L’Agenda de Mère Set of 13 volumes
L’Agenda de Mère 1964 Vol. 5 380 pages 1979 Edition   Satprem
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ABOUT

Agenda de l’action Supramentale sur la Terre. A change must take place at the atomic level..to undo the power of death. A new perception of life emerges with 'true matter', the matter of the next species.

L’Agenda de Mère 1964

The Mother symbol
The Mother

"The only hope for the future is a change in man's consciousness. It is left to men to decide if they will collaborate to this change or if it will have to be imposed upon them by the power of crushing circumstances." As the new post gradually infiltrates Mother's body it is the earth one wonders about. How is the earth going to absorb "this vibration as intense as a superior kind of fire"? "I see very few bodies around me capable of bearing it.... So what's going to happen?" It is the year of the first Chinese atomic bomb. Mother is 86. "A tiny, infinitesimal, stippled infiltration - the miracle of the earth!" A catastrophic miracle? Isn't that butterfly some sort of catastrophe to the caterpillar? "Death is no solution, so we are here seeking another solution - there must be another solution." Imperturbably, Mother descends deeper into the cellular consciousness and deeper still: "A kind of certainty, deep in matter that the solution lies there.... It is at the atomic level that a change must take place; the question concerns the state of infinitesimal vibrations in matter." Time veers into something else: "Perhaps it is into the past that I go, perhaps the future, perhaps the present?...." And even the laws of matter change: "As soon as you reach the domain of the cells, that sort of heaviness of matter disappears. It becomes fluid and vibrant again. Which would tend to show that happiness, thickness, inertia have been added on - it's false matter, the one we think or feel, but not matter as it really is." So what, then, would true matter be, the matter of the next species? "I am on the threshold of a new perception of life, as if certain parts of my consciousness were changing from the caterpillar state to the butterfly state...." And the earth groans and protests.... at what? "The whole youth seems to be seized by a strange vertigo...." Are we going to move on to a next species or not?

L’Agenda de Mère L’Agenda de Mère 1964 Editor:   Satprem Vol. 5 380 pages 1979 Edition
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Mother's Agenda 1964 Conversations with Satprem

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janvier




Sans date 1964

(Note de Mère au disciple)

Les vieux rêves du
passé se transformeront en
réalités significatives.

4 janvier 1964

(À propos de la visite du gourou tantrique)

Il y a eu un phénomène intéressant.

J'avais fait dire à X que j'avais eu une rencontre assez intéressante avec Ganapati1 (il y a bien des années) et qu'il m'avait promis de me donner ce dont j'avais besoin, et qu'il l’a fait pendant très longtemps, certainement plus de dix ans, et il l’a fait largement. Puis tout a changé à l’Ashram; c'était après la guerre, les enfants sont venus et nous avons débordé; nous sommes devenus beaucoup plus compliqués et beaucoup plus grands, et on a commencé à toucher les pays étrangers, particulièrement l’Amérique. Et je continuais à rester en contact avec Ganapati; je ne peux pas dire que je lui faisais un poudjâ (!) mais tous les matins, je mettais une fleur devant son image. Et un matin, je lui ai dit: «Pourquoi as-tu cessé de faire ce que tu as fait pendant si longtemps?» J'ai écouté et il m'a clairement répondu: «Ton besoin est devenu trop grand.» Je n'ai pas très bien compris, parce qu'il peut disposer de fortunes plus grandes que ce dont j'avais besoin. Mais alors, quelque temps après, j'ai fait dire cela à X, qui m'a répondu du haut de son «panditisme»:2 «Qu'elle ne s'occupe pas des dieux, je m'en occuperai!» – C'était une insolence inutile. Puis je me suis tournée vers Ganapati et je lui ai dit: «Qu'est-ce que c'est que tout ça?» Et j'ai vu clairement (ce n'est pas lui qui a répondu, c'était Sri Aurobindo), j'ai vu clairement que Ganapati n'a de pouvoir que sur ceux qui ont foi en lui, c'est-à-dire que c'est limité à l’Inde, et que j'avais besoin d'argent d'Amérique, de France, d'Angleterre, d'Afrique... et qu'il n'avait pas de pouvoir là, et que, par conséquent, il ne pouvait pas aider. C'est devenu très clair, j'étais tranquille, j'ai compris: «C'est très bien, il a fait ce qu'il a pu, et puis c'est tout.» Et il est vrai que je continue à recevoir de l’Inde, mais pas assez; d'autant que depuis l’Indépendance, la moitié de l’Inde est ruinée et tous les gens qui me donnaient beaucoup d'argent ne m'en donnent plus, parce qu'ils ne peuvent plus – ce n'est pas qu'ils ne veulent plus, mais ils ne peuvent plus.

Par exemple, M a été très intéressé par mon histoire de Ganapati, et j'ai vu qu'il y avait une connexion entre lui et Ganapati, alors je lui ai dit: «Mais adressez-vous à lui et il vous donnera la bonne inspiration», et depuis ce moment-là, vraiment M est parfait; tout ce qu'il peut faire, il le fait au maximum. Par conséquent, tout cela est très bien.

Mais il y a une différence considérable entre le fait tel qu'il est, c'est-à-dire ce que ce corps (de Mère) représente, et puis la conception de X. Il est toujours resté tout en bas. C'est cela, d'ailleurs, qui a démoli sa santé pendant un certain temps. Et ce qui est curieux, c'est que chaque fois qu'il était malade et qu'il consentait à me prévenir, il était instantanément guéri – il le sait, et tout de même, son premier instinct est toujours de s'adresser aux dieux avec son poudjâ ordinaire.

C'était la même chose avec toi – j'ai vu. Il te considère comme cela (geste du haut du nez), et puis tu n'es pas un pandit (!) tu n'as pas l’éducation religieuse du pays – il te considère comme un commençant, il n'a pas du tout conscience de là où est ton mental: où ton mental peut atteindre. Je le lui ai dit, mais même cela, il ne le comprend pas bien. Mais j'ai vu (c'était du temps où je lui donnais des méditations en bas), une fois, il avait fait une réflexion tout à fait saugrenue sur le fait que les gens ici méditaient les yeux fermés, et que moi aussi, quand je médite, j'ai les yeux fermés. On m'a rapporté cela. C'était il y a longtemps, des années. Il devait venir me voir le lendemain matin, alors j'ai dit: «Attends, tu vas voir, mon ami!» Et le lendemain, j'ai médité les yeux ouverts (Mère rit), pauvre homme! quand il est descendu, il a dit: «Mère a médité les yeux ouverts, c'était comme un lion!»

Voilà, tu comprends, il y a un décalage.

C'est un très brave homme, mais il est très ignorant – ça semble drôle de dire cela d'un pandit, qui est un grand pandit, qui sait mieux le sanscrit que celui qui est à la tête des Maths [monastères] du Sud, mais je dis qu'il lui manque ça: l’ouverture là-haut. Il a une connexion en ligne droite (geste en flèche vers le haut), et c'est vrai, c'est très haut, mais c'est une pointe – une pointe aiguë qui lui donne une expérience à lui tout seul: il ne peut pas la passer aux autres. N'est-ce pas, ce n'est pas une immensité qui se lève: c'est une pointe.

La dernière fois qu'il est venu méditer, juste avant qu'il monte, tout d'un coup j'ai senti le Seigneur qui venait (il a une façon de se concrétiser quand II veut que je fasse quelque chose), et II s'est concrétisé avec la volonté que je profite de la bonne volonté de cet homme pour élargir sa conscience. C'était très clair. Et il s'est concrétisé avec un Pouvoir, tu sais, de ces Pouvoirs débordants... et un Amour merveilleux. Et c'est venu comme cela, et il a été pris dans ce Mouvement – de quoi a-t-il été conscient? je ne sais pas. Mais quand il est sorti, il a dit qu'il avait eu une expérience. Et cette fois-ci, il était tout à fait sincère, spontané, naturel, n'essayant pas de... to make a show [bluffer]. C'était très bien.

Non, tu aurais pu gagner quelque chose (auprès de X), mais c'est un quelque chose qui t'aurait paru très petit; si tu l’avais senti, tu aurais dit: «Oh! quoi, c'est ça!?»3

(silence)

Mais il a donné un nouveau mantra à W – un mantra adressé à Kâli, avec le son de Kâli! Pourtant W n'est pas du côté de Kâli,4 du tout! – ce sont des choses comme cela que je ne comprends pas de la part de X. Moi, je sais si bien quel est le genre de force, la qualité de pouvoir qui, non seulement influence mais peut se manifester par celui-ci, celui-là, celui-là, ici, là, là... X a l’air de faire cela selon une tradition: on doit d'abord s'adresser à telle divinité, puis s'adresser à telle autre, puis... et indépendamment de la qualité des individus. Il ne semble pas avoir une psychologie très perspicace des individus.

Quand je lui ai envoyé D (tu sais, elle est toujours prête à croire à tous les pouvoirs miraculeux), elle y est allée «bon jeu, bon argent». Il a fait extérieurement toutes les bêtises qu'il fallait pour qu'elle se retire! – Elle s'est retirée.

Enfin, ça ne fait rien.

Maintenant, espérons que tu...

Enfin, voilà quand même des années qu'il me fait tourner en rond. Est-ce que je vais arriver à toucher un peu quelque chose?

Oui, mais c'est traditionnel, mon petit! La tradition est comme cela: il faut toujours mener les gens en cercles concentriques, et il y a des moments où vous devez les éloigner beaucoup pour augmenter leur aspiration. C'est toute la tradition – moi, je n'y crois pas.

C'est l’érudition, c'est comme cela que c'est passé de gourou en chéla [disciple], indéfiniment.

Moi, quand je vois une possibilité chez quelqu'un: bang! je lui flanque dessus – quelquefois ça l’étourdit un peu! Mais en tout cas, on va plus vite.

Il croit que ma façon d'agir, c'est par incompétence.

(le disciple rit sans croire)

Non, je ne suis pas en train d'imaginer: je le sais! Il a dit cette chose (si Sri Aurobindo avait été là, il aurait bien ri!): «Oh! les dieux, qu'elle me laisse m'en charger, je sais mieux qu'elle»! Tu comprends, quand je donnais des méditations dans le hall en bas, ils étaient tous là: Shiva, Krishna, tous les dieux du panthéon indien étaient là, assis là, comme ça (geste en cercle) à suivre la méditation.

Krishna... je me suis quelquefois promenée des heures avec lui en conversation. La nuit, quand j'étais très fatiguée de mon travail, il venait s'asseoir sur le bout de mon lit, je mettais ma tête sur son épaule et je m'endormais. Et ça, n'est-ce pas, ça a duré des années et des années et des années – pas une fois par hasard.

Après ça, j'ai souri.

Quel est l’Aspect ou la Force qui est le plus en affinité avec ce que je suis?

Aaah!

Tu as lu The Mother [La Mère]?

C'est la première.

Tu as le livre? J'ai vu le texte il n'y a pas très longtemps, je me suis dit: «Tiens! c'est exactement ça.»

(Mère cherche le livre)

Mais je t'ai donné ton nom parce que... Il y a beaucoup de gens qui sont très-très différents en apparence et qui sont en relation avec des aspects très différents de la Mère, et qui pourtant, tous, pour une raison que je connais, n'auront la plénitude de leur être que lorsque la Vérité ayant été accomplie sur la terre, l’Amour divin pourra se manifester purement – c'est pour cela que je t'ai appelé Satprem. Et il y a d'autres personnes, que je connais très bien, qui ont l’air d'être à l’autre bout (comment dire?) de la réalisation du caractère (tout à fait différents d'origine, tout à fait différents d'influence), et qui pourtant ont exactement le même caractère... pour quelque chose d'autre que je dirai quand le temps sera venu. Et c'est seulement quand l’Amour divin pourra se manifester dans son absolu qu'ils auront la plénitude de leur être. Si bien que, pour le moment, ils ont, comme toi, et pour des raisons très différentes, l’impression que... ça n'avance pas, que rien n'est fait, que rien ne change, que... n'est-ce pas, que tous vos efforts sont inutiles; ou alors, chez quelques-uns qui n'ont pas un mental supérieur suffisamment développé, ils n'ont pas la foi; ils disent: «Tout ça, c'est des promesses comme ça, mais...» (geste vague là-haut)

Toi, tu es sauvé de cette difficulté par le fait que là-haut, tu comprends pleinement. Mais ça, c'est très rare – tu devrais être infiniment reconnaissant! (Mère rit)

Mais non! Je suis reconnaissant.

(Mère feuillette «The Mother» de Sri Aurobindo, puis lit:)

Voilà:

«Impérial Maheshwari is seated in the wideness above the thinking mind and will and sublimates and greatens them into wisdom and largeness or floods with a splendour beyond them. For she is the mighty and wise One who opens us to the supramental infinities and the cosmic vastness, to the grandeur of the supreme Light, to a treasure-house of miraculous knowledge, to the...5

Ce n'est pas assez de lumière pour moi...

Mais il y avait une phrase, là, qui s'appliquait à toi merveilleusement.

(Mère reprend plus loin:)

«Equal, patient and unalterable in her will she deals with men according to their nature and with things and happenings according to their Force and the truth that is in them. Partiality she has none, but she follows the decrees of the Supreme and some she raises up and some she casts down or puts away from her into the darkness. To the wise she gives a greater and more luminous wisdom...

Tu pourrais lire tout cela... Je suis à la recherche de cette phrase...

Tu vas fatiguer tes yeux...

(Mère continue plus loin:)

«Yet has she more than any other the heart of the universal Mother. For her compassion is endless...

Je ne vois pas – j'imagine plus que je ne vois...

Tu te fatigues les yeux, laisse donc.

(Mère continue:)

«... is endless and inexhaustible; all are to her eyes her children and portions of the One, even the Asura and Rakshasa and Pisacha and those that are revolted and hostile. Even her rejections are only a postponement, even her punishments are a grace...»

Tout ce passage... Je regrette, mes yeux sont devenus... Avec beaucoup de lumière, je vois très bien.

Tu te fatigues.

Oui.

Mais enfin, c'est Celle-là.

J'ai trouvé simplement une phrase et je me suis dit: «Ça, c'est exactement pour Satprem.» Tu comprends, je le sens, je sais ces choses, parce que je sens quelle est la Force ou le Pouvoir qui agit – quand je suis avec une personne ou une autre, il y a toujours quelque chose qui est le témoin et qui voit le jeu des Forces, et c'est avec cette observation-là que je me rends compte. On peut me demander: «Qui est-ce?» – Je le sais à cause de ça.6


ADDENDUM

(Extrait de «La Mère» de Sri Aurobindo)

Impériale, Maheshwarî siège dans la vaste étendue au-dessus du mental pensant et de la volonté; elle sublime ceux-ci et les magnifie en leur donnant la sagesse et la largeur, ou les inonde d'une splendeur qui les dépasse. Car elle est la Puissante et Sage qui nous ouvre aux infinités supramentales, à l’immensité cosmique, à la magnificence de la Lumière suprême, au trésor d'une connaissance miraculeuse et au mouvement sans borne des forces éternelles de la Mère. Elle est tranquille et pleine de merveilles, grande et calme à tout jamais. Rien ne peut l’émouvoir, car, en elle, est toute la sagesse; rien ne lui est caché qu'elle choisisse de savoir; elle comprend toutes choses et tous les êtres, leur nature et ce qui les meut, la loi du monde, ses époques, et comment tout était, est, doit être. En elle, est la vigueur qui affronte et dompte toutes choses et nul ne peut prévaloir finalement contre sa vaste sagesse intangible et son haut pouvoir tranquille. Égale, patiente et inaltérable en sa volonté, elle traite les hommes selon leur nature, les choses et les événements selon leur force et la vérité qui est en eux. De partialité, elle n'en a aucune, car elle suit les décrets du Suprême; elle élève certains, en abaisse d'autres ou les rejette dans l’obscurité. Au sage, elle donne une sagesse plus grande et plus lumineuse; à celui qui a la vision, elle donne une place à ses conseils; à l’hostile, elle impose les conséquences de son hostilité, et elle conduit l’ignorant et le sot selon leur aveuglement. À chaque homme, elle répond, et mène les différents éléments de sa nature suivant leur besoin, leur impulsion et le résultat qu'ils appellent, met sur eux la pression voulue, ou les laisse à leur liberté chérie afin qu'ils prospèrent dans les voies de l’Ignorance ou périssent. Car elle est au-dessus de tout, n'est liée par rien, attachée à rien dans l’univers. Et pourtant, plus que toute autre, elle a le cœur de la Mère universelle. Car sa compassion est sans fin et inépuisable. À ses yeux, tous sont ses enfants et des parcelles de l’Unique, même l’asoura, le râkshasa, le pishâcha7 et ceux qui sont révoltés et hostiles. Même ses rejets sont simplement un sursis, ses punitions une grâce. Mais sa compassion n'aveugle pas sa sagesse ni ne détourne son action du cours décrété; car la vérité des choses est sa seule préoccupation, la connaissance est le centre de son pouvoir, et bâtir notre âme et notre nature en la Vérité divine, tels sont sa mission et son travail.

8 janvier 1964

(Mère montre une esquisse qu'Elle vient de dessiner pour illustrer le passage de «Savitri» où Sri Aurobindo parle du «rire sardonique de Dieu»:)

Je voulais voir ce «rire sardonique» du Seigneur! et j'ai regardé, et au lieu d'un rire sardonique, j'ai vu une figure... c'était une douleur si profonde – si profonde et si grave – et pleine d'une telle compassion... C'est après cela que j'ai dit (tu te souviens, c'était là-bas,1 je voyais ça): «Le Mensonge est la douleur du Seigneur.» C'était naturellement basé sur l’expérience que tout est le Seigneur – il n'y a rien qui ne puisse pas être le Seigneur. Et alors qu'est-ce que c'est, ce «sourire sardonique»?... Je regardais ça et j'ai vu cette figure.

Alors je suis censée faire des croquis pour que H fasse ses peintures. J'ai fait le croquis: «Falsehood is the sorrow of the Lord.»2

(Mère montre l’esquisse représentant le visage de douleur du Seigneur long silence)

Sri Aurobindo, lui, avait le sentiment, ou la sensation, que ce qui était le plus loin du Seigneur (je me base tout le temps maintenant sur cette expérience, qui est très concrète comme sensation, de la «proximité» et de «l’éloignement» – ce n'est pas un éloignement de sentiments, ce n'est pas cela: c'est comme un fait matériel; pourtant ce n'est pas dans l’espace), eh bien, Sri Aurobindo, lui, avait l’impression que c'était la cruauté qui était le plus éloigné; c'est de cela qu'il se sentait le plus loin; cette vibration-là lui paraissait la plus lointaine de celle du Seigneur.

Et pourtant, ça parait bizarre, mais dans la cruauté, on sent encore la vibration de l’Amour, déformé; cette vibration de cruauté, loin derrière ou loin dedans, il y a encore la vibration de l’Amour, déformé. Et le Mensonge – le vrai Mensonge qui ne provient ni de la peur ni de tout cela, qui n'a pas de raison derrière –, le vrai Mensonge, la négation de la Vérité (la négation voulue de la Vérité), pour moi, c'est quelque chose de complètement noir et inerte. Ça me donne cette impression. C'est noir, c'est plus noir que le plus noir charbon et c'est inerte – inerte, il n'y a aucune réponse.

Quand j'ai lu cette description de Savitri,3 j'ai éprouvé une douleur que je croyais ne plus pouvoir éprouver depuis longtemps – depuis longtemps. Je croyais être (comment dire?) guérie de cette possibilité. Et la dernière fois, quand j'ai vu ça, j'ai vu que c'était encore là; et alors quand je regardais, j'ai vu cette même douleur dans le Seigneur, dans Sa figure, Son expression.

La négation volontaire de tout ce qui est divin – de tout ce que nous appelons divin.

Le Divin, pour nous, c'est toujours la perfection qui n'est pas encore manifestée, toutes les merveilles qui ne sont pas encore manifestées, et qui doivent aller croissant, n'est-ce pas.

l’extrême bout de la Manifestation (en admettant qu'il y ait eu une descente progressive... c'est possible, je ne sais pas... il y a eu tant de perceptions de ce qui s'est passé, et des perceptions quelquefois contradictoires, toujours incomplètes et humanisées), mais si l’on considère le côté évolution, on a tendance à considérer un extrême bout d'où l’on avance vers un autre extrême bout (c'est évidemment enfantin, mais enfin...), ou une extrême manière d'être qui croît vers l’Extrême Manière d'Être opposée; eh bien, ce qui me paraît le plus noir, le plus inerte, la négation totale de «ça» à quoi nous aspirons, c'est cela qui constitue le Mensonge.

C'est-à-dire que, peut-être, c'est cela que j'appelle le Mensonge, parce que le mensonge à la manière humaine, c'est toujours mélangé de toutes sortes de choses – mais le Mensonge vraiment Mensonge, c'est cela. C'est l’affirmation que le Divin n'existe pas, la Vie n'existe pas, la Lumière n'existe pas, l’Amour n'existe pas, le Progrès n'existe pas – la Lumière, la Vie, l’Amour n'existent pas.4 Un néant négatif, un néant obscur. Et ce serait cela qui s'est accroché à l’évolution et qui a fait l’Obscurité qui a démenti la Lumière, la Mort qui a démenti la Vie, et la Haine, la Cruauté, tout ça, qui ont démenti l’Amour – mais c'est déjà dilué, c'est déjà dans un état dilué, il y avait déjà un mélange.

Oh! si l’on voulait faire de la poésie (c'est une façon qui n'est plus philosophique ni spirituelle mais une façon imagée), on concevrait un Seigneur, qui est une totalité de tous les possibles possibles et impossibles, à la recherche d'une Pureté et d'une Perfection qui ne peuvent jamais être atteintes et qui sont toujours progressives... et le Seigneur se débarrasserait dans la Manifestation de tout ce qui alourdit Son déploiement – Il commencerait par le plus vilain. Tu vois ça?... La Nuit totale, l’Inconscience totale, la Haine totale (non, la haine implique encore qu'il y a l’Amour), l’incapacité de sentir. Le Néant.

Nous sommes en cours de route. Il me reste encore un petit peu de ça (cette Inconscience totale).

Ah! travaillons.5

15 janvier 1964

(après un long silence)

C'est un curieux état de transition dans la conscience la plus matérielle, la conscience du corps. Une transition de cet état de subjugation, d'impuissance, où l’on est tout le temps à la merci de forces, de vibrations, de mouvements inattendus, de toutes sortes de velléités – et puis le Pouvoir. Le Pouvoir qui s'affirme et se réalise. C'est la transition entre les deux; et une sorte de nuée d'expériences de tous genres, depuis la partie la plus mentale de cette conscience jusqu'à la partie la plus obscure, la plus matérielle.

Et quand je veux dire quelque chose, imédiatement, de partout, il y a une nuée de choses qui veulent être dites et qui se précipitent en même temps – ce qui, naturellement, empêche de parler.

C'est un curieux état.

Le passage entre l’impuissance presque totale – une sorte de Fatalité, comme une imposition de tout un ensemble de détermi-nismes contre lesquels on ne peut rien, qui vous accablent – et puis une Volonté claire, définie, et qui, dès qu'Elle s'exprime, est toute-puissante.

(silence)

Mais dans l’ensemble, ça donne l’impression d'une marche sur une crête très aiguë entre deux précipices.

(long silence)

C'est impossible de dire...

Et ce champ d'expérience inclut aussi le mental physique: toutes les constructions mentales qui agissent directement sur la vie et sur le corps; et là, c'est un domaine d'expériences presque illimité. Et tout se traduit sous forme, non d'une spéculation ou d'une pensée mais d'une expérience. Je te donnerai un exemple pour me faire comprendre. Je ne vais pas te dire la chose telle qu'elle s'est passée, mais telle que je sais maintenant qu'elle est... Il y a quelqu'un de très dévoué en France, et qui est né catholique, et qui était très malade; il a écrit pour me demander ce qu'il devait faire; il disait que les gens qui l’entouraient voulaient naturellement qu'il reçoive l’extrême-onction (ils croyaient qu'il allait mourir) et il a écrit pour me demander si cela avait une influence sur le progrès de son être intérieur et s'il fallait absolument qu'il refuse. Je ne savais rien de tout cela (Mère n'avait pas reçu la lettre), mais moi, j'ai eu une expérience ici: un prêtre et des enfants de chœur sont arrivés pour me donner l’extrême-onction! (c'est comme cela que ça s'est présenté), ils voulaient me donner l’extrême-onction, et alors je regardais – j'ai regardé, j'ai voulu voir; je me suis dit: «Tiens, avant de les renvoyer brutalement, voyons ce que c'est...» (pourquoi sont-ils venus, je n'en savais rien, n'est-ce pas; quelqu'un les avait envoyés et ils étaient venus me donner î'extrême-onction – je n'avais pas l’impression d'être autrement malade! mais enfin c'était comme cela), alors, avant de les renvoyer, je regardais attentivement pour savoir si, vraiment, ça avait un pouvoir d'action, si cette extrême-onction pouvait déranger le progrès de l’âme et lier à de vieilles formations religieuses. J'ai regardé et j'ai vu comme c'était mince et ténu, et sans force, et j'ai vu clairement que ça ne pouvait avoir de force que si le prêtre qui l’apportait était une âme consciente et s'il le faisait consciemment, en rapport avec un pouvoir et une force intérieurs (vitale ou autre), mais que si c'était un homme ordinaire faisant «son métier» et apportant le sacrement avec la croyance ordinaire, sans rien de plus, c'était tout à fait inoffensif.

Et une fois que j'ai vu cela, subitement (c'était comme un écran), toute l’histoire est partie et c'a été fini. C'était venu seulement pour que, moi, je voie cela. Mais ça se présentait de cette façon, pour que je regarde vraiment, sérieusement, pas une considération mentale: une vision et une expérience.

Imédiatement après, j'ai reçu la visite du pape! Le pape (Paul VI) était arrivé à Pondichéry (il a effectivement l’intention de venir dans l’Inde), il était venu à Pondichéry et il avait demandé à me voir (n'est-ce pas, des choses matériellement tout à fait impossibles, mais qui étaient toutes simples et toutes évidentes). Alors je l’ai vu. Il est venu, nous nous sommes rencontrés là (dans la salle de musique) et vraiment nous nous sommes parlés. J'ai vraiment senti l’homme devant moi (Mère fait le geste de palper), senti ce qu'il était. Et il était très préoccupé par la pensée de ce que j'allais dire de sa visite aux gens: la révélation que je ferais de sa visite. Je voyais cela, mais je ne disais rien. Finalement, il m'a dit (nous parlions en français: il avait un accent italien; mais tout cela, n'est-ce pas, ne correspond à aucune pensée: ce sont comme des images de cinématographe), il m'a dit: «Qu'allez-vous dire aux gens de ma visite?» Alors je l’ai regardé (les contacts intérieurs sont plus concrets que les images et les mots) et je lui ai simplement répondu comme cela, après l’avoir bien regardé: «Je leur dirai que nous avons communié dans l’amour que nous avons pour le Seigneur...», et il y avait une chaleur de lumière dorée là-dedans, extraordinaire! Alors j'ai vu quelque chose qui se détendait en lui, comme une anxiété qui partait, et il est parti, comme cela, dans une grande concentration.

Pourquoi est-ce venu? Je ne sais pas.

Et une, deux, dix, cinquante expériences comme cela – ces deux-là m'ont frappée. La première, parce que le lendemain, Pavi-tra m'a dit qu'un monsieur avait écrit pour me poser la question que je t'ai dite: il avait été très malade, il était au lit, enfin presque mourant, et il avait écrit pour cela.

C'est curieux, n'est-ce pas.

Et ce n'est pas un contact mental qui fait que l’on sait qu'il a écrit et tout cela, non, c'était l’expérience – c'est toujours sous forme d'expérience, d’action: de quelque chose qui est à faire et qui est fait, ou qui est à savoir et qui est su. Ce n'est jamais cette transcription mentale de la vie ordinaire.

Le pape... je ne sais pas pourquoi? qu'est-ce qui est arrivé? qu'est-ce que c'est? comment ça se fait? Mais le fait, je le vois encore; c'était une réalité tout à fait vivante: il était grand, dans la chambre là (la salle de musique), et il y avait une atmosphère un peu sombre autour de lui, et comme une sorte d'inquiétude. Mais le contact intérieur était très fort, très fort, très intense, et ça allait derrière l’homme – derrière l’homme, derrière le «souverain pontife» matériel –, tout à fait. Ça a touché à quelque chose. Et je n'avais jamais pensé à lui, n'est-ce pas, rien.

Et tout cela se passe en plein jour, pas quand je dors. Tout d'un coup, n'est-ce pas... Cette histoire-là m'est arrivée, je venais juste de prendre mon bain! Tu comprends, ça n'a aucun rapport... C'est tout d'un coup quelque chose qui vient, qui me prend, et alors c'est une sorte de vie dans laquelle je vis, jusqu'à ce que quelque chose soit fait – une action –, et quand cette action est faite, tout s'en va. Et ça s'en va sans laisser de traces, comme si... (Mère tire un écran brusquement).

Et je cite ces deux cas-là parce qu'ils étaient récents et un peu inattendus (enfin, ça ne correspondait pas à mes occupations ou à mes préoccupations), mais c'est par centaines! Tous les jours, trente, quarante comme cela, qui viennent, me prennent, puis, tout d'un coup, j'entre dans une concentration, je vis une certaine chose, jusqu'à ce que j'aie vu quelque chose qui était à voir – vu, su par la vision –, puis, dès que c'est vu, pfft! parti, c'est fini. Ça n'a plus d'intérêt, c'est parti.

J'entre dans une sorte de concentration pendant un certain temps où je suis tout à fait isolée, absorbée; puis quand c'est fini, hop! ça s'en va brusquement (geste comme un rideau que l’on tire).

Et ça ne m'empêche pas de continuer – je te dis, j'étais en train de me rhabiller après mon bain! Mais alors, tous les mouvements deviennent presque automatiques: la conscience n'est plus occupée de ses gestes, il n'y a qu'une délégation de la conscience pour surveiller, c'est tout.

Mais tout cela change ma position – ma position vis-à-vis du monde change. Comment expliquer ça?... C'est très étrange.


Peu après, au moment de partir

De plus en plus, il y a quelque chose qui veut se faire savoir et qui se formule ainsi: ce qui veut venir pour février prochain,1 c'est la Lumière de Vérité... (Mère répète comme une incantation:) la Lumière de Vérité, la Force de Vérité, la Lumière de Vérité, la Force de Vérité... pour préparer la voie à la manifestation de l’Amour suprême.

Mais ça, c'est pour plus tard.

Mais imédiat-imédiat: la Lumière de Vérité, la Force de Vérité. Ça se précise.

Je n'y avais pas pensé. C'était tout à fait blank [vide] dans ma tête. Je ne savais pas du tout. Et puis c'est venu.2

18 janvier 1964

...J'ai vu S.G. ce matin, celui qui est allé en Amérique, qui a connu Kennedy et qui avait même parlé à Kennedy de la possibilité de s'unir ouvertement à la Russie pour faire pression sur le monde afin d'empêcher les querelles armées (il avait dit: «Pour régler toutes les questions de frontières, toutes les questions territoriales d'une façon pacifique», à commencer, naturellement, par la Chine et l’Inde). Kennedy avait été enthousiaste. De suite, l’ambassadeur russe avait été convoqué et il avait téléphoné à Khrouchtchev: enthousiaste de l’idée (mais ce Khrouchtchev semble être un homme assez bien). On devait régler cela à une rencontre de l’ONU. Là-dessus, Kennedy fiche le camp...1

Mais on a repris la chose par Khrouchtchev et il continue à être tout à fait enthousiaste.2 Il paraît – je ne sais pas si c'est tout à fait vrai, parce que c'est Z (une disciple russe) qui le dit; mais Z lui a envoyé mon article: «Un Rêve»,3 pour la création d'un petit «centre international» (je n'aime pas le mot «international», mais enfin ça ne fait rien), et Khrouchtchev a répondu: «Cette idée-là est excellente, le monde entier devrait la réaliser.» Bon, je ne sais pas si c'est exact, mais enfin le monsieur semble bien disposé. Et ce S.G. est très intime avec l’ambassadeur d'Amérique à Delhi... Bref, S.G. m'a envoyé la nouvelle proposition – la première, j'avais approuvé, j'avais même mis mes blessings [bénédictions] dessus, et il était allé trouver Nehru: Nehru a immédiatement appelé les deux ambassadeurs en conférence.4 À ce moment-là, j'ai pas mal travaillé et les choses marchaient bien... Maintenant, il paraît que ce nouveau Président (Johnson), pour le moment, continue ce que l’autre avait fait: il ne chambarde rien... On va voir.

Si cela réussit, ça donnera une expression un peu concrète à l’effort de transformation sans violence.


Peu après, à propos d'un nouveau disciple américain

...Ils sont, oh! infatués, oh .... gonflés de leur réalisation supérieure – ils sont nés sur la terre pour aider la terre. Ils sont de si bonne volonté! Ils veulent aider toute la terre, (ironiquement) aider la terre. Ils viennent ici, mais au lieu de se demander ce qu'ils peuvent apprendre, ils viennent aider: ils viennent mettre de l’ordre (il n'y a «pas d'ordre»!), arranger les choses qui ne sont pas arrangées, mettre de l’esprit pratique dans ces esprits nuageux!...

C'est l’autre infatuation qui me semble plus grave que l’infa-tuation américaine: l’infatuation européenne. Parce qu'ils se croient vraiment très intelligents. Les Américains veulent «aider» – ce sont des enfants. Mais les Occidentaux sont des «sages» de l’intellect; alors, pour entrer chez eux!... Il n'y a rien à leur apprendre.

J'ai très peu de contacts avec ceux-là.

Eh oui! justement. Ce sont ceux-là: c'est une forteresse. C'est toute «l’élite» européenne.

Surtout les Français, non?

Beaucoup les Français, mais un peu partout en Europe: les Allemands, les...

Les Italiens ne se croient pas supérieurement intelligents.

Mais les Allemands, les Anglais...

Oh! les Anglais, c'est autre chose, mon petit! Tout ce qui n'est pas anglais ne vaut rien! (Mère rit) Il n'y a que les Anglais qui soient pratiques, il n'y a que les Anglais qui soient intelligents, il n'y a que les Anglais qui sachent vivre, il n'y a que les Anglais qui aient du pouvoir, il n'y a que les Anglais... Enfin il n'y a que les Anglais, la terre devrait se réduire à être anglaise – mais ça, les Anglais, je les ai dans le nez depuis l’âge de cinq ans!5 (Mère rit) Je me souviens, je disais toujours: «Mais nos vrais ennemis (enfant, comme cela, entre nous), nos vrais ennemis, ce ne sont pas les Allemands: ça a toujours été les Anglais.» Et puis j'avais, comme Sri Aurobindo, beaucoup d'admiration pour Napoléon; alors je leur en voulais beaucoup de la façon dont ils l’ont traité.

Oh! non! les Anglais... (riant) la seule chose qui les ait réhabilités dans l’histoire du monde, c'est que Sri Aurobindo est allé étudier chez eux! Mais il a dit clairement que pendant ses études là-bas, tout son sentiment d'intimité était avec la France, pas avec l’Angleterre.

Oh! les Anglais... Non, la morgue anglaise, ce n'est pas du tout une légende. Qu'est-ce qui leur a donné ça? d'où ça vient? Parce que, au fond, ce sont des Normands.

Mais ils sont devenus îliens, c'est une île.

Oui, c'est surtout cela.6


ADDENDUM

«Un Rêve»

Il devrait y avoir quelque part sur la terre un lieu dont aucune nation n'aurait le droit de dire: «il est à moi»; où tout homme de bonne volonté ayant une aspiration sincère pourrait vivre librement comme un citoyen du monde et n'obéir qu'à une seule autorité, celle de la suprême vérité; un lieu de paix, de concorde, d'harmonie, où tous les instincts guerriers de l’homme seraient utilisés exclusivement pour vaincre les causes de ses souffrances et de ses misères, pour surmonter ses faiblesses et ses ignorances, pour triompher de ses limitations et de ses incapacités; un lieu où les besoins de l’esprit et le souci du progrès primeraient sur la satisfaction des désirs et des passions, la recherche des plaisirs et de la jouissance matérielle. Dans cet endroit, les enfants pourraient croître et se développer intégralement sans perdre le contact avec leur âme; l’instruction serait donnée, non en vue de passer des examens ou d'obtenir des certificats et des postes, mais pour enrichir les facultés existantes et en faire naître de nouvelles. Dans ce lieu, les titres et les situations seraient remplacés par des occasions de servir et d'organiser; il y serait pourvu aux besoins du corps également pour tous, et la supériorité intellectuelle, morale et spirituelle se traduirait dans l’organisation générale, non par une augmentation des plaisirs et des pouvoirs de la vie, mais par un accroissement des devoirs et des responsabilités. La beauté sous toutes ses formes artistiques, peinture, sculpture, musique, littérature, serait accessible à tous également – la faculté de participer aux joies qu'elle donne étant limitée uniquement par la capacité de chacun et non par la position sociale ou financière. Car dans ce lieu idéal, l’argent ne serait plus le souverain seigneur; la valeur individuelle aurait une importance très supérieure à celle des richesses matérielles et de la position sociale. Le travail n'y serait pas le moyen de gagner sa vie, mais le moyen de s'exprimer et de développer ses capacités et ses possibilités, tout en rendant service à l’ensemble du groupe qui, de son côté, pourvoirait aux besoins de l’existence et au cadre d'action de chacun. En résumé, ce serait un endroit où les relations entre êtres humains, qui sont d'ordinaire presque exclusivement basées sur la concurrence et la lutte, seraient remplacées par des relations d'émulation pour bien faire, de collaboration et de réelle fraternité.

La terre n'est pas prête pour réaliser un semblable idéal, parce que l’humanité ne possède pas encore la connaissance suffisante pour le comprendre et l’adopter, ni la force consciente indispensable à son exécution; et c'est pourquoi je l’appelle un rêve.

Pourtant, ce rêve est en voie de devenir une réalité; et c'est à cela que nous nous efforçons à l’Ashram de Sri Aurobindo, sur une toute petite échelle, à la mesure de nos moyens réduits. La réalisation est certes loin d'être parfaite, mais elle est progressive; et petit à petit, nous nous avançons vers notre but qui, nous l’espérons, pourra un jour être présenté au monde comme un moyen pratique et efficace de sortir du chaos actuel pour naître à une vie nouvelle plus harmonieuse et plus vraie.

22 janvier 1964

(Mère a l’air fatiguée et enrhumée. Elle commence par citer de mémoire une note qu'Elle a écrite:)

«La vraie raison d'être: vivre pour le Divin ou pour la Vérité, ou tout au moins pour son âme...

C'est le minimum. Et puis:

«La vraie sincérité: vivre pour le Divin sans attendre en échange aucun bienfait de Lui.»

J'avais dit cela hier ou avant-hier, parce que j'étais très en colère contre les gens de l’Ashram!... Parce que nous sommes en train de passer par une période financière très difficile, alors tu sais, les gens... ils ne vous respectent que tant que vous avez de l’argent; quand vous n'avez plus d'argent, ils ne vous respectent pas – et ça leur paraît si évident, si naturel! Ce n'est même pas qu'ils se sentent mal à l’aise, ce n'est pas cela: il est de toute évidence qu'on ne respecte quelqu'un que quand il a de l’argent et qu'il vous tient dans sa poigne.

Je n'étais pas contente, alors j'ai écrit cette note.


Puis Mère montre une autre note manuscrite:

Ce sont des prières qui partent d'ici (centre du cœur), comme cela, tout d'un coup, sans que l’on s'y attende – ça sort tout le temps, mais celle-là m'a intéressée. C'était encore après mon bain (!). Ça arrive souvent à ce moment-là...

"«Être ce que Tu veux que je sois,
faire ce que Tu veux que je fasse...

C'était le commencement; puis est venue la sensation: «Qu'est-ce que c'est que ce "je" ridicule?» (remarque, ça ne vient pas du vital ni du mental, pas du tout: c'est du corps, ce sont les cellules du corps qui, tout d'un coup, se disent: «Mais qu'est-ce que ce "je"!») Alors est venue l’expérience, et c'était très intense:

"«Être Toi,
à chaque instant
la Spontanéité suprême.»"

(silence)

Les êtres humains font toujours quelque chose POUR quelque chose, avec un but, une raison, un mobile; même la vie spirituelle, même l’effort spirituel, c'est POUR le progrès de la conscience, POUR arriver à la Vérité, pour... c'est une vibration qui a toujours une queue – une queue en avant. Et ces cellules se sont aperçues que si l’on arrive à avoir la vibration sans la queue, la puissance est décuplée – «décuplée» n'est rien! parfois c'est fantastique, la différence. Et justement, quand elles disaient cela: «Être ce que Tu veux...», c'était une façon d'exprimer un besoin qu'elles sentaient de cela; mais une fois exprimé, elles ont dit: «Qu'est-ce que c'est que cette platitude! Qu'est-ce que c'est que ce "je" qui vient là-dedans!» Et puis tout d'un coup, la Vraie Vibration est venue – n'est-ce pas, la Vraie Vibration qui est sans cause et sans effets, qui, à chaque instant de l’univers, est totale et absolue. Et cela s'est traduit ainsi: «Être Toi Seigneur, à chaque instant la Spontanéité suprême.»

Ça a fait un éblouissement extraordinaire – ça n'a pas duré.

(silence)

Alors la conclusion (naturellement, après, quand tout cela a été vu et regardé attentivement), la conclusion, c'est que le Seigneur n'a ni cause ni effets; et tout ce qui est, est comme ces pulsations de l’expérience d'il y a deux ans (ou un an et demi, je ne sais plus, en avril), les pulsations d'Amour qui éclataient et produisaient le monde, et qui se suivaient mais qui n'avaient pas de cause et d'effet: une pulsation n'était pas le résultat de la précédente ni la cause de la suivante – pas du tout –, chacune était un tout en elle-même.

Chaque instant du Suprême est un tout en lui-même.

Et «instant», qu'est-ce que c'est? À quoi ça correspond dans la vérité du Suprême? Je ne sais pas – pour nous, ça se traduit comme cela, parce que tout se traduit comme cela pour nous. Tout changement se traduit, pour nous, par le sens du temps – UN sens du temps, un certain sens du temps, qui peut être infini et éternel, mais qui est un temps tout le temps. Et pour Lui, le changement n'a pas de temps. Qu'est-ce que c'est? À quoi ça correspond? Je ne sais pas.

Parce que la conscience (de Mère) est hors du temps et de l’espace, tout à fait, et pourtant il y a cette...

(silence)


(Mère se met à tousser)

Quelqu'un m'a fait un cadeau: le coryza – copieux cadeau!

Qui t'a fait ça?

(Riant) Il ne l’a pas fait exprès.

Seulement, c'est une leçon. J'aurais pu être guérie imédiatement (c'était hier): ça a commencé par rencontrer la vraie conscience et la vraie attitude (même dans le corps) et c'était maîtrisé pendant des heures. Puis sont arrivés ces gens qui viennent tous les jours, les uns le matin, les autres l’après-midi (mais c'était l’après-midi, hier), avec leurs tombereaux de travail – un tombereau, n'est-ce pas, ça tombe comme quand on vide un tombereau, c'est-à-dire qu'on n'attend pas que l’un soit vidé pour apporter l’autre: on jette tout ensemble. Alors, tout d'un coup, mon nez s'est mis à couler, c'était fini – il y avait une tension. Cette Force qui était là n'a pas pu résister. La nuit et ce matin, c'était à nouveau maîtrisé et ça aurait pu s'en aller; puis sont arrivés les gens habituels avec leurs tombereaux habituels (chacun son tombereau, ils sont quatre); alors, au beau milieu, de nouveau mon nez a commencé à couler. C'est idiot, mais enfin...

Et toujours la même chose (la première vision était très correcte, je veux dire la vision des cellules était très correcte): ce n'est pas quelque chose qui vient du dehors, c'est l’impulsion qui vient du dehors, la mauvaise vibration qui vient du dehors, et c'est que l’on n'est pas capable de la remplacer, ou plutôt de l’annuler par la Vraie Vibration. C'est ce que j'avais dit déjà: c'est la «proportion» qui n'est pas suffisante, et alors ça prend du temps. Je conçois que si la proportion des cellules qui restent dans la Vraie Vibration était suffisante, la guérison devrait être instantanée, c'est-à-dire que l’effet des vibrations mauvaises doit être annulé automatiquement. Mais j'avais vu et j'ai passé presque une heure, trois quarts d'heure [en concentration], et le petit peu qui avait été touché (c'était dans la gorge) a été annulé – ce n'est pas revenu. Ça a été annulé. Mais après ces trois quarts d'heure, j'ai été obligée de me remettre en mouvement et de voir des gens, faire des choses, prendre mon bain aussi (mais le bain est toujours bienfaisant), et il restait quelque chose comme un souvenir... et puis à partir de trois heures, trois heures moins le quart, a commencé l’invasion: d'abord un, puis un autre, et puis deux autres, et puis le troisième, et puis... Alors, tout d'un coup, parce que l’attention était dérivée sur ce que j'avais à faire (des quantités de réponses à écrire, de blessings [bénédictions] à envoyer, de problèmes à résoudre, que l’on me jette dessus), comme l’attention était dérivée vers cela, naturellement tout d'un coup je commence à éternuer, etc. – il n'y avait plus qu'à... go through [aller jusqu'au bout].

Tout de même, pour les actions de ce domaine-là, les actions de transformation, je ne dis pas la solitude parce que c'est une ânerie – il n'y a pas de solitude –, mais la tranquillité est nécessaire, c'est-à-dire le parfait contrôle de l’activité: que l’activité soit maintenue sur un plan où elle ne dérange pas le travail intérieur, voilà. C'était pour cela, d'ailleurs, que j'avais été obligée (en apparence) de monter ici parce que, en bas, c'était devenu... c'était infernal – infernal, on ne peut pas s'imaginer! Et c'est toujours le même principe: «Pourquoi pas moi?» Et ils sont 1.300, tu comprends... sans compter les visiteurs qui viennent par centaines (certains jours, il y en a plus de deux cents ou trois cents à la fois), alors ils entendent qu'il y a «quelqu'un à voir», et quand j'étais en bas et que l’un des «barnum» (riant, excuse-moi!) venait, il venait avec une troupe.

