupide; quant à la façon dont les autres comprennent, c’est effarant!

Non, ce doit être le mental qui fait grève.

Sans intérêt.

(silence)

J’ai fini ma lecture du Véda. J’ai vraiment essayé de mon mieux mais je n’arrive pas à rattraper cette conscience-là; j’ai beau faire, cela me paraît enfantin, je ne sais pas pourquoi. Ou alors je suis en présence d’une réalisation qui est si loin de ce que nous pouvons faire maintenant! (Mais ça, c’est en faisant un effort terrible pour passer derrière les mots.)

Si vraiment ils ont eu cette expérience-là, c’est admirable.

Mais je ne sais pas. Je ne sais pas s’ils l’ont eue physiquement – comme ça, dans les mondes intérieurs, c’est entendu, c’est bien entendu! C’est très bien, on est très heureux quand on vit là. Mais c’est ici – ici –, c’est pour faire de cette vie-ci, de ce monde-ci, quelque chose qui vaille vraiment la peine d’être vécu. Pas encore trouvé le truc.

C’est tout ce que je puis dire. Et je suis butée là.

C’est tout, j’attends.

(silence)

Pourtant, il y a des choses dans la vie physique qui valent la peine. Je ne sais pas, mais je garde une nostalgie...

Nostalgie de quoi? Tu as connu, toi, quelque chose qui valait la peine qu’on en garde la nostalgie? – Quoi?

Ça remonte à loin, longtemps, quand j’étais enfant: un voilier sur la mer.

Oh! toute petite chose! ce n’est rien du tout, ce sont des jeux d’enfant.

Mais c’est une vie physique large qui n’est pas sans beauté!

La vie physique, oui, ce n’est rien du tout. Toutes ces choses que l’on a dans la vie physique, ce n’est rien du tout, rien du tout! Ce sont des jeux d’enfant, cela ne vaut pas la peine d’y penser une seconde.

Ce n’est rien-rien, à moins qu’on ait le sens de la VIE VRAIE, de la Vérité – tout le reste, ce n’est rien-rien-rien, ce sont des passe-temps, ce sont des amusements d’enfant. C’est justement l’occupation des gens qui n’ont rien à faire. Ah! non, ça non! ça ne vaut pas une seconde d’y penser.

Tu ne comprends pas.

Même tous les moments que l’on peut avoir dans la vie avant d’avoir trouvé la Vérité, quand on est en route et qu’on a tout à coup des échappées sur une Conscience immortelle, le contact avec une vérité, même cela... Toutes ces expériences-là, c’est très gentil, c’est très bien, mais c’est quand on est en route. Ce n’est pas ÇA.

C’est le vrai sens de la vie: à quoi cela correspond vraiment? Qu’est-ce qu’il y a là, derrière? Pourquoi le Seigneur a-t-il fait ça? Vers quoi veut-Il aller? Qu’est-ce qu’il veut? Qu’est-ce qu’il veut qui se passe? – Ça, on n’a pas trouvé ça. Qu’est-ce qu’il veut!!

Il a évidemment un secret, et Il le garde. Eh bien, moi, je veux Son secret.

Pourquoi c’est comme ça?

Ce n’est certainement pas comme ça pour être comme ça: c’est comme ça pour être autre chose. Et c’est l’autre chose que je veux. C’est l’autre chose qu’il veut qui vaut la peine qu’on cherche, mais tant que je ne l’aurai pas...

19 mai 1961

(Au cours du travail, il est question de la difficulté de bien traduire Sri Aurobindo)

Il est inévitable qu’on perde quelque chose en traduisant: on traduit, on perd quelque chose.

Pas quelque chose: beau-coup, beaucoup.

Plus je vois ces textes, plus... Au début, j’avais l’impression d’un certain flou dans le texte anglais, et que l’on peut justement profiter de ce flou pour introduire le génie d’une autre langue; et maintenant je vois: ce flou, c’était dans ma tête! ce n’était pas dans ce qu’il a écrit.

Oui, je vois bien: cela a un sens comme c’est mis.

Chaque mot, mon petit! Chaque mot et la place du mot dans la phrase, même la place d’un adverbe a une importance capitale pour le sens; c’est-à-dire que toute la finesse, toute la sagesse profonde s’évapore. Et au fond nous disons des platitudes – des platitudes par comparaison; ce ne sont pas des platitudes en comparaison de l’esprit ordinaire, mais ce sont des platitudes en comparaison de cette espèce d’acuité précise avec laquelle il distingue les choses.

Et le malheur est que si on traduit littéralement, en mauvais français, on n’a pas davantage le sens profond, parce que cela aussi démolit le sens tout à fait.

Si on veut traduire littéralement, c’est autant un contre-sens que de traduire librement.

Oui-oui! Au fond il n’y a qu’une chose: il faudrait avoir son génie!

Oui, il faut le repenser.

(Riant) C’est la seule solution!

Moi, je ne vois pas du tout comment je pourrais écrire ce livre sur Sri Aurobindo. Plus je vais, plus ça me semble...

Ça, c’est autre chose. Parce que tu l’écris pour des gens qui ne savent rien, au fond.

Oui, c’est entendu, mais enfin...

Et malgré tout, notre traduction des textes de Sri Aurobindo est supérieure à celle qui a paru là-bas en France; parce que ça, tu sais...

C’est une trahison absolue.

Oh!... les traductions de J. H. et compagnie, c’est effroyable.

C’est une trahison. C’est de la trahison.

Oui, et avec une assurance! imperturbable.

Il n’y a pas très longtemps, j’ai rencontré quelqu’un qui venait de France et qui m’a dit: «Vous comprenez, moi, je n’avais pas du tout envie de lire Sri Aurobindo – lire Sri Aurobindo traduit par J.H., ah! non.» Et alors, il a lu des choses ici, et il a dit: «Ah! cela fait une différence.»

Mais encore, ce n’est pas à ma satisfaction.

Enfin, qu’est-ce que nous pouvons faire? Nous sommes de pauvres bougres! (Riant) Nous faisons de notre mieux, c’est tout.


(Plus tard, le disciple a voulu lire à Mère certains Agenda anciens afin qu’elle les joigne à son Agenda. Mère a refusé – ce n’est pas la première fois d’ailleurs –, ce qui a entraîné de vives protestations.)

Tu n’as pas envie?

Je ne trouve pas cela intéressant, mon petit!

Évidemment, c’est une revue pour toi. Mais, absolument, c’est intéressant, il n’y a aucun doute.

C’est-à-dire qu’il n’y a rien de ces choses sensationnelles qui sont intéressantes à raconter: c’est un petit travail de chaque minute, comme ça, comme quand on... oh! ce n’est même pas couper un chemin dans la forêt vierge parce que la forêt vierge c’est joli à voir (!) mais ça, c’est... c’est presque comme empierrer une route pour la rendre praticable. Alors, n’est-ce pas, chaque jour et tout le temps, et la nuit et le jour et à n’importe quel moment, il y a de toutes-toutes petites choses, toutes petites choses, toutes petites – ce n’est pas intéressant.

Ce sont des courbes, n’est-ce pas, qui se suivent, et il faudrait noter à chaque seconde; et au cours d’une de ces courbes, tout d’un coup, on découvre quelque chose. Par exemple, au commencement de ce Yoga de la Perfection de Soi, Sri Aurobindo fait une revue des autres yoga et il commence par le Hatha-Yoga; je venais de traduire cela, puis je me suis souvenue de ce que Sri Aurobindo disait (que le Hatha-Yoga était très efficace, mais que, en somme, on passait toute sa vie à s’occuper de son corps, et que c’est un gros labeur pour quelque chose qui n’est pas très essentiellement intéressant), bon, alors j’ai «regardé» cela et je me suis dit: «Mais après tout (j’ai regardé la vie telle qu’elle est et telle que les gens la vivent)... mais on passe au moins 90% de sa vie à s’occuper de garder son corps, de continuer! Au fond, c’est tant d’attention et de concentration sur un instrument qui est très peu utilisé à quelque chose.» Enfin je regardais avec cet air-là, et tout d’un coup, toutes les cellules de mon corps ont répondu d’une façon tellement spontanée et chaude (comment dire?) quelque chose de si... si émouvant. Elles m’ont dit: «Mais c’est le Seigneur qui s’occupe de Lui-même en nous!» Chacune disait: «Mais c’est le Seigneur qui s’occupe de Lui-même en nous!»

C’était vraiment joli. Alors je me suis donné une tape à mon intelligence: «Ce qu’on peut être idiot! Tu oublies toujours l’essentiel.»

C’était très spontané et tout à fait joli.

Voilà. Alors il y a des choses comme cela qui se passent, l’une ou l’autre, mais ce n’est rien.

(silence)

C’était ce sentiment si chaud, si intime, si... (je ne sais pas comment dire), si doux et si puissant à la fois, et si... oh! c’était concret! Toute l’atmosphère, toute l’atmosphère était devenue concrète: tout-tout avait le goût du Seigneur. Je ne sais pas comment expliquer cela. C’était tout à fait matériel, c’était comme si on en avait plein la bouche! plein partout, comme ça – c’était comme cela. Et d’une façon tellement physique! comme... on pourrait le comparer au goût le plus délicieux qu’on puisse avoir (c’était le sens du contact et du goût), très-très matériel. C’était comme si, en fermant la main, on avait au-dedans de sa main quelque chose de solide – une vibration si chaude, si douce et si forte, si puissante, si concrète!

Évidemment, cela prouve qu’il y a une évolution dans ce sens-là, dans toute cette agglomération de cellules, mais...

Au fond, on veut autre chose.

Au fond, ce que l’on veut, c’est... (long silence) c’est quelque chose comme un absolu dans la présence, l’action, la conscience, qui annule ce (Mère fait un geste ici qui, peut-être, exprime une distance, une séparation, ou un échange entre deux choses distinctes)... On ne peut presque plus appeler cela une «dualité», mais il y a tout de même «quelque chose qui voit et qui sent». C’est cela qui irrite.

Je sens bien, n’est-ce pas, tout-tout est tendu comme ça vers une chose: «Toi, Toi seul, et qu’il n’y ait que Toi»... On ne peut pas dire «Moi» (il y a toujours un malentendu avec cet imbécile de moi), mais ce n’est pas «Toi», ce n’est pas «Moi», c’est... une seule chose. Que ÇA, ça soit, et rien d’autre.

Tant que ce n’est pas ÇA, ah! c’est... oui, on empierre la route.

Alors ce n’est pas amusant à dire.

Si, c’est important.

(long silence)

C’est nuit et jour, et jour et nuit, quand je vois les gens, quand je ne les vois pas...

Quand je suis toute seule, alors c’est admirable! Ce corps, dès qu’il est tout seul, oh!... c’est comme s’il fondait – comme cela, fondait. Il n’y a plus de limites, il est content: «Oh! enfin, je peux ne plus être!»

Et alors, vraiment – vraiment il s’oublie; vraiment ça passe à autre chose.

Mais tout le reste du temps... Et puis les lettres à lire, les choses à organiser et les gens à voir, du matin jusqu’au soir. Et la nuit, chaque fois que je sors de ma transe, il y a comme une nuée de choses qui sont là (geste autour de la tête) à attendre qu’on les entende, qu’on leur prête attention.

Parfois il y a des choses amusantes; si je notais tout ce que je vois! Il y a des choses... des choses qui paraissent non pas comme elles sont dans la vie ordinaire, mais telles quelles sont, vues par un œil un peu plus clairvoyant – c’est assez amusant. Mais enfin ce n’est rien, c’est une sorte de distraction.

Et tout le temps, il dit... Tu sais, il est simplement merveilleux [le corps], tout le temps, chaque fois que je bougonne ou je ronchonne, il dit: «Mais c’est pour Moi, c’est Moi, c’est Moi, c’est pour Moi...», comme ça. «N’oublie pas, c’est pour Moi, c’est Moi, c’est Moi qui amène les gens, c’est Moi qui organise, c’est Moi qui leur fais demander, c’est Moi...» Bien-bien. Alors je me tire les oreilles ou les cheveux, et je me dis: imbécile!

(silence)

Mais cette expérience, c’était la première fois que je l’avais. Le contact physique, je t’ai dit que je l’avais déjà eu;1 mais là,2 ce n’était pas ça, c’était beaucoup plus matériel que ça, et cela avait une relation avec le goût. C’était comme si toute l’atmosphère et toutes les choses étaient un aliment merveilleux, une nourriture... une nourriture extatique.

Pour l’odorat, j’avais déjà eu l’expérience: la vibration divine, la vibration d’Ananda dans les odeurs. Tu sais que Nripendra a sa cuisine juste sous ma fenêtre: il passe sa matinée et son après-midi à faire de la cuisine pour les enfants;3 tout ça, ça monte, ça vient avec des bouffées d’air. Et quand l’arbre du Samâdhi est en fleurs, ça vient avec des bouffées d’air; quand les gens brûlent de l’encens en bas, ça vient avec des bouffées d’air – tous-tous les parfums («parfums»: disons odeurs). Et tout cela, ça vient généralement pendant que je marche pour mon japa: c’est l’Ananda des odeurs, chacune avec son sens, son expression, son... (comment dire?) son mobile et son but, comme ça – admirable! Et il n’y a plus de bonnes ou de mauvaises odeurs, ça n’existe plus: chacune a son sens – son sens et sa raison d’être. J’ai eu cette expérience depuis longtemps.

Mais ça [l’expérience du goût], c’était tout à fait nouveau. Ça n’a pas duré longtemps: ça a duré quelque minutes seulement parce que j’étais ahurie! C’était comme si ma bouche était pleine, tu sais, des nourritures les plus merveilleuses qu’on puisse imaginer. Et puis mes mains ramassaient ça dans l’atmosphère, c’était si drôle!

Évidemment on est en train de préparer le corps à quelque chose.

Mais ce corps est encore beaucoup trop ouvert aux formations mentales des gens, alors il a à lutter contre... – oh!

C’est cela que je lui reproche: pourquoi il lutte? Pourquoi, tout d’un coup, j’ai une fatigue terrible qui tombe sur moi? Alors il faut se raidir. Lui, naturellement, il ne fait qu’une chose: il répète automatiquement le mantra; alors tout se tasse et tout s’arrange. Mais pourquoi est-ce nécessaire? Cela devrait se faire automatiquement [le nettoyage des vibrations mauvaises]. Pourquoi avoir besoin de se souvenir? ou d’opposer une lutte – oh! une bataille!

Ce n’est pas lui qui se plaint, il ne se plaint pas du tout: c’est moi qui me plains! Je crois qu’il fait de son mieux mais il y a en travers cette espèce de (on peut à peine parler de mental), cette espèce d’activité de type mental dans la matière,4 qui intervient... c’est sordide. Je n’ai pas encore pu l’éliminer tout à fait.

Il y a des moments où c’est tout à fait arrêté. Oh! pendant que je marche, quelquefois, tout est tenu comme ça (geste, comme si tout était dominé d’en haut et immobilisé), raide.

Mais alors, la difficulté, c’est que, pour la conscience ordinaire (et malheureusement je suis entourée d’un tas de gens qui ont une conscience très ordinaire – enfin elle me paraît très ordinaire; au point de vue humain, probablement, ce sont des gens assez remarquables, mais pour moi, elle me paraît tout à fait ordinaire), pour la conscience ordinaire, ça a l’air d’un état d’abrutissement, d’imbécillité, de coma, ou bien de... oui, de torpeur. Ça a toutes ces apparences. Quelque chose qui devient immobile, irresponsif, arrêté net, comme ça (même geste que tout à l’heure): on ne peut plus penser, on ne peut plus observer, on ne peut plus réagir, on ne peut plus rien, on est comme ça (même geste). Mais il y a tout ça qui vient du dehors, tout le temps, tout le temps, des choses qui viennent et qui essayent d’interrompre ça; mais si j’arrive à les empêcher, si je peux garder cet état, au bout d’un certain temps ça devient quelque chose de si MASSIF! de si concret dans la puissance, si massif dans son immobilité, ooh!... Ça doit mener quelque part.

Mais je n’ai pas pu garder cet état assez longtemps (il faut le garder pendant des heures), je n’ai pas pu: il y a tout le temps quelque chose qui interrompt. Et alors, quand le corps est tiré de là brusquement, c’est comme s’il perdait son équilibre; alors là, il y a un petit moment qui est mauvais.

Je comprends les gens qui s’en vont! Mais ce n’est pas ça, c’est pas ça qu’on veut de moi! C’est que j’aie assez de souplesse pour que les deux puissent être en même temps (geste exprimant l’emboîtement ou la fusion des deux mondes).

(silence)

Et puis si tu savais... (parce que la perception – la perception consciente –, il y a des années et des années que je l’ai, mais elle devient de plus en plus aiguë et précise...), si tu savais cette atmosphère que l’on me fait respirer, mon petit! (geste autour de la tête), ces niaiseries, ces imbécillités, ces méchancetés, ces sottises. Tout ça, c’est plein-plein – plein. On ne peut pas respirer sans respirer ça!

Et je ne parle pas de ce que les gens écrivent.

Ils disent que je suis devenue sourde... Je crois que c’est une grâce du Seigneur! Parce que, quand je fais un effort et que j’entends ce qu’on me dit, neuf fois sur dix c’est tout à fait inutile et c’est absolument imbécile. Alors c’était mieux de ne pas entendre!

Voilà, mon petit. J’avais dit que je ne parlerai pas! c’est toujours la même chose.

Ça ne fait rien.

Tu es le souffre-douleur (riant), tu es obligé d’entendre tout cela!

Mais non! Ça paraît bizarre [cette atmosphère que l’on fait respirer à Mère]... Mais non, je comprends. Enfin «comprendre»: j’apprécie.

(silence)

Probablement, quand «ces choses-là» seront réalisées, alors il y aura quelque chose comme un Pouvoir – moi, je considère que je n’ai pas de pouvoir. Pour le moment, ce n’est rien. Ce n’est rien. Ma conception du Pouvoir, c’est ceci: quand vient dans la conscience «ça doit être comme ça», eh bien, ça doit être comme ça. Mais ce n’est pas comme cela. Toutes les autres forces, les autres mouvemerits de conscience entrent et s’en mêlent,5 et ça fait le gâchis habituel: il y a un petit peu de ça, un peu de ceci, un peu de ça, un peu de ça – bref, ça fait un à-peu-près. Parfois ça marche, mais alors c’est...

Du côté (comment dire?) initiating, de la mise en mouvement [de l’action], le mouvement part toujours de la même façon: comme quelque chose qui est VU d’une façon très imperative. Par conséquent cela devrait avoir TOUJOURS un effet; mais il y a toutes sortes de choses qui entrent et qui dérangent. Alors je n’appelle pas cela du Pouvoir, c’est trop aléatoire. Voilà.6


Oh! écoute!...

23 mai 1961

(Le disciple demande des nouvelles de la santé de Mère)

C’est une filariose évidente, qui s’obstine à ne pas vouloir s’en aller, mais enfin... Elle n’a qu’un inconvénient maintenant: cela rend les jambes très faibles – très faibles. Pour monter les marches, c’est comme si je faisais une gymnastique terrible. A part cela, ça ne fait rien. De temps en temps, ça prick, ça pique, ça mord, ça gonfle – mais ce n’est rien.

X avait dit que cela partirait tout à fait. Le docteur a dit: «Ça ne partira pas.» Alors mon corps est en train d’observer le phénomène! (Mère rit)


(Mère revoit le texte de certains vieux Entretiens. Dans l’un d’eux – celui du 14 novembre 1956 –, quelqu’un avait demandé si la maîtrise des circonstances dépendait de la maîtrise de soi, et il avait cité le cas de Vivékananda qui possédait, dit-on, une grande maîtrise des circonstances, bien qu’il n’ait pas la maîtrise de sa propre colère.)

Je n’ai jamais connu Vivékananda. Je ne sais que ce que j’en ai entendu dire ou ce que j’en ai lu, mais ce n’est pas ce que j’appelle connaître. Par conséquent je ne peux rien en dire, et je ne veux surtout pas avoir l’air d’accorder foi à tous les ragots qu’on a pu dire sur lui. Je n’ai pas eu de contact personnel avec lui, ni dans le physique ni ailleurs – pas avec lui personnellement. Naturellement, si je faisais un effort, je pourrais, mais...

Pour dire la vérité, cette question me paraît stupide parce qu’on ne peut avoir la maîtrise des circonstances que si l’on devient le Suprême – parce que c’est seulement le Suprême qui a la maîtrise des circonstances. Par conséquent la question n’a pas de sens.

Si vous vous identifiez au Suprême et qu’il n’y ait plus qu’UNE volonté – la Sienne –, alors naturellement vous avez la maîtrise suprême. Autrement, tout cela, ce n’est rien, que des illusions. C’est le Suprême qui vous utilise – vous vous imaginez que, parce que vous voulez telle chose, cela changera les circonstances, mais il faut être encore dans une ignorance totale pour croire que c’est parce que VOUS le voulez que ça change. Par conséquent vous n’avez aucune maîtrise, du tout; vous n’êtes qu’un instrument dont se sert le Suprême, c’est tout.

Alors toutes ces choses-là [les vieux Entretiens], pour moi, ça me paraît tout à fait enfantin, tout à fait enfantin, du bavardage d’à côté – on est en dehors du jardin et puis on raconte ce qui est dedans. Alors il vaut mieux me supprimer toute l’affaire.

(Le disciple proteste vainement et se plaint de ce que Mère veut toujours tout supprimer)


Après le travail, au moment de partir, Mère fait cette remarque:

L’atmosphère s’est un peu soulevée. Tu t’en es aperçu?... Non? pas encore.

Oui, il y a eu une période difficile, j’ai eu l’impression vraiment que...

Oh! mais c’était affreux, affreux.

30 mai 1961

(Après le travail)

Et toi? Quelles nouvelles?

Je ne sais pas très bien où j’en suis.

Oh! il vaut mieux ne pas savoir.

Moi, j’ai cessé. J’ai cessé d’essayer de savoir; je répète avec l’obstination d’un enfant au Seigneur: «Il est temps que Tu changes tout ça.»

Il y a des fois, n’est-ce pas, où on a envie de pleurer – alors c’est idiot! Alors on abandonne tout au Seigneur: «Je Te laisse ce travail, fais ce que Tu veux, comme Tu veux, quand Tu veux.»

Et j’essaye d’être aussi tranquille que je peux (Mère fait un geste d’immobilité mentale), mais quand on fait ça, c’est là qu’on s’aperçoit... oh! c’est comme une nuée de mouches qui vient, qui vient, qui vient: d’ici, de là, d’en haut, d’en bas, oh!...

Probablement, c’est encore plus pour moi que pour les autres, parce qu’il y a tous ces gens autour de moi, accrochés comme des sangsues. Mais même pour un être ordinaire, c’est... c’est une nuée: ça vient, ça vient, ça vient – il faudrait passer son temps comme ça, à s’éventer!

juin




2 juin 1961

(A propos d’un ancien «Entretien», du 13 mars 1957, où Mère dit ceci: «Et finalement, le meilleur ami qu’on puisse avoir, n’est-ce point le Divin? Le Divin à qui on peut tout dire, tout révéler, parce que c’est là qu’est la source de toute miséricorde, de tout pouvoir d’effacer l’erreur quand elle ne se reproduit plus...» Le disciple s’étonne et demande un peu étourdiment:)

Mais quand l’erreur ne se reproduit plus, il n’y a plus de problème! C’est quand l’erreur se reproduit qu’il faudrait l’effacer?

C’est le pouvoir divin, de la Grâce divine, d’abolir les conséquences des fautes passées dans l’être (c’est-à-dire le Karma des choses passées), quand on ne reproduit pas ses fautes. Tant qu’on les reproduit, rien ne peut être aboli parce qu’on les recrée à chaque minute. Mais quand un être a fait une erreur grave, par exemple, une faute grave (grave ou pas, mais enfin on s’occupe surtout de celles qui sont graves), ces fautes-là ont leur conséquence dans la vie, un karma qu’il faut épuiser; mais la Grâce divine, si vous vous adressez à Elle, a le pouvoir d’abolir cela, de couper la conséquence – mais pour que cela puisse se faire, pour que la Grâce le fasse, il faut que vous-même, en vous-même, vous ne recommenciez pas, que la faute commise ne se renouvelle pas. Le passé peut être complètement purifié et aboli à condition qu’on n’en refasse pas un présent perpétuel.

Je l’ai dit ici en une phrase, mais je ne voulais pas que les gens croient qu’on peut continuer à faire la même bêtise indéfiniment et qu’indéfiniment la Grâce annulera toutes les conséquences. Ce n’est pas comme cela! Le passé peut être nettoyé au point de n’avoir aucun effet sur l’avenir, mais à condition que, vous-même, vous arrêtiez la vibration mauvaise en vous-même, que vous ne reproduisiez pas indéfiniment la même vibration.

Je sais pourquoi je n’ai pas donné d’explications quand je parlais, parce que c’était l’intensité de l’expérience. Il y a, dans les Prières et Méditations, quelque chose comme cela. Je me souviens d’une expérience que j’ai eue au Japon et qui est notée là... (Mère cherche dans «Prières et Méditations» et lit à la date du 25 novembre 1917:)

«Tu es l’ami sûr qui ne faillit point,
le Pouvoir, le Soutien et le Guide.
Tu es la Lumière qui dissipe les ténèbres et
le Conquérant qui assure la victoire...

C’était une série d’expériences motivées par des circonstances extérieures. Et alors je parle des pleurs que l’on verse, pas pour soi mais pour les autres (Mère lit plus loin, à la date du 12 juillet 1918:)

«Peu de jours auparavant, j’avais su, j’avais entendu:
Si tu pleures sans contrainte et sans fard devant Moi,
bien des choses changeront,
une grande victoire sera gagnée.
Et c’est pourquoi, lorsque les larmes sont montées de mon cœur vers mes yeux,
je suis venue m’asseoir devant
Toi pour les laisser couler en offrande, pieusement.
Et que l’offrande fut douce et
réconfortante!

«Et maintenant encore que je ne pleure plus,
je Te sens si proche, si proche
que tout mon être en frémit de joie.

«Laisse-moi balbutier mon offrande’:
«Dans une joie d’enfant j’ai crié vers Toi:

«O Toi, le Suprême, l’Unique Confident qui
sais d’avance tout ce que l’on Te dira,
puisque Tu en es l’auteur.
«O Toi, le Suprême, l’Unique Ami qui nous acceptes
et nous aimes et nous comprends tels que nous sommes,
puisque c’est Toi-même
qui nous fis ainsi.
«O Toi, le Suprême, l’Unique Guide
qui ne contredis jamais notre volonté supérieure,
puisque c’est Toi-même qui veux en elle;
ce serait folie de chercher ailleurs qu’en
Toi à être écouté, compris, aimé, guidé,
puisque Tu es toujours là pour le
faire et que Tu ne nous failliras jamais.

«Tu m’as fait connaître les joies suprêmes,
les joies sublimes, de la parfaite confiance,
de la pleine sécurité, du total
abandon sans réserve ni fard, sans
effort ni contrainte.

«Et joyeuse comme une enfant, j’ai souri et pleuré
à la fois devant Toi, ô mon Bien-Aimé...»

C’était dans des circonstances très tragiques.1

C’était cela que je revivais [au cours de cet Entretien du 13 mars 1957], c’est pour cela que je n’ai pas voulu faire de commentaires.

Des circonstances tragiques?

...Enfin, c’est après cela que la décision a été prise de revenir dans l’Inde – que j’ai pu obtenir de revenir dans l’Inde. Il y avait toutes sortes de projets et de choses... on a même failli aller en Chine et, oh!... Mais après cela, ça a été décidé: revenir dans l’Inde.


(Après le travail)

D m’a demandé si cela avait beaucoup d’importance de changer l’heure de son japa. Je lui ai dit qu’on peut être obligé de changer d’heure pourvu qu’on garde sa sincérité, c’est ce qu’il y a de plus important.

Ce sont des petits détails. Moi-même, n’est-ce pas, je ne peux pas le faire à des heures fixes; j’avais toujours pensé le faire entre cinq et six heures de l’après-midi, mais on me fait monter à six heures moins dix! alors... Alors je le fais de six à sept.

Et au fond, j’ai remarqué une chose, c’est que si vous êtes, vous-même, dans l’état qui convient, imédiatement l’atmosphère est créée. Et en plus, je suis tout le temps dans une sorte de... même pas une conviction: une perception absolue que tout ce qui se passe, c’est l’œuvre du Seigneur. Et alors quand Il me fait monter tard, c’est qu’il veut que ce soit tard, et par conséquent si je le prends bien, si au lieu de me fermer et d’être ennuyée, je dis: «Bon, ça va bien», imédiatement cela crée une atmosphère qui est très intéressante, parce que du même coup je vois tous les avantages de ce changement. Mais cela, il ne faut pas que ce soit mental: il faut que ce soit spontané.

Par conséquent je lui ai dit (pour simplifier): pourvu que tu sois sincère dans ton attitude, tout va bien.


Plus tard

Oh! tu sais, c’est intéressant. Je suis en train de traduire le Yoga de la Perfection de Soi; la première fois que je l’ai vu, j’étais raidie; maintenant c’est un délice! Et je n’ai rien fait entre les deux: simplement j’ai laissé travailler dedans – c’est si commode!

Je traduis, c’est mal écrit, c’est du français très peu français, mais pour moi c’est limpide.

Et je vois, on pourrait très bien traduire vite, mais il faut se déplacer de domaine. Il y a un domaine où c’est laborieux, terrible, difficile, et le résultat n’est jamais très satisfaisant. Mais ce n’est pas ce que je pensais: le domaine de la compréhension ne suffit pas, même le domaine de l’expérience ne suffit pas: c’est quelque chose d’autre (ah! comment expliquer cela?) où on sort totalement de l’effort. Il y a un état (qui ne doit plus être mental probablement parce qu’on ne pense plus; on ne pense plus du tout, du tout, du tout) où tout est souriant et facile, et la phrase vous vient toute seule. Non, c’est particulier, parce que je lis, et même avant d’avoir fini de lire ma phrase, je sais ce qui est là, et alors sans attendre – presque sans attendre de savoir ce qui est là –, je sais ce qu’il faut mettre. Quand c’est comme cela, je peux traduire une page en une demi-heure!

Mais ça ne reste pas – ça devrait rester. Généralement ça se termine par une transe: je m’en vais dans l’expérience et je suis dans un état béatifique... et je m’aperçois dix minutes après que j’étais dans cet état-là avec le porte-plume à la main. Ce n’est pas favorable au travail! Mais autrement c’est – je ne peux même pas dire que c’est comme si quelqu’un dictait (il n’est pas question de cela, on n’«entend» pas): ça vient, comme ça. Oh! il y avait une ou deux phrases l’autre jour (c’est justement cela qui m’a tirée de l’état), j’ai écrit quelque chose, et tout d’un coup j’ai vu ce que j’écrivais; je me suis dit: «Tiens! comme c’est joliment dit!» (Mère rit) Ploc! tout est parti.

Voilà le domaine où il faudrait être, et on ne serait jamais fatigué.

Mais figure-toi, pour en arriver là, il faut accepter d’être tout à fait imbécile pendant pas mal de temps! Je n’exagère pas, je me suis trouvée dans des états comme cela où on ne comprend plus rien, on ne sait plus rien, on ne pense plus rien, on ne veut plus rien, on ne peut plus rien – plus de pouvoir, plus de volonté, plus de pensée, plus rien –, on est... comme ça. Et alors je vois, quand je suis comme ça (j’étais, parce que cela commence à s’en aller), je vois le monde extérieur, les gens comme ceux qui m’entourent, qui sont en train de me regarder et de se dire: «Ah! Mère retombe en enfance»!... Leurs vibrations me viennent, et ça a quelquefois le pouvoir de me secouer malheureusement – il a fallu que je fasse un mouvement de libération de la pensée des autres.

(silence)

C’était une drôle de chose, ça me prenait tout d’un coup: je ne pouvais plus monter les escaliers! je ne savais pas comment on faisait pour monter! Ça m’a pris aussi une fois au milieu du déjeuner: je ne savais plus comment il fallait manger! Naturellement, pour le monde extérieur, c’est ce qui s’appelle «retomber en enfance.» Alors je me suis posé le problème: est-ce que, par hasard, ces pauvres vieux dont on dit qu’ils retombent en enfance, est-ce qu’ils ne seraient pas à la frontière... de la libération! – Peut-être.

Mon cerveau est bon!! (Mère rit)

Il est bon, mais mon crâne... Tu sais, il y a des gens qui vous disent votre caractère d’après la forme du crâne – ce serait intéressant de faire toucher ça à l’un de ces gens. Mon petit, c’est une chaîne de montagnes! avec des sommets et des vallées! Il y a des creux profonds, il y a des précipices, et il y a des sommets hima-layens! Et ça augmente!

Ça augmente!

Ah! ça augmente d’années en années! Les creux deviennent plus creux, les bosses deviennent plus bosses! et puis il y en a partout! – c’est tout à fait intéressant!

Pendant des années et des années, jusqu’à plus de quarante ans, mon cerveau était mou ici (Mère touche la partie antérieure du crâne), chose qui, paraît-il, était absolument inconnue. C’était mou et ça augmentait (geste, comme si le crâne s’ouvrait) et alors, quand on pressait là... Je ne m’en suis pas occupée, et puis tout d’un coup je me suis aperçue que c’est vraiment comme une scène de montagnes, là (Mère touche la partie postérieure de son crâne): il y a des bosses partout, et des creux, des vallons – très intéressant! Ça augmente.

Cela veut dire que, là-dedans, ça doit être en train de se compliquer de plus en plus!

Une fois, je suis tombée sur la tête et il y a eu un renfoncement (c’était même douloureux pendant longtemps), mais depuis ce moment-là, le renfoncement est devenu de plus en plus profond et la bosse est devenue de plus en plus grosse. Je l’ai dit au docteur (parce qu’il avait été appelé: ça saignait à profusion, on s’est inquiété – ça s’est guéri dans la journée), et il m’a dit que c’était parce qu’il y avait eu une accumulation de sang qui faisait croître l’os. Mais c’est une raison de docteur.

C’est tout à fait intéressant.

(silence)

Mais ce qui est nécessaire, c’est de tout abandonner: tout, tout pouvoir, toute compréhension, toute intelligence, toute connaissance, tout-tout-tout, devenir par-fai-te-ment non existant – ça, c’est important. Mais ce qui rend les choses difficiles, c’est justement l’atmosphère: ce que les gens attendent de vous, ce qu’ils veulent de vous, ce qu’ils pensent de vous – c’est très ennuyeux. Il faudrait tout le temps faire comme cela, l’éventer pour que ça s’en aille.2

6 juin 1961

(Mère arrive l’air lasse. Le disciple demande si elle est fatiguée:)

Non... J’avais fini la lecture du Véda et je voulais prendre La Vie Divine, mais comme je n’avais jamais lu On Himself1, j’ai voulu le prendre et j’ai lu le premier chapitre qui concerne sa vie en Angleterre. Tout cela m’a paru... Oh! pourquoi parler de toutes ces choses avec Sri Aurobindo, pourquoi? C’est lui-même, je sais bien, qui a répondu (pas répondu à des questions, mais les gens avaient dit des choses inexactes sur lui, alors il avait rectifié), mais cela m’a donné une impression si pénible, si pénible!

Vraiment il faut absolument qu’on fasse quelque chose qui soit libre de tout cela: ce ramassis d’inutilités sur ce qu’était son père et ceci, et cela – pouah! je n’aime pas ces choses-là.

Oui, c’est un bric-à-brac complet. Il y a des lettres très importantes, mais elles sont mélangées à toutes sortes d’inutilités. A propos de cet examen de l’I.C.S., par exemple, on a l’air de faire un plaidoyer pour Sri Aurobindo, c’est ridicule!2

Oui, je ne m’occupais de rien quand cela a été publié. Ça m’a fait comme un malaise.3


(Après le travail, Mère reste un long moment absorbée, puis parle:)

Au fond, c’est la subtilité du problème qui est ahurissante.

Tu prends des circonstances absolument identiques, à – même pas à un jour: à quelques heures d’intervalle –, des circonstances identiques (mêmes circonstances extérieures et mêmes circonstances intérieures, c’est-à-dire que «l’état d’âme» est le même; les circonstances de la vie, les mêmes; les événements, les mêmes; les gens, sans différence appréciable), et le corps (je veux dire la conscience cellulaire), dans un cas, sent une sorte d’eurythmie, d’harmonie générale, que tout est imbriqué d’une façon si merveilleuse, sans frottement, sans friction: tout marche, s’organise dans une harmonie totale. Et alors c’est une paix et une joie (ça n’a pas l’intensité des choses vitales, n’est-ce pas: c’est une chose physique), tout-tout est si harmonieux, et on a la sensation, vraiment, de l’organisation divine de toute chose, de toutes les cellules – tout est merveilleux et le corps se porte bien. Et puis, dans l’autre... Tout est semblable, la conscience est semblable et... alors c’est là, quelque chose échappe, mais cette perception [d’harmonie] n’est plus là. Pour quelle raison? – Ça, on ne comprend plus. Et alors le corps commence à fonctionner de travers. Pourtant, tout est absolument identique; je veux dire les conditions mentales, les conditions vitales, les conditions physiques, tout cela est identique, et tout d’un coup, tout paraît... meaningless, sans sens. On a tout de même la conscience, la pleine conscience de la Présence divine, et... on sent, quelque part, il y a quelque chose qui échappe, et tout devient – c’est comme si on courait après quelque chose qui s’échappe. Et ça n’a plus de sens. Et dans des conditions absolument identiques – peut-être même les mouvements du corps (je veux dire les mouvements fonctionnels) sont identiques, et on les sent désharmonieux (mais les mots sont beaucoup trop gros, c’est plus subtil que cela), sans sens, sans harmonie. Et qu’est-ce que c’est qui échappe? – On ne comprend pas.

Qu’est-ce que c’est?

Hier, tout était si merveilleux! et tout était identique, absolument identique, dans le moindre détail.

Et c’est curieux, c’est arrivé après cette lecture du premier chapitre de On Himself; en lisant j’ai senti une sorte de malaise dans mon corps – si léger que c’était presque imperceptible, mais c’était un malaise; et la nuit a été comme cela, avec ce malaise. Pourquoi? Il n’y avait rien de changé dans la conscience.

De plus en plus j’ai l’impression de – quoi? comment expliquer cela?... une question de vibrations dans la Matière. C’est incompréhensible. C’est-à-dire que ça échappe tout à fait à toute loi mentale, toute loi psychologique: c’est quelque chose qui existe en soi.

Il y en a des points d’interrogation!

Plus on va dans le détail, plus cela devient mystérieux. On croit toujours qu’on a saisi; quand on dit des choses comme cela,4 on est bien gentil, on a l’air de savoir quelque chose, on dit – et puis quand on en vient à la pratique matérielle!...

C’est d’une subtilité! Ce serait presque... c’est presque comme si on était en bordure entre deux mondes. C’est le même monde et c’est – est-ce deux aspects de ce monde? je ne peux même pas dire cela. C’est pourtant le même monde; c’est tout le Seigneur, n’est-ce pas; c’est pourtant Lui et seulement Lui, mais c’est... Et c’est si subtil, si subtil: si on fait comme cela (Mère penche sa main légèrement à droite), c’est parfaitement harmonieux; si on fait comme cela (Mère penche un peu sa main à gauche), ouf! c’est... c’est à la fois absurde, meaningless, sans signification, et laborieux, pénible. Et c’est la même chose! Tout est la même chose.

Qu’est-ce qu’il y a?

On a tellement l’impression d’être en face de quelque chose qui échappe complètement à la compréhension, à la raison, à l’intelligence, à tout ce qui est mental, intellectuel (même le plus élevé); ce n’est pas ça, c’est... Et vraiment alors, si on prend du recul et que l’on emploie les grands mots, on dirait: tout ça (Mère penche sa main d’un côté) c’est la Vérité, et tout ça (de l’autre côté) c’est le Mensonge – et c’est la MÊME chose! Dans un cas on se sent porté – non seulement le corps mais le monde tout entier, toutes les circonstances –, porté, flottant dans une lumière béatifique vers une Réalisation éternelle; et dans l’autre cas, c’est comme ça (Mère fait le geste d’être sous un fardeau), abrutissant, lourd, douloureux – ex-ac-te-ment la même chose! presque les mêmes vibrations matérielles.

Et c’est tellement subtil et tellement incompréhensible qu’on a tout à fait l’impression que cela échappe TOTALEMENT à la volonté consciente, même la plus haute. Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce que c’est??

Peut-être, si on trouvait cela, on aurait tout – le Secret total.

(silence)

Ce doit être comme ça que la Vérité est devenue Mensonge. Mais «comme ça», qu’est-ce que c’est que ce «ça»?

(silence)

Et pourquoi est-ce cette lecture [On Himself] qui m’a donné ce malaise?

Oh! hier, c’était si joli! toute la journée – et tout-tout-tout était la même chose: toutes les circonstances, tout, la condition du corps, tout. On ne peut même pas dire que, dans un cas, le corps se portait bien et que, dans l’autre, il ne se portait pas bien – ce n’est pas vrai, c’était tout la même chose, tout la même chose. Mais dans un cas on flotte – on flotte dans une lumière béatifique qui vous, porte pour l’Éternité; et dans l’autre cas c’est comme si on marchait dans des sables mouvants... sans voir clair, sans comprendre, abruti, tout à fait abruti.

C’est pour cela que j’avais de la difficulté à t’écouter tout à l’heure [pendant le travail], parce que je suis tout le temps en face de ce problème, depuis la nuit dernière, toute la matinée. J’ai dû me... tu sais, faire comme ça (Mère ferme son poing, comme si Elle s’empoignait) pour venir et pour écouter. Je n’avais envie de voir personne, de rien faire, de... rester comme ça (Mère reste immobile, les deux bras pendants), jusqu’à ce que ça veuille bien s’expliquer.

Mais si tu m’avais vue hier... Je n’aurais probablement rien dit, mais c’était si joli! – exactement la même chose, les mêmes gens, les mêmes circonstances, les mêmes conditions du corps. Tout-tout-tout était pareil.

Mais ce malaise, est-ce que ce n’était pas des vagues universelles – quelque chose qui n’est pas personnel mais cosmique?

Oui, naturellement! c’est le Problème universel. Parce que ce n’est que cela qui m’occupe...

Quelque chose qui voile?

...Je suis là, comme ça, butée, devant ce fait: comment la Vérité est devenue Mensonge? Je ne me le demande pas intellectuellement, cela ne m’intéresse pas du tout! – C’est ça, ici, dans la Matière.

C’est double, c’est double.

Comment c’est arrivé? (mais pas «comment» comme ça, comme une histoire: le MÉCANISME). Et comment on sortira?

N’est-ce pas, toutes les choses qu’on a racontées, même toutes les choses que Sri Aurobindo a dites (c’est dans Savitri qu’il a dit le plus), tout cela c’est forcément... (comment appeler cela?) c’est du mental, c’est du super-intellectuel spiritualise. Mais c’est pas ÇA! C’est une forme, c’est une image, ce n’est pas... le fait concret.

(silence)

Et il y a une sorte de prescience que c’est seul le corps qui peut savoir, c’est cela qui est extraordinaire!

(silence)

Et quand le corps fait ce mouvement (geste de retrait des apparences physiques, en arrière) – comment appeler cela? ce mouvement de fusion (est-ce que c’est «fusion»?) n’est-ce pas, de ne plus être le corps: d’être le Divin –, il y a quelque chose qui... il y a une sorte d’abstraction de quelque chose (et encore ça, c’est trop concret). Et parfois ça réussit, ça flotte dans la Lumière; parfois c’est seulement partiel. Parfois toute la conscience intérieure est là, pleine et totale – et ici, ça reste comme ça, comme c’est, idiot, idiot, tout à fait idiot! aveugle, dans les sables mouvants, pénible (et ce n’est pas Une pensée, ce n’est même pas une sensation; je ne sais pas ce que c’est).

Et la volonté consciente ne peut rien là. Peut rien. Tout ce qu’elle a pu faire, elle l’a fait, et elle continue de le faire à chaque minute, et c’est rien, c’est pas ÇA – qu’est-ce que c’est??

Ça, c’est vraiment un Secret. Quand ce sera trouvé, ce sera épatant.

Et on a en même temps une sorte de prescience, comme ça, comme une sensation à l’avance, d’une toute-puissance – de LA VRAIE Toute-Puissance. Et rien que ÇA peut vous satisfaire, rien d’autre – tout le reste, c’est... rien.

(Mère se lève pour sortir)

Voilà, petit.

Ne te fais pas de soucis.

Au fond c’est pour cela que je suis ici, non!? Ça DOIT se faire, ça doit se faire.

Mais c’est une besogne tout à fait dégoûtante.

Tout le yoga, tous les yoga, mon petit, c’est de l’amusement, oh! toutes les disciplines, c’est de la joie – mais c’est pas ÇA.

C’est de la sale besogne.5

17 juin 1961

Jusqu’à présent, les méditations avec X sont bien meilleures que la dernière fois. Aujourd’hui spécialement, c’était très bien.

C’est une contemplation qui s’en va jusqu’au Suprême, avec une Descente constante, continue: quelque chose qui ne bouge pas pendant tout le temps («bouge pas», je veux dire qui ne varie pas), pendant toute la méditation. Mais si je lui demande ce qui s’est passé (!) il va me raconter une petite histoire.

Hier j’ai vu Nava; il m’a dit: «Oh! X a eu une expérience ce matin pendant la méditation avec vous.» Ah! je me suis dit: ça va être intéressant (j’ai eu tort d’ailleurs de le penser, même pendant le quart d’une seconde). Alors il m’a dit: «Oui, il a vu comme un voile d’étoffe dorée, transparent, qui descendait sur vous, comme ça; puis il a vu à côté de vous des fleurs qui étaient comme des roses, ou de la couleur des roses, et deux pieds d’enfant se sont posés dessus.»

Tous les voyants vous racontent des histoires comme cela!

Hier, c’était la même chose, la même Expérience, seulement moins forte et moins continue. Mais toutes ces petites imageries, n’est-ce pas, moi, ça ne m’intéresse pas.

Alors je ne demande rien.

Est-ce à dire que différentes personnes peuvent voir des choses différentes dans les mêmes circonstances? Ce n’est pas un phénomène objectif?

Oh! cela dépend du plan dans lequel on se trouve, tout à fait. Non, vous avez cinq personnes, chacune voit une chose différente. Il n’y a que quand on est accordé merveilleusement et dans une même vibration, comme cela m’arrivait avec Sri Aurobindo... Mais ce n’était jamais des petites histoires comme cela!

N’est-ce pas, quand il y avait une force spéciale qui descendait, ou une ouverture, ou une manifestation supramentale, nous le savions en même temps, de la même façon. Et nous n’avions même pas besoin de nous le dire: c’était seulement pour les conséquences que nous échangions quelquefois un mot ou deux mots, pour les effets pratiques dans le travail. Mais cela, je ne l’ai jamais eu avec personne, excepté Sri Aurobindo.

Il m’est arrivé de faire quelque chose pour quelqu’un (pour différentes personnes) et qu’elles sentent exactement ce que j’avais fait: c’est arrivé. C’est assez rare, mais enfin c’est arrivé.

Mais je vois de plus en plus que le domaine dans lequel se situe mon expérience est... Eh bien, il n’y avait que Sri Aurobindo avec qui ça allait!


(A la fin de l’entrevue, le disciple se plaint à Mère de cette fastidieuse besogne de manger et lui demande s’il ne pourrait pas réduire énergiquement tout cela)

Nous n’en sommes pas encore au moment où on peut ne pas manger. Jamais dans ma vie, la nourriture ne m’a intéressée, et il y a eu de longues périodes où je mangeais tellement peu que c’était rien. Et un jour, je me suis dit: pourquoi perdre tant de temps avec ça? Alors la réponse a été: «Pas encore, attends, ça ne vous regarde pas.»

Après cela, j’ai décidé que j’encouragerai tout le monde à manger!

20 juin 1961

(A la suite d’une méditation avec X)

Voilà quatre jours que nous avons ces méditations et c’est le quatrième jour d’un silence total – plus un mouvement, plus un bruit (je ne sais pas s’il y a du bruit dehors ou s’il n’y en a pas, je ne sais rien). Une immobilité complète, jusqu’à la fin.

Quand tout est comme cela, immobile, et qu’il semble que rien ne se passe, est-ce qu’il se passe quelque chose?

Se passer quelque chose? – Je ne sais pas. Mais cela, EN SOI, c’est quelque chose. Justement quand le corps est conscient de cela, c’est qu’il est sorti de son étroitesse – c’est le même Infini que quand on sort du corps.

Ce que je fais maintenant, quand X vient, je prends tout ça (geste de bas en haut) et je fais comme ça (geste d’offrande en haut), dans une aspiration – et puis je laisse. Alors toute cette Immobilité, ce Silence, cette Lumière, cette Paix qui est là-haut,, ça vient partout, et puis ça ne bouge plus. Mais cela, en soi, c’est une chose... C’est très difficile pour le corps d’avoir cela, très difficile: toujours il y a quelque chose qui vibre et qui bouge.

C’est comme si ça remettait tout en ordre, mais rien ne bouge.

Hier, quand j’étais dans cette immobilité, tout d’un coup c’était comme si quelque chose m’obligeait à tourner la tête (je n’ai pas tourné la tête mais c’était la conscience qui se tournait, comme ça: geste à gauche), et alors dans le couloir (cette espèce de couloir qui sépare le hall et la chambre de Sri Aurobindo), je me suis vue là, debout, avec le costume que je mets d’habitude pour sortir [camise et shalwar]. J’étais debout, toute droite, et je tenais au-dessus de ma tête un globe d’une lumière! C’était plus étincelant que ces globes électriques qui sont tellement forts – éblouissant. Moi-même, j’avais comme un costume de lumière doré-rose. J’étais toute droite et je portais ce globe (geste au-dessus de la tête). Quand j’ai vu cela, je me suis dit: «Tiens, pourquoi donc me fait-il voir ça?» Et c’était tout. Il ne s’est rien passé d’autre, seulement ce que j’ai vu. Mais il y avait une figure près de moi, que je ne connais pas, et qui me faisait l’effet de ce grand gourou de X,1 que j’ai déjà vu une fois. Il était là: une grande figure. On aurait dit que c’était lui qui m’avait tirée (il était à côté de moi) pour me faire voir ça.

C’était un grand globe. On ne voyait pas de rayons mais c’était comme si cela projetait d’innombrables rayons comme des éclairs. C’était tout à fait étincelant.

Quel est le sens?

Sais pas. Je ne m’en suis pas autrement occupée. Je me suis dit que certainement il voulait me faire voir ça, mais qu’est-ce que c’est?? qu’est-ce que cela veut dire? – Sais pas.

Et c’était le costume que je mets dehors. Pourquoi? Cela devait avoir un sens. Je dois dire que je ne me suis pas évertuée à comprendre! J’ai simplement vu, puis j’ai souri (cela m’a fait sourire), et puis c’est tout. C’était juste avant la fin de la méditation.

En tout cas, c’est le quatrième jour de ce même silence, comme ça (Mère ferme ses deux poings, comme pour montrer une masse compacte). Ce n’est pas seulement le silence: c’est l’immobilité (même geste compact), sans tension, sans tension, sans effort, sans rien. C’est comme une espèce d’éternité – dans le corps.

Et je n’ai pas de peine à m’en sortir – je n’en «sors» pas, pour dire la vérité, ce n’est pas comme une transe dont il faut s’extraire, ce n’est pas cela. C’est un état qui me paraît tout à fait naturel: j’entends la pendule sonner.


(Le disciple fait une remarque sur le décalage entre la réalisation intérieure de certains yogis comme X et leur comportement extérieur qui ne semble pas toujours à la hauteur:)

J’ai vraiment l’impression d’une espèce d’abîme entre le X que je sens, qui m’attire, et puis l’homme extérieur.

Je ne connais pas le X extérieur, je me suis bien gardée d’entrer en rapport avec lui! Mais cela, j’ai senti dès le premier jour qu’il y avait un décalage.

C’est drôle!

Non, c’est l’ancienne tradition: on se retire de la Nature et c’est la Nature qui fait tout ce qu’elle veut, et ça ne vous concerne pas. Vous n’avez pas de responsabilité, «vous n’êtes pas ça». C’est la vieille idée.

Sri Aurobindo était tout à fait contre cela. Quelque part il se moque de cet homme qui disait qu’il était le Suprême et que tout ce qu’il faisait, ce n’était pas lui qui le faisait – et qui se mettait en colère quand son repas était en retard! Mais ce n’était pas lui, bien sûr! C’était la nature de l’estomac qui était en colère!2

(Last Poems).

C’est l’une des choses les plus ironiques que Sri Aurobindo ait écrite.