Maintenant, c'est un peu mieux, mais c'est devenu: «Pourquoi pas moi?» Mère a vu telle catégorie de personnes, par conséquent toute la catégorie a droit à être vue!... Comme pour les birthdays1 [anniversaires], cela dépend des âges, des occupations: si je vois les gens d'un certain âge et d'une certaine occupation pour leur fête, tous ceux qui ont un âge approchant et une occupation analogue ont le droit de venir – ils ont le droit –, moi, j'ai le devoir de les voir. Et quand je dis que je n'ai pas le temps... ils sont mécontents.

C'est une comédie, tu sais! et cette comédie dure depuis 1929.

Mais quand Sri Aurobindo était là, je n'avais qu'à lui parler et il envoyait un mot pour dire aux gens de se tenir tranquilles (j'ai retrouvé tout ça dans sa correspondance, je ne le savais pas, combien de fois il a écrit aux gens!). Mais après cela... après cela, ils se sont tous glorifiés de leur «fidélité», parce qu'ils ont continué à rester à l’Ashram, continué d'avoir une sorte de considération pour moi! Et naturellement, je devais leur être infiniment reconnaissante – «Nous avons été fidèles à Mère.»

À ce moment-là, j'avais tout l’argent (comme je l’avais du temps de Sri Aurobindo: il ne s'en occupait jamais, il me passait tout et ça a continué comme c'était), et ça les tient un peu tranquilles. Mais quand je dis: «Je n'ai pas d'argent, je ne peux pas payer», alors là... La «vie spirituelle», quoi!

Maintenant, d'après ce que j'ai vu et tested2 (les «petits examens» comme cela), il y a certainement – oh! en étant extrêmement généreux, patient et (comment dire?) miséricordieux –, il y a un bon tiers qui n'est ici que parce que l’on est confortable: on travaille si l’on veut, on ne travaille pas si l’on ne veut pas, on mange toujours, on a toujours un abri et toujours des vêtements, et, au fond, on fait un peu ce que l’on veut (il faut faire semblant d'obéir, c'est tout). Et si l’on vous refuse une commodité, on commence à grogner – le Yoga, il n'en est pas question! c'est à cent mille lieues de la conscience (on a plein de mots dans la bouche, mais ce n'est rien que la bouche). Quelquefois, on a un petit scrupule pour avoir l’air de faire du travail. Et il y en a qui sont devenus très vieux ou qui viennent ici parce qu'ils ne sont plus bons à vivre dehors... alors on ne peut pas les renvoyer! (on a eu tort de les accepter – je dois dire que je ne suis pas pour grand-chose dans cette acceptation: je dis non, et on fait semblant d'avoir entendu oui, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, mais enfin... c'est la vie), mais je ne peux pas les renvoyer. Seulement, je vais leur donner une vie ascétique: on ne sera plus ici pour être confortable – alors pourquoi y serait-on?

Voilà, nous allons voir. On a commencé les restrictions – oh! elles ne sont pas très graves, mais enfin...3

25 janvier 1964

Dans l'Illustrated Weekly, on a donné des photographies de la visite du pape en Palestine, et il y en avait une où il est prosterné: il embrasse le sol au Mont des Oliviers, là où le Christ, soi-disant, a reçu la notification qu'il serait crucifié.

Ça m'a encore mise en relation avec cet homme.

Et son intention est évidente: rendre la religion très réelle, dans le sens que ce n'est pas un mythe, ce n'est pas une légende, c'est vraiment Dieu qui est venu..., etc. Et alors, pour lui, c'est la «grandeur humaine» qui se prosterne devant le «sacrifice divin».

Il y a aussi une photo où il s'embrasse avec le patriarche de la religion orthodoxe – des hérétiques avant, maintenant on s'embrasse.

Et tous les gens qui sont autour de lui (ils sont bien habillés, n'est-ce pas, en costume moderne) ont l’air de pantins, mon petit! oh! c'est effroyable... Effroyable. Lui, il a une force – en tout cas, il a une volonté. Et il a un plan, il sait ce qu'il veut.

(silence)

C'est aussi le premier pape qui ait voyagé par avion, alors on a pris sa photo en avion – il a un «beau sourire»... Il a l’air très content.

(long silence)

En somme, c'est la glorification de la souffrance physique comme moyen de salut.

Moi, je trouve cela répugnant, toute cette histoire – cette crucifixion qui s'étale partout Il n'est pas malin, le Christ! il y en a des millions comme lui qui sont morts, sans faire tant d'histoires!

C'était mon impression aussi, c'était l’impression de Théon aussi. Mais Sri Aurobindo, lui... il a clairement dit que ça avait apporté un sens de charité et d'humanité, de fraternité sur la terre, qui n'existait pas auparavant.

Oui, sûrement, ça a apporté quelque chose. Mais ils en restent là.

Ah! ce qui est le Mensonge, c'est de rester collé là, oui.1


Peu après

Il faudra que nous revoyions quelques-uns de ces Aphorismes petit à petit. Nous en avons encore beaucoup qui sont prêts?

Pas beaucoup. Au train où l’on commente, ça peut durer encore au moins un an!...

(Mère rit)

Je n'ai pas encore eu le temps de préparer le «Bulletin»: je mets à jour du travail en retard.

Ça ne fait rien. D'ailleurs... les gens arrivent par centaines. Le mois prochain va être un peu difficile... quoique je verrai le moins de gens possible, mais...

Tu vois (Mère sort un bloc de rendez-vous), tout ça, ce sont des gens qui annoncent leur visite en me demandant un rendez-vous – tu vois! (une interminable liste)

Je peux presser le mouvement et préparer plus tôt le Bulletin?

Non. Je serai mieux aussi (Mère toujours enrhumée), ça me donne le temps de me remettre... Ce n'est pas que les idées ne soient pas claires (!), au contraire... c'est une sorte de vision très précise et très aiguë des choses, mais pour parler, c'est difficile.

Mais ce que je dis, me paraît difficile à comprendre pour les gens... J'ai donné ce texte de l’Agenda à A – il n'a rien dit. Cela prouve qu'il n'a rien compris. Pavitra, lui, clairement n'a rien compris.

Ça leur paraît des banalités, mon petit! Ils prennent ça juste à la surface.

Mais Sujata, quand elle le lit, elle comprend! Et elle ne t'a pas entendue.

Mais mon petit, Sujata, elle est trained [entraînée], elle a dactylographié tout ça, elle a passé par tout ça.

Mais ça m'est égal!

Moi, j'hésite beaucoup à toucher à ce que tu dis sous prétexte de le rendre plus «lisible».

Ah! non, parce que ce ne serait plus rien du tout.

J'hésite à le faire – je ne le fais pas. Je pourrais très bien rendre cela plus «littéraire».

Non!

Mais je trouve que c'est une absurdité. Je ne l’ai jamais fait. Je ne peux pas le faire.

Ça ne vaudrait pas la peine.

C'est tant pis pour eux!

Ils ne lisent que les mots, tu comprends!

Mais oui!

Ils lisent la grammaire de la chose.

C'est cela!

Par exemple, ce «dialogue avec un matérialiste»,2 mon expérience a duré deux jours et pendant des heures. Alors il y avait tous les arguments et toute la réponse aux arguments. C'était tout à fait intéressant. Mais je n'ai pas dit quels étaient ces arguments. Alors Pavitra dit: «Ça manque de vie.»

Mais ça me semble plein! Là-dedans, il y a tout l’essentiel.

Mais ce n'est pas «expliqué».

Mais ça n'a pas besoin d'être expliqué!

Ce serait très bien s'il n'y avait pas besoin d'expliquer...

Mais par exemple, ce «dialogue», c'était seulement le souvenir de l’expérience. Quand j'ai l’expérience PENDANT que tu es là et que je la décris, c'est beaucoup plus fort.

Oui, évidemment.

Alors il vaut mieux essayer d'avoir l’expérience au moment où je parle – ou plutôt parler au moment où j'ai l’expérience.

Cette expérience-là, je me souviens, pendant que je l’avais, j'avais le sentiment que tout le matérialisme était ESSENTIELLEMENT vaincu, qu'il y avait une réponse définitive, et que la force, la puissance (parce qu'il y a une Puissance derrière le matérialisme, une sorte de sincérité qui ne veut pas se tromper elle-même), que cette Puissance-là était dominée et convaincue. Et alors, ça a une importance. Mais il faut que l’expérience elle-même s'exprime pour que la puissance soit là. Ce que je t'ai dit, c'est seulement un reflet.

Enfin...

28 janvier 1964

(La conversation suivante entre Mère et un disciple bengali, B, n'a pas été enregistrée mais seulement notée de mémoire en anglais, puis traduite ici:)

(B) Je vais à Calcutta. Là, ils me poseront tous la même question sur la situation actuelle: les émeutes religieuses.1 Quelle est la solution?

La solution, naturellement, c'est le changement de conscience. Je sais que ces gens de l’autre côté (Pakistan) se sont vilainement conduits, comme des animaux – même les animaux sont meilleurs que les êtres humains –, mais si les gens ici font de même, ils jouent le jeu des forces qui poussent au mal et ils renforcent leur emprise. Les représailles de ce genre ne sont pas un remède.

(B) Les gens là-bas se sentent frustrés, ils ne voient pas de remède, ne savent pas quel chemin suivre, à qui s'en remettre. Ils suivent la mauvaise route et le mauvais exemple. La division du pays n'est-elle pas la cause de tous ces conflits?

Oui: division des religions, du pays, des intérêts. Si les gens se sentaient comme des frères – pas des frères qui se querellent mais conscients de leur commune origine.

(B) Quand viendrez-vous?

C'est une illusion de croire que je ne suis pas là. Je suis là, la force, la conscience sont là, mais il n'y a pas de réceptivité. Pendant le conflit chinois, j'étais concrètement sur le front, mais je regrette de dire que les seuls à être réceptifs étaient les Chinois! l’impulsion qui les poussait à avancer a disparu. C'est cela, la réceptivité. Personne n'a su pourquoi ils se sont retirés! Du côté indien, quelques-uns ont été touchés et ils m'ont parlé de terribles conditions.

Depuis la deuxième guerre mondiale, j'ai tenu Kâli2 tranquille, mais elle s'impatiente! Les temps sont graves, n'importe quoi peut arriver. Si seulement les gens consentaient à abandonner leur ego!

(B) Je suggérerais quelque chose de plus simple: qu'ils se tournent vers vous.

Peut-être le moment est-il venu de leur dire ce que je vous ai dit. Vous pouvez parler si l’occasion se présente. Gardez votre foi et allez comme un guerrier.

29 janvier 1964

Mère lit quelques extraits de lettres de Sri Aurobindo:

J'ai ici trois citations sur les difficultés... Ça s'applique si merveilleusement maintenant! Et Sri Aurobindo a écrit cela en... 1946-47-48 – les heures noires. Et ça se répète maintenant:1

The Mother’s victory is essentially a victory of each sadhak over himself. It can only be then that any external form of work can come to a harmonious perfection.

(12.11.1937)

[«La victoire de la Mère est essentiellement une victoire de chaque sadhak (chercheur) sur lui-même. C'est seulement à ce moment-là que la forme extérieure du travail pourra parvenir à une harmonieuse perfection.»]

Puis ceci, c'est très intéressant:

I know that this is a time of trouble for you and everybody. It is so for the whole world. Confusion, trouble, disorder and upset everywhere is the general state of things. The better things that are to come are preparing or growing under a veil and the worse are prominent everywhere. The one thing is to hold on and hold out till the hour of light has come.

(XXVI. 168, June 2, 1946)

[«Je sais que c'est une époque de difficultés pour vous et pour tout le monde. C'est ainsi dans le monde entier. La confusion, les conflits, le désordre et des bouleversements partout sont à l’ordre du jour. Le meilleur qui doit venir se prépare ou grandit derrière le voile, tandis que le pire s'étale partout. La seule chose à faire est de s'accrocher et de tenir bon jusqu'à ce que l’heure de la lumière arrive.»]

Ça, on pourrait toujours le répéter aux gens, mais c'est extra-ordinairement vrai maintenant!

Tenir bon et tenir jusqu'au bout.

Jusqu'à ce que vienne l’heure de la lumière.

Ainsi soit-il!

(Riant) Ça n'a jamais été aussi mauvais! Et derrière cela, étrangement – étrangement –, il y a une sorte de solidité, qui n'a jamais été là auparavant. J'ai remarqué cela depuis hier. Extérieurement, ça n'a jamais été aussi confus, aussi compliqué, aussi désagréable, aussi difficile, et il y a quelque part (comme dessous, ou dedans, je ne sais comment dire), une solidité, quelque chose qui est d'une uniformité solide... comme une base que rien ne peut secouer. Ça, je ne l’ai jamais senti avant. Je sens cela depuis deux jours.

Comme si quelque chose était établi, qui est inébranlable. Et extérieurement, ça n'a jamais été aussi catastrophique. Je trouve cela intéressant.

Et alors, même au point de vue lumière: il y avait (jusqu'à ces jours-ci) une sorte de lumière brillante faite d'une confiance plus ou moins enfantine et d'un espoir plus ou moins enfantin (spécialement parmi les gens ici) qui... (c'est assez comique à dire) s'est éteinte brusquement quand on a réduit les provisions à la salle à manger!

(Le disciple incrédule:) Non!

Je t'assure, ça a l’air d'une blague, mais c'est vrai! On a coupé les provisions (c'est plus une démonstration qu'une nécessité, c'est-à-dire que cela ne fait pas beaucoup d'économies: ça fait beaucoup de bruit, beaucoup de tintouin, beaucoup de changements, mais pas, proportionnellement, d'économies; mais D sentait que c'était une démonstration nécessaire – bien), mais ça a fait un effet!... Cette sorte de confiance enfantine, comme une lumière d'insouciance enfantine qui flottait dans l’atmosphère ici: ploff! engloutie (Mère rit). Et alors, je regardais cela, je me disais: «Mais ça, c'est épatant!» J'ai regardé attentivement à cause de cela... et j'ai vu: cette espèce de brio extérieur, com-plè-te-ment parti! les gens consternés. Et en même temps, dans la conscience, une solidité, une stabilité!... que je n'avais vue auparavant, comme s'il était décidé (Mère abat ses mains d'un geste souverain): «Ça, maintenant, c'est établi.»

Et c'est en rapport avec le 29 février.

Depuis longtemps, les gens sont, tu sais, comme du Champagne qui mousse, ils voulaient savoir: «Qu'est-ce qui va arriver? À quoi faut-il s'attendre?», toute une histoire. J'ai dit: «Je n'en sais rien.» Je ne sais pas – je ne cherche pas, je ne regarde pas, je ne m'en occupe pas: quand ça viendra, ça viendra. Puis, plusieurs fois (quand j'écrivais des cartes de birthday, ou des lettres), plusieurs fois, il m'était comme dicté clairement: «Se préparer à la Lumière de Vérité qui descend.» Et c'est clairement cela: la Lumière de Vérité qui va se manifester... la Lumière de Vérité qui descend... la Lumière de Vérité qui prépare sa manifestation – toutes sortes de phrases me venaient ainsi, mais toujours: la Lumière de Vérité. Alors j'ai compris que c'était cela qui allait se passer.

Et maintenant... c'est quelque chose de solide comme du ciment (ça veut dire que c'est matériel), c'est ab-so-lu-ment uni, n'est-ce pas, uni, pas un frisson de formes, absolument plat comme une plaque de marbre, et puis ça n'a ni commencement ni fin – ça n'a pas de limites, on ne voit pas la fin: c'est partout. C'est partout, et partout pareil. Partout pareil. Une espèce de couleur... comme un gris (un gris: le gris de la Matière) qui contiendrait de la lumière dorée, mais qui ne brille pas: ça ne brille pas, ça n'a pas de luminosité propre, mais ça contient de la lumière. Ça ne rayonne pas, ce n'est pas lumineux, et pourtant c'est un gris qui a de la lumière dorée dedans – le gris de la Matière la plus matérielle, la pierre, n'est-ce pas, gris. Seulement ça contient cette lumière: ce n'est pas inerte, ce n'est pas insensible, ce n'est pas inconscient, mais c'est la Matière.

Je n'ai jamais vu cela avant.

Depuis deux jours, c'est là. Qu'est-ce que ça va être? Qu'est-ce que ça va produire?... Je ne sais pas.

Écoute, Sujata a fait un rêve qui est exactement ce que tu viens de dire!

Oh! mais elle est épatante, ta Sujata!

Elle regardait le ciel, puis elle a commencé à voir des étoiles qui tombaient partout par terre, comme une pluie d'étoiles sur la terre. Et alors le sol, par terre, s'était changé en une masse unie de glace, comme aux pôles: ce n'était pas brillant, mais comme de la glace partout par terre. Et là-dessus, une sorte de bateau s'est levé, de couleur un peu grise, avec des passagers, aussi d'une couleur... pas brillante mais un peu grise, un peu bleue, et c'était comme s'ils étaient des rescapés de vieilles choses... comme s'ils échappaient d'une catastrophe ou qu'ils sortaient d'une catastrophe...2

Tiens!

Et partout, il y avait, comme aux pôles, cette glace.

C'est cela. Tiens, c'est curieux. Et la pluie d'étoiles...

(silence)

Une base solide, n'est-ce pas, et c'est là (Mère fait un geste au ras du sol). l’impression d'une base solide, i-né-bran-la-ble.

Comme si...

l’Inertie transformée en son principe conscient de stabilité immortelle.

C'est évidemment un changement dans l’Inertie même.


Puis Mère lit une autre lettre de Sri Aurobindo:

The extreme acuteness of your difficulties is due to the yoga having come down against the bed-rock of Inconscience which is the fundamental basis of all resistance in the individual and in the world to the victory of the Spirit and the Divine Work that is leading toward that victory. The difficulties themselves are general in the Ashram as well as in the outside world...

Et puis la description. On dirait que ça se passe maintenant:

Doubt, discouragement, diminution or loss of faith, waning of the vital enthusiasm for the ideal, perplexity and a baffling of the hope for the future are the common features of the difficulty. In the world outside there are much worse symptoms such as the general increase of cynicism, a refusal to believe in anything at all, a decrease of honesty, an immense corruption, a preoccupation with food, money, comfort, pleasure, to the exclusion of higher things, and a general expectation of worse and worse things awaiting the world. All that, however acute, is a temporary phenomenon for which those who know anything about the workings of the world-energy and the workings of the Spirit were prepared. I myself foresaw that this worst would come, the darkness of night before the dawn; therefore I am not discouraged. I know what is preparing behind the darkness and can see and feel the first signs of its coming. Those who seek for the Divine have to stand firm and persist in their seeking; after a time, the darkness will fade and begin to disappear and the Light will come.

(9.4.1947)

[«l’extrême acuité de vos difficultés vient de ce que le yoga est descendu jusqu'à la roche de fond de l’Inconscient qui est la base fondamentale de toutes les résistances dans les individus et dans le monde contre la victoire de l’Esprit et l’Œuvre divine qui mène à cette victoire. Les difficultés en elles-mêmes sont générales, dans l’Ashram comme dans le monde extérieur. Le doute, le découragement, la diminution ou la perte de la foi, le déclin de l’enthousiasme pour l’idéal, la perplexité et les espoirs d'avenir déçus, tels sont les signes généraux de la difficulté. Dans le monde extérieur, les symptômes sont encore pires: un cynisme grandissant, le refus de croire en rien, une baisse de l’honnêteté, une immense corruption, des préoccupations de nourriture, d'argent, de confort, de plaisir, à l’exclusion de plus nobles préoccupations, et une attente générale que tout aille de pire en pire dans le monde. Quelle que soit l’acuité de cette situation, c'est un phénomène temporaire auquel étaient préparés ceux qui connaissent un peu le fonctionnement de l’énergie cosmique et les voies de l’Esprit. J'avais moi-même prévu que le pire viendrait, le fond de la nuit avant l’aurore, par conséquent je ne suis pas découragé. Je sais ce qui se prépare derrière l’obscurité et je puis voir et sentir les premiers signes de sa venue. Ceux qui cherchent le Divin doivent rester fermes et persister dans leur recherche; après un temps, l’obscurité s'affaiblira et commencera à disparaître, puis la Lumière viendra.»]

Très approprié.

Bien, il faut tenir bon.

Oh! ça n'effleure même pas! Toutes ces choses, c'est tout à fait... comme un spectacle que l’on regarde.

(silence)

C'est devenu absolument concret, n'est-ce pas, aussi concret que ça peut l’être.

Et pourtant, les difficultés viennent de partout, pas seulement la santé (qui est encore en rapport avec les choses morales: l’état d'âme, l’état de conscience, la pensée, les formations mentales, etc.), mais l’argent, le «papier-monnaie» qui se refuse à venir! Et justement, j'ai vu d'une façon assez intéressante, ces jours-ci, la différence dans l’atmosphère mentale matérielle: il y avait une sorte de certitude que tout ce qui est nécessaire viendra, d'une façon ou d'une autre – il est impossible que ça ne vienne pas (je parle d'une atmosphère générale) –, puis ça a été remplacé par... tu sais, comme quand on se cogne le nez sur le mur! Cette espèce de confiance très enfantine, sans souci: évanouie! Ça s'est évanoui. Alors j'ai dû regarder au fond, ce qui était derrière, et c'est comme cela que j'ai vu ce changement dans l’Inertie (comment ça va se traduire? je ne sais pas; de quelle manière?...) que je n'avais jamais vu avant.

C'est quelque chose qui est là, en bas. Avant, c'était là (geste à hauteur du front) comme cela, dans l’atmosphère; maintenant, c'est là (geste par terre), c'est-à-dire très bas.

C'est quelque chose qui s'est passé dans l’Inconscient.

C'est intéressant, on va voir.3

31 janvier 1964

Mère lit le texte d'un message qu'Elle vient de donner:

Je l’ai écrit en anglais hier:

The only hope for the future is in a change of man's consciousness and the change is bound to come.

But it is left to men to decide if they will collaborate to this change or if it will have to be enforced upon them by the power of crushing circumstances.

Alors, à la fin, j'ai mis:

So, wake up and collaborate.

(traduction)

Le seul espoir pour l’avenir est un changement de la conscience humaine, et ce changement est inévitable.

Mais ce sont les hommes qui décideront s'ils y collaboreront ou si ce changement leur sera imposé par la puissance de circonstances écrasantes.

Alors, à la fin, j'ai mis:

Alors réveillez-vous et collaborez.

On dirait qu'il y a une «poussée de derrière» – je ne sais pas comment t'expliquer cela... Je sens quelque chose, comme si, de derrière un voile, il y avait quelque chose qui pousse, qui dit: «Allons! en route, bougez!»1 Comme si tout était aux trois quarts endormi, et alors il y a derrière, quelque chose de très fort qui pousse.

février




5 février 1964

Il est arrivé une chose étrange – très-très étrange, c'est la première fois que cela m'arrive.

G a rapporté de Paris un livre, un album – un album de photographies. D'un côté, il y a une photo et de l’autre, un fac-similé, probablement de l’écriture d'auteurs connus, de poètes, d'écrivains, etc. – je n'ai pas lu. Un fac-similé et une image. Ils appellent cela «Paris de rêve»!... (Mère lève les yeux au ciel)

Les photos essayent d'être très artistiques. Elles sont prises sous un angle tout à fait inaccoutumé et il y en a qui sont très bien. Dans l’ensemble, un peu vulgaire: trop de gens qui s'embrassent, des chaussettes qui pendent au soleil – ils confondent l’artistique et l’inusité, le manque de conventionnel. C'est très bien de ne pas être conventionnel, mais enfin, ça pourrait être dans le sens du Beau plutôt que... Enfin. Je regardais, je tournais les pages, et en regardant, je me disais: «Tout de même! quelqu'un qui ne connaît pas Paris du tout aurait une drôle d'idée de Paris!» Il n'y a pas une seule chose qui vous fasse dire: «Oh! c'est beau», excepté une vue de la Seine et puis... des arbres, qui pourraient être à la campagne aussi bien qu'à Paris. Et je tournais et je tournais. Et tout d'un coup, j'ai vu (j'avais ma loupe, là, pour voir mieux) une vue des quais avec les boîtes des... comment les appelle-t-on?

Bouquinistes.

Bouquinistes, c'est cela. Un bouquiniste.

l’album était grand et la photo aussi était grande comme cela (geste).

Cette photographie était plus claire que les autres, moins confuse – c'était plus clair. Et j'ai regardé tous les détails, je me disais: «C'est dommage qu'il n'y ait pas eu de boîtes ouvertes pour voir les livres, ça aurait fait mieux.» C'est-à-dire que je l’ai regardée attentivement et j'ai vu tous les détails, les différentes valeurs des ombres et des lumières: ce n'était pas seulement un coup d'œil en passant. Puis j'ai continué jusqu'au bout et j'ai donné le livre à regarder à quelqu'un, et naturellement la première chose que ce quelqu'un m'ait dite: «Ça ne donne pas tout à fait l’impression de Paris.» J'ai dit: «Oui, mais il y en avait une qui donnait une très bonne impression de Paris: c'étaient les bouquinistes sur les quais.» Il a eu l’air surpris; alors j'ai dit: «Mais oui!» J'ai pris le livre et j'ai commencé à tourner les pages – j'ai tourné toutes les pages, ma photo n'était pas là! Je me suis dit: «J'ai mal regardé (je regardais sans loupe), j'ai dû mal regarder.» J'ai pris ma loupe, j'ai tourné de l’autre côté toutes les pages, très soigneusement – pas là! pas de bouquinistes. J'ai tourné une troisième fois (Mère rit), toujours pas de bouquinistes! Je me suis dit: «Il y a une aberration quelque part... quelque chose qui me fait tourner deux pages à la fois ou qui me voile la vue.» Alors j'ai dit: «Bon, je regarderai demain matin», et j'ai laissé le livre.

Le lendemain matin, j'étais toute seule, concentrée –j'avais bien concentré, je me disais: «Je ne veux pas être dans une illusion, je ne veux pas que quelque chose se moque de moi...» J'avais vu ça aussi clairement que... je l’ai vu, je l’ai regardé pendant plusieurs MINUTES; c'est-à-dire que je suis absolument sûre de ce que j'ai vu.

J'ai regardé une fois, deux fois, trois fois – rien. Alors j'ai pensé: «Ce n'est pas possible, un sort est jeté!» A. devait venir ce matin-là; quand A. viendra, je lui dirai de chercher. Je lui ai dit: «Cherche.» Il a bien trouvé des bouquinistes, mais ce n'était pas comme ma photographie, et puis j'avais vu de ce côté-ci du livre, et c'était de l’autre côté; et cette photo, je la connaissais bien (je connaissais mon album par cœur, tu comprends!), ce n'était pas du tout cela, il n'y avait pas de bouquinistes, il n'y avait que des boîtes fermées; alors ça n'avait l’air de rien, et c'était de l’autre côté.

Et ce n'était pas une «vue animée», ce n'était pas une vision: c'était une PHOTO, comme les autres photos, de la même couleur que les autres photos – une photo que j'ai même discutée en tant que photo lorsqu'on la prise. Elle n'existe pas!

Elle doit exister quelque part.

Peut-être ont-ils eu l’intention de la mettre dans le livre et ne l’ont pas mise? Peut-être que cette photo est justement chez l’éditeur du livre? Mais la photo existe, je l’ai vue matériellement avec ces yeux-là (Mère touche ses yeux) et une loupe. Enfin, n'est-ce pas... mais elle n'est pas dans le livre.

(silence)

Il y a quelque temps, je me disais: «Certaines gens voient des choses physiques à distance; moi, je n'ai jamais rien vu comme cela.» J'ai vu dans le physique subtil (très proche du physique avec une très petite différence), mais ce n'était pas une vision physique: c'était une vision du physique subtil. Il y a quelque temps, je me disais: «Tiens, physiquement, je n'ai pas de capacités spéciales, je n'ai jamais observé de phénomènes intéressants!» (Mère rit) mais c'était en passant. Et puis cette histoire! Mais, mon petit, il m'a fallu quarante-huit heures pour être convaincue que ce n'était pas dans le livre! Je n'en suis pas encore revenue!... Parce que mes yeux ont la mémoire des yeux, très précise; ils ont été éduqués par la peinture, ils voient très exactement les choses telles qu'elles sont (enfin... telles qu'elles prétendent être matériellement). N'est-ce pas, j'aurais prêté serment que c'était dans le livre. Et évidemment, ce n'y est pas. Il y a eu quatre personnes, à part moi, qui ont vu le livre, et elle n'y est pas!

J'ai trouvé ça intéressant, c'est nouveau.

Ils ont eu l’intention de la publier.

C'est possible.

Et puis, probablement, la photo s'est trouvée en surnombre et ils ne l’ont pas laissée – quelque chose comme cela. Mais la photo existe sûrement quelque part.

Et elle existe en connexion avec ce livre.

Je n'étais pas dans un état spécial quand je l’ai vue. Et la seconde fois, le matin, quand j'ai regardé, j'étais dans un état très spécial: il y avait une tension de toutes les cellules physiques pour savoir la vérité, la vérité, la vérité... n'est-ce pas, pas d'illusions, et l’appel au Seigneur, et la volonté que tout ce monde d'illusions disparaisse – la Vérité, nous voulons la Vérité. Et quand j'ai ouvert le livre, il y avait un grand appel au Seigneur pour que ce soit exactement comme c'est – pas «comme c'est», mais comme c'est selon la Vérité. Mais la photo n'y était pas!

Ça m'a donné, dans le corps, une intensité d'aspiration extraordinaire. J'ai passé une partie de la nuit dans cette tension: que toutes ces illusions disparaissent, qu'il n'y ait que quelque chose de tout à fait vrai-vrai-vrai... essentiellement vrai, pas ce qu'on a l’habitude d'appeler vrai – pas confondre le réel avec le vrai (à ce point de vue, le corps a fait beaucoup de progrès!). Mais la photo n'y est pas.

J'ai pensé que c'était peut-être le commencement d'une nouvelle série d'expériences.

Il y a une expérience que j'ai d'une façon de plus en plus constante, c'est de savoir exactement quand quelqu'un entre (la personne et la minute), et de savoir exactement quand l’heure sonne, avant que le bruit ne vienne. Ça a commencé depuis longtemps, des mois, mais ça devient de plus en plus établi, constant... total.

Mais ce n'est rien! C'est commode, mais ce n'est rien.

Il va falloir trouver le moyen d'organiser ce nouveau genre d'expérience et de l’utiliser – mais il faut savoir comment ça se produit! Parce que quand je regardais ces images, je n'étais pas dans un état spécial du tout, je regardais un peu superficiellement – je les trouvais... heu!... je voyais leur effort pour être «artistiques» et je trouvais intéressant l’angle sous lequel elles étaient prises, mais c'était tout. Les sujets... à part le pêcheur à la ligne (mon petit! il y avait plus de quatre pêcheurs à la ligne dans ce livre!) et des gens qui dorment dans la rue, des choses de ce genre. Et puis des gens qui s'embrassent partout: sur les chaises, sur les quais, sur les bancs, dans les balançoires des jardins d'attraction. Et assez vulgaire. Mais les photos, les taches de lumière et d'ombre: bien prises. Et je n'ai pas voulu fatiguer mes yeux à lire la littérature de ces gens, mais probablement ce doit être très «moderne» – il y avait de ces signatures d'auteurs! rien que la signature est le portrait de l’individu: prétentieux, maniérés...

l’atmosphère de Paris est irrespirable. Quand je suis retourné en France, d'abord je suis tombé malade, et puis cette atmosphère...

Horrible.

Irrespirable. Il faut être cuirassé pour pouvoir vivre là-bas.

Oui, pour ne pas sentir. Une grande corruption. Et la veulerie, le cynisme...

On comprend qu'ils ne peuvent vivre que de leur non-réceptivité. S'ils étaient réceptifs, ils ne pourraient pas rester!

C'est tout à fait cela.

C'est bien ça! ce pêcheur à la ligne... Pêcher à la ligne dans la Seine, il faut être enragé! (Mère rit) On voit les bateaux qui passent avec une fumée noire et le bonhomme imperturbable avec sa canne à pêche... C'est ça: enfermé dans son rêve – «Paris de rêve»!... Probablement, il pense qu'il est près d'un petit ruisseau en pleine campagne.


(Peu après, Mère reprend les Aphorismes de Sri Aurobindo pour le prochain Bulletin:)

96 – Que ton âme fasse l’expérience de la vérité des Écritures, puis, si tu le veux, raisonne ton expérience et donne-lui une expression intellectuelle, et même alors, méfie-toi de tes formules – mais ne doute jamais de ton expérience.

Ça ne demande pas d'explications.

C'est-à-dire qu'il faudrait expliquer, pour les enfants, que la formule, quelle qu’elle soit, les Écritures, quelles qu’elles soient, sont toujours une diminution de l’expérience, inférieures à l’expérience.

Il y a des gens qui ont besoin de le savoir!

97– Quand tu affirmes l’expérience de ton âme et que tu nies, parce qu'elle est différente, l’expérience d'une autre âme, sache que Dieu fait de toi un imbécile. N'entends-tu pas son rire amusé derrière le rideau de ton âme?

Oh! c'est charmant.

On peut seulement faire une réflexion souriante: «Ne doute jamais de ton expérience, parce que ton expérience est la vérité de ton être, mais n'imagine pas que cette vérité soit universelle; et sur la base de cette vérité-là, ne nie pas la vérité des autres, parce que, pour chacun, son expérience est la vérité de son être. Et une Vérité totale ne serait que l’ensemble de toutes ces vérités individuelles... plus l’expérience du Seigneur Lui-même!»

98 – La révélation est une vision directe de la Vérité, une audition directe ou une mémoire inspirée, drishti, shrouti, smriti; c'est l’expérience la plus haute et toujours susceptible d'un renouveau d'expérience. La parole des Écritures est la suprême autorité, non pas parce que Dieu l’a prononcée, mais parce que l’âme l’a vue.

Je suppose que c'est la réponse à la croyance biblique des «Commandements de Dieu» reçus par Moïse, que le Seigneur aurait prononcés Lui-même et que Moïse aurait entendus – c'est une façon détournée... (Mère rit) de dire que ce n'est pas possible!

«La suprême autorité parce que l’âme l’a vue», mais ce ne peut être une suprême autorité QUE pour l’âme qui l’a vue, pas pour toutes les âmes. l’âme qui a eu cette expérience et qui a vu, pour elle c'est une suprême autorité, mais pas pour les autres.

C'était l’une des choses qui me faisait réfléchir quand j'étais tout à fait enfant, ces douze «commandements», qui sont d'ailleurs d'une banalité extraordinaire: «Aime ton père et ta mère... Ne tue pas...», c'est d'une banalité écœurante. Et Moïse est monté sur le Sinaï pour entendre ça...

Beaucoup de bruit pour pas grand-chose!

Oui, ça m'a toujours fait cet effet.

Maintenant, je ne sais pas si Sri Aurobindo pensait aux Écritures indiennes... Alors les Oupanishads? Ou les Védas? – mais les Védas, non, c'était oral.

C'est DEVENU des Écritures.

Dieu sait avec quelle déformation...

Pas trop, puisque c'était répété avec toutes les intonations. Probablement, c'est ce qui a été le moins déformé de toutes les Écritures.

Il y a eu des Écritures chinoises aussi...

Mais de plus en plus, l’expérience est que la révélation (ça vient, n'est-ce pas), la révélation est une chose qui peut s'appliquer universellement, mais qui, dans sa forme, est toujours personnelle – toujours personnelle.

C'est comme si l’on avait un ANGLE de vision de la Vérité. C'est forcément, forcément un angle, de la minute où c'est mis en mots.

On a l’expérience sans mots et sans pensée, d'une espèce de vibration qui vous donne la sensation d'une vérité absolue, et puis si l’on reste très immobile, sans rien chercher à savoir, au bout d'un certain temps c'est comme si ça passait à travers un filtre, et ça se traduit par une sorte d'idée. Puis cette idée (c'est une idée encore un peu floue, c'est-à-dire très générale), mais si l’on reste encore très immobile, attentif et silencieux, ça passe par un autre filtre, mais alors c'est une sorte de condensation qui se produit, comme des gouttes, et ça devient des mots.

Mais ça, quand on a eu l’expérience tout à fait sincèrement, n'est-ce pas, que l’on ne se monte pas le coup, c'est nécessairement seulement un point, une façon de dire la chose, c'est tout. Et ce ne peut être que cela. Il y a d'ailleurs une observation très évidente, c'est que quand on se sert habituellement d'une certaine langue, ça vient dans cette langue: pour moi, ça vient toujours en anglais ou en français; ça ne vient pas en chinois, ça ne vient pas en japonais! les mots sont nécessairement anglais ou français, et quelquefois un mot sanscrit, mais parce que, physiquement, j'ai appris le sanscrit. Autrement, j'ai entendu (pas physiquement) du sanscrit prononcé par un autre être, mais ça ne se cristallise pas, ça reste dans le flou, et quand je reviens à une conscience tout à fait matérielle, je me souviens d'un certain son vague, mais pas d'un mot précis. Par conséquent, c'est toujours un angle individuel, de la minute où ça se formule.

Il faut une sorte de sincérité très austère; on est pris par un enthousiasme parce que l’expérience apporte une puissance extraordinaire, la Puissance est là – elle est là avant les mots, elle diminue avec les mots –, mais la Puissance est là, et avec cette Puissance, on se sent très universel, on a l’impression: «C'est une Révélation universelle.» – Oui, c'est une révélation universelle, mais quand tu dis ça avec des mots, ce n'est plus universel: ça ne s'applique plus qu'aux cerveaux qui sont construits pour comprendre cette façon de dire. La Force est derrière, mais il faut dépasser les mots.

(silence)

Ça vient de plus en plus, ces choses que je griffonne sur un bout de papier, et c'est toujours le même procédé: toujours, d'abord, une sorte d'éclatement – c'est comme un éclatement de puissance de vérité, ça fait comme un grand feu d'artifice bien blanc... (Mère sourit), beaucoup plus qu'un feu d'artifice! Et puis ça roule et ça roule (geste au-dessus de la tête), ça travaille et ça travaille; puis l’impression d'une idée (mais l’idée est dessous, l’idée est comme un vêtement), et l’idée contient sa sensation, elle amène aussi la sensation – la sensation était avant mais sans idée, alors on ne pouvait pas définir la sensation. Il n'y a qu'une chose: c'est toujours un éclatement de Pouvoir lumineux. Puis, après, si l’on regarde ça et que l’on reste bien tranquille, que la tête se taise surtout – tout ça se tait (geste immobile tourné vers le haut)... alors, tout d'un coup, quelqu'un parle dans la tête (!) quelqu'un parle. C'est cet éclatement qui parle. Alors je prends un crayon, mon papier et j'écris. Mais entre ce qui parle et ce qui écrit, il y a encore un petit passage, là, qui fait que quand c'est écrit, il y a quelque chose là-haut qui n'est pas satisfait; alors je me tiens encore tranquille: «Ah! non, pas ce mot-là: celui-ci» – quelquefois il faut deux jours pour que ce soit tout à fait définitif. Mais ceux qui se satisfont de la puissance de l’expérience, ils vous bâclent ça et ils vous envoient dans le monde des révélations sensationnelles qui sont des déformations de la Vérité.

Il faut être très pondéré, très tranquille, très critique – surtout très tranquille, silencieux-silencieux-silencieux, pas chercher à empoigner l’expérience: «Ah! est-ce que c'est ça, ah! est-ce que c'est ça?», alors on abîme tout. Mais regarder – regarder très attentivement. Et dans les mots, il y a un restant, quelque chose qui reste de la vibration première (si peu), mais il y a quelque chose, quelque chose qui vous fait sourire, qui est agréable, ça pétille... comme un vin mousseux, et puis ici (Mère montre un mot ou un passage d'une note imaginaire), c'est terne; alors on regarde avec sa connaissance de la langue ou avec le sens du rythme des mots, et puis on s'aperçoit: «Là, il y a un caillou» – il faut enlever le caillou; puis on attend; et tout d'un coup, ça vient, poff! ça tombe à sa place: le vrai mot. Si l’on est patient, au bout d'un ou deux jours, ça devient tout à fait exact.

J'ai l’impression que ça a toujours été comme cela, mais maintenant c'est un état très normal, très courant; la différence, c'est qu'avant on se satisfaisait de l’à-peu-près (quand je revois certaines choses écrites de cette façon, je m'aperçois qu'il y a un à-peu-près, qu'on s'est satisfait de l’à-peu-près), maintenant, on est plus pondéré, plus raisonnable – plus patient aussi. On attend que ça prenne sa forme.

À ce propos, je me suis aperçue d'une autre chose, c'est que les langues que je connais, je ne les connais plus de la même manière! C'est très particulier, surtout pour l’anglais... Il y a une sorte d'instinct qui est fondé sur le rythme des mots et qui vient je ne sais d'où (peut-être du supraconscient de la langue), qui vous fait savoir si une phrase est correcte ou non – ce n'est pas du tout une connaissance mentale, du-tout-du-tout (tout ça, c'est parti, même la connaissance orthographique est complètement partie!), mais c'est une espèce de sens, de sentiment du rythme intérieur. Je m'en suis aperçue ces jours-ci: dans les cartes de birthday [anniversaire], on met des citations (quelqu'un tape les citations, quelquefois il fait des fautes), et il y avait une citation de moi (je ne me souvenais pas du tout d'avoir écrit cela ni de l’avoir pensé) et j'ai vu ça (c'était en anglais), j'ai vu, et il y a un endroit, c'était comme si l’on faisait un faux pas: ce n'était pas correct. Alors m'est venu clairement: «La phrase serait correcte si elle était comme ceci et comme cela» (le dire, ça le mentalise trop: c'est une sorte de sensation; ce n'est pas une pensée, c'est une sensation, comme une sensation du son), la phrase écrite de cette façon, le son est correct; la phrase écrite de cette autre façon, en employant les mêmes mots mais en les intervertissant (comme c'était le cas), la phrase n'est pas correcte, et pour corriger cette phrase où les mots avaient été intervertis, il faut ajouter un petit mot (dans ce cas-là, c'était it), avec le son it, là, ça devient correct... Toutes sortes de choses – si l’on me demandait mentalement, je dirais: «Je n'en sais rien du tout!», ça ne correspond à aucune connaissance. Mais d'une précision! extraordinaire.

Et j'ai compris que c'était cela, la manière de connaître une langue. J'avais cela toujours un peu en français quand j'écrivais – autrefois, c'était moins précis, c'était plus flou, mais il y avait le sens du rythme de la phrase: si la phrase est dans ce rythme, elle est correcte; si elle est incorrecte, le rythme manque. C'était très vague, je n'avais jamais essayé d'approfondir ou de préciser, mais ces jours-ci, ça devient très exact. En anglais, ça m'intéresse davantage, parce que évidemment, l’anglais est moins subconscient dans mon cerveau que le français (pas beaucoup moins, mais un peu moins), et maintenant c'est tout de suite! Et puis c'est tellement évident, n'est-ce pas, que le plus grand érudit me dirait: «Non», je lui dirais: «Vous vous trompez, c'est comme cela.»

C'est cela qui est remarquable, ces connaissances-là sont tout à fait indépendantes de la connaissance extérieure, érudite, tout à fait, et elles sont ABSOLUES, elles ne supportent pas la discussion: «Vous pouvez dire tout ce que vous voulez, vous pouvez me dire les grammaires, les dictionnaires, les usages, les... C'est comme cela que c'est vrai, et puis c'est tout.»1

13 février 1964

(Nous avons gardé la conversation suivante malgré son caractère épisodique, car elle illustre bien, hélas, le genre d'«avalanches» microscopiques et innombrables qui se jetaient sur Mère de tous les côtés, et quotidiennement.)

H était tellement vexée que j'aie fait faire ce travail par Sujata qu'elle a rompu toute relation avec moi!... sauf qu'elle m'écrit des lettres d'injures tous les jours!

Elle m'a écrit qu'elle n'a plus rien à voir avec le travail, avec ceci, avec cela, avec moi, et elle renvoie tout.

La vanité...

Je m'y attendais un peu... On ne peut pas penser d'avance à des choses pareilles, mais quand je lui ai parlé, je croyais qu'elle allait être contente... oh! elle a failli se mettre dans une colère furieuse. Mais en face de moi, n'est-ce pas... Je l’ai regardée et j'ai fait ça (Mère abaisse son pouce): ça s'est arrêté. Mais dès qu'elle est sortie, ça a été fini!

Un caractère jaloux et vaniteux, c'est difficile à corriger.

N'est-ce pas, quand elle me dit: «Je veux la Vérité, je veux le Divin», je prends cela comme sincère et j'agis en conséquence – alors ça lui donne des tripotées terribles! Et je ne fais absolument rien que de la prendre pour ce qu'elle dit, qu'elle «veut la Vérité», qu'elle «veut le Divin», que c'est «la seule chose qu'elle veut et pas autre chose». Par conséquent, j'agis en conséquence.

J'ai comme cela des piles de lettres avec des injures effroyables: «Menteuse, hypocrite...» (Mère rit) Ce n'est pas la première fois, ça lui arrive par crises. Mais après cette lettre, j'ai eu comme un ordre intérieur de faire une dernière tentative, et je lui ai écrit que c'était SON àME qui m'avait demandé d'agir comme je l’ai fait. Parce que, quand j'ai confié ce travail à Sujata au lieu d'elle, j'ai eu un petit moment d'hésitation, puis je me suis intériorisée pour savoir, et très fortement son âme a fait une pression pour que j'agisse ainsi; parce que j'avais toujours vu, à chaque minute, que son aspiration était viciée par cette vanité, constamment – toujours elle joue la comédie aux autres et à elle-même. Moi, j'attendais patiemment que ça s'en aille, mais l’âme était moins patiente (son âme est une très belle âme – c'est cela qui est étrange, n'est-ce pas, l’âme est une très belle âme), mais il y a des moments où elle la rejette avec violence. Je lui ai donc écrit pour lui dire que «Maintenant, j'avais quelque chose de sérieux à lui dire, que c'était son âme qui m'avait demandé d'agir ainsi pour briser et conquérir la vanité de son ego...» Elle dit: «Je ne veux pas de mon ego, je ne veux pas de mon ego...» et elle s'identifie à lui au point que l’ego, c'est elle quand elle est dans ces crises-là; quand elle est hors de la crise, elle voit très bien la différence. Et à la fin de ma lettre, j'ai dit: «Maintenant, c'est à toi de choisir entre la Vérité et le mensonge» – Ça a été l’ouragan!

J'attends que ce soit passé.

J'attends.

15 février 1964

(Après diverses remarques ou observations que nous n'avons, hélas, pas conservées:)

Ah! il faut travailler! (Mère rit) On joue tout le temps... on a l’impression que la vie se passe à jouer!...1


(Puis il est question de la photo de Mère avec une voilette, et de la date à laquelle elle a été prise. Cette photo doit figurer dans le livre sur Sri Aurobindo et Mère avait dit de la dater de 1914)

La photo a été prise en 19... (Mère cherche)

1903 selon J.

Non. C'est la première fois que je suis allée à Tlemcen... ce devait être en 1905 – au moins 1905, si ce n'est 1906.2

Je ne me souviens jamais des dates, je me souviens seulement des circonstances.

Je sais que c'était la première fois que je suis allée à Tlemcen. Et je me souviens avoir dit que j'avais commencé mon «yoga conscient» à 25 ans (25 ans, c'est 1908), ce que j'appelle mon «yoga conscient», c'est-à-dire certaines pratiques. C'était en 1908. Et Théon, c'était trois ans avant. Seulement, Théon, je l’avais connu un an avant d'aller à Tlemcen; alors c'était peut-être 1904, et la photo était peut-être de 1905. Mais tu sais, je ne vaux rien pour les dates! Alors c'est entre 1903 et 1908.

Mais je n'avais pas changé: mon apparence était tout à fait la même quand je suis venue ici. Alors, pour ton livre, nous disons 1914, d'après l’apparence; c'est-à-dire que c'est comme cela que j'étais quand j'ai rencontré Sri Aurobindo pour la première fois en 1914. Voilà.

22 février 1964

(Lendemain du 86e anniversaire de Mère. Mère commence par lire la traduction du message qu'Elle a donné la veille:)

C'est traduit d'une façon intéressante... Je l’ai lu, puis je me suis concentrée (il y avait A qui était assis: bougeait pas, disait rien), alors je lui ai d'abord dit un ou deux mots pour «établir l’atmosphère», puis je suis restée tranquille, et c'est venu comme cela – ce n'est pas tout à fait une traduction:

Sa volonté solitaire affronta la loi du monde.
Pour arrêter la roue fatale, cette Splendeur se leva...

Her single will opposed the cosmic rule.
To stay the wheels of Doom this greatness rose.

(Savitri, I.II.19)


J'ai eu une étrange nuit, la nuit dernière.

Toute la journée d'hier, j'ai eu l’impression – pas une impression vague: une sensation très précise – de la Pression de quelque chose qui voulait se manifester, mais c'était tellement matériel que c'était comme une pression physique. Et puis comme une Force qui, non seulement résistait, mais se révoltait et essayait de brouiller les cartes partout: créer des circonstances désagréables, déranger les gens, toutes sortes de petits rien-du-tout tout à fait désagréables. Je voyais tout cela.

Et il y a eu une espèce de concrétisation de cette résistance et de cette révolte, le soir. Alors, en réponse, dans toutes les cellules du corps, il y avait comme un appel, désespéré, pour la Vérité, comme si toutes les cellules criaient: «Ah non! nous en avons assez de ce Mensonge, assez-assez-assez! – la Vérité, la Vérité, la Vérité...» Ça a mis mon corps dans une transe très profonde. Et il avait l’impression d'une lutte très-très intense.

Je regardais, et il y avait partout... comme si le monde était fait de grandes machines avec des pistons formidables qui étaient en train de descendre – tu sais, comme dans les salles de machines: ça montait, descendait, montait, descendait... C'était partout comme cela. Et ça pilonnait la Matière, c'était effrayant. Au point que le corps se sentait pilonné.

C'était une compression – compression mécanique – et en même temps (les deux en même temps), une aspiration d'une intensité! Il y a une intensité dans ces cellules, qui est extraordinaire: «La Vérité, la Vérité, la Vérité...»1 Et puis, au milieu de tout cela, je suis entrée dans un état de transe très profonde, une sorte de samâdhi, d'où je suis sortie cinq heures après – c'était de 10 heures du soir à 3 heures du matin –, cinq heures après, béatifique, et consciente que j'étais consciente tout le temps, mais de quelque chose d'inexprimable. Et une lumière! Une lumière, une lumière... une lumière fantastique.

Mais ce matin, le corps est un peu... comment dit-on? «giddy».

Étourdi, pris de vertige.

Pas positivement du vertige... la sensation d'une sorte d'inconsistance. Oui, comme quand on est étourdi – un étourdissement plutôt. N'est-ce pas, ça a été un pilonnage!...

Douce Mère, il y a une quinzaine de jours, j'ai fait exactement ce rêve. C'était comme un énorme «drill» [foreuse] qui s'enfonçait dans la Matière; puis tu es venue à un moment, et ça t'a intéressée beaucoup, comme si tu y participais activement. Un énorme drill noir, comme pour faire des forages, qui rentrait là-dedans, et c'était une espèce de Matière d'une couleur comme de la glaise jaune. Ça m'a beaucoup frappé. Il y a environ dix ou quinze jours... Une puissance formidable.

Oui, hier j'ai eu l’impression que j'étais mise en contact avec une chose qui se passait TOUT LE TEMPS.

Alors c'est cela.

Comme cela, pilonner: tu sais, ces machines qui montent, descendent, montent, descendent... Et il y en avait, il y en avait, il y en avait... c'était sans fin.

Mais alors (riant), ce pauvre corps se trouvait dessous! Même, j'ai entendu (quoique j'étais en transe), j'ai entendu mon corps qui faisait des petits cris: «Hon! hon!...», un tout petit «Hon»!

Alors je suis comme ça, un peu étourdie ce matin. Ce sont des moyens puissants!

(silence)

Je n'ai jamais vu une telle intensité dans les cellules, dans la conscience des cellules... n'est-ce pas, une intensité presque désespérée: «Nous en avons assez-assez-assez de ce Mensonge! – La Vérité, la Vérité, la Vérité...» Et alors cette Lumière! bah-bah!... Elles étaient conscientes de la lumière. Conscientes d'une lumière éblouissante.

Tiens, c'est la sorte de vertige que l’on a quand on a bu un peu de trop – c'est ça, c'est le vertige que donne l’alcool.

Mais je n'ai pas eu l’impression d'une chose définitive: j'ai eu l’impression d'un commencement! C'est seulement un commencement!

C'est-à-dire que l’écart entre ce qu'elles sont habituées à recevoir par infiltration, et une descente radicale, c'est un écart formidable.

Plusieurs fois dans ses lettres, Sri Aurobindo a écrit que si la Lumière supérieure descendait subitement, ou si l’Amour divin descendait subitement, sans préparation... the matter would be shattered [la matière éclaterait]. Ça a l’air d'être très vrai!2

(silence)

Et encore maintenant (Mère touche ses mains, ses doigts), on sent... pas le pilonnage, mais l’aspiration de toutes les cellules...

(Mère entre en contemplation)

Oui, c'est comme cela, c'est une sorte d'ivresse.

Il y a un endroit dans Savitri où Sri Aurobindo dit: «This wine of lightning in the cells...»3

Ah! tu sais où c'est?...

(le disciple cherche en vain)

26 février 1964

Mère a un commencement d'hémorragie à l’œil gauche.

Tu as mal à l’œil?

Mal à l’œil?

Non??

Je ne sais pas... Il y a quelque chose?

Oui.

Ah! je n'ai pas vu... Ça m'a fait mal ce matin, et puis... Tiens, personne ne m'a rien dit.

Et ils sont revenus frémissants d'une Force sans nom Ivres d'un vin d'éclair dans leurs cellules.

Bon, c'est encore complet! Je ne pourrai plus rien faire du tout. Ça me faisait mal, mais je n'y ai pas pensé.

Mais c'est beaucoup?

Moins que certaines fois... Mais ici, quand tu baisses l’œil, c'est très rouge. Quand tu baisses la paupière, il y a toute une marque de sang, et ça vient à toucher l’iris.

Alors ça a recommencé... Bon.

N'est-ce pas, c'est une telle avalanche...

Si l’on pouvait faire le travail tranquillement, si l’on n'était pas pressé... ça ne ferait rien, ce n'est rien; seulement il faut faire en dix minutes un travail qui prendrait normalement une heure, c'est cela qui est mauvais.

(silence)

N'est-ce pas, cette semaine, il aurait fallu (c'est-à-dire que j'aurais aimé) être tranquille, parce que cette intensité d'aspiration (dans le corps) a pour résultat de me donner une perception tout à fait claire et presque constante du point auquel la substance matérielle est faite de Mensonge et d'Ignorance – dès que la conscience est claire, au repos, paisible, dans la vision lumineuse, c'est comme si de partout venaient toutes les faussetés. Ce n'est pas une perception active en ce sens que je ne «cherche» pas à voir: ce sont des choses qui se PRÉSENTENT à la conscience. Et alors on se rend compte que pour clarifier tout cela, pour transformer tout cela, quelle puissance formidable de Force-de-Vérité est nécessaire!... Et on s'aperçoit que l’intensité de l’aspiration – qui rend la transformation plus prompte, la réalisation plus proche – risque de... (Mère touche son œil) oui, voilà le résultat.

Et je m'aperçois que tout autour, ce qui est plus proche du centre de descente, ça bouleverse beaucoup – beaucoup. Je vois très peu de corps autour de moi qui soient capables de supporter ça. Et alors si c'est comme cela, nécessairement ça tamise et atténue tellement la descente que... qu'est-ce qui va pouvoir passer?

Ce matin, j'avais un peu mal, mais j'ai dit: «Ce n'est rien, ça ne DOIT PAS être» – ça m'ennuie que ce soit venu. C'est un signe que la descente est trop forte. Alors s'il faut attendre encore quatre ans – 1968...

Et qu'est-ce qui va venir?... Ce sera comme une petite pluie tout à fait anodine! qui ne sera probablement même pas perceptible pour la conscience ordinaire.

Peut-être le travail serait-il plus rapide si au lieu de m'accabler d'une besogne tellement superficielle: envoyer des blessings [bénédictions], signer des photographies...

Oui! oui! vraiment...

Et puis recevoir des gens. Les recevoir l’un après l’autre, l’un après l’autre, par douzaines... Chacun dit, pense, sent: «Mais je ne prends qu'une minute!», seulement, quand les minutes sont accumulées, n'est-ce pas...

(silence)

Mais cela prouve une chose aussi: que si je me décale trop de l’entourage, ce n'est pas bon non plus, en ce sens que ce que MOI, je pourrais faire venir, si les autres ne sont pas capables de le supporter, ce sera un autre genre de catastrophe.

Il faut avoir de la patience.

Patience, on en a.

Beaucoup de patience.1


Peu après

J'ai l’impression que les gens n'ont rien compris au dernier Bulletin2 – ils n'ont osé rien dire, mais ils n'ont rien compris! Même ceux qui, consciemment, doivent comprendre: Nolini, Amrita, Pavitra, André... et sans parler de tout le reste qui est moins développé intellectuellement – rien compris.

J'ai l’impression, une vague impression que quelque part, quelqu'un, qui est très loin physiquement, recevra le coup de grâce avec ça, parce que j'ai eu cette impression au moment où j'avais l’expérience – ce que je t'ai dit et que tu as noté, c'était seulement le souvenir de l’expérience, mais au moment où j'avais l’expérience et où je répondais (geste de communication mentale), j'ai eu l’impression qu'il y avait quelqu'un qui était touché quelque part, d'une façon radicale, et que ça avait une importance pour l’atmosphère intellectuelle de la terre – qui c'est? je n'en sais rien.

C'est pour cela que j'ai laissé paraître cet article, parce que autrement... N'est-ce pas, quand je lis quelque chose, ou quand, par exemple, Nolini me lit la traduction, je lis avec la conscience des autres – c'était devenu d'un plat! Plat-plat: tout le Pouvoir parti.

J'ai fait des découvertes comme cela, sur la façon dont les gens comprennent et lisent – les gens «très cultivés»...

Ils ne savent pas lire, ils lisent avec leur cerveau.

Ils lisent avec une grammaire par-derrière!

Ceux-là, ce sont les érudits, c'est affreux, mais je n'ai jamais essayé de convaincre aucun érudit!

Ils n'«entendent» pas ce qui est derrière, ils ne cherchent pas à attraper cette espèce de musique – simplement, ce sont des phrases.

Mon article leur donne, à la fois, l’impression de quelque chose qui est très ennuyeux et qui est très enfantin – les deux à la fois, alors c'est complet! Parce que la forme extérieure est simple, n'est-ce pas, pas de prétentions littéraires; alors ça n'excite pas le cerveau, pas du tout (j'essaye au contraire de le calmer autant que possible!).

Non, ceux qui te comprennent le mieux, ce sont les gens au cœur simple.

Oui, ceux-là sont touchés.

Et ils ont une compréhension infiniment plus grande que les gens «cultivés» – ils comprennent mieux, ils sont plus intelligents!

Plus réceptifs. Oui, ils sentent.

Ils sentent correctement, ils mentalisent moins.

(Mère entre en contemplation)


Au moment de partir

Alors, si tu sens quelque chose, ou vois quelque chose, ou penses quelque chose, ou as un «rêve», d'ici notre prochaine entrevue, tu me le diras... Je n'ai plus beaucoup d'espoir... parce qu'il y avait une grande intensité ces jours-ci, assez difficile à supporter – formidable –, et ce matin quand je me suis levée, l’intensité était un peu soulevée. La nuit a été bonne (je perçois le subconscient général et l’état de réceptivité, les conditions – ce n'était pas mauvais, c'était assez satisfaisant), mais je me suis aperçue que la Pression, l’intensité de la Pression était moindre.

C'est seulement pendant le travail ici (avec les secrétaires), cette heure de travail (ce n'est pas du travail, c'est du labeur), je sentais quelque chose ici (front, tempes) qui était un peu fatigué, comme une sorte de fatigue qui venait du dehors... Enfin...

Voilà, maintenant il faut tenir le coup.

mars




4 mars 1964

Alors, comment ça va?

Et toi?

Des expériences...

Je n'ai rien à dire. C'est à la fois trop et trop peu – trop de choses, de détails, d'innombrables petites observations, d'innombrables petits changements, mais rien de sensationnel, rien qui fasse un «beau tableau», non.

Mais d'abord, je t'avais demandé de me dire si tu avais vu quelque chose.

J'ai vu quelque chose, mais je ne crois pas que ce soit bien intéressant, ni collectif. C'était comme si je me trouvais dans un énorme avion, très puissant, qui réussissait à décoller (d'ailleurs, ce décollage me donnait une sensation très plaisante), il décollait mais il volait en rase-motte, c'était dangereux. D'abord, l’espace était quand même libre devant nous, mais c'était très bas, on frôlait les arbres; puis, tout d'un coup, il y avait des tas de constructions qui sont venues se mettre dans le passage, et il y avait en particulier une énorme tour, comme une tour d'église, d'une couleur très noire. Je ne sais pas comment cela se fait, mais l’avion (ou la force) est rentré là-dedans – c'est assez bizarre –, et là-dedans, c'était tout à fait obscur; il y avait seulement une sorte de trouée dans un mur, et derrière ce trou, une tache de ciel bleu. C'est invraisemblable, mais l’avion a essayé de passer par là, et au moment où nous allions passer, cette espèce de lucarne était couverte par un verre très épais qui empêchait de passer; alors je me souviens qu'avec un instrument pointu, je cassais toute cette vitre pour pouvoir passer. On a passé, mais c'était trop petit, l’ouverture était trop étroite pour laisser passer cet énorme avion. Après, c'est très confus; je me souviens seulement que dans un endroit caché, il y avait comme un énorme ciboire d'or, qui était très beau – c'était caché. Mais tout le reste est très confus.

Ah! mais c'est intéressant...

(silence)

Moi, je n'ai eu qu'une chose: le matin du 29, je me suis réveillée (pas «réveillée», enfin levée) dans la conscience de ce que les rishis védiques appelaient la «conscience droite», celle qui vient directement du Seigneur – la Conscience-de-Vérité, au fond. C'était absolument tranquille et calme, mais avec une sorte de super-sensation de bien-être absolu. Bien-être, sécurité – oui, une sécurité –, une paix indescriptible, sans le contraste des opposés. Et ça a duré à peu près trois heures, d'une façon continue, établie, sans effort (je ne faisais aucun effort pour le garder). Et j'avais seulement la perception certaine que c'était ce qu'ils appelaient la conscience de vérité et d'immortalité, avec une perception (une observation plutôt) assez claire, assez précise, de la façon dont cela devient le «crookedness» (tu connais leur mot).

Je n'avais pas essayé d'avoir cette expérience, je n'y avais jamais pensé ni rien – c'est venu comme une chose massive, et c'est resté. Mais j'avais l’impression que c'était individuel: je n'ai pas eu l’impression que c'était quelque chose qui descendait sur la terre. J'ai eu l’impression que c'était quelque chose qui m'était donné, qui était donné à ce corps; c'est pour cela que je n'y ai pas attaché beaucoup d'importance. l’impression que c'était une grâce faite à ce corps. Et ce n'est parti – ce n'est pas parti, mais ça a été voilé petit à petit et très lentement par... n'est-ce pas, ce chaos de travail, qui n'a jamais été aussi chaotique et précipité à la fois.1 Pendant à peu près deux semaines, ça a été effroyable. On n'en est pas encore sorti. Ça a voilé, POUR MOI, l’état. Mais je sentais bien que c'était une chose DONNÉE à ce corps.

Pour la méditation du 29, je me suis aperçue (j'ai regardé), je me suis aperçue que depuis à peu près deux jours avant, l’atmosphère était pleine de scintillements d'étoiles blanches, comme de la poudre – un poudroiement d'étoiles blanches.2 Et j'ai vu que c'était comme cela depuis trois jours. Et au moment de la méditation, c'est devenu extrêmement intense. Mais ça, c'était répandu, c'était partout.

C'était comme s'il n'y avait pas autre chose que des points qui scintillaient – des points brillants comme du diamant. C'était comme du diamant qui scintillait partout-partout-partout. Et ça avait tendance à venir de haut en bas. Et ça a duré non seulement pendant des heures mais des jours; d'autres l’ont vu (pourtant, je n'ai rien dit à personne), d'autres l’ont vu et m'ont demandé ce que c'était.

Mais ça n'avait pas un caractère foudroyant ou magnifique ou étonnant ou... rien de ce genre-là, rien de spectaculaire, rien qui pouvait donner l’impression d'une «grande expérience» – très tranquille, mais très-très assuré. Très tranquille.

Une fois que ça a été fini, après le balcon,3 quand je suis revenue du balcon, spontanément j'ai dit: «Eh bien, c'est bon, ce sera pour dans quatre ans.»4

Quelque chose en moi attendait... je ne sais quoi, qui ne s'est pas produit – peut-être quelque chose qui aurait fait du grabuge!

C'était très tranquille, très paisible – très tranquille, surtout très tranquille, et rien de merveilleux, de miraculeux, rien de tout cela. Alors j'ai dit: «Bon, on attendra quatre ans, ce sera pour dans quatre ans», mais je ne sais pas quoi... le quelque chose que j'attendais, qui ne s'est pas produit.

Mais la vie extérieure, matérielle, était devenue très difficile – il y avait 3.000 personnes de plus qui venaient du dehors. Alors ça a créé une sorte de confusion dans l’atmosphère, qui n'est pas finie.

(silence)

J'ai entendu dire par certaines personnes qu'un grand nombre de petits miracles s'étaient produits, mais je n'ai pas écouté, ça ne m'intéresse pas (on me raconte et je pense à autre chose). C'est possible: l’atmosphère était très chargée. Il est possible que dans la conscience des gens, ça se traduise par des petits phénomènes – un tas de petits phénomènes qu'ils appellent «miraculeux», qui pour moi sont d'une simplicité enfantine et élémentaire: c'est «comme ça».

(silence)

Ta vision... évidemment, ce sont les constructions mentales qui barrent la route de l’envol – c'est évident. Mais ce n'est pas une expérience individuelle: c'est une chose collective.

C'était très noir, et c'était une église... comme une tour d'église. Mais ce ciboire d'or, qu'est-ce que c'est? Il était très joli, d'ailleurs; c'était beau, mais caché.

Mais c'est vrai, c'est comme cela, n'est-ce pas.

Ce doit être la réalisation supramentale, qui est cachée, qui est encore enfouie sous l’Inconscience.

Au moment où j'ai vu ce ciboire d'or, c'est très confus mais il y avait quelqu'un avec moi (je ne sais pas qui, je ne le voyais pas) et je lui ai dit: «Mais vous avez vu, ce beau ciboire!» Il m'a répondu «Non», et je savais qu'il avait vu, puis j'ai compris que s'il disait qu'il avait vu, quelque chose de mauvais se produirait,5 les gens viendraient ou je ne sais quoi, enfin il ne fallait pas que l’on sache qu'il avait vu aussi.

Il ne fallait pas que l’on sache que c'était là.6

(long silence puis méditation)

l’impression que les cellules du corps sont constamment soumises à une espèce de pilonnage – ça n'arrête pas, nuit et jour. Depuis que je t'en ai parlé l’autre fois, c'est tout le temps comme cela.

Ça semble être un travail sans fin.

(long silence)

Aujourd'hui, le docteur s'en va en Amérique se faire opérer du cerveau.7 Ce n'est pas du tout une affaire sûre, c'est trop nouveau, il y a encore trop d'éléments inconnus.

Il y a eu tout un ensemble de choses vraiment très intéressantes avec lui, mais c'est comme un travail microscopique, alors ça ne peut pas se dire... Par exemple, la façon dont les aura sont mélangées, les vibrations, c'est très intéressant.

J'espère qu'il va s'en tirer?

Il m'a dit qu'il n'avait pas peur.

Mais au fond, c'est tout à fait une aventure vers l’inconnu, parce que rien ne dit que l’on ne guérisse pas une chose aux dépens d'une autre... Tu comprends, quand on se met à intervenir dans le cerveau!

Il est évident qu'un jour viendra où ces interventions seront d'un usage courant, mais pour le moment il y a encore beaucoup d'inconnues.

Mais parce que nous avons vécu constamment ensemble, il y avait tout un mélange d'atmosphères (la sienne et celle de Mère) et quand il a voulu tirer ça... (parce qu'il ne sait pas encore rester partout à la fois – il n'y a pas beaucoup de gens qui savent le faire, alors ils tirent leur atmosphère et ça fait une sorte de dislocation de beaucoup de choses et...) Il ne se l’avoue pas à lui-même, mais il est très bouleversé.

C'est une aventure.

11 mars 1964

Je vais te lire quelque chose.

Il s'agit d'un Américain qui est venu ici avec toutes les idées américaines, et qui a fait une enquête sur tout (la façon dont les services étaient organisés, etc.) et qui m'a envoyé son rapport où il disait que tout manque d'organisation, de structure mentale... Je n'avais pas l’intention de lui répondre, mais avant-hier, juste au moment où j'allais me retirer pour la nuit, Sri Aurobindo m'a dit avec insistance – il est venu me dire: «Voilà ce qu'il faut dire à T», et il a insisté jusqu'à ce que je l’aie écrit – il a fallu que je l’écrive!

Sri Aurobindo has told us (it's he himself who said it) and we are convinced by experience that above the mind there is a consciousness much wiser than the mental wisdom, and in the depths of things there is a will much more powerful than the human will.

All our endeavour is to make this consciousness and this will govern our lives and action and organise all our activities. It is the way in which the Ashram has been created. Since 1926 when Sri Aurobindo retired and gave me full charge of it (at that time there were only two rented houses and a handful of disciples) all has grown up and developed like the growth of a forest, and each service was created not by any artificial planning but by a living and dynamic need. This is the secret of constant growth and endless progress. The present difficulties come chiefly from psychological resistances in the disciples who have not been able to follow the rather rapid pace of the sadhana and the yielding to the intrusion of mental methods which have corrupted the initial working.

A growth and purification of the consciousness is the only remedy.

(traduction)

«Sri Aurobindo nous a dit, et nous sommes convaincus par l’expérience, qu'au-dessus du mental, il y a une conscience beaucoup plus sage que la sagesse mentale, et que, dans la profondeur des choses, il y a une volonté beaucoup plus puissante que la volonté humaine.

«Tout notre effort est de faire gouverner notre vie, notre action et d'organiser toutes nos activités par cette conscience et cette volonté. C'est de cette façon que l’Ashram a été créé. Depuis 1926, quand Sri Aurobindo s'est retiré et qu'il m'a donné toute la responsabilité de l’Ashram (à cette époque, il n'y avait que deux maisons louées et une poignée de disciples), tout a grandi et s'est développé comme une forêt qui pousse et chaque Service a été créé non pas selon un plan artificiel mais par une nécessité vivante et dynamique. C'est le secret de la croissance constante et du progrès sans fin. Les difficultés actuelles viennent principalement des résistances psychologiques dans les disciples; ils n'ont pas été capables de suivre l’allure assez rapide de la sâdhanâ et ont cédé à l’intrusion de méthodes mentales qui ont corrompu le fonctionnement initial.

«La croissance et la purification de la conscience sont le seul remède.»


(Puis il est question de la précédente conversation, du 7 mars, et de l’expérience de l’ananda du progrès dans la vie.)

J'ai l’impression que c'est une chose décisive, parce que, pour moi, les choses ont changé. Ce ne sont pas de ces choses qui viennent et puis qui s'en vont.

Bon... maintenant il faut aller plus loin.

Peut-être était-ce cela que je voulais dire quand j'ai dit «quatre ans», parce que j'étais dans un état assez étrange quand je suis revenue du balcon, le 29... Tiens, je vais te montrer une photo: on m'a donné des photos de ce balcon.

(Mère va chercher une photo, puis regarde)

Avec le manteau qui vole comme une aile...

Je ne voyais pas physiquement... Mais cette expression-là... c'était dans cet état que j'ai dit (j'étais concentrée et quelque chose est sorti de là – du cœur – et a dit au Seigneur): «Eh bien, on attendra quatre ans.»

Quatre ans, ça veut dire 1968. Sri Aurobindo a dit qu'il y aurait un commencement de manifestation supramentale en 67; alors en 68, peut-être que les deux expériences se joindront. C'est possible.

La photo est claire.

Une expression que je ne te connais pas.

Que tu ne me connais pas...

N'est-ce pas, ce n'est pas une femme, ce n'est pas un homme; c'est évident, il n'y a ni femme ni homme, là.

Et pour moi, comme je vois, les yeux c'est la volonté, et le bas du visage, c'est la lutte, la difficulté – ça représente la difficulté avec la terre. Mais les yeux, c'est la volonté de mettre le contact (Mère tire de haut en bas pour joindre le haut et le bas).

Ce ne sont pas des yeux de supplication, regarde bien attentivement: ce sont des yeux de volonté – ce sont presque des yeux de commandement.

Oui, comme si tu disais: «Alors?»

14 mars 1964

(Il est question d'un voyage en France que le disciple doit prochainement entreprendre.)

...Tu pourras voir ton ami B si tu vas là-bas.

J'ai perdu l’habitude des contacts avec les autres; dès que je rencontre quelqu'un, c'est très rare que cela ne me fatigue pas.

Oh! mais c'est plus que fatigué, c'est abruti!

Et j'ai perdu l’habitude des choses sociales, alors je n'ai plus rien à dire, je ne suis pas là.

Je connais!

C'est difficile.

Non, c'est bien, c'est bon, ce doît être comme cela.

Il n'y a qu'une solution dans ces cas-là, c'est celle que j'ai établie: «le bain du Seigneur». On se met en rapport en soi-même, et puis on laisse Ça passer à travers soi sur les autres – et puis il arrive ce qui arrive, qu'est-ce que ça peut faire!... C'est très intéressant, on sent la Force qui passe, qui passe, qui passe – il y en a qui peuvent tenir le coup longtemps. Là-bas...

(Mère se tait soudain et regarde longtemps)

Non, si je regarde, c'est terrible.

Tant que l’on ne regarde pas, on peut... mais si je regarde, c'est terrible: être plongé là-dedans... Je ne crois pas que tu pourras rester longtemps. À moins que tu ne sois tout à fait solitaire en Bretagne avec ta mère.

Ce qui est redoutable, c'est la sympathie des gens, beaucoup plus que leurs réactions adverses.

Oh!,oui, beaucoup plus redoutable...

(long silence)

Ce n'est pas de gaieté de cœur...

Je ne veux pas que tu sois malade comme la première fois, c'est justement ce que je suis en train de voir, d'étudier: si c'est possible de te protéger suffisamment.

Mais moi, je sais, n'est-ce pas, la première fois que je suis partie d'ici, en 1915 (et j'ai laissé mon être psychique ici, je ne l’ai pas emporté – je savais le faire –, je l’ai laissé), et malgré cela, malgré le lien, quand je suis arrivée en Méditerranée, tout d'un coup je me suis sentie malade-malade-malade. Je n'ai pas cessé d'être malade.

Alors je sais, je sais bien!

Mais même avant de faire le yoga, dès que je revenais en France, d'Amérique ou d'Afrique, tout de suite j'étouffais, je ne pouvais pas rester – je n'ai jamais pu. Je pouvais respirer au Brésil, je pouvais respirer en Afrique ou même en Guyane, je respirais dans ces pays-là, mais en France, en Europe, je ne respirais pas.

Oui, en Europe.

Enfin, je vais voir, mon petit.

Au fond, ça va dépendre beaucoup de ta réceptivité. Si tu peux t'habituer à garder la charge – tu comprends, l’atmosphère autour de toi, pour te protéger.

On va voir.

18 mars 1964

(Mère lit une note qu'Elle a écrite à propos d'une dispute à la fabrique de papier à la main:)

l’employeur à l’employé

«Rien de durable ne peut être établi sans une base de confiance. Et la confiance doit être réciproque.

«Vous devez être convaincus que ce n'est pas seulement mon bien que je veux, mais aussi le vôtre. Et je dois savoir et sentir que ce n'est pas seulement pour exploiter que vous travaillez ici, mais aussi pour servir.

«Le bien-être du tout dépend du bien-être de chaque partie, et la croissance harmonieuse du tout dépend du progrès de chacune des parties.

«Si vous vous sentez exploités, moi aussi j'ai le sentiment que vous cherchez à m'exploiter. Et si vous craignez d'être trompés, moi aussi je sens que vous cherchez à me tromper.

«C'est seulement dans l’honnêteté, la sincérité et la confiance que la société humaine peut progresser.»

C'est juste l’opposé de la théorie communiste – tous les communistes leur prêchent: «Si vous avez la moindre confiance dans votre employeur, vous êtes sûrs d'être trompés et d'être misérables; le doute, le manque de confiance et l’agression doivent être la base de votre relation.» C'est juste l’opposé de ce que je dis.


Puis Mère passe à la traduction d'une lettre, de l’anglais en français.

Pour traduire, je vais à l’endroit où les choses se cristallisent, se formulent. Maintenant, mes traductions, ce n'est pas exactement un amalgame mais c'est sous l’influence des deux langues: mon anglais est un peu français, et mon français est un peu anglais, c'est un mélange des deux. Et je vois qu'au point de vue de l’expression, c'est assez profitable parce qu'il y a une certaine subtilité qui vient de cela.

Je ne «traduis» pas du tout, jamais je n'essaye de traduire: simplement je remonte à «l’endroit» d'où c'est venu, et alors au lieu de recevoir comme cela (geste au-dessus de la tête, comme une bascule qui penche à droite pour le français), je reçois comme cela (la bascule penche à gauche pour l’anglais), et je vois que ça ne fait pas beaucoup de différence: l’origine est une sorte d'amalgame des deux langues. Et peut-être que cela donnerait naissance à une forme un peu plus souple dans les deux langues: un peu plus précise en anglais, un peu plus souple en français.

Je ne trouve pas notre langue actuelle satisfaisante. Mais je ne trouve pas l’autre chose [le fran-glais] satisfaisante non plus – ce n'est pas trouvé encore.

C'est en voie d'élaboration.

Chaque fois, il y a quelque chose qui grince un peu en moi.

C'est en route.

Mais c'est mon procédé pour Savitri aussi, il y a longtemps que je ne traduis plus: je suis la pensée jusqu'à un certain point, puis, au lieu de penser comme cela (même geste en bascule, à droite), je pense comme cela (à gauche), c'est tout. Alors ce n'est pas pur anglais, ce n'est pas pur français.

Et moi, je voudrais que ce ne soit ni anglais ni français, que ce soit quelque chose d'autre! – mais pour le moment, quels mots employer?... Je sens bien que les mots ont, pour moi, à la fois en anglais et en français (et peut-être dans les autres langues si j'en savais d'autres), un autre sens, un sens un petit peu particulier, et beaucoup plus précis que dans les langues telles qu'on les connaît, beaucoup plus précis. Parce que, un mot, pour moi, veut dire exactement une certaine expérience, et je vois bien que les gens comprennent tout à fait autrement; alors ça me fait l’effet de quelque chose de flou, d'imprécis. Chaque mot correspond à une expérience, à une vibration particulière.

Je ne dis pas être arrivée à l’expression satisfaisante – c'est en voie de formation.

Et le système est toujours le même: jamais je ne traduis, jamais-jamais – je vais là-haut, à l’endroit où l’on pense au-delà des mots, où on a l’expérience de l’idée ou de la pensée, ou du mouvement ou du sentiment (n'importe quoi), et alors quand c'est dans une langue, c'est comme cela (même geste que tout à l’heure), et quand c'est dans une autre langue, c'est comme cela: c'est une sorte de bascule qui se produit là-haut. Je ne traduis pas du tout sur le même plan, jamais sur le plan des langues. Et quelquefois, je m'aperçois que les mots ont pour moi une qualité très différente de la qualité qu'ils ont pour les autres, très différente.

J'ai tout à fait renoncé à me faire comprendre.

(Mère fait quelques réflexions sur la «compréhension» des disciples puis ajoute:)

Tu connais l’histoire?

C'est une histoire qui est racontée, je crois, par les musulmans, mais je n'en suis pas sûre. On dit que Jésus avait ressuscité des morts, guéri des malades, fait parler des muets, donné la vue aux aveugles... et qu'alors on lui a amené un sot pour qu'il le rende intelligent – et Jésus s'est enfui!

Après, on lui a demandé: «Pourquoi vous êtes-vous enfui?» Il a répondu: «Je peux tout faire, mais pas donner l’intelligence à un sot.» (rires)

C'est Théon qui m'a raconté cela.

21 mars 1964

(À la suite d'une lettre du «Docteur» qui était parti aux États-Unis se faire opérer du cerveau: «l’opération a été une torture de quatre heures. Ils font cela sous anesthésie locale mais ce n'est pas efficace. Ils ont taillé, décapé et foré mon crâne sans la moindre anesthésie... Les soins des infirmières ne sont pas si bons – mes assistants sont bien meilleurs. Ils n'ont aucun sentiment et ne travaillent pas honnêtement... Les chirurgiens aussi sont négligents...» Notons que le Docteur était lui-même un chirurgien réputé à Calcutta.)

...Et ils veulent venir ici tout apprendre aux pauvres Indiens qui ne savent rien!

C'est dégoûtant.

S'ils le guérissent, ça va bien, mais j'ai mes doutes.

...Ces Américains ne sont rien que des bluffeurs – ils bluffent, bluffent, bluffent pour tout. Ils arrivent avec des airs, ils vont redresser tous les torts, corriger toutes les erreurs, éclairer tous les esprits – et ils sont tout par terre.

Ces médecins, quand on tombe entre leurs pattes...

(silence)

Et il se plaignait toujours ici que ses infirmières n'étaient pas comme il fallait – maintenant, il comprendra! Au moins, comme cela, il comprendra que ce qui est ici est exceptionnel – il faut toujours qu'ils aillent dehors pour avoir cette expérience, ils ne sont pas assez sensitifs pour sentir qu'il y a ici quelque chose qui n'est pas ailleurs. Il faut qu'ils aillent ailleurs pour faire la comparaison, et puis qu'on les «torture» un peu.

C'est dommage, le monde est comme cela, il a besoin d'être torturé pour comprendre qu'il y a autre chose.

25 mars 1964

101 – Dans la vision de Dieu, il n'y a ni près ni loin, ni présent ni passé ni futur. Ces choses ne sont qu'une perspective commode pour son tableau du monde.

102 – Pour les sens, il est toujours vrai que le soleil tourne autour de la terre; mais c'est faux pour la raison. Pour la raison, il est toujours vrai que la terre tourne autour du soleil; mais c'est faux pour la vision suprême. Ni la terre ni le soleil ne bougent: il y a seulement un changement dans la relation de la conscience du soleil et de la conscience de la terre.

(long silence)

Impossible, je ne peux rien dire.

Cela voudrait dire que notre perception habituelle du monde physique est une perception fausse.

Oui, naturellement.

Mais alors, à quoi ressemblerait la perception vraie...

Eh bien, oui, voilà!

... la perception vraie du monde physique – des arbres, les gens, la pierre –, à quoi ça ressemble pour un œil supramental?

C'est justement ce que l’on ne peut pas dire! Quand on a la vision et la conscience de l’Ordre-de-Vérité, de ce qui est direct, l’expression directe de la Vérité, on a imédiatement l’impression de quelque chose d'inexprimable, parce que tous les mots appartiennent à l’autre domaine; toutes les images, toutes les comparaisons, toutes les expressions appartiennent à l’autre domaine.

J'ai eu cette grosse difficulté précisément (c'était le 29 février): pendant tout le temps que je vivais dans cette conscience de la manifestation directe de la Vérité, j'ai essayé de formuler ce que je sentais, ce que je voyais – c'était impossible. Il n'y avait pas de mots. Et imédiatement, rien que la formule faisait retomber instantanément dans l’autre conscience.

À cette occasion, le souvenir de cet aphorisme du soleil et de la terre m'était revenu... Même dire: «changement de conscience», changement de conscience, c'est encore un mouvement.

Je crois que l’on ne peut rien dire. Je ne me sens pas capable de dire, parce que tout ce que l’on dit, ce sont des approximations qui ne sont pas intéressantes.

Mais quand tu es dans cette Conscience-de-Vérité, est-ce une expérience «subjective» ou est-ce que vraiment la Matière même change d'aspect?

Oui, tout – le monde tout entier est différent! Tout est différent. Et l’expérience m'a convaincue d'une chose, que je continue à sentir constamment, c'est que les deux états (de Vérité et de Mensonge) sont simultanés, concomitants, et que c'est seulement... oui, ce qu'il appelle un «changement de conscience», c'est-à-dire que l’on est dans cette conscience-ci ou dans cette conscience-là, mais on ne bouge pas pour autant.

Nous sommes obligés d'employer des mots qui bougent parce que, pour nous, tout bouge, mais ce changement de conscience n'est pas un mouvement – ce n'est pas un mouvement. Et alors comment pouvons-nous parler de cela, décrire cela?...

Même si nous disons: «Un état qui prend la place d'un autre», prendre la place de... imédiatement nous introduisons le mouvement – tous nos mots sont comme cela, qu'est-ce que nous pouvons dire?...

Encore hier, l’expérience était tout à fait concrète et puissante: il n'est pas besoin de se déplacer ou de déplacer quoi que ce soit pour que cette Conscience-de-Vérité remplace la conscience de déformation ou de distorsion. C'est-à-dire que la capacité de vivre et d'être cette Vibration vraie – essentielle et vraie – paraît avoir le pouvoir de substituer cette Vibration à la vibration de Mensonge et de Déformation, au point que... Par exemple, le résultat de la Déformation ou de la vibration de déformation devait être naturellement un accident ou une catastrophe, mais si, au sein de ces vibrations, il y a une conscience qui a le pouvoir de devenir consciente de la Vibration de Vérité, et par conséquent de manifester la Vibration de Vérité, ça peut – et ça doit – annuler l’autre; ce qui se traduirait, dans le phénomène extérieur, par une intervention qui arrêterait la catastrophe.

C'est une impression qui vient grandissante, comme le Vrai est le seul moyen de changer le monde; que tous les autres procédés de lente transformation sont toujours en tangente (on approche de plus en plus mais on n'arrive jamais), et que le dernier pas, ce doit être ça: cette substitution de la Vibration vraie.

On a des preuves partielles. Mais comme elles sont partielles, elles ne sont pas probantes; parce que, pour la vision et la compréhension ordinaires, on peut toujours trouver des explications: dire que c'était «prévu» et «prédestiné» que l’accident avorterait, par exemple, et par conséquent que ce n'est pas du tout cette intervention qui l’a fait avorter mais le «Déterminisme» qui l’avait décidé. Et comment prouver? Comment même se prouver à soi-même qu'il en est autrement? Ce n'est pas possible.

N'est-ce pas, dès que l’on exprime, on entre dans le mental, et dès que l’on entre dans le mental, il y a cette espèce de logique, qui est effroyable parce qu'elle est toute-puissante: si tout est déjà existant, co-existant, de toute éternité, comment peut-on changer une chose en une autre?... Comment quoi que ce soit peut-il «changer»?

On vous dit (Sri Aurobindo vient de le dire lui-même) que, pour la conscience du Seigneur, il n'y a ni passé ni temps ni mouvement ni rien – tout est. Pour traduire, nous disons «de toute éternité», ce qui est une ânerie, mais enfin tout EST. Alors tout est (Mère se croise les bras) et puis c'est fini, il n'y a plus rien à faire! N'est-ce pas, cette conception-là, ou plutôt cette façon de dire (parce que c'est seulement une façon de dire) annule le sens du progrès, annule l’évolution, annule... On vous dit: il fait partie de la Détermination que vous deviez faire l’effort de progrès – oui, tout ça, c'est du fatras rhétorique.

Et note que cette façon de dire, c'est une minute d'expérience, mais ce n'est PAS l’expérience totale; il y a un moment où l’on sent comme cela, mais ce n'est pas total, c'est partiel. C'est seulement UNE façon de sentir, ce n'est pas tout. Il y a quelque chose de beaucoup plus profond et de beaucoup plus inexprimable dans la conscience éternelle que ça – beaucoup plus. Ça, c'est seulement le premier ahurissement que l’on a quand on sort de la conscience ordinaire, mais ce n'est pas tout. Ce n'est pas tout. Quand le souvenir de cet aphorisme m'est revenu ces jours-ci, j'avais l’impression que c'était seulement juste un petit aperçu que l’on a tout d'un coup et une sensation d'opposition entre les deux états, mais ce n'est pas tout – ce n'est pas tout. Il y a autre chose que cela.

Il y a autre chose, qui est tout autre chose que ce que nous comprenons, mais qui se traduit par ce que nous comprenons.

Et Ça, on ne peut pas le dire. On ne peut pas le dire parce que... c'est inexprimable – inexprimable.

Ceci revient à sentir que tout ce qui, dans notre conscience ordinaire, devient faux, mensonger, déformé, tortueux, tout est essentiellement vrai pour la Conscience-de-Vérité. Mais de quelle manière est-ce vrai? C'est justement quelque chose qui ne peut pas se dire avec des mots, parce que les mots appartiennent au Mensonge.

C'est-à-dire que la matérialité du monde ne serait pas annulée par cette Conscience, elle serait transfigurée?... Ou est-ce que ce serait un tout autre monde?

(silence)

Il faudrait s'entendre... J'ai peur que ce que nous appelons «la Matière» ne soit justement l’apparence mensongère du monde.

Il y a quelque chose qui correspond, mais...

N'est-ce pas, cet aphorisme aboutirait à une subjectivité absolue, et ce serait seulement cette subjectivité absolue qui serait vraie – eh bien, ce n'est pas comme cela. Parce que c'est le «pra-laya», c'est le Nirvana. Eh bien, il n'y a pas que le Nirvana, il y a une objectivité qui est réelle, qui n'est pas mensongère – mais comment le dire!... C'est une chose que j'ai sentie plusieurs fois – plusieurs fois, pas seulement en un éclair –, la réalité de... (comment s'exprimer? on est toujours trompé par ses mots)... Dans le parfait sens de l’Unité et dans la conscience de l’Unité, il y a place pour l’objectif, l’objectivité – l’un ne détruit pas l’autre, du tout; on peut avoir la sensation d'une différenciation; non pas que ce ne soit pas soi mais c'est une vision différente... Je te l’ai dit, tout ce que l’on peut dire n'est rien, ce sont des âneries, parce que les mots sont faits pour exprimer le monde irréel, mais... Oui, c'est peut-être ce que Sri Aurobindo appelle le sens de la «Multiplicité dans l’Unité» (ça correspond peut-être un peu), de même que l’on sent la multiplicité interne de son être, quelque chose comme cela... Je n'ai plus du tout la sensation du moi séparé, plus du tout, du tout, du tout, même dans le corps, et ça ne m'empêche pas d'avoir un certain sens du rapport objectif – oui, tiens, cela revient à sa «relation de conscience entre la terre et le soleil» qui change; (riant) c'est vrai que c'est peut-être la meilleure façon de dire! C'est une relation de conscience. Ce n'est pas du tout la relation de soi et «d'autres» – du tout, c'est complètement annulé –, mais ça pourrait ressembler à la relation de conscience entre les différentes parties de son être. Et ça donne de l’objectivité aux différentes parties, évidemment.

(long silence)

Pour en revenir à cet exemple très facilement compréhensible de l’accident qui avorte, on peut très bien concevoir que l’intervention de la Conscience-de-Vérité était décidée «de toute éternité» et qu'il n'y a aucun élément «nouveau», mais ça n'empêche pas que c'est cette intervention qui a arrêté l’accident (ce qui donne une image exacte du pouvoir de cette conscience vraie sur l’autre). Si l’on projette sa manière d'être sur le Suprême, on peut concevoir qu'il s'amuse à faire beaucoup d'expériences pour voir comment ça joue (c'est autre chose, cela n'empêche pas qu'il y ait une Toute-Conscience qui sache de toute éternité toutes choses – tout cela avec des mots absolument inadéquats), mais ça n'empêche pas que quand on regarde le procédé, c'est cette intervention qui a pu faire avorter l’accident: la substitution d'une conscience vraie à une conscience mensongère a arrêté le processus de la conscience mensongère.