Je connais cela et je m’en suis toujours beaucoup gardée, parce que c’est la porte ouverte à toutes les déformations. C’était comme Lélé,3 n’est-ce pas: Lélé c’était la même chose; il se conduisait comme un goujat et il disait que ce n’était pas lui, que c’était la Nature et qu’il n’avait rien à voir avec. C’est très gentil, mais tout de même il y a une sorte d’affinité entre votre manière physique d’être et ce que vous êtes au-dedans, non?!

Sri Aurobindo n’admettait pas cela du tout.

C’est comme cette histoire... X est tout à fait pris dans toutes ses histoires de famille; il a dit à Amrita: «Au mois d’août, les filles seront retournées chez leur mari, le fils sera au collège, et moi je pourrai vivre tranquillement.» – Il y aura autre chose! Il y a toujours autre chose, naturellement!

Enfin, cela ne fait rien, je t’assure que pendant la demi-heure où il est là, il est épatant.

Oh! il est épatant. Il y a une chaleur si douce en lui, si bonne, et alors une maîtrise (maîtrise des mouvements intérieurs, du mouvement vital) et la capacité d’apporter cette paix, cette immobilité absolue dans le physique, c’est épatant! On ne peut pas s’imaginer comme c’est difficile, parce qu’il y a quelque chose comme quarante ans que je le fais, et combien d’efforts il faut pour y arriver! Avec lui, ça vient tout seul. Ça, c’est la maîtrise tantrique.

Et dans une certaine mesure, ça a un pouvoir de guérir (dans une certaine mesure). Mais ce n’est pas cette chose supramentale que Sri Aurobindo avait: il faisait comme ça (Mère passe sa main) et c’était tout parti!

Je n’ai jamais vu cela, chez personne, que Sri Aurobindo.

24 juin 1961

J’ai reçu ton mot1 et cela ne m’a pas étonnée, parce qu’il y a bien à peu près un mois, j’ai reçu comme un S.O.S. de ta maman, et elle me disait que ton père déclinait très vite. J’ai fait ce que j’ai pu, surtout pour apporter un peu de tranquillité, de calme, de paix intérieure. Mais je n’ai pas fait... N’est-ce pas, il y a deux possibilités toujours quand les gens sont comme cela, tout à fait malades: ou que cela aille vite, ou bien les faire durer très longtemps. Quand je n’ai pas d’indications extérieures ou intérieures, je mets seulement, toujours, la conscience sur eux pour que ce soit le mieux qui arrive (naturellement le mieux au point de vue de l’âme).

Tu ne sais pas si ton papa a exprimé un vœu?

D’après la lettre de ma mère, il dit qu’il ne tient plus beaucoup à vivre, que ses jours sont tellement misérables...

Mais il n’a pas demandé à s’en aller encore? Il souffre beaucoup?

Il souffre.

(Mère reste silencieuse un moment, puis dit:) J’ai un nombre considérable d’expériences dans ce domaine depuis des années, et ma première action est toujours la même: envoyer la Paix (mais cela, je le fais dans tous les cas et pour tout le monde), mettre la Force, le Pouvoir du Seigneur pour que ce soit la meilleure chose qui arrive. Il y a des gens qui sont très malades (malades au point qu’il n’y a pas d’espoir, qu’ils ne peuvent pas guérir, que la fin va venir), mais qui sentent (ce doit être que leur âme a encore quelques expériences à faire) et ils s’accrochent, ils ne veulent pas s’en aller. Dans ce cas-là, je mets la Force de façon à ce que ça dure aussi longtemps que possible. Dans d’autres cas au contraire, ils sont fatigués de souffrir, ou bien l’âme a fini son expérience et désire être libérée. Dans ce cas-là, si je suis sûre de cela, que ce sont eux qui expriment le désir de partir, en quelques heures c’est fini – je dis cela avec certitude parce que j’ai un nombre considérable d’expériences. Il y a une certaine force, n’est-ce pas, qui va, et puis qui fait le nécessaire. Pour ton père, je n’ai rien fait de cela, ni pour prolonger (parce que, quand les gens souffrent, ce n’est pas très charitable de prolonger indéfiniment), ni pour finir, parce que je ne savais pas – on ne peut pas le faire sans savoir le vœu conscient de la personne.2

Et pour ta maman, elle doit avoir pensé à moi parce que, autrement, elle ne serait pas venue de cette façon-là: elle serait venue à travers toi (ça, les choses qui viennent à travers toi, c’est différent): c’est venu direct. Alors j’ai pensé qu’elle a dû, pour une raison quelconque, se souvenir de moi, je ne sais pas. Et j’ai regardé, et c’est venu comme cela, je me suis dit: «Tiens, pourquoi ne viendrait-elle pas ici quand elle sera toute seule?» Et cela aussi, je n’ai rien fait ni d’un côté ni de l’autre.

C’est drôle, depuis trois ou quatre jours cette pensée m’est venue aussi: pourquoi ne viendrait-elle pas ici?

Ce n’est pas venu de moi, tu comprends, ce n’est pas du tout parti d’une construction que j’ai faite: c’est venu du dehors. Je me suis dit: pourquoi ne viendrait-elle pas ici?

La même pensée m’est venue trois ou quatre fois.

Alors c’est qu’elle y pense – peut-être pas consciemment mais dans son subconscient.

Cela s’est passé il y a quelque temps. J’ai même parlé à Sujata cl j’ai dit qu’on l’appelait de là-bas. Elle t’a dit cela?

Non.

Que ta maman tirait.

Elle m’a fait écrire par Z.

Je n’ai rien fait ni d’un côté ni de l’autre, comme je le l’ai dit. Alors ne fais rien. Tu comprends, les gens qui sont très malades, de temps en temps quelque chose sort et le dit. Mais il faut être là, l’entendre.

(silence)

Ces jours-ci, il y a eu une expérience comme cela, tout récemment; c’était la mère de A qui était malade (vieille et sérieusement malade). A la voyait décliner et il m’a écrit: «Si le moment est venu, faites que cela aille vite et qu’elle ne souffre pas.» Alors j’ai vu très clairement qu’il y avait encore, en elle, quelque chose qui ne voulait pas s’en aller; et en mettant la Force sur elle pour que ce soit le mieux qui arrive, tout d’un coup elle était sur le point de guérir! parce que cela a dû coïncider avec cette espèce d’aspiration intérieure – plus de fièvre, elle était bien. El A préparait son départ pour revenir ici, il disait: «Ce n’est plus la peine que je reste si elle guérit!» Et le soir même, ça a basculé dans l’autre sens: il m’a envoyé un télégramme. Entre-temps (c’était le soir), j’étais montée là-haut pour «marcher»; tout d’un coup est venue La Volonté (ça, c’est une chose très-très rare), La Volonté: «Maintenant, ça doit finir, assez, c’est assez comme cela» – en une demi-heure elle était morte.

Ces choses-là sont très intéressantes. Cela doit faire partie du travail pour lequel je suis venue sur la terre. Parce que avant même de rencontrer Théon, avant de rien savoir, j’avais des expériences la nuit, des espèces d’activités de la nuit, où je m’occupais des gens qui quittaient leur corps – et avec une connaissance (pourtant je ne savais pas, je ne cherchais pas à savoir ni rien): je savais exactement ce qu’il fallait faire et je le faisais. J’avais une vingtaine d’années.

Dès que j’ai trouvé l’enseignement de Théon (même avant de le rencontrer, lui), que j’ai lu, que j’ai compris toutes sortes de choses que je ne savais pas, j’ai commencé à travailler tout à fait systématiquement: toutes les nuits, à la même heure, je faisais un travail qui consistait à construire entre l’atmosphère purement terrestre et l’atmosphère psychique une sorte de voie de protection à travers le vital, pour que les gens n’aient pas à passer par là (pour ceux qui sont conscients et qui n’ont pas la connaissance, c’est vraiment très difficile: c’est infernal). C’est infernal. Alors j’avais préparé cela (c’était peut-être en 1902-1903 ou 4, je ne me souviens pas exactement), mais alors pendant des mois et des mois et des mois, je faisais ce travail. Là, il s’est passé toutes sortes de choses, toutes sortes, ex-tra-or-di-naires. Extraordinaires. Je pourrais raconter de longues histoires...

Alors, quand je suis allée à Tlemcen, j’ai raconté cela à Madame Théon. Elle m’a dit: «Oui, cela fait partie du travail que vous êtes venue faire sur la terre: tous les gens qui ont un petit peu d’être psychique éveillé et qui peuvent voir votre Lumière iront à votre Lumière au moment de mourir, quel que soit l’endroit où ils meurent, et vous les aiderez à passer là-bas.» Et ça, c’est un travail constant. Constant. Mais alors cela m’a donné un nombre considérable d’expériences sur ce qui arrive aux gens quand ils quittent leur corps. J’ai eu toutes sortes d’expériences, d’exemples de tous genres: c’est vraiment très intéressant.

Ces temps derniers, ça s’est augmenté, précisé.

Il y a ici un garçon, V, qui s’intéresse spécialement à ce qui arrive au moment de la mort (cela semble être une des raisons pour lesquelles il s’est réincarné). C’est un garçon conscient, un voyant remarquable, et il a un pouvoir. Et avec lui, il s’est produit (comment dire?) des corrélations d’expériences tout à fait intéressantes au sujet des gens, ici, quand ils s’en vont. Vraiment très intéressant, et d’une précision extraordinaire: il me faisait dire quelque chose, moi je lui répondais, et quand le désincarné venait la nuit, il lui disait: «Mère a fait ceci et a dit de faire cela», et l’autre le faisait. Et nous ne parlions pas – avec une précision!3

C’est dans le sommeil que cela se passait?

Pour lui, c’est peut-être dans le sommeil qu’il fait ce travail. C’est quelquefois en méditation, ou c’est une espèce de transe dans laquelle il entre – cela dépend des cas.

Je vais te donner un exemple concret, comme cela tu comprendras. Quand I a été tué, j’ai fait un certain travail pour rassembler tous ses états d’être et ses activités qui avaient été dispersés par la violence de l’accident4 – c’était terrible, il était dans un étal de dispersion affreux. Pendant deux jours ou deux jours et demi, ils ont lutté avec l’espoir de le faire revivre, mais c’était impossible. Pendant ces deux jours-là, je rassemblais toute-toute sa conscience, et je la rassemblais au-dessus de son corps, au point même que, au bout d’un certain nombre d’heures quand c’est venu et que ça s’est formé au-dessus de son corps, les docteurs ont cru qu’il allait être sauvé tellement il y avait une vitalité, une vie qui rentrait dans le corps. Mais ça n’a pas pu durer (une partie du cerveau était sortie, ce n’était pas possible). Bon, et alors quand vraiment, non seulement son âme mais son être mental, son être vital, tout ça, a été bien rassemblé et organisé là, au-dessus du corps, et qu’ils5 se sont aperçus que le corps était devenu tout à fait inutilisable, ça a été fini – on a laissé tomber le corps et c’était fini.

Moi je gardais I près de moi, parce que déjà j’avais eu l’idée de le remettre imédiatement dans un autre corps – parce que l’âme n’était pas satisfaite, elle n’avait pas fini son expérience (il y avait tout un concours de circonstances) et elle voulait continuer à vivre sur terre. Alors, à ce moment-là, la nuit, son être intérieur allait trouver V, se lamentant, disant qu’il était mort et qu’il ne voulait pas mourir, qu’il avait perdu son corps et qu’il voulait continuer à vivre. V était très embarrassé. Il m’a fait prévenir le matin en me disant: voilà ce qui est arrivé. Je lui ai fait répondre ce que je faisais, que je gardais I dans mon atmosphère, qu’il reste bien tranquille, qu’il ne s’agite pas et que je le remettrai dans un corps aussitôt que possible – que j’avais déjà quelque chose en vue. Le soir même, I est allé le trouver encore avec la même plainte; alors V lui a dit très clairement: «Voilà ce que Mère dit, voilà ce qu’elle va faire; allez, restez tranquille et ne vous tourmentez pas.» Et il a vu à sa figure que I avait compris (l’être intérieur prenait son apparence physique naturellement): sa figure se détendait, il était content.

Il est parti et il n’est jamais plus revenu. C’est-à-dire qu’il est resté tranquille avec moi, jusqu’au moment où j’ai pu le mettre dans l’enfant de C.

Cette corrélation dans le travail est très intéressante parce que cela a un effet tout à fait pratique: V a pu lui communiquer exactement, et à travers lui, I a mieux compris que de moi directement (parce que, moi, je fais le travail, mais je n’ai pas le temps de m’occuper de tous les détails, n’est-ce pas, de raconter à chacun ce qu’il faut faire).

L’autre jour, je te disais comme c’est ennuyeux que l’on soit tout le temps dans des plans différents,6 mais avec ce garçon, ça marche très bien sur ce plan-là – sur ce point-là, tout petit point précis de ce qui se passe au moment où on quitte son corps. Comme cela on peut faire du travail intéressant.

On est happé par la zone vitale quand on quitte son corps?

Non, cela dépend.

Cela dépend de la façon dont ils meurent, absolument: de la façon dont ils quittent leur corps, de ce qui est autour d’eux, de l’atmosphère qu’on leur fait.

S’ils m’appellent, alors ça va bien.

Il n’y a eu que très-très peu, un nombre tout à fait minime de cas où des gens ont appelé (pas très sincèrement) et que leur appel n’a pas eu beaucoup d’effet. Mais même ceux-là ont une protection. Il y avait une femme ici, une vieille femme qui n’était pas très sincère (elle n’habitait pas ici: elle venait en visite) et la dernière fois qu’elle est venue en visite, elle est tombée malade et elle est morte. Et alors j’ai vu: elle était toute dispersée dans tous ses désirs, tous ses souvenirs, tous ses attachements... et ça a été projeté ici et là, dans toutes sortes de choses (une partie d’elle-même était à cher-cher-chercher où aller et quoi faire), enfin c’était assez lamentable. Après, on m’a dit: «Mais comment se fait-il? Elle appelait tout le temps.» J’ai répondu que je n’avais pas entendu son appel, ce ne devait pas être très sincère, seulement une formule.7

Mais c’est très rare qu’ils n’obtiennent pas la réponse.

Il y a la sœur de M qui est morte il n’y a pas très longtemps (psychologiquement, elle était dans un état épouvantable, elle n’avait pas de foi), eh bien, juste quand je savais qu’elle était en train de passer, ce jour-là,8 je me souviens, j’étais là-haut et j’étais en communication, une sorte de conversation avec Sri Aurobindo (ça arrive très souvent), dans le cabinet de toilette, et je lui ai dit: «Mais des gens comme cela, qu’est-ce qui leur arrive quand ils sont à l’Ashram et qu’ils meurent à l’Ashram?» Il m’a répondu: «Regarde.» Et j’ai vu, sur elle (je l’ai vue, n’est-ce pas, qui était en train de s’en aller), sur son front, juste comme ça, devant elle, le symbole de Sri Aurobindo dans une sorte de lumière dorée solide (pas très lumineux mais très concret): c’était là, comme cela. Et avec ce signe, n’est-ce pas, l’état psychologique n’avait plus d’importance: rien ne la touchait. Elle est partie tranquille-tranquille. Alors Sri Aurobindo m’a dit: «Tous ceux qui ont vécu à l’Ashram et qui y meurent, automatiquement ils ont la même protection, quel que soit leur état intérieur.»

Je ne peux pas dire que j’ai été étonnée, mais j’ai admiré la puissance du pouvoir pour que, simplement, le fait d’avoir été ici et d’être mort ici, soit suffisant à vous aider dans cette transition de la façon maximum.9

Mais il y a toutes sortes de cas. Par exemple, N.D, voilà un homme qui toute sa vie a vécu avec l’idée de servir Sri Aurobindo: il est mort en serrant ma photo sur sa poitrine. C’était un homme consacré, très conscient, d’un dévouement à toute épreuve, et toutes les parties de son être étaient bien organisées autour de l’être psychique. Le jour où il devait quitter son corps, il y avait la petite M qui était en train de méditer près du Samâdhi quand, tout d’un coup, elle a eu une vision: elle a vu toutes les fleurs de l’arbre près du Samâdhi (ces fleurs jaunes que j’ai appelées «service») qui se rassemblaient comme cela, pour faire un grand bouquet, et qui montaient-montaient tout droit. Et dans sa vision, ces fleurs étaient liées à l’image de N.D. Alors elle a couru vite chez eux: il était mort.

Je n’ai su que plus tard cette vision, mais de mon côté, quand il est parti, j’ai vu aussi tout son être qui était rassemblé, bien uni, bien homogène, dans une grande aspiration, et qui montait-mon-tait, tout droit, sans se disperser, sans dévier, jusqu’à la frontière de ce que Sri Aurobindo a appelé «l’hémisphère supérieur», là où Sri Aurobindo préside dans son action supramentale sur la terre. Et il s’est fondu dans cette lumière.

Quelque temps avant son attaque cardiaque, il disait à ses enfants: the gown is old, it must he thrown away [le vêtement est vieux, il faut le jeter].

(silence)

Mais les gens sont tellement ignorants! Ils font toute une histoire avec la mort, comme si c’était la fin, ce mot de «mort» est tellement absurde! Je vois, c’est simplement comme quand on passe d’une maison dans une autre ou d’une chambre à l’autre: on fait un pas, comme cela, comme pour franchir le seuil, et puis on est de l’autre cote, et puis on revient.

Je t’ai raconté cette expérience que j’ai eue le jour où je me suis retrouvée tout d’un coup dans la maison de Sri Aurobindo, dans le physique subtil?10 Eh bien, c’est comme si j’avais fait un pas, et je suis entrée dans un monde beaucoup plus concret que le monde physique – plus concret parce que les choses contiennent plus de vérité. Là, j’ai passé un bon moment avec Sri Aurobindo, et puis, quand ça a été fini, j’ai fait un autre pas et je me suis retrouvée ici... un peu abrutie. J’ai mis pas mal de temps à m’y reconnaître parce que c’était ce monde-ci qui me semblait irréel, pas l’autre.

Mais c’est simplement cela: on fait un pas, et puis on entre dans une autre chambre. Et quand on vit dans son âme, il y a une continuité, parce que l’âme se souvient, elle garde toute la mémoire; elle se souvient de tous les faits, même extérieurs, de tous les mouvements extérieurs auxquels elle a été associée. Alors c’est un mouvement continu, sans interruption, ici et là, d’une chambre à une autre, d’une maison à une autre, d’une vie à l’autre.

Les gens sont si ignorants! C’est cela qui est irritant pour ceux qui sont passés de l’autre côté; les gens ne comprennent pas, ils les envoient promener: «Mais qu’est-ce qu’il veut? Pourquoi est-ce qu’il vient m’embêter? – il est MORT»!


(Plus tard, au moment de partir)

Il faut que je m’en aille, il y a un grand-prêtre qui m’attend! Oui, un homme qui est à la tête de tous les temples du Goudjérat, un orthodoxe à tous crins qui, pour une raison mystérieuse, est venu à l’Ashram et veut me voir. J’ai dit: «Est-ce bien nécessaire?» Il voulait une entrevue, me parler (naturellement il doit parler dieu sait quoi – goudjérati!). Je lui ai dit: «Je n’entends pas, je suis sourde»! C’est tellement commode – je suis sourde, je n’entends pas. S’il veut recevoir une fleur de moi (je n’ai pas dit faire un pranam,11 parce que c’aurait été scandaleux!), il peut venir, je lui donnerai une fleur. J’ai dit onze heures, il est temps.

Et ça, c’est tout le travail de X. Partout les gens les plus inattendus, ceux dont on croirait qu’ils aimeraient mieux être maudits que de venir dans un endroit comme ici, ils viennent de partout, et des milieux les plus divers: les matérialistes les plus matérialistes, des communistes enragés, et alors toutes sortes de sannyasins, de bhik-kous, de swamis, de prêtres – ouh! – qui auparavant n’étaient pas du tout... c’était moins que de l’intérêt, ils étaient tout à l’ail mécontents de l’Ashram.

Nous avons un disciple qui est ici et qui, de temps en temps, retourne dans son pays, et il a dit (après la première année où X a commencé à faire son poudjâ pour intéresser les gens à l’Ashram) que c’était extraordinaire: lui, que l’on regardait de travers et qui devait discuter, il est arrivé là-bas et tout le monde l’appelait! Il a écrit qu’il était tout à fait étonné (il n’était pas au courant du travail de X): des centaines de gens venaient lui demander des grandes réunions; des sadhous, des moines, des prêtres venaient lui demander des renseignements sur l’Ashram. Les choses se sont développées tellement rapidement et intégralement qu’ils ont un terrain maintenant où ils ont construit un centre et où ils font des réunions.

Et un peu partout c’est comme cela.

Quand P reviendra de Suisse, elle aura des histoires très intéressantes à raconter. Elle m’a écrit des expériences qu’elle avait eues avec des enfants suisses, vraiment des expériences intéressantes. Ça marche partout-partout-partout, et d’une façon beaucoup plus précise, exacte, qu’on ne croit. Même en Amérique.

Tu sais l’histoire des deux opérations simultanées de E et de T, ce vice-amiral qui était venu ici et qui était devenu tout à fait enthousiaste? Il avait eu une espèce de révélation intérieure ici, et tous deux ont été opérés d’une maladie similaire (un ulcère dans le système digestif, dangereux). Ils n’étaient pas dans la même ville: lui, était à un endroit, et elle à un autre, et ils ont été opérés à un jour d’intervalle, et les deux opérations sérieuses. Et dans les deux cas, au bout de quelques jours, le chirurgien (pas le même naturellement!) qui les avait opérés, leur a dit: «Je vous félicite», à peu près la même phrase à tous les deux. Et comme ils protestaient: «Pourquoi féliciter? (ils m’ont écrit chacun séparément et ne se sont rencontrés qu’après, ils étaient loin l’un de l’autre) Pourquoi? c’est vous qui avez fait l’opération et c’est vous qu’il faudrait féliciter de ce que nous nous remettions si vite.» Et dans les deux cas, le docteur a répondu: «Non-non; nous, nous opérons, mais c’est le corps qui guérit, et vraiment je vous félicite, vous avez guéri d’une façon que nous pourrions qualifier de miraculeuse.» Et alors, tous deux ont eu la même réaction; ils m’ont écrit en me disant: «Nous savons d’où vient le miracle.» El tous deux m’avaient appelée. D’ailleurs, E m’avait écrit quelques jours avant son opération une lettre remarquable où elle citait la Guîta comme si c’était pour elle tout à fait naturel, et elle me disait: «Je sais que l’opération est i)i ma faite, que le Seigneur l’a déjà faite, par conséquent je suis tranquille.»

Des choses comme cela, partout; et PRÉCIS! Quelque chose de précis. Naturellement, dire que je travaille consciemment, c’est presque une ânerie, c’est un lieu commun; mais on travaille consciemment dans beaucoup de cas et pendant de longues années et cela n’a pas cette précision dans le résultat: ça entre dans une atmosphère floue et ça fait une espèce de remous, et il en sort ce qui peut en sortir de mieux mais c’est tout. Tandis que là, maintenant, c’est la chose exacte, précise – ça devient intéressant.

Et alors cette sorte d’impersonnalisation de l’individualité matérielle est très importante. Maintenant, je sais pourquoi. Très importante pour l’exactitude de cette action, pour que ce soit seulement – SEULEMENT – la Volonté divine toute pure, si l’on peut dire, qui s’exprime, avec un minimum de mélange. Toute individualisation ou personnalisation fait un mélange. Ça agit comme cela (geste direct).

Oh! au balcon, ce matin, c’était magnifique!

Et alors on comprend tout-tout, tous les détails. N’est-ce pas, il y a des choses que l’on comprend intellectuellement ou psychologiquement (ça, c’est très bien, ça fait de l’effet et ça vous aide), mais cela paraît toujours si flou, c’est-à-dire que ça travaille dans une imprécision. Mais là, maintenant, c’est cette compréhension du mécanisme, MÉCANIQUE, de la vibration; alors ça devient précis. Toutes ces attitudes que recommande le Yoga: d’abord l’action faite comme une offrande, puis le détachement complet du résultat (laisser le résultat au Seigneur), puis la parfaite équanimité en toutes circonstances, enfin toutes ces choses qui sont des étapes et que l’on comprend intellectuellement, que l’on éprouve sentimentalement, dont on a fait toute l’expérience, eh bien, cela prend son vrai SENS seulement quand cela devient ce qu’on pourrait appeler une action de vibration mécanique – alors là, on comprend pourquoi ça doit être comme cela.

Et ces jours-ci, ces jours derniers, spécialement hier et ce malin, oh! des découvertes extraordinaires! On commence à tenir le bon bout.

Voilà, mon petit, maintenant nous allons voir le prêtre, quelle tête il va me faire!

(Mère se lève pour sortir)

Il y a au moins une cinquantaine de gens qui attendent les derniers jours du mois pour me voir et qui s’imaginent... Ça, je n’ai pas encore compris: comment faire pour que le temps physique n’ait pas sa réalité physique?... Tu vois, je suis obligée de regarder la pendule, et quand je suis en retard, eh bien, cela fait le temps plus court! – Ça viendra peut-être. A moins que je n’aie le pouvoir (comment appelle-t-on ça?)... d’ubiquité. Je crois que c’est la solution! Que je sois ici, puis là-bas, comme ça – ce serait très amusant!

27 juin 1961

62 – J’ai entendu un sot débiter avec autorité d’absolues sottises et me suis demandé ce que Dieu voulait dire par là. Alors j’ai réfléchi et j’ai vu un masque déformé de la vérité et de la sagesse.

On peut se demander si vraiment il n’existe pas d’idiotie absolue ou de mensonge absolu et si toujours les choses ont une vérité derrière, s’il n’y a pas de fausseté absolue?

Il ne peut pas y avoir de fausseté absolue. Pratiquement cela ne peut pas être, puisque le Divin est derrière toute chose.

C’est comme ceux qui demandent si certains éléments disparaîtront de l’univers? Qu’est-ce que cela peut vouloir dire, la destruction d’un univers? Si nous sortons de notre sottise, qu’est-ce qu’on peut appeler «destruction»? – C’est seulement la forme qui est détruite, l’apparence (ça, toutes les apparences sont détruites, l’une après l’autre). On dit aussi (c’est écrit partout, on dit beaucoup de choses) que les forces adverses, ou bien seront converties, c’est-à-dire qu’elles prendront conscience de la Divinité en elles et deviendront divines, ou bien elles seront détruites. – «Détruites», cela veut dire quoi! Leur forme? – Leur forme de conscience peut être dissoute, mais le «quelque chose» qui fait que ça existe, que tout existe, comment cela pourrait-il être détruit?... C’est difficile à comprendre, ça, mon petit. L’univers est une objectivation, une prise de conscience objective de Ce qui est de toute éternité, alors? Comment est-ce que le Tout peut cesser d’être? le Tout infini et éternel, c’est-à-dire qui n’a de limites d’aucune façon, qu’est-ce qui peut sortir de là? Il n’y a nulle place où sortir! (Tu comprends, c’est à se casser la tête!) Sortir où? Il n’y a que ça.

Et encore, quand nous disons «Il n’y a que ça», nous le situons quelque part – ce qui est tout à fait idiot. Alors qu’est-ce qu’on peut faire sortir de là?

Naturellement, on peut concevoir qu’un certain univers soit projeté hors de la manifestation actuelle, ça oui; on peut concevoir que des univers se soient succédés et que, ce qui était dans les premiers univers ne soit plus dans les autres, c’est même évident. On peut concevoir que tout un ensemble de fausseté et de mensonge (qui est pour nous, maintenant, fausseté et mensonge) n’appartienne plus au monde tel qu’il sera dans le déroulement; tout cela, on peut le comprendre. Mais «détruire»? – Où est-ce que cela va pour être détruit? Quand nous disons détruire, c’est seulement une forme qui est détruite (ce peut être une forme de conscience, ce peut ne pas être une forme matérielle, mais c’est toujours une forme), mais ce qui est sans forme, comment cela peut être détruit?

Alors parler d’un absolu mensonge qui disparaîtra, cela voudrait simplement dire que tout un ensemble de choses vivront éternellement dans le passé mais n’appartiendront pas aux manifestations à venir, c’est tout.

On ne peut pas sortir de ça, n’est-ce pas, voilà!

Mais elles resteront dans le passé?

Il nous est dit qu’il existe un état de conscience, quand on monte au-dessus, quand on peut arriver à passer au-dessus du côté Néant ou Nirvana et au-dessus du côté Existence (il y a le côté Nirvana et le côté Existence: ce sont les deux aspects simultanés et complémentaires du Suprême), où tout est simultanément et éternellement. Alors on peut concevoir (Dieu sait! c’est peut-être encore une idiotie!) on peut concevoir qu’il y ait un ensemble de choses qui passe dans le Non-Être, et alors ce serait cela qui, pour notre conscience, serait la disparition ou la destruction.

Est-ce que c’est possible? – Je ne sais pas. Il faudrait demander au Seigneur! Mais généralement Il ne répond pas à ces questions: Il sourit!

Tu comprends, il y a un moment où, vraiment, on ne peut plus rien dire; on a l’impression que tout ce que l’on dit, si ce n’est des âneries absolues, cela frôle l’ânerie, et qu’en pratique il vaudrait mieux se taire. C’est cela, la difficulté. Et dans certains de ces Aphorismes, on sent que, tout d’un coup, Il a attrapé quelque chose qui est au-delà – au-delà de tout ce qui peut se penser –, alors qu’est-ce qu’on peut faire?

(silence)

Naturellement, si on redescend ici, on peut – oh! on peut dire beaucoup de choses!

Si on veut plaisanter (on peut toujours plaisanter, mais les gens prennent si sérieusement vos plaisanteries que cela vous fait hésiter), on peut très bien dire, sans être tout à fait dans l’erreur, que l’on apprend quelquefois beaucoup plus à écouter un fou ou un sot qu’à écouter un homme raisonnable – moi, j’en suis convaincue! Au fond, il n’y a rien de plus desséchant que les gens raisonnables.

Cette simultanéité du passé, présent et futur, cela ne peut quand même pas être une simultanéité physique?

Ah! non, pas ici.

J’ai entendu une théorie curieuse de quelqu’un qui disait que l’on pouvait se réincarner dans le passé.

Se réincarner dans le passé?

Oui, c’est-à-dire de maintenant aller se réincarner dans une époque passée de l’Histoire.

C’est encore une façon de dire.

Réincarner? – Non. On peut revivre le passé; ça, oui, très bien, très bien.

J’ai eu une expérience qui s’est répétée plusieurs fois, où je revivais le passé1 (mais cela, c’est un phénomène de conscience parce que tout est conservé et continue d’exister quelque part), avec une sorte de volonté – qui serait le signe d’un pouvoir – de le changer. Je ne sais pas, mais en le revivant, au moment de le revivre, au lieu de revivre ce qui a été conservé, il y a un pouvoir qui s’introduisait pour faire que ce passé soit autrement. Je ne parle pas du pouvoir de changer les conséquences du passé (ça, c’est évident et ça fonctionne tout le temps), mais ce n’était pas même cela: c’était le pouvoir de changer les circonstances elles-mêmes (des circonstances pas tout à fait matérielles mais du physique subtil, avec une dominante de psychologie). Et puisque la volonté était là, c’est que, pour la conscience, ça se passait effectivement; c’est-à-dire que les circonstances, au lieu de se dérouler dans un sens, se déroulaient dans un autre. Ça doit donc correspondre à quelque chose de réel, autrement je n’aurais pas eu cette expérience. Ce n’était pas un effet de l’imagination; ce n’était pas quelque chose que l’on pense et on «voudrait bien» que ce soit autrement – ce n’est pas cela; c’était un phénomène de conscience: la conscience revivait certaines circonstances (qui sont tout à fait vivantes et qui continuent à être dans leur domaine, c’est évident), mais alors elle les revivait avec le pouvoir et la connaissance acquises par ma conscience entre ce moment-là et celui-ci, et avec un pouvoir de changer ce moment-là. Dans la scène (si l’on peut dire) ou dans la circonstance revécue, entrait un pouvoir nouveau qui faisait que ça tournait de ce côté-ci au lieu de tourner de ce côté-là. C’est une expérience que j’ai eue plusieurs fois, qui m’a toujours laissée surprise – pas un phénomène d’imagination mentale (ça, c’est tout à fait autre chose).

Alors ça ouvre la porte à tout.

Mais c’est du passé.

Est-ce que le passé... Il reste présent quelque part, nous le savons, et par le fait qu’il reste présent quelque part, est-ce qu’il peut participer au mouvement progressif (qui, pour nous, est progressif) de changement universel, dans la manifestation? – Il n’y a pas de raison que non.

Mais il reste présent par ses conséquences...

Non-non-non! le passé en lui-même. En lui-même. Pas par ses conséquences, c’est autre chose: en lui-même. Et cela, dans l’atmosphère terrestre (pas dans le plan le plus matériel, mais très-très près, très près).

J’ai une impression, que l’on pourrait appeler tactile, que le contenu de l’atmosphère subtile augmente (ce qui n’appartient pas à l’espace matériel tel que nous le concevons ou le voyons tout à fait matériellement où il faut déplacer une chose pour en mettre une autre – Mère déplace la gomme sur la table –, et encore cela – riant –, je crois que c’est une illusion! c’est comme cela parce que cela nous paraît comme cela!) Eh bien, pas là, pas dans le plan tout à fait matériel, mais juste derrière ou dedans (comment dire cela?)... le contenu augmente. Et comme c’est dans les dimensions intérieures, ça peut augmenter pour ainsi dire indéfiniment; ce sont des choses qui s’imbriquent, n’est-ce pas, de plus en plus: là où il y avait un phénomène de conscience, il peut y en avoir maintenant des centaines imbriqués dans les dimensions intérieures; c’est-à-dire que, par exemple, si nous prenons seulement notre petite, toute petite terre, elle devient de plus en plus compacte et riche avec tout ce qui a été depuis le commencement de la formation de la terre – parce que c’est là, c’est encore là.

Au fond, dès que l’on n’est pas tout à fait, tout à fait lié par les organes des sens matériels... Par exemple, je fais cette expérience de plus en plus, de la qualité de la vision qui change. Ces jours derniers (c’était hier ou avant-hier, ou il y a deux jours, enfin tout dernièrement), j’étais assise dans la salle de bains en train de m’essu-yer la figure avant de sortir, et puis j’ai levé les yeux (j’étais assise devant un miroir; je ne me regarde généralement pas), mais j’ai levé les yeux et j’ai regardé, et j’ai vu beaucoup de choses (Mère rit, très amusée)... Et à ce moment-là, j’ai eu une expérience, et je me suis dit: «Ah! c’est pour cela que j’ai une vision qui, au point de vue physique, purement matériel, semble être blurred, un peu floue», parce que, ce que je voyais, était beaucoup plus clair et infiniment plus expressif. Et alors je me suis souvenue que c’est avec ces yeux-là que je vois au balcon et que je reconnais mes gens (je reconnais tous mes gens au balcon). Et c’est cette vision-là (mais c’est avec les yeux ouverts!) qui... C’est un autre genre.

Quand j’en serai là dans le Yoga de la Perfection de Soi, je vais étudier ce que dit Sri Aurobindo. Il dit qu’il y a un moment où les sens changent – ce ne sont pas les sens d’un autre plan, que vous employez (ça, c’est entendu, depuis le commencement on a des sens partout), mais c’est tout à fait différent: ce sont les sens eux-mêmes qui changent. Il annonce cela, il dit que ça arrive. Mais je crois que ça commence comme cela.

Le contenu est différent, mon petit. Je vois... je vois, mais... Par exemple, l’état de conscience dans lequel se trouve la personne que je regarde change, pour mes yeux physiques, son apparence physique. Et ce n’est pas une question ordinaire de psychologie quand on dit que le sentiment qu’on éprouve vous change la physionomie; ce n’est pas ces banalités-là: le contenu de ce que je vois est différent. Et alors les yeux de celui que je regarde ne sont pas les mêmes, et c’est assez... Je ne pourrais pas faire un dessin, mais peut-être que si je faisais une peinture, ça donnerait quelque chose (il faudrait un procédé qui, lui-même, soit un peu flou, pas trop précis). Les yeux ne sont pas tout à fait pareils, et puis le reste de la figure aussi, même la couleur et la forme, et c’est cela qui fait que, parfois, j’ai des hésitations. Je vois les gens (je vois mes gens tous les matins, n’est-ce pas) et je les reconnais, et pourtant ils sont différents, ils ne sont pas tous les jours la même chose (certains sont toujours-toujours-toujours pareils, comme une pierre, mais il y en a qui ne sont pas tous les jours les mêmes), il y en a même, il m’est arrivé d’avoir une hésitation: «Est-ce bien celui-là? Mais alors il est très... C’est celui-là pourtant mais je ne le connais pas tout à fait bien», et généralement ça coïncide avec des changements de conscience.

Tu sais, conclusion: on ne sait rien.

(silence)

C’est ce fait indéniable de la... (oh! comment dire?) la Présence constante – mais «Présence», ça ne veut rien dire... (Mère reste longtemps silencieuse, puis renonce à s’expliquer)
Oh! plus on essaye de l’attraper, plus ça vous glisse des mains.2


(Après avoir écouté le dernier Agenda du 24 juin sur la mort:)

Tu sais, on est juste à la frontière, à la lisière: c’est comme s’il y avait un rideau à demi transparent, et on voit les choses de l’autre côté, on essaye de les attraper, mais on ne peut pas encore. Mais c’est ce sentiment d’une telle proximité!

Parfois, tout d’un coup, je me vois comme une puissance concentrée, formidable, en train de pousser-pousser-pousser, dans une concentration intérieure, pour passer au travers. Cela m’arrive n’importe où, n’importe quand, n’importe quel moment: je vois tout un ensemble de conscience rassemblé dans un pouvoir formidable qui pousse-pousse-pousse pour passer de l’autre côté.

Quand on passera de l’autre côté, ce sera bien.

juillet




4 juillet 1961

(Au cours de cette entrevue, Mère dit en passant que l’inspiration, quand elle écrit, lui vient de Sri Aurobindo, tantôt en français, tantôt en anglais, et Elle ajoute:)

Sri Aurobindo m’a dit qu’il avait eu une vie antérieure française et que le français lui était venu comme un souvenir spontané – il comprenait toutes les finesses du français.

Et ton travail?

A partir de demain, je vais commencer «Savitri».

O heureux homme! quelle joie!

Tu sais, c’est une description exacte: ce n’est pas de la littérature, ce n’est pas de la poésie (la forme est très poétique), mais c’est une description exacte, pas à pas, paragraphe par paragraphe, page par page: j’ai revécu tout cela, exactement. D’ailleurs, il paraît (c’est Nolini qui le dit) qu’il y a beaucoup de choses dans Savitri, des expériences que, moi, j’ai racontées à Sri Aurobindo: il en a mis beaucoup. Parce qu’il avait écrit Savitri il y a longtemps, puis il l’a repris, et Nolini qui connaissait la première version a dit qu’il a ajouté énormément d’expériences. Cela m’a expliqué pourquoi... n’est-ce pas, je lis cela, et tout d’un coup j’ai l’expérience, et ligne par ligne, page par page. Tu sais, c’est d’un réalisme stupéfiant.

Moi, j’en suis à la deuxième partie du volume de On Himself, alors je commence à me réjouir...

(silence)

Tu as été associé à une expérience (c’était hier soir ou la nuit d’avant, je ne sais pas). Après avoir lu cela [On Himself], j’ai senti comme on était tout petit et comment il fallait s’élargir. Et alors tu as été associé à cet élargissement et associé très intimement, et Sri Aurobindo était là (tu sais qu’il t’a adopté comme écrivain de sa vie; je te l’ai dit, mais je te le répète, j’en ai la preuve tout le temps), et ce jour-là (ce n’était pas la nuit dernière, c’était la nuit d’avant, au commencement de la nuit), c’était lui qui faisait une sorte de démonstration pratique – pas intellectuelle: une démonstration pratique – de comment il fallait procéder pour élargir, non seulement sa conscience mais tout son être, jusqu’à l’être le plus matériel, et tu étais associé: tu étais là, présent, associé, et il te montrait aussi bien qu’à moi ce qu’il fallait faire (Mère fait un geste comme pour briser les limites).

Alors j’étais très contente.

Voilà, petit.1

7 juillet 1961

(Mère donne au disciple un zinnia blanc qu’Elle a appelé «endurance intégrale», puis une allamanda ou «victoire», puis une fleur de la «victoire supramentale»)

Voilà une endurance intégrale. Mais... la victoire. La Victoire. Et ça [une autre fleur en grappe], c’est la victoire supramentale, c’est-à-dire la victoire dans tous les détails.

Ça vient par grappes, mais gros-gros comme ça, il y en a beaucoup-beaucoup.

Voilà.

Et je continue à lire...

On Himself?1

Oui, l’explication de son yoga et ce qu’il veut que nous réalisions. Quand je l’ai lu hier soir, je lui ai dit: «Comment espères-tu que cela puisse être fait là-dedans!» (Mère désigne son propre corps en riant). Alors il m’a dit: «Non-non-non! ce n’est pas ça!... Il faut maintenant apprendre à durer. Nous en reparlerons (m’a-t-il dit) dans deux ou trois cents ans.» Ah! (riant) j’ai dit «Bien!» Il m’a dit: «Il faut apprendre à durer.»

Bon, on va apprendre à durer.

C’est pour cela que je t’ai donné cette «endurance intégrale»: c’est son message.

(silence)

On ne peut durer que, vraiment, si on est absolument indifférent – ça, c’est tout à fait évident. Il faut que ce soit comme cela (geste comme une mer étale). Parce qu’il y a un état dans lequel on se trouve tout d’un coup où on a l’impression: ça, ça peut durer pour toujours – cela n’a aucune importance, ça dure et dure et dure et dure... (Mère étend ses bras, comme si elle flottait sur une mer immense, à l’infini) comme ça, pour toujours. Ça, j’ai eu cet état-là très souvent. Là, on sent que vraiment... Et il faut l’avoir, pas dans la tête (la tête, on peut l’avoir très facilement), c’est ici, c’est là-dedans (Mère frappe ses genoux), c’est quand le corps attrape ça. Quand le corps attrape ça, il n’y a rien qui lui soit désagréable et rien qui lui soit agréable – il n’a pas de plaisir, n’est-ce pas, et il n’a pas de dégoût ni de malaise ni rien: il est dans un état, oh!... (même geste comme une mer étale).

C’est très intéressant.

Très souvent cela arrive au balcon, parce que je suis concentrée sur... n’est-ce pas, la Lumière qui descend; et alors, très souvent, le corps devient comme ça, complètement immobile.

Comme ça, on peut durer. Bon, il faut travailler.

(Mère prend le texte de «Pensées et Aphorismes»)

Tu m’as apporté une question?

Oui.

Ah! j’ai vu T,2 elle m’a déclaré qu’elle trouvait que c’était trop difficile, parce que cela lui paraît tout le temps la même chose (!) et alors elle n’a rien à demander. Alors nous avons décidé qu’elle ne me poserait plus de questions, excepté si, par hasard, une fois, il y a quelque chose tout d’un coup qui éveille une question en elle. Autrement elle ne posera plus de questions. (Mère pousse un soupir de soulagement)

63 – Dieu est grand, disent les musulmans. Certes, Il est si grand qu’il peut se permettre d’être faible chaque fois que cela aussi est nécessaire.

64 – Dieu échoue souvent dans Ses œuvres; c’est le signe de Sa divinité sans limite.

65 – Parce que Dieu est invinciblement grand, Il peut se permettre d’être faible; parce qu’il est immuablement pur, Il peut impunément s’adonner au péché; Il connaît éternellement toutes les félicités, c’est pourquoi Il goûte aussi la félicité de la douleur; Il est inaliénablement sage, c’est pourquoi Il ne s’est pas interdit la folie.

Est-ce qu’on peut dire qu’il arrive vraiment que Dieu soit faible ou que Dieu échoue? Est-ce que cela arrive vraiment? Ou est-ce simplement un jeu?

Ce n’est pas comme cela, mon petit! C’est justement cela, la déformation de l’attitude occidentale moderne par opposition à l’attitude ancienne – pas ancienne mais l’attitude de la Guîta. Il est extrêmement difficile pour l’esprit occidental de comprendre d’une façon vivante et concrète que tout est le Divin. C’est tellement imprégné de l’esprit chrétien, n’est-ce pas, d’un «Dieu créateur»: la création d’un côté et Dieu de l’autre! Quand on réfléchit, on rejette cela, mais... c’est entré dans la sensation, dans le sentiment. Et alors, spontanément, instinctivement, presque subconsciemment, on prête à Dieu tout ce que l’on considère comme ce qu’il y a de meilleur, de plus beau, et surtout tout ce que l’on veut atteindre, réaliser (naturellement chacun, suivant sa propre conscience, change le contenu de son Dieu, mais c’est toujours ce qu’il considère comme ce qu’il y a de mieux). Alors, aussi instinctivement et spontanément et subconsciemment, on est choqué par l’idée que les choses que l’on n’aime pas ou que l’on n’approuve pas ou qui ne vous paraissent pas les meilleures puissent être Dieu.

Je le dis d’une façon un peu enfantine, exprès, pour que l’on comprenne bien. Mais c’est cela. J’en suis sûre parce que je l’ai observé en moi-même pendant très longtemps, et il a fallu... A cause de toute la formation subconsciente de l’enfance, à cause du milieu, de l’éducation, etc., il faut arriver à pousser au-dedans de ça (Mère touche son propre corps) cette conscience de l’Unité: de l’absolue, exclusive, unité du Divin – exclusive en ce sens que rien n’existe que dans cette Unité, même les choses qui nous paraissent les plus repoussantes.

Et c’est contre cela que Sri Aurobindo lutte parce que, lui aussi, il a eu celle éducation chrétienne, lui aussi a dû lutter. Et ces Apho-rismes sont le résultat – comme l’épanouissement en fleur – de cette nécessité de lutter contre une formation subconsciente. Et c’est cela qui produit ces questions (Mère prend un ton scandalisé): «Comment est-ce que Dieu peut être faible? Comment est-ce que Dieu peut être sot? Comment...» – Mais il n’y a rien d’autre que Dieu! Rien n’existe que Lui, il n’y a rien en dehors de Lui. Et simplement, ce qui nous paraît vilain, c’est parce que LUI ne veut plus que ce soit: Il est en train de préparer le monde pour que ce ne soit plus manifesté, que la manifestation passe de cet état à quelque chose d’autre; alors tout ce qui va sortir de la manifestation active, naturellement, au-dedans de nous, nous le repoussons avec violence. Il y a un mouvement de rejet.

Mais c’est Lui. Il n’y a pas autre chose que Lui! C’est cela, n’est-ce pas, qu’il faudrait se répéter du matin au soir, du soir au matin parce qu’on l’oublie toutes les minutes.

Il n’y a que Lui, il n’y a pas autre chose que Lui – rien n’existe que Lui, il n’y a pas d’existence sans Lui, il n’y a que Lui!

(silence)

Il y a un peu plus loin des réflexions... (Mère feuillette le texte et s’arrête à l’Aphorisme 68)... oh! il dit des choses si jolies:

68 – Le sens du péché était nécessaire pour que l’homme puisse se dégoûter de ses propres imperfections. C’est le correctif que Dieu apportait à l’égoïsme. Mais l’égoïsme de l’homme déjoue les stratagèmes de Dieu parce que l’homme s’intéresse médiocrement à ses propres péchés, tandis qu’il observe avec zèle les péchés des autres.

(Mère rit) C’est admirable!

En tout cas, voilà. Alors poser une question comme cela, c’est encore se mettre dans l’attitude de ceux qui font une distinction entre ce qui est Divin et ce qui n’est pas Divin, ou plutôt ce qui est Dieu et ce qui n’est pas Dieu. «Comment est-ce qu’il peut être faible?...» – C’est une question que je ne peux pas poser.

Je comprends bien. Mais on parle de la Lîlâ, du jeu divin, c’est donc qu’il est, en quelque sorte, en arrière, qu’il n’est pas vraiment «dans le coup» comme on dit, qu’il n’est pas vraiment dans le jeu, qu’il peut le regarder.

Si-si, Il l’est! Il l’est totalement. Le Jeu, c’est Lui-même.

On parle de Dieu, n’est-ce pas, mais il faudrait se souvenir qu’il y a toutes ces gradations de conscience, et quand nous parlons de Dieu et de son Jeu, nous parlons de Dieu dans son état transcendant, en dehors de tout, tous les degrés de matière, et quand nous parlons du «Jeu», nous parlons de Dieu dans son état matériel. Alors nous disons: Dieu transcendant est en train de regarder et de jouer (en Lui-même, par Lui-même, avec Lui-même) son jeu matériel.

Mais tout le langage – tout le langage! – est un langage d’Ignorance. Toute la façon de s’exprimer, tout ce que l’on dit et la façon dont on le dit est nécessairement de l’ignorance. Et c’est pour cela qu’il est si difficile d’exprimer quelque chose qui soit concrètement vrai; cela demanderait des explications qui, elles-mêmes, seraient pleines de fausseté (naturellement) mais enfin qui seraient extrêmement longues. C’est pour cela, quelquefois, que les phrases de Sri Aurobindo sont très longues, c’est justement quand il veut essayer de sortir de ce langage ignorant.

C’est la façon de penser qui est fausse!

Tous les croyants, tous les fidèles (ceux d’Occident en particulier), quand ils parlent de Dieu, pensent que c’est «autre chose»; ils pensent qu’il ne peut pas être faible, laid, imparfait, que c’est quelque chose d’immaculé – ils pensent faux: ils divisent. Ils séparent.3 La «perfection», pour la pensée subconsciente (ce que j’appelle la pensée subconsciente c’est une pensée qui ne se réfléchit pas: on a l’habitude de penser comme cela instinctivement et on ne se regarde pas penser), et quand on dit «perfection» d’une façon générale, justement on voit ou on sent ou on postule l’ensemble de tout ce que l’on considère comme vertueux, divin, beau, admirable – mais ce n’est pas ça du tout! La perfection, cela veut dire quelque chose dans quoi il ne manque rien. La perfection divine, c’est une totalité. La perfection divine, c’est le Divin tout entier dans lequel il ne manque rien. La perfection divine, c’est l’ensemble du Divin, duquel on n’a soustrait aucune chose – alors c’est juste l’opposé! pour les moralistes, la perfection divine, ce sont toutes les vertus qu’ils représentent!

Au point de vue véritable, la perfection divine c’est le tout (Mère fait un geste global), et justement ce qui fait la perfection, c’est le fait que rien ne peut manquer dans ce tout.4 Et par conséquent, on peut dire que chaque chose est à sa place, exactement ce qu’elle doit être, et que les rapports entre les choses sont exactement ce qu’ils doivent être aussi.

Mais la Perfection, c’est un côté pour aborder le Divin. L’Unité, on aborde d’un autre côté, et la Perfection, on aborde globalement: tout y est et tout est comme ce doit être – «doit être», c’est-à-dire expression parfaite du Divin (on ne peut même pas dire de Sa Volonté parce que si on dit «Sa Volonté», c’est encore quelque chose qui sort de Lui!)

On peut dire les choses comme cela (mais c’est très-très en dessous): Il est ce qu’il est et exactement comme Il veut être (avec le «exactement comme Il veut être», on est descendu d’un nombre considérable de marches!) Mais c’est pour donner cet angle de «perfection».

Et alors la perfection divine implique l’infini et l’éternité, c’est-à-dire que tout coexiste hors du temps et de l’espace.

(silence)

Quand je «marche» là-haut [pour le japa], il y a une série d’invocations ou de prières qui me sont venues5 (je ne les ai pas choisies: cela m’a été dicté), dans lesquelles j’implore le Seigneur de manifester sa Perfection (et je conçois très bien l’imbécillité de mon expression, mais cela correspond à une aspiration)6. Quand je parle de «manifester», je veux dire manifester dans ce qui, pour nous, est ce monde matériel, physique, c’est-à-dire sa transformation. Et à chacune de ces invocations, au moment où je la prononce, il y a le sens de l’approche, et c’est pour cela que, maintenant, je peux faire tous ces discours sur la Perfection, parce que la Perfection est l’une de ces approches. N’est-ce pas, je Lui dis: «Manifeste ceci, manifeste cela, manifeste Ta Perfection...» (il y en a long, il y en a beaucoup-beaucoup, cela me prend un bon moment), eh bien, chaque fois que je dis: «Manifeste Ta Perfection», j’ai une sorte de réalisation consciente [an awareness] de ce qu’est la Perfection: c’est quelque chose de global.

C’est comme le mot «pureté», on pourrait faire des discours interminables sur la différence entre la pureté divine et ce que les gens appellent pureté. La pureté divine, c’est (tout en bas) de n’admettre qu’une influence: l’Influence divine – tout en bas. (Mais ça, c’est déjà terriblement déformé.) La pureté divine c’est: il n’y a que le Divin, pas autre chose; c’est parfaitement pur, il n’y a que le Divin, il n’y a rien d’autre que Lui.