Et ça me paraît se passer assez souvent – beaucoup plus souvent qu'on ne le croit. Par exemple, chaque fois qu'une maladie est guérie, chaque fois qu'un accident est évité, chaque fois qu'une catastrophe, même terrestre, est évitée, tout cela, c'est toujours l’intervention de la Vibration d'Harmonie dans la vibration de Désordre, qui permet que le Désordre cesse.

Alors les gens, les fidèles qui disent toujours: «Par la Grâce divine, ceci est arrivé», ce n'est pas si faux.

Je constate seulement un fait, que c'est cette Vibration d'Ordre et d'Harmonie qui est intervenue (les raisons de son intervention n'ont rien à voir, c'est seulement une constatation scientifique), et ça, j'en ai eu un assez grand nombre d'expériences.

Ce serait le processus de transformation du monde?

Oui.

Une incarnation de plus en plus constante de cette Vibration d'Ordre.

C'est cela, oui, exactement. Exactement.

Et même à ce point de vue, j'ai vu... N'est-ce pas, l’idée ordinaire que c'est nécessairement dans le corps où la Conscience s'exprime d'une façon plus constante que le phénomène [de transformation] doit se produire en premier, cela paraît tout à fait inutile et secondaire; au contraire, ça se produit partout en même temps où ça peut se produire le plus facilement et le plus totalement, et ce n'est pas nécessairement cet agglomérat de cellules (Mère désigne son propre corps) qui est le plus prêt à cette opération. Par conséquent, il peut rester pendant très longtemps apparemment ce qu'il est, même si sa compréhension et sa réceptivité sont particulières. Je veux dire que la conscience (au sens de awareness), la perception consciente de ce corps est infiniment supérieure à celle que peuvent avoir tous ceux avec lesquels il est mis en rapport, excepté à des minutes – des minutes – où d'autres corps ont, comme une grâce, la Perception; tandis que pour lui, c'est un état naturel et constant; c'est le résultat effectif du fait que cette Conscience-de-Vérité est plus constamment concentrée sur cet ensemble de cellules que sur les autres – plus directement; mais le remplacement d'une vibration par l’autre dans le fait, dans l’action, dans l’objet, ça vient à l’endroit où c'est le plus frappant et le plus efficace au point de vue des résultats.

Je ne sais pas si je peux arriver à me faire comprendre, mais c'est une chose que j'ai sentie d'une façon très-très claire, et que l’on ne peut pas sentir tant que l’ego physique est là parce que l’ego physique a le sens de son importance, et ça disparaît tout à fait avec l’ego physique; quand il disparaît, on a la perception exacte que l’intervention ou la manifestation de la Vibration vraie ne dépend pas des ego ni des individualités (individualités humaines ou individualités nationales, ou même individualités de la Nature: animaux, plantes, etc.), ça dépend d'un certain jeu des cellules et de la Matière où il y a des agglomérations qui sont particulièrement favorables pour produire la transformation – pas «transformation»: la substitution, pour être exact, la substitution de la Vibration de Vérité à la vibration de Mensonge. Et le phénomène peut être très indépendant des groupements et des individualisations (ce peut être un morceau ici, un morceau là, une chose là, une chose là); et ça correspond toujours à une certaine qualité de vibration qui produit comme un gonflement – un gonflement réceptif –, alors là, la chose peut se produire.

Malheureusement, je le disais au début, tous les mots appartiennent au monde de l’apparence.

(silence)

Et c'est mon expérience de tous ces temps-ci, avec une vision et une conviction, la conviction d'une expérience: les deux vibrations sont comme cela (geste concomitant indiquant une superposition et une infiltration), tout le temps – tout le temps, tout le temps.

Peut-être que l’émerveillement vient quand la quantité infiltrée est suffisamment grande pour être perceptible. Mais j'ai l’impression – et une impression très aiguë – que c'est un phénomène qui se produit tout le temps, tout le temps, partout, d'une façon minuscule (geste d'infiltration en pointillement), infinitésimale; et que dans certaines circonstances, conditions, qui sont visibles – visibles pour cette vision-là (c'est une sorte de gonflement lumineux, je ne peux pas expliquer) –, là, la masse de l’infiltration est suffisante pour donner l’impression du miracle; mais autrement, c'est quelque chose qui se produit tout le temps, tout le temps, tout le temps, sans arrêt, dans le monde (même geste de pointillement), comme une quantité infinitésimale de Mensonge remplacée par la Lumière... Mensonge remplacé par la Lumière... constamment.

Et cette Vibration (que je sens et que je vois) donne l’impression d'un feu. C'est cela que les rishis védiques devaient traduire par cette «Flamme» – dans la conscience humaine, dans l’homme, dans la Matière. Ils parlaient toujours d'une «Flamme».1 C'est en effet une vibration de l’intensité d'un feu supérieur.

Même le corps à senti plusieurs fois, quand le Travail était très concentré, ou condensé, que c'est l’équivalent d'une fièvre.

Il y a deux ou trois nuits, quelque chose comme cela s'est passé: au milieu de la nuit, de bonne heure le matin, il y a eu cette descente de Force, descente de cette Puissance-de-Vérité; et cette fois-ci, c'était partout (c'est toujours partout), mais avec une concentration spéciale dans le cerveau – pas dans ce cerveau-ci: dans LE cerveau.2 Et c'était tellement-tellement-tellement fort! la tête avait l’impression d'éclater – oui, que tout allait éclater – et que j'ai dû rester pendant à peu près deux heures simplement à appeler l’élargissement de la Paix du Seigneur: «Seigneur, Ton élargissement et Ta paix», comme cela, dans ces cellules. Et la conscience (qui est toujours consciente, n'est-ce pas: geste en haut) que cette descente, dans un cerveau non-préparé, c'est assez pour rendre complètement fou ou absolument abruti (en mettant les choses au mieux), autrement on éclate.

Et cette expérience-là, comme l’autre,3 n'est pas partie.

C'est partout, n'est-ce pas.

Et j'ai vu (justement, je voulais voir et j'ai vu) que l’autre expérience était toujours là, mais qu'elle commençait à être presque habituelle, presque naturelle, tandis que celle-là, c'était nouveau; c'était le résultat de mon ancienne prière: «Seigneur, prends possession de ce cerveau.»

Eh bien, c'est ce qui se passe – qui se passe partout, tout le temps. Alors si c'est dans un agglomérat assez considérable, ça donne l’apparence d'un miracle4 – mais c'est le miracle de la terre tout entière.

Et il faut tenir bon, parce que ça a des conséquences: ça amène une sensation de Pouvoir, et très peu de gens peuvent le sentir, l’éprouver, sans être plus ou moins dérangés dans leur équilibre, parce qu'ils n'ont pas une base de paix suffisante – de paix vaste et très-très-très tranquille. Partout, même à l’École ici, les enfants sont dans un état d'effervescence (on m'a fait savoir que les enfants les plus sages, généralement les plus réguliers, étaient devenus comme cela), j'ai dit: «Il n'y a qu'une réponse, une seule réponse: il faut être tranquille-tranquille, et encore plus tranquille, et de plus en plus tranquille; et ne pas essayer avec votre tête de trouver une solution parce qu'elle ne peut pas. Il faut seulement être tranquille – tranquille-tranquille, immuablement tranquille. Le calme et la paix, le calme et la paix... Et c'est la seule réponse.»

Je ne dis pas que ce soit la guérison, mais c'est la seule réponse: durer dans le calme et la paix, durer dans le calme et la paix...

Alors il se passera quelque chose.

(silence)

Mais cette expérience (c'est entre nous), c'était une expérience que je n'ai jamais eue de ma vie; toujours, j'avais l’impression d'une espèce de contrôle sur ce qui se passait dans le cerveau, et que toujours, je pouvais répondre par le «blanc», n'est-ce pas, le blanc calme, immobile – le blanc immobile. Cette fois-ci (riant). ce n'est pas cela! Et c'était devenu tellement formidable que même le mantra (les mots du mantra) passaient comme des boulets de canon! (riant) tout avait l’allure d'une mitraille effrayante!

Il n'y avait que ça à faire: je suis restée tout à fait immobile à appeler – appeler la Paix et le Calme du Seigneur, cette Paix qui s'élargit indéfiniment. l’Infini de la Paix du Seigneur.

Alors il y a eu la possibilité de supporter la Vibration.

Maintenant, ce qu'elle fait, son travail? – Ce n'est pas notre affaire, c'est la Sienne. Nous ne pouvons pas comprendre. Mais qu'elle est à l’œuvre, c'est entendu.

Mais certainement, s'il y avait eu un docteur à ce moment-là, qui avait pris la température, il devait y avoir une fièvre formidable – mais rien qui ressemble le moins du monde à une «maladie»! Non, c'était miraculeusement merveilleux, c'était quelque chose qui donnait l’impression que... la terre ne connaissait pas ça.

Ça se traduit toujours ainsi: la terre ne connaissait pas ça, c'est nouveau. C'est nouveau pour la terre. Et c'est pour cela que c'est difficile à supporter! parce que c'est nouveau.

Encore maintenant (Mère touche son crâne), c'est comme si tout ça était gonflé, et avec une vibration dedans (geste trépidant) comme si la tête était deux fois plus grosse qu'avant.

(Mère palpe sa tête) Je suis en train de voir si mes bosses sont parties! – Elles ne sont pas encore parties!

28 mars 1964

...La grosse difficulté, c'est que toutes les expériences de N sont dans son mental. Il a travaillé dans son mental, a transformé son mental; il a des expériences, il a eu toutes les expériences – mais dans le mental: pas du tout dans le corps. Et alors tout ce que je dis ici, toutes ces expériences maintenant, c'est dans le corps – il ne comprend pas. C'est cela, la difficulté. Il ne peut pas comprendre. Et qui est-ce qui peut comprendre?... Je n'en sais rien.

Dès qu'il s'agit de choses mentales, il comprend parfaitement bien; dès qu'il s'agit de choses matérielles, il ne comprend plus. Mais qui est-ce qui peut comprendre?...

Je ne peux pas dire que je «comprenne», mais...

Tu sens.

Je transpose. Je transpose une vérité que je comprends mentalement; je me dis que c'est comme cela dans le corps.

Oui, c'est plus proche, mais (riant) ce n'est pas tout à fait cela!

Je vois bien parce que toutes ces expériences (tu n'as qu'à relire Prières et Méditations, tu verras), je les ai eues dans le mental, même dans le vital; et à ce moment-là, naturellement, ce que je disais était très clair, ça se comprenait très bien; mais le corps ne participait pas: il obéissait. Quand il est parfaitement docile, il obéit, et il n'était pas gênant. Mais ce qui arrive maintenant, c'est que tout cela, toutes ces expériences vivantes, c'est le corps lui-même qui les a; et à moins qu'on ne les ait LÀ, toutes mes explications de «vibration» ne veulent rien dire.

C'est seulement quand l’expérience devient mentale et psychologique qu'on la «comprend».

Mais peut-être que l’esprit scientifique moderne qui a étudié les atomes comprendrait mieux. C'est le même genre de compréhension que celle du savant qui analyse la constitution de la Matière; je sens bien que c'est une suite de cette étude-là, et que c'est la seule approche vraie pour la partie la plus matérielle de la Matière. Toute explication psychologique n'a pas de sens.1

Ce matin même, je suivais le mouvement, je voyais le contrôle de cette Vibration de Vérité, dans le corps, en présence de certains désordres (pour de toutes petites choses, n'est-ce pas, du corps: des malaises, des désordres), je voyais comment cette Vibration de Vérité abolit ces désordres et ces malaises, c'était très clair, très évident, et TOUT À FAIT SÉPARÉ de toute notion spirituelle, de toute notion religieuse, de toute notion psychologique, de telle façon qu'il était évident que celui qui possédait cette connaissance-là, d'opposition d'une vibration à l’autre, n'avait besoin d'aucune façon d'être un «disciple» ou un homme ayant des connaissances philosophiques, ou rien du tout: il suffisait qu'il ait maîtrisé ça pour pouvoir réaliser une existence parfaitement harmonieuse.

C'était absolument concret et irréfutable. C'était une expérience vécue, absolue.

Et alors toutes ces cellules, dans un élan... vraiment c'était un Ananda, si inexprimable... se sont précipitées sur le Seigneur en Lui disant: «Mais c'est tellement plus merveilleux quand on sait que c'est Toi!» – tout le corps.

Et la lumière, la chaleur qui s'est exprimée alors, cette intensité d'Ananda, cette béatitude... N'est-ce pas, ce n'était pas en opposition mais comme un complément de cette connaissance vibratoire, qui était une connaissance, je ne peux pas dire «froidement scientifique» parce que ça introduit des notions mentales, mais d'une sagesse!... d'une sagesse et d'un calme, d'une tranquillité si imperturbable, absolument libre de toute notion de bien, de mal, de divin, de bon, de mauvais, tout-tout ça, absolument indépendante, purement matérielle. Et d'un pouvoir absolu. Alors ces mêmes cellules, qui étaient pleinement conscientes de cette connaissance des vibrations comme du contrôle suprême pour leur harmonie, tout d'un coup, en elles, s'est levé comme une... pas une flamme (une flamme est obscure en comparaison), comme un Ananda lumineux: l’Amour dans sa réalité parfaite.

Et ça se traduisait comme cela: «C'est tellement plus merveilleux de savoir que c'est Toi!»

C'était vraiment une expérience. Ça a duré quelques minutes (j'étais assise à ma table en train de prendre mon petit déjeuner), mais pendant ces quelques minutes, c'était une perfection.

Les deux pôles étaient joints.2

(silence)

Vraiment la sensation, dans tout le corps, de l’Ananda parfait de l’Amour.

l’autre, c'est très bien, c'est la connaissance vibratoire et c'est le Pouvoir – mais ça, cet Ananda...

(silence)

Et ce qui est très intéressant, c'est que toutes ces expériences, que l’on a eues dans ses êtres intérieurs et ses êtres supérieurs, que l’on a eues dans tous ses états d'être, paraissent faibles, inconsistantes et comme un rêve en comparaison de l’expérience identique dans le corps. Là, ça devient tellement... Le Pouvoir et l’Intensité sont tellement formidables que, tout d'un coup, on comprend POURQUOI il y a un monde matériel.

(silence)

Le rapport avec le monde extérieur deviendrait difficile si cette expérience était constante...

Alors il y a une Sagesse si merveilleuse, qui dose toute chose pour que l’avance totale ne soit au détriment de rien: que TOUT marche. Là, on est émerveillé par cette Sagesse – que l’humanité injurie constamment, qu'ils revêtent des noms les plus péjoratifs: Destin, Fate.

C'est une Sagesse merveilleuse.

Et malgré tout ce que l’on sait, malgré tout ce que l’on peut, malgré toutes les expériences que l’on a eues, on se sent tout petit devant Ça.

Cette Sagesse-là est une merveille.

(silence)

Une minute d'expérience comme cela, tu sais, ça vous donne du courage pour des années – ça a duré quelques minutes, j'étais en train de déjeuner.

Au fond, c'est cela que j'attends aussi, une expérience dans le corps.

Mais oui, mon petit!

C'est pour cela, peut-être, que je suis déçu par la «vie yoguique».

Mais moi, je n'ai jamais eu beaucoup de respect pour la vie yoguique! – jamais.

Oui, il y a des jours où je me sens un peu amer, je trouve que vraiment ce n'est «pas ça».

Non, ce n'est pas ça. C'est pas ça.

Mais tu vois, tu vois tout le chemin que j'ai fait?... Et je suis née avec un corps préparé consciemment – Sri Aurobindo était conscient de cela, il l’a dit tout de suite la première fois qu'il m'a vue: je suis née libre. C'est-à-dire libre au point de vue spirituel: sans désir. Sans désir et sans attachement. Et mon petit, s'il y a le moindre désir et le moindre attachement, c'est IMPOSSIBLE de faire ça.

Un vital comme un guerrier, avec un contrôle absolu sur lui-même (le vital de cette présente incarnation était insexué: un guerrier), un guerrier absolument calme et imperturbable – pas de désirs, pas d'attachements... Depuis ma toute petite enfance, j'ai fait des choses «monstrueuses» pour la conscience humaine; je me suis entendu dire par ma mère que j'étais vraiment un «monstre», parce que je n'avais pas d'attachements et je n'avais pas de désirs. On me demandait: «Est-ce que tu as envie de faire cela» – «Ça m'est égal» (mon père surtout, ça le rendait furieux!3). S'il y avait des gens méchants avec moi, ou des personnes qui mouraient, des gens qui s'en allaient, ça me laissait absolument calme; alors: «Tu es un monstre, tu n'as pas de sentiments.»

Et avec cette préparation-là... Il y a maintenant quatre-vingt-six ans que je suis venue ici, mon petit! Pendant trente ans j'ai travaillé avec Sri Aurobindo consciemment, sans arrêt, nuit et jour... Il ne faut pas être pressé.

Il ne faut pas être pressé.

Et il y a eu cette expérience, qui vraiment de toutes les expériences a été... on peut dire la plus décisive: c'est quand Sri Aurobindo a quitté son corps; parce que matériellement, pour le corps, c'était l’écroulement de toute une espèce de confiance imperturbable, de sentiment d'une sécurité absolue, de certitude que les choses allaient être faites «comme ça», harmonieusement; et puis son départ – un coup de massue sur la tête... Et tout le poids de la responsabilité ici, sur le corps. Voilà.

Ça veut dire vraiment une préparation – qui est aussi sage que tout le reste.

Et c'est ce que Sri Aurobindo me disait très bien (lui, voyait, n'est-ce pas, il savait), il me disait: «Il n'y a que ton corps qui puisse résister à ça, qui a le pouvoir de résister»... Il est un peu usé, mais avec la lutte et l’effort et le travail qu'il a fourni, il n'y a pas à se plaindre; il a résisté – il a résisté très bien. Et il a su profiter de ses accidents.

Alors il ne faut pas être pressé... D'ailleurs, c'est une règle absolue: il ne faut pas s'impatienter.

Oui, mais ce n'est pas très encourageant pour l’humanité que nous sommes.

Mais pardon! il y a un moyen.

Tout ce que je fais, tout ce que ce corps fait, il a le pouvoir de le passer aux autres – c'est justement ce que je suis en train de voir maintenant. Je suis en train de le voir. C'est cette espèce de pouvoir de mettre en rapport avec la Vibration de la Conscience (geste de rayonnement autour de la tête), qui est concentrée sur un certain nombre de gens et de choses (naturellement sur toute la terre), mais aussi sur des points. C'est le Pouvoir qui est venu cette nuit-là quand il y avait cette descente dans le cerveau: je pouvais à n'importe quel moment diriger un rayon, diriger un autre, toucher un point, toucher un autre... (geste comme un phare).

Et c'est ce que Sri Aurobindo n'a pas cessé de répéter: «N'essayez pas de le faire tout seul, mais la Mère le fera pour vous, si vous avez confiance en Elle.»

Ça, je ne le dis à personne. Mais c'est un fait.

Je ne le dis pas. Je te le dis à toi, juste maintenant. Mais c'est un fait absolu.

Ce n'est pas – ça, tu le sais –, ce n'est pas pour un corps que c'est fait: c'est pour la terre.

Mais l’avantage de l’individualité, c'est que l’on peut diriger un rayon sur des points précis (même geste comme un phare) et obtenir un résultat – pas d'une façon miraculeuse qui laisse les gens béats et imbéciles, pas cela; mais quand l’aspiration est sincère, que la volonté est sincère... N'est-ce pas, ce que moi, je fais constamment (geste d'offrande): «Seigneur, je ne peux pas, mais Tu le fais pour moi. Seigneur, je ne peux pas, mais Tu le fais pour moi...» Eh bien, c'est ce que Sri Aurobindo disait: que les gens autour de moi, s'ils n'ont pas le Rapport direct avec le Seigneur (que j'ai apporté avec ma naissance, dont je suis devenue de plus en plus consciente, mais qui était à la source même de cette existence terrestre), si l’on n'a pas ce Rapport, on peut avoir un rapport conscient avec moi, c'est facile, parce que c'est quelque chose de visible, de tangible, n'est-ce pas, qui a une existence réelle; et alors, si l’on peut être dans cet état d'offrande (pas des mots, pas des phrases, mais vraiment un sentiment sincère): «Non, moi tout seul, je ne sais pas comment ça peut se faire, comment est-ce qu'on peut faire? C'est si formidable à faire, comment?... Comment même discerner exactement le mouvement vrai de celui qui ne l’est pas, ou celui qui mène à la Vérité et celui... Non, ça, je ne sais pas – je Te donne tout, fais-le pour moi.»

Et ça, c'est vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et je peux dire autant de milliers de secondes qu'il y en a dans une journée, spontanément, sincèrement, absolument (geste d'offrande): «Voilà, je Te le donne.» Oh! voilà une difficulté, oh! celui-là a une difficulté, oh! ces circonstances sont mauvaises, oh .... «Tiens, tiens, tiens, moi je ne peux pas arranger ça avec la connaissance que j'ai – fais ce qu'il faut, fais ce qu'il faut; fais ce qu'il faut, je Te le donne.» Et c'est un geste de chaque minute, de chaque seconde.

Alors au bout d'un certain temps, on voit une Réponse si évidente, n'est-ce pas, si claire, que tout ce qui a des doutes et des incompréhensions, tout cela est obligé, d'abord de se tenir tranquille, et puis d'abdiquer.

Seulement, je suis dans une période de transition où je ne peux pas m'occuper activement des gens, c'est-à-dire voir, parler, recevoir les gens, leur donner des méditations – je ne peux pas, c'est impossible, le corps n'est pas capable de faire les deux. Et il est évidemment plus important qu'il puisse attirer le plus de Force de Vérité possible et travailler comme cela dans le silence (geste de rayonnement) que d'aider une ou deux, ou trois, ou dix ou cent personnes à faire des progrès.

Plus tard, je ne sais pas... S'il y a une puissance d'un autre ordre qui descend dans le corps, et s'il se remet de l’usure de l’effort, alors ça pourra être diférent, mais pour le moment...

Sri Aurobindo Ta dit, il y a des gens qui s'en souviennent, il y en a qui le répètent et je ne dis pas non (parce que ce n'est pas non – ça ne peut pas être non: c'est vrai), mais je n'insiste pas, je ne le dis pas... Je te le dis à toi parce que nous travaillons ensemble, et puis justement parce que tu vas t'en aller en France pendant quelque temps et que pendant ce temps-là, ce sera pour toi, vraiment, le moyen de faire ce progrès: te brancher, et puis tenir ferme et t'envelopper constamment avec la Force.

Alors, comme je le disais l’autre jour (riant): il se passera peut-être quelque chose!

29 mars 1964

(Billet de Mère au disciple)

29.3.64

Satprem, mon cher petit,

Les gens pleuvent comme des sauterelles!

Mardi j'en aurai 4 à voir
avant toi. Je tâcherai de bousculer cela,
mais je te préviens pour que
tu viennes tranquillement
sans te presser.

Tendresse et bénédictions

Signé: Mère

(Deux vers de «Savitri», joints à ce billet, à l’occasion du 29 mars, première rencontre de Mère et de Sri Aurobindo... il y a cinquante ans:)

Parce que tu es, les hommes ne cèdent pas à la fatalité
Mais ils demandent la joie et luttent contre le destin.

(VII.IV. 507)

31 mars 1964

Une remarque en passant

It is expected that people (here in the Ashram) would have made some progress!... [On aurait pu s'attendre à ce que les gens (ici, à l’Ashram) fassent un peu de progrès!...] et qu'ils n'aient pas besoin de la présence physique (de Mère) pour sentir l’Aide et la Force.


À propos d'anciens Agenda

...Moi, j'oublie complètement. C'est comme si je passais si vite, si vite, si vite, qu'on ne peut pas se souvenir – ça vous tirerait en arrière.

April-June




4 avril 1964

Tu m'avais donné deux enregistrements de Wanda Landowska, je les ai entendus. Il y en a un, il y a un passage là-dedans qui est une pure merveille.1

N'est-ce pas!

Ça dure peu de temps – c'est du cristal.

Oui, c'est ça! J'ai trouvé ça extraordinaire.

C'est une beauté! Je n'ai jamais entendu quelque chose d'aussi pur.

Pur, oui, pur-pur!

Ça, c'est un moyen d'expression divin. C'est vraiment une manifestation divine sur la terre...

Oui très pur – et simple.

Je me suis toujours demandé pourquoi je n'étais pas né musicien?...

Tu as dû être musicien.

C'est vraiment un regret de ma vie, de ne pas être musicien. Écrire, ce n'est jamais «ça». Mais attraper une note comme celle-là...

Oh! mon petit, hier ou avant-hier j'ai entendu quelque chose... je ne sais pas exactement ce que c'est – ce n'est pas de la musique, c'est-à-dire que ce n'est pas la notation d'un instrument de musique quelconque: c'est la notation d'une vibration de... je ne sais pas, je n'ai pas compris.2 Mais là-dedans... D'abord, on a tout à fait l’impression d'être entré dans une maison de fous: c'est complètement incohérent, sans suite, et tout est inattendu parce qu'il n'y a aucune logique – absolument rien de mental. Alors on passe d'un son à un autre, sans transition, et la première impression c'est tout à fait comme... c'est de la folie. Mais si l’on écoute, de temps en temps il y a un son, qui n'est pas le son d'un instrument de musique... absolument merveilleux! mais qui dure une seconde. On voudrait que ça continue – pfft! parti. Et de temps en temps, il y a une voix, tout à fait comme la voix humaine, on entend presque des mots, il semble qu'il y ait des mots – ce qui m'a fait penser que le son de notre voix a une origine ailleurs (en bas ou en haut, je ne sais pas; ou en dessus ou au-dessous; c'est cela que je ne sais pas, d'où viennent ces vibrations). Et au bout d'un moment, j'ai vu qu'il y avait dans l’être (de Mère) quelque chose qui était... ce n'est pas «intéressé», c'est quelque chose qui enjoyed [prenait plaisir], qui avait une sensation, pas exactement «agréable» mais c'était presque comme un besoin de l’imprévu, d'un imprévu qui dépasse tout ce que l’on peut imaginer: aucune suite, aucune logique, aucun sens, rien. Ça a l’AIR d'un chaos, mais tout d'un coup, on sentait que ce n'était pas un chaos, que ça répondait à une autre loi; et quand on est arrivé vers la fin, j'avais bien envie que ça continue longtemps.

Au commencement, d'abord on rit, on se moque, çâ vous donne le fou rire comme devant une chose absolument cocasse. Mais de temps en temps, oh!... Et on n'a même pas le temps de l’apprécier que c'est déjà parti – une merveille. Une merveille: un son comme je n'en ai jamais entendu, qu'aucun instrument n'est capable de donner.

On passe par toutes sortes d'états, mais c'est curieux, j'ai découvert dans l’être, dans la conscience quelque part, une espèce de joie ou d'intérêt intense à l’inattendu absolu – l’inattendu, qui pour la mentalité est d'une cocasserie sans nom.

Intéressant.3

8 avril 1964

(Ce devait être la dernière entrevue avant le départ du disciple pour la France, jusqu'au mois de juillet.)

Mère a l’air fatiguée, Elle entre dans une longue contemplation.

Tu vas continuer là-bas? (la discipline tantrique)

Oui... J'avoue que dans ma conscience extérieure, je ne sais rien du tout. Je ne comprends rien.

Tu ne comprends pas?

Je ne comprends rien à rien.

(Mère rit)

Simplement, je sais qu'il y a «autre chose», et puis je fais ce que j'ai à faire (japa, méditation), mais qu'est-ce qui se passe? Où je suis, où je vais, ce que je fais? Je n'en sais rien – je ne comprends rien du tout. Je n'ai aucune perception de ma position.

Si ça peut te consoler, c'est la même chose pour moi!

Je veux dire que le corps ne sait même pas s'il va durer ou s'il va... se décomposer – rien, il ne sait rien. Il ne sait rien du tout... Quelle est son utilité? Pourquoi est-il là?... Oui, comme tu dis, on sait bien – on sait bien quelque part en arrière dans la conscience –, mais le corps lui-même...

N'est-ce pas, il trouve que c'est assez douloureux en ce sens qu'il n'a jamais le sentiment d'une force tranquille, d'un équilibre complet. Et alors toute cette souffrance, tout ça, pourquoi?...

C'est juste ce que j'étais en train de regarder maintenant (pendant la méditation).

Et ce pauvre corps dit au Seigneur: «Dis-moi! – dis-moi. Si je dois durer, si je dois vivre, c'est bon, mais dis-le moi pour que j'endure. Je me moque de souffrir et je suis prêt à souffrir pourvu que ces souffrances ne soient pas une indication qui m'est donné qu'il faut se préparer à s'en aller.» Et c'est comme cela, il est comme cela. Évidemment, on peut traduire cela par d'autres mots, mais c'est ça. Quand on souffre, n'est-ce pas, quand le corps souffre, il se demande pourquoi, il se dit: «Y a-t-il quelque chose qu'il faut que j'endure et que je surmonte pour pouvoir être prêt à continuer mon travail, ou est-ce que c'est une manière plus ou moins détournée de me dire que je suis en train de me défaire et que je vais disparaître?»... Parce qu'il dit avec raison: «Mon attitude sera différente – si je dois m'en aller, eh bien, je ne m'occupe plus du tout de moi, ni de ce qui se passe ni de rien; si je dois rester, j'aurai du courage, de l’endurance et je ne bougerai pas.»

Et ça, même cela, ne lui est pas dit – je n'ai pas pu encore obtenir une réponse claire.

Probablement, c'est inutile. Seulement c'est...

Je ne peux pas dire qu'il y ait une journée qui se passe tout entière sans avoir à lutter contre une souffrance ou une autre, une difficulté ou une autre – n'est-ce pas, le sentiment des choses qui grincent.

Évidemment, il s'aperçoit que quand toute sa conscience est exclusivement centrée sur le Divin, il ne sent plus sa souffrance: s'il a une douleur, il ne la sent plus. Mais de la minute où il y a une petite conscience du monde extérieur, il voit bien que la douleur est là.

Il y a des moments – des moments – d'illumination. Alors il a la certitude du Triomphe. Mais presque imédiatement, quelque chose vient le contredire violemment, comme un rappel: «Ne t'emballe pas! tu sais, ce n'est pas encore arrivé.» Voilà. Alors cet état-là... Combien de temps le corps doit-il durer?... Je n'en sais rien.

Non, tu n'es pas dans un état d'infériorité – ce n'est pas cela, parce que cela paraît être une nécessité du travail.1 Mais pourquoi?... Je ne comprends pas.

(silence)

Est-ce qu'il manque de foi?... C'est possible. Il ne manque pas de l’amour confiant – il l’a, il accepte n'importe quoi et tout, et il est toujours plein de son amour confiant, ce n'est pas ça qui change. Mais c'est une espèce de... presque de «foi intellectuelle» qui manque. C'est-à-dire qu'il a le sentiment qu'il ne sait rien – qu'il ne sait rien, qu'on ne lui dit rien. Il ne sait rien. On ne lui dit pas ce qui arrivera. Et tant qu'il ne sait pas ce qui arrivera, il a l’impression d'être... (geste suspendu dans le vide)

Il peut passer tout d'un coup d'une conscience d'éternité à une conscience de fragilité absolue.

Par-dessus le marché, il y a beaucoup de forces adverses, de suggestions adverses (les unes faites d'ignorance, les autres de mauvaise volonté) qui viennent harceler... On n'y croit pas – il n'y croit pas, mais il n'a pas cette assurance qui fait qu'il peut rire à leur figure. Il n'y croit pas, mais...

Il y a une chose, n'est-ce pas, qui est tellement difficile... (Mère a un spasme dans la gorge), tellement difficile, c'est que Sri Auro-bindo est parti... c'est cela qui est à la clef de tout. Avant, mon corps n'était pas comme cela; avant, rien en moi n'était comme cela: il y avait une certitude absolue. Ça, n'est-ce pas, ça a été... un écroulement.

Et évidemment, c'est venu pour apprendre quelque chose qui n'aurait jamais été appris avant. Mais c'est toujours là-dessus que toutes les forces adverses se basent – toujours. Toutes les suggestions adverses, toutes les forces adverses, toutes les mauvaises volontés, toutes les incrédulités, tout est basé là-dessus: «Oui, mais lui, il est parti.»

Et je sais – je sais dans ma conscience profonde – qu'il est parti parce qu'il l’a voulu. Il est parti parce qu'il a décidé que c'était comme cela, que c'était la chose qui devait être faite.

Mais pourquoi?...

Alors voilà, je ne peux rien te donner de plus que cela.

C'est une période très difficile – très difficile.

On est encore en pleine transition.

(silence)

Il faut, il faut que tu te tiennes accroché à la terre... Tu as reçu le petit paquet de Sujata? (des pétales de rose de Mère)... Elle voulait beaucoup que tu gardes ça toujours sur toi – elle a raison. Elle a raison. Parce que je sais, je sais ce qu'est l’atmosphère là-bas. Il faut t'envelopper dans une coquille.

Voilà, mon petit...

14 avril 1964

(Toutes nos lettres à Mère ayant disparu, nous l’avons dit, sous clef à Pondichéry, il nous a paru bon d'éclairer ce voyage en France en publiant, avec les lettres de Mère, quelques fragments de nos lettres à Sujata.)

de Satprem à Sujata

Paris

Depuis trois jours, je ne sais pas comment je vis, j'ai l’impression d'être un peu comme un somnambule bousculé à droite, à gauche, de tous les côtés, et qui marche-marche sans très bien savoir, dans une obscurité épaisse – tout ce que je sais, c'est la Force, à laquelle je suis accroché comme un noyé... Il me reste seulement l’impression d'être loin de chez moi, loin de tout ce qui est vrai, bon, reposant, de vivre dans une hallucination – mais aussi, c'est merveilleux, la Force est là à chaque minute, je respire avec elle, je vis avec elle, autrement je tomberais mort debout, ou fou, simplement.

C'est la dernière fois de ma vie que je reviens en Occident, à moins que je n'en reçoive l’Ordre de Sri Aurobindo et de Mère – je ne peux plus vivre ici, c'est comme si je revenais aux temps des cavernes, dans la préhistoire.

... et puis ils se sont tous précipités sur moi, les uns après les autres, famille, amis, etc., j'étais complètement ahuri. J'avais seulement la force de rentrer dans ma chambre de temps en temps et de rester allongé sur mon lit à m'envelopper dans la Force pour tenir le coup.

... Comme les jours sont vides – ils sont pleins de choses vides, de gens vides, de mouvement vide; on dirait qu'il faut toujours-toujours tirer la Force pour remplir cet énorme Vide, sinon on s'aplatirait au fond. Je garde ma montre à l’heure de l’Inde et comme cela je sais toujours où tu es, mais je ne sais jamais à quelle heure j'en suis en France! Il faut que je fasse un calcul compliqué en soustrayant quatre heures et demie: maintenant il est 2h ½ dans notre jardin, donc... 10 heures ici, et j'ai un rendez-vous. Probablement, je verrai Corréa1 demain; mon ami M m'a dit qu'ils acceptent définitivement de publier le livre, mais ils voudraient faire des «coupures» à certains endroits!... Alors il faudra discuter pour essayer de garder mon livre à peu près entier! Quel monde! J'écrirai à Mère demain, quand je saurai ce que l’Éditeur exige.

Je dois voir un médecin après-demain... mais il n'y a pas de médecin pour fermer le trou dans mon cœur.

S.

19 avril 1964

(de Satprem à Sujata)

Paris

... Les hommes sont misérables au milieu de leurs richesses, les visages sont durs et fermés, les hommes harassés... Il y a des êtres bien, mais toute leur énergie est dévorée par cette vie dévorante – je ne reviendrai plus ici, je ne suis pas d'ici, je ne l’ai jamais été! Le meilleur de leur idéal est aussi agressif qu'eux-mêmes – je les aime bien, mais ils sont à des milliers et des milliers de lieues de toute vérité vraie, il leur faudra beaucoup de siècles pour s'élargir un peu. En tout cas, on comprend qu'aucun livre, aucune parole ne pourra changer cela, il faut une autre Puissance. J'écrirai quand même ce Sannyasin , mais après, ce sera seulement des contes ou de la poésie.

23 avril 1964

(de Satprem à Sujata)

Paris

C'est dur, tu sais, la vie ici est trépidante, harcelée, toujours voir des gens, toujours courir – la vie n'a pas le temps de vivre, rien n'a le temps d'être. Mon frère aussi souffre de cette vie et voudrait bien autre chose, mais ils sont tellement ficelés, ligotés dans ce Mensonge, qu'ils n'arrivent pas à en sortir; il faudrait tout casser.

Je ne sais pas ce qui se passe, mais toutes les lettres que tu m'envoies arrivent ouvertes, censurées en Inde?? C'est la troisième lettre de toi qui arrive comme cela, ouverte, l’enveloppe à moitié déchirée. À part cela, le contrat avec Corréa est signé et ils sortiront le livre en septembre, sans coupures, à 4.000 exemplaires. Figure-toi qu'ils voulaient me faire passer en interview à la télévision française, sur ce livre, mais j'ai refusé – ces organisations publicitaires sont aussi pleines de mensonge que tout le reste. Ils voulaient aussi ma photo; je leur ai dit qu'il serait de mauvais goût de coller ma photo sur un livre de Sri Aurobindo. Enfin, c'est fait, le livre sortira. J'ai écrit à Mère pour le lui dire (une deuxième lettre).

Ma petite mère à moi est toute rajeunie et rayonnante – c'est vraiment une âme vivante naturelle, une force vive.

Il faudra vivre beaucoup-beaucoup d'années pour remplacer ces trois mois perdus, parce que chaque jour fait à peu près six mois en temps français.

25 avril 1964

(de Mère à Satprem)

Satprem, mon cher petit,

Voici ta seconde lettre. Je n'ai pas répondu à la première à cause de mon œil qui exigeait le repos complet. Maintenant c'est bien. Mais j'avais de suite demandé à Sujata de t'écrire que je préférais que ma photo ne paraisse pas dans le livre, et que pour la photo de Sri Aurobindo, c'était la première qui me paraissait la meilleure.1 Maintenant, si le contrat est signé, il n'y a plus rien à dire.

Hier, 24, il y avait méditation.2 Elle a été intense et s'est formulée ainsi:

«Suffoqués par l’indigence de la nature
humaine,nous aspirons à une connaissance qui sache vraiment,
à un pouvoir qui puisse vraiment, à un amour qui
aime vraiment.»

Les mots sont pauvres; l’expérience était forte.

Je suis avec toi toujours, dans l’amour et la joie.

Signé: Mère

29 avril 1964

(de Satprem à Sujata)

Paris

J'ai obtenu à l’ambassade mon visa de retour et suis tout soulagé, parce que j'avais une terrible angoisse que ce visa soit refusé – c'est bête, mais j'ai attendu ce visa avec une horrible crainte.

S.

2 mai 1964

(de Satprem à Sujata)

St-Pierre

Je suis dans le silence à regarder la mer. En fait, je ne suis pas en Bretagne, pas à St-Pierre, pas en France, je suis dans la salle d'attente de Air-India à attendre le 18 juillet... Je ne suis ni heureux ni malheureux – je ne suis rien, comme anesthésié, à compter les heures et les jours dans ma salle d'attente. Pendant mon japa-méditation, j'existe peut-être un peu plus: au lieu d'être rien, c'est du super-rien – tu vois, le Nirvana est à la porte, si tu ne tiens pas solidement ma ficelle entre tes mains.

Pourquoi faut-il donc écrire toutes ces lignes d'encre quand il serait si simple de penser à toi, et voilà je serais près de toi! je te verrais.... Notre vie humaine est tout à fait bornée et idiote. Dans deux cents ans, en pays esquimau, nous serons des pingouins de couleur; toi, bleu ciel; moi, rouge grenade; et parfois, moi, je serais toi, tu seras moi, rouge et bleu, et on ne s'y reconnaîtra plus ou nous deviendrons tout blanc-blancs comme de la neige et personne ne nous trouvera plus, sauf le grand Caribou qui est sage et qui connaît l’amour. Et à la fonte des neiges, nous serons eider-pingouins, bien sûr, une nouvelle race volante, couleur d'émeraude, qui joue dans les sapins du Nord, au bord du lac Rokakitutu (qui se prononce «flûte» en langue pingouine).

S.

14 mai 1964

(de Mère à Satprem)

Satprem, mon cher petit,

Cet assaut de doutes dont tu parles,1 fait partie du travail général. C'est une façon très directe d'agir sur l’ambiance.

Tu me demandes si je te vois. Tu ne viens pas me trouver dans un corps subtil, mais moi, je suis avec toi d'une façon très concrète, si concrète que je vois avec tes yeux et que je parle avec ta bouche. Tu m'as fait, de la sorte, rencontrer des gens que je ne connais pas du tout physiquement, et avoir avec eux des conversations étranges. Une préparation utile est certainement en train de se faire.

Par l’expérience répétée de chaque jour, je suis de plus en plus convaincue que tout désordre dans le corps et toutes les maladies sont le résultat du doute dans les cellules ou dans un certain groupe de cellules. Elles doutent de la réalité concrète du Divin, elles doutent de la Présence Divine en elles, elles doutent d'être divines dans leur essence même, et c'est ce doute qui est cause de tous les désordres.2

Dès qu'on réussit à infuser en elles la certitude du Divin, le désordre disparaît pour ainsi dire imédiatement, et sa récurrence ne se produit qu'à cause de la réapparition du doute qui n'est pas définitivement chassé.

J'espère que tu pourras lire ce griffonnage – je suis toujours à me battre avec les outils pour écrire; tous sont pour moi également inefficaces.

Refais-toi une santé en Bretagne et reviens tout ragaillardi pour te remettre au travail avec moi.

Tant de choses vont s'envoler dans l’oubli...

Avec toute ma tendresse et mes bénédictions.

Dis à ta maman que je l’aime beaucoup, beaucoup parce qu'elle est TA maman!

Signé: Mère

17 mai 1964

(de Satprem à Sujata)

St-Pierre

Bien sûr, la Nature est merveilleuse, la mer est si belle, le climat délicieux, mais finalement, quand je ferme les yeux et que je médite, j'ai une impression plus pleine et plus solide que tous les degrés centigrades sur une mer couleur de nacre. Au fond, je passe mes journées à attendre mes heures de japa-méditation, c'est le vrai large, la paix qui rafraîchit; c'est quelque chose, et si c'est rien, c'est un rien qui vaut tout. Pourtant, il n'y a pas de progrès en conscience, je ne vois rien, surtout je ne te vois toujours pas – tu me dis que tu connais la raison, je voudrais bien savoir laquelle? Je n'arrive pas à comprendre pourquoi je suis tellement bouché (mon atavisme occidental?). Je connais la Lumière, je vois l’Espace, je sens la Force, c'est la Vérité absolue qui règle tout, apaise tout, mais il n'y a rien dedans, même pas le bout de ton nez – pourquoi? Je ne vois pas Mère non plus, c'est le «black-out» complet. Dedans, il y a la Lumière, c'est sûr, mais pourquoi tout est noir dehors? – Pas de communication entre les deux. Est-ce que tu comprends? Zut!

S.

21 mai 1964

(de Satprem à Sujata)

St-Pierre

Je reçois ta lettre du 16 ce matin, et suis surpris d'être allé te voir, parce que moi, je ne t'ai pas vue – toujours rien, «black-out» complet. De cela aussi, je suis dégoûté – je ne sais vraiment pas ce que je fais... probablement d'inutiles bêtises et futilités comme d'habitude. Mais quand il y a des horreurs, je suis sûr de les voir. Peut-être que la nuit, je suis un Américain gangster, ou un Zoulou, à moins que ce ne soit un bon nègre tout noir... C'est absurde et décourageant. D'ailleurs, j'ai l’impression de devenir complètement nul et idiot – c'est dommage pour toi.

S.

28 mai 1964

(de Satprem à Sujata)

St-Pierre

Ce mois de mai est interminable, in-ter-mi-nable, sûrement il est élastique. Si juin est aussi long, je déchire le calendrier. Mais je n'ai pas encore parlé à ma mère pour avancer la date du retour; je voudrais savoir si Mère approuve, ça me donnerait plus de force intérieure pour convaincre ma mère. En attendant, je compte les heures (elles aussi sont élastiques, extensibles et collantes; ma montre était tellement fatiguée de ces heures en caoutchouc qu'elle s'est cassée pour de bon). Est-ce que le temps est plus court chez vous? En tout cas, il a raccourci la vie de Nehru, paraît-il – ce doit être la grande confusion là-bas; maintenant toute la boue va pouvoir s'étaler librement?... Ici les journaux sont pleins du départ de Nehru – on dirait qu'un dieu a disparu...

S.

4 juin 1964

(de Mère à Satprem)

Satprem, mon cher petit,

Eh bien! voilà depuis ma dernière lettre, je t'ai vu plusieurs fois, même souvent – chaque fois que je vais dans l’endroit où s'élaborent les mouvements des nations (their next move). C'est une région mentale terrestre ouverte aux influences supérieures. Cela semble t'intéresser, surtout dans certains détails.

La nuit dernière, il s'agissait des pays d'Extrême-Orient, et spécialement de la Chine et du Japon. Tu étais là avec moi. On essayait de faire du bon travail et de créer un rapprochement. Les détails étaient pittoresques et intéressants mais trop long à raconter.

Ne te tourmente pas pour le Bulletin: Nolini vient seulement de finir sa traduction. Je reverrai les Entretiens à l’aide de Pavitra et pour l’Aphorisme, on verra plus tard.

J'ai reçu une lettre de Bharatidi1 qui lit ton livre avec enthousiasme et une jolie compréhension.

Tu ne me dis rien de ta santé. Je pense qu'elle est bonne grâce à l’air de Bretagne et que tu reviendras avec un système tout neuf.

À bientôt, mon petit, je suis avec toi, mais je serai contente de te ravoir ici.

Avec toute ma tendresse.

Signé: Mère

27 juin 1964

(de Satprem à Sujata)

Chatou-Chambéry

... Je ne me sens pas fatigué – ce sont plutôt les êtres humains qui me fatiguent avec leur agitation constante et leur atmosphère troublée. Enfin, je suis content d'être avec mon frère. La difficulté, c'est que je ne sais plus parler, j'ai perdu l’habitude des conversations, alors les gens parlent, parlent, posent des questions sans vous laisser le temps de répondre, et dans cette précipitation il est bien difficile de tirer des paroles vraies. Au fond, mon seul repos, c'est quand je suis seul à faire mon japa, alors on dirait que tout s'ouvre, se détend, et j'ai l’impression de me retrouver chez moi; autrement je suis comme un bouchon ballotté sur la mer et tourné dans toutes les directions. Les gens ne vivent pas – ils bougent. C'est douloureux vraiment d'être constamment tiré dehors, sans arrêt arraché à soi-même. Je ne suis plus capable de vivre dans ce monde, je crois que j'y mourrais si je devais y rester.

S.

28 juin 1964

(de Mère à Satprem)

(Le billet suivant a une curieuse histoire. Nous étions parti en voyage avec notre frère et à notre retour, en arrivant sur la côte de Bretagne, nous avons vu dans le ciel ce que les marins appellent un «pied de vent», comme un immense archange blanc, les deux ailes éployées et sans tête. Nous étions tellement frappé, sans savoir pourquoi, par ce nuage, que nous avons dit à notre frère: «Regarde cet ange victorieux qui vient à notre rencontre!» Puis nous sommes rentrés. Une lettre de Mère nous attendait:)

Bon courage, mon cher petit,
Ouvre tes ailes et plane, vaste,
au-dessus du monde.
À bientôt.

Tendresse

Signé: Mère

4 juillet 1964

(de Satprem à Sujata)

St-Pierre

Tout s'agite et court et fait du bruit dehors, mais dedans j'étais tout le temps comme dans une île de Paix – chez moi. Et même les plus beaux paysages du monde n'étaient pas aussi pleins, aussi tranquilles que ce chez moi dans le cœur.

S.

juillet




13 juillet 1964

(Le disciple revient d'un voyage de trois mois en France. Nous n'avons malheureusement gardé qu'un fragment de cette conversation.)

...Tu as reçu mon dernier petit mot sur le carton doré?

Oui. Mais tu sais, j'ai eu une expérience amusante... Quand je suis rentré en Bretagne, après mon voyage en Savoie, j'étais en voiture avec mon frère, et en arrivant près de la presqu'île de Quiberon, j'ai vu dans le ciel deux immenses ailes, extraordinaires, deux nuages qui étaient comme deux ailes immenses; j'ai dit à mon frère: «Regarde!» et ça m'a frappé beaucoup, «Regarde ces immenses ailes, regarde cet ange victorieux qui nous accueille!» C'était merveilleux... Je rentre chez moi, et je trouve ta lettre: «Ouvre tes ailes et plane...» C'est merveilleux!

Très bien!

Pour moi, c'était une image VIVANTE. Ça ne m'étonne pas que les nuages aient pris la forme: c'était une image VIVANTE. (Mère ouvre ses deux bras): «Vaste, au-dessus du monde...»

Et j'ai senti qu'il y avait quelque chose dans ces nuages – et puis ta lettre!

15 juillet 1964

(Mère traduit de l’anglais une réponse à un disciple, où Elle dit notamment:)

... to be grateful, never to forget this wonderful Grace of the Supreme who leads each one to his divine goal by the shortest ways, in spite of himself, his ignorance and misunderstanding, in spite of the ego, its protests and its revolts.

26th June 1964

«Être reconnaissant, ne jamais oublier cette Grâce merveilleuse du Suprême qui conduit chacun à son but divin par le plus court chemin, en dépit de lui-même, de son ignorance et de ses incompréhensions, en dépit de l’ego, de ses protestations et de ses révoltes.»

C'est une expérience tellement vraie, ce qui est écrit là! Ne jamais oublier cette Grâce merveilleuse du Suprême qui vous mène tout droit vers votre vrai but, malgré toutes vos révoltes, toutes vos incompréhensions – tout droit, imperturbable.

Vous criez, vous pleurez, vous protestez, vous vous révoltez... «Je te mènerai jusqu'au bout en dépit de toi-même.»

Au moment où je l’ai écrit, c'était une chose tellement merveilleuse!... Nous sommes tous si imbéciles, si ignorants, si stupides, et nous crions et nous disons: «Oh!... (les gens qui croient à «Dieu») oh! il est cruel, c'est un juge inexorable» – comprennent rien! C'est tout le contraire! Une bonté, une grâce infinie qui vous conduit là, comme ça, jusqu'au bout, prrt! – tout droit.1

18 juillet 1964

(Mère traduit une lettre de Sri Aurobindo:)

The one safety for man lies in learning to live from within outward, not depending on institutions and machinery to perfect him, but out of his growing inner perfection availing to shape a more perfect form and frame of life...1

Ça m'a fait voir quelque chose de si intéressant... Automatiquement, la pensée humaine est toujours convaincue (enfin automatiquement) qu'il faut que les choses «suivent le mécanisme». Pour le corps, pour se guérir, pour changer quelque chose, on a instinctivement l’impression qu'il faut que ça suive le mécanisme. Par exemple, j'ai eu une expérience intéressante ces jours derniers à propos d'une question: «Comment sera la forme du surhomme?»... Toutes les conceptions parlent d'un homme d'une forme plus parfaite; mais ça ne constitue qu'une amélioration. Et l’homme représente vraiment un changement radical par rapport au singe – à quel point de vue? Pas tant par la forme de son corps que par son POUVOIR SUR LE MÉCANISME DE LA VIE. Alors en suivant cette idée, j'ai eu une confirmation de ce que j'avais vu, que la Matière devenait plastique et obéissait à la volonté. Alors chacun avait une certaine quantité de matière à sa disposition et lui donnait les formes qu'il voulait.

Et j'ai vu que l’imagination humaine a une grande difficulté à se sortir d'une sorte d'esclavage à la mécanique physique. C'est cela que Sri Aurobindo veut dire ici.


(texte intégral de la lettre de Sri Aurobindo)

La seule sécurité pour l’homme est d'apprendre à vivre du dedans vers le dehors; il ne doit pas dépendre des institutions et des mécanismes pour se perfectionner mais employer sa croissante perfection intérieure à façonner une forme de vie et un cadre plus parfaits; par cette intériorité, nous pourrons non seulement voir mieux la vérité des choses supérieures, dont maintenant nous parlons des lèvres seulement et faisons des constructions intellectuelles extérieures, mais nous pourrons aussi appliquer sincèrement leur vérité à toute notre existence extérieure. Si nous devons fonder le royaume de Dieu dans l’humanité, d'abord il nous faut connaître Dieu, voir et vivre en nous-mêmes la vérité divine de notre être; autrement, comment de nouvelles manipulations de la raison et des systèmes scientifiques de rendement, qui ont échoué dans le passé, pourraient-ils y prétendre? Il y a abondance de signes montrant que les vieilles erreurs continuent et que seule une minorité de guides – des guides en lumière, peut-être, mais pas encore en action – s'efforce de voir plus clairement, plus intérieurement et plus vraiment; c'est pourquoi nous devons nous attendre, pour le moment, au dernier crépuscule qui sépare l’âge mourant de l’âge qui doit naître, plutôt qu'à l’aurore véritable. Puisque le mental de l’homme n'est pas encore prêt, le vieil esprit et les vieilles méthodes peuvent encore être puissants pendant quelque temps et sembler momentanément prospérer, mais l’avenir appartient aux hommes et aux nations qui les premiers verront les dieux du matin au-delà du faux éclat et des ténèbres et se prépareront à être les instruments appropriés du Pouvoir qui pousse vers la lumière d'un idéal plus grand.

Sri Aurobindo


(Peu après, il est question du frère du disciple. Ce personnage reviendra à plusieurs reprises dans l’Agenda, c'est pourquoi nous publions ce qui le concerne.)

Je voudrais te parler de mon frère et de ma belle-sœur. Ils ont eu une ouverture intérieure en lisant le livre.

Ça, j'ai senti.

Et alors, comme ils sont très en relation avec moi, j'aurais voulu savoir... Je voudrais que tu saches et que tu les aides. Voilà la photo de mon frère.

Ah!... il est plus jeune que toi.

Tiens...

Il y a beaucoup d'étoffe.

Et ça, c'est sa femme, qui est Russe.

Ah! elle, je la connais.

Tu la connais?

Oui.

Qu'est-ce qu'il fait?

Il est médecin.

Il est bien.

Très bien même.

Et ça, c'est la photo de mon ami éditeur, celui qui m'a aidé pour la publication de «l’Orpailleur» et celle du livre sur Sri Aurobindo.

Tiens, figure connue.2

Plus d'étoffe ici (le frère). Il y a de l’étoffe, beaucoup-beaucoup.

Il est bien, ton frère.

Alors il a senti le livre?

Ça l’a... (geste: un mur qui s'ouvre)

C'est un homme qui se donne beaucoup à son métier, et il souffre d'être trop réceptif. Il se donne à ses malades, alors il avale...

Alors il reçoit tout.

Et dès qu'un malade entre dans son bureau, il sent s'il va pouvoir le guérir ou non. Et s'il peut le guérir, il perd toutes ses forces, il donne tout à l’autre.

Ça, ça ne fait rien; ce qu'il faut, c'est qu'il apprenne à recevoir, c'est qu'il universalise sa réceptivité. C'est justement ce que Sri Aurobindo disait tout à l’heure: cette «intériorité». Ne pas dépendre seulement des moyens extérieurs; s'appuyer plus sur la Volonté universelle (geste au-dessus de la tête) que sur la volonté individuelle; et alors on a comme cela, toujours, une source inépuisable au lieu de dépendre de ce que l’on mange, du repos que l’on prend, de ceci, cela.

C'est tout à fait la méthode: élargir indéfiniment sa réceptivité et dépendre des forces qui circulent constamment dans le monde; que ce soit juste la matérialité la plus physique qui dépende de la nourriture et du sommeil. Parce que même ce que l’on mange vous nourrit différemment suivant votre réceptivité, votre attitude intérieure; il y a une capacité d'extraire des choses la Force, qui s'acquiert par un élargissement de la réceptivité.

Il PEUT faire cela, il le peut.

N'est-ce pas, vouloir refuser l’apport, ça vous rétrécit – il faut donner généreusement, recevoir généreusement.

(Mère regarde encore la photo)

Il a une capacité vitale assez considérable... Mais la vraie solution est dans le développement psychique. C'est d'ailleurs comme cela que les docteurs guérissent, beaucoup plus que par les remèdes – beaucoup plus. Certains docteurs, quand ils entrent en rapport avec leur malade, le malade se sent soutenu, aidé.

(silence)

Alors, tu as fait du bon travail en France.

(le disciple proteste: c'est Mère qui a travaillé)

Pour moi, ça ne fait aucune différence!

C'est extrêmement intéressant, parce que ça devient absolument concret; ce n'est pas une pensée, ce n'est pas une idée, c'est absolument concret: tout, tous les rapports avec les gens, sont simplement des vibrations. Il n'y a pas «celui-ci» ou «celui-là», ce n'est pas cela: ce ne sont rien que des vibrations, avec des endroits ou des moments de concentration, d'autres d'élargissement et de diffusion. Et ce qui est extrêmement intéressant, c'est cette masse constante, qui est constamment en mouvement, de vibrations de tous genres: de mensonge, de désordre, de violence, de complication; et puis, là-dedans, c'est comme une pluie, mais dirigée très consciemment, de vibrations de Lumière, d'Ordre, d'Harmonie, qui entrent dans ça (Mère dessine des mouvements de forces), et ça résiste, ça travaille. Et c'est quelque chose qui vit éperdument, constamment, partout, à toute seconde, et dans une conscience... si j'emploie le mot «amour», on ne comprend pas, parce que... Et c'est Ça qui est partout, constamment, éternellement et immuablement; rien n'existe que par Ça et en Ça – en fait, il n'y a que Ça qui existe essentiellement. Et là-dedans, il y a cette espèce de lutte – ce n'est pas une lutte parce qu'il n'y a pas de sentiment de lutte, mais c'est un effort contre une résistance, et un effort pour la domination de l’Ordre et de l’Harmonie, et naturellement, finalement, de l’Amour (mais c'est pour plus tard) contre le désordre et la confusion. Et dans cet Ordre (cet Ordre qui est essentiellement vrai), la plus grosse contradiction, c'est justement le Mensonge. Mais tout ça, ce sont des vibrations. Ce ne sont pas des volontés individuelles ni des consciences individuelles: dans un même agglomérat individuel, il y a de tout, et non seulement de tout, mais ça change constamment; la proportion des vibrations change; seule l’apparence continue d'être semblable à elle-même, mais c'est très superficiel.

Et cette expérience devient tellement constante, tellement constante qu'il m'est difficile de m'adapter à la perception ordinaire.

Par exemple, quand tu me montres des photos, ce que je vois, c'est la proportion entre les vibrations; ce n'est pas un caractère avec une destinée (tout cela n'est plus vrai; ce n'est plus que très superficiellement et très relativement vrai, c'est comme quand on lit un roman, c'est une histoire), mais la VRAIE CHOSE, c'est justement la mesure dans laquelle les vibrations s'arrangent dans tel endroit et se centralisent, se diffusent suivant la réceptivité à la Vibration de Lumière et d'Ordre, et l’utilisation possible de cet agrégat cellulaire.

Et les gens qui sont très enfermés dans leur sac de peau, leur ego vital et mental, on a l’impression de quelque chose de tout à fait artificiel, dur – dur, sec et artificiel, et exact. Et c'est ennuyeux, on a envie de prendre un marteau et de taper dessus – ça arrive!

25 juillet 1964

(Après avoir lu au micro «l’Heure de Dieu» de Sri Aurobindo, pour les gens de l’Ashram:)

...Je ne sais pas pourquoi ils ont voulu que je lise ça – c'est une chose très terrible... très terrible.

Ils ont organisé toute une représentation au Théâtre avec récitation, danses, tableaux vivants, pour le 1er décembre, illustrant ça (The Hour of God).

Quand les choses arrivent comme cela, je les prends toujours comme organisées par le Divin pour la marche générale. C'est rare qu'il vienne une indication précise: «Non.» Quand c'est non, c'est catégorique. Mais je vois toujours (Mère dessine en l’air des mouvements de force) que les choses se meuvent d'un mouvement très souple: ça a l’air d'aller là (courbe vers la gauche), mais c'est pour ça (geste à droite); ça a l’air de faire cela (courbe vers la droite), mais c'est pour arriver là (geste à gauche) – tout le temps.

28 juillet 1964

(Il s'agit du docteur S, parti en Amérique se faire opérer du cerveau. l’opération consiste à introduire une aiguille dans la partie malade et à injecter de l’oxygène liquide afin de détruire le groupe de cellules affectées. La première opération a eu lieu voilà trois mois, et la seconde devait avoir lieu ces jours-ci.)

Je viens de recevoir une longue lettre du docteur S... Tu sais qu'on l’avait opéré d'un côté, et puis... Pour que ce soit intéressant, il faudrait que je raconte l’histoire depuis le commencement.

Avant son départ pour l’Amérique, quand il m'a parlé de cette opération, j'ai vu tout de suite, non seulement que c'était dangereux (c'était évident, il le savait lui-même), mais que ça pouvait ne pas être définitif, et en tout cas qu'une opération n'était pas suffisante. Quand il m'a parlé de cela avec l’enthousiasme de quelqu'un qui voit son salut, je lui ai demandé: «Êtes-vous bien sûr que ce sera définitif? qu'une opération suffit et que ça ne reviendra pas?» Il s'est presque fâché! Il a pensé que j'étais... (riant) une athée de la science médicale!

Enfin il est parti.

Arrivé là-bas, on lui a dit imédiatement que comme la maladie affectait les deux côtés, on serait obligé d'opérer des deux côtés: on ferait la première opération du côté droit pour guérir le côté gauche, puis, six mois ou un an après, on ferait la seconde opération du côté gauche pour guérir le côté droit – premier coup.

Après, l’opération a été extrêmement douloureuse, a duré quatre heures, et le résultat était ce que j'avais perçu: le résultat, c'est la paralysie (tout ce que l’on peut faire, c'est de paralyser, puis il faut rééduquer). Enfin, il paraît qu'il s'est bien rééduqué. Et le docteur américain lui a dit que c'était seulement une question de volonté... Tu vois l’aléatoire de cette opération qui, soi-disant, devait être définitive et absolue. Bon.

Enfin, le docteur américain lui a dit: «En tout cas, avant trois mois, je ne peux rien faire d'autre.» Donc il a attendu trois mois là-bas. Et moi, pendant tout ce temps – tout le temps, d'une façon presque constante –, je voyais la mort sur la seconde opération. Et je savais que si j'écrivais, ça ne servirait à rien, qu'à créer une atmosphère de distrust [méfiance], et c'est tout. Alors j'ai fait formations sur formations, formations sur formations, sur le docteur américain. Enfin S m'a demandé un talisman pour la seconde opération – je l’ai envoyé imédiatement, avec une grande concentration de force pour que rien n'arrive de mortel.

Tout dernièrement, le 20 juillet, S entre à l’hôpital pour la seconde opération. Le docteur américain le garde deux, trois jours, puis lui dit: «Je ne peux pas, je ne cours pas ce risque-là»... Il paraît que pendant ces trois mois, il avait opéré plusieurs personnes dont c'était aussi la seconde opération, l’autre côté, comme pour S, et toutes avaient fini par: hémorragie, paralysie ou mort. Alors le docteur américain a déclaré: «Je ne me risque pas.» S a répondu: «Ça m'est égal, j'aime mieux mourir que d'être impotent.» Et cet Américain, très habile, lui a dit: «Je ne fais rien sans la permission de votre "Mère"!» On m'envoie donc un télégramme disant que le docteur américain refusait d'opérer parce que c'était trop dangereux, et on me demande mon avis. J'ai dit: «No operation.»

En même temps, il y avait un télégramme de E (qui voulait assister à l’opération), un télégramme exultant, disant que, pour elle (E), c'était une preuve que S serait guéri non par la chirurgie mais par une intervention supramentale. Elle Ta dit à S aussi, qui était plutôt mécontent (!) Enfin, il va revenir.

Mais là, il y avait une action si précise de la Force... Et j'ai eu en même temps une autre expérience (celle-là, beaucoup plus personnelle et subjective) mais qui m'a confirmé dans ma perception... As-tu lu Rodogune de Sri Aurobindo?... Dans Rodogune, il y a une scène où un ermite rencontre un jeune prince et prononce ces mots: «Cet homme a autour de lui l’atmosphère d'une personne qui va mourir» (le prince venait de remporter une grande victoire, enfin tout allait pour le mieux, et il avait décidé de se rendre à tel endroit; c'est alors que l’ermite a prononcé ces paroles). Quand j'ai lu cela, j'ai essayé de contacter cette vibration que l’ermite appelait «l’atmosphère d'un homme qui va mourir». Et quand j'ai reçu la lettre de S m'annonçant qu'avec le talisman, il était sûr que tout irait bien – exactement la même vibration. Cette sorte d'exultation, d'affirmation de puissance et de force, et, derrière, il y avait exactement la même chose. Alors ça m'a confirmé dans ce que j'avais perçu.

Mais j'étais très heureuse de la réceptivité de ce docteur américain.

Et quand j'ai reçu le télégramme d'E disant que c'était la preuve que S serait guéri par une intervention supramentale et non par la chirurgie, il y avait dans son télégramme une lumière – E est une personne très exaltée, mais tout d'un coup j'ai vu la lumière d'une révélation. Alors je me suis dit: «C'est pour ça.»

Mais (riant) S n'est pas trop enthousiaste! – il n'a pas la foi, n'est-ce pas. Il dit qu'il sera «très heureux... to be worthy of this Grâce» [d'être digne de cette Grâce], au lieu de dire: «J'ai la foi que la Grâce...» C'est une façon polie de dire (Mère rit): «Je n'y crois pas.»

Alors il va revenir, impotent.

Un côté est guéri.

Le côté gauche. Et le médecin américain n'est pas tout à fait content du point auquel c'est guéri... C'est-à-dire, comme toujours, quand les choses, quelles qu'elles soient dans le monde, sont mises en rapport avec la Lumière, c'est-à-dire la concentration de Vérité, elles apparaissent dans leur réalité absolue: tout le tam-tam que l’on avait fait autour de cette opération et toute l’illusion qui s'était groupée autour de ce pouvoir miraculeux de guérison chirurgical, tout s'est évanoui. Le médecin américain lui-même, d'après la lettre du docteur, est secoué et a perdu confiance dans l’absolu de son système. Mais dès la première minute, n'est-ce pas, j'ai vu qu'il n'y avait même pas 60% de vrai là-dedans. Il y avait tout un champ obscur, que l’on ignore volontairement, et qui s'est étalé pour se faire connaître. Et pour le docteur S, c'est la même chose: «Un docteur ne pouvait pas se faire d'illusions», et il ne voulait pas le reconnaître. Quand je lui ai dit que, peut-être, une opération ne suffirait pas, il s'est presque fâché: «Pourquoi dites-vous des choses comme cela!» (Mère rit) Il le savait aussi bien que moi, mais il ne voulait pas le reconnaître.

Il aura traversé une terrible expérience.

Oh! et très-très dangereuse – ça, il le savait. Mais je comprends dans une certaine mesure: un chirurgien qui ne peut plus se servir de ses mains...

Seulement, dès le début, j'ai vu qu'on ne pouvait pas le guérir, parce qu'il n'avait pas vraiment la foi. Il a une sorte de connaissance diluée qu'il y a des «forces derrière» les forces matérielles, mais malgré cela, pour lui, la réalité contrète, c'est la Matière et son mécanisme, et les remèdes doivent être mécaniques. Parce que j'ai essayé plusieurs fois de le guérir, mais il n'y avait aucune réceptivité, aucune – n'est-ce pas, comme une pierre.

Peut-être que maintenant ce sera mieux?...

En tout cas, s'il doit être guéri d'une façon supramentale, je ne me sens pas appelée à le faire, parce qu'il n'a aucune confiance en moi – il m'aime bien, il a une sorte de... adoration est un trop grand mot, mais worshipful feeling [vénération] pour un dieu qui est bien gentil (!) mais (riant) dont il ne faut pas attendre grand-chose: «Il est assez ignorant des choses de ce monde et il peut faire de temps en temps quelques miracles (Mère rit beaucoup), mais c'est miraculeux!»

C'est étrange qu'avec cet esprit-là, il soit venu ici.

Oh! il a tout quitté pour venir ici.

C'est étrange.

Non, c'est très fort au-dedans de lui; l’appel intérieur est très fort: c'est la raison extérieure qui voile tout.

Il a tout quitté, mais il le sait bougre bien qu'il a tout quitté! Il est très conscient de son «sacrifice», c'est-à-dire que dans sa conscience, il n'y a pas d'équivalence entre ce qu'il a donné et ce qu'il a reçu – ce qu'il a donné, c'est comme quand on risque tout sur un bénéfice futur.

Enfin, il va revenir.


(Plus tard, le disciple met en ordre des papiers épars de Mère, fragments de notes, etc., et il tombe sur ces lignes:)

«Chaque moment contient l’équilibre de toutes les possibilités simultanées.»

C'était une expérience.

Ce qui revient à dire qu'à chaque moment, on peut tout changer; si une force arrive, qui change cet équilibre, toutes les conséquences sont changées.

C'est-à-dire qu'il n'y a pas de déterminisme ni de loi de «cause à effet» ni tout ça – il y a un déterminisme, mais extérieurement.

(autre fragment de note)

«Sri Aurobindo a dit en rêve à N qu'il y aurait un grand changement le six décembre.»

31 juillet 1964

(Le disciple classe toutes sortes de petits bouts de papiers épars – les «notes» de Mère – et tombe sur ce feuillet qu'il lit à haute voix:)

«Ils ne consentent à adorer un dieu que si ce dieu souffre pour eux.»

C'était à la suite de l’élection du nouveau pape, et du Christ sur sa croix (Mère se tait).

Ils (les catholiques) se démènent beaucoup en France.

Oui...

Ah! mais il y a eu un fait nouveau ici. Tout dernièrement, il y a trois jours, un envoyé du pape est venu visiter Pondichéry, et naturellement voir l’archevêque. Il y a eu une réception publique – et l’archevêque a invité des gens de l’Ashram, officiellement!... Z était catholique et il y est allé, et il paraît que le délégué a fait un grand discours où il a répété et répété que l’heure des divisions est finie, que l’heure est venue où tous ceux qui aiment Dieu doivent s'unir fraternellement, etc. – c'est un progrès.

Après, il y a eu une réception à la Mairie; le délégué était assis sur l’estrade avec l’archevêque et le premier ministre de Pondichéry, et personne d'autre – tous les autres étaient par terre, sur des chaises. Puis, comme il ne se passait rien, Z a pensé que c'était tout à fait inutile (!), il est monté sur l’estrade et il a demandé au ministre de le présenter au délégué du pape, ce qui fut fait. Alors il a dit que l’on était très heureux du discours qu'il avait prononcé et qu'on le remerciait d'apporter des idées comme celles-là – l’archevêque a fait une figure!

Mais c'est un tout petit pas en avant.


(Peu après, le disciple trouve une autre note, un brouillon de lettre que Mère devait envoyer à une disciple, mais qu'Elle n'a jamais envoyé:)

«Il y a un trop grand nombre de guides, de fondateurs de sectes, de chefs de temples ou de monastères, de sadhous ou de saints qui s'interposent entre l’humanité et le Seigneur suprême sous prétexte qu'ils sont des intermédiaires, et qui gardent pour leur petite personne glorifiée les vagues de gratitude qui devraient aller tout droit, tout droit à leur but véritable: le Seigneur suprême. Je m'abstiens toujours d'avoir rien à voir avec ces gens-là, qu'ils soient sur terre ou dans le monde subtil. Ce que le Seigneur veut pour nous, Il nous le donnera toujours, et je préfère le recevoir directement qu'à travers des intermédiaires, si grands soient-ils.»


(Puis il est question d'une note récente que Mère a cherchée partout sans pouvoir la retrouver:)

...Tu sais, il se passe des choses bizarres ici. Il y a des choses littéralement qui disparaissent, puis au bout de quelques jours, elles réapparaissent! (Mère cherche encore) J'aime mieux épuiser toutes les explications matérielles avant de faire d'autres suppositions. Mais même une personne comme Madame David-Neel (et Dieu sait qu'elle est positive à l’extrême), m'a raconté elle-même une expérience comme cela; je lui expliquais quelque chose et elle m'a répondu: «Ça ne m'étonne pas, parce qu'il m'est arrivé la même chose...» Elle avait un bijou (c'était du temps où elle mettait des bijoux), qu'elle gardait sur le dessus d'une boîte (dans la boîte, mais au-dessus); c'était un dragon chinois, et elle voulait le mettre un soir. Elle ouvre la boîte et le bijou n'était plus là (et la boîte était enfermée dans une armoire à clef, il n'y avait aucun signe de vol). Elle a essayé, elle a cherché, elle n'a pas trouvé. Puis, quatre ou cinq jours après, elle rouvre la boîte, et le bijou était juste à la place où il devait être!

Mais la même chose m'est arrivée. À ce moment-là, je montais sur la terrasse et je prenais une ombrelle (j'avais un de ces tubes où l’on met les parapluies et mon ombrelle était là). J'ai cherché, je n'ai pas trouvé. J'en ai pris une autre et je suis montée (j'ai bien cherché, soigneusement, en regardant tous les parapluies l’un après l’autre, pas à moitié; et mon ombrelle n'y était pas). Puis je suis redescendue, je ne ïne suis plus occupée de rien – deux jours après, elle était là!

Il y a des choses comme cela... Probablement des petits êtres qui s'amusent. Tu connais l’histoire de Sri Aurobindo et des pendules?

Sri Aurobindo, avant de s'être cassé la jambe, marchait depuis la rue là-bas jusqu'au jardin ici, tout droit à travers les chambres pendant un temps déterminé; et pour être sûr de ne pas marcher davantage, ou moins, il avait quatre pendules, qui étaient placées à une certaine distance l’une de l’autre, toutes d'accord; la dernière était ici et la première dans la chambre auprès de lui. Un jour, il marchait comme d'habitude, il regarde la première pendule: arrêtée; il regarde la deuxième pendule (c'était lui-même qui les remontait): arrêtée, à la même heure; regarde la troisième pendule: arrêtée, à la même heure; la quatrième pendule: arrêtée, à la même heure. J'étais en train de méditer à ce moment-là, je l’entends qui s'écrie: Oh! that is a bad joke! [Oh! c'est une mauvaise plaisanterie] et... elles sont toutes reparties l’une après l’autre.

Et ça, je l’ai vu de mes yeux (et il ne se faisait pas d'illusions, ni moi non plus). Je lui ai demandé: «Qu'est-ce que c'est?» Il m'a dit: «Regardez, toutes les pendules sont arrêtées», et... toutes les pendules sont reparties.

Par conséquent, pour ces papiers... j'ai mes doutes.


(Le disciple explique alors à Mère le «mystère» du magnétophone qui, quatre fois de suite, n'a pas fonctionné chez Mère – l’enregistrement était très lointain, comme voilé par quelque chose –, tandis qu'à la vérification, il marchait parfaitement, quatre fois de suite dans l’atelier de l’électricien.)

Les quatre fois où je suis venu te voir, c'était la même chose. Et chaque fois qu'on le fait marcher en bas, ça marche correctement!

(Mère sourit, amusée)

Ça, c'est mystérieux...

Ma voix qui ne porte pas.

Non-non! l’enregistrement commence, c'est clair, on entend très bien ta voix, tu parles pendant un certain temps, et puis tout d'un coup, hop! on n'entend plus rien, comme si c'était voilé. On entend, mais très-très faiblement.

Très loin... (Mère hoche la tête)

Il marche, et puis tout d'un coup, il se voile... Et le jour où tu as parlé de ton expérience de l’Amour, ça a été voilé presque complètement d'un bout à l’autre.

Mais enfin tu l’as retrouvé très bien!

Oui, mais il y a quelque chose de mystérieux là-dedans.

Oui...

Mais ces appareils, plus ils sont perfectionnés, plus ils sont sensibles. On m'a apporté, il y a de cela quelques années quand j'étais encore en bas, un appareil pour mesurer les ondes vibratoires de la parole. Ils se servent de cela, je ne sais pourquoi. On me l’a apporté pour me le montrer. J'ai dit: «Attendez, nous allons faire une expérience.» Je ne me souviens plus exactement, mais je me souviens d'avoir dit la même chose deux fois: une fois, avec ma concentration habituelle, et une fois en «chargeant» à fond avec la Présence du Seigneur... Tu sais, ces appareils font des sortes de graphiques – il s'est mis à faire une danse! Tout le monde pouvait le voir, il n'y avait pas d'erreur. Et pour moi, je disais la même chose, de la même façon; seulement, dans le premier cas, je l’ai dit sans concentration spéciale, et dans le deuxième cas, j'ai chargé à fond et mis la concentration – il s'est mis à sauter-sauter! Je leur ai dit: «Voyez!»

Ces appareils ont une sensibilité.1


Au moment de partir, Mère vient à parler d'argent:

... À propos, est-ce que les finances s'améliorent?

C'est pire!

Nous avons des dettes formidables. On a emprunté de l’argent à tous les gens qui pouvaient nous en donner.

Je ne sais pas...

On verra! (Mère rit)

août




5 août 1964

(D, une disciple, a envoyé à Mère la relation d'un moine bouddhiste japonais de la secte Zen, du XVIIIe siècle, exposant la méthode dite de «l’Introspection» qui permet de triompher du froid et de la faim et d'arriver à l’immortalité physique. Mère lit quelques pages, puis abandonne.)

[Hermès magazine, Spring 1963.]

Il est préférable d'élaborer son PROPRE système – si l’on veut en élaborer un.

C'est cela que l’on a toujours reproché à Sri Aurobindo, c'est qu'il ne vous a pas dit: «Faites comme cela et comme cela et comme cela...», et c'est justement ça qui fait que j'ai senti que là était la Vérité.

Les hommes ne peuvent pas vivre sans réduire les choses à un système mental.

Ils ont besoin d'une mécanique.

Oui, mais dès qu'il y a une mécanique, c'est fini.

Cette mécanique doit être très bonne pour celui qui l’a trouvée: c'était sa mécanique À LUI. Mais ce n'est bon que pour lui.

Et moi, je préfère ne pas avoir de mécanique!

La tentation vient quelquefois, mais... C'est beaucoup plus difficile, mais c'est infiniment plus vivant. Tout cela (le récit Zen) me paraît... tout de suite j'ai l’impression de quelque chose qui devient mort, qui devient sec – sec et sans vie.

Ils remplacent la vie par le mécanisme. Et alors c'est fini.

(silence)

Là où les gens font tous erreur, c'est qu'ils considèrent – ils croient – que le but, c'est l’immortalité. Tandis que l’immortalité n'est qu'UNE des conséquences. Dans cette histoire Zen, le but est l’immortalité, alors il faut trouver LE MOYEN – d'où toutes ces méthodes. Mais l’immortalité n'est pas un but: c'est juste une conséquence naturelle – si l’on vit la vraie vie.

N'est-ce pas, je suis sûre que D (elle ne le dit pas, mais j'en suis sûre), s'imagine que mon but, c'est l’immortalité! En tout cas, c'est le but de beaucoup de gens ici (!)... Au fond, c'est une chose secondaire. C'est UNE des conséquences, c'est le signe (on peut le prendre comme un signe) que l’on est en train de vivre la Vérité, c'est tout. Mais ce n'est même pas sûr!

l’immortalité dans un truc de peau comme cela, ce n'est pas drôle!

(Mère rit) Oh! oui... il faudrait d'abord que ce soit autrement.

Cela ne vaudrait pas le coup.

8 août 1964

...Il y a des choses curieuses. Quand je suis allée au Japon, j'ai rencontré là-bas un homme qui était la reproduction frappante de mon père – au premier moment, je me suis demandé si je rêvais. Je crois que mon père était déjà mort, mais je n'en sais rien, je ne me souviens plus exactement (mon père est mort pendant que j'étais au Japon, c'est tout ce que je sais). Mais il avait le même âge que mon père, c'est-à-dire qu'ils étaient nés ensemble, au même moment; mon père était né en Turquie, et celui-là est né au Japon – enfin, C'était mon père! Et cet homme s'est pris d'une passion paternelle pour moi, extraordinaire! il voulait me voir tout le temps, il me couvrait de cadeaux... Et nous ne pouvions guère nous parler, il savait très peu d'anglais. Mais cette ressemblance! enfin, comme si l’un était le calque de l’autre: même taille, mêmes traits, la même couleur (il était exceptionnellement blanc pour un Japonais, et mon père n'était pas du blanc des hommes du Nord: il était du blanc des hommes du Moyen-Orient, la même chose que moi).

Ça m'a toujours étonnée. N'est-ce pas, on dit souvent: «Oh! tiens, ils se ressemblent», ce n'est pas cela! c'était comme le calque.

Et intérieurement aussi, occultement?

Il y avait cette espèce d'affinité.

C'était un homme inventif – mon père aussi avait l’imagination très inventive. Mais mon père était un mathématicien de premier ordre, tandis que cet homme, je ne sais pas... Il avait inventé une «machine pour méditer»! C'était vraiment très intéressant, je l’ai même rapportée; seulement elle fonctionnait avec des batteries électriques et je n'ai pas pu les remplacer, alors elle ne sert plus à rien. Elle doit être encore quelque part. Mais c'est une machine... comme la roue des prières, quelque chose comme cela, mais c'était une «machine à méditer»! C'était très intéressant. Il y a des choses curieuses...1


(À propos d'un lecteur italien ou espagnol de «l’Aventure de la Conscience»:)

La meilleure chose à faire: qu'ils traduisent pour eux-mêmes. C'est la meilleure façon de lire; quand on veut vraiment comprendre un livre, il faut le traduire.


(Mère reprend le classement de ses notes éparses et tombe sur deux feuillets qui semblent être deux versions assez voisines d'une même expérience. La première «version» est ainsi conçue:)

«Suffoqués par l’indigence de la nature humaine, nous aspirons à la connaissance qui sait vraiment, au pouvoir qui peut vraiment, à l’amour qui aime vraiment.»

(24.4.64)

La même expérience m'est revenue encore; ce n'est pas une autre «version» ou une autre façon de dire, c'est l’expérience qui est revenue d'une façon si aiguë, si intense, tout d'un coup (Mère lit la note):

«Les êtres humains sont si impuissants, si imparfaits et si incomplets!

Le «incomplet» était le plus fort des trois – et si incomplets!

«Seul un règne omnipotent de la Vérité et de l’Amour sur terre peut y rendre la vie tolerable.»

C'est comme une suite – mais ce n'était pas venu à la suite: c'est l’expérience qui est revenue. C'est comme si quelque chose, dans la conscience de la terre, avait un besoin imminent et irrévocable de ce changement – du changement, de la création nouvelle. Comme si la conscience de la terre... N'est-ce pas, l’aspiration devient si intense, si aiguë, si constante, si concentrée – sous pression – que quelque chose doit éclater.

Alors ce sont de pauvres mots. Ça se traduit en mots à un moment donné; d'abord il y a l’intensité de l’expérience, puis spontanément – spontanément –, ça prend la forme de mots, alors je note. Mais les mots, c'est mince et plat, et pauvre. Mais c'est... comme lorsqu'on est sur le point d'entrer en contact avec son être psychique et que l’on sent l’obstruction de l’ego; il y a un moment où ça pousse-pousse pour passer, et c'est tellement aigu qu'on a l’impression que tout va éclater. Et en fait, il y a quelque chose qui éclate.

Et c'est la même chose pour la terre, c'est la même expérience.

C'est la conscience de la terre qui est comme cela, à pousser, qui est absolument dégoûtée de ce qui est là, et le besoin de... que la Chose vienne.2


Peu après, Mère classe une autre note:

«Vous voulez l’histoire de leur mort – mais il y a des morts qui n'ont pas d'histoire. C'est le passage tranquille d'un état de conscience à un autre, une entrée paisible dans l’attente silencieuse d'une autre période d'activité.»

Il y a des choses ainsi, que j'ai écrites et que je n'ai jamais envoyées. Je me souviens, c'étaient des gens qui m'avaient bombardée de lettres, et tout de suite j'ai écrit cela, puis c'est resté.


Un autre feuillet:

«Je n'ai pas foi dans les cérémonies et dans les rites.»

11 août 1964

(À propos du gourou tantrique qui annonce sa visite prochaine:)

...Il m'a envoyé son message habituel: c'est comme un tableau de toutes les couleurs. Tu sais que le tantrisme attribue une valeur à chaque couleur; ils font comme un jeu de forces avec toutes ces couleurs suivant ce qu'ils veulent dire et exprimer – ce sont des lumières, des lumières colorées de couleur très vive. C'est très particulier; la première fois que je l’ai vu, c'était en rapport avec le tantrisme. Et il m'est venu... (ton un peu ironique) un très beau tableau, grand comme cela (environ 30cm x 15cm), l’autre jour; alors j'ai su que c'était de lui et qu'il était content!


Peu après

Il y a eu une expérience dans la nuit du huit au neuf qui a duré au moins deux heures d'horloge, peut-être plus. Et une expérience que je n'ai jamais eue avant. D'ailleurs, ce n'était pas du tout l’expérience d'une «personne» parce que j'ai été très consciente du retour à la conscience personnelle, et d'une façon intéressante: tout se traduisait en se diminuant. Le retour a duré à peu près une demi-heure. C'est intraduisible avec des mots.

Pendant deux heures, c'était l’expérience de la Toute-Puissance – la Toute-Puissance du Seigneur –, pendant deux heures, avec toutes les décisions qui étaient prises à ce moment-là, c'est-à-dire l’expression de ce qui allait se traduire dans la conscience terrestre. C'était d'une telle simplicité! d'une telle évidence: ce que nous sommes accoutumés à appeler «naturel». Si évident, si simple, si naturel, si spontané, sans même le souvenir de ce que pourrait être un effort – cet effort qu'il y a constamment dans la vie matérielle rien que pour vivre, rien que pour garder toutes ces cellules ensemble.

Et ce qui est étrange, c'est que (j'étais très consciente, tout à fait consciente; la conscience du «Témoin» ne s'annule jamais, mais elle n'est pas encombrante), et je savais, je voyais (pourtant j'avais les yeux fermés, j'étais étendue sur mon lit), je voyais mon corps bouger – il avait des mouvements d'un Rythme!... N'est-ce pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque doigt, chaque attitude, c'était une chose qui se réalisait. Et alors, ce que j'ai étudié, ce que j'ai vu dans la demi-heure qui a suivi (avec les yeux fermés, voyant beaucoup plus clair qu'avec mes yeux ordinaires), c'était la différence dans le corps – la différence des mouvements du corps entre ce moment-là (en pleine expérience) et après (quand Mère est revenue à la conscience personnelle). Les mouvements à ce moment-là étaient... c'était de la création! et avec une ex-ac-ti-tu-de, une majesté! (Mère étend ses bras et les fait mouvoir lentement dans un grand Rythme.) Je ne sais pas ce que d'autres gens auraient pu voir, je n'en sais rien, mais moi, je me voyais; je voyais surtout les bras parce que c'étaient les bras qui faisaient: ils étaient comme l’intermédiaire qui réalise... je ne sais pas comment dire. Mais c'était vaste comme le monde. C'était la terre (c'est toujours la conscience de la terre), pas l’univers: la terre, la conscience de la terre. Seulement là, j'étais consciente de l’univers et de l’action sur la terre (les deux), de la terre comme une toute petite chose dans l’univers (Mère tient une boule entre ses mains). Je ne sais pas, c'est difficile à dire, mais quand ça s'est traduit, il y avait aussi la perception de la différence de vision entre ce moment-là (en pleine expérience) et après... Mais tout cela est inexprimable. Mais c'est d'une connaissance absolue – c'est une autre manière de savoir. Sri Aurobindo a expliqué cela, que toute la connaissance mentale est une recherche: on cherche; tandis que cette connaissance-là a une autre qualité, une autre saveur. Et alors c'est la puissance de l’Harmonie qui est si merveilleuse! (à nouveau, Mère dessine un grand Rythme avec ses bras étendus), si merveilleuse, si spontanée, si sim-ple. Et Ça reste là, comme si Ça soutenait tout le monde tel qu'il est; c'est quelque chose qui est comme un soutien interne du monde – le monde s'appuie dessus.

Mais extérieurement, cette espèce de pellicule... c'est comme une pellicule de difficultés, de complications, qu'ajoute la conscience humaine (c'est beaucoup plus fort chez l’homme que chez l’animal; l’animal n'a pas cela, il l’a très peu – il l’a de plus en plus à cause de l’homme, mais il l’a très peu; c'est quelque chose qui est propre à l’homme et à la fonction mentale), et c'est quelque chose qui est très mince – c'est mince comme une pelure d'oignon, c'est sec comme une pelure d'oignon –, et pourtant ça gâte tout. Ça gâte tout seulement pour la conscience humaine, à ce moment-là [dans l’expérience], c'était sans importance. Sans importance, c'est-à-dire que ça enlève toute la Beauté, toute la Puissance, toute la Magnificence de la chose – pour la conscience humaine. Pour l’homme, c'est d'une importance capitale. Mais pour l’Action, c'est presque négligeable. Au fond, c'est surtout pour que l’homme devienne conscient et participe qu'il y a une difficulté; autrement j'ai l’impression que vraiment le moment est venu que les choses se fassent: cette expérience-là, c'était une descente nouvelle, c'est-à-dire que c'était quelque chose de nouveau qui entrait dans la manifestation terrestre; ce n'était pas que je devenais consciente de comment c'est: c'est que j'étais la Volonté du Seigneur entrant dans le monde pour le changer. C'était cela. Et ça, cette Action, n'est que très légèrement affectée (en admettant qu'elle le soit du tout) par cette «pelure d'oignon» imbécile de la mentalité humaine.

Justement, c'est ce qui était intéressant: quand on retourne de l’autre côté (ce n'est même pas «retourner de l’autre côté», c'est une drôle de chose qui se passe...), je me souviens, quand je suis redevenue consciente de ce corps-là, ses gestes étaient devenus secs, stériles, minces – idiots. Et pourtant, il était encore dans une Félicité intense et dans un don total: il était au sommet de sa joie; et pourtant, ce qu'il faisait et ce qu'il était paraissait, oh! ça paraissait si bête!

Ce sont ces oppositions-là qui vraiment donnent une connaissance intéressante à la conscience. Parce que j'ai l’impression que cette Action n'était pas du tout limitée au moment où la conscience qui agit ici y a participé: c'est tout le temps comme cela; il suffit d'une seconde (geste d'intériorisation), que je reste sans parler, sans agir, et je sens cette Gloire dorée derrière – «derrière», ce n'est pas derrière, ce n'est pas dedans, c'est... supportant toutes choses – c'est là. Seulement dans l’expérience, on m'a donné deux heures d'une participation TOTALE: il n'y avait plus que Ça, rien n'existait plus que Ça. Et toutes ces cellules, on leur a donné une joie inoubliable: elles étaient devenues Ça.

Ce que je ne sais pas, c'est si quelqu'un avait regardé, qu'est-ce qu'il aurait vu? Je n'en sais rien.

En tout cas, le travail est en train de se faire très vite. C'est vraiment ce que Sri Aurobindo appelait «l’Heure de Dieu»: c'est en train de se faire très vite.