Et ainsi de suite.

C’est la troisième année [de japa], alors ça commence à être très clair.


Alors maintenant, qu’est-ce que nous allons faire?

Dis ton expérience.

Je risque de me répéter.

Non, jamais! chaque fois c’est une expérience, ce n’est jamais la même chose.

Oui, j’admire les gens qui ont la même expérience plusieurs fois – je n’ai jamais pu. Il y avait un temps où j’essayais: je me suis aperçue que c’était idiot, alors je n’essaie plus. Mais je n’ai jamais eu la même expérience deux fois – jamais pu. Les gens qui réalisent quelque chose et qui le gardent, je les admire beaucoup, je ne peux pas.

Oui, cette expérience que je t’ai racontée [du 24 janvier 61], le jour où je t’ai dit: «J’ai quelque chose à te dire», il m’est arrivé d’essayer de la ravoir, parce que c’était vraiment très plaisant – jamais pu. Et toujours, quand j’essaye (c’est-à-dire quand quelque chose en moi insiste pour retrouver l’expérience), toujours je vois un Sourire et quelque chose qui me dit: «Non-non! laisse-toi aller! Tu vas voir,

tu vas voir...» – Alors on se laisse aller. Bien, ça suffit. Ça te suffit!

Et loi, qu’est-ce que tu fais?

Je relis «Savitri».

Heureux homme! J’aimerais le relire.

Et plus ça avance, plus ça devient admirable.7

12 juillet 1961

(A propos de la dernière conversation où Mère parlait de la Perfection divine et des séries d’invocations de son japa lorsqu’Elle prie le Seigneur de manifester ses divers aspects:)

...Mais la Perfection, c’est seulement une façon spéciale, un côté par lequel on aborde le Divin, et il y a comme cela d’innombrables côtés, des angles, des aspects – d’innombrables modes d’approche du Divin. Par exemple, quand je marche pour le japa, j’ai le sens de l’Unité (je t’ai parlé de toutes ces choses que je mentionne quand je marche là-haut: volonté, vérité, pureté, perfection, unité, immortalité, éternité, infinité, silence, paix, existence, conscience, etc., ça peut continuer comme cela). Et alors, l’expérience, c’est qu’on aborde ou on approche ou on entre en contact avec le Divin par un bord, et quand on le fait vraiment, on s’aperçoit que c’est seulement dans la forme la plus extérieure que cela diffère, mais le contact est identique. C’est comme si on tournait autour d’un centre, d’un globe, et qu’on le voie sous des aspects, comme un kaléidoscope; mais dès que le contact est établi, c’est pareil.

Et c’est presque indéfini, le nombre d’approches. Chacun sent suivant son tempérament.

N’est-ce pas, ce japa, c’est une chose que j’ai reçue toute faite, ce n’est pas venu d’ici du tout (Mère désigne la tête), au point que je ne pouvais même pas changer la place d’une de ces approches, c’était comme s’il y avait une volonté qui s’y opposait; et il y a une longue série comme cela, qui se suit selon une loi, qui correspond probablement aux besoins du développement de cette conscience et de son travail (je suppose, je n’en sais rien – je n’ai pas cherché à le savoir), mais c’est une sorte de loi qui fait que l’on ne peut pas déplacer un mot, parce que ce ne sont pas des mots: ce sont des états de conscience tout faits.Et ça se termine par:

«Manifeste ton Amour.»

Et c’était l’extrême sommet de la possibilité de manifestation.

C’est cela que je voulais dire.

18 juillet 1961

66 – Le péché est ce qui, en un temps, fut à sa place mais qui, parce qu’il persiste maintenant, ne l’est plus. Il n’y a pas d’autre péché.

Je ne me sens pas d’inspiration.

Tu as une question?

On dit que le péché est quelque chose qui n’est plus à sa place. Mais est-ce que la cruauté, par exemple, a jamais été «à sa place»?

C’est justement ce qui m’est venu, parce que je reçois toutes les questions des gens. IMédiatement, c’est la question: celui qui tue, par exemple, par cruauté, ou qui fait souffrir par cruauté, est-ce que cela a jamais été à sa place?... Mais c’est tout de même (nous en revenons toujours à la même chose), c’est tout de même une expression du Divin, mais déformée dans son apparence.

Si tu peux me dire ce qu’il y a derrière?

Sri Aurobindo disait toujours que la cruauté était l’une des choses qui lui repugnait le plus, mais il dit que c’est la déformation d’une intensité; on pourrait presque dire la déformation d’une intensité d’amour: quelque chose qui ne se satisfait pas d’un moyen terme, qui veut des extrêmes – et c’est légitime. C’est la déformation de cela: le besoin de sensation extrêmement fortes.

J’avais toujours su que la cruauté, comme le sadisme, est le besoin de sensation extrêmement violente, pour traverser une couche épaisse de tamas1 qui ne sent rien – il faut un extrême pour que cela puisse être senti par le tamas. Par exemple, on m’a toujours dit (c’était l’une des choses qui m’a été très fortement dite au Japon) que les gens d’Extrême-Orient sont très tâmasiques physiquement; spécialement les Chinois ont la réputation d’être une race descendue de la lune, c’est-à-dire qu’ils seraient le restant des occupants de la lune avant qu’elle ne se soit refroidie et ils auraient échoué sur la terre (c’est pour cela (!) qu’ils ont la figure ronde et des yeux comme cela)... Enfin (riant), ce sont des on-dit! Et ils sont extrêmement tâmasiques: ils ont la sensation presque nulle, il leur faut des choses effroyables pour qu’ils sentent! Alors, naturellement, ils emploient cela pour tout le monde puisqu’ils l’emploient pour eux-mêmes, et c’est cela qui les rend d’une cruauté inimaginable – pas tous! mais enfin c’est une réputation. Tu as lu le livre de Mirbeau (je crois)? J’ai lu cela il y a soixante ans: quelque chose sur les supplices chinois.

Oui, c’est célèbre.

C’est très connu.

Mais ce sont de grands artistes aussi.

Oui. J’ai lu ce livre, il était très bien écrit. Mais à ce moment-là, j’avais compris ce que c’est. Et alors j’ai eu la confirmation quand je suis allée au Japon: il y a beaucoup de Japonais qui, eux aussi, ont la sensation émoussée («émoussée» dans le sens qu’il leur faut des choses extrêmement violentes pour qu’ils les sentent). C’est peut-être dans cette direction-là que l’on trouverait l’explication?

Mais à l’origine, il y a toujours le problème qui n’a jamais été résolu: «Pourquoi est-ce devenu comme cela? Pourquoi cette déformation? Pourquoi tout cela a-t-il été déformé?...» Il y a des choses très belles, derrière, très intenses, infiniment plus puissantes que ce que nous pouvons même supporter, nous, et qui sont merveilleuses; mais pourquoi tout cela, ici, est-il devenu... si affreux? Et alors c’est cela – je t’ai dit que je n’avais pas d’inspiration parce que c’est cela qui se présente imédiatement.

C’est...

La notion de péché est quelque chose que je ne comprends pas, que je n’ai jamais comprise. Le péché originel m’a paru l’une des idées les plus monstrueuses que les hommes aient jamais pu avoir – le péché et moi, ça ne va pas ensemble!

Alors, naturellement, je suis pleinement d’accord avec Sri Aurobindo, qu’il n’y a pas de péché – ça, c’est entendu, mais...

Il y a certaines choses qu’on peut appeler «péché», si on veut, comme la cruauté; eh bien, je ne vois que cette explication-là: c’est la déformation du goût ou du besoin d’une sensation extrêmement forte. J’ai noté, chez les gens cruels, que c’est à ce moment-là qu’ils ont un Ananda: ils y trouvent une joie intense. Par conséquent c’est la légitimation. Seulement c’est dans un tel état de déformation que c’est répugnant.

Quant à l’idée que les choses ne sont pas à leur place, ça, c’est une chose, mon petit, que j’ai comprise même quand j’étais petite. Et j’ai eu l’explication avec Théon

parce que dans son système cosmo-gonique, il avait expliqué les pralaya2 successifs des différents univers en disant qu’à chaque univers, c’était un aspect du Suprême qui se manifestait; que chaque univers était bâti sur un aspect du Suprême, et que tous, ils étaient retournés l’un après l’autre dans le Suprême (il énumérait tous les aspects qui s’étaient successivement manifestés, et avec une logique dans la succession! extraordinaire – je l’ai gardé quelque part mais je ne sais plus où c’est). Et cette fois-ci, c’était (je ne me souviens plus exactement non plus du chiffre dans la succession), mais ce devait être l’univers qui ne serait plus retiré, qui suivrait une progression de devenir pour ainsi dire indéfinie. Et cet univers-ci, c’était l’Équilibre (pas un équilibre statique mais un équilibre progressif3). L’Équilibre, c’est-à-dire (il expliquait cela), chaque chose à sa place, exactement: chaque vibration, chaque mouvement à sa place, chaque... et alors, plus on descend: chaque forme, chaque activité, chaque élément exactement à sa place par rapport au tout. Cela m’a beaucoup intéressée parce que Sri Aurobindo a dit la même chose, qu’il n’y a rien qui soit mauvais: simplement les choses ne sont pas à leur place – leur place, pas seulement dans l’espace mais dans le temps; leur place universelle, leur place dans l’univers, à commencer par les mondes, les étoiles etc., et chaque chose exactement à se place. Et alors, quand chaque chose sera exactement à sa place, depuis la plus formidable jusqu’à la plus microscopique, le tout exprimera le Suprême PROGRESSIVEMENT sans avoir besoin d’être retiré pour être émané à nouveau. Et c’est là-dessus aussi que Sri Aurobindo basait le fait que c’est dans cette création-ci, cet univers-ci, que cette espèce de perfection d’un monde divin pourra être manifestée – ce que Sri Aurobindo appelle le Supra-mental.

L’équilibre est la loi essentielle de cette création et c’est cela qui permet qu’une perfection puisse se réaliser dans la manifestation.

Dans cet ordre d’idée, des choses «à leur place», une autre question m’était venue: avec la descente du Supramental, quelles sont justement les Joules premières choses que la force supramentale va vouloir déloger ou qu’elle essaie de déloger?

Les premières qu’elle délogera?

Oui, individuellement et cosmiquement, pour que tout soit à sa place.

Est-ce qu’elle «délogera» quelque chose?... Si nous acceptons l’idée de Sri Aurobindo, elle mettra chaque chose à sa place, c’est tout.

Il y a une chose qui, nécessairement, devra cesser: c’est la Déformation, c’est-à-dire le voile de mensonge sur la Vérité, parce que c’est cela qui est responsable de tout ce que nous voyons, tout ce qui existe ici. Si on enlève ça, les choses seront tout à fait différentes, tout à fait, nécessairement: elles seront comme nous les sentons, nous, quand nous sortons de celte conscience-là. Quand on sort de cette conscience, qu’on entre dans la Conscience-de-Vérité, c’est au point que l’on est étonné qu’il puisse y avoir quelque chose comme la souffrance et la misère et la mort et tout cela; il y a une sorte d’étonnement, en ce sens que... on ne comprend pas comment ça peut se produire (quand on a vraiment basculé de l’autre côté). Mais alors cet état de conscience est d’habitude associé à l’expérience de l’irréalité du monde tel que nous le connaissons, tandis que Sri Aurobindo dit que cette perception de l’irréalité du monde n’a pas besoin d’exister pour la conscience supramentale: c’est seulement l’irréalité du Mensonge, pas l’irréalité du monde. Et ça, c’est très intéressant. C’est-à-dire que le monde a une réalité en soi, indépendante du Mensonge.

Je suppose que c’est cela qui sera le premier effet du Supramental – premier effet peut-être même dans l’individu, parce que ça commencera d’abord par l’individu.

Cet état de conscience,4 il est probable qu’il doit devenir un état constant, mais alors un problème se pose: comment est-ce qu’on peut rester en contact avec le monde tel qu’il est dans sa déformation? Parce que je me suis aperçue d’une chose: quand cet état est très fort en moi, très fort, tellement fort qu’il peut résister à tout ce qui vient le bombarder du dehors, si je dis quelque chose, les gens ne comprennent RIEN! – rien. Par conséquent, cela doit supprimer un contact utile.

Comment serait une petite création supramentale comme noyau d’action et de rayonnement sur la terre, par exemple (pour ne prendre que la terre)? Est-ce que c’est possible?... On conçoit très bien un noyau de création surhumaine – des surhommes –, c’est-à-dire des hommes qui ont été hommes et qui, par l’évolution et la transformation (au vrai sens du mot) sont arrivés à manifester les forces supramentales; mais leur origine est humaine, alors tant que leur origine est humaine, forcément il y a un contact: même si tout est transformé, même si les organes sont transformés en centres de force, il y a tout de même quelque chose d’humain qui reste, comme une coloration. Ce sont ces êtres-là qui, selon les traditions, découvriront le secret de la création supramentale directe, sans passer par le processus de la Nature ordinaire. Et alors c’est à travers eux que prendraient naissance les vrais êtres du supramental qui, eux, nécessairement, doivent vivre dans un monde supramental. Mais alors comment se ferait le contact entre ces êtres et le monde ordinaire? Comment concevoir une transformation suffisante de la nature pour que cette création supramentale puisse se produire sur la terre? – Je ne sais pas.

Naturellement, on sait que pour qu’une chose pareille se fasse, cela demande un temps assez considérable, et il y aura probablement des étapes, des degrés, des facultés qui apparaîtront et que, pour le moment, nous ne connaissons pas ou nous ne concevons pas, et qui changeront les conditions de la terre – ça, c’est voir quelques milliers d’années en avant.

Reste le problème: est-il possible de se servir de cette notion d’espace – je veux dire l’espace sur le globe terrestre?5 est-ce possible qu’il y ait un endroit dans lequel puisse être créé l’embryon ou le germe du monde futur supramental?

Moi, ce que j’avais vu... Le plan était venu dans tous ses détails; mais c’est un plan qui, dans son esprit et sa conscience, n’est pas du tout conforme à ce qui est possible terrestrement maintenant (mais dans sa manifestation la plus matérielle, il était basé sur les conditions terrestres existantes). C’est cette idée d’une ville idéale qui serait le noyau d’un petit pays idéal et qui n’aurait de contacts que purement superficiels et extrêmement limités dans ses effets avec le vieux monde. Il faudrait donc déjà (mais ça, c’est possible) concevoir un Pouvoir suffisant pour, à la fois, qu’il soit une protection contre l’agression ou la mauvaise volonté (ce ne serait pas la protection la plus difficile à avoir), et une protection contre l’infiltration, le mélange... Mais cela, on peut à la rigueur le concevoir. Au point de vue social, au point de vue organisation, au point de vue vie intérieure, ce ne sont pas des problèmes difficiles; le problème, c’est la relation avec ce qui n’est pas supramentalisé, pour empêcher l’infiltration, le mélange, c’est-à-dire pour empêcher que ce noyau retombe dans une création inférieure – c’est une période de transition.

(silence)

Tous ceux qui ont pensé au problème ont toujours imaginé quelque chose qui était inconnu du reste de l’humanité, dans un endroit comme une gorge de l’Himalaya, un lieu inconnu du reste de l’humanité. Mais ça, ce n’est pas une solution. Ce n’est pas une solution du tout.

Non, la seule solution, c’est le pouvoir occulte. Mais ça... Alors cela veut dire déjà un certain nombre d’individus qui sont arrivés à une grande perfection de réalisation avant que quoi que ce soit puisse se faire... Mais on conçoit que si cela peut se faire, on peut avoir, délimité par le monde extérieur (il n’y a pas de contacts, n’est-ce pas), un endroit où tout soit exactement à sa place, comme un exemple. Chaque chose est exactement à sa place, chaque personne exactement à sa place, chaque mouvement exactement à sa place, et à sa place dans un mouvement ascendant, progressif, sans rechute (c’est-à-dire tout le contraire de ce qui se passe dans la vie ordinaire). Alors, naturellement, cela veut dire aussi une sorte de perfection, cela veut dire aussi une sorte d’unité; cela veut dire que les différents aspects du Suprême peuvent être manifestés; et nécessairement une beauté exceptionnelle, une harmonie totale; et un pouvoir suffisant pour tenir en état d’obéissance les forces de la Nature: par exemple, même si cet endroit est entouré de forces de destruction, ces forces de destruction n’ont pas le pouvoir d’agir – la protection est suffisante.

Tout cela demande une extrême-extrême perfection chez les individus qui seraient les organisateurs d’une chose pareille.

(long silence)

Ce doit être semblable à ce qui s’est passé pour l’apparition des premiers hommes.

On n’a jamais su, au fond, comment ont été formés les premiers hommes, la première réalisation mentale? Est-ce que l’on sait si c’étaient des individus isolés ou si c’étaient des groupes? Si cela s’est produit au milieu des autres ou si c’était dans l’isolement? – Je ne sais pas. Il peut y avoir une analogie avec le cas futur de la création supramentale.

Il n’est pas difficile de concevoir, dans la solitude de l’Himalaya ou dans la solitude de la forêt vierge, un individu qui commence à créer son petit monde supramental autour de lui – c’est facile à concevoir. Mais la même chose est nécessaire: il faudrait qu’il soit arrivé à une perfection telle que son pouvoir agisse automatiquement pour empêcher l’intrusion du dehors.

Parce qu’ils seraient automatiquement en butte aux attaques de l’extérieur?

Il faudrait qu’automatiquement ils soient protégés, c’est-à-dire que tout élément étranger ou contraire soit empêché d’approcher.

N’est-ce pas, on raconte des histoires comme cela, de gens qui vivaient dans une solitude idéale. Mais ça, ce n’est pas impossible à concevoir, du tout. Quand on est en rapport avec ce Pouvoir, au moment où il est en vous, on voit bien que... c’est un jeu d’enfant! Au point même d’avoir la possibilité de changer certaines choses, d’exercer une contagion sur les vibrations environnantes et les formes environnantes qui, automatiquement, commencent à se supra-mentaliser. Tout cela est possible – mais c’est à l’échelle de l’individu. Tandis que prenons l’exemple de ce qui se passe ici: l’individu qui reste au centre même de tout ce chaos – c’est là, la difficulté!... Est-ce que, de ce fait même, ce n’est pas une impossibilité d’arriver à une sorte de perfection dans la réalisation? Mais l’autre aussi, l’isolé dans la forêt, c’est toujours la même chose, c’est l’exemple qui ne prouve pas du tout que le reste va pouvoir suivre. Tandis que ce qui se passe ici, ce serait déjà une action beaucoup plus rayonnante. Ça doit se produire à un moment donné – ça DOIT se produire. Mais le problème reste: est-ce que cela peut se produire en même temps ou avant que l’autre chose soit réalisée: l’individu, l’unique individu supramentalisé?

(silence)

Il est évident que la réalisation, dans ces conditions de communauté ou de groupe, est beaucoup plus complète, intégrale, totale, et probablement parfaite qu’aucune réalisation individuelle, qui est toujours nécessairement, nécessairement, sur le plan extérieur, matériel, absolument limitée, parce que c’est seulement un mode d’être, un mode de manifestation, un ensemble microscopique de vibrations qui est touché.

Mais au point de vue de la facilité du travail, je crois qu’il n’y a pas de comparaison!

(silence)

Et alors reste le problème. Tous les gens comme Bouddha et les autres, ils ont D’abord réalisé, puis ils sont rentrés en contact avec le monde. Alors c’est très simple. Mais pour ce que j’envisage, est-ce que de rester dans le monde n’est pas une condition indispensable pour que la réalisation puisse être totale?


Mère reste longtemps absorbée à regarder devant Elle

Je suis tout le temps en train de voir des images! – pas des images: des choses vivantes, comme des réponses aux questions. Il y avait un paon magnifique qui se formait (le paon est le symbole de la victoire ici), et alors sa queue s’ouvrait comme cela, et sur sa queue apparaissait une construction, comme cette construction d’un endroit idéal... C’est dommage que l’on ne puisse pas photographier ce monde-là! On devrait avoir des plaques suffisamment sensibles – on a essayé. Ce serait très intéressant parce que ça bouge comme un cinéma: ce ne sont pas des choses plaquées, ça bouge.

Bon. Alors qu’est-ce que tu voulais demander?

Je crois que tu as répondu!

Non, je ne me souviens plus, je suis partie – en promenade.

Je t’avais demandé... Ta Force ou la Force supramentale, quel est le premier travail qu’elle fait, maintenant?

Ah! oui.

Elle met les choses en place?

Ça, je le sais par expérience, et c’est au point que plus la Force se concentre, plus les choses arrivent juste au moment où elles doivent arriver: les gens viennent juste ou font juste ce qu’ils doivent faire; les objets autour de moi s’arrangent comme si... tout naturellement, à leur place; et ça va jusqu’au moindre petit détail. Et ça apporte en même temps une espèce de sens d’harmonie, d’eurythmie, une joie – une joie très souriante dans l’organisation, comme si tout participait joyeusement à ce remodelage. Par exemple, on veut dire quelque chose à quelqu’un: cette personne vient; on a besoin de telle autre personne pour un travail: elle arrive; on voulait organiser quelque chose: tous les éléments nécessaires à l’organisation se trouvent là. Tout cela, avec une espèce d’harmonie, qui est miraculeuse mais qui n’a rien de miraculeux! (Vraiment,dans son essence, c’est tout simplement la force intérieure qui rencontre un minimum d’obstacles, alors les choses se moulent sur son action.) Cela m’arrive très-très-TRÈs souvent; et ça reste quelquefois pendant des heures.

Mais c’est assez délicat, c’est comme un rouage très-très délicat, comme une machinerie: la moindre petite chose détraque tout. Par exemple, une mauvaise réaction dans quelqu’un, ou une mauvaise pensée, ou une vibration d’agitation, ou une anxiété, n’importe quoi, et toute l’harmonie se dissout. Pour moi, cela se traduit tout de suite par un malaise dans mon corps, et un malaise d’une nature très particulière; alors là c’est le désordre: on recommence la chose ordinaire. Alors il faut de nouveau que je rassemble (pour ainsi dire) la Présence du Seigneur et que je recommence à la pousser partout – quelquefois ça se fait vite, quelquefois ça prend longtemps. Quand il y a un événement de désorganisation un peu plus radical, cela prend un peu plus longtemps.

Cet œil, par exemple [l’hémorragie], c’est le résultat d’un désordre comme cela, d’une force très obscure que quelqu’un a laissée entrer, pas volontairement ni sciemment: par faiblesse et par ignorance, naturellement mélangée toujours au désir, à l’ego, à tout ça (sans désir et sans ego, ces choses-là n’auraient pas d’accès – mais ça, n’est-ce pas, c’est très général). Mais enfin, c’était notoirement cela, la cause: j’ai senti tout de suite. Quelquefois ça vient, ça fait comme cela (Mère porte la main à son cou), comme une ombre noire qui vous étrangle. Et intérieurement rien n’est même affecté! au point que si je ne faisais pas attention à la réaction purement extérieure, je ne saurais pas que quelque chose s’est passé (c’est le grand Jeu), mais extérieurement l’indication est imédiate: une demi-heure après j’ai eu cette hémorragie dans mon œil. Et je savais que c’était ça: j’étais en train de lutter contre une intrusion tout à fait indésirable. Et la cause, au point de vue extérieur, était une cause... insignifiante. Ce ne sont pas toujours les événements que l’on considère comme graves ou importants qui ont les effets les plus néfastes – loin de là; c’est quelquefois une intrusion de mensonge tout à fait insignifiante, pour une raison tout à fait insignifiante: ce que l’on est convenu d’appeler une stupidité. Mais cela provient du fait que les forces adverses sont toujours là à guetter pour, à la moindre faille, se précipiter.

L’incompréhension d’un doute (un doute qui provient toujours d’un mouvement égoïste), ça, c’est très dangereux. Très dangereux. Et il n’est pas même nécessaire d’être dans la conscience psychique: même si on est seulement dans une conscience vitale éclairée, ça n’a aucun effet – mais c’est là, c’est dans ce grouillement matériel.

Mais tout ce travail-là, dans la solitude de la forêt ou la solitude de l’Himalaya, je ne vois pas que ça puisse se faire. Et on risque beaucoup d’entrer dans cette conscience universelle très impersonnalisée où les choses sont relativement faciles – les conséquences matérielles sont si loin en bas! cela n’a pas beaucoup d’importance. Ce n’est que quand on est dedans qu’on peut agir directement.

En tout cas, pour le moment, le choix ne m’est pas donné – et je ne cherche pas à le faire: les choses sont ce qu’elles sont, telles qu’elles sont; et telles qu’elles sont, il faut faire le travail. Et la façon de faire le travail dépend de ce qu’elles sont.

Mais c’est si joli, n’est-ce pas, quand cette Harmonie vient. Tu sais, on bricole, on arrange des papiers, on met de l’ordre quelque part dans une boîte, et tout cela chante, c’est joli, c’est joyeux, c’est lumineux, c’est... c’est si charmant! Et tout-tout-tout est comme cela. Je m’aperçois de cela: toutes les choses matérielles, toutes les activités, manger, la toilette et tout-tout-tout, quand c’est comme cela, tout est charmant – charmant et... ça s’arrange. C’est si harmonieux! Il n’y a pas de friction. On voit... on voit une Grâce joyeuse, lumineuse, qui se manifeste dans toutes, toutes choses, même dans ce que nous sommes habitués à considérer comme n’ayant aucune espèce d’importance. Mais alors, si ça se retire, tout, exactement les mêmes conditions, les mêmes choses, les mêmes circonstances, ça devient pénible, embêtant, long, difficile, laborieux, oh!... C’est comme cela et comme cela (Mère fait basculer sa main d’un côté et de l’autre comme sur une étroite frontière), comme cela, comme cela.

Et c’est cela qui vous fait bien sentir que ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui comptent. Ce que nous appelons «en elles-mêmes», ce n’est pas vrai! Ce n’est pas vrai: c’est le rapport de la conscience avec ces choses. Et ça a une puissance formidable puisque, dans un cas, on touche quelque chose, on le laisse tomber, ou en tout cas ça se présente mal; et dans l’autre cas, c’est si joli! ça s’arrange. Même les mouvements les plus difficiles se font sans difficulté. C’est un pouvoir insensé! Et c’est parce qu’il n’a pas des effets, tu sais, grandioses, que nous ne lui donnons pas d’importance – ça n’a pas d’effets grandioses. Oui, il y a ces grâces d’état quand on se trouve en présence d’une grande difficulté, et tout d’un coup on a tout le pouvoir nécessaire pour faire face – ça, oui, c’est entendu; mais ce n’est pas ça: c’est dans la vie ordinaire.

L’autre jour, j’ai eu un exemple comme cela: quelqu’un m’avait écrit une lettre dans un état tout à fait détestable, et impossible, je ne pouvais pas répondre, je ne savais pas quoi dire. Simplement j’ai mis la Force et je suis restée comme ça (geste d’offrande à la Lumière). J’ai dit: «On verra.» – Quelques heures après (je savais que j’allais voir cette personne), je ne savais même pas si je dirais que j’avais lu ou que je n’avais pas lu la lettre, ou plutôt si ce que je dirais serait le résultat d’avoir lu la lettre ou pas. J’en étais à ce point-là – rien. Je rencontre la personne: il était arrivé le matin même une petite circonstance... qui changeait tout! Alors j’ai su imédiatement ce qu’il fallait dire, ce qu’il fallait faire, et tout s’est arrangé.

C’est comme cela. C’est un exemple. C’était avant-hier, c’est pour cela que je le mentionne, mais ça arrive tout le temps.

Alors j’ai pris l’habitude: je fais toujours comme cela (geste d’abandon à la Lumière). Quand un problème se présente, je fais comme cela, je l’offre au Seigneur et puis je laisse. Et au moment où la solution doit venir, elle vient – elle vient en faits, en actes, en mouvements.

Seulement je ne serais satisfaite (est-ce qu’on peut jamais être satisfait?) enfin je ne commencerais à être satisfaite que si cela, c’était une condition constante et totale, c’est-à-dire dans toutes les circonstances et à tous les moments, nuit et jour. Et est-ce que c’est possible avec... n’est-ce pas, c’est une inondation qui me vient du dehors! constante. Ce matin quand je marchais, j’étais plutôt (comment dire?) un témoin – ce qu’il a pu en arriver des choses! qui venaient comme cela du dehors! une chose, l’autre, l’autre. Et un mélange! de tous les côtés, de tous les gens, de tout. Et pas seulement d’ici: de loin-loin-loin sur la terre, et quelquefois loin dans le temps – loin dans le temps: dans le passé, des choses du passé qui venaient pour être rangées, se présenter dans la nouvelle Lumière pour être mises à leur place. Et c’est toujours cela: chaque chose qui veut être mise à sa place. Et alors c’est un travail constant et... C’est tout le temps comme si on attrapait une nouvelle maladie et qu’il faille la guérir.

C’est un nouveau désordre qu’il faut rétablir.

Au fond, on est très paresseux.

Tiens, j’ai lu, pour ma consolation, que Sri Aurobindo a écrit qu’il était très paresseux! – On est très paresseux. On voudrait (riant) jouir béatifiquement des efforts qu’on a faits!


C’est l’heure, mon petit...6

26 juillet 1961

(Le disciple lit quelques passages de l’Agenda du 15 juillet où Mère dit que Sri Aurobindo était parti avant de dire ce qu’il faisait, et que c’était un chemin dans la forêt vierge: «On a les yeux bandés, on ne sait rien, on marche...»)

Ça continue d’être vrai.

Quand est-ce qu’on verra le bout? – Dans cent ans?

(Mère reste songeuse un instant)

C’est venu comme cela, en passant: vingt ans.

Je te le donne pour ce que ça vaut!

28 juillet 1961

Il y a une chose importante. Sri Aurobindo dit que tout est involué ici-bas – le mental, le vital, le supramental – et ce qui est involué évolue. Mais alors, si tout est involué, y compris le supramental, quelle est la nécessité d’une «descente»? Les choses ne peuvent-elles pas évoluer d’elles-mêmes?

Ah! il a expliqué cela quelque part.

Mais je ne me souviens pas avoir vu quelque chose qui m’ait satisfait.

Ce n’est pas dans les «Essais sur la Guîtâ»?... Il explique ce que Krishna a dit et comment les deux [descente et évolution] se combinent... Il n’y a pas très longtemps que je l’ai lu; justement j’ai été intéressée par cette question. Et j’ai même dit quelque chose, moi, sur la différence entre ce qui évolue (ce qui sort de cette involution) et la Réponse de ce qui existe déjà dans toute sa gloire là-haut.

Il faudrait retrouver cela.

Dans les très vieilles traditions on trouve deux lignes, c’est-à-dire deux sortes d’explication. L’une dit que c’est par la «descente» de ce qui est déjà dans toute sa perfection, que ce qui est involué peut s’éveiller à l’évolution et à la conscience. C’est comme la vieille histoire: quand ce que Sri Aurobindo appelle la Mère universelle ou la Shakti (ou Satchidananda) s’est aperçue de ce qui était arrivé dans la Matière (c’est-à-dire ce qui a créé la Matière) et de cette involution qui a amené l’Inconscience – une inconscience totale –, selon la vieille tradition, à ce moment-là, directement du Seigneur, l’Amour divin est descendu dans la Matière pour commencer à éveiller ce qui était involué là.

D’autres traditions, au lieu de l’Amour, disent «la Conscience»: la Conscience divine. On trouve même des récits imagés, des représentations d’un Être à lumière prismatique qui est dans la grotte de l’Inconscient, dans un sommeil profond; et c’est cette Descente qui l’éveille à une activité encore (comment dire?) intérieure, une activité dans l’immobilité, une activité de rayonnement (d’action par rayonnement); et alors, de son corps, sortent d’innombrables rayons qui se répandent dans l’Inconscient et qui, petit à petit, éveillent dans chaque chose, dans chaque atome, pour ainsi dire, l’aspiration à la Conscience et le commencement de l’évolution.

J’ai eu l’expérience.

J’ai eu l’expérience d’avoir été «envoyée» pour ainsi dire, et c’était sous une forme combinée d’Amour et de Conscience – l’Amour divin dans sa pureté suprême, la Conscience divine dans sa pureté suprême –, émanée directement sans passer par tous les états intermédiaires: directement dans les profondeurs les plus profondes de l’Inconscient. Et là, c’était l’impression d’être, ou d’avoir trouvé un Être symbolique dans un sommeil profond et... on pourrait dire tellement voilé qu’il était invisible. Et au contact, alors, c’était comme si le voile était déchiré et, sans qu’il se réveille, d’abord c’était une sorte de radiation qui se répandait... Je vois encore ma vision.1

(silence)

Il y a toujours une manière, que l’on pourrait presque appeler populaire, de présenter ces choses. C’est comme toute l’histoire de la création: l’histoire de comment les choses sont arrivées. On peut raconter cela comme le déroulement d’une histoire (c’est ce que Théon avait fait dans ce qu’il appelait La Tradition – un livre qu’il appelait «La Tradition» –, il racontait toute l’histoire, mon dieu comme on la raconte dans la Bible aussi, c’est-à-dire avec des symboles et des formes qui recouvrent la connaissance psychologique). Il y a une façon psychologique de dire les choses, et il y a une façon métaphysique – la métaphysique, pour moi, c’est presque incompréhensible, ce n’est pas intéressant (c’est intéressant seulement pour les esprits qui sont faits comme cela). Une façon presque enfantine et tout à fait imagée de dire les choses me paraît plus évo-catrice que toutes les théories métaphysiques (mais c’est une opinion personnelle, cela n’a pas de valeur!) Le côté psychologique est plus dynamique pour la transformation; c’est généralement celui que Sri Aurobindo a adopté: il ne nous raconte pas d’histoires (s’il y avait des histoires, c’était moi qui lui racontais! – pour moi, les images, n’est-ce pas, c’est très évocateur). Mais si on combine les deux côtés... A vrai dire, pour être philosophique, il faudrait combiner les trois. Mais ça, le côté métaphysique, j’ai toujours eu l’impression que cela donnait aux gens l’idée qu’ils savaient, mais que c’est seulement une idée (!) qu’ils ne savaient rien du tout, parce que c’est ineffectif: ça ne réalise pas. Au point de vue du push, de l’élan vers la transformation, évidemment le côté psychologique est le plus puissant. Mais l’autre [le côté symbolique] est plus joli!

Sri Aurobindo a fait tout un tableau de la Manifestation dans le livre The Hour of God:2 il y a d’abord ceci qui vient, puis ça, puis ça, puis ça, etc. – toute une série. Je dois dire qu’ils ont imprimé cela très sérieusement dans le livre, mais il l’a fait (je l’ai vu le faire) comme un amusement. Quelqu’un lui avait parlé justement des différentes religions, des différentes méthodes philosophiques, et puis de la Théosophie, Mme Blavatski, tous ces gens (il y avait aussi l’histoire de Théon: chacun a fait son tableau). Alors Sri Aurobindo a dit: «Moi aussi, je peux faire un tableau! et mon tableau sera beaucoup plus complet!» Et quand cela a été fini, il a ri et il a dit: «Mais ce n’est qu’un tableau, c’est pour s’amuser.» On l’a mis très sérieusement dans le livre comme s’il l’avait déclaré comme une chose très sérieuse. Oh! c’est très compliqué!

Non, la difficulté, c’est que les gens vont dire: mais pourquoi la nécessité d’une «descente» si tout est involué et évolue? Pourquoi une descente? Pourquoi l’intervention d’un plan supérieur?

Non, pardon! mais il fallait défaire ce qui a fait cette involution. La CAUSE de l’involution, il fallait qu’elle soit défaite.

Dans l’histoire de Théon, c’était comme cela: d’abord la Mère universelle (il ne l’appelait pas la Mère universelle, c’est Sri Aurobindo qui l’appelle la Mère universelle), la Mère universelle chargée de la création. Elle fait quatre émanations pour la création. Les quatre émanations sont: la Conscience ou Lumière; la Vie; l’Amour ou Béatitude, et... (Mère cherche en vain à se souvenir)... Je crois que j’ai de l’anémie cérébrale aujourd’hui! L’Inde ne parle que de trois: Sat-Chit-Ananda (Sat, c’est l’Existence, qui se traduit par la Vie; Chit, c’est la Conscience, qui se traduit par le Pouvoir; Ananda, c’est la Félicité, qui est synonyme de l’Amour). Mais selon Théon, il y en avait quatre (je savais cela par cœur). Et alors, ces émanations (Théon le racontait d’une façon compréhensible pour quelqu’un qui n’est pas philosophe et qui a un esprit enfantin), ces émanations, conscientes de leur pouvoir, se sont séparées de leur Origine, c’est-à-dire qu’au lieu d’être entièrement soumises à la Volonté suprême et de n’exprimer que... Ah! la Vérité, c’est le quatrième! Au lieu de ne faire que la Volonté suprême, naturellement c’est comme si elles avaient le sens de leur pouvoir personnel (c’étaient des sortes de personnalités: des personnalités universelles qui chacune représentait un mode d’être), et au lieu de rester branchées, elles se sont séparées – elles ont fait à leur idée, pour le dire d’une façon tout à fait compréhensible. Et alors, naturellement, la Lumière est devenue obscurité, la Vie est devenue mort, la Félicité est devenue souffrance, et la Vérité est devenue mensonge. Ce sont les quatre grands Asouras: l’Asoura de l’Inconscience, l’Asoura du Mensonge, l’Asoura de la Souffrance et l’Asoura de la Mort.

Une fois que tout cela est arrivé, la Conscience divine s’est tournée vers le Suprême et Lui a dit (ricin! avec humour): «Eh bien, voilà ce qui est arrivé, comment faire?» Alors, du Divin, est sortie une émanation de l’Amour (dans la première émanation, ce n’était pas l’Amour: c’était l’Ananda; c’était la Félicité, la Joie d’être, qui est devenue Souffrance), et du Suprême est sorti l’Amour; et l’Amour est descendu dans ce domaine de l’Inconscience qui était le résultat de la création du premier émané, qui était Conscience – Conscience et Lumière qui sont devenues Inconscience et Obscurité. L’Amour est descendu dedans, directement du Suprême, c’est-à-dire qu’il a fait une nouvelle émanation, cela sans passer par les mondes intermédiaires (parce que, suivant l’histoire, d’abord la Mère universelle a créé tous les dieux qui, eux, quand ils sont descendus, sont restés en contact avec le Suprême et ont créé tous les mondes intermédiaires pour contrebalancer cette chute – c’est la vieille histoire de la «Chute», cette chute dans l’Inconscient. Mais ce n’était pas suffisant). Alors, en même temps que la création des dieux, il y a eu cette Descente directe de l’Amour, sans passer par tous ces mondes intermédiaires – directement dans la Matière. Voilà l’histoire. C’est l’histoire de la première Descente. Toi, tu veux parler de la descente annoncée par Sri Aurobindo, la descente du Supramental?

Pas seulement. Par exemple, Sri Aurobindo dit que quand la Vie est sortie, il y a eu une pression d’en bas, de l’évolution, pour faire sortir la Vie de la Matière, et en même temps une descente de la Vie, de son vrai plan à elle. Puis, quand le Mental est sorti de la Vie, même chose d’en haut aussi. Pourquoi chaque fois cette intervention d’en haut? Pourquoi les choses ne sont-elles pas sorties normalement l’une de l’autre sans avoir besoin d’une «descente»?

Pourquoi tout est devenu de travers aussi!

Non, ça se comprend très bien quand on a l’expérience.

Par exemple, cette expérience. Prenons le Mental: l’évolution de la Nature et le Mental qui sort de son involution petit à petit; eh bien (ça, c’est une expérience très concrète), ces premières formes «mentalisées», si l’on peut dire, étaient nécessairement des formes incomplètes et imparfaites, parce que l’évolution de la Nature est lente et hésitante et compliquée. Et là, il y a eu, dans ces formes, une aspiration, forcément, à une sorte de perfection et d’état mental vraiment parfait; et cette aspiration a fait descendre du monde mental les êtres qui étaient déjà pleinement conscients et qui se sont unis aux formes terrestres – ça, c’est une expérience très-très concrète. Ce qui sort comme cela, de l’Inconscient, c’est presque une possibilité impersonnelle (oui, une possibilité impersonnelle et peut-être pas tout à fait universelle puisque cela correspond à l’histoire de la terre), mais enfin c’est une possibilité générale, pas personnelle; et la Réponse d’en haut, c’est ce qui concrétise pour ainsi dire: ça apporte une sorte de perfection d’état et de maîtrise individuelle de la nouvelle création. Ces êtres qui sont venus (il y avait des êtres dans les mondes correspondants, comme les dieux dans le Surmental, ou les êtres des régions supérieures), ils sont venus sur la terre dès que l’élément correspondant a commencé à évoluer de son involution. D’abord, ça précipite l’action, mais aussi ça la rend plus parfaite – plus parfaite, plus puissante, plus consciente. Cela donne une sorte de sanction de réalisation. C’est ce que Sri Aurobindo écrit dans La Savitri: cette Savitri qui vit toujours sur la terre – qui a vécu toujours sur la terre avec l’âme de la terre pour faire progresser aussi vite que possible toute la terre –, eh bien, il y a un moment où, en elle, quand les choses seront prêtes, la Mère divine s’incarnera avec sa pleine puissance – quand les choses seront prêtes. Et alors ce sera la perfection de la réalisation. N’est-ce pas, c’est une splendeur de création qui dépasse toute la logique! Cela donne une plénitude et une puissance qui dépassent complètement toute cette petite logique un peu plate de la mentalité humaine.

Les gens ne peuvent pas comprendre! Se mettre au niveau du peuple, c’est très bien3 (moi, je n’ai jamais trouvé ça bien; mais enfin c’est peut-être inévitable), mais espérer qu’ils comprendront jamais la splendeur de la Chose!... Il faut d’abord qu’ils la vivent!

Moi, dans ces cas-là, je n’aborderais jamais le pourquoi; je dirais toujours: «C’est comme ça.» Quand les gens viennent me dire: «Pourquoi est-ce que c’est arrivé comme cela? Pourquoi est-ce que le monde est malheureux? Pourquoi commence-t-il par être obscur avant d’être lumineux? Pourquoi est-ce qu’il y a eu cet «accident» (si l’on peut appeler cela «accident»)? Pourquoi le Seigneur a permis...» On peut dire: c’est à cause de ceci, c’est à cause de cela – il y a cinquante mille réponses que l’on peut donner, mais qui ne valent rien du tout.

C’est comme ça parce que c’est comme ça!

Ce n’était pas tellement une question de «pourquoi» que de processus.

Le processus? Ça, je te donne un processus historique, par expérience.

Il faut les deux choses.

Oui. La terre est un monde représentatif et symbolique, une sorte de cristallisation et de concentration de l’œuvre d’évolution afin de lui donner une réalité plus... concrète. Il faut le prendre comme cela: l’histoire de la terre est une histoire symbolique. Et c’est sur la terre que se fait cette Descente (ce n’est pas l’histoire de la création universelle: c’est l’histoire de la création terrestre), c’est dans l’être individuel terrestre que se fait la Descente, c’est dans l’atmosphère individuelle terrestre.

Prends l’exemple de Savitri (parce que Savitri est très explicite pour cela): la Mère universelle est universellement là et universellement à l’œuvre dans l’univers, mais nous prenons la terre comme une concrétisation de tout le travail à faire pour que l’évolution arrive à sa perfection, à son but; eh bien, là, d’abord il y a une sorte d’émanation représentative de la Mère universelle qui reste sur la terre tout le temps pour l’aider à se préparer, et, quand la préparation est complète, à ce moment-là la Mère universelle Elle-même descendra sur la terre pour finir Son travail. Et Elle le fait avec Satyavan – Satyavan, c’est l’âme de la terre. Alors elle vit en union étroite avec l’âme de la terre, et ensemble ils font le Travail: Elle a choisi l’âme de la terre pour Son travail. Elle a dit: «C’est là que je ferai mon travail.» Le reste (Mère désigne les régions de conscience supérieures), ça se fait comme ça: il n’y a qu’à être et les choses sont. Là, il faut travailler – sur la terre il faut travailler.

Naturellement, ça a des répercussions et des effets universels, c’est bien entendu, mais c’est ici que ça se fait, c’est ici qu’est le LIEU du Travail. Alors, au lieu de vivre béatifiquement dans Son état universel et au-delà, sur-universel (l’état d’éternité hors du temps), au lieu de cela, Elle a dit: «Non, je fais mon travail LÀ, je veux aller LÀ, je choisis», et c’est là que le Suprême lui dil: c’est Ma Volonté que tu as exprimée. – «Je veux faire le Travail LÀ, et quand le tout sera prêt, quand la terre sera prêle, quand l’humanité sera prête (sans même que personne le sache mais enfin ce sera prêt), quand le Grand Moment sera venu, eh bien... eh bien je descendrai finir mon travail.»

Voilà l’histoire.

Alors si les gens vous demandent pourquoi, on leur répond: «Je n’en sais rien, c’est comme ça.» Pourquoi? (Mère hausse les épaules) Comment peut-on comprendre avec un petit cerveau humain pourquoi c’est comme cela! – Quand on le vit, on le sait! Ça ne se pose même pas: c’est évident, c’est comme ça parce que c’est comme ça. Ce devait être comme ça – c’est comme ça.

Vous pouvez trouver toutes sortes d’explications: jamais la conscience n’aurait été aussi complète, jamais la joie n’aurait été aussi complète, jamais la réalisation n’aurait été aussi complète, si on n’avait pas passé par... tout ça – mais ça, ce sont des explications, c’est pour satisfaire la pensée. Mais quand on est dedans, on n’a pas besoin d’explications.

Et quant à espérer faire comprendre les gens!... Qu’ils lisent ton livre avec intérêt – au fond, c’est la seule chose qui importe. Qu’ils le lisent avec intérêt; chacun s’imaginera qu’il a compris (il aura «compris», n’est-ce pas!) et à travers («under», j’allais dire!) à travers leur intérêt, eh bien, quelque chose s’éveillera dans leur conscience et une espèce de première aspiration vers le besoin de réaliser – c’est tout. Et si on fait cela, grand Dieu! on a fait une grande chose.

Leur faire comprendre! Comment comprendre? On ne comprend pas soi-même tant qu’on est là [dans le menial]. On peut imaginer toutes sortes de choses, expliquer toutes sortes de choses mais... avec un peu de bon sens, on voit bien qu’on n’explique rien.4

ADDENDUM

(Extrait de la «Revue Cosmique» de 1906)

UNE VISION

(de Mère)

J’ai dormi et maintenant voilà que je suis éveillée.

J’ai dormi sur les eaux qui sont à l’ouest, et maintenant je pénètre dans l’océan pour en connaître les profondeurs. Sa surface est verte comme le béryl, argentée par les rayons de la lune. En dessous, l’eau est bleue comme le saphir et légèrement lumineuse déjà.

Je me suis couchée sur des ondulations qui sont comme les rides de la moire et je descends, bercée d’une ondulation à l’autre par un mouvement régulier et doux, emportée en ligne droite vers l’ouest. A mesure que je descends, l’eau devient plus lumineuse; de grands courants argentés la traversent.

Et pendant longtemps je descends ainsi, bercée d’ondulation en ondulation, toujours et toujours plus profondément.

Tout à coup, en regardant au-dessus de moi, j’aperçois quelque chose de rose, je m’approche et je dislingue un buisson semblable au corail, aussi gros qu’un arbre, accroché à un rocher bleu. Les habitants des eaux vont et viennent, innombrables et divers. Maintenant je me tiens debout sur le sable fin et brillant. Je regarde autour de moi avec admiration. Il y a des montagnes et des vallées, des forêts fantastiques, des fleurs étranges qui pourraient bien être des animaux, et des poissons qu’on pourrait prendre pour des fleurs – il n’y a aucune séparation, aucun vide entre les êtres stationnâmes et les non-stationnaires. Partout des couleurs, douces ou vives et chatoyantes, mais toujours raffinées et en accord. Je marche sur du sable d’or et contemple toutes ces beautés qui sont baignées d’une douce radiance bleu pâle dans laquelle circulent de toutes petites sphères lumineuses rouges, vertes ou dorées.

Qu’elles sont merveilleuses les profondeurs de la mer! partout on y sent la présence de Celui en qui résident toutes les harmonies!

J’avance toujours vers l’ouest, sans fatigue ni lenteur. Les spectacles se succèdent dans leur incroyable variété; voici sur un rocher de lapis-lazuli, des algues fines et délicates, telles de longues chevelures blondes ou violettes; voici de grandes murailles roses toutes lamées d’argent; voici des fleurs qui semblent taillées dans des diamants énormes; voici des cmop_es aussi belles que si elles étaient l’œuvre du plus habile ciseleur; elles contiennent ce qui paraît être des gouttes d’émeraude ayant des pulsations alternées d’ombre et de lumière.

Maintenant je me suis engagée sur un chemin sablé d’argent entre deux parois de rocher aussi bleues qu’un bleu saphir, l’eau devient de plus en plus pure et lumineuse.

Brusquement, à un tournant du chemin, je me trouve devant une grotte qui semble être de cristal ouvragé, toute scintillante de radiance prismatique.

Entre deux colonnes irisées, se tient un être de grande taille; sa tête, celle d’un tout jeune homme, est encadrée de courtes boucles blondes, ses yeux sont verts comme la mer; il est vêtu d’une tunique bleu clair et sur ses épaules se trouvent, en guise d’ailes, de grandes nageoires blanches comme la neige. En me voyant, il se range contre une colonne pour me laisser passer. A peine ai-je franchi le seuil qu’une mélodie exquise vient frapper mes oreilles. Ici l’eau est toute irisée, le sol est sablé de perles nacrées, le parvis et la voûte d’où pendent de gracieuses stalactites sont comme de l’opale; des parfums délectables sont partout répandus, des galeries, des niches, des recoins s’ouvrent de tous côtés, mais droit devant moi j’aperçois une grande lumière et c’est vers elle que je me dirige. Ce sont de larges rayons d’or, d’argent, de saphir, d’émeraude, de rubis; ces rayons prennent tous naissance à un point trop éloigné de moi pour que je puisse distinguer ce qu’il est et s’épanouissent dans toutes les directions, je me sens attirée vers leur centre par une puissante attraction.

Maintenant je vois d’où émanent les rayons, je vois un ovale de lumière blanche entouré d’un superbe arc-en-ciel. L’ovale est couché, et je sentiente que celui que la lumière cache à ma vue est plongé dans un repos profond. Longtemps je reste à la limite extérieure de l’arc-en-ciel, tâchant de percer la lumière et de voir celui qui dort entouré d’une telle splendeur. Ne pouvant rien distinguer ainsi, je pénètre dans l’arc-en-ciel, puis dans l’ovale blanc et lumineux; alors je vois un être merveilleux: il est étendu sur ce qui semble un amas de blanc duvet, son corps souple, d’une beauté incomparable, est vêtu d’une longue robe blanche. Je ne puis voir, de sa tête reposant sur son bras replié, que ses longs cheveux de la couleur du blé mûr, qui flottent sur ses épaules. Une grande et douce émotion m’envahit à ce magnifique spectacle, et aussi une profonde révérence.

Le dormeur a-t-il sentiente ma présence? Voilà qu’il s’éveille et qu’il se lève en toute sa grâce et sa beauté. Il se tourne vers moi et ses yeux rencontrent les miens, des yeux mauves et lumineux qui ont une expression de douceur, de tendresse infinie. Sans bruit de mots, il me souhaite une pathétique bienvenue, à laquelle tout mon être répond joyeusement, puis me prenant par la main, il me conduit à la couche qu’il vient de quitter. Je m’étends sur cette blancheur duveteuse, et le visage harmonieux se penche au-dessus de moi; un doux courant de force me pénètre toute, allant vitaliser, revivifier chaque cellule.

Alors, entourée des couleurs splendides de l’arc-en-ciel, enveloppée par les mélodies berceuses et les parfums exquis, sous le regard si puissant et si tendre, je me suis endormie dans un repos béatifi-que. Et pendant mon sommeil j’appris beaucoup de choses belles et utiles.

De toutes ces choses merveilleuses que je compris sans bruit de paroles, j’en mentionnerai une seulement.

Partout où est la beauté, partout où est la radiance, partout où est la progression vers le perfectionnement, que ce soit dans le Ciel des hauteurs ou celui des profondeurs, partout assurément se trouve l’être dans la forme et à la similitude de l’homme, l’homme le suprême évoluteur terrestre.

août




2 août 1961

Quand on descend dans le subconscient, il y a un moment où ce n’est plus un subconscient personnel, c’est tout le monde qui est là! Alors comment (je ne parle pas de toi, mais de gens comme nous, par exemple) comment peut-on faire pour changer cela? Parce que c’est un tonneau des Danaïdes! A chaque instant ça rentre, ça rentre... des vibrations du monde entier. Comment peut-on changer ça?

Non, il faut prendre le problème de l’autre façon.