(silence)

Je me souviens, le jour où Janina est morte justement1 (elle est morte vers six heures du matin, je crois), vers quatre heures du matin, tout d'un coup quelque chose m'a fait m'intéresser à cette question: comment sera la forme nouvelle, comment est-ce qu'elle sera? Et je regardais l’homme et l’animal. Alors j'ai vu qu'il y aurait une différence beaucoup plus grande entre l’homme et la nouvelle forme, qu'entre l’homme et l’animal. J'ai commencé à voir des choses, et il se trouvait que Janina était là (dans sa pensée, mais sa pensée assez matérielle et très concrète), et c'était très intéressant (ça a duré pendant longtemps, à peu près deux heures), parce que j'ai vu toute la timidité des conceptions humaines, tandis qu'elle avait contacté quelque chose: ce n'était pas une idée mais une sorte de contact (avec une réalité future). Et alors j'avais l’impression d'une Matière plus plastique et plus pleine de Lumière, répondant d'une façon beaucoup plus directe à la Volonté (la Volonté supérieure) et d'une plasticité telle qu'elle pouvait répondre à la Volonté en prenant des formes variables et changeantes. Et j'ai vu de ces formes à elle, qu'elle avait conçues (un peu comme ces êtres qui n'ont pas de corps comme nous, mais qui ont des mains et des pieds quand ils veulent, et une tête quand ils veulent, et des vêtements lumineux quand ils veulent – des choses comme cela), j'ai vu cela et je me souviens que je la félicitais; je lui ai dit: «Tu as eu une perception partielle mais partiellement très claire d'une des formes que prendra la Manifestation nouvelle», et elle était très contente; je lui ai dit: «Tu vois, tu as pleinement travaillé pour l’avenir.» Et puis tout d'un coup, j'ai vu une lumière bleu saphir, pâle, très lumineuse, comme la forme d'une flamme (avec une base un peu grosse), et ça a fait une sorte d'éclair, pfft! Et puis c'est parti... Et elle n'était plus là. Je me suis dit: «Tiens, c'est drôle!» Une heure après (j'ai vu cela vers six heures du matin; tout le reste avait duré à peu près deux heures), on m'a dit: elle est morte. C'est-à-dire qu'elle a passé les derniers moments de sa vie avec moi, puis, de moi, pfft! partie vers... une vie ailleurs.

C'était très subit. Elle était si contente, n'est-ce pas, je lui disais: «Comme tu as bien travaillé pour l’avenir!» Et tout d'un coup, comme un éclair (une lumière bleu saphir, pâle, très lumineuse, avec la forme d'une flamme et une base assez grosse), pfft! elle est partie. Et c'était juste le moment où elle est morte.

C'est l’un des départs les plus intéressants que j'ai vus – pleinement consciente. Et si heureuse d'avoir participé!... Moi-même, je ne savais pas pourquoi je lui disais: «Oui, tu as vraiment participé au travail de l’avenir, tu as mis la terre en contact avec l’une des formes de la Manifestation nouvelle.»

(silence)

Tu as quelque chose à dire?

(long silence)

Je voudrais bien être plus conscient.

Mais oui!

Mais mon petit, toutes ces expériences sont tout à fait récentes pour moi. Je regardais justement (c'était hier); je ne sais pour quelle raison ou à quelle occasion, j'ai été mise en contact avec certaines choses que je savais et voyais et disais il y a seulement deux ans – ça m'a paru des cycles! Je me souviens avoir lu une phrase que j'ai écrite... j'ai eu l’impression que ça avait été dans une autre vie! Et pourtant, j'ai le double de ton âge, non? plus que cela. Quel âge as-tu?

Quarante ans – quarante-et-un!

C'est cela, plus que le double de ton âge. À quarante ans, je ne savais pas ce que tu as écrit là (Mère montre l’édition américaine de «l’Aventure de la Conscience»). J'avais des expériences, c'est vrai, mais savoir ce que tu savais, non!

Mais ce n'est pas moi qui sais!

Ça n'a jamais été moi qui ai fait! c'est justement cela. Seulement, suivant l’instrument... C'est ce que je disais: si tu prends un piano qui a trois notes, tu ne peux rien faire; il faut que les notes se développent.

Oui, mais ce qui me surprend, c'est que je ne suis pas conscient – je ne suis pas conscient du tout.

Tu n'es pas conscient de quoi? De quoi est-ce que tu n'es pas conscient?

... De ce que je suis, de ce que je fais. Je ne suis pas conscient, non, de ce qui se passe, du progrès que je peux faire ou ne pas faire.

Ça, c'est tout à fait secondaire.

Mais enfin, par exemple, la nuit je ne vois rien.

Tu m'as raconté quelque chose que tu avais vu. Tu m'as dit une chose très intéressante, je ne me souviens plus...

??

Je crois que tu as un coin de ton être qui est... ce que je pourrais appeler a grumbler [un grognard]. J'ai eu conscience de cela – pas pour toi particulièrement mais comme l’une des façons de se manifester de cette «pelure d'oignon» dont je parlais tout à l’heure (!) Il y en a comme cela qui sont des grumblers, et tout est pour eux une occasion de grogner et de se plaindre. Tu sais, c'est très intéressant parce que, à cause du travail que je fais, toutes ces façons d'être ou de réagir, c'est quelque chose qui se passe EN MOI, et je m'attrape à être ceci, à être cela, à faire ceci, à faire cela, à être là – toutes les choses que l’on ne doit pas être! Tout me vient sous cette forme-là: comme si c'était dans moi. Je m'attrape à être comme cela et je me dis: «Quoi!»... Et il y a quelque temps, j'ai été hantée pendant longtemps par cela: quelque chose qui voit toujours le mauvais côté des choses, la difficulté, qui prévoit même la difficulté, qui est en contact avec tout ce qui proteste, qui se plaint, qui est mécontent – j'ai vu cela très fort. Alors j'ai commencé à travailler-travailler; et quand je me mets à travailler, il y a une sorte de conscience qui me vient, des différents endroits ou éléments où la même chose est là: ça se montre d'une façon très évidente, et alors je peux faire quelque chose. Mais c'est un travail innombrable, n'est-ce pas, de chaque minute, et pour une quantité considérable de gens! Beaucoup. Le gros travail est impersonnel, en ce sens que je ne sais pas à qui ça va ni quoi, mais souvent comme une illustration (tu sais, comme quand on raconte une histoire pour mieux faire comprendre une idée; ce sont des illustrations pour mieux me faire comprendre le travail), alors je vois chez chacun les différentes façons d'être, de réagir. Seulement c'est tellement innombrable dans la perception, constant, que c'est très difficile à exprimer – il faudrait dire des quantités de choses en même temps et c'est impossible.

Non, mais il y a évidemment un joint qui manque entre quelque chose que je sens par-derrière, et quelque chose que je suis ici.

Il y a une partie de ton être (qui n'est pas loin: ce n'est pas quelque chose de très loin, c'est très proche), une partie de ton être qui est au contraire extrêmement consciente et LUMINEUSEMENT consciente, et non seulement consciente mais (c'est un mot barbare) «responsive»: elle reçoit et répond – elle vibre. Je vois très bien que tu n'en es pas conscient – oh! d'abord, tu n'aurais pas cet air renfrogné, tu serais tout le temps à rire si tu en étais conscient! Parce que c'est très lumineux et très doré, très joyeux. C'est à peu près l’opposé du grognard! Mais ce n'est pas loin! Il n'y a pas des kilomètres: c'est là. Mais il y a comme une petite pellicule. Ce sont des «pelures d'oignon»: toutes nos difficultés sont des pelures d'oignon. Tu sais, une pelure d'oignon, c'est terriblement mince, mais rien ne passe au travers.

Il faut être patient.

Tu ne peux pas t'imaginer, à mesure que l’on avance et que, justement, toute cette Conscience devient de plus en plus vivante, vraie et constante, d'abord on a l’impression que l’on est une pourriture d'insincérité, d'hypocrisie, de manque de foi, de doute, de stupidité. Parce que, à mesure (comment dire?...) que l’équilibre change entre les parties et que ce qui est lumineux augmente, le reste devient de plus en plus inadéquat et intolérable; alors on est vraiment tout à fait dégoûté (il y avait un temps où ça me faisait mal, il y a longtemps – pas très longtemps, mais enfin longtemps tout de même, quelques années), et de plus en plus, il y a le mouvement (un mouvement très spontané et très simple, très complet): «Moi, je n'y peux rien. C'est impossible, je ne peux pas, c'est un travail si colossal que c'est impossible – Seigneur, fais-ça pour moi.» Et quand on le fait avec la simplicité d'un enfant (geste d'offrande), comme ça, vraiment, n'est-ce pas, vraiment convaincu qu'on ne peut pas: «Ce n'est pas possible, je ne pourrai jamais faire ça – fais-le pour moi», c'est épatant!... Oh! Il le fait, mon petit, on est soi-même ahuri après: «Comment!...» Il y a des tas de choses qui... prrt! disparaissent et ne reviennent plus – c'est fini. Après quelque temps, on se demande: «Comment est-ce possible?! c'était là...», comme cela, prrt! en une seconde.

Mais tant qu'il y a l’effort personnel, c'est... ouf! c'est l’homme qui pousse son tonneau vers le sommet et ça retombe à chaque minute.

Et il faut que ce soit spontané, pas un calcul, pas le faire avec l’idée: «Ça va réussir.» Il faut que ce soit vraiment avec le sentiment complet de son impuissance et de ce qui est tellement formidable dans ce travail que... «Oh! je T'en prie, fais-le; moi, je ne peux pas – pas possible.»

Évidemment, les gens très philosophiques ou très savants vous regardent avec pitié, mais moi, ça m'est égal! – ça m'est égal. Je ne suis pas un philosophe, je ne suis pas un érudit, et je ne suis pas un savant, et je le déclare à très haute voix: ni un philosophe, ni un érudit, ni un savant. Et aucune prétention. Ni un littérateur, ni un artiste – je ne suis rien du tout. Et vraiment, j'en suis absolument convaincue. Et ça n'a aucune importance – c'est de la perfection pour les êtres humains.

Et il n'y a pas de joie plus grande que de savoir qu'on ne peut rien faire et qu'on ne peut rien du tout, et que ce n'est pas soi qui fait, et que le petit peu qui est fait – le petit peu ou le grand peu, ça n'a aucune importance –, qui est fait, c'est le Seigneur qui le fait; avec la pleine responsabilité pour Lui. Ça, ça vous rend content. Avec ça, on est content.

Voilà!

Mais il y a une chose qu'il faut que tu saches. Je suis entourée de gens, même de gens que l’on considère comme de grands yogis – c'est seulement avec toi que je peux parler. Alors ce n'est pas pour que tu te gonfles (!), c'est simplement pour te dire qu'évidemment il y a là quelque chose qui peut recevoir. Et si tu as cette confiance-là, confiance qu'IL Y A quelque chose et que C'EST pour ce quelque chose que tu es ici, alors ça ira bien.

C'est une question d'ajustement (geste de jonction).

Il ne faut pas être pressé – pas être pressé, pas être impatient, ça ne sert à rien. Ça ne sert à rien d'être impatient, qu'à vous faire tourner le cœur – ça ne sert à rien du tout.

Quand le moment sera venu, il sera venu; quand le Seigneur le voudra, Il le voudra: ce sera, et puis voilà. On se fait toujours trop de soucis – c'est-à-dire que tous nos soucis, c'est la pelure d'oignon sur Son travail.2

14 août 1964

Cette nuit, et peut-être la nuit d'avant, oh! nous avons longuement-longuement parlé de toutes sortes de sujets, et alors je me suis aperçue qu'il y a un endroit, quelque part dans le Mental physique mais très proche de la terre, où l’on doit presque forcément aller la nuit. Il y a comme de grandes salles de réunion où les gens viennent et où se discutent toutes sortes de problèmes: les gens se rencontrent entre eux et ils élaborent des programmes, ils discutent des problèmes; et je ne sais pourquoi, je vais là depuis deux nuits (je crains que ce ne soient toutes ces conférences et toutes ces histoires où l’on donne des enregistrements de moi),1 quelque chose me tire là. Et je suis bombardée littéralement de questions par tous ces gens (certains que je connais, d'autres que je ne connais pas), et je me mets à répondre à celui-ci, répondre à celui-là, à parler à une foule, oh!... Et quand je m'éveille de là, je me dis: «Eh bien! faut-il que je sois bête!... Physiquement, je suis sortie de tout cela, et maintenant je fais ça la nuit!» Ce matin, j'étais tout à fait dégoûtée: je me suis réveillée en train de faire un discours, oh!... Et il y avait une foule, et les gens me posaient des questions – sérieusement, très sérieusement!

Mais tu étais là – tu es toujours là. Alors je me demande pourquoi tu ne te souviens pas...

Je t'ai dit (et même écrit quand tu étais en France) que je te voyais; il y a un moment où j'allais à l’endroit où se préparent les événements dans les divers pays du monde – tu étais là aussi. Et tu avais l’air d'être très intéressé. Il y avait des histoires entre la Chine et le Japon, et c'était tout à fait amusant parce que l’on voyait des événements, des personnes avec des costumes tout à fait inattendus et toutes sortes de choses, de manières de vivre, etc., et ça ne correspondait pas à une connaissance active: c'était un FAIT, j'étais allée là. Et tu étais là; tu étais avec moi et tu étais intéressé.

Je me souviens une fois (je te l’ai écrit), nous avions passé longtemps, un long moment, à voir ce que les Chinois voulaient faire, et il y avait les deux genres de Chinois: les Chinois communistes et les Chinois de Formose; et ils agissaient: non seulement c'étaient des idées mais des actes, on voyait les actions. Maintenant, j'ai oublié les détails. Mais c'était vraiment tout à fait intéressant. Et il y avait un endroit (c'était là que je voulais aller et, en fait, j'allais), l’endroit où l’on trouvait le point de rencontre de ces Chinois – j'étais toujours à amener les gens et les circonstances à un plan où s'élabore une harmonie.

C'était plus intéressant que ces deux dernières nuits!

Ces deux dernières nuits (c'est seulement la fin de la nuit, vers trois heures), c'était tout à fait en bas.

Mais souvent, je n'ai pas la mémoire mais il me reste une image. Et j'ai eu très souvent une image de Pandit Nehru, une image de Khrouchtchev, une image d'un congrès en Afrique, une image récemment en Birmanie, une image à la Cour d'Angleterre...

C'est ça!

Ça ne veut rien dire, c'est juste une image – ce que ça fait? je n'en sais rien du tout.

Mais c'est ça! ce doit être quand tu vas dans cet endroit-là.

Mais ce qui se passe exactement, je n'en sais rien.

Non, on ne se souvient pas beaucoup. Moi, j'ai l’habitude et si je reste (même quand je suis levée), si je reste suffisamment tranquille et absorbée dans la conscience de mon rêve (pas «rêve», mais enfin de mon activité), je retrouve, ça revient – je le revis. Mais d'habitude, on ne se souvient que juste d'une image, comme toi – quelque chose qui a frappé et qui a passé de l’autre côté.

En fait, on est très-très actif. Pour obtenir qu'une partie de la nuit soit immobile (pas seulement mentalement: une suprême Immobilité dans ce grand Mouvement universel), ça demande beaucoup-beaucoup de travail, beaucoup de travail.

Justement, ces dernières nuits, j'ai fait comme une révision de toutes les étapes par lesquelles ont passé mes nuits avant d'être ce qu'elles sont – c'est formidable! J'ai commencé au début du siècle, exactement en 1900, à m'occuper de mes nuits, il y a soixante-quatre ans de cela, et le nombre de nuits où je n'ai pas continué mon dressage est absolument minime – minime... Il fallait qu'il y ait un empêchement ou que je sois malade; et encore, même là il y avait un autre genre d'étude. Je me souviens (Sri Aurobindo était ici), j'ai attrapé au contact des ouvriers une sorte de fièvre, comme l’influenza, une de ces fièvres qui vous prend brutalement, instantanément, et j'ai eu dans la nuit plus de quarante de fièvre. Enfin c'était... Et alors, j'ai passé ma nuit à étudier ce que les gens appellent «le délire» – (riant) c'était très intéressant! J'expliquais à Sri Aurobindo (il était là: j'étais sur le lit et il était assis à côté), je lui disais: «Il se passe telle chose, il se passe telle autre... et c'est ça (telle, telle et telle chose) qui donne aux gens ce que les docteurs appellent le délire.» Ce n'est pas le «délire»... Je me souviens d'avoir été assaillie pendant des heures par des petites entités, des formes vitales, hideuses, ignobles, et d'une méchanceté! d'une cruauté sans égal, et qui se précipitaient en troupe sur moi, et il fallait que je lutte pour les repousser: elles reculaient, elles avançaient, elles reculaient, elles avançaient... Et ça, pendant des heures. Et naturellement, à ce moment-là j'avais tout le pouvoir et la présence de Sri Aurobindo; et ça a duré pendant trois ou quatre heures tout de même. Alors j'ai pensé: «Qu'est-ce que ce doit être pour les pauvres bougres qui n'ont ni la connaissance que j'avais, ni la conscience que j'avais, ni le pouvoir que j'avais, ni la présence protectrice de Sri Aurobindo – toutes les conditions les meilleures.» Ce doit être effroyable, oh!... Je n'avais jamais de ma vie rien vu d'aussi dégoûtant.

J'avais ramassé tout ça dans l’atmosphère des ouvriers. Parce que je n'avais pas fait attention, c'était la «Fête des Armes» et j'avais «communié» avec eux: je leur avais donné de la nourriture et j'avais pris quelque chose qu'ils m'avaient donné, c'est-à-dire que c'était une terrible communion. Et j'ai rapporté tout ça.

J'ai été malade longtemps, pendant plusieurs jours.


(Peu après, Mère reprend le classement de ses anciennes notes, notamment celle-ci qui date de l’attaque chinoise sur les frontières du Nord, en 1962:)

Silence, silence. C'est le moment de rassembler ses énergies et non de les gaspiller dans des paroles inutiles et creuses. Tous ceux qui proclament à haute voix leur opinion sur la situation actuelle du pays doivent comprendre que les opinions n'ont aucune valeur et n'aident pas le moins du monde la Mère Inde à sortir de ses difficultés. Si vous voulez être utiles, d'abord soyez maîtres, de vous-mêmes et restez silencieux – silence, silence, silence. C'est seulement dans le silence que les grandes choses se font.

C'était au moment où la guerre a commencé; les gens critiquaient le gouvernement comme si... Il y en a un à qui j'ai écrit personnellement: «Si tu étais là, saurais-tu faire ce qu'il faut faire? Non, alors si tu ne sais pas, tu n'as le droit de rien dire – tais-toi.»

Mais tu sais, je m'astreins tous les jours à lire un journal de l’Inde... On a une impression de très grande décomposition.

Le pays? Oh! mais c'est pourri, mon petit! Oh! c'est dans un état épouvantable.

Mais ce qui est extraordinaire, c'est qu'il n'y a personne! Il n'y a pas d'opposition, il n'y a rien.

(Après un long silence) C'est un sujet dont je ne parle pas,2 d'abord parce qu'il est entendu que nous ne nous occupons pas de politique; j'ai pris la résolution de ne pas m'occuper de politique jusqu'à ce que ce soit NOUS qui la fassions, c'est-à-dire que nous ayons le pouvoir. Mais malgré cela, depuis le jour de la libération (il y a aujourd'hui dix-sept ans de cela déjà – dix-sept ans!), je n'ai pas cessé de dire: «Ces gens vont ruiner le pays. Ils n'ont ni conscience, ni connaissance, ni volonté, et ils vont ruiner le pays.» Et à chaque coup, chaque fois qu'ils faisaient une bêtise, je répétais la même chose.

Maintenant, le pays est ruiné.

La famine est bien pire qu'elle était au moment où l’on disait que c'était «tragique». Maintenant, c'est terrible. Il n'y a pas à manger; le pays est si grand, il y a tant de terres qui ne sont pas cultivées, il y a tant de gens qui n'ont pas de travail... et il n'y a pas assez de nourriture pour tout le monde! Et on a bloqué les frontières: on empêche la nourriture de venir du dehors, il n'y a pas assez à manger pour tout le monde.

Et alors, le nombre de stupidités que ces gens ont essayé pour arranger la situation! c'est incroyable. Et chaque stupidité a aggravé la situation. Maintenant, c'est extrêmement sérieux.

Sri Aurobindo a dit (il me l’a dit d'une façon absolue), que rien ne pourrait être fait tant que ce ne serait pas NOUS qui serions le gouvernement – non pas que nous allions nous mettre à gouverner en personne (!) mais que ce soient des gens qui «reçoivent» et obéissent. Et il a dit aussi qu'il comptait qu'en 67, non seulement dans l’Inde mais dans le monde entier, les gouvernements commenceraient à recevoir l’Influence supramentale. Et évidemment, il s'attendait à ce que les choses deviennent EXTRÊMEMENT mauvaises avant... Elles sont assez mauvaises dans le monde: on se bat partout, on assassine les gens partout – en Indonésie on a assassiné des tas de gens, à Chypre on a assassiné des tas de gens, enfin c'est une guerre qui n'est pas reconnue mais qui est partout.

Et ici, c'est la corruption COMPLÈTE – complète, au point que... Je te donne un exemple. Le gouvernement se mêle de tout, on ne peut pas remuer un doigt sans son autorisation: on ne peut pas quitter le pays, on ne peut pas rentrer dans le pays, on ne peut pas envoyer de l’argent, on ne peut pas ouvrir une boutique, on ne peut pas... rien-rien-rien, même labourer son champ sans sa permission. Ils se mêlent de tout, ce qui est déjà une imbécillité considérable. Et puis ils ont fait des règlements – plus on fait de règlements, plus ça crée de désobéissances, naturellement.

Les gens ne cultivent plus parce que c'est trop compliqué et qu'avec toutes ces taxes (ils ont des tas de taxes à payer), ça leur coûte beaucoup plus cher que cela ne peut rapporter. Et comme il n'y a pas assez de nourriture, il y a naturellement des individus qui tâchent de ramasser tout ce qu'ils peuvent pour le vendre aussi cher que possible.

La situation dans laquelle nous sommes nous-mêmes [à 1'Ashram], cette difficulté ne vient pas d'autre chose que cela: l’interférence du gouvernement en toutes choses, se mêlant de ce qui ne le regarde pas et mettant des bâtons dans les roues pour tout-tout-tout. J'ai un monceau d'exemples, de preuves de chaque minute – toutes les preuves.

Alors il y a deux possibilités: la violence, et la Transformation. La violence, cela veut dire: invasion, révolution – c'est suspendu, ça peut éclater à n'importe quel moment. Les gouvernants... Nehru ne valait pas grand-chose, mais enfin il représentait pour les masses un certain idéal (qu'il était tout à fait incapable de vivre, mais enfin...). Avec lui, c'est fini; le premier ministre actuel est un homme de très bonne volonté, qui n'a pas de caractère, au point qu'en présence des difficultés, il tombe malade – il est malade! malade, il ne peut pas travailler! Voilà où nous en sommes.3

Ici, à Pondichéry, c'est la même bouillie.

Mais on a l’impression que dans un pays, tout de même réceptif comme celui-ci, si un grand homme (je veux dire une grande valeur spirituelle) se levait, tout le monde suivrait.

Mais oui! Ils m'envoient des délégués, ils m'envoient des gens pour me demander: «Qu'est-ce qu'il faut faire?»

Je leur ai dit: «Il me manque un homme.»

Si j'avais un homme, je m'occuperais de tout. Mais je ne peux rien faire moi-même.

Mais comment se fait-il justement que dans ce pays, il n'y ait pas un homme qui se soit levé, que tu soutiendrais par-derrière?

Je pense que c'est le résultat d'avoir été sous la domination d'un autre pays pendant si longtemps. Les gens se sont désintéressés de la politique (les gens de valeur, ceux qui ne voulaient pas profiter). Je pense que c'est cela.

Parce que je sens très bien qu'il suffirait d'un homme un peu sincère qui se lève...

Oui-oui!

Pour que tout le monde marche.

Mais oui! Je te dis. si j'avais un homme et que, moi, je dise aux gens qui m'ont demandé: «Voilà, celui-là, suivez-le», ce serait fait.

(silence)

Il y a deux endroits où c'est comme cela: ici et en Afrique. En Afrique, s'il y avait un homme, oh .... Et ce n'est pas nécessairement un nègre: par exemple, justement, un Indien (il y en a beaucoup là-bas, ce sont eux qui ont enrichi le pays). Mais ce n'est pas impossible – ce n'est pas impossible. Là, je ne désespère pas.

Mais ici non plus.

Seulement, peut-être faut-il que ça devienne pire encore, qu'ils soient tout à fait désespérés.

Il me suffirait d'un homme qui ait une confiance absolue et qui soit réceptif, avec un pouvoir d'exécution.

Ceux que j'ai sont trop vieux.

Mais, n'est-ce pas, quand c'est nécessaire, l’homme paraît.

Parmi les jeunes.

Ce n'est pas impossible.

On verra.

En tout cas, ils sont conscients... Un nombre considérable de ministres, de généraux, de gouverneurs (même des ministres du gouvernement central) écrivent, pas positivement pour demander conseil mais pour demander une Aide. Ils ne demandent pas encore conseil (et au point de vue extérieur, on ne peut pas donner des conseils de détails: on peut donner des idées générales). Mais il y a des choses qu'ils ne devraient pas faire.

Comment sortir de là? Ils se sont enferrés...

Oui, c'est l’ensemble – tout est pourri.

Mais tout est pourri parce qu'ils ont mis des règlements partout! partout-partout-partout, pour tout. Et des complications effroyables, incroyables, de stupidité. Impensable, on ne peut pas croire que c'est vrai. Des règlements beaucoup plus contraignants que ceux que les parents donnent aux enfants! Les enfants ont plus de liberté de mouvement que les gens ici. Il y a une volonté de contrôle qui est d'une stupidité! C'est impensable.

Et c'est presque ouvertement. Par exemple, ils ont des millions et des millions à dépenser, donnés par les Américains – ils ont défendu aux Américains de donner UN sou sans leur permission! et ils ne donnent leur permission que s'ils ont un contrôle complet de la dépense. Et ici, à l’Ashram, les Américains ont exprimé plusieurs fois, non seulement la volonté mais un très grand désir de donner une grosse somme, plusieurs millions de roupies, pour le travail – opposition du gouvernement. Alors on essaie de trouver des moyens, mais ils ont des réponses de ce genre: «Tant que la Mère a une autorité absolue, nous ne pouvons pas vous permettre de recevoir de l’argent, parce que nous ne pouvons pas donner des conseils à la Mère»! dans une lettre officielle, mon petit!... C'est comme cela, on en est là – une lettre officielle. C'est incroyable.

Enfin... ça veut dire que le Moment va arriver, alors là...

Il y a une chose évidente, c'est que si tout avait été très bien et avec de bons résultats, ils n'auraient jamais pensé à la nécessité d'une Aide supérieure; ils se seraient gonflés de statistiques et de satisfaction de leurs capacités.

15 août 1964

(Le message chez l’anniversaire de Sri Aurobindo)

Gardez-vous d'imaginer que la vie supramentale sera simplement un accroissement de la satisfaction des désirs du vital et du corps. Rien ne peut être un plus grand obstacle à la descente de la Vérité que cet espoir de glorification de l’animal dans la nature humaine. Le mental voudrait que l’état supramental soit une confirmation de ses propres idées chéries et de ses préjugés; le vital voudrait que ce soit une glorification de ses propres désirs; le physique, que ce soit une riche prolongation de son confort, de ses plaisirs et de ses habitudes. S'il devait en être ainsi, ce serait seulement le couronnement exagéré et hautement grossi de la nature animale humaine, non une transition de l’humain au Divin.

Sri Aurobindo

19 août 1964

Mère a l’air très fatiguée.

Comment ça va?

C'est plutôt à toi qu'il faut demander cela. On m'a dit que tu n'avais pas été très bien.

Ce n'est pas cela.

Il y a trop de confusion, de désordre... Des nuits très occupées, trop occupées. Et trop de confusion ici.

C'est peut-être une fatigue.

C'est surtout (pour moi, pour ma conscience), une avalanche de confusion sur moi, et pas suffisamment de temps pour... (comment dire?) transformer cela au fur et à mesure. Alors c'est un peu de trop.

Et puis, tout ce qu'on lit... J'ai lu des choses écrites sur moi, j'ai entendu ce que les gens avaient raconté à leurs «seminars»1 – il y en a assez pour enterrer quelqu'un.

Oui, c'est sûr! Leurs conférences sont ridicules, c'est un tissu de pauvretés – ils enseignent Sri Aurobindo!

C'est cela.

Ils emploient des mots sans la conscience, sans la connaissance et sans le pouvoir, alors c'est du bavardage, et un bavardage déplaisant.

Oui, c'est cela.

Comme dit Bharatidi, ils aiment s'entendre parler.

Mais c'est tout à fait cela, elle a tout à fait raison.

Moi, je n'ai pas cessé de leur dire (n'est-ce pas, je vois la qualité de l’atmosphère: Mère palpe l’air entre ses doigts), je leur ai dit que tous ces gens qui étaient arrivés avaient aggravé très sérieusement la stupidité de l’atmosphère.

Et puis les autres, ce World-Union2 – ceux-là, depuis le premier jour (ils étaient cinq membres), depuis le premier jour, ils se disputent tous, et ils n'ont pas cessé de se disputer! Je leur ai dit que c'était un drôle de commencement pour un «World-Union» – ils ont tous été individuellement d'accord, et ils ont tous continué à se disputer! Et ça continue.

Cette fois-ci, ils ont décidé de me mettre Présidente. Je ne leur ai rien demandé, naturellement: ils ont décidé. Et alors, M s'est retirée. Elle m'écrit aujourd'hui pour me dire: «Je crois que je ne peux plus rien faire dans le World-Union.» Si l’on met les deux ensemble, c'est assez amusant; les autres m'écrivent pour me demander d'être Présidente, et M s'est retirée: «Je ne peux plus travailler pour World-Union.»

Enfin, c'est la bouillie – tu sais, la bouillie pour les chats.

Mais ce qui aggrave, c'est qu'il y a eu trop de monde, et trop de monde demandant à me voir – des centaines et des centaines de gens qui ont demandé à me voir; j'ai dit: «Ce n'est pas possible, c'est matériellement impossible.» Et un travail tout petit, qui consiste à signer-signer, donner des «blessings»... Alors la nuit dernière, c'était difficile. Ce matin, ce n'était pas brillant.

Il n'y a qu'à rester tranquille et laisser passer l’orage.

(méditation)

22 août 1964

Il m'est arrivé une drôle de chose... C'était l’autre jour, la dernière fois que tu es venu. J'avais l’air drôle ce jour-là, non?

Tu étais fatiguée.

Ce n'est pas cela! Ce n'est jamais «fatiguée», ce n'est jamais «malade» – ce n'est jamais ça, c'est quelque chose d'autre. Mais il faut quelques jours pour que je sache ce que c'est.

C'est le centre de la conscience du corps qui s'est déplacé (d'habitude, c'est dans la tête, dans le cerveau). La conscience du corps, la conscience cellulaire, celle qui répond aux fonctionnements de la Nature et qui gouverne toute la marche – tout d'un coup, elle s'est déplacée, elle est sortie du corps.

J'ai eu l’expérience (je savais ce que c'est, mais je ne savais pas les conséquences ni l’exprimer), j'ai eu l’expérience de ma conscience corporelle sortant complètement du corps (ce doit être ce qui arrive quand on meurt, n'est-ce pas?) et pendant... il paraît que c'était dix ou quinze minutes, je ne sais pas, c'était fini, le monde physique n'existait plus, le corps n'existait plus. Mais j'étais très consciente d'un mouvement de forces et d'une action; et même, cette conscience corporelle répétait son mantra, ce qui était très intéressant: elle répétait son mantra et voyait l’effet du mantra dans la vibration des forces. Mais la conscience a quitté le corps là (dans la salle de bains), et elle est rentrée dans mon corps ici (sur le lit). On m'a portée... et ce qui s'est passé entre les deux, je ne sais pas. Seulement, quand on rentre dans son corps (c'est-à-dire quand la partie la plus matérielle est sortie du corps, que l’on s'évanouit ou que l’on entre dans un état de transe cataleptique, et que l’on rentre), ça fait très mal, très mal – tous les nerfs ont mal. Et alors, tout d'un coup, j'ai eu très mal comme cela (ça dure deux secondes, ce n'est rien), et puis j'ai senti que j'étais sur des coussins! (Riant) Ma dernière impression était debout, là-bas!

C'est la première fois de ma vie que cela arrive. Toujours, quand j'étais évanouie, je gardais conscience de ce qui arrivait à mon corps; souvent même, je le voyais – je le voyais étendu par terre, par exemple; mais je gardais la conscience. C'est la première fois.

Mais c'est l’effet après qui était bizarre, comme si tous les fonctionnements avaient perdu leur... (comment dire?) leur capitaine – ils ne savaient plus que faire. Et dans la tête, c'était d'abord comme si elle était devenue très-très-très grosse, et puis des vibrations... Tu sais, je parle souvent de ces Vibrations d'Harmonie qui essayent d'entrer dans les vibrations de Désordre (c'est une chose maintenant que je vois souvent, même les yeux ouverts: ça passe, ça entre, il y a des formations, toutes sortes de choses), mais c'était dans ma tête; j'avais une grosse tête (!) et dedans, il y avait tous ces points de lumière blanche de l’Harmonie qui bougeaient avec beaucoup d'intensité et de puissance, dans un milieu d'un gris foncé. C'était intéressant. Mais j'étais consciente seulement de cela: tout le rapport avec le corps avait disparu. Et j'ai gardé toute la journée l’impression d'un manque de gouvernement dans le corps, comme si chaque chose suivait son impulsion propre; c'était très difficile de garder tout ensemble.

C'était comme cela, très fort. Le second jour, c'était un peu moins fort; le troisième jour... Mais il y a quelque chose qui a changé et qui ne revient plus. Et ce quelque chose donne l’impression d'un éloignement (c'est le mot aloofness) de cette conscience naturelle du corps qui lui fait faire automatiquement tout ce qu'il doit faire; c'est comme si cette conscience s'était éloignée, presque désintéressée de ce qui se passe – pas «désintéressée» parce que ça rit! Je ne sais pas pourquoi, j'ai l’impression que c'est en train de rire, comme si ça se moquait de moi, de ce corps – pauvre vieux! (riant) il a beaucoup de difficultés, on lui fait faire de drôles de choses.

Et ce centre n'est pas revenu vraiment à sa place normale?

Non-non! rien n'est revenu de ce qui était avant.

C'est très différent de ce que c'était avant pendant tant d'années – très différent. Je sens comme... Tiens, c'est une impression équivalente à celle que j'ai eue quand Sri Aurobindo a donné le silence à mon mental. C'est devenu tout à fait blanc et vide (geste au front), blanc et vide, et puis il n'y avait plus rien: je ne pouvais plus penser, plus une idée, plus un système, plus rien, enfin l’imbécillité totale! Ce n'est jamais revenu. N'est-ce pas, c'était parti là-haut, et ici il n'y avait rien. Eh bien, cette fois-ci, c'est la même chose pour la conscience du corps: c'était partout comme quelque chose qui tenait tout ensemble (et même, quand il y avait une difficulté, je n'avais qu'à ne plus m'occuper de rien et laisser ça agir, et automatiquement la difficulté était arrangée par cette conscience du corps qui sait beaucoup mieux que notre pensée active ce qu'il faut que le corps fasse), et ce jour-là, c'est VOLONTAIREMENT parti. C'était une décision prise depuis la nuit précédente, contre laquelle je résistais parce que je savais que la conséquence normale était l’évanouissement; mais «ça» a voulu et «ça» a choisi son moment (quand il n'y avait pas de danger, qu'il ne pouvait pas arriver d'accident, qu'il y avait quelqu'un pour m'aider), «ça» a choisi son moment et «ça» l’a fait volontairement – parti. Et ce n'est jamais revenu.

Alors, le premier jour, j'étais presque abrutie; j'étais comme ça à chercher comment il faut faire. Hier, c'était encore fort. Et ce matin, tout d'un coup, j'ai commencé à comprendre (ce que j'appelle «comprendre», c'est avoir le contrôle), j'ai compris: «Ah! c'est ça!» Parce que je demandais: «Mais enfin! qu'est-ce que ça veut dire, tout ça? Comment est-ce que je peux faire mon travail?»... Je me souviens, hier, j'avais des tas de gens à voir, des gens qui ne sont pas proches et dont l’atmosphère n'est pas bonne: c'était très difficile, il a fallu que je me tienne, et je devais avoir un drôle d'air, très absent – j'étais très loin, dans une conscience très profonde, pour que mon corps ne soit pas... n'est-ce pas, ça lui donnait des espèces de malaise – oui, de malaise –, c'était difficile à supporter. Hier, c'était encore comme cela toute la matinée; vers le soir, ça allait mieux. Mais la nuit n'a pas été bonne, oh!... Dans la nuit, on me donne toujours un état de conscience humain à rectifier, l’un après l’autre – il y en a des millions. Et c'est toujours avec toutes les images et tous les événements qui illustrent cet état de conscience. Il y a des fois où c'est très pénible: je me lève fatiguée comme après un long travail. Et cette nuit, c'était comme cela; ce sont toujours les différentes et multiples manières des hommes de compliquer la Simplicité originelle: avec une vibration simple, de faire des événements extrêmement compliqués; là où la chose devrait être simple et couler d'elle-même, il y a des complications à n'en plus finir, des difficultés! insupportables et insurmontables. Je ne sais pas si tu as eu cela: on veut aller quelque part, et partout il y a des empêchements; on veut sortir d'une chambre, il n'y a pas de sortie, ou il y a une sortie mais il faut ramper par terre sous des espèces de rochers... alors quelque chose refuse dans l’être: «Non, je ne le ferai pas.» Et avec un sentiment d'insécurité, qu'à n'importe quel moment ça peut basculer et vous écrabouiller... Des gens qui veulent vous aider et qui ne peuvent rien faire du tout, qui ne font que compliquer encore la complication; on part sur une route avec la certitude d'aller quelque part, et tout d'un coup, au milieu, la route change, tout change, et vous tournez le dos à l’endroit où vous vouliez aller... Toutes sortes de choses comme cela. C'est d'un symbolisme extrêmement clair. Et alors ça donne beaucoup de travail.

Bon, je me suis levée dans cet état, et j'ai commencé à me demander: «Est-ce qu'il n'y aura pas de fin à cela?»... C'est toujours-toujours-toujours comme cela. Et de plus en plus, j'ai cette conviction intérieure que ce n'est pas une chose que l’on peut obtenir par l’effort et la transformation progressive – ça prendrait des millions d'années! Ce n'est que... la Grâce. Quand le Seigneur décidera: «C'est fini, maintenant ça va être comme cela», ce sera comme cela. Alors on a le repos, la tranquillité.

Je Lui ai offert toute ma nuit et toutes les difficultés et toutes les complications, comme je le fais toujours; alors une sorte de Paix est entrée en moi, et dans cette Paix, j'ai vu ça, j'ai dit: «Tiens! le centre de la conscience du corps n'est plus là.»

À partir de ce moment-là, ça allait beaucoup mieux. Cette espèce de vague incertitude dans laquelle était ce pauvre corps, c'est parti. Parce que, naturellement, ce centre a été imédiatement remplacé par la Conscience claire d'en haut, et j'espère qu'elle aura petit à petit un contrôle complet sur le corps.

En fait, ce doit être – théoriquement ce doit être – pour remplacer la conscience automatique naturelle par une conscience-conscience.

Ce n'est pas une conscience qui voit les détails: c'est une conscience qui garde une Harmonie.

Voilà. J'ai pensé que c'était amusant à dire.

Autrement, il n'y a pas de fin!...

Tout le monde tombe malade.1 Et pour moi, c'est la même chose: ce n'est pas une maladie – ce n'est pas une maladie, c'est une action très forte sur les consciences.2

26 août 1964

(Par quelque caprice du magnétophone (?) la conversation suivante, si importante, était presque inaudible, comme voilée, et nous n'avons pas pu sauver l’enregistrement, bien que nous ayons pu sauver nos notes. Il faut dire que notre magnétophone était tout rapetassé... Mère n'a jamais voulu que nous empruntions les appareils de l’Ashram, sauf pour les «enregistrements officiels».)

Je voulais te signaler un article du «Reader’s Digest» sur la structure de la cellule d'après les dernières découvertes scientifiques,1 j'ai pensé que cela éclairerait peut-être certains aspects de tes expériences. Ils parlent surtout de la conscience des cellules; ils ont découvert des choses assez mystérieuses... Tu verrais la correspondance avec tes propres expériences.

La question que je me pose, c'est si les cellules ont une existence autonome ou si elles doivent rester agglomérées de la façon où elles le sont, obéissant à une conscience collective.2 Je ne parle pas de la conscience du corps, qui est une entité; je veux dire si la cellule, en tant qu'individualité, a la volonté de garder sa collectivité actuelle? De même qu'un individu collabore volontairement à une société, à une agglomération, est-ce que l’individu-cellule tient à rester dans cet agglomérat, ou est-ce seulement la conscience centrale?

Ils parlent de la conscience de chaque cellule, qui a son «code de la vie» et qui communique avec les autres cellules pour faire un travail, qui envoie des messages.

Ce que je voulais dire: prends une cellule, est-ce que cette cellule tient à la collectivité actuelle, c'est-à-dire le corps?

Ils ont fait une expérience et pris un morceau de membrane du cœur, et les cellules qu'ils avaient retirées du corps ont commencé à se réunir ensemble, puis... «Then they start to move towards one another, after several hours clusters are formed and the cells in each cluster are pulsing in unison» [elles commencent à bouger l’une vers l’autre; au bout de quelques heures, des agglomérats se forment et les cellules de chaque agglomérat se mettent à vibrer à l’unisson], comme si elles voulaient essayer de reformer un cœur.

Oui, mais je voulais savoir en plus si, par exemple, toutes les cellules qui constituent ce corps, si elles ont la volonté de conserver cet ensemble ou si... Elles n'ont que la conscience d'elles-mêmes?

Pas du tout, elles ont la conscience d'un travail collectif à faire. Et elles communiquent entre elles pour l’organisation de ce travail collectif.

Oui, ça, je comprends bien, c'est-à-dire que les cellules du cœur ont tendance à reformer un cœur, les cellules du foie à reformer un foie, etc. Mais je suis devant le problème: voilà un ensemble de cellules qui constituent ce corps-là, est-ce qu'elles tiennent à continuer ce corps-là, ou...? Mais quand un corps se décompose, les cellules ne restent pas cellules: la fin, c'est de la poussière.

C'est seulement par le germe des parents que la cellule se reforme. Après la mort, ce corps se réduit en poussière.

Oui, alors c'est fini.

C'est-à-dire que, au fond... N'est-ce pas, on dit que le travail que vous faites pour faire progresser vos cellules est utile au tout – mais je ne vois pas de quelle manière? Ça redevient poussière.

Il faudrait évidemment que l’être de transition, l’être qui fait le Travail, puisse fabriquer un nouveau corps, ou donner à ses cellules une nouvelle possibilité d'action.

Oui, mais ces cellules redeviennent poussière.

Oui... Il faut engendrer un nouveau corps.

Eh bien, oui! mais la poussière c'est de la poussière!

Il faudrait que, de ton vivant, du vivant de celui qui travaille, tu engendres un corps, que tu émanes un corps qui ait des propriétés différentes du corps purement animal.

Oui, mais ça, c'est avant la mort.

Oui, avant la mort.

C'est avant la mort.

N'est-ce pas, on nous répète sur tous les tons, pour nous consoler, que tout le travail que l’on a fait n'est pas perdu et que toute cette action sur les cellules pour les rendre conscientes de la vie supérieure n'est pas perdue – c'est absolument perdu, ce n'est pas vrai! Admets que, demain, je quitte mon corps; ce corps (pas imédiatement mais au bout d'un certain temps) redevient de la poussière; alors tout ce que j'ai fait pour ces cellules ne sert à rien du tout! excepté que la conscience sortira des cellules – mais elle sort toujours des cellules!...

C'est vraiment du vivant du Travailleur qu'il faut faire la chose.

Oui, mais oui!

Il n'y a pas de doute.

C'est avant. Il faut que quelque chose entre là-dedans.

Oui, c'est dans ton corps, par ton corps, que doit s'élaborer une autre forme. Mais du moment que les cellules sont conscientes, rien n'empêche que cette conscience veuille procéder autrement et faire un autre corps qu'un corps animal.

Oui, mais ce n'est pas ma question.

Mais après la mort, c'est fini.

C'est fini.

C'est fini, c'est sûr!

Par conséquent, c'est du gaspillage. On nous console en nous disant: «Non, la mort n'est pas un gaspillage, parce que tout rentre dans le travail général» – Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai, c'est purement gaspillé.

C'est vrai du point de vue mental ou du point de vue vital, mais du point de vue physique, ce n'est pas vrai.

Du point de vue physique, c'est du pur gaspillage. Le mental et le vital, c'est une autre affaire, ce n'est pas intéressant: nous savons depuis très longtemps que leur vie ne dépend pas du corps – ça ne dépend du corps que pour se manifester. C'est une autre affaire. Moi, je parle du corps, c'est ça qui m'intéresse, les cellules du corps; eh bien, la mort est un gaspillage et rien de plus.

Oui. Oui, la transformation, il faut qu'elle se fasse en une vie.

Oui.

Ce n'est pas la prochaine vie, c'est une vie, une. Le progrès de tes cellules, il ne se transmettra pas à un autre corps – à moins que tu n'engendres un autre corps.

C'est-à-dire qu'avant que ce corps ne se dissolve, il faudrait avoir une nouvelle création.

Oui, ou bien que ton propre corps se transforme, ou bien que tu fasses un corps d'une autre façon. Mais de ton vivant.

J'en suis tout à fait convaincue.

Ce que l’on dit est très bien pour le mental et le vital, parce que le mental et le vital sont immortels – ils peuvent l’être en tout cas; ils ont la possibilité de l’être; tandis que pour le physique, il faudrait cette possibilité-là: qu'une certaine qualité de cellules puisse faire que la forme soit différente (la forme peut changer, elle change tout le temps, elle n'est jamais la même), mais que les relations conscientes durent entre les cellules.3

Mais ce n'est pas impossible.

C'est plus que possible, seulement il faut apprendre à le faire!

Eh oui! Mais il n'y a pas à se consoler en disant: «La prochaine vie» – la prochaine vie, on recommence tout.

Il faut tout recommencer, tout recommencer. C'est effroyable!

Il n'y a pas de doute, le Transformateur doit transformer dans sa vie.

Par conséquent, ce n'est pas pour être pessimiste, mais si ça se termine par une mort, j'aurai gaspillé tout mon travail.

Pas pour la conscience naturellement – tout ce qui est conscient reste conscient, éternellement conscient –, mais pour les cellules du corps, tout est à recommencer.

Tout au plus, ce serait peut-être une aptitude nouvelle plus grande.

Comment?

Quand tu renais, ton mental est plus développé, ton vital est plus développé; eh bien, la conscience physique sera plus apte à recommencer le travail.

À condition que la poussière garde la conscience – et elle ne garde pas la conscience.

Non, il n'y a pas de doute, il faut faire le travail en une vie.

Mais oui!

Eh bien, Sri Aurobindo a dit que pour faire le travail, c'est un minimum de 300 ans. Nous sommes encore loin de compte!

On a l’impression que cela ne dépend pas tellement de ça, mais du fait que le monde ou les circonstances ne sont pas prêtes, et que quand les circonstances seront prêtes, ce n'est peut-être pas un «long travail», c'est peut-être quelque chose qui se fera en un éclair – ça attend le moment peut-être.

(long silence)

Bon. On verra.

Ce serait plutôt dans la direction du pouvoir de matérialisation?... Seulement, ces matérialisations ne sont pas permanentes, elles n'ont pas de permanence.

Pourtant, Sri Aurobindo ne parle pas de «matérialisation»: il parle de transformation.

(silence)

Bon. On verra.

Enfin, tout dépend de toi.

Merci! (riant) merci pour la responsabilité.

(silence)

Mais les cellules, c'est déjà quelque chose de très développé, c'est-à-dire que c'est une forme de vie dans la Matière; c'est une forme de vie, ce n'est pas la Matière purement matière, inerte...

N'est-ce pas, toutes ces choses, tant qu'elles sont sur le plan psychologique, c'est très confortable; très confortable en ce sens qu'on a la clef, non seulement la clef de la compréhension mais de l’action – tant que l’on reste sur ce plan. Mais dès que ça devient tout à fait matériel, on a l’impression que l’on ne sait ab-so-lu-ment rien; qu'avec tout ce qu'ils savent, on n'a encore rien trouvé – est-ce qu'ils ont trouvé le moyen de faire de la vie avec de la matière inerte?... Je n'en ai pas entendu parler.

Quelques-uns le prétendent.

Bah!

(silence)

Et alors, ce serait la différence entre le physique subtil et le physique (l’immortalité dans le physique subtil, c'est même tout à fait évident: ce n'est pas seulement facile à concevoir, c'est un fait), mais le passage?... Le passage qui, pour la plupart des gens, est comme de la conscience de veille à la conscience du sommeil et de la conscience du sommeil à la conscience de veille... l’expérience la plus concrète que j'ai eue, c'était comme si l’on faisait un pas ici, et puis on fait un pas là – il y a tout de même un pas; il y a tout de même ça-ça (geste de renversement).

Mais ce physique subtil est très-très concret, en ce sens qu'on retrouve les choses à la même place et de la même manière: DES ANNÉES APRÈS, j'ai retrouvé des endroits où j'étais allée, avec certaines petites différences «intérieures», pourrait-on dire, mais la chose, par exemple une maison, un paysage, restent les mêmes, avec des petites différences de disposition – comme il y en a dans la vie. Enfin ça a une continuité, ça a une sorte de permanence.

(silence)

Mais quand on veut être absolument sincère, ne pas se monter le coup, c'est-à-dire ne pas se contenter d'explications d'apparences, on s'aperçoit que l’on ne sait rien. Toutes les expériences que j'ai avec les gens qui quittent leur corps, plus j'en ai, plus c'est... puzzling [déconcertant]. Par exemple, j'ai eu, il n'y a pas très longtemps, une expérience avec L. La veille du jour où elle est officiellement morte, dans la nuit, elle est venue me trouver d'une façon absolument concrète: elle était installée, elle n'a pas voulu me quitter – partout où j'allais, elle me suivait. Elle était comme agrippée, elle me parlait, elle posait des questions – officiellement, elle était encore vivante. Et il y avait une espèce de grand être (ce sont des êtres en relation avec la Mort; je ne sais pas exactement leur nom, on les a appelés de toutes sortes de manières suivant les traditions – ce sont des choses que je ne connais pas du tout théoriquement), cette fois-là, un être de ce genre était là et c'était comme s'il lui avait donné la permission d'être là pendant un certain temps et qu'il était chargé d'elle et de l’emmener quand ce moment serait fini (tout ça, sans mots, mais «compris»). Puis elle m'a dit (après m'avoir littéralement «collée»: je ne pouvais plus rien faire, elle prenait tout mon temps), elle m'a dit: «J'ai voulu quitter mon corps le...» (je ne sais plus exactement, un jour de Darshan, le 24 novembre ou le 15 août, mais si c'était le 15, c'est le 14 qu'elle est venue me voir). Alors je lui ai répondu: «Écoute, ce n'est pas encore le 15; si tu veux partir le 15, il faut rentrer maintenant» (c'était pour me débarrasser d'elle! tu sais, c'était tellement concret, comme quand on a quelqu'un dans sa chambre et que l’on ne peut pas s'en débarrasser). Finalement, j'ai regardé ce grand individu qui se tenait là tout à fait paisible et comme indifférent (il était là comme une permission active) et je lui ai... pas dit mais «communiqué» qu'il serait peut-être temps de l’emmener. Et prrt! imédiatement elle est partie – il attendait mon ordre. Tout cela ne correspond à aucune connaissance active de ma part: ça s'est passé comme cela. Et quand elle est rentrée dans son corps, le matin, elle a dit à ceux qui attendaient autour d'elle: «J'ai passé la nuit avec Mère, j'étais avec elle et je ne la quittais pas; elle m'a renvoyée, mais je vais aller la retrouver.» On m'a rapporté cela le matin. Quelques heures après, elle était morte. Donc, une concordance excellente, tout se recoupe. Et elle avait l’intention de ne pas me quitter après sa mort (elle était venue la nuit avec l’idée qu'elle était morte et qu'elle me quittait). Eh bien, quand elle est vraiment morte, je n'ai eu aucun signe d'elle!...

Alors j'étais là à me demander: «Est-ce que, vraiment, il y a une différence de conscience quand il y a la vie dans le corps et quand on part?...» Ça a été un problème pour moi pendant des jours.

Des choses comme cela, tu comprends!

Et plus j'entre dans les détails, plus je... Plus on a l’impression que l’on-ne-SAIT-RIEN. Ce qu'on appelle «savoir», c'est vouloir définir et réglementer, classer les choses – ça ne correspond à rien.

(silence)

Chaque année qui passe m'amène près d'une certitude que l’on ne sait rien; et pourtant, la conscience va croissant-croissant-croissant... Tout devient une conscience vivante, chaque chose émane sa propre conscience et existe à cause de ça. Par exemple, comme je te l’ai déjà dit, savoir exactement une seconde, une minute avant dans la conscience: «La pendule va sonner, quelqu'un va entrer, quelqu'un va bouger»... Et ce sont des choses qui ne sont pas mentales, qui appartiennent au mécanisme, et pourtant ce sont tous des phénomènes de conscience; ce sont les choses qui vivent (on dit «vivre», ce n'est pas cela), mais qui font savoir où elles sont, où elles se trouvent; d'autres choses qui sortent de la conscience subitement et disparaissent. Tout un monde – un monde de petits microscopiques phénomènes qui sont une autre manière de vivre, et qui paraît être le produit de la conscience sans l’intervention de ce que nous appelons la «connaissance»: c'est quelque chose qui n'a rien à voir avec la connaissance ou la pensée.

Il y a des hauts et des bas, des moments où c'est plus, des moments où c'est moins; pour être exact: des moments où c'est actif, des moments où ce ne l’est pas. Et chaque fois qu'il y a une période où ce n'est pas actif, quand ça recommence, ça recommence à un échelon supérieur, c'est-à-dire plus intensément et plus clairement. l’ensemble est évidemment dans un processus de développement. Et c'est une sorte de... le mot awareness serait le plus près; ce n'est pas une perception, qui est encore du mental: c'est une sorte de phénomène de vision. Et ça a un caractère absolu; par exemple, de temps en temps, j'entends les gens parler d'une chose, d'une autre, dire: «Ce sera comme cela et comme cela», imédiatement il y a une sorte de «vision tactile»... comment expliquer cela?... Ça ressemble au toucher et à la vision (et ce n'est ni le toucher ni la vision, ce sont les deux ensemble): c'est la chose telle qu'elle est, c'est ça; et ils peuvent dire n'importe quoi, c'est ça et c'est irréfutable. Et jusqu'à présent, il n'y a jamais eu de contradiction.

C'est une conscience où l’élément mental est absent. Ça vient comme ça, et c'est si clair! C'est comme un contact imédiat avec la chose telle qu'elle est.

C'est une autre manière de vivre.

Et alors je me rends compte, quand je suis dans cet état, j'ai l’air très absente – je dois avoir l’apparence d'une automate; et au contraire, la conscience est tellement aiguë, c'est tout le contraire de l’absence! La conscience est tellement-tellement éveillée, éveillée, éveillée – mais pas mentalisée, pas d'interférence mentale.

(silence)

Mais tout cela, c'est le plan psychologique, c'est très confortable; dès que l’on arrive à la Matière... on a l’impression que ça n'en finit pas! que l’on n'avance pas, que l’on ne sait même pas ce qu'il faut faire pour avancer. Et quand ça devient très aigu, très tendu comme cela, régulièrement j'ai une expérience. Mais en même temps la sensation qu'il rit, Il se moque de moi: «Tu es encore une enfant, tu as encore besoin de choses pour jouer!» Alors je suis raisonnable.

C'est évidemment une période de transition – c'est interminable! Si je me mets à penser et que je me souvienne de ce que Sri Aurobindo a dit – il a dit que ça prendrait 300 ans... On a le temps d'attendre, il ne faut pas être pressé.

Seulement, on n'a ni le sentiment de pouvoir, ni le sentiment de savoir, même pas le sentiment d'une détente – on est tout le temps à tenir le corps pour qu'il ne lui arrive rien. Dès qu'il a une expérience comme l’autre jour,4 il est tout ébranlé.

On ne sait rien, on ne sait rien, rien. Toutes les règles... Naturellement, l’expérience intérieure et le dedans, ça va très bien, il n'y a pas de question. Mais cette sorte de tension de chaque instant dans tous les mouvements que l’on fait... N'est-ce pas, faire EXACTEMENT ce qu'il faut faire, dire exactement ce qu'il faut dire – la chose exacte dans tous les mouvements... Il faut faire attention à tout, être dans la tension pour tout: c'est une tension constante, constante. Ou si l’on prend l’autre attitude, que l’on se fie à la Grâce divine et qu'on laisse le Seigneur s'occuper de tout, est-ce que ça ne risque pas d'être la désintégration du corps? Raisonnablement, je sais, mais il faudrait que ce soit le corps qui sache!

Quand on a quelqu'un qui a fait l’expérience et qui a naturellement la Sagesse, c'est si simple! Avant, quand il y avait la moindre chose, je n'avais même besoin de rien dire à Sri Aurobindo, et tout s'arrangeait. Maintenant, c'est moi qui suis en train de faire le travail, je n'ai personne vers qui me tourner, personne ne l’a fait! Alors ça aussi, c'est une sorte de tension.

On n'imagine pas – on n'imagine pas la grâce que c'est d'avoir quelqu'un à qui l’on puisse se confier entièrement! se laisser guider sans avoir besoin de chercher. J'avais ça, j'étais très-très consciente de cela tant que Sri Aurobindo était là, et quand il a quitté son corps, ça a été un écroulement épouvantable... On n'imagine pas. Quelqu'un à qui l’on puisse se référer avec la certitude que ce qu'il dira sera la vérité.

Il n'y a pas de chemin, il faut frayer le chemin!

29 août 1964

(À propos de la rupture définitive du disciple et de son gourou tantrique avec lequel il travaillait depuis six ans. l’occasion de cette rupture est comme une répétition de ce qui s'était passé deux ans plus tôt, c'est-à-dire une petite nuée grouillante d'hommes d'affaires et de «disciples» en quête de petits pouvoirs, contre lesquels, une fois de plus, nous voulions mettre X en garde, car nous l’aimions malgré tout. Cette rupture a failli nous coûter la vie, comme on le verra plus tard. Ainsi est-il dit que ces choses sont du feu.)

...Je vois d'une façon très claire que même les circonstances où l’on semble s'être trompé, même les choses qui ont déçu un espoir et qui vous prouvent que ce que l’on attendait n'était pas légitime, même dans ce cas, il n'est pas une circonstance, pas une rencontre, pas un événement qui ne soit ex-ac-te-ment ce qui est nécessaire pour vous conduire à la victoire aussi vite que possible.

C'est une chose qui, pour moi, est absolue.

Et j'ai pu constater que chaque fois qu'il se passait quelque chose et que je me disais (dans le temps): «Ah! je n'aurais pas dû faire cela: j'aurais dû faire comme cela», ou «Je n'aurais pas dû sentir comme cela: j'aurais dû sentir comme cela...» après, quand j'ai regardé attentivement avec la connaissance supérieure et la conscience supérieure, j'ai vu que c'était EXACTEMENT ce que je devais faire dans les circonstances! Mais au lieu de le faire sciemment et consciemment, je l’ai fait avec l’ignorance habituelle des êtres humains. Mais si j'avais eu la Connaissance, j'aurais fait exactement la même chose.1

Alors, toute cette histoire (avec X), la rencontre de cet homme et son entrée dans notre vie, je SAIS que c'était absolument nécessaire et que cela a apporté tout un ensemble de circonstances qui ont contribué au Travail. Seulement, on part avec une illusion, et au bout d'un certain temps on la perd – mais on ne change pas le cours des circonstances, qui arrivent comme elles doivent arriver.

C'est une chose absolue pour moi, il n'y a pas l’ombre d'un doute – pas l’ombre d'un doute

Et comme toujours, quand il n'y a rien de plaisant à dire, il vaut mieux se taire. La Connaissance que l’on a, qui vient d'une conscience supérieure, on n'a pas le droit de la donner à ceux qui ne sont pas capables de l’avoir; c'est pour cela, d'ailleurs, que depuis le commencement j'avais décidé de ne jamais parler à X: je ne lui dis jamais rien, je ne lui dirai jamais rien, parce qu'il y a des choses que je sais et que je vois, et que je n'ai pas le droit de révéler à ceux qui ne sont pas capables de voir et de sentir. Il y a beaucoup plus de complications et de désordres créés par un excès de paroles que par le silence. Donc, il ne faut rien dire, laisser aller – on sait, on SAIT parfaitement, on n'est pas trompé, on sait ce qu'il en est, mais on fait ce que l’on doit faire, sans commentaires.

Pour toi, je savais depuis le commencement. Depuis le commencement, j'avais vu la proportion entre ce qui était conforme à la vérité et ce qui était le produit... (comment dire?) de l’espoir mental que tu fondais sur X, mais je n'ai rien dit. Je savais que son passage dans la vie ici, le contact d'un moment, était nécessaire à la réalisation de certaines choses – et je l’ai laissé entrer... et sortir.2

C'est si amusant à chaque minute, quand on peut discerner la vraie chose et ce qui est ajouté par le fonctionnement mental, par la création et l’activité mentales – les deux apparaissent si clairement! Mais la Sagesse vous fait savoir que rien ne servirait de vouloir faire une purification arbitraire, qu'il faut laisser les circonstances se dérouler comme elles doivent se dérouler pour que la connaissance puisse être véritable, pas arbitraire – en temps voulu, dans les conditions voulues et avec la réceptivité voulue.

Savoir attendre.

Sri Aurobindo a dit que celui qui sait attendre met le temps avec lui, de son côté, on his side.3


(Peu après, Mère demande quel sera le prochain Aphorisme à commenter; le disciple répond que c'est l’histoire de Nârada et de Janaka qui pratiquait le yoga tout en menant la vie ordinaire des hommes.)4

C'est curieux! Tout dernièrement, ces jours-ci, depuis la dernière fois que tu es venu, toujours pendant que je marchais pour mon japa, toute cette histoire de Nârada m'est venue! Sri Aurobindo a dit que Nârada lui-même avait été trompé et n'avait pas reconnu en Janaka un vrai homme spirituel – tout cela m'est revenu tout d'un coup. Je me suis dit: «Tiens! pourquoi est-ce que je pense à cela?»

Et c'est tout le temps comme cela! tout le temps, tout le temps, tout le temps.

J'ai l’explication après.

Alors j'ai regardé, toutes sortes de choses sont venues...


(Puis le disciple lit à Mère le premier Entretien du prochain Bulletin et annonce que le suivant concerne les «extériorisations».)

Encore! C'est amusant... Non seulement le souvenir du temps où je m'occupais de cela, mais toute une connaisance détaillée des différentes méthodes et la vision de ce que l’on doit faire et comment, tout cela m'est revenu ces jours-ci! C'est venu de la même manière que l’histoire de Janaka (Mère dessine comme un film qui passe): ça vient, alors j'assiste, je vois – je vois toutes sortes de choses –, jusqu'au moment où il semble que le travail est fini, alors ça s'arrête, puis ça s'en va comme c'était venu – je n'y suis absolument pour rien.

C'est curieux.

Et c'est tous les jours, pour toutes sortes de choses. Il m'est arrivé comme cela d'assister à certains incidents qui correspondaient à des événements en train ou sur le point de se passer en d'autres pays. Mais ça vient sans la précision du nom ou du détail qui ferait que l’on pourrait «jouer les prophètes». À ce point de vue, c'est très intéressant. Les différents événements qui se produisent dans les différents pays viennent de la même façon que cette histoire de Janaka (geste comme un film qui passe): c'est une histoire qui «se raconte» (des histoires pas toujours très jolies: des guerres, des querelles, des luttes politiques, toutes sortes de choses qui viennent et qui se déroulent). Mais il n'y a pas le nom du pays et pas le détail qui fait que l’on pourrait dire: «Ah! vous savez, telle chose va se passer dans tel pays.» C'est seulement quand, du dehors, la nouvelle vient, je me dis: «Tiens! c'est cela que j'avais vu!»

Je suppose que ce manque de précision est pour vous protéger des tentations de parler! Mais je n'en parle jamais, justement parce que c'est sans intérêt: il n'y a pas de précisions.

Mais ce qui est intéressant, c'est la concordance: l’histoire de Janaka et l’autre qui viennent juste au moment... C'est très intéressant.

septembre




2 septembre 1964

Le disciple s'apprête à faire marcher le magnétophone, Mère l’en empêche:

Il y aurait trop de choses à dire. C'est une espèce de MONDE en élaboration.

(silence)

C'est encore trop compliqué, on ne peut rien dire.

Il vaut mieux travailler.

12 septembre 1964

(Le disciple lit à Mère un ancien Entretien, du 24 février 1951, où il est question du souvenir des vies antérieures et de l’imagination déréglée de certaines personnes.)

Je ne l’ai pas nomée, mais il s'agissait de A. Besant. Elle a raconté toutes ses vies, avec tous les détails – depuis le singe!

Je n'ai pas lu ses livres, d'ailleurs.

Oh! j'ai essayé plusieurs fois, mais c'est vraiment du roman, c'est agaçant.

Oui, c'est ce que j'appelle le «roman spirituel». Pire que cela: le roman-feuilleton spirituel!

Ce n'est pas sérieux. Ça a d'ailleurs beaucoup déconsidéré la vraie connaissance.

(Mère hoche la tête)


(Puis le disciple lit un passage où Mère parle de jeunes enfants qui se souviennent de leur vie passée, du village où ils ont vécu, etc., en faisant des descriptions précises.)

C'est amusant, ces jours-ci, depuis la dernière fois que je t'ai vu, un jour, j'ai vu toute une histoire comme cela qui m'est revenue (ça prend la forme d'un souvenir, mais ce sont des choses qui viennent du dehors). Il s'agissait d'un enfant de sept ans qui disait tous ses souvenirs des vies passées: c'est venu tout d'un coup. Je me suis dit: «Tiens! pourquoi est-ce que je vois cela?» J'ai regardé ce que c'était et pourquoi et comment ça se passait – une longue histoire. Et puis c'est parti. Et ce devait être quand tu écrivais l’Entretien!

Et tout le temps, ça se passe comme cela!

J'en suis encore à me demander: «Mais enfin, pourquoi est-ce venu?», au lieu de me dire: «Tiens, il est en train de lire cette histoire»!

C'est amusant.

Ça devient de plus en plus précis. Il me manque une toute petite chose dans l’appareil récepteur... une toute petite impersonnalisation. Mais peut-être que si elle était là, l’attention ne serait pas prise et que ça passerait (Mère montre le film qui passe devant elle), puis ça s'en irait.

Pour le moment, ça vient, j'arrête (le «film»), puis je travaille dessus pour clarifier les idées, mettre les choses en place, voir toutes les relations; et quand le travail est fini, ça s'en va.

Seulement, ça prend la forme d'un souvenir, alors je me demande pourquoi je me «souviens» de cela – c'est un manque d'objectiva-tion vraie. Je l’explique comme cela: peut-être qu'autrement ce ne serait pas arrêté, ça passerait.

Mais c'est toute une «reconstitution» du fonctionnement mental.


(Dans ce même Entretien d'autrefois, le disciple lit le passage où Mère raconte l’histoire de la reine Elisabeth, mourante, qui reçoit une délégation du peuple en dépit des protestations de son médecin: «On meurt après.»)

C'est récent?

En 1951.

Encore toute cette histoire d'Elisabeth, tout cela m'est revenu ces jours-ci!

Depuis, il y a une partie de la conscience qui est plus sûre d'elle-même, mais qui n'a pas changé d'attitude... (comment expliquer cela?...) Son attitude vis-à-vis du Divin, de l’Œuvre et de la vie est la même, seulement il y a une clarté plus grande et une certitude plus grande – et une sorte d'intégralité de l’expérience.

Mais j'ai dit: «C'est récent», parce que les choses qui, pour moi, sont vieilles, ce sont celles qui me donnent l’impression d'avoir changé de position et de regarder d'une façon tout à fait opposée – cet Entretien-là n'a pas bougé.

Cette remarque: «On meurt après», j'en ai eu l’expérience, ce n'était pas un «rêve» – en fait, ce ne sont jamais des rêves: c'est une espèce d'ÉTAT dans lequel on entre TRÈS CONSCIEMMENT, et puis tout d'un coup on revit une chose.

Encore maintenant, je vois l’image: je vois l’image des gens, de la populace, de moi, de cette robe, de cette personne qui me soignait – tout ça, je le vois. Et j'ai répondu... C'était si évident! j'avais tellement le sentiment que les choses sont gouvernées par la volonté, alors j'ai répondu: «On meurt après», simplement.

En anglais, pas en français!


Au moment de partir, Mère montre un paquet de courrier:

Il y a tout le temps des choses très amusantes: je réponds à des lettres que je n'ai pas reçues! Puis je les reçois, après – ma réponse est déjà écrite!

Des choses comme cela...

16 septembre 1964

103 – Vivékânanda, exaltant le Sannyâsa,1 disait que dans toute l’histoire de l’Inde, il n'y avait qu'un Janaka.2 Il n'en est rien, car Janaka n'est pas le nom d'un seul individu: c'est une dynastie de rois maîtres d'eux-mêmes et le cri de triomphe d'un idéal.

104 – Parmi les milliers et les milliers de Sannyasins3 vêtus d'ocre, combien sont parfaits? C'est le petit nombre des accomplissements et le grand nombre des approximations qui justifient un idéal.

105 – S'il y a eu des centaines de Sannyasins parfaits, c'est parce que le Sannyâsa a été partout prêché et abondamment pratiqué; qu'il en soit de même pour la liberté idéale, et nous aurons des centaines de Janaka.

106 – Le Sannyâsa a une robe officielle et des signes extérieurs, c'est pourquoi les hommes se figurent le reconnaître aisément; mais la liberté d'un Janaka ne s'affiche pas: elle porte la robe du monde; Nârada lui-même était aveugle à sa présence.

107–Il est dur d'être dans le monde, homme libre, tout en vivant la vie ordinaire des hommes; mais justement parce que c'est dur, il faut tenter de l’accomplir.

Ça paraît tellement évident!

C'est évident, mais c'est difficile.

N'est-ce pas, être libre de tout attachement, ça ne veut pas dire fuir les occasions d'attachement. Tous ces gens qui affirment leur ascétisme, non seulement fuient mais préviennent les autres qu'ils ne doivent pas essayer!

Ça me paraît tellement évident. Quand on a besoin de fuir une chose pour ne pas l’éprouver, ça veut dire que l’on n'est pas au-dessus, on est encore à ce niveau-là.

Tout ce qui supprime et diminue, ou amoindrit, ne libère pas. La liberté doit être éprouvée dans la totalité de la vie et des sensations.

Justement, il y a eu toute une période d'études à ce sujet, sur le plan purement physique... Pour être au-dessus de toute erreur possible, on a tendance à supprimer les occasions d'erreur; par exemple, si l’on ne veut pas dire de paroles inutiles, on ne parle plus. Les gens qui se vouent au silence s'imaginent que c'est contrôler la parole – ce n'est pas vrai! c'est seulement supprimer l’occasion de parler, et par conséquent de dire des choses inutiles. Pour la nourriture, c'est la même chose: ne manger que juste ce qu'il faut... Dans l’état transitoire où nous nous trouvons, nous ne voulons plus vivre cette vie entièrement animale fondée sur les échanges matériels et la nourriture, mais ce serait folie de croire que l’on est arrivé à l’état où le corps peut subsister absolument sans nourriture (pourtant, il y a déjà une grande différence puisque l’on est en train d'essayer de trouver l’essence nutritive des choses pour diminuer le volume), mais la tendance naturelle, c'est le jeûne – c'est une erreur!

De crainte de nous tromper dans nos actions, nous ne faisons plus rien; de crainte de nous tromper dans nos paroles, nous ne disons plus rien; de crainte de manger pour le plaisir de manger, on ne mange plus rien – ce n'est pas la liberté, c'est tout simplement réduire la manifestation à son minimum; et l’aboutissement naturel, c'est le Nirvâna. Mais si le Seigneur voulait seulement le Nirvâna, il n'y aurait que le Nirvâna! Il est évident qu'il conçoit la coexistence de tous les contraires, et que, pour Lui, ce doit être le commencement d'une totalité. Alors on peut, évidemment, si l’on se sent fait pour cela, choisir une seule de Ses manifestations, c'est-à-dire l’absence de manifestation. Mais c'est encore une limitation. Et ce n'est pas la seule manière de Le trouver, il s'en faut!

C'est une tendance très répandue, qui provient probablement d'une suggestion ancienne, ou peut-être d'une pauvreté, d'une incapacité: réduire-réduire, réduire ses besoins, réduire ses activités, réduire ses paroles, réduire sa nourriture, réduire sa vie active, et tout ça devient si étriqué! Dans l’aspiration de ne plus faire de fautes, on se supprime l’occasion de les faire – ce n'est pas une guérison.

Mais l’autre chemin est beaucoup-beaucoup plus difficile.

Oui, je pense par exemple aux gens qui vivent en Occident, qui vivent la vie d'Occident: ils sont constamment avalés par le travail, des rendez-vous, des téléphones... ils n'ont pas une minute pour purifier ce qui tombe constamment sur eux et pour se ressaisir. Dans ces conditions, comment peuvent-ils être des hommes libres? Comment est-ce possible?

Ici on est à l’autre extrême.

(silence)

Non, la solution, c'est de n'agir que sous l’impulsion divine, de ne parler que sous l’impulsion divine, de ne manger que sous l’impulsion divine. C'est cela qui est difficile, parce que, naturellement, on confond imédiatement l’impulsion divine avec les impulsions personnelles!

C'était cela, l’idée, je crois, de tous les apôtres du renoncement: supprimer tout ce qui vient du dehors ou d'en bas de façon que si quelque chose d'en haut se manifeste, on soit en état de le recevoir. Mais au point de vue collectif, c'est un processus qui peut prendre des milliers d'années! Au point de vue individuel, c'est possible; mais alors il faut garder intacte l’aspiration à recevoir la vraie impulsion – pas cette aspiration à la «libération» complète mais l’aspiration à l’identification active avec le Suprême, c'est-à-dire ne vouloir que ce qu'il veut, ne faire que ce qu'il veut, n'exister que par Lui, en Lui.

Alors on peut essayer la méthode du renoncement, mais c'est la méthode de celui qui veut se couper des autres. Et peut-il y avoir une intégralité dans ce cas-là?... Ça ne me paraît pas possible.

Afficher publiquement ce que l’on veut faire, ça aide considérablement. Ça peut susciter des objections, des mépris, des conflits, mais c'est largement compensé par l’«attente» publique, si l’on peut dire: par ce que les autres attendent de vous. C'était certainement la raison de ces robes: prévenir les gens. Évidemment, cela peut attirer sur vous le mépris de certaines personnes et des mauvaises volontés, mais il y a tous ceux qui sentent: «Il ne faut pas toucher ça, ne pas s'en occuper, ça ne me regarde pas.»

Je ne sais pour quelle raison, mais ça m'a toujours paru un cabotinage – ce peut ne pas l’être, et dans certains cas ce ne l’est pas, mais c'est tout de même une façon de dire aux gens: «Ah! voilà ce que je suis.» Et je dis que ça peut aider, mais il y a des inconvénients.

C'est encore de l’enfantillage.

Tout cela, ce sont des moyens, des étapes, des marches, mais... la vraie liberté, c'est d'être libre de tout – de tous les moyens aussi.

(silence)

C'est une restriction, un resserrement, tandis que la Vraie Chose, c'est l’épanouissement, l’élargissement, l’identification avec le tout.

Quand on se réduit, se réduit, se réduit, on n'a pas le sentiment de se perdre, ça vous enlève la crainte de se perdre – on devient quelque chose de solide et de compact. Mais la méthode de l’élargissement – l’élargissement maximum –, là, il faut... il ne faut pas avoir peur de se perdre.

C'est beaucoup plus difficile.

Qu'est-ce que tu as à dire?

Je me demandais justement comment c'est possible dans un monde extérieur qui vous absorbe constamment?

Ah! il faut en prendre et en laisser.

Il est certain que les monastères, les retraites, la fuite dans les bois ou dans les cavernes, sont nécessaires pour contrebalancer la suractivité moderne, et pourtant ça existe moins maintenant qu'il y a mille ou deux mille ans. Mais il me semble que c'était une incompréhension – ça n'a pas duré.

C'est évidemment l’excès d'activité qui rend nécessaire l’excès d'immobilité.

Mais comment trouver le moyen d'être ce qu'il faut dans les conditions ordinaires?

Comment ne tomber ni dans un excès ni dans l’autre?

Oui, vivre normalement, et être libre.

Mon petit, c'est pour cela que l’on a fait l’Ashram! C'était cela, l’idée. Parce que, en France, j'étais tout le temps à me demander: «Comment a-t-on le temps de se trouver? Comment a-t-on même le temps de comprendre le moyen de se libérer?» Alors j'avais pensé: un endroit où les besoins matériels sont suffisamment satisfaits pour que si, vraiment, on veut se libérer, on puisse se libérer. Et c'est sur cette idée que l’Ashram a été fondé, pas sur une autre: un endroit où les gens aient des moyens d'existence suffisants pour avoir le temps de penser à la Vraie Chose.

(Mère sourit) La nature humaine est telle que la paresse a pris la place de l’aspiration (pas pour tous, mais enfin d'une façon assez générale) et la licence ou le libertinage, la place de la liberté. Ce qui tendrait à prouver que l’espèce humaine doit passer par une période de manipulation brutale afin d'être prête à se retirer plus sincèrement de l’esclavage à l’activité.

Le premier mouvement est bien comme cela: «Enfin! trouver l’endroit où l’on peut se concentrer, se trouver soi-même, vivre vraiment sans avoir la préoccupation des choses matérielles...» C'est la première aspiration (c'est même là-dessus – en tout cas au début – que les disciples étaient choisis), mais ça ne dure pas! Les choses deviennent faciles, alors on se laisse aller. On n'a pas de contraintes morales, alors on fait des bêtises.

Mais on ne peut même pas dire que ce soit une erreur de recrutement – on serait tenté de le croire, mais ce n'est pas vrai; parce que le recrutement s'est fait sur un signe intérieur assez précis et clair... C'est probablement une difficulté de garder sans mélange l’attitude intérieure. C'est justement cela que Sri Aurobindo voulait, essayait; il disait: «Si je trouve cent personnes, ça me suffit.»

Mais ça n'a pas été cent pendant longtemps, et je dois dire que quand c'était cent, c'était déjà mélangé.

Beaucoup de gens sont venus attirés par la Vraie Chose, mais... on se relâche. C'est-à-dire: une impossibilité de se maintenir ferme dans sa position vraie.

Oui, j'ai remarqué que dans l’extrême difficulté des conditions extérieures du monde, l’aspiration est beaucoup plus intense.

N'est-ce pas!

C'est beaucoup plus intense, c'est presque une question de vie ou de mort.

Oui, c'est cela! C'est-à-dire que l’homme est encore si fruste qu'il a besoin des extrêmes. C'est ce que Sri Aurobindo disait: pour que l’Amour soit vrai, il fallait la Haine; l’Amour vrai ne pouvait naître que sous la pression de la haine.4 C'est cela. Eh bien, il faut accepter les choses telles qu'elles sont et tâcher d'aller plus loin, c'est tout.

C'est probablement pour cela qu'il y a tant de difficultés – les difficultés s'accumulent ici: difficultés de caractère, difficultés de santé et difficultés de circonstances –, c'est parce que la conscience s'éveille sous l’impulsion des difficultés.

Si tout est facile et paisible, on s'endort.

C'est comme cela aussi que Sri Aurobindo expliquait la nécessité de la guerre: dans la paix, on s'avachit.

C'est dommage.

Je ne peux pas dire que je trouve cela très joli, mais ça paraît être ainsi.

Au fond, c'est ce que Sri Aurobindo dit aussi dans The Hour of God [l’Heure de Dieu]: «Si vous avez la Force et la Connaissance et que vous ne profitiez pas de l’occasion, eh bien... malheur à vous.»

Ce n'est pas du tout une vengeance, ce n'est pas du tout une punition, mais vous attirez une nécessité, la nécessité d'une impulsion violente – réagir contre une violence.

(silence)

C'est une expérience que j'ai d'une façon de plus en plus claire: le contact avec cet Amour divin véritable, pour qu'il puisse se manifester, c'est-à-dire s'exprimer librement, ça demande une PUISSANCE chez les êtres et dans les choses... qui n'existe pas encore. Autrement, tout se disloque.

Il y a des tas de détails très probants, mais naturellement comme ce sont des «détails» ou des choses très personnelles, on ne peut pas en parler; mais sur la preuve ou les preuves d'expériences répétées, je suis obligée de dire ceci: quand cette Puissance d'Amour PUR – merveilleuse, n'est-ce pas, qui dépasse toute expression –, dès qu'elle commence à se manifester amplement, librement, c'est comme si des quantités de choses s'écroulaient tout de suite: elles ne peuvent pas tenir. Elles ne peuvent pas tenir, c'est dissous. Alors... alors tout s'arrête. Et cet arrêt, que l’on pourrait croire une disgrâce, c'est le contraire! c'est une Grâce infinie.

Rien que la perception un tout petit peu concrète et tangible de la différence entre la vibration dans laquelle on vit d'une façon normale et presque continue, et cette Vibration-là; rien que la constatation de cette infirmité, que j'appelle nauséeuse – vraiment, ça donne la nausée –, ça suffit à tout arrêter.

Pas plus tard qu'hier, ce matin, il y a de longs moments où cette Puissance se manifeste, puis tout d'un coup, il y a comme une Sagesse – une Sagesse incommensurable – qui fait que tout se détend dans une tranquillité parfaite: «Ce qui doit être sera, ça prendra le temps qu'il faudra.» Et alors tout va bien. Comme cela, tout va bien imédiatement. Mais la Splendeur s'éteint.

Il n'y a qu'à être patient.

Sri Aurobindo l’a écrit aussi: «Aspire intensément, mais sans impatience»... La différence entre l’intensité et l’impatience est très subtile (tout est une différence de vibration); c'est subtil, mais ça fait toute la différence.

Intensément, mais sans impatience... C'est cela: il faut être dans cet état-là.

Et puis pendant très longtemps, très longtemps, se contenter des résultats intérieurs, c'est-à-dire des résultats de réactions personnelles et individuelles, de contacts intérieurs avec le reste du monde; ne pas espérer ou vouloir trop tôt que les choses se matérialisent. Parce que l’on a une hâte qui généralement retarde les choses.

Si c'est comme ça, c'est comme ça.

Nous vivons – les hommes, je veux dire –, vivent harcelés. C'est une espèce de sentiment semi-conscient de la durée si courte de leur vie; ils n'y pensent pas, mais ils le sentent d'une façon semi-consciente; et alors ils sont tout le temps à vouloir – vite-vite-vite – passer d'une chose à l’autre, faire une chose vite pour passer à la suivante, au lieu que chaque chose vive dans son éternité propre. On est toujours à vouloir: en avant, en avant, en avant... Et on gâte le travail.

C'est pour cela que certains ont prêché: le seul moment important est le moment présent – pratiquement ce n'est pas vrai, mais au point de vue psychologique ce devrait être vrai. C'est-à-dire, vivre au maximum de sa possibilité à chaque minute, sans prévoir ou vouloir ou attendre ou préparer la suivante. Parce que l’on est tout le temps pressé-pressé-pressé... et on ne fait rien de bien. Et on est dans une tension intérieure qui est tout à fait fausse – tout à fait fausse.

Tous ceux qui ont essayé d'être sages l’ont toujours dit (les Chinois l’ont prêché, les Indiens l’ont prêché): vivre dans le sens de l’Éternité. En Europe aussi, on a dit qu'il faudrait contempler le ciel, les astres, et s'identifier à leur infinitude – toutes choses qui vous élargissent et vous apaisent.

Ce sont des moyens, mais c'est indispensable.

Et j'ai observé cela dans les cellules du corps: on dirait qu'elles sont toujours en hâte de faire ce qu'elles ont à faire de peur qu'elles n'aient pas le temps de le faire. Alors elles ne font rien convenablement. Les gens brouillons (il y a des gens qui bousculent tout, leurs mouvements sont brusques et brouillons), ont cela à un grand degré, cette espèce de hâte: faire vite, faire vite, faire vite... Hier, quelqu'un s'est plaint de douleurs rhumatismales dans le dos et il m'a dit: «Oh! ça fait perdre tant de temps, je fais les choses si lentement!» J'ai dit (Mère rit): «Et puis après!» – Il n'était pas content. N'est-ce pas, se plaindre quand on a mal, ça veut dire que l’on est douillet, et puis c'est tout, mais dire: «Je perds tant de temps, je fais les choses si lentement!», c'était le tableau très clair de cette hâte où sont les hommes – on traverse la vie en bolide... pour aller où?... patatras au bout!

À quoi ça sert?

(silence)

Au fond, la morale de tous ces aphorismes est qu'il est bien plus important d'ÊTRE que de paraître – il faut vivre et pas prétendre; et qu'il est beaucoup plus important de réaliser une chose entièrement, sincèrement, parfaitement, que de faire savoir aux autres qu'on la réalise!

C'est encore la même chose: quand on est dans la nécessité de dire ce que l’on fait, on abîme la moitié de son action.

Et pourtant, en même temps, ça vous aide à faire le point, à savoir exactement où vous en êtes.

C'était la sagesse du Bouddha quand il disait: «Le chemin du milieu», pas trop comme ceci, pas trop comme cela, pas tomber dans ceci, pas tomber dans cela – un peu de tout et un chemin équilibré... mais PUR.

La pureté et la sincérité, c'est la même chose.

18 septembre 1964

Je suis à la frontière d'une nouvelle perception de la vie.

La réaction ordinaire des hommes à l’activité des autres, à tout ce qui les entoure, leur manière générale et ordinaire de voir les choses, tout cela représente une certaine attitude de la conscience: c'est vu à un certain niveau. Et quand j'ai commenté ces Aphorismes, l’autre jour, je me suis aperçue tout d'un coup que le niveau était différent et l’angle tellement différent que l’autre attitude, la manière ordinaire de voir, paraît incompréhensible – on se demande comment on peut l’avoir, tellement c'est différent. Et pendant que je parlais, j'avais une sorte de sensation ou de perception que cette nouvelle «attitude» était en train de s'installer comme une chose naturelle, spontanée – ce n'est pas l’effet d'un effort de transformation: c'est une transformation déjà établie.

Ce n'est pas total, parce que les deux fonctionnements sont perceptibles, mais j'ai bon espoir que c'est en route. Alors ce sera intéressant.

C'est comme si certaines parties de la conscience muaient de l’état-chenille à l’état-papillon, quelque chose comme cela.

Et c'est juste en route. Mais en route suffisamment pour que la différence soit très perceptible. Quand ce sera fait, il y aura quelque chose d'établi.

(silence)

Il se trouve, de par la nécessité de certaines circonstances, que l’on me lit des choses que j'ai dites il y a dix ans (des déclarations, des remarques que j'ai faites): j'ai vraiment l’impression que c'est quelqu'un d'autre! Ça me paraît drôle.

Pourtant, à ce moment-là, c'était l’expression la plus sincère de la conscience... J'ai l’impression: «Ah! j'en étais encore là...» Une impression étrange.

Et pour les écrits de Sri Aurobindo (pas tous), c'est pareil; il y a certaines choses que j'avais vraiment comprises, en ce sens qu'elles étaient déjà comprises beaucoup plus profondément et plus vraiment que la mentalité même éclairée ne les comprend – c'était déjà senti et vécu –, et maintenant, ça prend un tout autre sens.

J'ai lu de ces phrases, de ces idées qui sont exprimées en quelques mots, trois-quatre mots, où il ne dit pas les choses pleine-ment: simplement, il les laisse tomber comme une goutte d'eau; à ce moment-là, quand je l’avais lu (quelquefois, il n'y a pas longtemps; quelquefois, il y a deux-trois ans seulement), j'avais eu une expérience, qui était déjà beaucoup plus profonde ou plus vaste que celle de l’intelligence, mais maintenant... il y a une étincelle de Lumière dedans qui tout d'un coup m'apparaît, et je dis: «Tiens! mais je n'avais pas vu ça!» Et c'est toute une compréhension ou un CONTACT avec les choses, que je n'avais jamais eu avant.

Ça m'est arrivé encore hier soir.

Et je me suis dit: «Mais alors... alors il y a là-dedans des choses... il faut faire beaucoup-beaucoup-beaucoup de chemin encore pour les comprendre vraiment,» Parce que cette étincelle de Lumière, c'est quelque chose de très-très pur – très intense et très pur –, avec un absolu dedans. Et puisque ça contient cela (cela, je ne l’ai pas toujours senti; j'ai senti autre chose, j'ai senti une grande lumière, j'ai senti un grand pouvoir, j'ai senti quelque chose qui expliquait tout déjà, mais cela, c'est autre chose, c'est quelque chose qui est par-delà), alors j'ai conclu (riant): «Eh bien, nous avons encore du chemin à faire avant de comprendre Sri Aurobindo!»

C'était assez réconfortant.

l’impression d'une sorte de certitude qu'il a ouvert des portes, et quand nous serons capables, nous passerons par ces portes.

Pas plus tard qu'hier. C'est intéressant.

Mais alors, ça vous laisse... muet.


(Un peu plus tard, à propos du dernier Aphorisme où Mère parlait de la hâte dans laquelle vivent les hommes.)

J'ai remarqué cela aussi (je ne sais pas si tu l’as remarqué): plus on est tranquille, immobile au-dedans de soi et que l’on a supprimé cette hâte dont je parlais, plus le temps passe vite. Et plus on est dans cette précipitation, plus le temps est long, traîne-traîne... C'est curieux.

Les années, les mois sont en train de passer avec une rapidité vertigineuse – et sans laisser de trace (c'est cela qui est intéressant). Alors, si l’on regarde ça, on commence à comprendre comment on peut vivre presque indéfiniment – parce qu'il n'y a plus cette friction du temps.1


Au moment de partir. À propos du prochain roman du disciple, «Le Sannyasin»:

Tu as quelque chose à dire?

Il y a une question que je suis en train de me poser depuis quelque temps, et je voudrais bien que tu la résolves pour moi... Je suis censé écrire une suite à «l’Orpailleur» – enfin on l’attend, et puis je l’ai pensé comme cela –, mais je ne voudrais vraiment pas le faire par une décision arbitraire. Je voudrais... Tu comprends, je ne voudrais pas que ce soit «moi» qui décide.

Tu m'as dit cela il y a quelque temps! (en état de «rêve»)

(Moqueuse) J'ai regardé, et j'ai vu ce que tu voulais écrire, mais je ne te le dirai pas!

J'ai vu deux choses, qui étaient comme concomitantes, ou superposées (elles occupaient le même espace); et l’une m'a paru être ce que tu avais voulu écrire, l’autre m'a paru être ce que tu écriras. C'était le même livre, mais il était très différent – très-très-très différent. Et c'était pourtant le même livre. J'ai même vu des images, j'ai vu des scènes, j'ai vu des phrases et j'ai vu presque toute l’histoire (si l’on peut appeler cela une histoire). Et c'était très intéressant, parce que l’un était mat et concret (il y avait comme une dureté dedans, c'était précis); tandis que l’autre était vibrant et encore incertain, et il y avait dedans des étincelles de lumière qui appelaient quelque chose, qui voulaient «faire descendre» quelque chose. Et l’un s'efforçait de prendre la place de l’autre.2

Alors j'ai suivi ça très bien, et puis, quand le travail a été fini (geste comme un écran qu'on tire), c'est parti comme toujours.

Mais je ne t'en parlais pas parce que je ne voulais rien dire; je voulais voir ce qui allait se passer.