L’évolution commence par l’Inconscient, l’Inconscient complet, et, de cet Inconscient, petit à petit émerge un Subconscient, c’est-à-dire une demi-conscience ou un quart de conscience... Il y a deux choses différentes. Prenons la vie de la terre (parce que dans l’univers le procédé est un petit peu différent), mais la vie de la terre commence par un Inconscient total et, de là, ce qui était involué dedans, petit à petit, petit à petit, travaille et change cet Inconscient en une semi-conscience ou en sub-conscience. Et en même temps, il y a un travail individuel qui éveille l’inconscient individuel à une semi-conscience individuelle, et naturellement c’est là-dessus que l’individu a le contrôle – mais en fait ce n’est pas individualisé parce que l’individualisation commence avec la conscience. Par exemple, si nous prenons le subconscient des plantes ou le subconscient des animaux, ce n’est pas individualisé; ce que l’on pourrait appeler le comportement d’un animal ne provient pas d’une individualisation mais du génie de l’espèce. Par conséquent, le subconscient individuel est déjà quelque chose qui a évolué du Subconscient général. Mais quand on descend pour faire un travail de transformation – par exemple, pour amener la Lumière dans les différentes couches de vie –, eh bien, on descend dans un Subconscient cosmique, terrestre. Un Subconscient terrestre. Ce n’est pas un subconscient individuel. Et le travail se fait dans l’ensemble: il ne se fait pas par une individualisation, il se fait par le mouvement contraire, par une sorte d’universalisation.

Non, ce que je veux dire, c’est qu’automatiquement, quand on progresse, on s’universalise...

Oui, forcément.

Alors on nous dit qu’il faut changer ce Subconscient, y amener de la Lumière. Mais comme c’est quelque chose d’universel, ça n’a pas de fin! Parce que à chaque instant ce sont des vibrations nouvelles qui viennent...

Mais non!

...qui viennent du dehors, d’ici, de là – c’est sans fin. Comment peut-on changer ça?

Non, ce n’est pas sans fin parce que ça a les limites de l’atmosphère terrestre.

Oui, c’est déjà pas mal!

Oui, mais alors ce n’est pas sans fin.

Mais alors comment peut-on agir là-dessus? Toutes ces vibrations qui rentrent, qui rentrent, toutes ces choses du monde, de toute la (erre.

Ce n’est pas difficile: de la minute où tu l’universalises, tu agis sur le tout.

Mais même Bouddha disait que si vous avez une vibration de désir, cette vibration fait le tour de l’atmosphère terrestre – c’est le contraire qui est impossible! c’est de se séparer qui est impossible. On se sépare en idée mais on ne peut pas se séparer en fait. C’est-à-dire que si tu essayes de supprimer le Subconscient en toi, il faut que ton mouvement soit général; il ne peut pas être personnel, tu n’y arriverais jamais.

Oui, bien sûr, mais ce sont des vibrations qui se recréent sans cesse.

Non, elles ne se recréent pas.

Mais à chaque instant, il y a des gens qui ont de mauvais mouvements, alors?

Alors ça reste dans l’atmosphère. Ça tourne en rond dans l’atmosphère de la terre. Mais l’atmosphère de la terre par rapport à l’univers, c’est une chose très petite. Eh bien, là-dedans, ça tourne en rond. Et au contraire, à cause du mouvement d’évolution, ça progresse: c’est-à-dire que l’Inconscient de maintenant n’est pas aussi inconscient que l’Inconscient du commencement, et le Subconscient de maintenant n’est pas aussi sub-conscient et aussi généralisé qu’au commencement. C’est cela qui représente l’évolution terrestre.

Mais tu disais que ça tourne dans l’atmosphère terrestre, cela veut dire justement que les vibrations se recréent sans cesse?

Mais ça ne se recrée pas: ça tourne, ce n’est pas la même chose!

Recréer, cela voudrait dire que, des autres sphères, ou du Suprême, un nouveau contingent d’Inconscient et de Subconscient viendrait – eh bien, non. Nous prenons cela comme un «accident»: c’est arrivé, c’est arrivé. Cela ne fait pas partie d’une création infinie et éternelle.

Mais alors, nos vibrations de conscience ont un effet pour changer ces vibrations générales?

Ah! oui.

En fait, nous sommes les premiers instruments possibles pour commencer à faire progresser le monde. Par exemple (c’est une façon de dire), il est probable que la transformation de l’Inconscient en Subconscient est beaucoup plus rapide et beaucoup plus complète qu’avant l’arrivée de l’homme sur la terre: l’homme est un des premiers éléments de transformation. Évidemment, les animaux sont plus conscients que les plantes, c’est évident, mais enfin le progrès voulu (et par conséquent beaucoup plus rapide) appartient à l’humanité. De même, what one expects, ce que l’on espère (plus qu’espère!) quand la nouvelle race supramentale sera sur la terre, le travail ira beaucoup plus vite; et alors forcément l’homme en profitera. Et comme les choses se feront dans l’ordre au lieu de se faire dans le désordre mental, il est probable aussi que les animaux en profiteront et que tout en profitera; c’est-à-dire que la terre tout entière, prise comme une entité, progressera de plus en plus vite. Et l’Inconscient (oh! tout me vient en anglais, c’est ça, la difficulté!) is meant to go: il est entendu que l’Inconscient disparaîtra, et forcément le Subconscient disparaîtra.

Grossièrement, cela veut dire que la Matière physique deviendra consciente?

Oui, d’une certaine façon. Elle deviendra réceptive. Le mode de vie ne changera pas nécessairement, mais la forme de vie changera. La Matière sera «responsive». Cela se dit en français, «responsif»?

Réceptif?...

Non, réceptif est une chose, responsif en est une autre – c’est-à-dire répondre. La Matière répondra à la volonté consciente. C’est bien pour cela qu’il y a un espoir, autrement comment pourrait-il y avoir une transformation? – Les choses resteraient toujours comme elles sont! Dans quel genre de terre pourrait vivre la race supramentale s’il n’y avait pas réponse de la Matière, si la Matière ne commençait pas à vibrer et à répondre à la volonté? Ce serait toujours les mêmes difficultés. Et ce n’est pas limité; même si, par exemple, on conçoit un pouvoir sur le corps qui rende la vie corporelle différente, il faut que cette vie corporelle nouvelle puisse exister dans un entourage – elle ne peut pas rester suspendue en l’air! Il faut que l’entourage réponde.

Et il est tout évident que l’Inconscient et le Subconscient et le semi-conscient, tout cela, est accidentel; par conséquent, cela ne fait pas partie définitivement de la création, c’est appelé à disparaître, à se transformer.

Mais moi-même, il y a des années, quand, avec Sri Aurobindo, nous avons passé de plan en plan (ou de mode de vie en mode de vie) et que nous sommes arrivés au Subconscient, on s’est aperçu que ce n’était plus individuel: c’était terrestre. Le reste, le mental, le vital, le corporel (naturellement) est individualisé; et puis, de là, quand on descend en dessous, c’est fini. Il y a bien quelque chose entre la vie consciente du corps et cette vie subconsciente terrestre, il y a comme des éléments qui sortent1 et qui sont le résultat de l’action de la conscience individuelle sur la substance subconsciente: cela fait une sorte de semi-conscience, et ça reste. Par exemple, quand on dit aux gens: «Vous avez repoussé votre difficulté dans le subconscient, et elle remontera de là», ce n’est pas le Subconscient général: c’est quelque chose du Subconscient qui s’est individualisé sous l’action de la conscience individuelle, et ça reste là, en dessous, et puis ça revient. C’est pour ainsi dire interminable, même la partie personnelle.

Je continue toutes les nuits à voir des choses, tu sais, de plus en plus ahurissantes, qui sortent du Subconscient, comme cela, pour se faire transformer. Et alors c’est une sorte de mélange (ce n’est pas clairement individualisé), une sorte de mélange de tout ce qui était proche (plus ou moins proche) dans la vie. Et là, par exemple, il y a des gens qui sont mélangés. N’est-ce pas, on revit les choses, un peu comme les gens qui ont des rêves (ce ne sont pas des «rêves», n’est-ce pas), mais on revit tout cela dans un certain cadre, dans un certain ensemble de circonstances symboliques, ou expressives en tout cas. Et alors là, encore il y a deux jours, j’ai eu affaire à quelqu’un (j’avais quelque chose à faire avec quelqu’un, parce que je travaille activement là-dedans), et voyant cette personne, je me disais: «Mais est-ce que c’est celle-ci ou est-ce que c’est celle-là?» Et quand j’ai commencé à regarder avec une conscience plus objective (la conscience d’un témoin, quand j’étais moins dans l’action), je me suis aperçue que c’était tout simplement un mélange des deux personnes et que, dans le Subconscient, tout cela c’est mélangé!... Déjà au Japon, il y avait quatre personnes que je ne pouvais jamais distinguer dans mes activités de la nuit; toutes les quatre étaient toujours mélangées (et Dieu sait qu’ils ne se connaissaient même pas!) mélangés parce que leurs réactions subconscientes étaient identiques.

Au fond, c’est cela la légitimation de l’ego. Parce que si nous n’avions pas eu un ego, formé un ego, on aurait vécu tout mélangé (Riant), tantôt l’un, tantôt l’autre! Oh! quand on voit cela, c’était si drôle l’autre jour, c’était si amusant! Sur le moment, c’était un peu ahurissant, et puis, quand j’ai eu bien regardé, c’était tout à fait amusant: deux petites personnes! Et physiquement, elles ne se ressemblent pas, mais elles sont d’un type similaire, c’est-à-dire petites et puis... bref, il y a une similitude. C’est comme mes quatre hommes du Japon: il y avait un Anglais, un Français, un Japonais et encore un autre, chacun d’un pays différent; eh bien, la nuit, tous les mêmes! Et tous les mêmes comme si on voyait l’un à travers l’autre, comme ça, mélangé – très amusant.

Mais on ne s’individualise que lentement et difficilement. Et c’est pour cela qu’on a un ego, autrement on ne serait jamais individualisé, on serait... (riant) toujours une sorte de place publique!

Au fond, cette individualisation, et par conséquent cette nécessité de l’ego, c’est pour que le retour à la Conscience divine soit un retour conscient et voulu, avec la pleine participation consciente.

A propos d’individualisation, il y a une question que je me suis posée: quand on parle de «l’être central», par exemple, cet être central est quelque chose qui n’est pas dans la vie physique, il est au-dessus, n’est-ce pas...

C’est dedans et au-dessus et partout! (Mère rit)

Non, à moins que tu n’apprennes à penser avec la quatrième dimension tout le temps, tu ne comprendras jamais rien.

Mais Sri Aurobindo dit que cet être central est «unborn» [non né]. Je voudrais savoir si cet être central est quelque chose d’individuel, si chacun a un être central?

Il n’est pas séparé de l’autre.

Il n’est pas séparé de l’autre? Comment? Il n’est pas séparé du Divin, il est un avec le Divin. Mais est-ce qu’on a chacun un être central individuel, particulier, ou est-ce que c’est l’être central de tout le monde?

Il devient personnel dans notre conscience. C’est un phénomène de conscience.

Il n’est pas séparé – jamais séparé.

Non, il n’est pas séparé. Mais est-ce qu’il a une individualité.

Il n’est jamais séparé, ni du Centre (si l’on peut appeler cela «centre»!) ni de l’ensemble. Et dès qu’on est en rapport avec lui, le problème ne se pose plus: c’est de toute évidence, ça ne peut pas être autrement.

Parce que quand on perd l’ego et que l’on trouve cet être central, Sri Aurobindo dit qu’il reste une individualité, ce n’est pas une dissolution. On a une personnalité.

Oui, il reste une personnalité.

Cette personnalité, c’est donc celle de l’être central, c’est la Personnalité vraie.

Oui.

C’est donc quelque chose qui est quand même individuel, ce n’est pas un moi impersonnel.

Individuel dans l’action, dans la manifestation.

Et alors c’est là le problème: Sri Aurobindo dit que c’est permanent, tandis que toutes les anciennes traditions disent que ça disparaît avec la disparition du corps.

C’est un moi individuel permanent?

Autrement il ne pourrait pas y avoir de vie matérielle permanente, parce que c’est le caractère même de la matérialisation. Et si ça, c’était appelé à disparaître, alors le phénomène de dissolution physique deviendrait un phénomène permanent, c’est-à-dire qu’il n’y aurait jamais d’immortalité matérielle; parce que, après avoir épuisé une certaine... (au fond, une certaine somme d’illusions ou de désordres ou de mensonges), on retournerait à la Vérité. Tandis que, selon Sri Aurobindo, ce n’est pas comme cela: c’est la Vérité (cette individualisation, cette personnalisation individuelle est un phénomène divin réel, véritable), c’est seulement la déformation de la conscience qui est un mensonge. C’est-à-dire que quand on retrouve la conscience vraie de l’Unité (l’Unité à la fois dans le manifesté, dans le non-manifesté, et supérieure au manifesté et au non-manifesté – «supérieure», c’est-à-dire contenant en soi également le manifesté et le non-manifesté), eh bien, cette Vérité-là inclut la personnalisation matérielle, autrement ça2 ne pourrait pas exister.

Mais chacun a une personnalité différente?

Oui... peut-être pas chacun dans le désordre actuel (!) mais en principe.

Chaque être conscient?

Oui, en principe – chaque âme vraie.

Vraie, c’est-à-dire formée?

Oui, «formée», si tu commences par en bas. Mais si tu le prends par en haut... (Mère rit)

Chacun représente quelque chose du Divin?

On peut dire comme cela, mais c’est encore séparatif.

Mais qu’est-ce que c’est que cette personnalité!?

C’est un mode d’être.

C’est ce qui fait que chacun est différent de l’autre.

C’est un mode d’être, oui, d’une certaine manière, dans son essence – dans son essence parce que si c’était dans la manifestation, tout cela est appelé à disparaître. Oui, ce sont des modes d’être. Comme à la première manifestation quand il y a eu ces quatre modes d’être qui ont été les premiers créés.3

Mais là, il y aurait d’innombrables modes d’être, chacun représentant un aspect?

Oui, la multitude, autrement il ne peut pas y avoir de Jeu.

Justement, je viens de traduire un passage où Sri Aurobindo parle de «la jouissance et la possession de l’Un avec la multitude, de la multitude avec l’Un, et de la multitude avec la multitude.»4 Par conséquent, s’il y a un jeu comme cela, il faut que ce soit innombrable: une diversité innombrable.

Alors comment se fait-il que tous ceux qui ont eu des réalisations dans le passé, qui ont trouvé le Moi véritable, aient tous dit que c’était la dissolution de l’individu, qu’il ne restait pas de personnalité?

Pas tous! Ce sont ceux qui sont allés dans la Non-existence.

Mais il est évident, par le contenu des Védas, par exemple, que ces «ancêtres» dont ils se souvenaient étaient des gens qui avaient réalisé l’immortalité sur la terre (ils existent peut-être encore, nous n’en savons rien!) Et ils avaient la même conception que Sri Aurobindo.

L’autre tradition, celle dont Théon disait qu’elle était à l’origine de la Kabbale (il disait qu’elle était à l’origine des deux: de la Kabbale et des Védas), cette tradition avait la même conception que celle de Sri Aurobindo, c’est-à-dire la conception de la vie divine, d’un monde divin; que le sommet de l’évolution serait la divinisation de tout ce qui est objectivé, avec, à partir de ce moment-là, une progression sans recul (parce que maintenant, on avance et puis on recule, on avance et puis on recule encore), mais alors, ce mouvement de recul ne sera plus nécessaire: ce sera une ascension continue. Ils avaient cette conception-là. Parce que Sri Aurobindo n’avait rien écrit encore au moment où j’ai rencontré Théon, et Théon m’a parlé très clairement de cette conception-là (Théon avait écrit toutes sortes de choses mais pas philosophiques: c’était tout des histoires, et alors des histoires fantastiques! mais il y avait, derrière, une connaissance qui était celle-là – la même). Et quand on lui demandait d’où il la tenait, il disait que c’était antérieur à la Kabbale et antérieur aux Védas – il connaissait bien le Rig-Véda.

Mais Théon n’avait pas du tout idée de la voie de la bhakti [dévotion, amour], pas du tout. L’idée de surrender au Divin [soumission, abdication] lui était absolument étrangère. Mais il avait l’idée de la Présence divine ici (Mère désigne le centre du cœur), du Divin immanent et de l’union avec Ça. Et il disait que c’était par l’union avec Ça et en laissant Ça transformer l’être, qu’on arriverait à cette création divine et à la transformation de la terre.

C’était, lui qui, le premier, m’a donné cette idée que la terre était symbolique, représentative – symbolique de l’action universelle concentrée pour permettre aux forces divines de s’incarner et de travailler concrètement. Tout cela, c’était de lui que je le tenais.

A propos, quelque part, tu dis que les dieux aussi doivent s’incarner pour devenir complètement conscients.

Oui, parce que...

Comment est-ce possible? Les dieux ne sont pas complètement conscients!

Non: ils n’ont pas d’être psychique, alors tout ce côté-là de la vie n’existe pas pour eux.

Toutes les traditions que l’on trouve ici, dans l’Inde (et dans d’autres pays aussi, dans d’autres religions aussi), où ces dieux sont des êtres impossibles la plupart du temps (I) eh bien, c’est parce que les dieux n’ont pas d’être psychique. L’être psychique est une chose qui appartient à la vie terrestre en propre; il a été (comment dire?)... une grâce, pour réparer, défaire ce qui avait été fait.

Oui, mais les dieux sont conscients du Divin?

Écoute, mon petit, ils sont conscients de leur divinité! surtout de ça.

Ils sont branchés, oui, mais ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le surrender. J’en ai l’expérience.

J’ai eu une expérience très intéressante – était-ce l’année dernière ou l’année d’avant, je ne sais pas, mais c’était après être remontée...5 Tu sais qu’au moment des poudjâs, ces déesses viennent tout le temps (elles n’entrent pas dans le corps en se liant, mais elles viennent pour se manifester), et cette fois-là (je crois bien que c’était le poudjâ de l’année dernière, pas plus tôt que cela), il y avait Dourga (Dourga vient toujours quelques jours d’avance et elle reste dans l’atmosphère: elle est là, comme ça – geste, comme si elle se promenait avec Mère), et alors cette fois-là, pendant mes méditations là-haut, j’avais un rapport avec elle, et il y avait le nouveau Pouvoir qui est en moi, dans ce corps maintenant – dans ce corps – et... (comment peut-on dire cela?) je la faisais participer à cette conception du surrender. Et elle a eu une expérience, mon petit! Elle a eu une expérience extraordinaire: de la joie de se brancher. Et elle a déclaré: «A partir de ce moment, je suis une bhakta6 du Seigneur.»

C’était beau.

N’est-ce pas, c’est une Puissance formidable: c’est une Puissance universelle, éternelle, formidable. Eh bien, cette expérience, elle ne l’avait jamais eue: elle avait l’expérience de son pouvoir. Elle recevait les Ordres et obéissait aux Ordres, mais comme ça, automatiquement. Et tout d’un coup, elle a senti l’extase d’être un instrument conscient.

C’était vraiment... c’était vraiment beau.

Je le savais parce que je me souviens du temps où je donnais mes méditations quand Sri Aurobindo était là. Je descendais l’escalier pour donner une méditation aux gens qui étaient dans le hall (tu sais, il y a une plinthe à un certain endroit, là, au dessus des colonnes): tous les dieux étaient assis là – Shiva, Krishna, Lakshmi, la Trimourti, tous-tous-tous, des petits, des grands, qui venaient et puis qui s’asseyaient là. C’était très joli à voir. Et régulièrement ils venaient tous les jours et ils étaient là, et ils assistaient à la méditation. Mais ce n’était pas l’adoration du Suprême, n’est-ce pas, ils n’avaient aucun besoin de cette conception: ils avaient le plein sentiment de leur divinité éternelle, chacun avec son mode d’être. Et ils sentaient bien, puisque chacun savait qu’il pouvait représenter tous les autres (l’adoration populaire était comme cela,7 ils le savaient), ils se sentaient une sorte de communauté, mais ils n’avaient aucune de ces qualités que donne la vie psychique: pas l’amour profond, la sympathie profonde, le sens de l’union. Ce n’était pas cela: ils avaient le sens de leur divinité. Ils avaient aussi des mouvements très particuliers mais pas cette espèce d’adoration du Suprême et de sentiment qu’ils étaient des instruments – ils représentaient le Suprême. Chacun représentait le Suprême, par conséquent pleinement satisfait de sa représentation.

Il n’y avait que Krishna parce que... En 1926 (c’était en 26, je crois), j’avais commencé une sorte de création de l’Overmind [le Surmental], c’est-à-dire que j’avais fait descendre l’Overmind dans la Matière, sur la terre, et puis je commençais à préparer tout cela (il y avait des commencements de miracles et toutes sortes de choses). Et alors, ces dieux, je leur demandais de s’incarner, de s’identifier à un corps (il y en avait qui refusaient absolument), mais j’ai vu de mes yeux Krishna, qui était toujours en rapport avec Sri Aurobindo, consentir à venir dans son corps. C’était un 24 novembre. Ça a été le début de «Mother» [«Mère»].8

Oui, justement, je voulais te demander ce qu’est cette réalisation de 1926?

C’est cela: c’est Krishna qui a consenti à descendre dans le corps de Sri Aurobindo – fixé là, tu comprends (il y a une grande différence entre s’incarner, se fixer, et puis agir comme une influence qui vient et va, qui bouge). Les dieux sont toujours à bouger; nous-mêmes, dans notre être intérieur, nous allons, nous venons, nous agissons dans cent ou mille endroits en même temps, c’est évident. Il y a une différence entre accepter d’être lié d’une façon permanente au corps, ou simplement de venir comme cela – entre une influence permanente et une présence permanente.

Ces choses-là, il faut en avoir l’expérience.

Mais cette réalisation a marqué un tournant dans la sâdhanâ de Sri Aurobindo, en quel sens?

Non, c’était un phénomène important pour la création; pour lui, cela lui était assez indifférent. Seulement je le lui ai dit.

Et alors, c’est à partir de ce moment-là qu’il a décidé de ne plus avoir affaire aux gens, de se retirer. Il a appelé tous les gens, il a eu une dernière réunion (parce qu’il sortait tous les jours, il voyait tous ceux qui venaient le voir, ils causaient ensemble – c’est cela, l’origine de ces fameux «Talks with Sri Aurobindo»9 – Mère va dire quelque chose de sévère, puis Elle se ravise – enfin...) Il voyait, il recevait les gens, ils étaient là – moi, je ne voyais personne, je vivais dans les chambres intérieures; lui, sortait dans la véranda, il voyait tout le monde, recevait les gens, parlait, discutait, etc., et c’était seulement quand il rentrait que je le voyais.

Mais alors, après un certain temps, j’ai eu, moi aussi, des méditations avec les gens (j’avais commencé cette sorte de «création surmentale», à faire descendre chaque dieu dans un être: il y avait une courbe ascendante extraordinaire!) J’étais donc en relation avec tous ces êtres et j’ai demandé à Krishna (parce que je le voyais toujours là autour de Sri Aurobindo), je lui ai dit: «Ça, c’est très gentil, mais maintenant, moi, je veux une création sur la terre: tu t’incarnes.» Il a dit oui. Et je l’ai vu, je l’ai vu de mes yeux, comme ça (naturellement des yeux intérieurs), qui se liait à Sri Aurobindo.

Alors je suis entrée dans la chambre de Sri Aurobindo et je lui ai dit: «Voilà ce que j’ai vu.» Il m’a répondu: Yes, I know! (Mère rit) «Oui, je sais», et il a dit: «C’est bien, je prends la décision de me retirer et c’est vous qui prenez la charge des gens (il y en avait à peu près une trentaine). C’est vous qui prenez la charge.» Et alors il a appelé tout le monde, il a eu une dernière réunion, il s’est assis (il m’a fait asseoir à côté de lui), et il a dit aux gens: «Je vous ai appelés pour vous dire qu’à partir d’aujourd’hui, je me retire pour ma sâdhanâ et c’est Mère qui prendra la charge de tout le monde: c’est à elle que vous devrez vous adresser, c’est elle qui me représentera, c’est elle qui fera tout le travail» (il ne me l’avait pas dit!) Mère rit beaucoup.

Et c’étaient tous des gens très intimes, n’est-ce pas, qui avaient toujours été très intimes avec Sri Aurobindo, et ils ont demandé: «Mais pourquoi-pourquoi-pourquoi?» Il a répondu: «On vous expliquera.» Moi, je n’avais aucune intention d’expliquer rien du tout et je me suis retirée avec lui, mais c’est Datta qui a expliqué (une Anglaise qui était partie d’Europe avec moi et qui est restée ici jusqu’à sa mort – elle avait des sortes d’inspiration). Alors, quand je me suis retirée avec Sri Aurobindo, elle a commencé à parler; elle a dit qu’elle sentait Sri Aurobindo parler en elle, elle a tout expliqué: que c’était Krishna qui s’était incarné et qu’à partir de ce moment-là, Sri Aurobindo allait faire une sâdhanâ intensive pour la descente du Supramental; que c’était comme une adhésion de Krishna à la descente du Supramental sur la terre, et que, comme Sri Aurobindo serait occupé et qu’il ne pouvait pas s’occuper des gens, il m’avait donné la charge, et que c’était moi qui ferais tout le travail. Voilà.

C’était en 1926.

C’était seulement... (comment dire?) une participation de Krishna. Mais pour Sri Aurobindo personnellement, cela ne faisait aucune différence: c’était une formation du passé qui acceptait de participer à la création présente, c’est tout, pas autre chose. C’était une descente du Suprême, d’il y a... quelque temps, qui consentait à participer à la nouvelle manifestation.

Tandis que Shiva a refusé. Shiva a dit: «Non. Quand tu auras fini ton travail, je viendrai – pas dans un monde tel qu’il est maintenant. Mais je veux bien aider.» C’est là, c’est ce jour-là qu’il se tenait dans la chambre, et puis il était si grand (riant) que sa tête touchait le plafond (!) avec sa lumière particulière qui est un jeu d’or et de rouge – formidable, un être formidable! Et alors, moi, je m’étais levée et puis... (c’était comme quand il manifestait sa conscience suprême), je me suis tenue debout et... (probablement je devais être devenue très grande aussi parce que j’avais ma tête sur son épaule, juste, juste au-dessous de sa tête à lui – ça veut dire que je devais être assez grande aussi), et c’est à ce moment-là qu’il m’a dit: «Non, je ne me lierai pas à un corps, mais tout ce que tu veux de moi, je te le donne» (et tu sais: pas avec des mots). Alors la seule chose que je lui ai dite: «Je ne veux plus d’ego physique.»

Et mon petit (riant), c’est arrivé! Mais alors c’était si extraordinaire!... Au bout d’un moment, je suis allée trouver Sri Aurobindo, et puis je lui ai dit: «Voilà ce qui est arrivé. J’ai une drôle de sensation (riant), que ce n’est plus aggloméré, les cellules ne sont plus agglomérées! Ça va s’éparpiller!» Alors il m’a regardé, il a souri, il a dit: «Pas encore.» Not yet. cet effet-là a disparu.

Mais l’autre m’avait bien donné ce que je voulais!

Not yet, a dit Sri Aurobindo.

Non, ce n’était pas prêt, c’était trop tôt, beaucoup trop tôt.

(silence)

J’ai eu cela il y a deux ans.10 Mais maintenant il y a autre chose, les choses sont différentes maintenant. Voilà. Alors je ne t’ai pas répondu.

Si-si, tu as répondu à des tas de questions!11

5 août 1961

(Mère donne des fleurs au disciple)

Voilà la «perfection dans le travail» [phlox].

Enfin «Mahâlakshmi» [nymphéa blanc], ça veut dire succès.

Demain je descends.

Ah!

Tu ne savais pas! C’est dimanche, demain, je distribue les saris et puis les «gâmchas» [serviettes].

Voilà, mon petit, tu as des questions?

Plus beaucoup. Des petits détails.1

Tiens, donne-moi l’éventail parce que les moustiques sont insupportables. Alors?

D’abord, dans les «Entretiens», tu parles du «renversement de conscience». Est-ce synonyme de la réalisation psychique? Parce que, dans un Entretien, tu lies les deux choses: le renversement de conscience et la découverte de l’être psychique.2

C’est le résultat de la découverte. En fait, c’est le résultat de l’union avec l’être psychique.

Un autre point de détail. Sri Aurobindo parle à plusieurs endroits d’un «circumconscient» («environmental consciousness») et il dit que c’est par là que se font les contacts avec le monde extérieur. Est-ce synonyme du «physique subtil», de l’enveloppe subtile? Qu’est-ce que c’est que ce circumconscient?

C’est la conscience environnante, n’est-ce pas. Est-ce qu’en français ce n’est pas ce qu’on appelle le «milieu»?

Non, le milieu n’est pas une chose personnelle.

Il en parle comme d’une chose personnelle?

Oui, il y a un subconscient, un conscient, un subliminal et il y a un circumconscient.

Oh!

Il faudrait peut-être que je t’amène le passage où il en parle.

Oui, parce que je ne comprends pas très bien.

N’est-ce pas, le physique subtil déborde de beaucoup le corps.

Puis vient ce que Théon appelait «le sous-degré nerveux», c’est-à-dire l’intermédiaire entre ce physique subtil et le vital. Et cet intermédiaire agit comme une protection: s’il est en équilibre et harmonieux, fort, il vous protège – il vous protège même physiquement –, par exemple, de la contagion des maladies, même des accidents. J’en ai eu l’expérience quand j’habitais au Val-de-Grâce. C’était l’année où j’avais résolu que j’aurais l’union avec l’être psychique et j’étais du matin au soir, et du soir au matin concentrée là-dessus. J’allais passer tous les jours quelque temps au jardin du Luxembourg (c’était tout à côté), mais pour cela il fallait descendre toute la rue du Val-de-Grâce, puis traverser le boulevard Saint Michel, et là: tramways, voitures, omnibus, tout le tremblement. Moi, je restais dans ma concentration, et une fois, en traversant, j’ai senti un choc, à peu près à cette distance de mon corps [un peu plus que le bras étendu] et spontanément, j’ai sauté en arrière, juste assez pour que le tramway passe – je n’avais rien entendu. J’étais tout absorbée, n’est-ce pas, et sans cela j’étais sûrement dessous – avec cela, j’ai juste sauté, et le tramway a passé. Alors j’ai compris que c’était quelque chose de tout à fait concret. C’était tout à fait concret parce que j’ai senti un choc: pas l’idée du danger, mais un CHOC matériel.

Alors c’est vrai. Tant que cette enveloppe est forte et pas abîmée, on est protégé; mais par exemple, si on se fatigue trop, si on s’inquiète, si on s’agite – tout ce qui amène un désordre dans l’atmosphère –, ça fait comme s’il y avait des trous, et n’importe quoi peut entrer.

Peut-être est-ce cela dont Sri Aurobindo parle?

Mais ce n’est pas le physique subtil?

C’est juste autour du physique subtil.

Il y a d’abord le physique subtil, et après le circumconscient?

Oui, le physique subtil, il est visible – il est visible. Tu sais, quand il fait très chaud, il y a des espèces de vibrations de chaleur: c’est cela, le physique subtil. C’est l’une des formes du physique subtil.

Mais le physique subtil, c’est juste là (Mère fait un geste à fleur de peau). Il y a des gens qui sont sensibles dans le physique subtil: on approche sa main et ils le sentent tout de suite. Il y en a d’autres qui ne s’en aperçoivent pas! Cela dépend de la sensibilité du physique subtil. Et ça [le circumconscient], c’est juste autour, c’est comme une enveloppe. C’est comme une enveloppe et si elle n’a pas de déchirures, c’est une magnifique protection.3Et cela ne dépend d’aucune raison spirituelle ou intellectuelle: cela dépend d’une harmonie avec la Nature et la Vie; c’est une sorte d’équilibre dans l’être matériel. Quand cette enveloppe est forte, les gens se portent presque toujours bien et ils réussissent dans ce qu’ils font – pas des réussites intellectuelles, mais ils font un travail et cela vient bien, ils veulent rencontrer quelqu’un et ils le rencontrent. Des choses de ce genre.

(A.B. Purani, Evening Talks with Sri Aurobindo, tome I, p. 232)

Ce doit être cela, le circumconscient.

C’est à travers cette enveloppe que l’on entre en contact avec les autres?

Ah! oui, je pense bien! Quand on est sensible, mon petit, si on est dans une foule, serrés les uns contre les autres, ça devient intolérable à cause de cela – c’est mélangé, alors c’est horrible. On a un sentiment d’intrusion suffocante comme si on était au-dedans de choses que l’on n’a pas choisi d’avoir près de soi!

C’est tout?

Un autre détail. Est-ce qu’il y a une différence entre le sommeil et la mort? Ou est-ce la même chose?

Le mort et le sommeil? Oh! non.

Ce n’est pas la même chose.

Non... C’est à cause du Bouddha que tu demandes cela? (Tiens, j’y ai pensé il y a un ou deux jours; tout d’un coup cela m’est venu, je me suis dit: «Tiens, pourquoi?») Je me suis souvenue qu’avant de s’en aller de chez lui, le Bouddha avait passé par les chambres du palais et il avait vu sa femme et ses parents endormis, l’impression que c’était comme s’ils étaient morts – c’est là qu’il est parlé du sommeil qui est comme la mort.

Mais ce n’est pas comme la mort?... On n’est plus dans son corps quand on dort: le reste s’en va comme au moment de la mort, non?

Oh! non. Pas du tout. Non. L’état cataleptique de transe, oui, c’est comme la mort, excepté le lien qui reste – il ne reste qu’un lien, alors on est tout sorti. Mais le corps devient cataleptique quand on est tout sorti. Autrement, tout ce qu’il y a de plus matériel dans le vital reste là.

Je veux dire que les endroits où l’on va dans le sommeil sont les mêmes que les endroits où l’on va après la mort?

Non-non-non. La plupart du temps, à très peu d’exceptions près, dans le sommeil on est en contact avec tout ce qui remonte du subconscient: un subconscient cérébral, un subconscient émotif, un subconscient matériel; c’est cela qui fait les quatre-vingt-dix-neuf pour cent des rêves qu’ont les gens. Quelquefois le mental va se promener (généralement il va se promener), mais quatre-vingt-dix-neuf fois et demie sur cent, on ne se souvient pas: quand il revient, on ne se souvient pas parce que le lien n’est pas proprement établi.

Maintenant, le but du sommeil, c’est de reprendre contact avec la conscience de Satchidânanda. Mais je ne crois pas qu’il y ait une personne sur cent qui le fasse! Ils entrent beaucoup plus dans une inconscience que dans la Satchidânanda.

Mais il n’y a pas deux sommeils pareils, mon petit! Et c’est la même chose, il n’y a pas deux morts pareilles. Mais c’est différent, parce que... ce sont des états différents. Les états sont différents. Tant qu’on a un corps, l’état n’est pas le même que quand on est «mort». Il y a une période de sept jours après que les docteurs vous ont déclaré «mort» où vous êtes encore dans un état intermédiaire; mais l’état de mort, en tant que mort, c’est tout à fait différent, parce qu’ il n’y a plus cette base physique.

Une fois (cela m’est arrivé deux fois, mais la deuxième fois je n’en suis pas sûre parce que j’étais toute seule), la première fois c’était à Tlemcen et j’étais avec Théon. Mon corps était en état cataleptique et j’étais en transe consciente... mais c’était un état cataleptique particulier, en ce sens que mon corps parlait: je pouvais parler (très lentement mais je parlais, Théon m’avait appris à le faire). Mais enfin cela, c’est parce qu’il reste toujours la vie de la forme, et c’est cette «vie de la forme» qui prend sept jours à s’en aller. Et cette vie de la forme, quand on l’éduque, elle est capable même de faire bouger le corps, c’est-à-dire que l’être n’est plus là mais la vie de la forme est capable de faire bouger le corps (en tout cas capable de faire prononcer des paroles). Eh bien, pour une raison quelconque (je ne me souviens plus, mais c’était évidemment une négligence de Théon...) parce que Théon était là pour veiller: cet état-là n’est pas tout à fait sans danger et la preuve c’est que pendant que j’étais en train de travailler, le cordon – je ne sais pas comment appeler ça –, le lien, poff! a été coupé par une mauvaise volonté.4 Et quand j’ai voulu revenir, quand il était temps de revenir, je ne pouvais plus passer. Mais j’ai pu le prévenir – je l’ai prévenu, j’ai dit: «Le cordon est coupé.» Alors il s’est servi de son pouvoir et de sa connaissance pour me faire revenir – mais ce n’était pas une plaisanterie! C’était très difficile.5 Et c’est là que j’ai eu l’expérience des deux états différents, parce que là, la partie qui était sortie était partie sans le soutien du corps: le lien était coupé. Alors j’ai su. Naturellement, j’étais dans un état spécial puisque j’étais en train de faire du travail en pleine conscience avec tout le pouvoir vital et que j’étais maîtresse non seulement de mon entourage mais... Mais alors, n’est-ce pas, c’est une sorte de renversement de conscience: on commence à appartenir à un autre monde. Et ça, on le sent très bien. Maintenant, lui, m’a tout de suite demandé de me concentrer (moi, ça m’intéressait – Mère rit –, n’est-ce pas, j’étais en train de faire des expériences, je me préparais à me promener! mais lui, avait une frousse terrible que je lui claque entre les mains!) Il m’a suppliée de me concentrer, alors je me suis concentrée sur mon corps.

Mais quand je suis rentrée, ça fait hor-ri-ble-ment mal. Horriblement mal. Une douleur aiguë, affreuse, affreuse, comme si on rentrait dans un enfer.

Dans un...?

Dans un enfer. (Mère rit)

C’était affreux. Ça ne dure pas.

Il m’a fait boire un demi-verre de cognac (il m’en faisait prendre tous les jours après, parce que je restais plus d’une heure en transe à travailler, ce qui est une chose généralement interdite). Mais enfin, je suis bien sûre que si ce n’était pas moi et que si ça n’avait pas été lui, c’était fini, je ne serais pas rentrée.

Alors je sais un petit peu, même dans ma conscience la plus extérieure. Un petit peu, mais c’est tout ce que je sais.

Non, c’est autre chose. C’est autre chose. Le sommeil, ce serait plutôt une redescente dans l’Inconscient – c’est plutôt cela, une sorte d’invasion du tamas.

Naturellement, au fond de l’Inconscient, est la Conscience divine, nous savons tous cela, mais apparemment c’est une redescente (il y a des gens qui redescendent presque complètement dans l’Inconscient et qui sortent de leur sommeil beaucoup plus abrutis qu’ils n’y sont entrés). Mais pour certaines raisons, à cause des nécessités du Travail probablement, je n’ai jamais eu, à ma connaissance, un sommeil tout à fait inconscient.

Il y avait autre chose (riant), c’est que même enfant, très jeune, tout d’un coup, au beau milieu d’une action ou d’une phrase ou de n’importe quoi, j’entrais en transe – et personne ne savait ce que c’était! A ce moment-là, tout le monde croyait que je m’endormais! Mais je restais consciente, avec un bras levé, ou au milieu d’un mot, et puis pfft! plus rien (Mère rit); extérieurement plus rien; intérieurement une expérience assez aiguë, intéressante. Mais ça, cela m’arrivait même assez petite.

Je me souviens, je devais avoir dix ou douze ans, il y avait un déjeuner chez mes parents, une douzaine de gens, tout le monde était sur son trente et un (c’étaient des gens de la famille, mais enfin c’était un «déjeuner» et il y avait un certain protocole; bref, il faut se tenir convenablement!) et j’étais à un bout de la table avec un cousin germain à moi, qui plus tard est devenu directeur du Louvre pendant un certain temps (c’était une intelligence artistique, un garçon assez capable). Alors on était là et je me souviens que j’étais en train de percevoir quelque chose dans son atmosphère, qui était assez intéressant (note que je ne savais rien; si on m’avait parlé d’«aura» et de tout cela... Rien, je ne savais rien des choses occultes, mais les facultés étaient déjà là), j’étais en train de percevoir une sorte de sensation que j’avais de son atmosphère, et puis, au milieu du geste de mettre la fourchette dans ma bouche, je suis partie! – Je me suis fait attraper. On m’a dit que si je ne savais pas me conduire convenablement, je ne devais pas venir à table! (Mère rit beaucoup)

C’est à cette époque que je sortais toutes les nuits et que toutes les nuits je faisais ce travail dont j’ai parlé dans Prières et Méditations (j’en ai dit seulement un mot en passant6), mais toutes les nuits, à la même heure, quand toute la maison était bien tranquille, je sortais de mon corps et j’avais toutes sortes d’expériences. Et alors, petit à petit, mon corps est devenu somnambule (c’est-à-dire que le lien restait très solidement établi et que la conscience de la forme était devenue de plus en plus consciente), et j’avais commencé à prendre l’habitude de me lever – mais pas à la façon des somnambules ordinaires: je me levais, j’ouvrais mon bureau, je prenais un papier et j’écrivais des poésies... moi qui n’avais rien du poète! Oui, des poésies! Je notais des choses. Et très consciemment, je remettais tout dans le tiroir, je refermais tout très soigneusement avant de me remettre au lit. Un jour, pour une raison quelconque, j’ai oublié: j’ai laissé ouvert. Ma mère arrive (c’était ma mère qui me réveillait, parce que en France, on vous ferme les fenêtres avec des rideaux épais, alors elle venait le matin, puis elle ouvrait le rideau brutalement et elle me réveillait, brrm! sans précaution; seulement, moi, j’avais l’habitude, alors j’étais déjà assez prête à me réveiller autrement ce n’aurait pas été très fameux!) enfin elle vient en m’appelant avec une autorité indiscutable, et puis voilà qu’elle trouve le bureau ouvert et un papier: «Qu’est-ce que c’est que ça!...» Elle s’en est emparée: «Qu’est-ce que tu fais là?» Je ne sais pas ce que j’ai répondu, mais elle est allée chez le docteur: «Ma fille est devenue somnambule! il faut lui donner une drogue.»

Ce n’était pas commode.

Je me souviens, une fois... Elle me grondait très souvent (mais c’était très bien, c’est une très bonne leçon!), elle me grondait très-très souvent – pour des choses que je n’avais pas faites! Elle m’a attrapée une fois pour quelque chose que j’avais fait mais qu’elle n’avait pas compris (que j’avais fait avec le meilleur de ma conscience); elle me l’a reproché comme un acte, enfin que l’on ne devait pas faire (c’était quelque chose que j’avais donné à quelqu’un sans lui demander sa permission!) D’abord, je me suis raidie et je lui ai dit: «Je ne l’ai pas fait.» Elle a commencé à dire que je mentais. Alors, sans rien dire, tout d’un coup, je l’ai regardée, et puis j’ai senti... j’ai senti toute la misère humaine et tout ce mensonge humain, et puis, sans un bruit, des larmes coulaient. Elle m’a dit: «Quoi! maintenant tu te mets à pleurer!» Du coup, j’étais un peu fed up [exaspérée], je lui ai dit: «Oh! ce n’est pas sur moi que je pleure, c’est à cause de la misère du monde.» – «Tu deviens folle!»

Elle a vraiment cru que je devenais folle!

C’était tout à fait amusant.

C’est curieux... Je dis «c’est curieux» parce que c’est à cause d’elle que je suis née dans ce corps-ci, que ça a été choisi. Elle avait, quand elle était toute jeune, une grande aspiration (elle avait exactement vingt ans de plus que moi: elle avait 20 ans quand je suis née; j’étais le troisième enfant; le premier était un fils qui est mort en Turquie, à deux mois je crois – on lui a fait une vaccination contre la petite vérole et on l’a empoisonné (riant), dieu sait ce que c’est! il est mort de convulsions; puis il y a eu mon frère qui est né en Egypte, à Alexandrie, et puis il y a eu moi qui suis née à Paris) et elle avait exactement vingt ans. A ce moment-là, elle avait eu (c’était surtout après la mort du premier) une sorte de GRANDE aspiration en elle: il fallait que ses enfants soient «les meilleurs du monde». Ce n’était pas une ambition (je ne sais pas ce que c’était). Et elle avait une volonté! ma mère avait une volonté formidable! comme une barre de fer, absolument insensible à toute influence du dehors; quand elle avait décidé, c’était décidé; même si quelqu’un était là en train de mourir, elle n’aurait pas bougé! Alors elle avait décidé: «Mes enfants seront les meilleurs du monde.»

Il y avait une chose, c’est qu’elle avait le sens du progrès; elle sentait que le monde progressait et qu’il fallait que nous soyons mieux que tout ce qui avait été auparavant – ça a suffi.

Ça a suffi, c’est curieux.

Je t’ai raconté ce qui était arrivé à mon frère? Non?... Mon frère était un garçon ter-ri-ble-ment sérieux et ter-ri-ble-ment studieux – oh! c’était terrible. Mais enfin, un caractère très fort aussi, une forte volonté. Et intéressant, il y avait quelque chose d’intéressant en lui (quand il préparait Polytechnique, je l’ai préparée avec lui, cela m’intéressait). Nous étions très intimes (il n’y avait que dixhuit mois entre nous) et il était très violent, mais avec une force de caractère si extraordinaire qu’après avoir failli me tuer trois fois, la troisième fois ma mère a dit: «La prochaine fois, tu la tueras.» Alors il a pris la résolution que ça n’arriverait plus – et ce n’est plus jamais arrivé. Mais enfin, ce que je voulais raconter, c’est qu’à dix-huit ans quand il était en train de préparer Polytechnique, juste avant, un jour qu’il traversait la Seine (je crois que c’était sur le Pont des Arts), au milieu, tout d’un coup, quelque chose... il a senti quelque chose qui descendait en lui, qui l’a immobilisé tellement fort qu’il est resté comme ça, pétrifié, et alors il a, pas positivement entendu une voix mais c’est venu très clairement en lui: «Si tu veux, tu peux devenir un dieu» (ça s’est traduit comme cela dans sa conscience). Il m’a dit que ça l’avait pris tout entier comme cela, immobilisé, une puissance tellement formidable, et extrêmement lumineuse: «Si tu veux, tu peux devenir un dieu.» Et alors là, oh! dans l’expérience elle-même, sur le moment, il a répondu: «Non, je veux servir l’humanité.» Et c’est parti. Naturellement il s’est bien gardé de rien dire à ma mère mais nous étions suffisamment intime et il m’a raconté ça. Alors je lui ai dit: «Eh bien (riant), tu en es un imbécile!» Voilà.

Par conséquent, à ce moment-là,

il aurait pu avoir une réalisation spirituelle: il y avait l’étoffe.

C’est un petit peu après (quelques années après, trois ans après) que moi, j’ai eu cette expérience que je t’ai dite, de cette Lumière qui m’a traversée: je l’ai vue matériellement qui entrait en moi. C’était évidemment la descente d’un Être – pas d’une incarnation passée: d’un Être d’un plan. C’était une lumière dorée. C’était une incarnation d’une conscience divine. Par conséquent, cela prouve que pour ses deux enfants elle avait réussi.

Mais ce qu’elle a pu...

Mais elle était à genoux devant mon frère. Ma mère, n’est-ce pas, méprisait tout sentiment religieux comme une faiblesse et une superstition et elle niait absolument l’invisible; elle disait: «Tout ça, ce sont des maladies cérébrales» (!) Mais elle disait très bien: «Oh! mon Matteo (elle l’avait appelé Matteo, d’un nom italien, je ne sais diable pas pourquoi, à Alexandrie), oh! mon Matteo, c’est mon Dieu, c’est lui mon Dieu.» Et elle a vraiment agi vis-à-vis de lui comme vis-à-vis d’un dieu. Elle ne l’a quitté que quand il s’est marié parce que, vraiment, elle ne pouvait plus continuer à être derrière lui!

Mais alors, ce qu’il y a d’intéressant, par exemple, quand son père est mort (le père de ma mère), elle l’a su: elle l’a vu. Elle a pensé que c’était un rêve – «un rêve imbécile», n’est-ce pas. Mais il est venu la prévenir en lui disant qu’il était mort, et elle l’a vu. Elle a dit: «C’est rien, c’est un rêve»! (Mère rit)

Quand ma grand-mère est morte... Ma grand-mère, elle, avait le sens de l’occulte. Elle avait fait sa fortune elle-même (une fortune assez considérable) et elle avait cinq enfants qui étaient tous plus prodigues les uns que les autres. Et alors elle me disait (moi, elle me considérait comme la seule personne raisonnable dans la famille et elle me faisait ses confidences), elle me disait: «Tu vois, tous ces gens-là, ils vont me gaspiller tout mon argent!» Elle avait un fils qui avait soixante ans (parce qu’elle s’était mariée très jeune et elle l’avait eu très jeune: elle s’était mariée en Egypte à quinze ans et son fils avait soixante ans), alors elle me disait: «Tu vois ce garçon (!) il sort, il va chez des gens impossibles! Et puis il se met à jouer aux cartes et il perd tout mon argent.» Je l’ai vu, «ce garçon»: j’étais là dans la maison quand c’est arrivé; il était venu très poliment lui dire: «Au revoir, mère, je m’en vais, je vais chez un tel.» – «Ah! s’il te plaît, ne gaspille pas tout mon argent, et puis prends un pardessus, n’est-ce pas, parce qu’il fait froid la nuit.» Soixante ans! C’était très comique... Mais enfin, pour en revenir à mon histoire, ma grand-mère est venue quand elle est morte (je me suis beaucoup occupée d’elle), elle est venue trouver ma mère (ma mère était avec elle au moment de sa mort; on l’a embaumée parce qu’elle voulait être brûlée, elle s’était mis ça dans la tête, et comme elle était morte à Nice, il a fallu l’embaumer pour la faire brûler ici à Paris). Moi, j’étais à Paris. Ma mère arrive avec, elle me dit: «Figure-toi, je suis tout le temps en train de la voir! et puis elle me fait des recommandations, elle me dit: ne gaspille pas ton argent.» J’ai répondu à ma mère: «Bon, elle a raison, il faut faire attention.» – «Mais elle est morte enfin! Comment est-ce qu’elle peut me parler! – je te dis qu’elle est morte et bien morte!» Je lui ai dit: «Qu’est-ce que c’est de mourir?»

C’était très comique, tout cela.

Il y avait une autre raison... Mon père avait une santé admirable, et il était fort! un équilibre! Il n’était pas très grand mais trapu. Il avait fait toutes ses études en Autriche (à ce moment-là, on parlait beaucoup le français en Autriche, mais lui savait l’allemand, il savait l’anglais, il savait l’italien, il savait le turc.) et il avait appris à monter à cheval là-bas, d’une façon extraordinaire: il était tellement fort qu’en pliant les genoux, il obligeait le cheval à s’agenouiller. D’un coup de poing, il cassait n’importe quoi, une pièce de cent sous (les grandes pièces de cent sous qu’on avait avant, en argent), un coup de poing: cassée en deux. Et c’était curieux, il avait l’air d’un Russe. Je ne sais pas pourquoi. On l’appelait Barine. Un équilibre! Un équilibre physique extraordinaire! Et cet homme, non seulement il savait toutes ces langues, mais au point de vue arithmétique je n’ai jamais vu un cerveau pareil! jamais: il faisait des comptes, comme ça, en se jouant, sans le moindre effort – des comptes avec des centaines de chiffres. Eh bien, il aimait les oiseaux! Il avait une chambre à lui dans notre appartement (parce que ma mère ne pouvait pas beaucoup le tolérer), il avait sa chambre séparée, et là il avait une grande cage – pleine de serins! Mais toute la journée, il fermait la fenêtre et il laissait tous les serins en liberté!

Et il racontait des histoires! Il avait lu, je crois, tous les romans-feuilletons possibles, toutes les histoires: des histoires d’aventures extraordinaires (il aimait les aventures), et alors, nous, quand nous étions enfants, il nous recevait dans sa chambre le matin de bonne heure (il était encore assis au lit) et il nous racontait des histoires – mais il racontait les histoires des livres qu’il avait lus et au lieu de nous dire que c’étaient des livres qu’il avait lus, il racontait cela comme si c’étaient des histoires à lui! Alors il avait eu des aventures extraordinaires! avec des brigands, avec des animaux sauvages-Toutes les histoires qu’il avait pu ramasser, il les racontait comme les siennes. Nous, ça nous amusait formidablement!

Mais un jour, mon frère lui avait désobéi (mon frère devait avoir quelque chose comme dix ou onze ans, je crois; moi, je devais avoir peut-être neuf ou dix ans), j’entre dans la salle à manger, et je vois mon père assis sur un sofa, avec mon frère sur ses genoux: il lui avait enlevé son pantalon et il lui claquait les fesses. Ce n’était pas très sérieux, mais enfin (je ne sais pas ce que mon frère avait fait), je suis arrivée, alors je me suis dressée de toute ma hauteur, et j’ai dit: «Papa, si jamais tu recommences ça, je quitte la maison», et avec une telle autorité, mon petit! – Il s’est arrêté et il n’a pas recommencé.

Des histoires tout à fait amusantes.7

Voilà, enfin je crois que maintenant je t’en ai raconté assez. Comme j’ai bavardé! Tu me fais toujours bavarder!

8 août 1961

X a écrit ici en exprimant sa «gratitude pour toutes les révélations DU suprême» qu’il avait eues dans ses méditations avec moi.

C’est la chose nouvelle qu’il a acceptée, parce que dans le tantrisme généralement, le Suprême ne paraît pas – ils sont en rapport avec la Shakti et ils ne s’occupent pas du Suprême. Et c’est cela qu’il a accepté ici.

Il a essayé très fort de comprendre. Mais pour lui, sa conception spirituelle est restée comme ceci: on peut maîtriser la vie (on DOIT la maîtriser) et, dans une certaine mesure, on peut y produire une certaine adaptation aux forces supérieures, mais il n’est pas question de transformation: le monde physique reste le monde physique – il peut être un peu mieux organisé, plus harmonieux, mais il n’est pas question d’autre chose: de divinisation, il n’en est pas question du tout.

Et alors c’est cela qui fait qu’il y a probablement dans son contact avec moi des choses qu’il ne comprend pas parce qu’il ne voit pas: ces désordres physiques, par exemple, lui échappent, parce qu’ils lui semblent incompatibles avec ma réalisation. N’est-ce pas, tant que cette question de transformation n’est pas en jeu, la réalisation que j’ai pu avoir est suffisante pour établir une espèce d’ordre qui est très stable – c’est la réaction contre la volonté transformante qui crée des désordres. Et alors cela, il ne comprend pas. Il ne comprend pas, cela lui paraît être quelque chose qui ne fonctionne pas convenablement. Il doit sentir une contradiction entre certaines choses qu’il perçoit dans ma conscience, et le contact avec le monde matériel: «Ça étant ça, pense-t-il, ça, ça devrait être comme cela; alors comment se fait-il...?» – Il ne comprend pas.1

11 août 1961

(A propos du livre que le disciple s’apprête à écrire sur Sri Aurobindo:)

Encore ce matin, entre trois et quatre heures, c’est comme si Sri Aurobindo me promenait dans le monde de l’expression. Je vois des tas de gens que je ne connais pas (il y en a parmi eux quelques-uns que je connais), et ce sont comme d’immenses salles. Ce ne sont pas des bibliothèques, il n’y a pas de livres; et pourtant tout est là. Et ce sont de grandes salles, mais qui n’ont pas de toit! C’est tout ouvert; pourtant tout est arrangé, organisé. Et alors je vois Sri Aurobindo passer de l’un à l’autre, d’un groupe à l’autre, d’un endroit à l’autre, d’une salle à l’autre, et tout cela, il le coordonne – je me promène avec lui. Quelquefois il répond une phrase; d’autres lui montrent des choses. Et tout cela, c’est pour le background [l’arrière-plan] du livre, pour que ce soit plein de tout cela, potentiellement – pas expressément mais la Force.

Et une clarté! C’est limpide, c’est une atmosphère si transparente, si limpide, si claire!... Il y a des gens de maintenant, il y a des gens d’avant, il y a des gens de toujours. Ce sont comme des intelligences vivantes qui rassemblent les souvenirs [de la terre]. Jour après jour, jour après jour, Sri Aurobindo me montre cela.


(Peu après, Mère se met à signer quelque trois cents livres. Elle remarque:)

J’ai une signature commode!

Image 1

Ta signature s’envole!

Oui, mais c’est un oiseau!

C’est l’oiseau de la Grâce qui descend du ciel. Le point [au bout de la signature] est très important. Le point, c’est la conscience qui voit. C’est l’œil. Il y a une queue, une aile, l’autre aile, et l’œil – la conscience qui voit.

Note que je n’y ai pas pensé avant! C’est venu après. Quand j’ai regardé, j’ai dit: «Tiens!...»1


Plus tard

Qu’est-ce que l’on fait?

Il y a du travail si tu veux.

Oh! fini-fini. Et ce qui est admirable, c’est que je n’ai plus une idée dans la tête – rien. Pas «idée», je n’en ai jamais beaucoup (!) mais pas de mots qui viennent, rien, mon petit. J’ai deux cahiers de T qui attendent à côté de moi là – j’ai lu, j’ai fait ah! j’ai refermé. Et c’est là depuis déjà deux semaines ou je ne sais pas combien de temps. RIEN, com-plè-te-ment blank [vide]. mais sur le plan tout en bas, des choses intéressantes: tout d’un coup (pas tout d’un coup de temps en temps: tout d’un coup tout le temps, c’est-à-dire presque tout le temps), c’est comme si toutes les cellules du corps participaient à un mouvement de force, qui est une sorte de mouvement circulaire, mais alors avec toutes les vibrations – les vibrations physiques –, depuis la sensation la plus matérielle (Mère touche la peau de ses mains), puis toutes les impressions de force, de puissance, de compréhension (surtout au point de vue actif, de l’action, des mouvements, des influences). Et ce n’est pas du tout limité au corps, c’est comme ça, comme ça, comme ça... (Mère fait un geste qui s’élargit à l’infini), ça n’a ni commencement ni fin. C’est le corps qui commence à sentir la façon dont l’Énergie se comporte.

C’est très intéressant.

A n’importe quel moment, si je fais juste un petit peu attention, c’est comme cela. Et alors il n’y a plus de limites au corps: ça paraît disparaître de plus en plus.

Et pour les plus petites choses justement. Les plus petites choses. Et... tout cela, à l’intérieur du Suprême, avec l’extase de Sa Présence. Mais pour de toutes-toutes petites choses: comment se comporte la Force quand on arrange des objets, quand on déplace quelque chose... pour tout, pour la nourriture, pour...

Et alors, étrangement, il n’y a pas beaucoup de différence au point de vue de la gradation des valeurs ou des circonstances. Certaines fois, quand je parle à quelqu’un (une entrevue), quand je vois quelqu’un, il y a cette grande Lumière universelle, d’une blancheur parfaite, qui vient et qui se promène; eh bien, je ne peux pas dire, c’est dans les toutes petites choses aussi: je suis en train justement de goûter du fromage qu’on m’a envoyé, par exemple, ou d’arranger des objets dans une armoire, ou de décider de certaines choses que j’emploierai ou que je mets en ordre, eh bien, ce n’est pas la même masse (quand c’est direct, ça passe comme cela et ça va comme cela: c’est une masse – Mère montre la Lumière qui descend directement d’en haut comme une masse et qui passe à travers sa tête pour se répandre partout), mais là, c’est comme pulvérisé. C’est comme si c’était dans ces atomiseurs, ces machins qui pulvérisent. C’est comme cela. Mais c’est la même chose, c’est le même scintillement, blanc, absolument blanc! Une lumière blanche. Et puis une sorte de sensation dans le corps, quoi que ce soit que je fasse: sensation d’être couchée sur une mer de quelque chose de très doux, très intime, très profond, et éternel, immuable: le Seigneur. Et les cellules du corps disent comme ça: «Toi, Toi, Toi, Toi...», dans une joie.

Voilà, c’est la condition.

Les moments où on oublie sont si courts! Ça vient comme cela: ploc! quelque chose qui cogne, de quelqu’un, de quelque chose – ça fait toc: la vibration ordinaire. Ça n’a pas d’importance, on détourne la tête et puis on écarte. Mais ça aussi, je n’en veux pas [de ce mouvement de rejet], il faut que ça s’en aille tout à fait.

Et alors, au point de vue (comment dire?) pratique, concret, efficace, il y a des résultats: les gens commencent à recevoir mes réponses, même quand ils n’écrivent pas – très claires, très précises. Des gens que je ne connais pas du tout m’ont écrit – avant! même que j’écrive une réponse, ils la reçoivent (et ils le disent à l’intermédiaire). Encore aujourd’hui, j’en ai eu l’exemple. Ça a des résultats.

La terre est toute petite.

(Mère se lève pour partir)

Voilà, petit. Encore je t’ennuie avec mes histoires au lieu de te parler de ton livre...

Ah! non.

Peut-être vaut-il mieux que je ne t’en parle pas.

Ça, c’est toi qui sais!

Parce que Ça, cette espèce de Puissance créatrice qui vient de tout là-haut-là-haut, tout en haut, tout en haut, tout en haut, par-delà toutes formes de manifestation, mon petit, c’est comme... quelque chose de formidable... derrière une écluse. Et alors, quelquefois (Mère sourit), une tentation d’ouvrir un peu l’écluse.

Quand ça se déversera... ce sera quelque chose.

Je commence à dire des bêtises, je m’en vais!2

18 août 1961

(Le disciple a commencé son livre sur Sri Aurobindo le 15 août)

Tu as travaillé?

Oui.

Ah!... Bien.

Tiens (Mère donne des fleurs), ça, tu vois, c’est la «générosité de l’inspiration»,1 et ça c’est le couronnement [l’«amour divin»2].

Voilà, petit. Ça va bien?... Oui.

Un peu difficile.

Il faut que ça se taise (geste au front).

Eh bien, oui!

...Que ça vienne comme ça (geste du cœur).

J’ai tout à fait confiance.

Même s’il y a des raccords (il y a des moments où il faut raccorder), même ça, après, à la seconde lecture, ça s’arrangera. J’ai tout à fait confiance.

Santé va bien?

Oui-oui, ça va!

Bon.

Les gens ne m’envoient plus de fromage!3

J’en ai encore, tu sais!

Oh! comment tu fais?

Il arrive parfois que j’oublie de le prendre, alors ça reste.

Eh bien, tant mieux parce que je n’en ai plus beaucoup!

J’en ai toute une réserve, moi, du coup!

Il faudra le couper en plus petits morceaux. Entre-temps je t’en enverrai.

Mais douce Mère, j’en ai encore au moins pour huit jours!

Ah! bon, alors ça ira jusqu’à la prochaine fois que je te vois.

Voilà, petit. Tu n’as rien à demander?

Non, douce Mère...

Alors tout va bien.

Ça ne coule pas bien.

Non, ça ne fait rien. Te tourmente pas – ça viendra. Je ne te demande même pas: je suis sûre.

Ce n’est pas les idées (les idées, je sens, je vois), c’est plutôt l’expression. Il y a quelque chose qui est un peu glacé.

Ah!...

Il y a une épaisseur...

C’est la chaleur qui n’y est pas.

Une épaisseur qui fait que ça ne coule pas bien.

C’est de là que ça doit venir (geste au cœur). C’est ce qui m’a été dit: c’est de là que ça doit venir. Pas là (tête), même pas là (au-dessus de la tête): l’expression là (cœur). Généralement c’est de là-haut que vient l’expression, mais c’est pas là: c’est là (même geste au cœur). C’est tout d’un coup un petit quelque chose comme ça...

(silence)

J’ai eu une expérience hier. Elle n’a pas duré très longtemps (je crois qu’elle a duré une heure ou une heure et demie, pas plus) mais elle était intéressante... Maintenant les expériences se situent toujours là, sur le plan absolument matériel; eh bien, dans l’action, dans la relation avec le monde et les choses (c’était un sentiment assez général, enfin terrestre – pas universel mais terrestre): il n’y avait plus de centre. N’est-ce pas, au point de vue des sensations et des réactions, des échanges: il n’y avait plus de centre. C’était tout comme cela, tout dispersé partout. Il n’y avait plus qu’UN centre, c’était le Centre tout en haut (tout en haut ou tout au fond). Le Centre unique. Et tout-tout-tout: sensations, contacts, échanges, comme cela.

C’était assez intéressant, en ce sens que je ne m’y attendais pas; c’est venu tout d’un coup quand je marchais là-haut le soir: l’impression qu’il n’y avait pas – pas positivement que le corps n’existait plus puisqu’il continuait à marcher –, mais il n’y avait plus de centre. Je ne peux pas dire autrement, il n’y avait plus de centre. Il n’y avait plus qu’un Centre. Tout, tout ça, c’était tout la même chose, et au point de vue absolument, absolument matériel, des sensations: sensations matérielles, échanges, vibrations, tout, tout. Et même, c’était si fort à un moment donné qu’il y a quelque chose qui a ri, qui a dit: «Tiens! mais alors c’est comme ça pour ne plus exister!»

C’était très intéressant. Seulement l’expérience n’a pas pu durer parce que... au bout de quelque temps, je n’étais plus seule. A vrai dire, c’était le moment du dîner (ce n’est pas que je ne puisse pas manger dans cet état; je peux manger très bien – comme je mange dans les autres, par exemple, cela ne fait aucune différence: il m’est arrivé très souvent que quelqu’un mange et moi je suis rassasiée; il n’y avait plus besoin de rien mettre là-dedans, c’est très commode! ce sont des expériences), mais ça, c’était... c’était presque l’annihilation complète du centre. C’est à cause des gens qui étaient là (ils étaient quatre comme toujours), à apporter le dîner, servir les plats, etc. C’est leur concentration qui a fait que l’expérience n’était plus si forte: ça s’est estompé; est revenue un peu la sensation de «je mange» – pas «je»! Ça, il y a longtemps que c’est disparu! Pas mon vrai je (mon vrai je, il est là-bas et il n’en bouge plus, depuis très longtemps), mais «ce corps mange»; n’est-ce pas, ce corps qui a été mis à la disposition pour l’action, il mange (cela ne fait pas tant de mots ni tant de phrases, mais enfin!) bref, la sensation de manger. C’est pour cela que l’expérience s’est effacée. Alors je n’ai pas pu savoir quel était l’effet.

Ce que je voudrais savoir, c’est l’effet que cela doit avoir sur le fonctionnement du corps. Ce serait intéressant. Savoir si le fonctionnement devient tout à fait harmonieux ou... quoi?... Probablement, on verra cela. Mais il faut que ça dure. Il faut que ça dure pendant au moins une journée, ou deux ou trois, alors là ce sera intéressant de savoir quel est le résultat.

Voilà, petit.

Maintenant, tu vas perdre ton fromage! (Mère rit de bon cœur)

Mais si tu veux me demander quelque chose, tu écris.

Oh! il n’y a rien.

Non, si pour une raison quelconque, tu as besoin de quelque chose, tu me le dis – ce n’est pas une règle que je fais, c’est simplement pour ne pas te déranger dans ton travail.

D’ailleurs, c’est entendu, je suis là-bas [avec toi] tout à fait consciemment – et je ne suis pas toute seule!

Voilà petit.4

25 août 1961

(Mère donne des fleurs) Tiens, ça c’est l’«alchimie»1. Et voilà! (Mère donne du fromage)*

J’en ai encore plein, tu sais!

Ça ne fait rien, mon petit, c’est la fin. J’en ai peut-être encore une ou deux boîtes et c’est tout. Alors comment ça va, le travail?

Je ne sais pas.

Ça ne fait rien.

Tu dois savoir!

Hein?

Tu dois savoir comment ça va!

(Mère rit) Oui! Je dis: «Ça ne fait rien... si tu ne dis rien» – je pensais que tu ne dirais rien! Mais ça va. Ça va.

Mais alors, il y a X qui m’a écrit (il a écrit aussi à M), et à moi, il a écrit qu’il sera ici le 29 et il sera obligé de s’en aller le 10, donc ça ne durera pas trop longtemps – tout cela, parce qu’il y a des cérémonies, des ceci, des cela...2 Et alors, à moi, il écrit qu’il va préparer quelqu’un qui puisse le remplacer pour toutes ces cérémonies de façon à être plus libre pour pouvoir venir [ici] plus longtemps. Mais à M (je ne sais diable pas ce qu’il lui a écrit), il dit: Oui... (quelque chose comme cela) la situation dans l’Ashram est très pénible et la jalousie, l’envie des gens augmentent de plus en plus, mais qu’il se sent tellement attiré par la présence de «la Mère» qu’il viendra tout de même.

J’avoue que je n’ai pas aimé cette lettre. Mais je ne le rends pas responsable parce que... Quand les gens lui disent des choses, il les croit. Alors dieu sait ce que l’autre lui a raconté!

(silence)

Dans le temps, il y a longtemps, trois ou quatre ans, quand je méditais ou que je donnais une méditation à quelqu’un qui était en très mauvaise disposition, j’avais un petit effort à faire. Mais maintenant... plus rien du tout. Plus rien du tout. Et je ne m’aperçois pas du tout quand X est en difficulté, pas du tout, du tout. Tout ce que je fais pour ma méditation avec lui (je me prépare avant qu’il vienne par mon état habituel) et dès qu’il arrive, je fais un appel (que généralement je ne fais pas parce que ce n’est pas nécessaire), un appel, et puis alors je deviens béatifique. Et je n’ai pas trouvé qu’il y avait plus de difficultés dans certains cas que dans d’autres – je ne SENS PAS LA RÉSISTANCE, ni dans l’atmosphère, ni dans les gens: c’est impératif [la Force]. C’est pour cela que j’étais si ahurie les autres fois quand il a commencé à dire qu’il lui fallait au moins dix minutes pour pouvoir se mettre en méditation – cela me paraît fantastique! C’est lui qui l’a dit, autrement je ne l’aurais jamais cru.3

Enfin, nous verrons.

Voilà, mon petit.

Ça n’avance pas très vite, tu sais.

Ça n’avance pas bien vite... Tu as commencé par le commencement?

Oui.

Ah!... Ça a marché? – Oui-oui, je ne te demande pas des déclarations (!)

Je ne peux pas dire que je sois satisfait.

Hmm!...


Peu après

Oh! encore cette nuit... il y a des choses charmantes.

Toujours, maintenant, je passe une partie de la nuit dans le domaine de l’expression, dans un domaine où généralement je n’allais pas du tout. C’est un très joli endroit. C’est très humain en ce sens que ce n’est pas une scène de la Nature: ce sont comme de grandes salles et de grandes organisations très intellectuelles, mais c’est très joli! avec une atmosphère si claire, si limpide – c’est tout dans les tons clairs, entre des... (Mère renonce à dépeindre) oh! c’est très lumineux et c’est joli. C’est très bien organisé, c’est à perte de vue: ça a l’air aussi grand que la terre. Mais ce sont des salles qui n’ont pas de toit, figure-toi! de grandes salles pleines de lumière mais il n’y a pas de toit, et les cloisons sont transparentes. Et là-dedans, il y a des gens qui ont l’air très-très éveillés – pas beaucoup de gens mais très studieux, très attentifs. Et ils arrangeaient – ils arrangent. Ce doit être des gens qui sont en train d’écrire des livres. Ils font des arrangements, si tu savais comme c’est joli! C’est comme s’ils mettaient des couleurs et des formes plus ou moins géométriques à leur place les unes par rapport aux autres. Il y a de grands-grands casiers, mais des casiers où tout est en ordre, et en même temps il n’y a pas de portes (!) ce n’est pas fermé. C’est tout ouvert et c’est tout protégé. C’est un endroit intéressant, je n’y allais pas d’habitude (j’y suis allée peut-être deux ou trois fois dans ma vie, sans y prêter grande attention), mais en ce moment, à cause de ce livre que tu écris, Sri Aurobindo m’emène là tout le temps.

Il y a des gens qui n’ont pas de pays. Il me conduit à l’endroit où les gens n’ont pas de pays. Ils n’ont pas de race ni de costume particulier; ils ont l’air très universels. Et ils bougent là-dedans avec une harmonie, un silence: c’est comme s’ils glissaient – et avec une précision! tout est tellement précis. Il y en a même qui m’ont montré des choses: il y avait des papiers d’une couleur! c’était joli. Mais ce ne sont pas des couleurs terrestres, c’est comme transparent. Et ils arrangeaient tout cela; ils me montraient, ils expliquaient comment il fallait que ce soit arrangé pour que ça donne son maximum d’effet.

Je t’ai vu plusieurs fois. Tu avais le costume que tu portes [dhoti], pas exactement ça mais quelque chose comme cela: pas un costume européen – ils n’ont pas le costume d’un pays particulier. Généralement, c’est blanc. C’est blanc mais ce n’est pas de l’étoffe. C’est dans un mental très lumineux, très classifié, très clair: il n’y a pas d’objets, pour ainsi dire; il n’y a que ces choses qui ressemblent à des papiers et qui semblent être des idées, ou des arrangements d’idées – mais ça ne fait pas d’encombrement. Et c’est vaste! vaste-vaste, on ne voit pas de fin. Et puis, en haut, c’est tout ouvert. Et tout le temps c’est comme une lumière qui descend. On marche sur quelque chose qui est un peu plus solide, mais pas trop. C’est un endroit intéressant.

Et presque toutes les nuits, pendant une demi-heure, trois quarts d’heure, je vais dans cet endroit, et Sri Aurobindo est là et il me montre tout cela. Alors il y a des gens qui l’attendent (il y a des coins où les gens ont tout préparé et ils l’attendent), et quand il arrive, ils lui montrent ce qu’ils ont fait; alors il leur explique: un mot, un geste, pas beaucoup, et puis ah! ça prend une forme. C’est un endroit intéressant. Et je te mets en contact avec ça tout le temps, tout le temps, tous les jours – cela ne fait rien si tu ne te souviens pas! cela n’a pas d’importance...

(Le disciple n’a pas l’air d’accord)

Au fond, le souvenir, c’est seulement un amusement. Je suis arrivée à cette conclusion que c’est pour l’amusement et pour la satisfaction personnelle – mais ce n’est pas du tout nécessaire. Je vois que 1’immense majorité de mon travail, je le fais, et je le fais avec une grande précision, sans qu’il soit nécessaire que ce soit enregistré ici – pas du tout nécessaire. Je suis tout à fait consciente quand je le fais, mais je ne tiens pas à me souvenir.

Voilà, au revoir, petit.4

Vraiment tu n’as besoin de rien?

Non, douce Mère, j’ai tout ce qu’il faut.

Tu dis si tu as besoin. Il faut te soigner pendant que tu travailles.

Ça va très bien!

Au revoir, mon petit.

septembre




3 septembre 1961

(Le début de cette conversation a malheureusement disparu. Il s’agissait du livre que le disciple est en train d’écrire sur Sri Aurobindo et le disciple exprimait à Mère son rêve d’écrire automatiquement, sans même qu’il soit besoin de penser: que cela coule tout seul.)

...Tu voudrais transporter la pensée dans les domaines supérieurs, au-delà de la pensée même!... Ça, c’est pratiquement impossible.

Tu comprends, si j’étais Anglais et si j’écrivais en anglais, on pourrait tenter de faire un livre sur Sri Aurobindo avec «Savitri» uniquement. On peut se maintenir dans un rythme poétique qui ouvre les choses avec des citations de Savitri. Mais en français, ce n’est pas possible, comment traduire?

Oui, c’est ce que je veux dire. Mais même en anglais.

En anglais, ce serait possible. Mais c’est quand même destiné à un public moyen, alors il ne faut pas non plus que je les noie!

Ça, ce n’est pas tant la question du public que la question de la langue – le public, tu sais, à n’importe quel niveau, on peut tout d’un coup toucher une âme, n’importe où. Mais au fond, si avec un livre comme celui-là on touche une ou deux âmes, c’est un résultat merveilleux. Au point de vue intellectuel, ça ouvre le chemin aux gens: ceux qui veulent, ils peuvent aller. Enfin...

Je crois que je n’aurai pas une surprise quand j’aurai ton livre! Quelquefois j’entends des morceaux tout entiers. Cette nuit, c’était presque comme si tu me lisais le livre – pas tout à fait avec des mots mais... Je me suis réveillée et Sri Aurobindo était là, et c’était comme si tu avais lu quelque chose – il approuvait, il disait: «Oui, c’est bien comme cela, c’est bien», it’s all right.

(silence)

Voilà, mon petit.

Alors, dis-moi, encore toute une semaine sans se voir... On reste très-très proche. Très proche – tu n’as pas besoin de le sentir!

(le disciple fait la grimace)

... le sentir, ça c’est du luxe. Ça viendra plus tard.

Au revoir.1

10 septembre 1961

(A propos du gourou tantrique)

Tu as vu A, il t’en a parlé, non?... X lui a dit que tu avais été le pont entre lui et moi. Il a dit: «Oh! Satprem (il l’a même dit en anglais), Satprem was the bridge» (Mère sourit). Et alors, après un petit moment, il a dit: «But now we don’t need it any more!» Mère rit beaucoup [mais maintenant nous n’en avons plus besoin.] Ça m’a bien amusée!


(Peu après, à propos du livre sur Sri Aurobindo)

... Tout ce qu’on peut écrire est tellement plat, tellement plat en comparaison de ce que l’on perçoit!

Oui, en comparaison du contact de Sri Aurobindo (si tu veux, la vibration qui vient de lui), ça paraît toujours maigre, toujours plat. Même les expériences les plus... enfin, les expériences spirituelles qu’on nous a décrites et que d’autres ont eues, même les expériences qui sont plus fortes, plus puissantes, plus claires, plus complètes que celles-là, quand on prend le contact de Sri Aurobindo, oh! ça paraît si mince, si mince!

Non, et puis le moyen d’expression écrit... C’est une galère, écrire, tu sais. Ce n’est pas plaisant. Ce n’est pas comme faire de la musique ou de la peinture.

Oui-oui-oui!

Oh! je t’assure...

C’est dur.

C’est dur. Si j’avais pu, j’aurais voulu être musicien. Si j’avais pu être musicien, ma vie aurait été complètement changée. J’ai l’impression qu’il m’a manqué toujours quelque chose pour ouvrir...

Non. Peut-être...

Je ne sais pas, lui, disait (il en a parlé à la fin des Védas, le chapitre sur l’origine des langues), il a l’air de dire que si on remonte à l’origine des vibrations, c’était mieux. Au fond, c’est à mesure que la langue s’intellectualise que cela devient de plus en plus dur et sec.Peut-être que quand on avait seulement des sons (des A et des O: les O surtout sont très flexibles, toute la gamme des O), peut-être qu’avec cela, c’était... c’était plus souple.

Maintenant je sens cela très souvent. Comment dire?... j’essaye toujours de ne pas parler – ça m’ennuie de parler. Oui, c’est ennuyeux. Quand je vois quelqu’un, la première chose que je fais c’est d’essayer de ne pas parler. Et alors, à ce moment-là, quand la Vibration vient, c’est bien; il y a une sorte de communication, et si la personne est tant soit peu réceptive, alors ça vient comme une... c’est plus subtil qu’une musique: c’est une vibration qui contient sa loi d’harmonie. Et puis, au bout d’un moment, généralement les gens s’impatientent et ils veulent quelque chose de plus «concret» (!) et ils m’obligent à parler. Ils insistent toujours. Et alors je sens (je suis dans une certaine atmosphère, une certaine vibration), je sens tout de suite quelque chose qui fait comme ça (geste de chute de niveau) et puis ça durcit. Même quand je bafouille (n’est-ce pas, à force d’essayer d’être plus subtile, je bafouille), même mes bafouillements (riant) deviennent secs en comparaison. Il y a toutes sortes de choses qui sont beaucoup plus pleines – pleines, étoffées, avec une richesse intérieure –, et dès que ça s’exprime, oh!...

Tiens, c’était hier (la nuit d’avant-hier à hier), vers trois heures du matin, j’étais dans un endroit où il y avait beaucoup de gens d’ici (tu étais là) et j’essayais de jouer de la musique, justement pour dire quelque chose. Et il y avait trois pianos qui étaient comme encastrés l’un dans l’autre; alors je me mettais en biais pour attraper l’un des trois, et je jouais. Et justement... Oh! c’était une grande salle, il y avait des gens qui étaient assis très loin, mais toi, tu étais à ma gauche, avec une jeune femme symbolique (c’est-à-dire que je pourrais mettre la vibration que je recevais ou l’impression que je recevais de cette jeune femme et le rapport que j’avais avec elle, je pourrais le mettre sur quatre ou cinq personnes ici: c’était comme un amalgame – ça, c’est très intéressant, cela m’arrive très souvent), bon, alors je me mettais de biais et j’essayais; j’essayais d’expliquer quelque chose: comment ceci traduisait cela. Finalement, j’ai senti que j’étais en train de faire une acrobatie inutile et... (il y avait un grand piano à queue ici, devant) je me suis assise en face de lui au lieu de me tenir à moitié debout, à moitié courbée. Je me suis assise. Mais alors, le plus amusant, c’est que toutes les notes (il y avait deux claviers), mais toutes les notes étaient comme ce papier marbré que nous faisons maintenant: tout bleu. Et toutes les marbrures possibles! N’est-ce pas, les notes noires, les notes blanches, les notes du haut, les notes du bas (elles étaient toutes de la même largeur, assez larges, comme ça), et comme si elles étaient revêtues de ce... (mais ce n’était pas du papier), comme si elles étaient revêtues de ce bleu. Alors, en face de ce piano, je me suis dit: «Ah! voilà!... Ce n’est pas avec des yeux physiques qu’on peut jouer ça: il faut jouer ça de là-haut.»

Et pendant que je jouais, je me disais: «Mais voilà ce que j’ai essayé de faire toute ma vie avec la musique! – c’est de jouer sur le clavier bleu.»

C’était très amusant, tu sais.

Et il est venu tout d’un coup un son! pas physique, mais si complet! si plein! que c’était comme... comme si quelque chose éclatait, comme un... je ne sais pas, beaucoup plus plein qu’un orchestre, quelque chose qui éclatait, et c’était tellement formidable!

J’ai tellement regretté. Parce que j’ai pensé (riant): «Au moins, j’aurai entendu quelque chose de bien pour une fois!» Mais c’était... c’était un éclatement de son! si extraordinaire et si puissant que... D’ailleurs il était l’heure de me réveiller. Il était quatre heures.

Mais c’était peut-être à cela que tu pensais. C’était peut-être que tu pensais à ça: c’est cela que tu veux exprimer dans ton livre. Parce que c’était un endroit (je t’ai dit que tous ces temps-ci j’allais dans le monde de l’expression), c’était un endroit de ce genre-là.’est très-très-très vaste, très ouvert; cette fois-ci, il n’y avait pas de murs. Il n’y avait pas de plafond, pas de murs. Il n’y avait qu’une espèce de sol qui était très clair – très clair, lumineux, très vaste et... très vide – vide. Les gens étaient assis mais je ne voyais pas de chaises. Il n’y avait que les pianos qui étaient visibles, et ils étaient très curieux: l’un était comme ceci, l’un était comme cela, et l’un était comme cela; et celui qui était en face était un grand piano à queue (on ne voyait pas très bien le corps des pianos mais on voyait les claviers qui étaient comme imbriqués). Et alors il y en avait un qui était un peu plus grand, qui était ici, et je jouais comme ça, en biais; et puis il y en avait un autre qui était tourné de l’autre côté, et puis ce grand piano (un grand piano à queue), mais il n’y avait pas de queue! il n’y avait que le clavier. Je me suis dit: «Mais tiens, pourquoi est-ce que je ne serais pas confortable!» Et je me suis assise. Alors tout est devenu bleu – des grandes notes bleues. J’ai dit: «Comment est-ce que je vais jouer?» J’ai essayé de jouer comme d’habitude, et puis j’ai dit: «Ça ne va pas. Ça ne va pas... Ah! il faut jouer de là-haut! Il faut jouer de là-haut!» Alors je pose mes mains, je me concentre, et puis brrff! oh! c’était comme des... ce n’était pas violent, ça ne faisait pas beaucoup de bruit, mais oh! c’était formidable! trois, quatre – pas des notes: des sons, des harmonies, je ne sais pas.

Mais ce devait être cela. Ce devait être à ça que tu pensais, tu aimerais ça pour exprimer ton livre.1

Oui, j’aimerais bien...

Ça va venir. Ah! ça va venir.
Voilà, je m’en vais maintenant, c’est l’heure.
Voilà, petit, ça va venir.2

16 septembre 1961

(Le disciple se plaint des difficultés qu’il a à écrire ce livre sur Sri Aurobindo. Il dit notamment qu’il a le sentiment d’être «bloqué»)

J’ai demandé à Sri Aurobindo de t’aider.

Tu sais, on est entouré de complications, et puis il y a toujours un endroit où ça s’ouvre tout simple et tout droit – ça, c’est une expérience que j’ai eue. N’est-ce pas, on tourne, on cherche, on fait, et puis on a l’impression qu’on est buté, et puis il y a un petit déclenchement d’attitude intérieure, et tout d’un coup, ça s’ouvre – tout simple.

C’est une expérience que j’ai eue très souvent. Alors j’ai demandé à Sri Aurobindo de te la donner.

Et d’une façon répétée et insistante, il dit: Be simple, be simple. Say simply what you feel. Be simple, be simple [«Sois simple, sois simple. Dis simplement ce que tu sens. Sois simple, sois simple»], avec insistance. Et en effet, ce ne sont que les mots, mais quand il disait ces mots, c’était comme si une voie de lumière s’ouvrait, très simple: «Oh! mais il n’y a qu’à mettre un pas devant l’autre!» C’était cela mon impression.

C’était... C’est curieux, c’était comme si toutes les complications étaient là (Mère touche ses tempes), c’était très compliqué et très difficile à ajuster; et puis quand il disait Be simple, c’est curieux, c’était comme une lumière qui venait des yeux, comme cela, comme si tout d’un coup on débouchait dans un jardin de lumière.

C’était cela, l’impression.C’était comme un jardin plein de lumière.

Une insistance très grande sur la chose simple: dire simplement ce que l’on voit ou l’on sait – simple, simple. Une simplicité... c’était tout à fait l’impression d’un jardin joyeux.

Be simple, be simple...

Les complications sont là (même geste), c’est dur et compliqué – et c’est comme une porte qui s’ouvrait: Be simple.

Comme s’il y avait trop de tension mentale: quelque chose qui est là, dans les tempes.

(silence)

Note que c’est sur un autre plan mais je fais face à une difficulté similaire. Il y a une si formidable accumulation de gens à voir, de choses à faire, de questions à régler – tout. L’accumulation est si serrée – serrée –, comme si tout était si compact! Trop compact pour la vie d’un corps ordinaire (pour les heures et le temps et les forces). Et il y a derrière, tout le temps, une sorte d’«immobilité active», en ce sens que la conscience a l’impression d’être immo-bile,et qu’elle est emportée dans le flot du progrès, c’est-à-dire de l’évolution. Mais cette immobilité... N’est-ce pas, si je veux essayer de faire ce que j’ai à faire (tout ce que j’ai à faire), alors ça devient impossible et les choses se coincent et ça devient douloureux. Et là, il me donne la même réponse: Be simple, be simple.

Ce matin, quand je «marchais», le programme de la journée et du travail était si formidable que j’avais l’impression que c’était impossible. Et en même temps, il y avait en moi cette... position intérieure, qui est comme cela, immobile, et dès que je m’arrête dans mon mouvement de formation et d’action, c’est comme une danse de joie: toutes les cellules qui vibrent (ça fait comme une musique extraordinaire et des mouvements), et ce sont toutes les cellules qui vibrent de joie de Présence – de Présence divine. Mais quand il y a le dehors qui vient et qui attaque et que je regarde, alors cette joie ne disparaît pas mais elle se recule. Et le résultat est que j’ai tout le temps envie de m’asseoir et de rester tranquille – quand je suis comme cela, tout est merveilleux. Mais naturellement il y a toutes les suggestions du dehors qui viennent: des suggestions d’impuissance, de vieil âge, d’usure, de diminution de pouvoir, tout cela – et je sais pertinemment que c’est faux. Mais le calme du corps est indispensable. Eh bien, la réponse de Sri Aurobindo est toujours la même, pour moi aussi: Be simple, be simple, very simple.

Et je sais ce qu’il veut dire: ne pas laisser entrer cette pensée qui réglemente, organise, ordonne, juge, tout cela – il ne veut pas de cela. Ce qu’il appelle simple, c’est une spontanéité joyeuse: dans l’action, dans l’expression, dans le mouvement, dans la vie – be simple, be simple, be simple. Une spontanéité joyeuse. N’est-ce pas, retrouver dans l’évolution cette espèce de condition qu’il appelait divine, et qui était une condition spontanée et heureuse. Ce qu’il veut, c’est qu’on retrouve cela. Et depuis des jours il est là à me dire (et pour ton travail c’est la même chose): Be simple, be simple, be simple. Et dans sa simplicité, il y avait une joie lumineuse.

Une spontanéité joyeuse.

C’est ce mental organisateur qui est terrible! Il est terrible. Il nous a tellement convaincus que sans lui nous ne pouvons rien faire qu’il est très difficile de lui résister. – Convaincu? il a convaincu toute l’humanité! Toute l’humanité soi-disant d’élite, il l’a convaincue que sans cette puissance mentale organisatrice on ne peut rien faire de bon.

Ce que Sri Aurobindo veut, c’est que l’on soit avec la même joie simple d’une rose qui s’épanouit: Be simple, be simple, be simple. Et quand je l’entends, ou que je le vois, c’est comme un ruissellement de lumière dorée, comme un jardin qui sent bon – tout-tout-tout est ouvert. Be simple.

Voilà, mon petit.

Et ça, je l’ai vu pour toi depuis deux ou trois jours, constamment. Et alors ce matin, c’était pour moi, parce que l’accumulation de travail est devenue tellement formidable qu’il me faudrait dix fois plus de temps que je n’en ai pour, simplement, mettre les choses à jour. Alors j’étais là, un peu coincée comme ça, parce qu’il y avait une force qui voulait que je m’arrête même dans ma marche, pour que je me DÉTENDE, et je résistais avec toute ma volonté. Et puis je me suis aperçue que j’étais en train de faire une bêtise. C’était la même chose, il a dit la même chose. Et je me suis détendue – tout a été très bien tout de suite.

Au fond, on vit trop tendu. Ce n’est pas vrai?...

Voilà mon petit, mon message de cette semaine.

Comment faire!... Oh! ça viendra. Mais c’est vrai, on est toujours trop tendu – toujours. Et je sais: tant qu’on est dans ce merveilleux mental-là, on a l’impression que si on se détend, on va tomber dans le tamas et l’inconscience; et c’est cette habitude-là, cette vieille habitude d’avant qui reste, qui se prolonge; quand on est comme cela, il y a quelque chose comme le restant d’un de ces censeurs merveilleux qui vous dit: «Oh! attention, tamas, tamas! Attention, tu t’endors – très mauvais, très mauvais.» Et c’est idiot, parce que le tamas n’est ni joyeux ni lumineux, tandis que ça, c’est tout de suite une joie et une lumière.


Peu après

Je continue à être incapable d’écrire une ligne! Excepté juste si quelqu’un a besoin d’une réponse, alors ça vient tout droit, comme ça, sans réfléchir, quelques lignes – ça, ça va très bien. Mais lire une question et puis répondre, oh!... Il y a une – ce n’est pas une lassitude: c’est un refus de bouger.

Oui, mais tu es assaillie par tant de gens qui vraiment ne...

Oh! mon petit, c’est honteux.

Oui, oui.

C’est honteux.

Je ne sais pas, je n’ai que des échos par Sujata, je ne sais pas très bien ce qui se passe, mais j’ai l’impression qu’on prend beaucoup de ton temps, et inutilement.

Oh! oh! c’est affreux. Figure-toi, maintenant, je commence à remonter là-haut à 6 h 30, 7 heures du soir.

Eh bien, oui, c’est ce que m’a dit Sujata. Ce n’est pas bien.

C’est effroyable. Et pourquoi?

Sri Aurobindo, dans une des lettres que l’on a citée dans On Himself, dit: «Vous ne voudriez tout de même pas que nous passions notre temps à faire les chefs de famille et à réconcilier toutes vos stupides querelles...»

Oui!

«... et nous occuper de vos stupides affaires.» Et il est très franc, tu sais, il ne mâche pas ses mots, il dit très bien: It is idiotie. Ça me réjouit! (Mère rit)

Tiens, j’ai écrit une lettre à ces professeurs de l’École, écoute (Mère lit):

«We are not here to do only a little better what the others do, we are here to do what the others cannot do, because they do not have even the idea that it can be done. We are here to open the way of the Future to children who belong to the Future. Anything else is not worth the trouble and not worthy of Sri Aurobindo’s help.»1

Voilà.

Naturellement c’est lui, parce que c’est venu en anglais.

(Mère se lève pour partir)

Voilà petit. Alors si je peux te passer cette vision-là, ton livre viendra facilement.2

23 septembre 1961

J’ai droit à 150 pages! L’éditeur me donne 150 pages dans sa collection... Terrible... Mais tu comprends, dans ce «Sri Aurobindo», je veux faire ressortir quand même tout cet aspect poétique de Lui, cette poésie qui est comme le Véda, qui est comme un révélation, alors on a besoin d’un peu d’espace: on ne peut pas mettre ça en quelques lignes, il ne faut pas faire un squelette.

C’est cette analogie entre l’ancienne forme des révélations spirituelles et Savitri, cet épanouissement poétique de sa révélation prophétique qui est... on pourrait dire la partie la plus exceptionnelle de son œuvre. Et ce qui est remarquable (parce que je l’ai vu), il a changé Savitri: il le changeait à mesure que son expérience changeait.

C’était évidemment l’expression constante de son expérience.

Nolini m’a dit qu’il y avait des morceaux entiers qu’il avait complètement refaits et qui étaient comme une description de ce que je lui avais dit, de mes expériences – Nolini me l’a dit. Parce qu’il y a des phrases, quand moi j’ai relu Savitri (je l’ai relu récemment), j’ai dit à Nolini: «Mais c’est étrange, ce sont presque mes mots!» Des mots que je lui avais dits. Et Nolini m’a répondu: «Mais ça a été changé, c’était autrement; c’est devenu comme cela.» A mesure que la chose devenait de plus en plus concrète pour lui, il changeait. Le souffle de prophétie révélatrice est extraordinaire! C’est d’une puissance extraordinaire!

Ce qui me frappait, c’est qu’il ne voulait jamais écrire autre chose. Ça a été pour lui, vraiment, un gros sacrifice d’écrire les articles du Bulletin.1 Et quand on lui demandait de finir certaines parties de la Synthèse des Yoga2 qu’il avait dit qu’il ferait, il a répondu: «Non, je ne veux pas descendre à ce niveau mental»!

C’est quelque chose qui vient de tout à fait ailleurs.

Alors je crois que Savitri est la chose la plus importante à dire.

De temps en temps, je prends un vers de «Savitri» et puis je le mets comme cela, dans le livre, comme pour ouvrir une fenêtre. C’est tout ce que je peux faire.


(Peu après, à propos de la biographie de Sri Aurobindo, Mère remarque:)

Ça m’a toujours horrifiée, tous ces détails.

Si jamais quelqu’un voulait écrire sur moi, la première chose que je dirais: pas un mot sur ma vie personnelle – pas un mot.

28 septembre 1961

(Lettre de Satprem à Mère)

Douce Mère,

J’ai l’impression d’être complètement abandonné à moi-même. Ce livre est une vraie souffrance, je ne vois pas où je vais, je tâtonne dans toutes les directions. Mère, aide-moi vraiment. Où est le défaut? Je souffre, tu sais. Je voudrais bien faire, mais il ne vient que des bribes, rien de cohérent. Parfois je sens que je suis incapable de mener à bien cette tâche.

Qu’est-ce que je dois faire?

ton enfant,

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

Jeudi

Satprem, mon cher petit,

Une chose peut être faite, si tu es d’accord. Lis-moi ce que tu as écrit; de le voir dans ma conscience t’aidera peut-être.

Si tu penses que cela pourra t’être utile, je viendrai samedi (après-demain) à 10 heures du matin.

Avec toute ma tendresse

Signé: Mère

30 septembre 1961

(Mère donne une nouvelle variété de fleur qu’elle a appelée «certitude sans ostentation»: Platycodon grandiflorum)

C’est la négation complète du «bluff». Je trouve cela très beau. Quand j’ai vu cette fleur, elle m’a fait l’effet de quelque chose de très profond, très calme – et absolument sûr: quelque chose qui ne bouge pas. Je ne sais pas pourquoi, plus je la regardais, plus elle me donnait cette impression, et quand on m’a demandé le sens, j’ai dit: «Une certitude sans ostentation.» C’est ce que l’on pourrait appeler un super-bon-goût dans l’expérience spirituelle: quelque chose qui a plus de contenu que d’expression.


(A la suite de la lettre que le disciple avait écrite à Mère, l’avant-veille, à propos du livre sur Sri Aurobindo:)

J’ai eu une sorte de vision claire de ces deux sortes d’opposés dans la nature (non seulement dans la nature mais dans la vie), et presque tout le monde porte cela: l’un, c’est la possibilité de réalisation; l’autre, c’est le chemin choisi pour y arriver. Et il y a toujours (probablement c’est inévitable) le chemin de la lutte et puis le chemin ensoleillé. Et après tant de recherches, d’études, j’ai eu une sorte d’«ambition spirituelle», si l’on peut dire, d’apporter au monde un chemin ensoleillé afin de supprimer la nécessité de la souffrance et de la lutte: quelque chose qui aspire à ce que cette phase de l’évolution universelle soit remplacée par une phase moins douloureuse.

Et cela m’a beaucoup intéressée quand j’ai vu ta lettre. J’ai regardé pourquoi tu avais tant de difficultés, et puis, dans ton mot, deux fois tu as mis «c’est une souffrance» [d’écrire]. Et c’est un mot que tu as très souvent écrit, très souvent prononcé, et qui paraît dominant dans un aspect de ton être, tandis que dans l’autre, il y a cette gloire d’une joie suprême, qui serait l’étoffe même de la réalisation future.

Et alors ce sont les deux aspects, pas de ton caractère mais on pourrait appeler cela les deux modes de ton âme.1

(silence)

Sri Aurobindo m’a dit: He has all the necessary stuff [il a toute l’étoffe nécessaire].

C’est une chose qui existe en soi [ce livre] et on n’a qu’à la suivre avec simplicité, comme on suit un sentier que l’on n’a pas besoin de construire, qui est LA, créé par l’évidence du besoin, automatiquement (Mère regarde longtemps devant Elle)... T’effraye pas, je suis
en train de voir!

il ne faut pas souffrir, ce n’est pas nécessaire.

Voilà Moi, je dis

Toutes les difficultés viennent du fait que tu penses qu’elles sont là.

Voilà, au revoir, mon petit. Tu veux me voir un jour avant?

Je ne veux pas te prendre du temps inutilement.

Mon petit, je ne fiche absolument rien! J’ai une avalanche de lettres comme ça (Mère désigne un monceau) auxquelles je ne réponds pas. Je n’ai pas écrit un mot – rien. Je ne fais rien, sauf voir des gens, ce qui n’est pas si important ni intéressant.

octobre




2 octobre 1961

J’avais dans la main une de ces fleurs [générosité intégrale]1 quand j’ai vu Z et je lui ai expliqué ce que je voulais dire par là. Je lui ai dit l’effet de l’ego, qui recroqueville l’être: c’est cela qui est la cause de la vieillesse: ça se recroqueville comme une fleur qui se fane, ça se dessèche. Et au moment où je parlais, l’expérience est venue. Maintenant je ne me souviens plus; je me souviens de l’idée, mais l’idée ce n’est rien. C’était l’expérience.

Je sais qu’à un moment donné, j’ai dit la différence entre les deux états: la personne, l’être individuel personnel, qui se tourne vers le Seigneur en implorant de connaître Sa Volonté, et puis cette expérience de devenir – par l’extension, l’ouverture, l’agrandissement, la fusion dans la création – de devenir la Volonté du Seigneur, la Volonté suprême. On n’a plus à L’implorer, on n’a pas besoin de la «connaître», de la recevoir comme une chose étrangère: on devient cette Volonté.

À ce moment-là l’expérience était là, c’était suffisamment éloquent.

Et je donnais l’exemple d’être la chose que l’on manipule, et alors non seulement d’avoir la joie de la connaissance parfaite de la manipulation puisqu’on est ça, mais aussi la joie de la collaboration (pas une collaboration: une participation de la chose qui est manipulée). Et cela, depuis la plus petite chose (des objets que l’on met en ordre, par exemple) jusqu’à la transformation universelle avec la Création nouvelle – et c’est tout le même mouvement qui abolit les limites: mouvement d’expansion, de générosité qui abolit les limites. Ça commence par un don de soi, ça finit par l’identification.2

(silence)

Et puis, je suis à la recherche des conséquences d’une expérience qui, ma foi, était très intéressante, parce que ce sont les expériences concrètes de choses que l’on sait (que l’on «sait», c’est-à-dire qu’on a la connaissance, mais qu’est-ce que la connaissance! c’est une toute petite partie de la chose), mais quand on est l’expérience de la chose, alors cela devient intéressant... Je suis à la recherche de ce qu’est exactement le Mensonge du monde.

L’histoire a commencé comme cela, par un incident tout à fait concret et matériel, très-très amusant (ce n’était pas la première fois que cela arrivait, mais c’était si concret et si précis que cela devenait intéressant)r Une personne s’était plainte d’être malade (mais c’était une maladie psychologique assez grave: possession d’un esprit de mensonge, périodique, à récurrence régulière, une fois par mois, d’une durée plus ou moins longue) et cette personne vient me voir. Au moment où elle est là: un jaillissement de cette Compassion d’Amour, profonde, et une Puissance considérable, concentrée, pour éloigner la possession: et tout cela, même extérieurement, avec un geste tout à fait affectueux. Cette personne me quitte; une demi-heure après je reçois une lettre: «Maintenant je sais: vous me haïssez, vous voulez que je sois malade et vous voulez que je meure parce que je vous dégoûte.»

C’était intéressant parce que c’était une chose très concrète (!) Moi, j’étais consciente de mon mouvement de compassion, d’Amour, et comment c’est devenu dans la conscience de l’autre!

C’est très facile à expliquer: elle était déjà plus qu’à moitié possédée, et naturellement cet esprit de mensonge s’est senti très peu confortable! Mais l’identification3 (non seulement mentale mais sensible, vitale) était si totale qu’elle avait senti cela comme un geste de haine. Et alors quand j’ai vu les deux phénomènes, j’ai vu là: «Oh! mais c’est exactement ce qui se passe dans le monde! C’est exactement ce que tout le monde est.»

Il faut dire que cette expérience est venue après trois jours où je m’étais concentrée (une concentration presque constante) pour expliquer cette chose: pourquoi c’est devenu comme cela (le pourquoi est impossible à trouver, mais le mécanisme?) Le mécanisme, c’est déjà quelque chose; le «pourquoi» est impossible parce que c’est la raison qui demande et c’est en dehors de la raison. Mais le mécanisme: l’expérience du mécanisme. Et alors j’ai eu, dans l’expérience, cette superposition concrète de la vibration d’Amour et de la réception de haine. Et j’ai dit: «Mais c’est exactement cela! Le Seigneur est Tout-Amour, Toute-Vérité, Toute-Béatitude, Toute-Félicité – Il est constamment comme cela –, et constamment le monde – spécialement le monde humain – le reçoit de l’autre façon.» Et les deux choses sont superposées (Mère plaque sa main gauche sur sa main droite).

Les mots ne disent pas: c’était l’expérience. J’ai... contacté. C’était très intéressant. C’est resté longtemps: deux, trois jours. Et alors il y a eu des conséquences (parce que c’était lié aussi à un état de santé: un mal de tête qu’il fallait guérir), alors c’est venu clair comme le jour, l’explication des maladies... Mais il faut encore que j’ajoute quelque chose d’antécédent.

Cette concentration pour trouver le mécanisme venait du fait qu’il y avait des désordres dans le corps, qui disparaissaient et revenaient – la guérison permanente paraissait impossible. Alors je me suis dit: «Il doit y avoir quelque chose quelque part (probablement dans le subconscient) qui légitime cette présence», et à force de me concentrer et de chercher et de me concentrer, tout d’un coup, du subconscient, le souvenir est venu (le souvenir qui est une continuation d’existence sous une certaine forme), le souvenir d’un certain ensemble de gestes, d’actions (pas des gestes matériels mais d’attitudes) qui remontaient à des années et qui n’avaient jamais attiré mon attention: ça n’avait pas fait partie du déblayage général parce que cela avait semblé être le fait des circonstances normales, constantes, comme tant d’autres. Et là j’ai vu (comment dire?) the hue, la teinte du Mensonge. C’est très subtil. Ce sont des choses très subtiles. Mais tout d’un coup, oh!... ça m’a pris comme cela, et puis ça a fait une révolution dans tout l’être: toutes ces vibrations ont été projetées et transformées – une chose extraordinaire. Ça a fait beaucoup plus de bruit et de révolution que je ne m’y attendais. Et... ah!... un soulagement. Quelque chose qui s’est clarifié, une compréhension nouvelle qui est devenue éclatante, et puis alors des résultats physiques tout à fait intéressants: avant cela, je me sentais vraiment assez mal, extrêmement fatiguée, avec l’impression de la descente dans la décrépitude (relative! dans une partie très superficielle de l’être, mais suffisante pour être désagréable), tout cela, pfft! parti d’un seul coup.

Et ce jour-là même, j’ai eu cette expérience dont je viens de parler, avec cette personne possédée – tout cela mis ensemble. Alors, après, une sorte de maîtrise du problème, et l’impression d’un pas franchi. Et en même temps, comme l’ouverture de la voie pour changer, qui est cet élargissement. D’abord le geste de générosité (au lieu du mouvement recroquevillé, c’est le mouvement d’expansion, juste l’opposé), et de là on passe à l’universalité, et de l’universalité à la Totalité.

Cela fait tout un ensemble d’expériences intéressantes.

Et puis, il y a un docteur qui vient ici deux fois par an pour examiner la santé de tous les gens qui s’occupent d’éducation physique et de tous les enfants. C’est un homme extrêmement honnête et sincère, et qui croit à la mission médicale. Chaque fois qu’il vient, j’écris quelque chose dans son agenda à la date de son départ (tout son agenda est plein de choses que j’ai dites, qui généralement ont paru dans le Bulletin ou ailleurs). Juste ce jour-là, on me dit: V s’en va. Alors c’est venu tout d’un coup, et j’ai dit: «Mais c’est évident! le mensonge dans le corps (cette espèce de juxtaposition du contraire, n’est-ce pas, la Vibration qui se renverse – mais elle ne se renverse même pas, c’est un phénomène curieux: elle reste comme ça et puis elle est reçue comme ça à l’envers), c’est la conscience qui est mensongère. Naturellement avec la conscience mensongère, il y a des conséquences matérielles... et c’est cela la maladie!» Et alors j’ai fait une expérience imédiatement sur mon corps pour voir si cela marchait, si ça collait. Et je me suis aperçue que c’était vrai! Quand vous êtes ouvert et en contact avec le Divin, la Vibration vous donne de la force, de l’énergie (et si vous êtes suffisamment tranquille, cela se remplit d’une grande joie), tout cela, dans les cellules du corps. Vous retombez dans la conscience ordinaire, imédiatement la même chose, sans que rien soit changé la même vibration venant de la même source, se change en une douleur, un malaise et une espèce de sentiment d’incertitude, d’instabilité et de décrépitude. J’ai renouvelé l’expérience trois, quatre fois, pour être sûre, et c’était absolument automatique, comme une opération de chimie: conditions mêmes, résultats mêmes.

Cela m’a beaucoup intéressée.

Et alors, au point de vue tout à fait extérieur et pratique, j’ai dit: «Mais les maladies sont les mensonges du corps (en anglais c’est plus caractéristique; en français le mot «mensonge» sert dans les deux cas tandis qu’en anglais il y a falsehood et lie – il n’y a pas de lie là-dedans, il s’agit de falsehood4), la maladie est le mensonge du corps, et chaque docteur (naturellement il faudrait ajouter un petit correctif: qui est sincère, honnête et qui veut vraiment guérir), chaque docteur qui est un vrai docteur est l’un des soldats de l’immense armée de ceux qui se battent pour la Vérité.»

Et j’ai écrit ma phrase pour mon docteur.

Voilà l’histoire de ces deux jours.5


(Vers la fin de l’entrevue, le disciple se plaint de nouveau de ses difficultés pour écrire son livre. Mère propose que le disciple lise son manuscrit devant Elle pour essayer de débloquer la voie:)

Tu sais, c’est un miroir immobile [la conscience de Mère] qui projette lés choses d’en bas en haut, et qui reçoit les choses d’en haut et les transmet en bas. C’est un miroir à deux surfaces, absolument immobile, et qui n’ajoute aucune vibration à ce qui est reçu ou transmis: c’est-à-dire, la neutralité parfaite. Et alors, dans ce miroir, tu pourrais voir ton livre un peu en dehors de toi, en dehors de ton pouvoir créateur à toi, d’une façon un peu plus impersonnelle.

(Le disciple fait la grimace: il a honte de lire son texte à haute voix)

...Oui, savoir si c’est conforme à ton état de conscience et à ta manière de travailler!

Si tu me le donnes à lire quand c’est tout fini, comme l’autre [L’Orpailleur], c’est comme cela que ce sera reçu: ça ne passera pas du tout par la tête, ça ira se refléter dans le miroir, et du miroir ça s’en ira là-haut. C’est comme cela que j’ai vu l’autre [L’Orpailleur], c’est comme cela qu’il m’a montré des tas de choses de toi que je ne connaissais pas. Alors tu peux faire de cette manière, ou tu peux faire de l’autre manière, c’est-à-dire qu’avant que ce soit fini, tu peux te servir du miroir – pas pour ce que j’en pense parce que cela n’a aucune espèce d’importance (!) mais pour l’effet que ça a sur ton travail. Voilà.

Ce n’est pas au point. J’ai encore beaucoup à corriger.

Corriger?... Il y a des tas de portes qui sont ouvertes, et par ces portes ouvertes des choses incommensurables pour toi peuvent agir à travers ce que tu as écrit. Ça apportera infiniment plus à la lecture que ce que tu penses y avoir mis. Ça mettra les gens en contact et suivant la réceptivité, chacun attrapera quelque chose. Alors ça, c’est très important: il ne faut pas toucher à ça.6

Je veux bien lire. Ça te prendra du temps...

Non-non! Dès que j’écoute, tout se tait, tout reste tranquille. Je deviens vraiment un miroir immobile.

Mais il y a des gens que je n’entends pas du tout! Je vois des lèvres qui bougent: rien, il n’y a rien, même pas une pensée ordinaire! Dès qu’il y a des gens qui pensent un peu, j’entends tout ce qu’ils disent. Mais les autres, ça fait ou-ou-ou-ou-ou... Encore dernièrement, c’était amusant comme tout! je ne sais plus qui c’était, enfin quelqu’un est venu me voir, qui a commencé à me parler – comprenais rien! j’entendais du bruit et puis c’était tout. Comment faire?... Cette personne me posait des questions (elle venait là pour la sâdhanâ, note, ce n’était pas pour des choses extérieures, c’était une visite sérieuse), ça faisait ou-ou-ou-ou-ou, et puis rien. Alors je me suis concentrée et puis je me suis mise en contact avec son âme, parce que c’était la seule chose que je pouvais contacter. Ça m’a pris un petit moment. Je suis restée silencieuse et il a fini par rester silencieux aussi parce qu’il a vu que je ne répondais rien. Et puis, tout d’un coup, c’est venu clair, tu sais comme des gouttes d’eau qui tombent comme ça, de là-haut: des phrases toutes formées. J’ai commencé à lui dire toutes sortes de choses, sur ce que son âme voulait, ce qu’il avait à faire sur la terre... Alors ça a été une révélation! Il a dit: «Ah! voilà! toute ma vie j’attendais d’entendre ça!»

Mais ça a pris du temps, parce qu’il a fallu d’abord qu’il s’arrête de parler et puis que je me concentre.

Et je n’ai jamais su ce qu’il m’a dit!


(Au moment de partir, Mère réclame certains papiers que P lui a laissés à examiner: des programmes de réformes scolaires)

Donne-moi cette littérature.

Je suis désespérante pour eux parce que je leur dis toujours: «Mais ça ne fait rien! Faites comme ceci, faites comme cela, cela revient toujours au même.» Ils sont indignés: «Comment! ça revient au même!» (Mère rit de bon cœur)

Voilà.

15 octobre 1961

(Au cours des deux précédentes entrevues, le disciple a lu à Mère certains fragments de son manuscrit sur Sri Aurobindo)

Tu m’as fait faire une expérience très curieuse.

La première fois que tu as lu ton manuscrit, j’ai appelé Sri Aurobindo pour qu’il écoute, et il était dans le physique subtil et il écoutait. Hier, quand je me suis assise pour t’écouter, j’ai pensé: «Ce serait beaucoup mieux s’il entrait dans mon cerveau (!) parce que comme cela...» Et en effet, je l’ai appelé: il est entré dans mon cerveau. Ça a pris un certain temps; pendant tout le commencement, il y avait encore les deux, puis il est venu de plus en plus, de plus en plus, de plus en plus... c’était comme si ma tête – ma tête physique – gonflait! Il n’y avait plus de place que pour lui. C’était la lumière... cette lumière bleu foncé qui est le pouvoir mental (mais du vrai mental) dans le physique, celui dont se servent les tantriques et qu’on voit toujours avec l’action de X, mais alors comme je ne l’ai jamais vue! Tu sais, ma tête était pleine! pleine-pleine. Il n’y avait pas un atome de place – j’avais même l’impression que ça gonflait!

Et cette lumière était ab-so-lu-ment immobile, sans vibration, absolument compacte, et... cohérente; c’est-à-dire que toujours quand, par exemple, je vois la lumière de X, il y a des vibrations dedans: ça vibre, ça vibre, il y a des choses qui se déplacent; là, pas une vibration, pas un déplacement: une masse, qui semblait éternellement immobile, mais qui était (comment dire?) attentive: elle écoutait. C’était comme cela, c’était un volume. Et cela avait une forme de tête, comme si «ça» avait pris toute la tête. Et ma tête était tellement pleine, tellement pleine! Mais il n’y avait pas d’impression de tension ou de quelque chose qui résistait, rien: c’était seulement comme un sorte d’éternité immobile – et compacte, compacte, et absolument cohérente, et pas de vibrations. Et ça augmentait – ça augmentait, ça augmentait de plus en plus; ça en devenait lourd, mais d’une lourdeur tout à fait particulière: pas un poids, c’était le sentiment d’une masse.

Et là-dedans, moi je n’existais plus. C’était comme si j’avais disparu dans une sorte de transe – mais j’étais consciente (mais ce n’était pas moi), n’est-ce pas, la conscience était consciente de ce dont il était conscient. Et il suivait. Seulement je n’ai pas pu me souvenir; je ne pouvais pas observer, il était impossible d’observer sur le moment. Tout ce que je te décris maintenant, c’est parce que l’expérience est restée pendant au moins une heure et demie après. Alors, quand je suis sortie d’ici, j’ai commencé à objectiver, à voir ce que c’était, autrement c’était un ÉTAT dans lequel je me trouvais. Mais dans cet état, il y avait la conscience de ce qu’il écoutait et, à deux ou trois endroits de ta lecture, il y a eu une impression, comme s’il disait (je ne peux pas dire exactement mais l’impression): Not necessary [pas nécessaire]. C’est cela d’ailleurs qui m’a fait dire (quand tu m’as demandé mon avis, j’étais dans un état bizarre: il n’y avait rien d’actif en moi, c’était tout comme ça), après j’ai dit que ce passage était «trop philosophique». Avec lui, c’était très clair, c’était presque comme s’il y avait un certain nombre de mots [dans le texte du disciple] dont il disait: That, not necessary. That, not necessary. Pas beaucoup, pas souvent, mais de temps en temps. Et surtout à la fin (c’était encore lui qui était là quand tu parlais), quand tu as dit qu’il faut «expliquer» aux gens; alors là, très clairement, il a dit: No, not necessary.

Mais j’étais dans l’incapacité de me souvenir, d’enregistrer. Il n’y avait plus que sa tête, là.

C’est la première fois que cela m’arrive.

Recevoir sa pensée (par exemple, penser sa pensée), cela m’arrive tout le temps, tout le temps, mais ce n’était pas cela: c’était une présence – une présence dans le crâne. Et mon crâne me paraissait peu à peu plus grand, mais alors lourd! lourd-lourd, d’une puissance inaccoutumée. Et ça m’est resté, oh! c’est resté longtemps-longtemps. Je n’ai jamais eu physiquement cela, jamais cette espèce de puissance, de puissance de force de pensée, n’est-ce pas, matérielle – la force de pensée matérielle dans le cerveau.

On en voit des bouts. Je t’ai dit que je l’ai vu avec X souvent; je l’ai vu aussi avec un autre tantrique qui est venu ici (qui, paraît-il, est une grande réputation du Nord), j’ai vu cette espèce d’organisation très-très bien faite, du pouvoir mental – du pouvoir mental physique. Mais c’était toujours vibrant ou intermittent, ou partiel, ou des éclairs qui passent, ou des formations qui vont. Là, ce n’était pas cela: c’était un sentiment d’éternité.


Normalement, on aurait pu dire que j’étais en transe, mon corps; mais il pouvait bouger, il pouvait parler puisque je t’ai parlé – mais c’était tout de même une impression bizarre (que j’ai encore un peu): comme une tête trop grosse pour mon corps. Ce n’est pas pénible ou désagréable, mais c’est inaccoutumé.

Après l’entrevue hier, je t’ai «envoyé» tout cela tout de suite dès que j’ai vu clair, que j’ai été capable d’objectiver (je ne t’ai pas écrit parce que je n’ai pas eu le temps, mais je t’ai «dit» tout cela), parce que j’avais l’impression que, naturellement, tu ne savais pas ce qui était arrivé et tu as peut-être pensé que je n’écoutais pas, ou je ne sais quoi!

Non-non! J’ai senti que ce que j’avais écrit n’était pas ça.

Mais c’était une expérience formidable, formidable! Et ça, vraiment, une preuve que ce livre l’intéresse.

Mais tout le travail de ces huit derniers jours, il faut que je le refasse.

Pourquoi? Ça ne te plaît pas?

Ce n’est pas «ça». Il n’y a pas le fil.

Tu sais, le premier jour, quand tu m’as lu, il était si content! Ce que je voyais, c’était sa force, sa force dedans, son pouvoir, et c’était doré aussi: il y avait une espèce de puissance de propulsion. Mais naturellement, pour ce que tu m’as lu hier, je ne peux pas savoir du tout parce que j’étais un peu dominée par cette expérience! – c’est la première fois que j’ai eu cela.

Il y a longtemps, longtemps que je demande... Quand je dis: «Seigneur, prends possession de ce cerveau», j’attendais quelque chose comme cela, mais alors je l’attendais avec la lumière supramentale (je l’ai eu partiellement et momentanément). Mais ça, c’était vraiment – je ne sais pas ce qu’il a fait de mon cerveau! (pas mon cerveau, mais ce qu’il a fait de ma puissance mentale). À ce moment-là, probablement il l’a absorbée (je suppose, parce qu’il n’y avait pas le sentiment d’une différence). J’avais l’impression que... (je pense que ça va arriver d’ailleurs, j’ai eu une sorte d’assurance que cela arrivera) que les cellules physiques, matérielles, vont se développer et se transformer à cause de cela. Parce que maintenant que je t’en parle, je regarde et je vois (ça n’a plus cette puissance dominante, mais c’est là, et l’effet est là), et ça donne une sorte de... (ce n’est pas comparable à nos choses physiques)... c’est une sorte de chaleur. Mais ce n’est pas ça. Tiens, c’est la différence entre les deux mots anglais warmth et heat: c’est warmth, ce n’est pas heat. Et toutes les oreilles sont prises (Mère touche sa tête), tout est pris, ici, là, là – considérable! Et cette immobilité! Alors dès qu’on s’arrête, c’est l’immor... (Mère se reprend), c’est l’éternité.

Ça, c’est vraiment amener ÇA ici.1

Mais alors, tu me lis la suite ou pas?

Non, douce Mère, j’ai l’impression qu’il faut que je refasse tout cela. Je n’ai pas le fil. J’ai des bouts ici et là, des petits morceaux – je n’ai pas le fil.

Est-ce que c’est très nécessaire, le fil? Parce que la dernière fois (je ne peux pas dire exactement puisque je ne peux pas me souvenir), mais j’avais l’impression que Sri Aurobindo intervenait chaque fois qu’il y avait toutes les cohérences de l’intelligence habituelle, tout ce que, justement, probablement, tu as mis comme ça pour joindre les choses et les rendre compréhensibles. C’était là que... (je ne peux pas me souvenir des mots), mais de temps en temps il disait: Not necessary, not necessary. That can go, that can go. [Pas nécessaire, cela peut s’en aller]

Après cela, j’ai essayé de comprendre (j’ai essayé de m’identifier suffisamment pour comprendre) et j’ai eu l’impression qu’il trouve que si tu ne suis pas la logique habituelle, ce sera beaucoup plus puissant (je brode parce que ce n’était pas comme cela), mais si tu veux, il vaut mieux être prophétique que didactique – lancer les idées comme ça, ploff! et puis, que les gens en fassent ce qu’ils peuvent. Et alors, mon impression, c’était qu’il regardait cela non seulement du point de vue essentiel mais du point de vue du public, et il voulait que ce ne soit pas fatigant – à aucun prix que ce soit fatigant. Ça peut être ahurissant, mais il ne faut pas que ce soit fatigant. Il faut qu’on soit comme jeté dans des choses... étranges et inconnues, mais... Par exemple (tout ça, c’est mon style à moi, tu le prends pour ce que ça vaut), qu’il vaudrait mieux que les gens disent: «C’est un fou», que de dire: «C’est un sermonneur embêtant.» Toujours avec son esprit d’humour comme quand il dit que la folie est beaucoup plus proche du Divin que la raison!

Je ne sais pas, je n’ai pas entendu le commencement, mais certainement tout ce qui a trait aux événements physiques [de la vie de Sri Aurobindo] va être très raisonnable et très normal (le style et l’expression et tout cela), alors il n’y a pas tout à fait de danger que les gens disent: «C’est un illuminé un peu détraqué»!... Je ne sais pas, la première partie que tu m’as lue était si bien! Il y avait comme des bouffées de lumière dorée qui venaient tout le temps comme ça. Peut-être que tu as voulu trop expliquer? Tu ne sais pas ce qui s’est passé?

Si, justement, le besoin d’expliquer.

Il a l’air de trouver que ce n’est pas nécessaire!

Et surtout, il voudrait que cette fin soit courte. Ça, je l’ai senti dès le premier jour: que la fin soit comme un jaillissement qui vous laisse en suspens – surtout ne pas essayer d’être raisonnable. Un jaillissement qui est comme une porte ouverte sur un avenir très lumineux, et très inconnu, mais qui n’essaye pas de le rendre tangible et approchable. Ça, je suis sûre de cette impression-là. Tu sais, tout à fait l’impression: une porte fermée (les gens vivent derrière des portes, n’est-ce pas), alors on ouvre la porte comme ça, brusquement, sur un éclatement de lumière, et puis... on vous laisse là: asseyez-vous, regardez, contemplez – et attendez que le moment soit venu pour marcher.

Surtout, ne pas avoir l’ambition de leur faire savoir quoi que ce soit!

Mais le travail de Sri Aurobindo, ce qu’il est venu faire: son travail, il faut bien leur faire comprendre ça!

Mais c’est vraiment ça qu’il est venu faire – c’est comme... c’est comme un volcan la tête en bas.

Une éruption, un éclatement.

Alors il jette la semence, et ceux qui peuvent la ramasser, ils ont le lent et long labeur.

(silence)

Quand on suit la courbe de ce qu’il a écrit à la fin, on voit très clairement qu’après avoir jeté (oui, c’est comme une grande semence de lumière) et même après avoir dit: «C’est maintenant que ça se réalisera», à mesure qu’il continuait son travail, justement qu’il travaillait à la réalisation, il a vu de plus en plus toutes les étapes par lesquelles il fallait passer, et à mesure qu’il voyait cela, ce qu’il exprimait, c’était: «Ne croyez pas que ça va vous arriver tout d’un coup. Ne pensez pas que ce chemin est un miracle imédiat.»

Et après avoir parlé de la descente du Supramental, il a dit qu’il fallait préparer un intermédiaire entre notre condition actuelle mentale (même le mental supérieur le plus élevé) et la région supramentale, parce qu’il disait que si on entre directement dans la Gnose, eh bien, cela fera une sorte de changement si abrupt que la constitution de notre être physique ne pourrait pas le supporter – il faut un intermédiaire. Ça, j’en suis absolument convaincue par les expériences que j’ai eues: deux fois, cela a été une véritable prise de possession du monde supramental, et les deux fois c’était comme si le corps – vraiment le corps physique – allait être complètement désagrégé par... ce qu’on pourrait presque appeler l’opposition de condition.

Et hier encore j’ai bien vu... (Mère touche cette masse dans sa tête) N’est-ce pas, j’en ai les yeux... les yeux sont pleins, tu sais, comme ça. Et je vois qu’à mesure que ça travaille ici pour s’installer, ça produit cette petite vibration – ce pointillement de vibrations – qui semble être indispensable pour pouvoir entrer dans cette Matière.

Mais ce qui est intéressant, c’est que ça n’a produit ni mal de tête, ni malaise, ni rien de ce genre; mais pas non plus une grande joie ou une grande satisfaction. C’est... (les mots que l’on emploie ont toujours l’air péjoratif, alors ça ne va pas), mais c’est quelque chose de si formidablement écrasant, n’est-ce pas, la différence entre notre fonctionnement habituel et ce fonctionnement-là, que, évidemment, il faut une adaptation. Et il disait toujours que, d’abord, l’adaptation sera une diminution, et ce n’est que petit à petit qu’on pourrait retrouver la pureté originelle. C’est ça.

Mais tout cela, mon petit, ce n’est pas temps de le dire!

Par exemple, je n’ai rien pour le prochain Bulletin; j’aurais pu donner de ces choses que tu as écrites [pour l’Agenda] – ce n’est pas possible, cela ne peut pas! Ça ne peut pas être rendu public, ce n’est pas possible, ce n’est pas le moment, ce n’est pas le moment. Même les choses les plus simples que je dis, les gens ne les comprennent pas! J’ai vu, même Nolini, quelquefois il reste hésitant, il ne saisit pas. Alors tu comprends, le public!

(silence)

Au fond, c’est cela. Ce qu’il a fait c’est ça: c’est comme s’il avait déversé sur le monde, avec la puissance de l’Origine, la nouvelle Possibilité: «Le temps est venu pour ça», ploff!... Maintenant, restons tranquilles et voyons comment ça se comporte.

(silence)

N’est-ce pas, il est tellement là.

Il y a un ou deux jours, ou trois jours, dans l’un de ces moments où on est un peu idiot («un peu» est un diminutif!) je me disais: «Oui, comme c’était bon le temps où je le sentais avec moi tout le temps comme ça. Maintenant que je suis dans cette période, je ne le sens plus.» Et alors, si clairement, d’une façon si positive, il m’a dit: You don’t feel me, because I am you.2

Et j’ai vu que c’était vrai. Que l’identification se fait d’une façon si... détaillée, pourrait-on dire, qu’on n’a plus cette joie – une joie de se sentir comme ça. (geste d’embrassement)

(silence)

Mais je comprends maintenant! Quand il me disait: You alone have the endurance,3 ah! mon petit, cette endurance qu’il faut!

Alors comment parler de tout ça aux gens! Comment parler?... Ils sont à des millions de lieues.

Simplement éveiller en eux l’espoir – l’Espoir. Un espoir basé sur une certitude – la certitude d’une expérience. N’est-ce pas, si on pouvait s’imaginer ça: le Suprême Lui-même qui vient et il dit: «Eh bien, voilà, maintenant je viens vous dire: c’est comme cela, préparez-vous.»

Et toujours – toujours –, la première réaction des gens sur la terre a été de dire: «C’est un fou.»

Mais qu’est-ce que ça peut faire!

Et justement, le livre a toute une partie qui est suffisamment raisonnable, artistique, bien exprimée, bien présentée et tout cela, pour qu’il y ait quelques pages (il ne faut pas qu’il y en ait beaucoup), quelques pages qui soient comme cela: nous sautons en pleine folie!

Et JE VOIS, n’est-ce pas, je suis en train de voir tout ça qui scintille...

Alors si tu veux me lire quelque chose, j’écoute – je suis venue pour écouter.

Non, douce Mère, il faut que j’attrape le fil.

Il faut que tu attrapes... oui.

Mais concentre-toi, appelle-le! Appelle-le. Fais une invocation, appelle-le – il est là. C’est une question de contact. C’est ce fil-là qu’il faudrait attraper – pas dans la tête.

Mais tu vois, justement, toujours avant de travailler je suis tout à fait silencieux, et dans le silence comme cela, il n’y a RIEN. Mais je peux rester des heures comme cela!

Mais oui, mon petit!

Mais il n’y a rien qui vient!

Alors?

Alors au bout d’un certain temps, parce que tout de même le temps passe, il faut que je travaille...

Ah! mais peut-être que ce n’est pas le moyen!

Alors évidemment j’attrape une idée – quelquefois c’est la bonne, quelquefois ce n’est pas la bonne!

Ce n’est pas tant une question de bonne ou de pas bonne idée: c’est la vibration de la Force.

Ce que j’en dis, c’est parce que je vois à quel point Sri Aurobindo a l’impression que ce livre est un outil important pour le travail mondial – il a pris cela, si tu veux, au sérieux, dès le commencement. Et il est là au point qu’il me semble... il me semble que ce n’est pas du tout impossible que ce soit lui qui pousse l’expression.

Ce n’est pas tant une question d’idées, parce que tout ça c’est très bien.

Lis-moi ta dernière page. Je ne tiens pas à la cohérence des idées, lis la dernière page pour que je voie si je sens cette même Force en elle.

Oui, mais il faudra que je refasse tout ce qui précède.

Tu vas tout refaire? Mais ça ne fait rien. Moi, tu sais, la logique d’un livre!...

Tu sais, quand je veux avoir une vraie impression d’un livre, j’ouvre n’importe où, et puis je regarde la première page, la dernière page – quelquefois je lis la fin, puis je reviens au commencement –, n’importe quoi. C’est-à-dire que je veux savoir si la Force est dedans.

La logique ordinaire... Lis! n’importe où, au milieu d’une phrase, ça ne fait rien!

(Après la lecture)

Je voudrais tout reprendre.4

Mais est-ce que ça ne va pas alourdir ton affaire, ce que tu appelles «le lien»?

Il y a un fil qui me manque. Je ne sais pas, il y a des gens qui peuvent écrire des bouts à droite, à gauche – moi, je ne peux pas. Si je ne sens pas que tout ça est derrière moi, je ne peux pas aller en avant. J’ai besoin que ce soit un flot.

Écoute, réfléchis... Parce que je ne suis pas si sûre que toi. Quand je vois, je vois des morceaux: un blanc, un autre morceau, un blanc (Mère semble dessiner un tableau dans l’espace), et puis une apothéose à la fin – ça, ta fin est magnifique.

Ce n’est pas nécessaire que ce soit dans tout le livre la même chose.

La partie la plus révélatrice peut être par bouts (comme cela vous arrive, n’est-ce pas). Le lien, c’est un lien invisible – le lien d’une Présence. Mais autrement c’est comme des bouffées, et ça, ça a beaucoup de force.

Tout ce que tu m’as lu maintenant, c’est tout à fait bien. Et ce serait certainement moins bien s’il y avait quelque chose qui reliait.

Je sens nettement qu’il y a des morceaux qui ne vont pas.

Qui ne vont pas ou qui manquent?

Qui ne vont pas.

Mais alors il faut les enlever! Pourquoi pas? Ça peut être contraire à la logique, même une logique supérieure, mais ça nous est égal!

Je vais essayer de voir... Si j’attrape le fil, ça ira – mais il faut que je l’attrape.5

Il faut que tu sentes concrètement que tout le Pouvoir d’expression de Sri Aurobindo (je ne veux pas dire les mots, ce n’est pas une question de mots), le pouvoir de transmettre la Connaissance (pas la connaissance mentale: l’expérience), c’est là. C’est là constamment. Alors... un silence attentif. Mais très patient parce que dès que la Force vient, il y a quelque chose qui se met à bouger dans les régions mentales. Et puis il y a aussi une sorte de eagerness [anxiété, empressement] qui veut attraper – et qui démolit la chose.

J’ai remarqué, la vraie inspiration vient, non pas quand on est très-très anxieux, ni quand on a une aspiration très intense, mais quand... (comment dire?) quand on succombe dans un sourire.
Alors c’est le blanc, il ne vient rien. Et si on sait ne pas s’impatienter (simplement jouir de Sa béatitude, comme ça: même si les âges passent, on jouit de Sa béatitude), et puis tout d’un coup, au moment où on s’y attend le moins, c’est l’éclair: c’est ÇA!

Ça m’est arrivé très-très souvent: tout d’un coup, poff! et avec, alors, une certitude!


Douce Mère, donne-moi une seule indication. Ce que je t’ai lu hier, est-ce que tu ne crois pas qu’il faut que je le coupe? Si tu me le dis, ça me soulagera.

Je ne crois pas, mon petit! Je ne pense pas. Je ne peux pas te dire d’une façon certaine parce que ce n’est pas moi qui l’ai entendu, tu comprends? Il n’y a aucun phénomène de mémoire. Si tu me demandais de dire un mot de ce que tu as écrit, je ne pourrais pas le dire – mais je t’ai entendu.

J’ai comme une vision dans ma tête, de membres de phrase, trois-quatre-cinq mots comme cela, où il y avait ce que je te disais: Not necessary. Mais c’était très peu de chose. C’était plus une attitude: une attitude de l’expression. Mais ce n’est pas gênant.

Évidemment, je sens d’une façon continue que Sri Aurobindo veut que cette fin soit rapide.6 Et moi-même j’ai (probablement ce ne peut pas être avec son pouvoir de compréhension), mais j’ai une sorte de vision, une espèce de sentiment là-haut, très haut, que le plus important du livre doit être très court: l’impression de briser une porte, d’ouvrir tout grand, on émerge dans un jaillissement de lumière. Et puis c’est tout. Maintenant, tenez-vous tranquilles et voyez ce qui va arriver.


(Mère se lève pour sortir)

Nous sommes trop l’esclave du temps.

Et ce n’est pas toujours quand on pense perdre son temps que vraiment ça va le plus lentement. Je me suis aperçue qu’il y a une certaine attitude – justement une attitude ouverte vers l’éternité – qui fait que les choses arrivent beaucoup plus vite. Beaucoup plus vite.

30 octobre 1961

(La veille et au début de cette entrevue, le disciple a lu certains passages de son manuscrit relatifs au Véda. Puis Mère choisit la photo de Sri Aurobindo qui figurera en tête du livre. Elle parle lentement, comme de très loin, dans une demi-transe:)

C’est comme cela que je l’ai vu pour la première fois, en haut de l’escalier.

(silence)

En t’écoutant lire, j’ai eu une expérience, comme si j’entendais: «Le début de la légende... le début de la légende...»

C’est tout à fait curieux.

Il est là et l’atmosphère est pleine d’une sorte de concentration de force, et il y a ces deux choses: «C’est ainsi que commencent les légendes... C’est ainsi que commencent les légendes... Le début de la légende...» J’entends ça. Et une sorte d’analogie avec les vieilles histoires: le Bouddha, le Christ... C’est curieux.

Comme si je regardais en arrière, après peut-être quelques milliers d’années (ce n’est plus maintenant: c’est comme si, de quelque part, je regardais en arrière; maintenant, c’est en arrière de quelques milliers d’années), et c’est le début de la légende.

Et la photo adoptée par la légende, c’est cette photo où il est jeune, de face, la tête seulement. Une photo qui a été faite en France d’après un «snap» (on a séparé la tête: c’était une vieille photo qui était mauvaise), ça a été fait en France en même temps qu’on a fait cette photo de moi avec le voile.

Curieuse impression...

Et Sri Aurobindo est toujours le même.

Ce que j’aurais voulu au début du livre, c’est ma vision: comment je le vois maintenant. Mais c’est intraduisible.

(silence)

C’est tellement compact.

Curieux, cette impression – impression du corps et de l’atmosphère – quand je me suis projetée en avant. C’est quelque chose qui est plus... plus dense, plus compact que le physique: la Création Nouvelle. On a toujours tendance à penser que c’est quelque chose de plus éthéré, mais ce n’est pas ça! Théon, lui, l’avait dit, mais Théon ne s’exprimait pas très bien; sa façon de dire n’avait pas la puissance de la révélation (c’était basé sur l’expérience, mais l’expérience n’était pas de lui: c’était l’expérience de Madame Théon, et elle... c’était une femme merveilleuse au point de vue de l’expérience, unique, mais elle n’avait pas d’intelligence; enfin c’était une femme cultivée et intelligente mais c’était tout, ce n’était rien). Mais vraiment ils étaient venus comme des forerunners [des avant-coureurs]. Et Théon insistait toujours, il disait: «Ce sera une densité plus grande.» Au point de vue scientifique, il paraît que c’est une hérésie, que «densité» ne veut pas dire cela. Mais c’était ce qu’il disait: «Une densité plus grande.» Mais moi, l’impression que ça me fait, cette atmosphère, c’est quelque chose de plus compact – plus compact, et en même temps sans lourdeur ni épaisseur. Mais évidemment, tout ça ce sont des absurdités au point de vue scientifique. Mais c’est une impression compacte.

Hier c’était comme cela; je suis restée avec... quelque chose de si solide (Mère touche sa tête), comment dire?... C’est solide, mais ce n’est pas solide à la manière dont nous disons «solide»! Ce n’est pas comme cela.

Et puis ma tête était devenue lourde.

Mais il était là tout le temps, tout le temps pendant que tu lisais; et encore maintenant c’est la même chose: il est là. Et dans sa conscience, il y avait que tout cela c’est déjà passé (j’ai été transportée en avant, et ce moment-ci était en arrière) et c’était: «Ah! voilà le début de la légende.»

Par conséquent il y aura une légende.

Mais alors, j’avais l’impression qu’il y avait la même différence entre le fait physique du Christ ou le fait physique du Bouddha et ce que nous en savons (et disons, et pensons, et sentons maintenant), qu’entre ce que nous, nous savons maintenant de Sri Aurobindo et ce qui était à ce moment-là quand j’ai été projetée.

Et ce livre était comme l’initiateur (au sens anglais de initiating) de la légende. Et Sri Aurobindo était là: ce que je connais maintenant de Sri Aurobindo – je connais un Sri Aurobindo éternel, n’est-ce pas.

Et si solide! oh, une telle cohésion, une telle massivité, et en même temps... je ne sais pas. C’est tout à fait autre chose que ce que l’on attend – tout à fait. Tu ne peux pas t’imaginer ce que c’est.

Et c’est resté toute la journée: quelque chose qui est compact et sans division.

Et alors, quand je touchais ma tête hier après-midi et le soir, ça me paraissait mou! C’est cela qui est étonnant; quand je touche comme ça (Mère touche sa tête), j’ai l’impression que c’est mou! que la tête est devenue molle! Et en même temps, c’est une masse compacte.

Qu’est-ce que c’est que ça?

On va m’emmener dans un cabanon!

Bon, voilà, mon petit. Eh bien, c’est une expérience pour ta fête.

Hier, j’ai commencé à voir cela, j’ai dit: «Tiens! ça, c’est le filon.» Je ne sais pas, je ne sais même pas pourquoi, mais c’est la façon dont tu as présenté la chose, la façon dont tu as expliqué que le plus inconscient et le plus conscient se touchent;1 c’est cela qui a été le... comme le fil, ou la clef, je ne sais pas. Alors j’ai suivi le fil, comme ça, et cette expérience est venue. Et aujourd’hui, c’est la continuation.

C’est-à-dire qu’on a l’impression qu’on se trompe de chemin... D’une façon ordinaire, quand on est là, à chercher le Supramental, on est toujours à le chercher là-haut. Mais ce n’est pas ça! ce n’est pas ça. Et toujours on s’imagine une sorte de subtilisation, d’éthérisation – mais ce n’est pas ça.

Ce n’est pas ça. Bon, il ne faut pas garder cela [pour l’Agenda]. Je te dis, on va m’enfermer!

Ce matin, j’ai déjà eu cette impression; je me suis dit: «Si je continue, bientôt je ne pourrai plus parler, autrement on va me mettre dans un asile d’aliénés!»

Non, Douce Mère, ça me semble très...

Il n’y a pas de danger? (Rires)

Oh! je ne crains rien!

Voilà, mon petit. Alors une bonne année. Mais elle commence bien, ton année.2

ADDENDUM

Le Secret du Véda

(Extrait du passage de «Sri Aurobindo et la Transformation du Monde» que nous avons lu à Mère. Ce manuscrit, jamais publié, est la première ébauche de «L’Aventure de la Conscience»)

Nous avons choisi, semble-t-il, depuis Adam, de manger le fruit de l’arbre de la Connaissance, mais, sur cette voie, il n’est pas de demi-mesures ni de repentirs, car si nous restons prostrés, le nez dans la poussière, sous l’effet d’une fausse humilité, les titans ou les djinns qui sont parmi nous, sauront fort bien s’emparer du Pouvoir dont nous n’avons pas voulu, et d’ailleurs c’est ce qu’ils font, et ils écraseront le dieu qui est en nous. Il s’agit de savoir si, oui ou non, nous voulons laisser cette terre entre les mains de l’Ombre pour nous évader, une fois de plus, dans nos divers paradis, ou si nous voulons prendre le Pouvoir – et d’abord le trouver – pour refaire cette terre à une image plus divine et, selon la parole des Rishis, «que la terre et le ciel soient égaux et un seul.»

Il y a un Secret, c’est évident. Toutes les traditions en témoignent, qu’il s’agisse des Rishis ou des Mages de l’Iran, des prêtres de Chal-dée ou de Memphis ou du Yucatan...


Lorsqu’il lut pour la première fois les Védas dans la traduction des sanscritistes d’Occident ou dans celle des pandits indiens, Sri Aurobindo n’y avait vu qu’un document de quelque intérêt pour l’histoire de l’Inde, mais qui semblait de peu de valeur ou de peu d’importance pour l’histoire de la pensée ou pour une expérience spirituelle vivante.3 Quinze ans plus tard, Sri Aurobindo relisait les Védas dans l’original et y trouvait une veine continue de l’or le plus riche tant par la pensée que par l’expérience spirituelle.4 Entretemps, Sri Aurobindo avait eu une série d’expériences intérieures particulières que n’expliquaient guère la psychologie européenne ni les écoles de yoga ni les enseignements du Védanta, mais que les mantras védiques éclairaient d’une lumière exacte.5 C’est donc parce qu’il avait eu ces expériences «particulières» que Sri Aurobindo fut à même de découvir, de l’intérieur, le sens vrai du Véda (et notamment du plus ancien des quatre Védas, le Rig-Véda, qu’il a particulièrement étudié). Le Véda ne lui apportait qu’une confirmation de ce qu’il avait reçu directement*. Mais les Rishis ne disaient-ils pas eux-mêmes: «Paroles secrètes, sagesses de voyant, qui révèlent leur sens intérieur au voyant.» (Rig-Véda IV.3.16)

Il n’est donc pas surprenant que les exégètes y aient vu surtout une collection de rites propitiatoires centrés autour du sacrifice du feu et des incantations obscures à des divinités de la Nature: les eaux, le feu, l’aurore, la lune, le soleil, etc., afin d’obtenir la pluie et de bonnes récoltes pour les tribus, une progéniture mâle et des bénédictions pour leurs voyages, ou la protection contre les voleurs de soleil – comme si ces bergers étaient assez barbares pour craindre qu’un mauvais jour leur soleil ne se levât plus, volé pour de bon. Seuls quelques hymnes «plus modernes» laissaient filtrer çà et là, comme par inadvertance, quelques passages lumineux qui pouvaient, à la rigueur, justifier le respect que les Oupanishads, venues au début de la période historique, accordaient au Véda. Pour la tradition indienne, les Oupanishads étaient devenues le vrai Véda, le «livre de la Connaissance», tandis que le Véda, produit d’une humanité balbutiante, était un «livre des œuvres» dont tout le monde se réclamait, certes, comme de l’Autorité vénérable, mais que personne n’entendait plus. On peut se demander avec Sri Aurobindo pourquoi les Oupanishads, dont le monde entier atteste la profondeur, se réclamaient du Véda s’il n’y avait là qu’un tissu de rites primitifs, ou comment il se fait que l’humanité ait abruptement passé de ces soi-disant balbutiements à la richesse intense de l’époque oupanishadique, ou comment, en Occident, nous avons pu passer des bergers d’Arcadie à la sagesse des penseurs grecs? Nous ne pouvons pas penser qu’il n’y eût rien entre le sauvage primitif et Platon ou les Oupanishads.6


Ce n’est pas en vain que le feu, Agni, était au centre des Mystères védiques: Agni, la flamme intérieure, l’âme en nous (et qui ne sait que l’âme est du feu), l’aspiration innée qui tire l’homme vers les hauteurs; Agni, la volonté ardente de cela qui voit en nous, depuis toujours, et qui se souvient; Agni, «le prêtre du sacrifice», «l’ouvrier divin», «le médiateur entre la terre et le ciel» (Rig-Véda III.3.2), «il est là, au milieu de la demeure.» (1.70.2) «Les Pères qui ont la vision divine l’ont mis au-dedans comme un enfant à naître.»(IX.83.3) Il est «l’enfant caché dans la caverne secrète.» (V.2.I) «Il est comme la vie et comme le souffle de notre existence, il est comme notre enfant éternel.» (L.66.I) «Ô fils du corps (III.4.2), ô Feu, fils du ciel par le corps de la terre.» (III.25.I) «Immortel dans les mortels (IV.2.I), vieux et usé, il devient jeune encore et encore.» (II.4.5) «Quand il naît, il devient la voix de la divinité; quand il a été façonné dans la mère, comme la vie qui pousse dans la mère, il devient un galop de vent dans son mouvement.» (III.29.II) «Ô Feu, quand tu es bien porté par nous, tu deviens la suprême croissance, la suprême expansion de notre être; toute gloire et toute beauté sont dans ta couleur désirable, dans ta vision parfaite. Ô Étendue, tu es la plénitude qui nous porte au bout du chemin, tu es une multitude de richesses répandues de tous côtés.» (III.I.12) «Ô Feu... qui vois avec une vision divine, vivant océan de lumière (LP 103), ô Flamme aux cent trésors... ô Connaisseur de toutes choses nées.» (1.59)

Mais nous n’avons pas le seul privilège du feu divin; Agni n’est pas seulement dans l’homme: «Il est le fils des eaux, le fils des forêts, le fils des choses qui ne bougent pas et le fils des choses qui se meuvent. Même dans la pierre il est là.» (V.I.70)

Mais nous ne sommes pas encore au coeur du secret védique. La naissance d’Agni, l’âme (tant d’hommes ne sont pas nés) est seulement le début du voyage. Cette flamme intérieure, elle cherche, elle est le chercheur en nous, parce qu’elle est une étincelle du grand premier Feu et qu’elle ne sera satisfaite qu’elle n’ait retrouvé sa totalité solaire, «le soleil perdu» dont parle sans cesse le Véda. Mais quand nous nous serons élevés de plans en plans et que la Flamme sera née successivement dans le triple monde de notre existence inférieure, physique, vitale, mentale, elle ne sera pas satisfaite encore, elle veut monter, monter, et nous arrivons bientôt à une frontière mentale où il semble qu’il n’y ait plus rien à étrein-dre, plus rien à voir même, et qu’il faille tout abolir pour sauter dans l’extase d’une grande Lumière. On sent, alors, tout autour, presque douloureusement, cette carapace de matière qui nous emprisonne et qui empêche l’apothéose de la Flamme; on comprend, alors, le cri de celui qui disait: «Mon royaume n’est pas de ce monde», et les sages védantins en Inde, et peut-être même les sages de tous les mondes et de toutes les religions qui n’ont cessé de dire: il faut quitter ce corps pour embrasser l’Éternel. Notre flamme sera-t-elle donc toujours tronquée ici-bas, notre quête toujours déçue? Faudra-t-il toujours choisir l’un ou l’autre et renoncer à la terre pour le ciel?

Mais par-delà le triple monde inférieur, les Rishis avaient découvert «un certain quatrième», tourïyam svid; ils avaient trouvé «la vaste demeure», «le monde solaire», Swar: «Je me suis élevé de la terre au monde du milieu [la vie], je me suis élevé du monde du milieu jusqu’au ciel [le mental]; du firmament céleste je suis allé au monde solaire, à la Lumière» (Yajour-Véda 17.67) et il est dit: «Mortels, ils accomplirent l’immortalité.» (Rig-Véda 1.110.4) Quel est-il donc leur secret? Comment sont-ils passés du «ciel mental» au «grand ciel» sans quitter ce corps, sans s’extasier si l’on peut dire?

Le secret est dans la matière. Parce que c’est dans la matière qu’est enfermé Agni et que nous sommes enfermés. Il est dit qu’Agni est «sans tête et sans pieds», qu’il «cache ses deux extrémités»: en haut, il disparaît dans le «grand ciel» du supraconscient (que les
Rishis appelaient encore «le grand océan»), et en bas, il s’enfonce dans «l’océan sans forme» de l’inconscient (qu’ils appelaient aussi «le roc». Nous sommes tronqués. Mais les Rishis étaient des hommes d’un solide réalisme (le vrai réalisme: celui qui s’appuie sur l’Esprit) et puisque les sommets du mental s’ouvraient sur une lacune de lumière, extatique certes, mais sans prise sur le monde, ils se mirent en route par le bas.7 Alors commence la quête du «soleil perdu», le long «pèlerinage» de la descente dans l’inconscient et la lutte sans merci contre les forces obscures, «voleurs du soleil», panis et vritras, pythons et géants, cachés dans «l’enclos obscur» avec toute la cohorte des usurpateurs: ceux qui dualisent, ceux qui obstruent, ceux qui déchirent, ceux qui couvrent. Mais «l’ouvrier divin», Agni, est aidé par les dieux et il est conduit dans sa quête par le «rayon intuitif», saramâ, le chien céleste au flair subtil, qui le met sur la piste des «troupeaux volés» (étranges troupeaux, qui «brillent»). Et parfois une aurore fugitive éclate, puis tout s’efface; il faut avancer pied à pied, «creuser, creuser», lutter contre «les loups» qui se déchaînent plus on approche du repaire – Agni est un guerrier. Agni grandit par ses difficultés, sa flamme devient de plus en plus étincelante sous les coups de l’Adversaire, mais les Rishis ne disaient-ils pas: «La Nuit et le Jour allaitent tous deux l’Enfant divin»; ils disaient même que la Nuit et le Jour sont «deux sœurs immortelles ayant un même amant [le soleil]... communes, en vérité, bien que différentes par leur forme.» (1.113.2,3) Les alternances de nuit et de clarté se précipitent, arrive le Jour enfin, et «les troupeaux de l’Aurore»8 surgissent «éveillant quelqu’un qui était mort.» (1.113.8) «Le roc infini» de l’inconscient est brisé, le chercheur dé-couvre «le soleil qui demeure dans l’obscurité» (III.39.5), la conscience divine au cœur de la Matière... Tout au fond de la Matière, c’est-à-dire dans le corps, sur la terre, les Rishis s’étaient trouvés précipités dans la Lumière – cette même Lumière que d’autres cherchaient en haut, sans leur corps et sans la terre, dans l’extase –, c’est ce qu’ils appelèrent «le Grand Passage». Sans quitter la terre, ils avaient trouvé «la vaste demeure» qui est «la propre demeure des dieux», Swar, le monde solaire originel que Sri Aurobindo appelle le monde supramental: «Êtres humains [les Rishis soulignent bien qu’ils sont des hommes], ayant mis à mort celui-qui-couvre, ils traversèrent la terre et le ciel [la matière et le mental] et firent du vaste-monde leur demeure.» (1.36.8) Ils étaient entrés dans «le Vaste, le Vrai, l’Exact», Brihat, Satyam, Ritam, «la lumière qui n’est pas brisée», «la lumière qui est sans peur», car là il n’est plus de souffrance ni de fausseté ni de mort: c’est l’immortalité, amritam.


Tout est réconcilié. Le Rishi est «le fils des deux mères», il est le fils d’Aditi, la vache lumineuse, la Mère de l’infinie lumière, la créatrice des mondes, mais il est aussi le fils de Diti, la vache noire, la Mère de «l’infini ténébreux» et de l’existence divisée, car Diti, finalement, au bout de son apparente Nuit, nous donne le lait du ciel et la naissance divine. Tout est accompli. Le Rishi «tient d’un même mouvement les forces humaines et les choses divines» (IX.70.3), il a réalisé l’universel dans l’individuel, il est devenu l’Infini dans le fini: «Alors ton humanité deviendra comme l’œuvre des dieux, comme si le ciel de lumière était visiblement fondé en toi» (V.66.6) et, loin d’écarter la terre, il prie: «Ô divinité, garde pour nous l’Infini et prodigue-nous le fini.» (IV.2.11)

Le voyage s’achève. Agni a retrouvé sa totalité solaire, ses deux extrémités cachées. «L’œuvre inviolable» est accomplie. Car Agni est le lieu où le haut et le bas se rencontrent – et, en vérité, il n’est plus de haut, ni de bas; il n’est plus qu’un seul Soleil partout: «Ô Flamme, Tu vas à l’océan du ciel vers les dieux; Tu fais se rencontrer les divinités des plans, les eaux qui sont dans le royaume de lumière au-dessus du soleil, et les eaux qui demeurent en bas.» (III.22.3) «Ô Feu, ô divinité universelle, Tu es le nœud ombilical de toutes les terres et de leurs habitants, Tu diriges tous les hommes nés et Tu les portes comme un pilier» (1.59), «Ô Flamme, Tu fondes le mortel dans une suprême immortalité... Tu crées la félicité divine et la joie humaine.» (1.31.7) Car la Joie est le cœur du monde, elle est au fond des choses, elle est «le puits de miel couvert par le roc.» (II.24.4)

novembre




5 novembre 1961

(Mère préfère que nous ne nommions pas P. Richard dans notre livre sur Sri Aurobindo)

...J’ai fait tout ce que j’ai pu toutes ces années pour essayer de le tenir à distance. Il a un pouvoir – un pouvoir asourique terrible. Pour moi (c’est entre nous), je l’avais vu dès le commencement comme cela et c’est pour cela que je me suis liée à lui; je n’avais pas l’intention de l’épouser (ce sont seulement les affaires de sa famille qui ont rendu nécessaire le mariage), mais quand je l’ai rencontré, je l’ai reconnu comme une incarnation du «Seigneur du Mensonge»; c’est son «origine» (ce que, lui, appelait le «Seigneur des Nations») et en fait c’est celui qui a dirigé tout le cours des événements terrestres depuis les derniers siècles. Théon, lui, était...

Ce n’était pas un choix, c’était une décision du Suprême: je les ai rencontrés tous les quatre – les quatre Asouras. Le premier a été converti (c’est celui que les religions appellent Satan, l’Asoura de la conscience): il s’est converti et il a travaillé – il travaille encore. Le second s’est annulé dans le Suprême. Le troisième, c’était le Seigneur de la Mort (c’était Théon). Et le quatrième, le Maître du monde, c’était le Seigneur du Mensonge, et Richard était une émanation (ce qu’ils appellent en Inde des vibhoutis1).

Théon était le vibhouti du Seigneur de la Mort.

C’est une histoire admirable, un roman, tu sais, qu’un jour peut-être on dira... quand il n’y aura plus d’Asouras. À ce moment-là, on pourra en parler.

Mais enfin, lui, Théon, m’avait fait trouver le «Mantra de la Vie», le mantra qui donne la vie, et il voulait que je le lui donne, il voulait l’avoir – c’était une chose formidable! Et ce mantra était gardé dans un lieu.2 C’était le mantra qui donne la vie (ça peut faire renaître n’importe qui, mais ce n’est qu’une petite partie du pouvoir), et ce mantra était enfermé, scellé, avec mon nom dessus, en sanscrit. Moi, je ne savais pas le sanscrit à ce moment-là; lui, le savait. Il m’a emmenée dans cet endroit et je lui ai dit: «Il y a une sorte de dessin, ce doit être du sanscrit» (parce que je savais que les caractères étaient comme cela). Alors il m’a dit de reproduire ce que je voyais. Je l’ai reproduit. Et c’était mon nom, Mirra, écrit en sanscrit: c’était pour moi, il n’y avait que moi qui pouvais l’ouvrir. Il m’a dit (nous faisions cela en état cataleptique): «Ouvrez et dites-moi ce qui est là.» Alors il y a quelque chose en moi qui a su imédiatement, et j’ai dit: «Non.» Et je n’ai pas lu.

Je l’ai retrouvé quand j’étais avec Sri Aurobindo et je l’ai donné à Sri Aurobindo.

Mais c’est encore une autre histoire...

(silence)

N’est-ce pas, dès qu’on entre dans le monde occulte, c’est fantastique ce que l’on peut vivre et ce qui peut exister – ça viendra, plus tard, quand il sera temps de dire ces choses.

Voilà, mais enfin tu comprends que je ne tiens pas beaucoup à introduire Richard dans le livre, parce que le fait même de parler de lui l’accroche.3

Il avait été pasteur à Lille, en France, pendant peut-être dix ans – il avait beaucoup pratiqué –, mais il a laissé tout cela dès qu’il a commencé à étudier l’occultisme. D’abord, pour passer ses examens de pasteur, il avait dû faire de la philosophie théologique et il avait étudié toutes les philosophies modernes de l’Europe (il avait un cerveau métaphysique plutôt remarquable), puis je l’ai rencontré à propos de Théon et de la Revue Cosmique et c’est moi qui l’ai mené à la connaissance occulte. Après, il y a eu toutes sortes d’histoires très peu intéressantes... Il est devenu avocat pendant que nous nous connaissions (j’ai appris le Droit en même temps que lui, je pouvais passer l’examen!) Et les histoires de divorce ont commencé: il a divorcé d’avec sa femme, il avait trois enfants; il voulait s’occuper de ses enfants, il fallait qu’il ait une situation légale, et alors il m’a demandé si nous pouvions nous marier – j’ai dit oui. Toujours, toutes ces choses m’ont été totalement indifférentes. Mais enfin, quand je l’ai rencontré, j’ai su qui il était et j’avais décidé que je le convertirai – c’est cela. Toute l’histoire tourne autour de cela.

En fait, les livres qu’il a écrits (surtout le premier, L’Éther Vivant), c’est ma connaissance qu’il a mise en français (ma foi, en très beau français), mais c’était moi qui lui disais les expériences et il écrivait. Après, il a écrit Les Dieux (c’était incomplet: seulement un côté). Puis il est devenu avocat, il est entré dans la politique (c’était un orateur de premier ordre, il enthousiasmait son public) et on l’avait envoyé ici, en Inde, pour aider à l’élection d’un certain individu qui était candidat et qui ne pouvait pas se tirer d’affaire tout seul. Et comme il s’intéressait à l’occultisme et à la spiritualité, il a profité de l’occasion pour venir ici et pour chercher – il cherchait un «Maître», un yogi. Il est arrivé ici; la première chose qu’il ait dite au lieu de s’occuper de sa politique: «Je suis à la recherche d’un yogi.» On lui a dit: «Vous avez une chance carabinée (!) le yogi vient d’arriver.» Sri Aurobindo venait d’arriver. On a demandé à Sri Aurobindo: «Il y a un Français qui demande à vous voir...» Sri Aurobindo n’était pas très-très content, mais enfin la coïncidence lui a paru assez intéressante: il l’a reçu. C’était en 1910.

Quand Richard a eu fini son travail, il est revenu avec une mauvaise photographie de Sri Aurobindo et une impression tout à fait superficielle, mais le sentiment que Sri Aurobindo savait (l’homme, il ne l’avait pas compris du tout, il n’avait pas senti que c’était un Avatar, mais il avait senti qu’il avait la connaissance), je crois d’ailleurs qu’il a toujours gardé cette opinion parce qu’il disait toujours que Sri Aurobindo était un géant unique au point de vue intellectuel... mais enfin, qu’au point de vue spirituel, il n’avait pas beaucoup de réalisations! Une stupidité de ce genre (la même stupidité que celle de Romain Rolland). Alors, tu comprends, ma relation avec lui se situait sur un plan occulte qu’il est difficile de toucher. N’est-ce pas, il y a eu ici beaucoup plus excitant que tous les romans que l’on peut imaginer.

Mais c’était un homme...

Et il n’est pas mort, c’est encore un homme terriblement dangereux à cause de ce qui est derrière lui [le Seigneur du Mensonge]. Tu n’as pas enregistré ça?

Si.

Ah! non, il faut détruire tout cela. Si tu pouvais mettre seulement une note: «Paul Richard, qui avait rencontré Sri Aurobindo pour la première fois en 1910...» Et on peut dire que c’était un théologien, un écrivain théologien (quelque chose comme cela), qui explique le fait qu’il a poussé Sri Aurobindo à écrire.

Quand il est revenu, il m’a dit que, dès qu’il pourrait, il m’emènerait là-bas.

On a commencé la revue Arya au mois de juin 1914 et on a annoncé que le premier numéro sortirait le 15 août, le jour de la naissance de Sri Aurobindo, et je crois que la guerre a éclaté le 3 août. La guerre a éclaté avant que le premier numéro ait paru (ce renseignement-là est très intéressant). Le mois de juin, le 21 juin était le jour de l’anniversaire de Paul Richard,4 alors le 21 juin on a annoncé la parution prochaine de l’Arya, et le premier numéro devait paraître le 15 août. Et entre le 21 juin et le 15 août, la guerre a éclaté. Mais comme tout était prêt, nous avons publié tout de même.

J’ai écrit dans mon livre que Paul Richard lancerait simultanément à Paris une «Revue de la Grande Synthèse», est-ce vrai?5

Mais ce n’est pas vrai! Il n’a jamais été décidé cela, jamais! jamais. La revue Arya était bilingue: c’était une seule et même revue, une partie en français et une partie en anglais, mais publiée ici, à Pondichéry. Il n’a jamais été question de rien publier en France, c’est inexact. C’est absolument faux, c’est de la légende. On a publié cette revue moitié en français, moitié en anglais: c’est moi qui ai tout traduit, assez mal d’ailleurs.

J’ai remarqué, d’ailleurs, que dès que l’on parle de Richard, sans le savoir on est amené à dire des mensonges. C’est pour cela que je me garde de ce sujet terriblement.

Le français venait en premier, et le premier numéro commençait par Le pourquoi du monde. Richard avait mis le Désir comme origine du monde – ils étaient toujours en désaccord parce que Richard disait: «C’est le Désir», et Sri Aurobindo disait: «C’est la Joie qui est la force initiale de la Manifestation.» Alors Richard disait: «C’est Dieu qui a désiré se connaître Lui-même», et Sri Aurobindo disait: «Non, Dieu avait la joie de se connaître Lui-même.» C’était tout le temps comme cela!

Sri Aurobindo a continué à traduire.Quand Richard était au Japon, il a envoyé ses manuscrits, «Le pourquoi du monde» et «L’éternelle Sagesse», et Sri Aurobindo retraduisait en anglais.

Et au fond, pour Sri Aurobindo, cela a été un soulagement quand nous sommes partis (il l’a écrit à je ne sais qui, mais c’était d’une façon tout à fait superficielle), c’était un grand soulagement quand Richard est parti.

Parce que nous sommes retournés en France, puis il s’est fait réformer pour raison de santé (il a eu une maladie de cœur yoguique!) et la vie en France était impossible, et puis ma présence là-bas était dangereuse parce que les choses qui s’y passaient étaient monstrueuses – monstrueuses – et que, comme le dit Sri Aurobindo, assise dans ma maison toute seule, ça produisait des révolutions: il y avait des armées qui se révoltaient.6 Quand j’ai vu cela (moi, je ne voulais pas que les Allemands aient la victoire, c’était encore pire!) j’ai dit: «Il vaut mieux que je m’en aille.» Alors il a réussi à se faire envoyer au Japon (pour des raisons commerciales, c’est admirable!) comme représentant de certaines maisons (les gens n’avaient pas envie de voyager, c’était assez dangereux: on risquait d’aller au fond de l’eau; alors, quand nous nous sommes offerts, ils ont été contents et ils nous ont envoyés au Japon).

Et alors là (ça aussi, c’est un grand roman), Richard continuait à écrire, il envoyait ses papiers à Sri Aurobindo, puis, quand la Paix a été signée et que l’on a eu la possibilité de voyager, les Anglais ont déclaré que si l’on essayait de retourner en Inde, ils nous coffraient! Mais tout cela s’est arrangé tout à fait miraculeusement. Ça a presque fait des «incidents diplomatiques»: le gouvernement japonais avait décidé que si l’on nous mettait en prison, ils feraient des protestations auprès du gouvernement anglais (une histoire! on pourrait écrire des quantités de romans). Bref, Richard est revenu avec moi ici. Et c’est là qu’a commencé la tragi-comédie.

Un jour, je te raconterai cela. Fantastique! fantastique!

Et c’est certainement le pouvoir de Sri Aurobindo qui a fait que Richard a décidé de partir. N’est-ce pas, tout le temps, pendant douze ans, j’étais le «gourou» de Richard (c’est comme cela que notre relation se situait), mais quand on est revenu ici, je lui ai dit: «Moi, fini.» – J’ai essayé, je n’ai pas réussi à le convertir. Je n’ai réussi à rien et il faut demander à Sri Aurobindo. Et dès que Sri Aurobindo l’a pris en main, ça a été une autre histoire... Il n’a pas pu tenir le coup: il est parti.

C’était diabolique, n’est-ce pas. C’était devenu quelque chose de fantastique.

Il est parti.

Évidemment, c’était un homme qui avait une vie plutôt déréglée. Quand il est parti, il a d’abord séjourné dans l’Himalaya et il a fait le Sannyasin là, puis il est allé en France, et, de France, il est allé en Angleterre. En Angleterre, il s’est remarié: il était bigame! Moi, je ne m’en souciais pas naturellement (moins il apparaissait, mieux c’était), mais lui, cela le gênait un peu! Alors, tout d’un coup, un jour, j’ai reçu des lettres d’un avocat – des lettres officielles – pour me dire que «j’avais commencé un procès contre Richard, pour divorce.» Et la raison que «j»’avais donnée (j’avais un avocat là-bas! un avocat que je n’avais jamais demandé! je ne connaissais pas son nom ni son existence: il était «mon avocat»! c’était à Nice que se faisait le procès), j’accusais Richard de m’avoir abandonnée sans me laisser de quoi vivre!! (C’était moi qui avais toujours payé toutes les dépenses depuis le premier jour de notre rencontre, alors ce n’était pas nouveau! mais enfin.) Et naturellement, il ne pouvait pas plaider qu’il était bigame, il ne pouvait pas non plus me faire l’accuser d’être bigame parce que c’était vrai! Alors, paraît-il, il ne payait pas mes dépenses. Je ne lui réclamais rien non plus dans le procès, pas de pension – un peu incohérent, tout cela. Enfin, au bout de quelques mois, j’ai reçu l’avis que j’étais divorcée, ce qui était assez commode d’ailleurs – c’était commode pour la banque. J’avais toujours eu un contrat de mariage avec séparation de biens (parce que, lui, n’avait rien, c’était moi qui avais l’argent et je voulais être libre d’en faire ce que je voulais, mais pour cela, les Français sont impossibles (!) ils voulaient tout de même que le mari autorise la femme – la femme est mineure en France; je ne sais plus si cela continue mais elle était mineure, alors quoi qu’il arrive, il fallait que le mari contresigne, même si l’argent était à la femme et pas du tout au mari: elle ne pouvait pas en disposer; c’était ennuyeux). Au Japon, je m’étais tirée d’affaire (le banquier japonais, lui, trouvait que c’était stupide et il m’a dit de ne pas y faire attention), mais ici, à la Banque, ils sont embêtants. Alors c’était bien que ce soit fini.

Il s’est d’ailleurs encore remarié deux ou trois fois. Maintenant, il est père d’une nombreuse famille (je crois): il a des petits-enfants, peut-être des arrière-petits-enfants. Il est en Amérique. Quelqu’un m’avait dit qu’il était mort, mais moi je sentais qu’il ne l’était pas. Puis, tout d’un coup, E est arrivée me disant (elle était pleine d’admiration!) qu’elle avait rencontré Richard, qu’il savait prêcher aux gens d’une façon épatante...

Mais tu sais, il avait une vie!

Je n’aime pas parler de ces choses, ça ne m’intéresse pas. J’ai vécu toute ma vie, comme Sri Aurobindo l’a dit, absolument libre: je passais à travers les événements comme on regarde un cinéma. Je me regard vivre comme on regarde un cinéma. J’avais une vision intérieure, une volonté intérieure, j’avais ma raison intérieure de faire les choses, qui était un Ordre reçu et dont j’étais consciente, mais extérieurement, fantastique!... Naturellement ça ne pouvait pas être autrement.

Ici, à Pondichéry, les derniers jours auraient pu devenir tragiques (c’était impossible, n’est-ce pas). Le grand argument (il était parfaitement conscient de qui j’étais), il me disait: «Mais enfin, puisque tu es la Mère éternelle, pourquoi as-tu choisi Aurobindo comme Avatar – choisis-moi! Il faut que tu me choisisses, moi.» C’était l’Asoura qui parlait quand il parlait. Alors je souriais. Je ne discutais pas, je lui disais (riant): «Ce n’est pas comme cela que ça se fait!» Puis un jour, il m’a dit: «Ah! tu ne veux pas... (Mère fait un geste à la gorge), eh bien, si tu ne me choisis pas, voilà...» C’était un grand gaillard avec des mains formidables. Alors je suis restée bien tranquille et j’ai dit: My Lord, my Lord... [Seigneur, Seigneur...] comme ça, au-dedans: j’appelais Sri Aurobindo. Et je L’ai vu arriver comme cela (geste qui enveloppe Mère et immobilise tout). Alors les mains se sont relâchées.

Il y a eu des marques sur mon cou.

Après, un autre jour, c’était la même scène – toujours la même scène: il prenait tout le mobilier (ce n’était pas à nous, nous avions loué la maison avec le mobilier) et il commençait à le jeter par la fenêtre dans la cour!

Un roman...

(silence)

Mais tu comprends, ce n’était pas la lutte d’un homme contre un dieu: c’était la lutte d’un dieu contre un dieu. Et il est évident que quand il était comme cela, il avait un pouvoir FORMIDABLE, formidable! Il obligeait tout le monde à lui obéir. Mais c’était le Mensonge – et il prêchait une spiritualité ascétique, tu ne peux pas t’imaginer!7 Et à quel point il était convaincant! Et il ne pouvait pas voir un jupon sans... Garçons, filles, tout y passait!

Fantastique.8

Il avait écrit «le Seigneur des Nations»... Et moi, je le voyais, oh! je l’ai vu ce Seigneur des Nations. Et pendant l’autre guerre, la dernière [la seconde guerre mondiale], j’ai eu encore des relations avec lui, mais pas à travers Richard: directement. C’était le Seigneur des Nations, cet être qui apparaissait à Hitler. Ça, c’était fantastique!... Et alors, moi, je savais quand ils allaient se rencontrer (parce que, après tout, c’est mon fils! c’est cela qui était le plus comique) et une fois, je me suis substituée à lui et je suis devenue le dieu d’Hitler (!) et alors je lui ai conseillé d’attaquer la Russie – deux jours après, il attaquait la Russie. Mais sortie de «l’entrevue», je rencontre l’autre [le vrai] qui arrivait à l’entrevue! Il était assez furieux. Il m’a demandé pourquoi j’avais fait cela; j’ai dit: «Ça ne te regarde pas! Parce que c’était cela qu’il fallait faire.» Et alors il m’a répondu: «Tu verras. Je sais, je sais que tu me détruiras, mais avant d’être détruit, je ferai autant de décombres qu’on peut en faire, tu peux en être sûre.»

Alors je revenais de mes promenades nocturnes et je racontais cela à Sri Aurobindo.

Cette vie-là!... Les gens ne savent pas ce qui se passe. Ils ne savent rien – rien. Mais c’est fantastique.

Il y avait, de temps en temps, des gens qui étaient un peu conscients, comme quand je passais toutes mes nuits de la dernière guerre au-dessus de Paris pour qu’il n’arrive rien (pas intégralement, mais une partie de moi). Je planais. Plus tard, on a su que des gens avaient vu: il y avait comme une grande Force blanche, avec une forme indistincte, qui planait au-dessus de Paris pour que Paris ne soit pas détruit.

C’était une tension si constante pour Sri Aurobindo et pour moi, pendant toute la guerre, que cela avait complètement interrompu le yoga. Et c’était pour cela que la guerre est venue: c’était pour arrêter le Travail. Parce que, à ce moment-là, il y avait une descente extraordinaire du Supramental: ça venait comme ça (geste massif), une descente! C’était juste en 39. Puis la guerre est venue et a arrêté tout, net. Parce que si nous avions continué personnellement le travail [de transformation], nous n’étions pas sûrs d’avoir le temps de finir avant que «l’autre» ne fasse une bouillie de la terre, et alors ça aurait reculé toute l’Affaire pendant... des siècles. Il fallait D’ABORD arrêter ça, cette action du Seigneur des Nations.

Le Seigneur du Mensonge...

Tu ne crois pas qu’il va recommencer?

(silence)

X était convaincu que ça allait recommencer.

On essaie.

On essaie.

C’est ce que Sri Aurobindo avait dit: si on tient le coup jusqu’en 1967, alors ce sera fini... C’est possible.

Mais les «si»... Il y a un domaine où il n’y a plus de «si». Quand je ne suis plus ici, n’est-ce pas, quand JE suis «là-bas», il n’y a encore aucun signe de l’inévitabilité. L’endroit où X voit, c’est tout mélangé. J’ai eu un certain nombre de visions, mais pas LA vision de la guerre inévitable.

Ce n’est pas qu’ils n’essayent pas!


(silence)

Alors, petit, quand auras-tu fini?

??

Depuis le moment où j’ai su que Sri Aurobindo attachait de l’importance à ce livre, j’ai beaucoup regardé. Je t’ai dit ce que j’avais vu l’autre jour – je ne t’ai pas dit cela?... Tu m’avais demandé, on choisissait les photos, et tu avais choisi cette photo de la «méditation» [Sri Aurobindo sur son lit, après son départ]. Et avant,moi, j’avais vu la photo où il est jeune. Et au moment où je la voyais, Sri Aurobindo était là et il m’a tout d’un coup pris des millénaires en avant – je t’avais raconté ça. Et il m’a dit: The beginning of the legend [le début de la légende]. Alors j’ai compris que c’était cette photo qu’il fallait pour le livre.

Mais il est évident qu’il fait de ton livre le starting point [le point de départ] de tout ce qui se pensera et se dira et se fera sur le plan intellectuel, sur la terre. Mais je t’assure que je t’aide et il t’aide!

Il faut lui demander.

Si ça (Mère désigne la tête), ça pouvait se tenir tranquille! Il y a une grande tension là (les tempes). Si tu pouvais juste monter ta conscience de façon à recevoir l’indication quand tu as des problèmes à résoudre: tu reçois l’inspiration d’en haut. Et tu tiens ça tranquille-tranquille-tranquille (la tête) – c’est ça qui fatigue!

Tu sais, deux-trois minutes de silence font beaucoup, et ça ne prend pas de temps.

Tu n’as pas le temps, autrement j’aurais eu un problème à te poser... Ce sera pour une autre fois.9

Lequel?

Sur la découverte du Supramental dans le Véda et chez Sri Aurobindo. Il y a quelque chose que je ne saisis pas très bien.

Parce que, dans le Véda, ce n’est pas complet.

Non, ils en avaient eu un hint [aperçu], comme une vision de la «chose», mais il n’y a aucune preuve qu’ils l’aient réalisée. D’ailleurs, pour moi, il me paraît impossible que si ça a été réalisé, on ne retrouve pas ce qui était avant – il y aurait des traces. Et il ne reste pas de traces.

Parce que Théon savait aussi. Il savait, il appelait ça (je ne sais plus) «le nouveau monde», ou «la nouvelle création sur la terre et le corps glorieux» (je ne me souviens plus de sa terminologie), mais enfin il connaissait l’existence du Supramental, il en avait eu la révélation et c’était ça qu’il annonçait. Et il disait que ce serait PAR la découverte du Dieu intérieur; que c’était cela qui mènerait à la «chose». Et pour lui, comme je te l’ai dit l’autre jour, c’était une densité plus grande – ce qui paraît être une expérience correcte. Eh bien, de mon côté, j’ai fait des investigations et j’ai eu d’innombrables visions sur l’histoire de la terre, j’en ai parlé beaucoup avec Sri Aurobindo...

(silence)

D’après ce que Sri Aurobindo a vu, et que moi j’ai vu aussi, les Rishis avaient eu le contact, l’expérience (comment dire?...) une sorte de connaissance vécue de la chose, mais qui vient comme une promesse pour dire: «C’est ça qui sera.» Mais ça ne reste pas. C’est cela qu’ils ont eu. Et c’est une très grande différence avec la descente – ce que Sri Aurobindo appelle «la descente du Supramental» –, c’est-à-dire la chose qui vient et qui s’établit.

Parce que même quand j’ai eu cette expérience [la «première manifestation supramentale». le 29 février 1956], que le Seigneur a dit: «Le moment est venu», eh bien, ce n’était pas une descente complète: c’était la descente de la Conscience, de la Lumière, et d’une partie, d’un aspect du Pouvoir. Et imédiatement, ça a été absorbé dans le monde de l’Inconscience, qui engloutissait tout ça. Et ça a commencé à travailler depuis ce moment-là. Ça a commencé à travailler dans l’atmosphère. Mais ce n’était pas la chose qui vient et qui s’établit définitivement – d’ailleurs, nous n’aurons pas besoin de le dire parce que ce sera évident!

Mais l’expérience de 56, c’était encore un pas de plus, mais ce n’est pas... Ce n’est pas la chose définitive.

Et ce que les Rishis ont eu, c’était une sorte de promesse – une expérience individuelle.

Enfin, il y a un problème que je te poserai. Tu n’as pas le temps maintenant.

Tu ne veux pas me l’écrire?

6 novembre 1961

(Lettre de Satprem à Mère)

Douce Mère,

En lisant le Véda, j’ai cru comprendre que les Rishis, ayant trouvé le passage bloqué en haut (puisqu’ils tombaient en extase et perdaient prise sur leur corps), s’étaient mis en route par le bas pour trouver le Supramental.

Mais en lisant Sri Aurobindo, il m’a semblé comprendre que c’est l’inverse: il est d’abord monté tout en haut pour, ensuite, faire redescendre la Lumière en bas et ouvrir le passage; et que c’est la pression de la Lumière d’en haut qui ouvre les portes en bas, dans la Matière.

Je voudrais comprendre le processus.1

Avec tout mon amour

Signé: Satprem


(Réponse de Mère)

C’est en montant au sommet de la conscience par une ascension progressive qu’on s’unit au supramental. Mais dès que l’union est accomplie, on sait et on voit que le supramental est aussi au cœur de l’inconscient.

C’est alors qu’on a l’expérience qu’il n’y a ni haut ni bas.

Mais pour transformer la nature physique, c’est généralement en redescendant les degrés de l’être avec une conscience supramentalisée qu’on peut accomplir la transformation d’une façon permanente.

Rien ne prouve que les Rishis ont employé une autre méthode, quoique, pour effectuer cette transformation (s’ils l’ont jamais accomplie), ils ont dû nécessairement forcer le chemin par la lutte à travers les puissances d’inconscience et d’obscurité.

(Ms. de Mère, sans signature, au verso de la lettre du disciple)

7 novembre 1961

(A propos de la lettre que le disciple vient d’écrire à Mère au sujet du Véda:)

Ça m’a mise en face d’un problème...

C’est le procédé que tu demandes?

Mon impression, pour les Védas, ce n’est pas ce que tu dis, qu’ils sont arrivés, puis qu’ils sont entrés en transe, et qu’alors ils ont essayé l’autre moyen. Quand, moi, j’ai lu le Véda... enfin ce que Sri Aurobindo nous en traduit parce que, autrement, directement, je ne sais pas...

D’ailleurs ils ne disent rien.

Mon expérience, je la connais, je peux la dire en détail, et d’après ce que Sri Aurobindo m’a dit, pour lui c’était la même chose – quoiqu’il n’ait JAMAIS rien dit nulle part. Mais comme c’était mon expérience, j’ai l’impression naturellement que c’est le moyen le plus simple.

Il y a aussi ce que Théon et Madame Théon disaient (ils ne parlaient jamais de «Supramental», mais ils disaient la même chose que les Védas: le monde de Vérité qui doit s’incarner sur la terre et créer un nouveau monde; même ils reprenaient la vieille phrase des Évangiles: «Une nouvelle terre et de nouveaux cieux»,1 la même chose que les Védas d’ailleurs). Madame Théon avait eu cette expérience et c’est elle qui m’a, pas positivement appris, mais indiqué comment faire: elle sortait de son corps, puis elle était consciente dans le monde vital (avec beaucoup d’états intermédiaires, mais cela, c’était quand on voulait faire des investigations); du vital, on sortait dans le mental (on sortait du corps vital consciemment; on laissait son corps vital, qu’on voyait, et on sortait dans le mental); puis on laissait son corps mental et on sortait dans... ils employaient d’autres mots, une autre classification; enfin les mots étaient différents (je ne me souviens plus) mais l’expérience est identique. Et successivement, comme cela, elle sortait douze fois de son corps – douze corps l’un après l’autre. Elle sortait d’un corps et entrait dans la conscience du nouveau plan où elle se trouvait (elle était extrêmement «formée», n’est-ce pas, c’est-à-dire individualisée, organisée) et elle avait toute l’expérience de l’entourage et de ce qui se trouvait là, elle pouvait le décrire – et ainsi de suite, douze fois.

J’ai fait la même chose. J’arrivais même à le faire avec beaucoup de dextérité: je pouvais m’arrêter à n’importe quel plan, faire ce que j’avais à y faire, circuler là, voir, étudier, puis dire, noter ce que j’avais vu. Mais ma dernière étape, ce qui était juste avant le Sans-Forme (Théon employait presque la terminologie juive, du Suprême qui est sans forme: il l’appelait le «Sans-Forme», la dernière étape (de là on passait au Sans-Forme, c’est-à-dire qu’il n’y avait plus de corps à laisser: on était en dehors de la forme, même de toutes les formes de pensée – toutes les formes possibles étaient finies), et ça, il l’appelait le «pathétisme.» Un mot très barbare mais qui était très expressif. Dans ce domaine-là, on avait l’expérience de l’unité totale – l’unité dans quelque chose qui était l’essence de l’Amour; l’Amour étant une manifestation plus... il appelait toujours cela «dense» (il y a toutes sortes de «densités» différentes, et l’Amour était une expression plus dense de Ça). Ça, c’était le sens de l’Unité parfaite – unité parfaite, identité – et Ça n’avait plus du tout aucune forme qui corresponde aux mondes inférieurs. C’était une Lumière! une lumière presque parfaitement blanche, mais avec quelque chose qui ressemblait à un rose-doré (les mots sont grossiers). Cette Lumière-là et cette Expérience-là étaient vraiment merveilleuses – c’est inexpressible avec des mots.

Et alors, une fois que j’étais là (lui, disait qu’il ne fallait pas passer de l’autre côté parce qu’on ne revenait pas), mais une fois là, j’ai voulu passer de l’autre côté, et alors je me suis trouvée, d’une façon tout à fait inattendue et stupéfiante, en présence de ce qu’on pourrait appeler le «principe», un principe de la forme humaine: ça ne ressemblait pas à l’homme en ce sens que ça n’avait rien de ce que nous voyons, mais c’était une forme qui se tenait debout, juste à la frontière entre le monde des formes et le Sans-Forme, et c’était comme un étalon.2 A ce moment-là, on ne m’avait jamais parlé de cela et Madame Théon ne l’avait jamais vu – personne n’avait rien vu et rien dit. Mais j’ai senti que j’étais en train de découvrir un secret.

Après, quand j’ai rencontré Sri Aurobindo et que je lui ai parlé de cela, il m’a dit: «C’est sûrement le prototype de la forme supramentale.»

Je l’ai revu plusieurs fois ensuite, plus tard, et ça a été prouvé. Mais naturellement, tu comprends, une fois qu’on a passé la frontière, il n’y a plus de «montée» et de «descente»; c’est seulement au départ, pour sortir de la conscience terrestre jusqu’au mental supérieur, c’est là qu’on a l’impression de s’élever. Mais une fois qu’on a dépassé cela, il n’y a plus cette notion de s’élever: c’est une sorte de transformation intérieure qui se produit.

Et de là, je redescendais, reprenant mes corps l’un après l’autre – on a vraiment l’impression de la friction; que l’on reprend un corps et on rentre.

Quand on est tout en haut là-bas, on est en état cataleptique.

J’avais fait cette expérience à peu près en 1904 (je crois que c’était en 1904). Par conséquent, quand je suis arrivée ici, tout ça c’était du travail fait et du domaine connu, et quand il a été question de trouver le Supramental, je n’ai eu qu’à recommencer mon expérience, qui était très coutumière: je le faisais, on m’avait appris à le faire à volonté, par extériorisations successives. C’était un processus volontaire.

Quand je suis revenue du Japon et que nous avons commencé à travailler, lui, avait amené la lumière supramentale dans le monde mental et il était en train de vouloir transformer le Mental. Il m’a dit: «C’est curieux, c’est un travail sans fin! On a l’impression que rien n’est fait – tout est fait, et tout est tout le temps à refaire.» Alors je lui ai donné mon impression, à moi, qui venait de l’ancien temps, je lui ai dit: «Ce sera comme cela jusqu’à ce qu’on touche en bas.» Alors, au lieu de continuer à travailler dans le Mental, tous les deux (c’est-à-dire que c’était moi qui faisais l’expérience... comment peut-on appeler cela?... pratiquement, objectivement; lui, il avait l’expérience dans la conscience seulement, mais le corps ne participait pas, tandis que mon corps a toujours participé), tous les deux nous sommes redescendus presque imédiatement (en un ou deux jours ça a été fait) du Mental (en laissant le Mental dans l’état où il était, c’est-à-dire en pleine lumière mais pas transformé d’une façon permanente) dans le Vital, et ainsi de suite assez rapidement.

Il s’est passé une chose assez curieuse: quand on était dans le Vital, tout d’un coup, mon corps est redevenu jeune comme j’étais quand j’avais dix-huit ans!... Il y a un garçon qui s’appelait Pearson, un disciple de Tagore, qui avait vécu avec moi au Japon pendant les quatre ans et qui était revenu dans l’Inde, et il est venu me voir à Pondichéry;3 quand il m’a vue, il était stupéfait; il a dit: «Mais qu’est-ce qui vous est arrivé!» Il ne me reconnaissait pas. Ça n’a pas duré très longtemps, quelques mois seulement. A ce moment-là j’avais reçu de France de vieilles photographies et Sri Aurobindo a vu ma photo quand j’avais dix-huit ans; il m’a dit: «Mais voilà! vous êtes comme ça.» J’étais coiffée autrement mais j’étais revenue à dix-huit ans! Ça a duré quelques mois.

Puis nous sommes descendus dans le Physique – alors toute la difficulté a commencé.4 Mais nous ne sommes pas restés dans le Physique: nous sommes descendus dans le Subconscient, et du Subconscient dans l’Inconscient. Et on travaillait comme cela. Et c’est seulement quand je suis descendue dans l’Inconscient que j’ai trouvé la Présence divine, là, au centre de l’Obscurité.

Ce n’était pas la première fois parce que quand j’étais avec Théon (la deuxième fois avec Théon) et que je travaillais à Tlemcen, je suis descendue une fois voir (c’était quand il voulait me faire trouver le Mantra de la Vie), je suis descendue dans l’Inconscient total, non-individualisé, c’est-à-dire un Inconscient général, total. Et là, tout d’un coup, je me suis trouvée en présence de quelque chose qui s’est ouvert, qui était comme une voûte ou une grotte qui s’est ouverte (naturellement c’était seulement «comme»), et là, j’ai vu un Être de lumière irisée qui était couché, la tête sur la main, comme ça, et qui dormait. Toute la lumière autour de lui était irisée. Quand j’ai dit à Théon ce que je voyais, il m’a dit que c’était le «Dieu immanent dans le fond de l’Inconscience», qui, par ses radiations, lentement éveillait l’Inconscience à la Conscience.

Mais il s’est produit un phénomène assez remarquable: quand je l’ai vu, il a ouvert les yeux – il s’est éveillé. Il a exprimé que c’était le commencement de l’action consciente, éveillée.

J’ai eu bien des fois l’expérience de la descente dans l’Inconscience (tu te souviens, une fois, tu étais là, c’est arrivé ce jour-là, c’était à propos de l’Amour divin5). Mais cette expérience d’aller au fond de l’Inconscience et d’y trouver la Conscience divine, la Présence divine sous une forme ou une autre, c’est arrivé très souvent.

Mais je ne peux pas dire que, pour moi, le procédé soit de descendre là, comme tu l’écris. Ce n’est le procédé que quand on a déjà pris conscience et qu’on s’est identifié; alors on ramène la Force (comme dit Sri Aurobindo: «on la fait descendre»), on ramène la Force pour transformer. Et alors, avec l’action de transformation, on pousse [la Force en bas, comme une foreuse]. Et là, tout ce que les Rishis décrivent est absolument vrai: cette bataille formidable, de chaque pas – il semblerait impossible de livrer cette bataille si on n’avait pas eu l’expérience de la jonction en haut.

Ça, c’est mon expérience – je ne dis pas qu’on ne puisse pas en avoir d’autres. Je ne sais pas.

La prise de conscience du Divin dans l’Inconscient, on peut l’avoir assez vite (en fait, je pense que dès qu’on a trouvé le Divin au-dedans de soi, on doit pouvoir y arriver). Mais est-ce que ça vous donne le pouvoir de transformer directement? Est-ce que la jonction directe du suprême Conscient avec l’Inconscient (parce que c’est cela, l’expérience), est-ce que ça donne le pouvoir, comme ça, sans intermédiaire, de transformer l’Inconscient? – Je ne le pense pas. Simplement, je n’en ai pas l’expérience. Parce que tout ce qui se passe maintenant, comme je l’ai décrit, est-ce que ça aurait pu se passer si je n’avais pas eu tout cela derrière moi, toutes ces expériences? – Je ne sais pas, je ne peux pas dire.

Une seule chose est certaine, c’est que dès qu’on a dépassé l’atmosphère terrestre et qu’on est au-delà du mental supérieur le plus «supérieur», cette sensation de «haut» et de «bas» disparaît, tout à fait. Ce sont comme des renversements intérieurs (Mère retourne sa main), mais pas des mouvements d’ascension et des mouvements de descente.

Je pense que c’est seulement quand on essaie de voir et de comprendre avec la conscience mentale, même le mental supérieur, que le problème se pose.

Je te dis cela parce que dès que j’ai eu ta lettre, j’ai répondu ce que je vais te lire, puis je me suis trouvée tout de suite en présence de quelque chose que je ne pouvais pas formuler et qui vous donne naturellement l’impression de quelque chose que l’on ne sait pas (je ne savais que mon expérience). Alors j’ai fait la chose habituelle: le «blanc» tourné vers la Vérité, et j’ai interrogé Sri Aurobindo et par-delà, en demandant que, s’il y avait quelque chose à savoir, ce me soit dit. Puis j’ai laissé ça, je ne m’en suis plus occupée. Et c’est seulement aujourd’hui comme je venais ici qu’il m’a été dit (je ne peux pas employer le mot «dit»), enfin ce qui m’a été communiqué, c’était que la différence entre les deux procédés [celui des Rishis et celui de maintenant], la question que tu poses, est une différence purement subjective dans l’enregistrement de l’expérience. Je ne sais pas si je peux me faire comprendre... Il y a «quelque chose», qui est l’expérience et qui sera la Réalisation, mais ce qui paraît être un procédé, pas opposé mais en tout cas différent, c’est simplement une notation mentale subjective d’une expérience unique. Tu me suis?

Voilà ce qui m’a été dit.

Maintenant, je vais te lire ma réponse – c’est la première réaction (quand quelque chose vient, je reste immobile, puis j’ai une première réaction qui vient d’au-delà de ma tête; mais c’est seulement comme le premier son qui répond, et si je reste attentive, il y a des choses qui viennent après – ce qui vient après, c’est ce que je viens de te dire). J’ai écrit ça d’après mon expérience propre et d’après ce que Madame Théon m’avait dit et ce que Sri Aurobindo m’a dit, c’est là-dessus que j’ai noté la réponse imédiate. (Mère lit:)

C’est en montant au sommet de la conscience par une ascension progressive (c’est ce que je voulais dire tout à l’heure par «quitter le corps», mais là, je ne voulais pas entrer dans les détails) qu’on s’unit au Supramental. Mais dès que l’union est accomplie, on sait et on voit que le Supramental est aussi au cœur de l’Inconscient. C’est alors qu’on a l’expérience qu’il n’y a ni haut ni bas. Mais pour transformer la nature physique, c’est généralement (j’ai souligné pour dire que je ne voulais pas affirmer d’une façon absolue) en redescendant les degrés de l’être avec une conscience supramentalisée qu’on peut accomplir la transformation d’une façon permanente. (L’expérience, on peut l’avoir de toutes sortes de façons, mais ce que nous voulons faire et ce dont Sri Aurobindo a parlé, c’est un changement qui ne se défera plus, qui persistera, qui sera une chose durable comme le sont les conditions terrestres actuelles. C’est pourquoi je mets: «la transformation d’une façon permanente.») Rien ne prouve que les Rishis ont employé une autre méthode, quoique, pour effectuer cette transformation (s’ils l’ont jamais accomplie), ils ont dû nécessairement forcer le chemin par la lutte à travers les puissances d’inconscience et d’obscurité.

Oui, ce qu’ils décrivent, c’est l’expérience que l’on a dès qu’on descend dans le Subconscient (et une expérience continue): toutes ces batailles avec les êtres qui ont caché la lumière et tout ça, c’est une description absolument vivante. Toutes ces expériences-là, je les avais tout le temps à Tlemcen et je les ai eues ici avec Sri Aurobindo quand nous avons fait le travail, et je les ai encore maintenant – ça continue agréablement!

Ça, dès qu’on descend là-dedans, c’est cela: il faut lutter avec tout ce qui ne veut pas changer – qui domine le monde et qui ne veut pas changer.

Tu négligeras les fautes d’orthographe!

Maintenant, s’il y a autre chose que tu veux demander? peut-être que ça viendra...

(silence)

L’impression que j’ai eue très fortement après avoir lu ta lettre, c’est que le problème se posait pour toi de cette façon parce que tu le considérais sur un plan mental, et que ça n’existe que sur le plan mental – si on sort de là, il n’y a plus d’opposition ni de problème. Tu sais, ces choses-là sont ténues: dès qu’on veut les formuler, ça échappe – la formule déforme.

Ce que je veux dire, c’est que cette conscience supramentale, ce n’est pas nécessairement quelque chose que l’on a en transe, dans un autre monde...

Non.

C’est quelque chose que les Rishis (si j’ai bien compris) ont réalisé les yeux grands ouverts, dans la vie quotidienne.

Ça, je ne sais pas comment ils faisaient...

Mais moi, je ne l’ai jamais eue en transe! Et Sri Aurobindo ne l’a jamais eue en transe – nous n’avons jamais eu de transes tous deux! Je veux dire la transe qui fait qu’on perd le contact avec le corps. Il le disait toujours. Et la première chose quand nous nous sommes rencontrés, j’ai commencé par lui dire: «Mais enfin, tout le monde parle de transe et de samâdhi et de toutes ces choses, mais je n’ai jamais eu cela! je n’ai jamais perdu conscience.» – «Ah! m’a-t-il dit, eh bien, c’est comme moi!»

Et ça dépend du degré de développement. C’est ce que Théon disait: «On entre en transe seulement quand il y a des joints qui manquent.» Pour lui, n’est-ce pas, on était fait comme d’innombrables petits «ponts» et il y a des zones intermédiaires, et il disait: «Si vous avez une zone intermédiaire qui n’est pas développée, c’est-à-dire une zone où vous n’êtes pas conscient parce que ce n’est pas individualisé, alors, à travers cela, vous êtes en transe», la transe est le signe de la non-individualisation, c’est-à-dire que la conscience n’est pas éveillée et alors vous entrez en transe, votre corps entre en transe. Tandis que si votre conscience est complètement éveillée, vous pouvez être assis, garder tout le contact avec les choses et avoir toute l’expérience – je sortais de mon corps sans qu’il y ait aucune nécessité d’entrer en transe; c’était quand il voulait me faire travailler qu’il y avait transe. Alors, c’est un autre «business», mais c’était parce que la force vitale devait sortir (ce n’était pas la conscience: c’était la force vitale), et je travaillais. Et là, il est nécessaire que le corps entre en transe. Mais même cela... Très souvent, par exemple, quand je suis appelée et que je vais répondre pour faire quelque chose, évidemment mon corps s’immobilise, mais il n’est pas en transe: je peux être assise, je peux être même au milieu d’un geste et m’immobiliser pendant quelques secondes.6 Mais ce que je faisais avec Théon, c’était un autre genre de travail, et ça durait une heure – c’était d’ailleurs un travail assez périlleux. Mais c’était l’énergie vitale du corps qui sortait: tout-tout sortait, comme quand on meurt (c’est d’ailleurs comme cela que j’ai fait l’expérience de la mort).

Mais ça, ce n’est pas nécessaire pour avoir toutes ces expériences-là, pas du tout – Sri Aurobindo n’avait jamais eu cela (Théon, lui, n’avait pas d’expériences: c’était Madame Théon qui avait toutes les expériences pour lui – Théon avait seulement la connaissance). Et Sri Aurobindo, lui, m’a dit qu’il ne lui était pour ainsi dire pas arrivé d’entrer dans l’inconscience du samâdhi – pour lui, tous ces domaines-là étaient des domaines conscients; il restait assis sur son lit ou dans un fauteuil, et puis il avait toutes les expériences.

Naturellement, il est préférable (c’est une question de sécurité), il est préférable d’être dans une position confortable. Si, par exemple, on s’amusait à faire des choses comme cela debout, comme je l’ai vu faire, c’est dangereux. Mais si on est tranquillement étendu, on n’a pas besoin d’être en transe.

Je crois, d’ailleurs, d’après ce qui m’a été rapporté (pas physiquement), je crois bien que les Rishis pratiquaient la transe. Seulement je suppose qu’ils voulaient obtenir ce dont Sri Aurobindo parle: une transformation physique, du corps physique, qui permette de vivre cette conscience au lieu de vivre la conscience ordinaire – l’ont-ils jamais fait?... Je n’en sais rien. Parce que le Véda raconte simplement ce que les forefathers have done [ce que les ancêtres ont fait]. Alors qu’est-ce que c’est que ces forefathers?

Mais cette conscience supramentale, c’est quelque chose qui doit se trouver dans le corps, tout de même?7

Mais quand on a ces expériences, par exemple les expériences que j’ai eues dans le physique subtil, le corps, oui, était en transe à ce moment-là – mais la partie qui a l’expérience n’a pas du tout l’impression d’être diminuée de quelque chose, qu’il lui manque quelque chose. Elle a l’expérience avec une plénitude de vie, de conscience, d’indépendance, d’individualité. Ce n’est pas comme quand on sort dans une transe pour faire un travail et qu’on se sent lié à son corps – ce n’est pas cela: le corps n’existe plus! C’est quelque chose qui n’est plus là, qui n’a même pas de raison d’être: quand on le reprend, on est embêté, c’est-à-dire qu’on a l’impression: «Qu’est-ce que c’est que ce fardeau inutile!» Par conséquent, si cette expérience-là devient permanente, on vit dans un monde qui est aussi concret, aussi réel et aussi tangible que notre monde physique, avec les mêmes qualités de durée, de permanence, de stabilité.

C’est très difficile à exprimer, parce que dès que nous notons...

Quand on a l’expérience, on est libre (n’est-ce pas, à ce moment-là, comme je le dis, le corps n’existe plus, n’a plus même de raison d’être, on n’y pense plus, ça n’existe pas), et on a tout un fonctionnement objectif aussi concret – plus concret! plus concret parce qu’on a une perception de connaissance qui est beaucoup plus claire, plus tangible que notre perception physique: notre façon de comprendre est toujours fumeuse en comparaison. Ce n’est pas le même phénomène que de partir en transe et d’être lié à son corps, de dépendre de lui pour s’exprimer, etc.

Mais quand on veut transcrire, il y a une espèce de travail [d’adaptation] qui se produit, et la première impression quand on revient, c’est qu’il n’y a même pas moyen de dire! Ça ne correspond à rien.8

12 novembre 1961

(Mère improvise à l’harmonium pour «dire» quelque chose, ou peut-être pour calmer l’énervement du disciple, puis Elle enchaîne:)

Sri Aurobindo me disait: «Il a mal à la tête [Satprem], il est fatigué parce qu’il veut faire un travail inutile.»

Ce n’est pas de moi, ce n’est pas moi qui ai pensé comme cela: ça m’est venu plusieurs fois. Alors j’ai pensé que, peut-être, après tout, c’était l’inspiration qui venait et il veut lutter contre l’inspiration. Et c’est cela qui serait la cause de la fatigue – c’est plus que suffisant!

Par exemple, tu vois: pendant quatre-cinq jours, je me suis battu, je n’arrivais pas à trouver. Eh bien, ce matin... J’étais fâché hier, j’étais fâché après toi...

(Mère imperturbable) Oui.

... Parce que ça ne venait pas.

Oui (riant), ça m’est égal!

Eh bien, ce matin, tu vois...

C’est bien venu. Après t’être fâché, c’est bien venu!

Non, c’est simplement la question de relier certaines choses.

Mais est-ce que c’est nécessaire, de «relier»? Ça, j’ai des doutes. L’idée de relier était une idée extrêmement mentale.

Non, mais «relier» ce n’est pas cela que je veux dire, c’est... oui enfin. Par exemple, ce qui est venu ce matin (je crois) m’a montré qu’effectivement il y avait quelque chose à changer. J’ai cette impression-là...

(Mère hoche la tête)

Et dans toute cette fin, il y a comme cela une vingtaine de pages où il y a des choses à mettre au point. Ça tient à des détails. Simplement, si je trouvais le petit détail, tout s’arrangerait.

Tu n’as pas un exemple?... Tu n’as pas apporté ton texte?

Non, ce sont simplement des bouts, comme un puzzle, des morceaux qui ne sont pas en place. Alors tu comprends, comme c’est venu d’une façon très fragmentaire, j’ai été obligé de faire des répétitions, des liens. Et c’est cela qui ne va pas, c’est cela qui me montre qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Parce que si c’était bien ça, il n’y aurait pas de répétitions.

Tu n’as rien apporté?

Si, j’ai certaines choses là, si tu veux...

Quoi?

(Sans enthousiasme:) Tu veux que je te lise des choses?

Oui, lis-moi.

(Sans conviction:) Oui, je peux te lire.

(après lecture)

Pour moi, ça arrive tout le temps: ça sort, tzzt! comme ça, absolument comme un coup de fleuret. Autrement rien ne vient.

Ça me semble un moyen d’expression très pauvre (l’écriture).

Mais enfin les gens ne comprendraient pas. Il faut (riant) faire une concession à la condition terrestre actuelle.

Parmi tous les moyens d’expression, cela me semble le plus pauvre.1

Peut-être.

Peut-être parce que c’est celui qui a le plus de prétention à être précis. Alors naturellement, tout devient si petit! C’est cette impression de pauvreté, d’absence d’un contenu profond.

Pourtant, dans les temps védiques, ils disaient: “Le Mot” – le Mot qui crée.2 C’est l’idée du mantra. Enfin on ne peut pas écrire un livre avec des mantras!

???

Ce serait intéressant si on pouvait – c’est justement mon idée quand je dis: pas de liens, pas de suite logique, pas de choses continues qui sont toujours-toujours mentales. Une inspiration, une intuition, une révélation, ça vient toujours comme ça: ploff! Et puis ça laisse des tas de choses inédites, ou pas dites, pour qu’on puisse remplir avec l’expérience spirituelle.

Si on commence à expliquer, ça tombe par terre – c’est absolu.

Et alors, je me suis demandé si, après tout, dans ton livre, il n’y a pas beaucoup de ces révélations qui ne doivent pas être expliquées: on laisse à la capacité de chacun de rêver là-dessus, de remplir les trous avec son imagination.

Après tout, ce serait très intéressant comme travail: un stimulant pour les capacités intuitives des gens au lieu de leur mâcher le travail, de les prendre tous pour des ânes et il faut miam-miam-miam-miam, pour qu’ils puissent digérer!

(silence)

J’ai l’impression... Tu sais, c’est quelque chose que Sri Aurobindo essaie de me faire comprendre et cela me donne une très forte impression que tu es en train de te créer une difficulté inutile, et que si tu... tu renonçais à quelque chose (je ne sais pas quoi), tout d’un coup: ah! mais c’est fait, tout est fait, ça y est!

Ce serait l’affaire de peut-être quelques minutes. En tout cas, pas plus de quelques jours. Et ce serait tout fini. Et original. Ça, c’est surtout l’impression que ce serait quelque chose de nouveau, d’original, d’inattendu – c’est cela qu’il faut: quelque chose d’inattendu, qui ne soit pas comme ce que l’on a fait avant. Tout d’un coup. Au risque... d’être un peu ahurissant – ça, ça ne fait rien! Ça ne fait rien. Justement avec toutes ces images [les illustrations du livre], ce sera toujours accessible à tout le monde. Ça, c’est revenu et revenu, et surtout chaque fois que tu exprimes cette fatigue, cette difficulté, c’est toujours comme si Sri Aurobindo me disait: «Mais naturellement! il est en train de se buter contre quelque chose qui ne doit pas être!»

(Riant) C’est peut-être pour cela que tu étais fâché contre moi! Parce que j’insiste! Là-haut [dans la chambre de Mère, pendant le japa], tout le temps, tout le temps ça vient comme cela: «Mais franchis le pas! Saute l’obstacle, franchis le pas, passe de l’autre côté.» Ça vient tout le temps, tout le temps.

N’est-ce pas, ce que tu m’as lu, partout où c’était un jet de quelque chose qui tombait d’en haut comme cela, c’est très bien. Et puis tout d’un coup, il y a quelque chose en moi qui commence à... (les mots sont beaucoup trop gros), qui commence à s’ennuyer ou à être fatiguée (c’est beaucoup trop gros, c’est seulement un tout petit malaise). Alors je m’aperçois toujours que c’est parce que ce sont des «explications». Ça devient embêtant – j’exagère.

Au fond, on dit toujours trop. Toujours trop.3

L’art de bien écrire, c’est de savoir se taire. Les choses que l’on ne dit pas sont beaucoup plus importantes que celles que l’on dit.

16 novembre 1961

Au milieu de ma marche, j’entre en transe! Une chose qui ne m’arrivait jamais. Je me trouve debout, comme ça, immobilisée, absolument entourée de lumière blanche, dans un silence total, et complètement rien dans la tête – rien.

Et comme il est assez dangereux d’être dans cet état debout, je me mets sur mon lit, et puis ça continue: je n’entends plus rien, je ne vois plus rien, que cette lumière blanche. Il n’y a plus une pensée, plus une idée dans ma tête, rien du tout. Au point que quelqu’un peut entrer (à condition qu’il ne fasse pas de bruit), je ne le sais pas; c’est seulement parce que je sens la pression de la force de quelqu’un qui m’observe (ça, je le sens), alors j’ouvre les yeux et je vois, en effet, quelqu’un là.

Mais le travail, mon petit, je ne peux pas. Je ne peux pas travailler. Même les choses les plus simples dont je dois me souvenir, je ne me souviens pas! Alors je voulais te dire quels étaient mes jours libres mais je ne me souviens plus.

Mais ça donne une acuité de perception de ce qui est derrière, extraordinaire. Par exemple, je viens de voir ces enfants1

(ce sont tous des enfants que je connais plus ou moins), et je vois, je vois leur nature intérieure (pas avec des images), je le vois d’une façon beaucoup plus claire que d’habitude. La perception intérieure est très aiguë, de ce que les gens sentent et pensent, au point que je vois cela plus que leur apparence physique.

Mais travail, rien. Ah, si: je traduis La Synthèse, et ça me paraît beaucoup plus facile. Je vais plus lentement, il y a une sorte de tension qui a disparu; et le sens me paraît beaucoup plus évident encore que d’habitude. C’est-à-dire que je suis intériorisée, voilà.

Mais au point de vue extérieur, c’est lamentable! Il y a une accumulation de lettres que je ne lis pas; je ne réponds pas aux gens, j’oublie tout – je ne cherche pas à me souvenir. Je ne vaux rien au point de vue extérieur.

Ça durera ce que ça durera.

Et naturellement, comme toujours, il y a une accumulation de gens, de visiteurs, qui demandent à me voir. C’est toujours comme cela, cette contradiction extérieure est toujours là.

Ce n’est pas à un jour près.

Je suis déjà en retard... (Mère se lève en hâte)

23 novembre 1961

Je vais te jouer dix minutes de musique.
J’ai fait un vœu de silence.
C’est très bien, ça fait du bien!
Donne-moi un petit tabouret.1

(musique)

décembre




16 décembre 1961

(Mère arrive avec un rouleau de papier)

Voilà mon machin «originel» – pas original.

C’est pour le premier janvier.1

Un jour... (je suis en train de traduire le dernier livre de La Synthèse des Yoga, «la perfection de soi» – ça vous plonge dans des abîmes...) et un jour (je crois que je te l’ai dit), j’ai eu la vision de l’écart entre, même pas ce qui doit être parce que ça, probablement, nous n’en avons pas la moindre idée, mais ce que l’on voudrait être, ce que l’on conçoit, et puis ce qui est – c’était si affreux! que le corps s’est mis, oh! dans une... à la fois une angoisse, une horreur, et puis une intensité d’aspiration, et une prière. N’est-ce pas, l’impression que c’était tellement formidable: «Est-ce que c’est possible?»

C’était comme cela.

Alors j’ai pris un crayon pour calmer ce corps, et j’ai écrit. J’ai écrit: «Mon être a soif (à dire vrai, je voulais écrire «ce corps a soif») de perfection, non pas cette perfection humaine (il faut te dire que toutes les choses que je traduis s’accompagnent au fur et à mesure d’un ensemble de circonstances extérieures qui sont évidemment arrangées en détail pour illustrer cette traduction: tout un ensemble de circonstances, assez déplaisantes d’ailleurs, mais qui servent d’arrière-fond et d’illustration en même temps. C’est cela qui avait amené cette angoisse)... «Ce corps a soif de perfection, non pas cette perfection humaine qui est une perfection de l’ego (j’avais le sentiment que tout ce que les êtres humains conçoivent comme perfection, c’est tellement clairement l’ego qui veut se magnifier pour sa plus grande gloire)... Non pas cette perfection humaine qui est une perfection de l’ego et barre le chemin à la perfection divine, mais une perfection (ces «perfections» répétées, c’est exprès: c’est comme une litanie)... mais une Perfection qui puisse manifester sur terre la Vérité éternelle.»

C’était ce besoin-besoin... Toutes les cellules du corps commençaient à vibrer comme ça, à s’intensifier dans une vibration – c’était une nécessité, n’est-ce pas, c’était beaucoup plus qu’un besoin: une nécessité de vibrer à l’unisson de la Vérité. C’était comme si la vibration de la Vérité était perçue par les cellules, et alors tout le corps était dans un état de tension complète – ce n’était pas «tension» au sens ordinaire, c’était comme quand on... on essaie d’accorder une note pour qu’elle soit juste. C’était ça. C’était trouver l’accord juste de vibration avec la Vibration de la Vérité.

Mais ça, on ne peut pas le mettre sur le papier!

J’ai laissé cette note, je n’en ai rien fait (parce que c’était extrêmement intense), et je l’ai mise là, de côté. Et puis, tout dernièrement, on a parlé du premier janvier. Je me suis dit: «Diable! mais qu’est-ce que je vais leur dire?» (j’ai l’habitude de leur lire quelque chose). Qu’est-ce que je vais leur lire?... J’ai pensé à ce texte: je vais changer un peu ce griffonnage, je vais «l’humaniser» (!) le faire descendre de quelques échelons (souriant), et puis ça ira. Alors j’ai écrit: notre être a soif de perfection..., etc.» Dans l’expérience, c’était seulement le corps, tu comprends (l’autre était déjà très bien), c’est ce corps qui est dans cet état. Tout le reste est très content – très content, dans une joie et une eurythmie perpétuelles, comme ça (geste comme de grandes ondes), avec le sentiment de l’Amour divin (pas en tant qu’Amour... je ne sais pas comment dire). Cet Amour qui n’a pas d’objet et qui n’est ni «origine», pour ainsi dire, ni «reçu» – qui n’a pas d’objet, pas de cause et pas d’origine. C’est ce sentiment qu’on flotte dans quelque chose.

Tout ça, ça va. Mais le corps est misérable.

Seulement, pour les gens, si je leur dis ça, ils ouvrent des yeux ronds! Ça n’a pas de sens pour eux – déjà, pour eux, avoir l’idée qu’il y a une perfection quelque part, qu’on peut l’attraper, c’est... c’est beaucoup! Alors j’ai mis:

«Notre être a soif de perfection,We thirst for perfection, not this human perfection which is the perfection of the ego and bars the way to the divine Perfection, but that one perfection which has the power to manifest upon Earth the eternal Truth.»2

En anglais, c’est mieux: C’est plus fort. Parce que c’est venu en anglais d’abord, puis j’ai «rabiboché» mon français!

(silence)

L’état de flemme aiguë continue!

Enfin, voilà mon petit... nous n’avons rien fait.

Il y a ce Bulletin.

Tu as apporté quelque chose?

Le Bulletin, si ça t’amuse?

Tu veux un peu de musique, non?

(A mi-voix:) Oui.

Ah! voyons, nous allons jouer aux préférences! Qu’est-ce que tu préfères? Franchement, tout à fait franchement?

A quel point de vue?

Bulletin ou musique.

Ah! ce que je préfère?

Ou-ui!

Eh bien évidemment... Sérieusement, c’est le Bulletin, et «comme ça» c’est la musique.

Ah! c’est ça! Mais «sérieusement», ça fait rien! Ça, c’est le sens du devoir (rires). Je n’appelle pas ça préférer!

(Mère se lève pour aller à l’harmonium) Entre nous, ce que j’appelle préférer, c’est... c’est cette espèce d’inclination de l’âme, comme ça, qui est très... très tranquille – qui a l’impression que ce serait mieux. Mais moi, je crois – je te le demande mais je sens que c’est la musique! (rires)

Ça [le Bulletin], c’est un peu barbant, non?

Non, ce n’est pas barbant! C’est autre chose.(Riant)

Le sens du devoir, il n’y a rien de plus embêtant que le sens du devoir!

(Mère se met à l’harmonium, joue, puis se retourne à demi sur son tabouret pour raconter:)

Je ferme les yeux (c’est comme ça que j’entends le mieux) mais alors, quelquefois, mes doigts se trompent: ils glissent. Parce que je vois... avec d’autres yeux, et alors quand ça marche comme cela et que je vois, la musique vient beaucoup mieux. Quand j’ouvre les yeux, ça ne vient pas. Quand j’entends clair-clair, c’est toujours avec les yeux fermés. Mais mes doigts, ici, glissent.

Ça vient tout le temps, tout le temps (Mère dessine de grandes ondes). Il y a quelqu’un qui me joue. Et alors si les mains sont TOUT À FAIT dociles, ça va bien.

Mais il suffit d’une toute petite, toute petite hésitation, là, alors les doigts glissent et ça fait une fausse note.

Et maintenant c’est tout déclenché et ça vient comme ça (geste, comme un ruissellement d’ondes)
.
Et ça dit tout le temps quelque chose.

Je ne sais pas OUI vient.

L’année dernière, il y avait un conflit entre Krishna d’un côté, qui voulait (il venait, je le voyais), qui jouait, et puis quelqu’un qui était comme un esprit venant de Shiva, et ils se disputaient tous les deux tout le temps! L’un voulait que ce soit comme ça, et ça avait des colorations roses, et l’autre voulait que ce soit comme cela, et ça avait toutes les colorations bleues et argentées. Et puis tout d’un coup, quand je jouais (en fait quand j’ai joué la dernière fois, ça partait tout avec Krishna, ça marchait très bien), lorsque tout d’un coup est venu comme un coup de poing, tu sais, comme ça (geste qui frappe le bras), vrram! et puis j’ai perdu complètement l’équilibre – vraiment j’ai failli...

Moi, je suis là à regarder, je m’amuse beaucoup! C’est très intéressant.

(A Sujata) Tu vois, j’ai presque une marque au bras!

Mais elles sont un peu trop conscientes, mes mains: de temps en temps leur propre conscience s’infiltre et ça fait du grabuge! Je ne suis pas assez médium (!) Si j’étais médium, ce serait beaucoup mieux.

(Mère laisse courir ses mains sur le clavier)

Il y avait là une main... et deux sortes de trompettes, qui faisaient 0-0h! (Mère joue)

C’est très intéressant.

(Mère fait mine de se lever)

Voilà. Maintenant on n’a rien fait – il n’y a rien de plus agréable que de ne rien faire!

(Puis Elle se remet à jouer longtemps et se ressaisit)

Voilà. Bon.

Notre prochain moment de paresse, quand est-ce? (rires)

Oh! on peut s’amuser, non?

C’est monotone là (geste derrière la porte, les gens qui attendent).

Il faut s’amuser un peu.

Je ne sais pas si ça vous amuse, mais en tout cas, moi, ça m’amuse!3

18 décembre 1961

(Lettre de Satprem à Mère)

Douce Mère,

Une longue lettre de l’éditeur.

Il n’a rien compris, rien senti à ce livre qu’il trouve «trop abstrait». Bref, ils n’accepteraient le livre qu’avec de considérables modifications et «explications».

Que ta volonté soit faite

Avec amour

Signé: Satprem


Note-réponse de Mère jointe à la lettre de Satprem

C’était à prévoir.

Mais tu ne vas pas abîmer ton livre pour le leur rendre digestible.

Nous le publierons ici en supprimant les images inutiles. Quel ques-unes seulement rendront le livre plus intéressant.

Je suppose que tu pourras leur rendre leur argent et annuler le contrat – en te réservant le droit d’imprimer le livre en changeant la présentation pour éviter toute confusion avec leur collection.

20 décembre 1961

*(Le disciple lit à Mère quelques extraits de la lettre qu’il vient de recevoir de son éditeur à Paris)

Voilà, je te passe les précautions oratoires:*

«Cher Monsieur..., je dois commencer par vous dire que si ce texte est un excellent essai, ce n’est pas, dans son état actuel, un livre pour la série «Maîtres Spirituels». Essayons d’énumérer les raisons de cette inadaptation. Tout d’abord, l’impression générale est celle d’un texte ABSTRAIT. J’imagine aussitôt tout ce que vous pouvez, me répondre, et j’ai si grand peur des malentendus! Mais je vous assure, en me plaçant ici au point de vue des lecteurs, puisqu’il s’agit encore une fois d’une collection destinée à un grand public que nous commençons à bien connaître, que ce public ne peut pas suivre pendant des pages et des pages des considérations sur ce qu’il faut bien appeler un «système» philosophique et spirituel... Cette impression est évidemment déclenchée d’abord par le fait que vous avez commencé par vingt et une pages où l’on est supposé connaître et l’existence historique de Shri Aurobindo, et la nature des Védas et des Upanishads, et je ne sais combien de notions de rite, de vérité, de divinité, de sagesse, etc., etc.. A mon sens, et la solution va vous paraître cruelle car vous tenez certainement à ces vingt et une pages [sur le Secret du Véda], elles devraient être purement et simplement supprimées, car tout ce que vous y dites et qui est très riche de sens, ne peut s’éclairer que quand on a lu la suite. Il y a beaucoup de livres dans lesquels on peut demander aux lecteurs l’effort de ne comprendre le début que quand ils ont lu la fin: mais pas des livres de culture populaire. On pourrait envisager une introduction de trois ou quatre pages pour situer le climat spirituel et le monde culturel dans lesquels a pris place la pensée de Shri Aurobindo; encore faudrait-il que ce soit suffisamment «descriptif», et non pas une pré-synthèse de ce que vous exposez ensuite. D’une manière générale (vous allez sourire en me trouvant bien cartésien! mais nous nous adressons à des lecteurs plus ou moins imprégnés de cartésianisme diffus, et vous pouvez les aider si vous le voulez à renverser leur méthode, mais à condition de vous faire comprendre au départ), vous n’utilisez pas assez l’analyse, et avant l’analyse la description des réalités analysées... C’est pourquoi les parties de pure analyse philosophique nous paraissent extrêmement longues, et même en dehors du caractère abstrait que présente le chapitre sur l’évolution qui devrait certainement être plus bref, on y piétine. Après avoir attendu avec patience, et parfois impatience, un éclairage sur l’expérience propre de Shri Aurobindo, on lit avec un véritable étonnement... que «l’on peut puiser les énergies en haut, au lieu de les puiser autour de soi dans la nature matérielle, ou dans un sommeil animal,» ou que «l’on peut modifier son sommeil et le rendre conscient... maîtriser les maladies avant qu’elles n’entrent dans le corps.» Le tout tient en moins d’une page; et vous concluez que «l’esprit qui était l’esclave de la matière redevient le maître de l’évolution.» Mais ce qui a conduit Shri Aurobindo à le penser, les expériences qui lui ont permis de le vérifier, celles qui permettent à d’autres hommes de considérer la méthode comme transmissible, les difficultés, les obstacles, les réalisations, comment ne serait-ce pas l’essentiel de ce qu’il y a à dire pour que le lecteur comprenne?... Encore une fois, il s’agit ici d’une pédagogie qui est intimement liée à l’esprit de la collection... Permettez-moi d’ajouter aussi que je trouve toujours déplorable qu’une pensée ne soit pas exprimée seulement pour elle-même et que sa définition s’accompagne d’une ironie agressive sur des conceptions que l’auteur ne partage pas. C’est inutile, et cela nuit d’autant plus à la pensée présentée qu’elle l’est en contraste avec des notions caricaturées: les allusions que vous faites aux conceptions de l’âme, de la création, de la vertu, du péché, du salut, telles que vous croyez pouvoir les évoquer n’auraient d’intérêt que si les lecteurs pouvaient retrouver en eux-mêmes ces mêmes conceptions. Mais comme elles sont caricaturées sous votre plume, cela leur donne l’impression d’un contraste trop aisément obtenu entre des idées admirées et d’autres méprisées. Elles le seraient à juste titre si elles correspondaient à quelque chose de réel dans la conscience religieuse de l’Occident... J’ai trop d’estime pour vous et pour le monde spirituel dans lequel vous vivez pour renoncer à vous dire cela par crainte de vous peiner...»

Amen.

(silence)

Hier, dans la nuit, Sri Aurobindo m’a dit: «Ils n’auraient été contents que si on leur avait donné un bon bagage de miracles douteux.» (Je suis en train de traduire de l’anglais.)

C’est exactement cela. C’est cela qu’ils veulent, qu’on leur raconte des miracles.

Moi, je ne crois pas que l’on puisse changer ton livre – couper des morceaux, ça ne veut rien dire. Si tu me demandais vraiment ce que je ferais, j’en écrirais un autre en me mettant à leur place: quelque chose qui puisse montrer un Sri Aurobindo compréhensible – presque un Sri Aurobindo aimable –, c’est-à-dire seulement le côté constructif de son enseignement et sous sa forme la plus extérieure, sans les notions... pas philosophiques mais les notions vraiment spirituelles de son enseignement: ça, c’est complètement fermé à leur compréhension.

Ils ne sont pas prêts! Ils ne sont pas prêts.1

(silence)

Au point de vue européen, c’est [Sri Aurobindo] une immense révolution spirituelle qui réhabilite la Matière et la création, tandis que dans la religion chrétienne, au fond, c’est une chute – on ne sait pas très bien comment il se fait que ce qui est sorti de Dieu ait pu devenir si mauvais (!) mais enfin il ne faut pas entrer dans une trop grande logique. C’est une chute. La création est une chute. Et c’est pour cela qu’ils sont beaucoup plus facilement convaincus par le Bouddhisme. J’ai vu cela en détail avec Richard qui avait été édu-qué entièrement dans la philosophie européenne, avec l’influence chrétienne et l’influence positiviste: eh bien, sous ces deux influences, quand il a abordé la philosophie cosmique de Théon, et après, la révélation de Sri Aurobindo, imédiatement, dans son «Pourquoi du monde», il expliquait que le monde est le fruit du Désir, et ce Désir serait le désir de Dieu. Tandis que Sri Aurobindo dit (en termes simples): «Dieu a créé le monde pour la Joie de la création» ou plutôt «Il a sorti le monde de Lui-même pour la Joie de vivre une vie objective.» Et c’était la thèse de Théon aussi, que le monde EST le Divin sous une forme objective, mais, pour lui, l’origine de cette forme objective était le désir d’être – tu comprends, tout ça, ce sont des jeux sur les mots, mais cela fait que, dans un cas, le monde est reprehensible, et dans l’autre il est adorable! Et ça fait toute la différence. Et pour tout l’esprit européen, tout l’esprit chrétien, le monde est reprehensible. Et c’est cela, quand on leur montre cela, ils ne peuvent pas le supporter.

Et naturellement la réaction très normale contre cette attitude, c’est la négation de la vie spirituelle: prenons le monde tel qu’il est, brutalement, matériellement, «courte et bonne» (n’est-ce pas, ça finira là avec cette courte vie), faisons ce que nous pouvons pour bien nous amuser pendant ce temps-là, souffrir aussi peu que possible, et ne pensons à rien d’autre. Et c’est la conclusion normale d’avoir dit: la vie est une chose condamnée, reprehensible, antidivine; alors que faire? – On ne veut pas se débarrasser de la vie on se débarrasse du Divine.2

C’est exactement cela.

Alors ils ne peuvent pas, même ceux qui sont très intelligents (cet homme est très intelligent): imédiatement c’est fermé.

J’ai l’impression que l’obstacle, c’est ce monsieur et que si ce livre sortait, il serait compris – pas partout mais il serait compris. Il ne sera pas compris par les gens enfermés dans leur catholicisme (mais ceux-là, il n’y a rien à en faire). Mais pour tous les gens qui s’en fichent ou qui n’ont pas le préjugé chrétien, je suis sûr que c’est accessible.

Mais je sais que si nous le publions et que si ça part d’ici, il y aura tout un grand public en Europe et en Amérique qui l’avalera comme du pain béni, et ça fera un travail magnifique – tous ceux qui comprennent le français. Mais SI cela vient d’ici. Et ce n’est pas là cause de ce qu’ils pensent de nous [Ashram], c’est à cause de ce qu’il y aura dedans [dans le livre].

Ils vont «nettoyer» ton livre, n’est-ce pas! ils ne peuvent pas. J’ai vu ça quand le livre est parti: ils ne peuvent pas, ils ne peuvent pas. Ils font une barrière; ils ne peuvent pas recevoir ce qu’il y a dedans; et par conséquent ils feront tout ce qu’ils pourront pour annuler cet effet.

Naturellement, d’ici, cela mettra beaucoup plus de temps à toucher le grand public, mais je vois comment les choses marchent dans l’univers: ça ira beaucoup plus sûrement et directement à ceux qui sont prêts à recevoir. Et il ne faut pas croire que c’est un public d’«élite», des gens particulièrement intelligents et raffinés qui seront touchés: parmi les gens très simples, dont le cœur est ouvert, il y a une intelligence profonde qui s’ouvre et comprend ces choses beaucoup mieux que chez les gens très cultivés – beaucoup mieux – parce qu’ils sentent, ils sentent cette vibration, la vibration justement de cet Espoir profond, de cette Joie profonde, quelque chose qui correspond au besoin intense de leur être. Tandis que les autres commencent à sophistiquer et à raisonner et ça enlève la moitié du pouvoir.

Au point de vue pratique, j’aimerais beaucoup mieux que ce soit imprimé ici et que l’on fasse l’effort nécessaire pour que le livre aille toucher autant de gens que possible. Au fond, l’éditeur, c’est un moyen facile, on se donne moins de mal. Mais ce n’est pas du tout le meilleur moyen – il s’en faut de beaucoup, de beaucoup. ÇA, je le sais, parce que tout le temps, je vois ton livre avec la perception que Sri Aurobindo en a, et très-très positivement il aime beaucoup ton livre, il a beaucoup mis dedans, et il voit que ça peut aider énormément – mais pas à une très brève échéance. On a toujours l’impression d’une centaine d’années pour que ça ait son plein effet. Tandis qu’avec ton éditeur, ce sont des effets beaucoup plus violents, extérieurs, et qui font beaucoup plus de bruit, mais ça s’éteint beaucoup plus vite.

Changer l’importance des images dans le livre est pour moi assez essentiel. Je les ai laissées partir parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, mais je dois dire que je n’étais pas très contente.3 Ce n’est pas une compréhension profonde, ce n’est pas une compréhension d’âme – c’est justement une compréhension d’intelligence très développée.

Quelques images, très peu, qui donnent simplement une ouverture d’âme. C’est tout à fait suffisant.4

(silence)

Reste une chose. Il est évident que, malgré leur obstruction au point de vue spirituel profond, ils représentent une certaine bonne volonté, et que cette bonne volonté peut être utilisée et doit être reconnue – il faut lui donner une place. C’est pour cela que je te disais d’écrire un livre sur un plan beaucoup moins élevé, un livre... comme moi, je pourrais en écrire un si j’écrivais!

Mais Mère...

C’est-à-dire, tu sais comment moi, j’écris: c’est toujours «comme ça», on a toujours l’impression...

Il n’y a que toi qui puisses écrire ça!

Non. Non, je ne crois pas. C’est seulement une attitude à prendre.

Non, douce Mère, c’est une question d’expérience. Il faut écrire avec l’expérience profonde tout le temps.

Oui!

Oui, mais moi, je n’ai pas cela .’J’ai une perception «comme ça», mais la vraie expérience, je ne l’ai pas... Enfin je veux bien, douce Mère, si tu crois que je suis capable de faire cela.

Moi, je crois!

Évidemment mon livre serait... Je dirais en anglais: What I have known of Sri Aurobindo [ce que j’ai connu de Sri Aurobindo], et je le pense tout là-haut. Ce que j’ai connu de Sri Aurobindo, c’est... ce que j’ai pu percevoir de l’Avatar. Ce qu’il représente. C’est comme cela que je le vois. Et alors mis «comme cela», what I have known, avec un minimum d’événements extérieurs, tout petit minimum, et toutes les expériences des rencontres: à ce moment là, ça a ouvert ça; à ce moment-là, je me suis aperçue de ça; à ce moment-là, j’ai vu ça, senti ça; à ce moment-là, j’ai été capable de faire ça – et tout cela, c’était Sri Aurobindo.

Je sais que si je faisais ce livre, ça ferait fureur! parce que n’importe quel idiot le lirait et pourrait le lire comme une histoire, et il serait tout à fait content – et puis il ne s’apercevrait pas que ça le prend au-dedans et qu’il est en train de changer.

Un livre philosophique? – Non. Un livre spirituel? – Non, pas-du-tout! Un bon petit livre de bon sens et voilà, c’est ça qu’ils verraient!

Je n’ai pas le temps.

Il y aurait bien la possibilité que je griffonne les choses et puis que tu les écrives, c’est-à-dire que tu en fasses un livre, mais... Je n’ai pas le temps et... enfin c’est la première minute que j’y pense. Il y a dix minutes, je n’y pensais pas.

Maintenant, je le vois, ce livre. Je le vois. Mais quand je sortirai d’ici, avec toute cette foule et tout ce travail, ça s’en ira. Il faudrait que je sois très tranquille, que je n’aie rien à faire. Et puis écrire quand ça me vient parce que je ne peux pas, je n’ai jamais pu faire les choses d’une façon logique – jamais. Il faut que, tout d’un coup, l’expérience vienne – un souvenir, une expérience –, alors je note, puis je mets ça de côté, je ne m’en occupe plus. Et quand une autre vient, même chose. C’est là qu’il n’y a pas (souriant) de plan dans le livre! Mais ce serait très simple: pas de plan d’idées, pas de plan de développement, rien du tout, simplement une histoire.

Par exemple, l’importance que le départ a eue:5 comment il était présent pendant tout le temps que je n’étais pas avec lui; comment il a orienté toute ma vie au Japon; comment... Ce serait naturellement à travers le miroir de ma propre expérience, mais ce serait Sri Aurobindo – pas moi, pas ma réaction: Lui, mais à travers mon expérience parce que c’est la seule chose dont je puisse parler.

Et il y aurait des choses intéressantes même pour...

Mais j’ai deux objections très sérieuses à faire. L’une, c’est que ce serait une grosse révélation occulte (il y aurait beaucoup d’occultisme – ce que les gens appellent soi-disant des «miracles», ou des choses de ce genre), une grosse révélation. Ça, j’ai une hésitation à le faire parce que je considère que ce n’est pas encore le moment. Ça, surtout. Et puis forcément, ce serait beaucoup trop personnel malgré tout, même si ce n’est pas écrit dans un sens personnel. Forcément beaucoup trop personnel. Et ce n’est pas le moment.

Forcément ce serait beaucoup trop la personne physique, et ça, ce n’est pas intéressant. Ce serait intéressant seulement si la Personne, avec un grand P, venait s’exprimer. Mais alors ce serait formidable.

Ça se fera un jour, je le sens maintenant – mais quand ce sera cette Personne-là qui écrira. Encore il y a trop de mélanges. Il y a trop de ça (Mère touche son corps), cet ensemble de petite... il y a encore un peu trop de la réaction de la petite personne physique – pas dans ce que je dirai mais dans le cerveau qui sera obligé de transcrire.

Mais quelque chose d’autre pourrait être fait... C’est dommage que tu ne l’aies pas rencontré... – Peut-être que c’est mieux? C’est très difficile de s’élever au-dessus des apparences.6

Tiens, simplement pour te donner un exemple: au moment où j’avais commencé à travailler (pas avec Théon personnellement mais en France, avec une relation à lui, un garçon qui était un camarade de mon frère7), eh bien, à ce moment-là, j’ai eu une série de visions, et plusieurs de ces visions... (note que je ne savais rien de l’Inde, rien, comme les gens d’Europe n’en savent rien: c’est «un pays, avec des gens qui ont des habitudes et des religions», et une histoire confuse, imprécise, et il y a beaucoup de choses «extraordinaires» qui se sont passées là et dont on a parlé. Voilà. C’est-à-dire que je ne connaissais rien), et alors je voyais – j’ai vu dans ces visions, Sri Aurobindo tel qu’il était physiquement, mais glorifié; c’est-à-dire le même homme, tel que je devais le voir la première fois, presque maigre, avec cette couleur doré-bronzé et ce profil un peu aigu, cette barbe folle, ces longs cheveux, habillé d’un dhoti et le pan du dhoti ramené sur l’épaule, les bras nus et une partie du corps nue, les pieds nus. À ce moment-là, je croyais que c’était un «costume de vision»! – C’est-à-dire que je ne savais rien de l’Inde, je n’avais jamais vu des Indiens habillés à l’indienne.

Donc je l’ai vu. Et c’était à la fois des visions symboliques et des faits spirituels: des expériences et des faits spirituels tout à fait décisifs, de rencontre et de perception (unie) de l’Œuvre” à accomplir. Et dans ces visions, j’ai fait une chose que, physiquement, je n’avais jamais faite: je me suis prosternée, et à la manière hindoue. Et tout cela, sans aucune compréhension dans le petit cerveau (compréhension, c’est-à-dire que je savais vraiment ce que je faisais, comment je le faisais – rien du tout). Je faisais, et en même temps il y avait l’être extérieur qui se demandait: «Qu’est-ce que c’est que tout ça!»

Cette vision-là, je l’avais notée (ou je l’ai peut-être notée plus tard), mais je n’en avais jamais parlé à personne (naturellement ce sont des choses qu’on ne raconte pas). J’avais seulement l’impression que c’était prémonitoire, qu’un jour quelque chose comme cela se passerait. Et c’était resté in the background of the consciousness [à l’arrière-plan de la conscience], c’est-à-dire que c’était là, pas actif mais constant.

Théon, lui, avait une longue robe, pas du tout comme celle-là [violette], et c’était un Européen (il devait être Russe, je n’en suis pas sûre, il était ou Polonais ou Russe; mais j’ai l’impression qu’il était plus certainement Russe et d’origine juive, et qu’il avait dû partir de son pays – il n’a jamais rien dit à personne, c’est seulement une impression). Quand je l’ai vu, j’ai vu que c’était un être qui avait beaucoup de pouvoir. Il y avait une certaine analogie: il était assez grand, à peu près de la même taille que Sri Aurobindo (pas un homme grand: un homme moyen) et mince, maigre, avec un profil très analogue. Mais j’ai vu que ce n’était pas lui parce que... (je n’ai pas vu, j’ai senti), quand je l’ai reconnu, quand je l’ai rencontré, il n’y avait pas cette vibration. Et pourtant c’est lui qui d’abord m’a enseigné les choses, et je suis allée deux années de suite à Tlemcen et j’ai travaillé. Mais il y avait toujours cette autre chose qui était là, en arrière, dans la conscience.

Et alors, quand Richard est venu ici, il a rencontré Sri Aurobindo (parce qu’il était hanté par l’idée de rencontrer le «Maître», le Gourou, le «grand Instructeur»), il a rencontré Sri Aurobindo qui ne voyait personne (il était ici en cachette) et qui l’a vu sur son insistance. Richard est revenu avec une photographie. C’était une de ces photographies du commencement: il n’y avait rien dedans. C’était rien, ça ne ressemblait pas du tout à ce que j’avais vu – c’était le reste de l’homme politique. Je ne l’ai pas reconnu. Je me suis dit: «C’est drôle, c’est pas ça» (parce que je n’avais qu’une vision extérieure, je n’ai pas eu de contact dedans). Mais tout de même, j’avais la curiosité de le rencontrer. En tout cas, je ne peux pas dire qu’en voyant cette photographie, j’ai senti: «C’est celui-là», pas du tout. J’avais l’impression que c’était un homme très intéressant, et c’est tout.

Je suis venue ici... Il y avait seulement en moi quelque chose qui voulait que je rencontre Sri Aurobindo, la première fois, toute seule. Richard est venu le trouver le matin, et moi j’avais rendez-vous l’après-midi. Il habitait dans la maison qui fait maintenant partie du dortoir (pas le premier dortoir, le second dortoir), l’ancien Guest House.8 J’ai monté cet escalier et il m’attendait debout, en haut de l’escalier... Ex-ac-te-ment ma vision! Habillé de la même manière, dans la même position, de profil, la tête en haut. Il a tourné la tête vers moi... et j’ai vu dans ses yeux que c’était Lui. Les deux choses ont fait comme ça, hop! (geste de choc instantané), et imédiatement l’expérience intérieure s’est jointe à l’expérience extérieure, et il y a eu fusion, le choc décisif.

Mais à ce moment-là, ce n’était que le commencement de ma vision. C’est seulement après toute une série d’expériences, dix mois de séjour à Pondichéry, cinq ans de séparation et le retour à Pondichéry, puis la rencontre dans la même maison et de la même façon, que la fin de la vision s’est produite. À ce moment-là, j’étais debout, juste à côté de lui (ma tête n’était pas sur son épaule mais à la place de son épaule, je ne sais pas comment dire – physiquement, il n’y avait pour ainsi dire pas de contact), nous nous sommes tenus tous deux comme cela, nous regardions par la fenêtre ouverte, et alors, ensemble, exactement, nous avons senti que... «maintenant la Réalisation se ferait.» Que le sceau était mis et que la Réalisation se ferait. J’ai senti en moi la Chose qui descendait comme une masse, la certitude (la même certitude que j’avais sentie dans ma vision, je l’ai sentie ce jour-là). Et à partir de ce moment-là, il n’y a eu rien à se dire, pas de paroles, rien – on savait que c’était ça.

Mais entre les deux, il y a eu toute une série d’expériences où il participait, et qui étaient des gradations de prise de conscience. Mais c’est noté partiellement dans Prières et Méditations (j’ai coupé tous les morceaux personnels). Mais il y avait une expérience dont je n’ai pas parlé là (c’est-à-dire que je ne l’ai pas décrite, j’ai mis seulement la conclusion), l’expérience où je dis: «L’homme n’a pas voulu...» (Je ne sais plus comment c’est.) J’offrais la participation à l’œuvre universelle et à la nouvelle création, et l’homme n’a pas voulu, l’a refusée, et maintenant c’est à Dieu que je l’offre...9

[9]: Mère fait probablement allusion à ce passage de Prières et Méditations (3 septembre 1919): «Comme l’homme n’a pas voulu du repas que j’avais préparé avec tant d’amour et de soin, alors j’ai invité Dieu à le prendre...»

Je ne sais pas, je le dis fort mal, mais c’était une expérience concrète au point d’être sentie physiquement, dans une maison japonaise (c’était une maison de campagne japonaise où nous habitions, près d’un lac). Il y avait eu toute une série de circonstances, d’événements, toutes sortes de choses – une longue-longue histoire très romancée –, mais un jour que j’étais toute seule, en méditation (je n’ai jamais eu de ces méditations très profondes: ce sont seulement des rassemblements de conscience – Mère fait un geste brusque montrant tout l’être qui se rassemble d’un seul coup) et je voyais... Tu sais que j’avais entrepris la conversion du Seigneur du Mensonge: j’avais essayé de le faire à travers une émanation incarnée dans un être physique [Richard],10 et le grand-grand effort a été pendant les quatre années de séjour au Japon. Et les quatre années se terminaient, et une certitude absolue, intérieure, qu’il n’y avait rien à faire: que ce n’était pas possible – pas possible de cette façon, il n’y avait rien à faire. Et j’étais comme cela, toute concentrée, demandant au Seigneur: «Voilà, je T’ai fait serment de faire cela, j’avais dit: «Même s’il faut descendre dans l’enfer, je descendrai dans l’enfer pour le faire...» Maintenant, dis-moi ce qu’il faut que je fasse?»... Évidemment le Pouvoir était là: tout d’un coup, tout s’est immobilisé en moi; tout-tout l’être extérieur s’est immobilisé complètement – j’ai eu une vision du Suprême... plus belle que celle de la Guîtâ. Une vision du Suprême.11 Et alors, cette vision m’a prise littéralement dans ses bras; elle s’est tournée vers l’Ouest, c’est-à-dire vers l’Inde, et m’a présentée – et j’ai vu qu’à l’autre bout c’était Sri Aurobindo. C’était... je l’ai senti physiquement. J’ai vu, vu... J’avais les yeux fermés mais j’ai vu (j’ai eu deux fois cette vision du Suprême: une fois ici, longtemps après, mais cette fois-là c’était la première fois)... indescriptible. C’était comme si cette Immensité se réduisait à un Être un peu géant, qui me soulevait comme un fétu de paille et qui me présentait – pas un mot, pas autre chose, rien que ça. Puis tout a disparu.

Le lendemain,

on commençait à préparer le départ pour revenir dans l’Inde.

Quand je suis revenue du Japon après cette vision, c’est là que cette rencontre de Sri Aurobindo a eu lieu, avec la certitude de la Mission qui s’accomplira.

(silence)

On peut raconter ça d’une façon très simple, ce ne sont pas des choses métaphysiques. Naturellement, c’est de l’occultisme, mais c’est tout à fait concret et simple: des choses qu’un enfant peut comprendre.

Et ça, ce sont les vrais jalons de toute l’Histoire.

J’ai l’impression qu’un jour ce sera dit. Mais il faut d’abord que ça (Mère touche son corps), ce soit suffisamment changé. Alors ça aura toute sa valeur.

Tu comprends, toutes mes certitudes – toutes sans exception – ne sont JAMAIS venues à travers le mental. La compréhension intellectuelle est venue longtemps après. Chacune de ces expériences a été comprise longtemps après. Petit à petit, petit à petit, tout ça devient capable de comprendre de quoi il s’agit (je ne parle pas de tout ce que l’on sait philosophiquement; ça, ce n’est rien, c’est du grimoire d’érudit, ça ne m’intéresse pas du tout), mais la compréhension là-haut, de la conscience intellectuelle, est venue longtemps après l’expérience. L’expérience est venue, depuis ma toute petite enfance, comme ça, massive – ça vous prend et puis vous n’avez pas besoin de croire ou de ne pas croire, de savoir ou de ne pas savoir, rien de cela, plan! Il n’y a rien à dire: vous êtes en face d’un fait.

Et c’est ça, justement, une fois, dans les dernières années de difficultés, Sri Aurobindo m’a dit que c’était ma supériorité; il m’a dit que c’était pour cela qu’il y avait (comment dire?) plus de possibilités que j’aille jusqu’au bout.

Je n’en sais rien encore. Le jour où je le saurai... ce sera fait, probablement. Parce que ça viendra de la même façon, ça viendra comme un fait massif: ce sera COMME ÇA. Et longtemps après que ce sera «comme ça», la compréhension dira: «Ah! mais c’est ça!»

Ça vient d’abord, et puis on le sait après.

Pour le moment, c’est pas là.

(silence)

Un livre comme ça (avec les voiles suffisants naturellement), dit le plus simplement du monde – comme j’ai dit La Science de Vivre, je crois, comme ça – et puis, bon, on parle aux gens leur propre langage. Oh! pas de philosophie surtout! rien de tout cela! Seulement on raconte des histoires extraordinaires comme on raconterait une histoire matérielle, la même chose. Mais l’Histoire est là, c’est ça le plus important!

Ça a commencé depuis que j’étais toute petite, et l’Histoire était là.

Mais ça n’a jamais passé par ma tête d’abord, jamais-jamais-jamais! Il y a de ces expériences qui me sont arrivées quand j’étais enfant et que je n’ai comprises que quand Sri Aurobindo m’a dit certaines choses, alors j’ai dit: «Ah! c’était ça!...» Voilà. Jamais, jamais je n’avais eu la curiosité de comprendre de cette façon-là [avec la tête], ça ne m’intéressait pas – le résultat m’intéressait: comment ça changeait au-dedans, comment l’attitude vis-à-vis du monde était changée, comment la position vis-à-vis de la création était changée. Ça, ça m’intéressait, toute petite. Tout ce petit monde que les petits enfants ont autour d’eux, comment ça se faisait-il qu’après certains incidents, qui avaient des allures tout à fait ordinaires, ma relation avec lui était tout à fait changée? Et c’était toujours la même chose: au lieu de se sentir en dessous, avec quelque chose qui vous pèse sur la tête et on va comme un âne sur le chemin, c’était quelque chose qui faisait comme ça (geste de soulèvement), et on était au-dessus, on pouvait commencer à changer: ça, qui était de travers, pourquoi pas le mettre droit? Comme on range un tiroir.

Pourquoi? Comment? Ce que cela veut dire? – Qu’est-ce que ça peut me faire! Ce qui est important, c’est que ce soit droit!

Ça a commencé à l’âge de cinq ans. Il y aura bientôt quatre-vingts ans de cela.

Si Dieu veut et qu’on arrive au bout, alors on racontera simplement ce qui s’est passé, c’est tout – pas, pas d’enseignement!

Voilà, mon petit.

Pense à ce que je t’ai dit. Je voudrais ça: que ton livre, nous le publiions tel qu’il est, avec toute, sa force, tout ce que Sri Aurobindo y a mis, et puis qu’on travaille un peu pour le faire marcher et faire son travail. Et puis, que tu t’entendes avec ces gens... Il faudrait d’abord que tu écrives presque tout, simple, tu sais, quelque chose de simple, et très positif: le côté très constructif – très constructif, très simple. Pas essayer de convaincre, pas de grands problèmes – non-non-non, pas de grands problèmes!... Sri Aurobindo est venu dire au monde que l’homme n’est pas la dernière création, qu’il y a une autre création, et il ne l’a pas dit parce qu’il l’a su, il l’a dit parce qu’il l’a senti. Et il a commencé à le faire. Et puis voilà.

Ça n’aura pas besoin d’être long.

Tu désires que je refasse un autre livre!?

Oui... sans te donner beaucoup de mal! (Mère rit) Comme ça, simplement – si tu veux, si tu sens. Tu comprends ce que je veux dire: un livre qui soit vrai en ce sens que tu ne diras rien qui ne soit parfaitement vrai, mais sur un plan accessible... pas à l’homme «supérieur»: accessible au brave homme qui trouve que vraiment la vie n’est pas bonne et pas agréable et qui se demande s’il n’y aurait pas moyen que ce soit mieux.

Sans... sans grandes spéculations.

Il y a des choses de Sri Aurobindo, comme cela, dans son livre, On Himself, il y a beaucoup de choses.

Tu verras, mon petit, si tu sens. Si tu le sens.

Et l’écrire dans une détente, comme ça. Et puis, on leur donnera de jolies petites photos... de revues illustrées! Ce serait une très plaisante réponse: «Ah! c’est cela que vous voulez! Mais voilà, comment donc! Seulement je réclame le droit de publier mon premier livre. Mais je ne vous ferai pas concurrence parce que ce sera publié en Inde (c’est nous qui le publierons). Voilà. Rendez-moi mon manuscrit, on vous fera quelque chose de bien gentil.»

Et note que ça peut être d’une très grande beauté dans sa simplicité, et d’une beauté que les gens qui ont du chagrin peuvent sentir, que les gens qui sont fatigués de la vie peuvent sentir, que les gens qui ont la tête cassée de tous ces raisonnements et de tous ces dogmes peuvent sentir – les gens qui sont fatigués de trop bien penser.

Moi, je suis la première! Il n’y a rien qui me fatigue plus que les philosophes.12

23 décembre 1961

(A propos du manuscrit sur Sri Aurobindo, Mère conseille de ne pas se hâter de répondre à l’éditeur parce qu’elle voit une possibilité qui pourrait changer la situation:)

Il y a quelque chose de plus profond. Et dans ce quelque chose de plus profond, il y avait: tranquille-tranquille-tranquille; on va attendre. Avec l’impression (mais c’est vague, lointain et pas très sûr) comme d’une très bonne possibilité qu’on essaye de faire entrer dans l’atmosphère (tu sais, ce n’est jamais sur le plan purement physique que je vois: c’est toujours sur le plan du physique subtil, qui est le plan des possibilités – c’est plus réel pour moi; le tout à fait physique m’échappe généralement, mais le physique subtil je vois bien), et je voyais comme quelque chose... je ne sais pas, mais c’était quelque chose de supérieur, comme d’en haut, quelque chose qui essayait de faire entrer dans le champ des possibilités quelqu’un, un cerveau, qui tout à coup serait touché par le livre, et alors ça ferait un renversement. Je ne sais pas qui, je ne sais pas quoi, je ne sais pas comment – tiens, tu sais la rose que je t’ai donnée,1 elle a un petit bord rose; eh bien, c’était comme un petit bord rose qui arrivait et se promenait dans l’atmosphère de cette affaire.

C’est possible – tout est possible!

D’après la lettre [de l’éditeur], il a été beaucoup plus touché qu’il ne croit. La mentalité extérieure a répondu de cette façon, mais il y a quelque chose dedans qui a vibré – je l’ai senti tout de suite quand tu m’as lu sa lettre. Et il s’en défend avec violence! N’est-ce pas, ça le dérangerait beaucoup (!) alors naturellement il se défend avec violence, mais ça pourrait peut-être lui donner l’idée de faire lire le livre à d’autres gens – ça peut toucher quelqu’un. Je ne sais pas, c’est une explication que je te donne de ce que j’ai vu – j’ai vu ce que je t’ai dit, avec la sensation: attendre, pas bouger. Et c’était même accompagné de: «On te préviendra quand il faudra agir.» Alors laisse passer le jour de l’an, on verra après.

Voilà. Et toi?

Moi?... Ça n’avance pas beaucoup.2

Le dedans marche très bien, tu t’en apercevras dans quelque temps! Mais ça prend du temps. Ça prend du temps et ça prend quelquefois des apparences bizarres.

Toute cette période bizarre que je viens de traverser, eh bien, je vois que c’était une avance formidable... et je n’en savais rien – je ne suis pas encore au bout, mais j’ai compris ce que c’est. Et c’est quelque chose de capital.

Oui, j’ai senti que tu passais une période curieuse.

L’aboutissement, je le sais maintenant et c’était ça que je ne voyais pas. Mais ça prendra du temps. Pour le moment, ça a l’air... N’est-ce pas, ce n’était pas agréable; c’était une condition où tout vous paraît inutile, impossible... Mais c’est très bien! (Mère rit) C’est très bien.

Mais il ne faut pas parler de ces choses pendant qu’elles sont en train.

Alors... il faudra tout de même que nous ayons un «Bulletin»!3

(Le disciple lit à Mère un ancien «Entretien», du 4 janvier 1956, pour le prochain Bulletin:)

«... Et il y a un moment où l’on serait incapable de dire: «Ça, c’est divin, et ça, ce ne l’est pas...»

Oh! c’est épatant ça. Il y a des moments où c’est vraiment formidable...4 Allez, continue, ça prendrait du temps (!)

«...Parce qu’il y a un moment où l’on perçoit tout l’univers d’une façon si totale et si comprehensive, qu’à vrai dire il est impossible d’en retirer quelque chose sans tout déranger. Et encore un ou deux pas de plus, et on sait d’une façon certaine que ce qui nous choque comme une contradiction du Divin, ce sont tout simplement des choses qui ne sont pas à leur place. Il faut que chaque chose soit exactement à sa place et, en plus, qu’elle soit assez souple, assez plastique pour admettre dans une organisation harmonieuse progressive tous les éléments nouveaux qui s’ajoutent constamment à l’univers manifesté. L’univers est en perpétuel mouvement de réorganisation intérieure, et en même temps il s’agrandit si l’on peut dire, ou se complique de plus en plus: il devient de plus en plus complet, de plus en plus intégral – et ça, indéfiniment. Et à mesure que les éléments nouveaux se manifestent, toute la réorganisation doit être refaite sur une base nouvelle, ce qui fait qu’il n’est pas une seconde où tout ne soit dans un mouvement perpétuel. Mais si le mouvement est selon l’ordre divin, il est harmonieux, si parfaitement harmonieux qu’il n’est presque pas perceptible... Maintenant, si l’on redescend de cette conscience vers une conscience plus extérieure, naturellement on commence à sentir d’une façon très précise les choses qui vous aident à atteindre à la vraie conscience et celles qui barrent le chemin ou qui tirent en arrière, ou même qui luttent contre l’avance. Et alors le point de vue change et on est obligé de dire: ceci est divin, ou ceci aide vers le Divin; et cela est contre le Divin, c’est l’ennemi du Divin. Mais c’est un point de vue pragmatique, pour l’action, pour le mouvement dans la vie matérielle – parce que l’on n’a pas encore atteint à la conscience qui dépasse tout cela;parce qu’on n’est pas arrivé à cette perfection intérieure qui fait que l’on n’a plus à lutter parce qu’on a dépassé la zone de la lutte, ou le temps de la lutte, ou l’utilité de la lutte. Mais avant d’arriver à cet état-là, dans sa conscience et dans son action, il y a nécessairement lutte, et s’il y a lutte, il y a choix, et pour le choix il faut le discernement.»

(Mère reste silencieuse)


(Puis le disciple lit la question suivante du même «Entretien» de 1956:)

«Toutes choses sont attirées par le Divin. Les forces hostiles aussi sont-elles attirées par le Divin?»

Tu. sais, à ce propos, je peux dire une chose... Il y a un type de femme que j’ai rencontré pour ainsi dire périodiquement dans ma vie: ce sont des êtres qui sont sous l’influence, ou qui sont l’incarnation, ou en tout cas qui répondent à des forces que Théon appelait «passives» – pas exactement des forces féminines mais le côté Prakriti5 de l’univers: le côté Prakriti noir (il y a un côté actif noir, c’est-à-dire les forces asouriques, et un côté passif noir). Et ce sont des êtres terribles! – terribles, qui ont fait des ravages terribles dans la vie C’est l’une des plus grosses difficult

Et elles sont attirées par moi! mon petit, elles m’adorent – elles me détestent, elles voudraient me détruire, et individuellement elles ne peuvent pas se passer de moi, elles viennent à moi comme... comme la luciole à la lumière. Et elles me haïssent! elles voudraient m’écraser. Et c’est comme cela.

J’ai rencontré cinq femmes comme cela: les deux dernières étaient ici (ce sont les plus terribles). C’est un phénomène de haine et de fureur mélangé à tout ce qu’il y a de plus puissant comme attraction dans l’amour – pas de douceur (naturellement pas de douceur, pas de tendresse, rien de tout cela), mais le besoin, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus puissant comme attraction d’amour, mélangé à de la haine. Et elles collent, tu sais! et puis c’est gai! Ces jours derniers, j’ai eu une séance comme cela. Et c’est un travail que je suis (de même, j’ai été tout le temps avec cette force adverse dont je t’ai parlé une fois,6 qui toujours s’incarne pour me harasser; eh bien, il y a ça aussi, et ça passe d’un être à l’autre, agréablement!) Et justement, il y a quelques jours (pas très longtemps, une semaine, un mois), j’avais donné rendez-vous à cette personne et j’avais décidé de ne rien dire – parce qu’il n’y avait rien à faire (les choses les plus belles deviennent de la pourriture, il n’y a rien à faire). Alors je suis restée silencieuse, rentrée au-dedans: plein contact avec la Présence Suprême et annulation de la personnalité extérieure (c’est d’ailleurs cette expérience – qui a duré presque une heure – qui m’a donné la clef de tout ce qui se passait ces temps derniers). Il n’y avait plus que le Suprême ici. Et alors, c’était ce Suprême LA, dans ce corps-là, mon petit, dans cet agglomérat-là et dans cette influence absolument anti-divine en apparence – c’était Sa Présence!

C’était une expérience vraiment formidable, quoique cet objet-là [la personne en question] soit petit (il est tout petit, il n’est pas d’une grande ampleur, il n’a pas une grande puissance: c’est une incarnation tout à fait mineure; mais tout de même avec des capacités pas tout à fait humaines mais tellement voilées par une toute petite personnalité humaine qu’il n’y a guère que moi qui puisse le voir).

Et alors, dans l’expérience, il n’y avait plus de différence entre le physique et l’intérieur (c’est d’ailleurs comme cela de plus en plus), mais à ce moment-là, c’était même physiquement, extérieurement, une sorte d’amour plein d’adoration, et sans même étonnement, n’est-ce pas, si spontané! Et là-dedans, il y avait un Pouvoir si formidable! si formidable au point de vue de la terre tout entière, que... Ça a duré une heure. Au bout d’une heure, l’expérience a commencé lentement à s’estomper (pour des raisons purement pratiques, parce qu’il fallait que ça s’estompe). Et ça m’a laissée si confiante d’un changement – pas total parce que pas définitif – mais si radical que, même extérieurement et tout en bas, il y a quelque chose qui a dit: «Tiens, comment seront-elles, les méditations avec X maintenant?» Je me suis attrapée à – pas à penser, pas «moi»: quelqu’un a pensé comme cela, quelque part, tout en bas; alors ça m’a tirée de l’expérience, je me suis dit: «Tiens! c’est curieux, qui est-ce qui pense comme cela?» – C’est une des personnalités7 (c’était au point de vue du travail, quand je situe toutes les actions), c’était quelqu’un tout en bas qui a eu spontanément cette impression: «Tiens! mais ça va changer les méditations. Comment est-ce qu’elles vont être maintenant?» Alors je suis revenue et j’ai commencé à regarder les choses avec le discernement habituel (et je me suis dit que, en effet, peut-être il y aura un changement).

Mais à ce moment-là, vraiment tout était changé: quelque chose était accompli. Et c’était la perception du Pouvoir. De ce Pouvoir qui vient de ce qui est l’Amour pour la Conscience Suprême (ça n’a aucun rapport avec ce que l’on appelle par ce mot). Et c’était... c’était simple! rien de toutes les complications qui viennent de la pensée, de l’intelligence, de la compréhension – rien de tout cela. Tout ça était tout parti. Rien de tout cela. Une Puissance formidable! et qui m’a fait comprendre une chose: que l’état dans lequel on me mettait (le «on», c’est le Seigneur du Yoga), c’était pour obtenir ce pouvoir qui provient d’une identité avec toutes les choses matérielles – un pouvoir qu’ont certaines gens qui ne sont pas toujours des yogis: certains médiums, par exemple. J’ai vu cela avec Madame Théon: elle voulait qu’une chose vienne à elle au lieu qu’elle aille à la chose; quand elle voulait sa paire de sandales, au lieu d’aller la chercher, elle faisait venir sa paire de sandales à elle; et elle faisait ça par capacité de rayonner sa matière – elle avait de la volonté sur cette matière –, sa volonté centrale agissait sur la matière n’importe où puisqu’elle était là. Mais alors, j’ai vu ce Pouvoir au point de vue méthodique, organisé: pas une chose accidentelle ou spasmodique comme dans les cas médiumniques, mais une organisation de la Matière. Et alors... on commençait à comprendre: «Mais avec ça, on a le pouvoir de mettre chaque chose à sa place!»... pourvu qu’on soit assez universel.

Alors j’ai compris. Maintenant, je sais où j’en suis.

Très loin sur le chemin, mais enfin le chemin est clair.

Et alors, si on ajoute à cette capacité matérielle d’identification et d’emploi de la volonté, si on ajoute ça, ce Quelque chose qui était là à ce moment-là, et qui est vraiment l’expression... je ne sais pas si c’est l’expression suprême mais pour le moment c’est certainement la plus haute que je connaisse (c’est très supérieur à la Connaissance, à cette pure Connaissance par identité qui fait qu’on est la chose et on sait ce qu’elle est: c’est infiniment plus puissant), c’est formidable! Ça a le pouvoir de tout changer. Et tout changer de quelle façon!!

Simplement on est Ça – une, une vibration de ça.

(silence)

Depuis cette expérience (trois-quatre jours, je crois, cinq jours, je ne sais pas), mais la multiplication des faits d’identification (c’est-à-dire qu’on est ça, par conséquent on fait ça) est constante, pour toutes les petites choses de la Matière, les plus petites choses du monde matériel.

(Mère se lève)

Mais ça prendra longtemps. Il ne faut pas s’imaginer que ça va se faire en un clin d’œil – je suis prête à passer des années là-dessus (si ça vient plus vite, tant mieux).

Mais c’est la clef. Ça, c’est la clef.

Et quand elle sera là d’une façon permanente, il faudra que les gens fassent attention à être avec moi! (Mère rit)

Mais ce Pouvoir, c’est l’Amour?

Ou-ui: c’est l’essence de l’Amour.

C’est ce qui se traduit par l’Amour. Et je ne parle pas, naturellement, du bourbier humain matériel, je ne parle pas de ça du tout mais de l’Amour tel qu’on le conçoit le plus merveilleusement beau et pur. C’est l’origine de cet Amour-là, et c’est dans le Suprême.

(Mère s’asseoit à l’harmonium)

D’ailleurs, il a toujours été dit que c’était seulement Ça qui pouvait faire cesser les forces adverses.8

(Musique)









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