J'ai l’impression que tu n'écriras que quand ce... ce vieux vêtement sera tombé – quand l’autre aura pris la place.

Je ne sais pas, c'était il y a quelques jours, pas très longtemps, peut-être une semaine ou deux, je ne me souviens plus (le temps, je ne sais jamais), mais enfin j'ai eu l’impression que c'était quelque chose qui se préparait dans ton atmosphère subtile, et que quand le moment sera venu, ça fera simplement comme ça (geste de chute vertical), ça te tombera sur la tête (!), puis tu sentiras la nécessité d'écrire.

Et j'attendais cela.

Je n'ai pas l’impression que ce soit très-très imédiat, mais c'est clairement en voie de réalisation. C'est tout ce que je peux te dire à ce sujet.

J'ai même vu des choses assez intéressantes parce qu'il y avait des événements qui étaient comme des réminiscences de tes vies passées, et ça trouvait sa place dans ton livre. Ces choses sont encore tout à fait dans ton subliminal (ils appellent ça «subliminal», je crois? c'est quelque chose qui n'est pas le subconscient et qui n'est pas le clair supraconscient; c'est une sorte de subconscience subliminale). C'est là, c'est resté comme un souvenir et c'est clair. Et cette réminiscence, c'est comme... Tu sais, ce que l’on met dans une statue d'argile pour la faire tenir?

l’armature.

C'est l’armature du livre.

Mais une armature qui, probablement, ne se manifestera pas; c'est seulement quelque chose qui donnera une cohésion – mais pas visible –, une cohésion non exprimée.

C'est tout ce que j'ai vu.

Mais c'est intéressant, parce que quand j'ai eu fini de voir toutes ces choses, je me suis dit: «Tiens! est-ce que par hasard il penserait à écrire son livre?»

J'y pensais, mais je ne voulais pas que ce soit une décision arbitraire.

C'est cela. Ce n'est pas encore prêt; quand ce sera prêt, ça te tombera sur la tête.

(Mère regarde au-dessus de la tête du disciple)

C'est bien établi, là – c'est très-très... ça devient de plus en plus précis, clair. C'est bien établi. C'est au-dessus de ta tête, très bien établi.

23 septembre 1964

(À propos d'un disciple qui suit une discipline tantrique:)

...«Il» l’a totalement abruti. Il a six-sept heures de japa par jour.

À un certain point de vue, c'est bon, parce que W n'a jamais été capable d'aller jusqu'au bout des choses, c'est la première fois qu'il persévère. De ce point de vue, c'est bon pour son caractère. Seulement, la quantité m'a parue fantastique! Il a trois lakhs1 de ceci, quatre lakhs de cela, des six-sept heures de récitation par jour... C'est beaucoup. Et puis on reste assis tout le temps dans la même position – si encore il pouvait le faire en marchant.

Oui, en un temps, j'en faisais cinq à six heures par jour.

Mais est-ce que cela a eu un effet sur le contrôle de toi-même?

Je ne sais pas.

Moi non plus!

Je ne sais pas ce qui est le fruit du japa ou simplement le fruit d'une décantation: je ne peux pas dire. Je sais que quand je fais mon japa, il y a une force assez concentrée, mais je ne sais pas si ça tient au japa ou, tout simplement, au fait que je me concentre. Je ne peux pas dire.

Oh! tu veux parler des mots du japa – ces mots n'ont que le pouvoir donné par les générations qui les ont répétés.

(silence)

Il y a un son qui, pour moi, a un pouvoir extraordinaire – extraordinaire – et universel (c'est cela qui est important): ça ne dépend pas de la langue que l’on parle, ça ne dépend pas de l’éducation que l’on a reçue, ça ne dépend pas de l’atmosphère que l’on respire. Et ce son-là, sans rien savoir, quand j'étais enfant, je le disais (tu sais en français, on dit «oh!»; eh bien, je disais «OM»! sans savoir), et là, oui, j'ai fait toutes sortes d'expériences sur ce son – c'est même fantastique, fantastique! C'est incroyable.

Et alors, si l’on bâtit autour de ça quelque chose qui correspond à sa propre aspiration: des sons ou des mots qui, pour vous, évoquent un état d'âme, alors c'est très bien.

Tout ce qui est traditionnel bénéficie du pouvoir de la tradition, c'est entendu, mais c'est forcément très limité – moi, ça me donne l’impression d'être racorni, desséché; c'est comme si l’on avait tiré tout le jus que ça pouvait contenir (!) Excepté si les sons, spontanément, correspondent en vous à un état d’âme.2

J'ai remarqué que ce japa, automatiquement, provoquait un déclenchement très actif du mental physique.

Physique!

Oui, c'est-à-dire que quand je me mets à faire le japa, je suis assailli par une quantité de questions matérielles, des toutes petites choses matérielles de la journée, qui reviennent. Des choses sans intérêt. C'est comme si le japa agissait sur ce mental-là, sur ce bout de mental physique.

Oui, ça veut agir là. C'est pour cela que son action est abrutissante – c'est pour abrutir ce mental. Mais il y a des gens qui ne peuvent pas être abrutis, mon petit!... C'est très bon pour l’humanité moyenne, ça peut aider l’humanité moyenne, mais ceux qui ont une intellectualité, ça ne peut pas agir.

(Ici, Mère fait diverses réflexions sur le gourou tantrique et décrit certaines choses qu'Elle a vues à son sujet:)

...Ça vient avec des images, c'est une espèce de perception cinématographique...

(Puis Elle enchaîne:)

...Il y a toute une partie de la conscience la plus matérielle, tout à fait physique (justement celle qui participe à l’innombrable-minuscule activité de chaque jour) qui, évidemment, est très difficile à supporter. Dans la vie ordinaire, c'est passable, c'est supportable parce que l’on y prend de l’intérêt et que l’on a quelquefois du plaisir – toute cette vie de surface qui fait que... on voit une jolie chose, ça vous fait plaisir; on a un bon goût dans la bouche, ça vous fait plaisir; enfin tous ces petits plaisirs, si futiles, mais qui aident à supporter l’existence. Ceux qui n'ont pas la conscience intérieure et le rapport avec ce qui est derrière tout cela ne pourraient pas vivre s'ils n'avaient pas un petit plaisir. Alors il y a un tas de tout petits problèmes qui se posent, des problèmes de l’existence matérielle, qui expliquent parfaitement bien que ceux qui n'avaient plus de désir, et par conséquent ne prenaient plus plaisir à rien, avaient une seule idée: «À quoi sert tout ça!» Et de fait, si l’on n'avait pas le sentiment qu'il faut supporter tout ça parce que cela mène à quelque chose d'autre, qui est tout à fait différent de nature et d'expression, ce serait d'une fadeur et d'une puérilité, d'une mesquinerie, qui deviendrait tout à fait insupportable. C'est ce qui explique certainement l’aspiration au Nirvâna et la fuite hors de ce monde.

Il y a donc ce problème, un problème de chaque seconde, que je dois résoudre à chaque seconde par l’attitude correspondante qui mène à la Vraie Chose; et en même temps, cette autre attitude de l’acceptation de ce qui est – de ce qui mène, par exemple, à la désintégration: l’acceptation de la désintégration, de la défaite, de la décomposition, de l’amoindrissement, de la déchéance – toutes ces choses qui, naturellement, pour l’homme ordinaire, sont détestables et contre lesquelles il réagit violemment. Mais puisque l’on vous dit que tout est l’expression de la Volonté divine et doit être accepté comme la Volonté divine, alors vient ce problème, qui se pose d'une façon presque constante et à chaque minute: si l’on accepte ça comme l’expression de la Volonté divine, tout naturellement les choses se dérouleront selon leur manière habituelle de désintégration, mais quelle est l’attitude vraie pour que l’on puisse garder cette égalité parfaite en toutes circonstances, et en même temps donner le maximum de force, de puissance, de volonté, à la Perfection qui doit se réaliser?

Dès que l’on touche au plan, même vital, même le vital inférieur, le problème ne se pose pas, c'est très facile; mais ici, dans les cellules du corps, dans cette vie? Dans cette vie si rétrécie, si racornie, si microscopique, de chaque minute... Comment faire quand on sait qu'il ne faut pas faire intervenir une volonté de rejet de tout ce qui est une déchéance, et en même temps que l’on ne peut pas accepter la déchéance parce que l’on ne conçoit pas qu'elle soit une parfaite expression du Divin?

C'est très subtil... il y a quelque chose à trouver; et c'est une chose que, évidemment, je n'ai pas trouvée parce que ça revient, ça revient... Il y a des moments même où je dis: «Oh! la Paix, la Paix, la Paix...», et alors je sens que c'est une faiblesse. Je dis: «Se laisser aller, ne penser à rien, ne pas chercher à savoir», et alors tout de suite, quelque chose se lève, là, quelque part, et dit: tamas.

(silence)

N'est-ce pas, mentalement, ce n'est pas un problème, tout cela est résolu et c'est très bien. Mais c'est là, c'est dedans – on ne peut même pas dire dans la sensation parce que je ne vis pas dans les sensations. C'est un problème de conscience, de la conscience de ce corps.

Et je sens bien que le problème ne pourrait disparaître que si, vraiment, la Conscience suprême prenait possession des cellules et les faisait vivre, agir, mouvoir, comme cela, qu'elles aient l’impression de la Toute-Puissance qui s'empare d'elles, et puis c'est fini, elles ne sont plus responsables de rien. Ça paraît être la seule solution. Alors vient la prière: «Quand est-ce que ça viendra?»

«Aspire avec intensité, mais sans impatience»...

Et ce n'est même pas que j'aie le sentiment que les années passent – il n'y a rien de tout cela, ce n'est pas cela! C'est le problème de la seconde à la seconde, de la minute à la minute. Je ne pense pas du tout: «Oh! les années passent...», tout cela est fini depuis longtemps. Ce n'est pas cela, c'est... le chemin facile de l’acceptation passive, et qui mène évidemment («évidemment», c'est-à-dire non par raisonnement mais par expérience), qui mène à l’accentuation de la déchéance; ou cette intensité d'aspiration à la Perfection qui doit se manifester, à tout ce qui doit être, et qui maintient tout immobile dans cette attente. C'est l’opposition entre ces deux attitudes.

Aggravé par le fait que la bonne volonté (forcément ignorante) des cellules ne sait pas si l’une est meilleure que l’autre, si l’on doit choisir entre les deux, si l’on doit accepter les deux – elles ne savent pas! Et comme ce n'est pas mentalisé ni formulé ni avec des mots, c'est très difficile. Oh! dès que les mots viennent... tout ce qui a été dit revient, et c'est fini. Ce n'est pas cela, ce n'est plus cela. Même si des sensations fortes viennent, une force vitale, ce n'est plus un problème. C'est seulement LÀ, dans ça (Mère frappe son corps).

Les nuits, par exemple, sont une longue conscience, une grande action, une découverte de toutes sortes de choses, le point de la situation telle qu'elle est – mais il n'y a pas de problèmes! Mais de la minute où le corps (je ne peux pas dire «se réveille» parce qu'il n'est pas endormi: il est seulement dans un état de repos suffisamment complet pour que ses difficultés personnelles n'entrent pas en question), mais de temps en temps, ce que nous appellerons le «réveil» se produit, c'est-à-dire que la conscience purement physique revient – et tout le problème revient, instantanément. Instantanément ce problème est là. Et sans se souvenir: ça ne vient pas parce que l’on se souvient du problème, c'est le problème qui est là, dans les cellules mêmes.

Et la matinée, oh!... Toutes les matinées sont difficiles. C'est curieux, la vie dans son ensemble passe avec une rapidité presque vertigineuse – les semaines, les mois passent comme cela –, et les matinées, à peu près trois heures le matin, ça dure comme un siècle! Chaque minute est gagnée au prix d'un effort. C'est le moment du travail dans le corps, pour le corps, et pas seulement un corps: par exemple, toutes les vibrations des gens malades, tous ces problèmes d'existence, ça vient de partout. Et pendant ces trois heures, c'est la tension, la lutte, la recherche aiguë de ce qui doit être fait ou de l’attitude qui doit être prise... C'est à ce moment-là que j'ai expérimenté le pouvoir du mantra. Pendant ces trois heures, je répète mon mantra automatiquement, sans arrêt; et chaque fois que la difficulté augmente, il y a une sorte de Puissance qui entre dans ces mots et qui agit sur la Matière. Et c'est pour cela que je sais: sans ça, ce travail-là ne pourrait pas être fait. Mais c'est pour cela que je dis: ce doit être votre mantra, pas quelque chose que vous avez reçu de qui que ce soit – le mantra qui est venu spontanément de votre être profond (geste au cœur), de votre guide intérieur. C'est ça qui tient. Quand on ne sait pas, qu'on ne comprend pas, qu'on ne veut pas faire intervenir le mental et que l’on est... ça, c'est là; le mantra est là; et ça vous aide à passer. Ça aide à passer. Ça sauve la situation dans les moments critiques, c'est un soutien considérable, considérable.

Pendant ces trois heures-là (trois heures, trois heures et demie), c'est constant-constant, sans arrêt. Alors les mots jaillissent
(geste du cœur). Et quand la situation devient critique, que ce désordre, cette désintégration semble gagner du pouvoir, c'est comme si le mantra se gonflait de force et... ça rétablit l’ordre.

Et ce n'est pas une fois, ce n'est pas un mois, ce n'est pas une année: c'est depuis des années comme cela, et ça va en augmentant.

Mais c'est un dur travail.

Et après cela, après ces heures-là, le contact avec l’extérieur recommence: je recommence à voir des gens et à faire le travail extérieur, entendre des lettres, répondre, prendre des décisions; et chaque personne, chaque lettre, chaque action apporte son volume de désordre, de désharmonie et de désintégration. Et c'est comme si l’on vous versait ça en tombereaux sur la tête. Et il faut tenir le coup.

Là, quelquefois, ça devient très difficile. Il faut tenir le coup.

Quand on peut rester tranquille, silencieux, c'est bien, mais quand il faut prendre des décisions, entendre des lettres, répondre... Alors quand c'est trop à la fois et que les gens qui l’apportent, apportent en plus leur propre désordre, c'est quelquefois beaucoup.

Et c'est d'une nature si subtile que c'est incompréhensible pour les gens qui vous entourent; ça paraît faire des embarras pour rien. Ce sont des choses que, dans leur inconscience, ils ne sentent pas du tout, du tout, du tout – il faut qu'il y ait des cris, des querelles et presque des batailles pour qu'ils s'aperçoivent qu'il y a du désordre!

Voilà.

Je n'avais pas l’intention de te raconter tout ça parce que c'est... ça ne sert à rien.

26 septembre 1964

J'aime mieux ne pas parler, parce que...

C'est un labeur terriblement obscur et sans effet bien visible. Il y a des gens qui proclament qu'ils font des miracles avec mon nom ou avec ma force – ressusciter des mourants, enfin des choses admirables. Pour moi, ça sent tout de suite l’ego, d'une lieue; et l’ego, ça veut dire des entités vitales qui profitent. Je n'aime pas ça.

C'est un labeur de chaque minute et sans arrêt, nuit et jour.

Encore cette nuit... Je passais en des lieux étranges avec des gens que je connais très bien, et que je vois pour la première fois de cette façon. C'est comme si j'entrais dans toutes sortes d'endroits où je ne suis jamais allée auparavant, où il se passe des choses fantastiques: où des gens, que je connais très bien physiquement apparaissent là sous des aspects et avec des activités vraiment inattendus – c'est ahurissant.

Cette nuit, ça a duré des heures.

Incroyable.

Alors on se demande: «Quand arrivera-t-on à une fin?» Il y en a toujours-toujours-toujours... C'est une vraie démonstration de nouveaux désordres, de nouvelles façons de voir les choses. Ce sont comme de nouveaux aspects du monde.

J'y vais en pleine conscience, je suis tout à fait consciente, de la totalité de ma conscience, et j'assiste, extérieurement impuissante, à un tas de choses incroyables.

Ça se traduit matériellement par toutes sortes de circonstances vraiment inattendues et assez chaotiques comme si le Désordre allait croissant.

C'est incontestablement une préparation, mais combien de temps ça va durer?... C'est comme si l’on voulait me démontrer – me faire une démonstration en détail – comment le monde est absolument fermé à l’Influence supérieure: tout ce qui lui arrive, dès que ça le touche, est tordu. C'est tordu, déformé au point d'être méconnaissable.

C'est presque comme si l’on me faisait toucher le bas-fond de l’insanité, au sens étymologique du mot.

Voilà, alors si tu as quelque chose d'un peu plus réconfortant?1 (Mère rit)

Je ne sais pas si cela t'intéressera, on m'a posé un problème.

Ah! qui?

Un problème d'ordre «spirituel».

Oh!... Qui t'a posé?

Mon frère.

Oh! bon, très bien.

Ça t'intéresserait?

Oui, ça m'intéresse. Ton frère, j'y ai beaucoup pensé ces temps derniers, beaucoup; c'est-à-dire, pour dire les choses exactement, qu'il a certainement pensé à moi (à «moi», enfin pas à moi comme cela dans ce corps – tu comprends ce que je veux dire).

Dis.

Il est médecin, tu sais.

Oui, ça ne m'étonne pas!

Alors voilà ce qu'il m'écrit: «... Il y a aussi une chose épuisante dans ce métier, c'est le Mensonge...

(Mère approuve de la tête.)

... quand il faut, jour après jour, accompagner jusqu'à la mort un être qui a peur de la mort et vient boire au creux de votre main le mensonge sans cesse fignolé. Les médecins disent que c'est la grandeur du métier – je ne trouve pas. Je suis un sacré bon menteur pourtant – c'est pour cela qu'on m'aime –, mais je ne peux plus supporter cette imposture soi-disant charitable qui est le mépris de soi-même et de l’autre. Et qui m'a donné le droit de décider que celui-ci ou celle-là n'a pas droit à la Vérité, à sa dernière vérité?... Laissons cela – les religions ni la science ne m'ont donné de réponse à cette question.»

Évidemment, il n'y aurait qu'une solution: perdre la conscience mentale qui vous donne la perception ou la sensation que vous dites un «mensonge» ou une chose «vraie»; et on ne peut obtenir cela que quand on passe à l’état supérieur où notre notion de mensonge et de vérité disparaît. Parce que, quand nous parlons avec la conscience mentale ordinaire, même quand nous sommes convaincus que nous disons la complète vérité, nous ne le faisons pas; et même quand nous pensons que nous disons un mensonge, quelquefois ce n'en est pas un. Nous n'avons pas la capacité de discerner ce qui est vrai et ce qui n'est pas vrai – parce que nous vivons dans une conscience mensongère.

Mais il y a un état dans lequel, d'abord on ne prend plus de décisions «personnelles», ensuite on est comme un miroir qui reflète l’exact BESOIN véritable (c'est-à-dire spirituel) du malade, mettons, et l’exacte chose qu'il doit savoir pour que le reste de sa vie (ce qui lui reste de vie) lui apporte le maximum de possibilités de progrès.

Et quand on perçoit cela, on voit aussi que la façon humaine (la façon du docteur humain) de voir la maladie n'est pas conforme à la vision supérieure de ce MÊME état du corps; et que, dans chaque cas (pas d'une façon générale pour tous les cas), mais dans chaque cas, il y a UNE chose à dire, qui est la Vraie Chose, même si, par exemple, c'est d'apporter au malade le sentiment d'une durée de vie. On peut déplacer sa conscience et placer sa conscience dans la partie de l’être du malade qui dure... C'est difficile à expliquer, mais je dis cela par expérience parce que ce problème-là, je l’ai rencontré très souvent. Juste maintenant, ici, il y a une personne qui a eu plusieurs cancers, qui a été opérée et que l’on a fait durer des années avec les opérations et les traitements; seulement, on lui dit les mensonges habituels; mais elle me demande à moi, elle me demande ce que, moi, je vois et ce que, moi, je sais. Alors j'ai eu l’occasion de voir quelle était la réponse à donner...

C'est pour ainsi dire comme le moyen pratique d'obliger le docteur à entrer dans une conscience supérieure. Ce doit être cette crise-là qui est venue à ton frère; il est arrivé à un moment où il est dans une obligation impérative – une obligation de métier – d'entrer dans une conscience supérieure. Parce que, dans l’état où il est, il doit mentir très mal – il dit qu'il est très bon menteur, mais la perception qu'il a maintenant doit faire qu'en même temps que son mensonge, le doute entre dans la conscience du malade. Et alors il ne fait pas ce qui est considéré comme la chose utile.

À mon avis, au point de vue pratique et extérieur, j'ai vu plus souvent le cas où le mensonge avait un mauvais effet que le cas où la vérité avait un mauvais effet. Mais tout dépend de la conscience du docteur.

Et je sais, alors d'une façon certaine, que si l’on peut être dans cette conscience claire, on voit que l’état de maladie était certainement une nécessité, souvent une nécessité voulue (non seulement acceptée et subie, mais voulue) de l’âme pour avancer plus vite sur le chemin – pour gagner du temps, gagner des vies. Et si l’on peut, si on a le pouvoir de mettre cette âme en rapport avec la force qui dirige son existence et qui la mène au progrès, à la Réalisation, on fait une œuvre d'une qualité tout à fait supérieure.

Tu sais cela: que les mêmes mots, les mêmes phrases, dites par quelqu'un qui voit et sait, et dites par l’ignorant ordinaire, changent complètement de nature et de pouvoir – et d'action. Il y a une façon de dire qui est la façon vraie, quels que soient les mots que l’on dise. Et c'est ça, la solution: c'est au-dedans de lui-même, dans les profondeurs de son être, qu'il doit trouver cette lumière-là – la lumière qui sait ce qui doit être dit et comment ce doit être dit. Et alors ce sentiment de responsabilité et de complicité avec le mensonge, c'est fini, ça disparaît complètement. Et il dit nécessairement, forcément, absolument, la chose qu'il faut et comme il faut, de la manière qu'il faut.

Oh! quelle belle réalisation à faire! on peut faire une belle oeuvre comme cela... Pouvoir sentir, voir la chose à dire, et c'est ça qu'il faut dire – pas avec la pensée: «Cet homme va mourir et il faut qu'il ne soit pas trop malheureux, et on doit le...», tout ça est tout à fait inutile. Tout à fait inutile et on se met soi-même dans une sorte de bouillie mentale; et ça n'aide pas vraiment, ça ne fait pas l’effet qu'on croit. Tandis que cette vision intérieure... voir pourquoi cet être est malade et ce que ce désordre physique exprime dans la destinée de l’âme de cet homme ou de cette femme – c'est magnifique, magnifique!

Et au fond, il est tout aussi inutile de dire: «Vous allez guérir» que de dire: «Vous ne guérirez pas», les deux sont également inexacts au point de vue de la Vérité vraie, et pas satisfaisants pour quelqu'un qui a déjà un commencement de contact avec une autre vie que la vie physique.

Et même quand le malade vous dit: «Je guérirai, n'est-ce pas?» ou quand il pose la question de sa durée, il y a une façon de répondre, même matériellement, qui n'est ni oui ni non, mais qui est vraie et qui a un pouvoir d'ouverture intérieure.

Je suis, figure-toi, depuis longtemps à la recherche d'un docteur, d'un homme qui ait la connaissance médicale complète, qui sache tout ce que l’on sait maintenant sur le corps humain et la façon de le soigner, et qui puisse avoir le contact avec la conscience supérieure. Parce que. à travers un instrument comme celui-là, on pourrait faire des choses très-très intéressantes – très intéressantes.2

(silence)

Il existe un domaine où il n'y a plus ni «maladie» ni «guérison», mais seulement: désordre, confusion; harmonie et organisation. Un domaine où c'est comme cela pour tout-tout ce qui se passe dans le corps, et forcément, d'abord, pour tout ce qui touche le fonctionnement des organes eux-mêmes (le désordre des organes eux-mêmes), et là, il y a toute une façon de voir qui vous mène très près de la Vérité... Restent seulement les maladies qui viennent du dehors, comme les maladies contagieuses par les germes, les microbes, les bacilles, et toutes ces histoires, les virus – ça reste encore sous l’aspect d'«attaques de forces adverses», c'est un autre plan d'action. Mais il y a un point où ça se rejoint... J'aimerais, oh! j'aimerais beaucoup parler de certaines choses ou de certains détails de fonctionnement du corps et d'organisation avec un homme qui saurait à fond l’anatomie, la biologie, la chimie physique et corporelle – toutes ces choses à fond –, et qui COMPRENNE, qui soit prêt à comprendre que tout cela, c'est une projection d'autres forces, de forces plus subtiles; qui puisse sentir comme je sens, moi, dans mon corps. Ce serait très intéressant.3

(silence)

C'est le premier pas. N'est-ce pas, il pose le problème d'un point de vue purement mental: dire ce qu'il est convenu d'appeler la «vérité» (ce qui n'est pas vrai) et dire ce qu'il est convenu d'appeler un «mensonge» (ce qui n'est peut-être pas du tout ce que l’on croit: ce n'est pas un mensonge mais simplement la contradiction ou l’opposé de ce que l’on considère comme la «vérité» – même chose). Mais pour trouver la solution, il faut monter là-haut – où l’on voit, où l’on peut voir d'une façon tout à fait concrète que cette «vérité» n'est pas absolue et que ce «mensonge» n'est pas absolu, et qu'il y a quelque chose d'autre – une autre manière de voir –, où les choses ne sont plus comme cela.

Et alors... alors dire la Vraie Chose: le mot juste (le mot, la phrase); avoir la pensée qui est la vraie pensée dans chaque cas – quel pouvoir merveilleux on aurait sur son malade! Ce serait magnifique.

N'est-ce pas, savoir toutes les questions matérielles, cellulaires, avec toute la connaissance de tous les détails, et en même temps avoir cette vision-là. Si l’on mettait les deux ensemble, on serait... un docteur divin. Ce serait merveilleux.

Sortir du problème moral pour en faire un problème spirituel. Et ce n'est plus un «problème».

Voilà, mon petit.

(long silence)

Mais je pense souvent à ton frère.

Quand as-tu reçu cette lettre?

Il y a déjà quelque temps, presque un mois.

Non, il n'y a pas longtemps. Ces jours derniers encore, je pensais à lui. Peut-être a-t-il encore écrit une fois?...

(silence)

Tu demanderas à ton frère s'il a vu les différents cas: par exemple, le cas où il avait prévu la fin et où le malade a guéri, ou bien le cas contraire où il comptait sur la guérison et le malade est parti; mais surtout le cas (le plus intéressant) où la science médicale déclare que l’on est inguérissable et l’on guérit – s'il a observé des cas comme cela et s'il peut donner des exemples; naturellement, sans phraséologie, simplement décrire ce qu'il a vu; je veux dire: ce qui est arrivé au malade et comment il se fait qu'il ait guéri (ça, il ne peut pas le savoir, mais extérieurement il peut dire ce qui est arrivé).

Est-ce qu'il croit à la possibilité d'une intervention d'un autre ordre?

Oh! oui, sûrement. Au contraire, il cherche à attraper...

À attraper ça... Oui, c'est mon impression.

(silence)

Il y a deux choses... l’une, par exemple, que j'ai souvent observée: une maladie se déclenche, ou un désordre se déclenche, et il y a comme une... ce n'est pas une contagion (comment expliquer ça?), ce serait presque comme une «imitation», mais ce n'est pas tout à fait cela. Disons qu'un ensemble de cellules flanche; pour une raison quelconque (il y a d'innombrables raisons), elles subissent le désordre – obéissent au désordre – et il y a un point qui devient «malade» selon la vision ordinaire des maladies; mais cette intrusion du Désordre se fait sentir partout, elle a des répercussions partout: partout où il y a un point plus faible ou moins résistant à l’attaque, ça se manifeste. Par exemple, prends quelqu'un qui a l’habitude d'avoir mal à la tête, ou mal aux dents, ou une toux, ou des douleurs névralgiques, n'importe, un tas de petites choses comme cela, qui vont, viennent, croissent, diminuent. Mais s'il y a une attaque de Désordre quelque part, sérieuse, tous ces petits troubles réapparaissent imédiatement, ici, là, là... C'est un fait que j'ai observé. Et le mouvement contraire suit le même schéma: si l’on arrive à apporter à l’endroit attaqué la vraie Vibration – la Vibration d'Ordre et d'Harmonie – et que l’on arrête le Désordre... toutes les autres choses se remettent en ordre, comme automatiquement.

Et ce n'est pas par une contagion, n'est-ce pas; ce n'est pas, par exemple, que le sang apporte la maladie ici et là, ce n'est pas cela: c'est... presque comme un esprit d'imitation.

Mais la vérité, c'est que l’Harmonie qui maintient tout est attaquée, elle a fléchi, et qu'alors tout se désorganise (chaque chose à sa manière et selon son habitude).

Et je parle ici des cellules du corps, mais c'est la même chose pour les événements extérieurs, jusqu'aux événements mondiaux. C'est même remarquable au point de vue des tremblements de terre, des éruptions de volcan, etc.; il semblerait que la terre tout entière soit comme le corps, c'est-à-dire que si un point fléchit et manifeste le Désordre, tous les points sensibles subissent le même effet.

Au point de vue humain, dans une foule, c'est extraordinaire-ment précis: la contagion d'une vibration – surtout les vibrations de désordre (mais les autres aussi).

Et c'est une démonstration tout à fait concrète de l’Unité. C'est très intéressant.

C'est une chose que j'ai observée au point de vue des cellules du corps des centaines et des centaines de fois. Et alors, on n'a plus du tout cette impression mentale d'un «désordre qui s'ajoute à l’autre, ce qui rend le problème plus difficile» – ce n'est pas du tout cela, c'est... si l’on touche au centre, tout le reste naturellement rentrera dans l’ordre. Et c'est un fait: si le centre du désordre est remis en ordre, tout s'ensuit naturellement, sans attention spéciale.

Au point de vue humain, au point de vue des révolutions, au point de vue des bagarres, au point de vue des guerres, c'est extraordinaire d'exactitude, de précision.

Une démonstration tout à fait concrète de l’Unité.

Et c'est par cette connaissance de l’Unité qu'on a la clef.

On se demande comment, par exemple, l’action d'un homme ou d'une pensée peut remettre les choses en ordre – c'est comme cela. Non pas qu'il faille penser à tous les endroits troublés, non: il faut toucher le centre. Et tout rentrerait dans l’ordre, automatiquement.4

(silence)

Voilà, il faut guérir, mon petit.


(Vers la fin de cette entrevue, on apporte une lettre «urgente» à Mère, d'une disciple. Mère rit et sans lire la lettre, griffonne la réponse:)

Elle m'avait déjà écrit l’autre jour, elle est vexée parce que je ne peux plus lire! (c'était moi qui lisais Savitri à haute voix et elle voulait l’enregistrer). Je lui ai dit: «Je ne peux plus lire, ce n'est pas possible.» Alors elle m'a écrit qu'il fallait que «j'use de ma Grâce» pour guérir mes yeux!

Je ne lui ai pas répondu. Mais juste maintenant, comme je finissais de te parler, c'est venu, ma réponse. C'est venu, c'est-à-dire qu'il m'a dit: «Écris-lui ça.» Alors j'ai écrit ça:

Il n'y a pas de «je» qui prend une décision.
Il y a seulement la Volonté du Seigneur
qui décide de tout.
Et s'il décide que mes yeux
retrouveront la capacité de lire,
je la retrouverai.

Un point c'est tout, fini, il n'y a plus de problème!

Maintenant, elle doit être sens dessus dessous parce que je n'ai pas encore répondu!

Ils ne peuvent pas se mettre ça dans la tête! Tu sais, pour eux, quand ils disent que «il y a une Grâce», la Grâce est faite pour faire ce qu'ils veulent, n'est-ce pas, et si elle ne fait pas ce qu'ils veulent, il n'y a pas de Grâce! C'est la même chose pour ceux qui n'acceptent l’idée de Dieu que si Dieu fait exactement ce qu'ils veulent, et s'il ne fait pas ce qu'ils veulent, il n'y a pas de Dieu: «Ce n'est pas vrai, c'est un imposteur»!

C'est comique.

30 septembre 1964

W est revenu de son «séjour tantrique» – après être tombé malade! Il paraît que X lui a donné un nouveau mantra qui doit se faire en trois périodes de plusieurs lakhs chacune, et il lui a dit: «Jusqu'à présent, tous ceux à qui j'ai donné ce mantra n'ont pas pu arriver au bout», et il l’a prévenu: «Vous serez attaqué dans votre pensée, dans vos sentiments et dans votre corps.» Ça n'a pas manqué: W a eu la fièvre, une sorte de malaise partout, toutes sortes de suggestions qui surgissaient d'en bas. J'avoue que ça m'a laissée songeuse... Aller faire la bataille avec les forces adverses dans leur propre domaine, les provoquer, c'est une méthode vraiment particulière... J'ai dit à W (et en tout cas je veillerai à ce que les deux autres «périodes» ne se passent pas comme cela) que je tiendrai ces messieurs à distance.

Aller les chercher chez eux, sur leur propre terrain, pour se battre avec, ça me paraît...

Mais ce sont les gardiens d'un certain pouvoir, et si l’on veut ce pouvoir, il faut aller se battre avec?

Moi, il m'avait semblé qu'il fallait plutôt les tenir à l’écart. Avec Théon, il était souvent question des forces adverses, des êtres hostiles, et ils prenaient une grande place dans le développement de soi et dans l’action. Mais Sri Aurobindo, lui, disait que cette notion était utile surtout au point de vue psychologique et personnel, parce qu'il est plus facile de lutter contre les difficultés quand on considère qu'elles viennent du «dehors», comme une attaque venant du dehors, que si l’on pense que c'est sa propre nature. Non pas qu'il niait leur existence, loin de là, mais le chemin dépend beaucoup de l’attitude que l’on prend et de la construction mentale que l’on a, n'est-ce pas.

Sri Aurobindo insistait plus sur l’Unité: il disait que même ce que nous considérons comme les pires adversaires, c'est encore une forme du Suprême, qui, volontairement ou non, consciemment ou non, aide à la transformation générale. Ça me paraît plus vaste, plus profond, plus compréhensif.

Et j'essayais de baser l’action là-dessus plus que sur cette bataille constante avec des forces qui font opposition. Parce que, en admettant cette idée-là, on conçoit que si l’on fait le progrès nécessaire, si l’on a la connaissance et la conscience divines, la raison d'être même de ces forces disparaît, et par conséquent elles ne peuvent plus rester.

Au point de vue pratique, j'ai vu des exemples évidents de cela; c'était même mon grand argument avec Dourga (je t'ai raconté, n'est-ce pas, qu'elle venait au moment des poudjâs et que, il y a deux ans, elle a fait sa «soumission»), c'était mon grand argument, je lui ai dit: «Mais la raison d'être de ton existence dans cette forme – dans cette forme d'action combative – disparaîtrait si tu obtenais par identification les pouvoirs qui rendent ces forces-là inutiles.» Et c'est après lui avoir dit ces choses qu'elle a fait sa soumission à la Volonté suprême; elle a dit: «Je ferai ce que le Suprême veut que je fasse.»

C'était un résultat vraiment très intéressant.

Mais si l’on regarde d'un autre point de vue, j'avais remarqué – ou plutôt NOUS avions remarqué (Mère et le disciple) – que la présence ou le contact de X amenait toujours des conflits, des difficultés, une sorte de lutte avec la Nature (personnelle ou ambiante). Mais ce serait conforme à sa ligne d'action si l’on en juge par l’effet de ses mantras; et sa ligne d'action, à cause de ce qu'il est lui-même, se situe dans un domaine relativement très matériel: le physique, le vital imédiat et le mental physique – pas le mental supérieur, spéculatif ou intellectuel, non: le mental physique, celui qui a une action sur la Matière, puis le vital avec toutes les entités du vital (il en parle toujours, et il donne les moyens aussi de les maîtriser, de les dominer), et puis le physique. Et quand les gens autour de lui se plaignaient de maux de tête ou de difficultés, il m'a dit une fois (il me l’a dit lui-même, c'était en bas, je me souviens): «Je les mets en rapport avec la Nature pas habituelle.» Donc, ça fait partie de son mode d'action. Et ça m'a frappée, je me souviens de cela, ça m'a frappée, parce que plusieurs fois quand je sentais une pression, un malaise, quelque chose de désagréable, je me disais: «Est-ce parce que la force qui agit est inaccoutumée pour les cellules du corps?» Alors je faisais un travail d'ouverture, d'élargissement, et à dire vrai cela réussissait toujours: le malaise s'arrêtait toujours.

Sri Aurobindo a dit que tous les tantriques commençaient par en bas; ils commençaient par tout en bas, et alors tout en bas ce doit être comme cela, évidemment; tandis que, pour lui, on allait de haut en bas, et alors on dominait la situation. Mais si l’on commence par tout en bas, il est évident que tout en bas c'est comme cela: tout ce qui est un peu plus fort ou un peu plus vaste ou un peu plus vrai ou un peu plus pur que la Nature ordinaire amène une réaction, une révolte, une contradiction et une lutte.

J'aime mieux l’autre procédé. Mais probablement il n'est pas à la portée de tout le monde.

(silence)

W m'a raconté que dans l’un de ses moments de lutte, là-bas, comme il ne se sentait vraiment pas bien la nuit, «quelqu'un» est venu à côté de lui et lui a passé la main sur la tête, et il s'est senti tout à fait bien, ça l’a remis tout à fait. Alors il a demandé à X (moi, j'étais venue consciemment, parce que j'avais reçu un S.O.S. de lui, et consciemment je suis allée là-bas et je l’ai soulagé), mais il a raconté à X ce qui était arrivé et... (riant) X lui a répondu: «C'est une déesse»! J'ai ri et j'ai dit: «Qu'est-ce qu'il appelle une déesse?»... Probablement tout ce qui n'est pas dans un corps physique est une déesse!

Mais justement, c'était arrivé consciemment, j'étais allée consciemment le trouver, n'est-ce pas, pour le soulager. Je lui ai demandé: «Tu n'as pas vu qui c'était?» Il m'a dit: «Non, je voyais seulement un morceau de bras et le sari.»

Je n'ai pas insisté.


Peu après

C'est comme le début d'une étape nouvelle.

Avant, toute l’action venait toujours de là (geste de rayonnement au-dessus de la tête), dans la Lumière la plus haute, la plus vaste, la plus pure; et depuis quelques jours, quand une chose ou l’autre va mal, quand, par exemple, les gens ne font pas ce qu'il faut ou que leur réaction est mauvaise, ou qu'il y a des difficultés dans les circonstances, enfin quand les choses «grincent», que c'est une aggravation du Désordre, maintenant il y a une espèce de Pouvoir qui vient en moi, qui est un Pouvoir très matériel, et qui fait comme ça (geste de trituration), qui se met sur les choses et qui pousse terriblement – oh! ça fait une pression!... Et ça vient sans que je le veuille, et ça s'en va sans que je le sache.

Naturellement, le Pouvoir intérieur est mis en action (ce Pouvoir qui évidemment va grandissant tout le temps), mais jamais il ne s'exerçait comme cela, en détail, pour des choses minuscules comme celles-là, comme la mauvaise attitude de quelqu'un ou une action qui n'est pas conforme à la Vérité, enfin des tas de choses... pitoyables, que je regardais: je souriais, je mettais la Lumière de la Vérité là-dessus (geste d'en haut) et je laissais. Mais ce n'est pas cela maintenant: «ça» vient, et c'est comme quelque chose qui vient dire aux gens, aux choses, aux circonstances et aux individus (ton impératif): «Tu vas faire ce que le Seigneur veut – tu vas faire ce qu'il veut. Et puis prends garde à toi! tu vas faire ce qu'il veut.» (Mère rit)

Ça me fait rire, mais ça doit avoir un certain effet!

C'est très matériel, c'est dans le physique subtil. Et ça prend toujours cette forme-là; ça ne dit pas: «Il faut faire ceci ou il faut faire cela; ou il ne faut pas faire cela...» – rien de tout cela: «Tu vas faire ce que le Seigneur veut», comme cela: «Tu vas faire... et puis tu sais, tu vas le faire, gare à toi!»

C'est une Lumière forte qui a des espèces de petites précisions (qui doivent se traduire probablement par des détails d'action, je ne sais pas): ce sont comme des lignes qui font des petites marques comme ça (geste). C'est une formation.

C'est une force qui n'est pas ordinaire dans le monde matériel.

Tu te souviens, j'avais eu cela dans le temps (il y a quelques mois ou années), je te l’ai dit, quelque chose qui tout d'un coup me faisait abattre le poing... c'était si terrible que j'avais l’impression que tout allait casser – c'est la même chose, mais maintenant organisée dans un but défini: ça vient tout prêt, puis ça agit, et quand c'est fini, ça s'en va. Ça vient, et quelquefois ça reste assez longtemps: ça insiste et ça insiste, comme si ça triturait la résistance; et puis tout d'un coup, ça cesse, c'est fini, il n'y a plus rien. Ça entre dans la conscience spontanément, et ça en sort spontanément, et je suis comme un assistant. Seulement un assistant qui sert de lien – une prise de contact.

Ça va sur la personne (je le vois, n'est-ce pas, avec la vision intérieure) ou sur les circonstances ou sur l’événement, et ça triture sans lâcher: «Tu feras ce que le Seigneur veut, ce sera ce que le Seigneur veut.»

Je le traduis par des mots, mais...

Et c'est tout à fait en dehors – en dehors – des sentiments humains, des pensées humaines, des perceptions humaines, c'est-à-dire que ça pourrait aller à quelqu'un qui est très proche, très intime, comme ça peut aller à quelqu'un de très distant; ça peut aller à quelqu'un qui est de très bonne volonté, comme ça peut aller à quelqu'un de très mauvaise volonté – et avec une impartialité parfaite. C'est très intéressant, il n'y a pas de nuances dans l’action, pas de nuances. Il y a peut-être un dosage, mais le dosage semble être réglé par la résistance. Mais pas de nuances, c'est-à-dire que tout le monde et tout est IDENTIQUE pour son action – identique absolument; il n'y a pas les «pour» et les «contre», ça n'existe plus; c'est seulement quelque chose qui n'est pas comme ça doit être: ce n'est pas comme ce doit être: vlan! (Mère rit)

C'est venu encore hier.

Généralement, il faut que je sois au repos, ou en tout cas tranquille pour que ça vienne (ou peut-être pour que je le perçoive).

Voilà, mon petit.1

octobre




7 octobre 1964

Les choses (pas du point de vue ordinaire mais au point de vue supérieur) ont pris nettement un tournant vers le mieux. Mais les conséquences matérielles sont encore là: toutes les difficultés sont comme aggravées. Seulement le pouvoir de la conscience est plus grand – plus clair, plus précis. Aussi, l’action sur ceux qui sont de bonne volonté: ils font des progrès assez considérables. Mais les difficultés matérielles sont comme aggravées, c'est-à-dire... c'est pour voir si nous tenons le coup!

Au point de vue argent, c'est sérieux, la situation est sérieuse. Au point de vue de la santé, tout le monde est malade. Et au point de vue des querelles (!), les querelles sont plus âpres, mais elles sont comme «indicatrices», c'est-à-dire que ceux qui se querellent s'aperçoivent qu'ils ont fait une bêtise, que c'est quelque chose de sérieux.

Il n'y a pas longtemps (c'est depuis hier), quelque chose s'est clarifié dans l’atmosphère. Mais le chemin est encore long – long-long. Ça, je le sens très long, il faut durer. Durer-durer. C'est surtout cela, l’impression: il faut durer. Et avoir de l’endurance. Les deux choses absolument indispensables: garder une foi que rien ne peut ébranler, même une négation apparemment complète, même si l’on souffre, même si l’on est misérable (je veux dire le corps), même si l’on est fatigué – durer. S'accrocher et durer – avoir de l’endurance. Voilà. Avec ça, ça va.

Des lettres décrivant des expériences qui sont très intéressantes... Des gens qui volontairement se refusaient à comprendre: ils ont cédé. Des choses comme cela. Des choses qui ne bougeaient pas, qui étaient butées, on avait l’impression que ça ne bougerait jamais – tout d'un coup, poff! parti. Seulement... ce qui gâte tout, c'est l’espèce de hâte que l’on a d'obtenir le résultat évident. Ça, ça gâte tout. Il ne faut pas penser à cela.

(silence)

Mais d'après ce que me racontent les gens qui écoutent la radio, qui lisent les journaux (toutes choses que je ne fais point), le monde tout entier est en train de subir une action... qui pour le moment est bouleversante. Il semble que le nombre de «fous apparents» augmente considérablement. En Amérique, par exemple, toute la jeunesse semble être prise d'une sorte de vertige curieux, qui serait inquiétant pour les gens raisonnables mais qui est certainement l’indication qu'une Force inaccoutumée est à l’œuvre. C'est la rupture de toutes les habitudes et de toutes les règles – c'est bon. Pour le moment, c'est un peu «étrange» (!) mais c'est nécessaire.

l’action n'est pas limitée. C'est-à-dire qu'elle est probablement limitée à la terre... quoiqu'il y ait des manifestations d'autres planètes ou d'autres mondes qui semblent se multiplier aussi. Et des expériences ces temps derniers, c'est assez curieux.

D'autres planètes physiques?

Physiques. Physiques, oui.

Je ne sais pas si tu as été au courant de cela, c'est une chose que P m'a racontée. Elle était encore en Suisse et peu de temps avant de revenir, elle a eu une vision (elle était chez elle, simplement en méditation, et elle a eu une vision), et dans sa vision, elle a vu cinq grands «cigares lumineux» qui passaient comme cela, lentement, l’un derrière l’autre, à la queue-leu-leu. Quand elle s'est réveillée, elle s'est demandée ce que c'était... Et quelques jours après (peut-être le lendemain ou le surlendemain, je ne sais pas), elle a vu dans un journal le récit de gens qui étaient dans le Sud de la France (je ne me souviens plus de quel côté) et qui ont vu passer au-dessus de la mer cinq «cigares lumineux», à la queue-leu-leu, exactement de la même couleur que ce qu'elle avait vu. Et ça, ils l’avaient vu avec leurs yeux physiques. Alors ça paraît intéressant.

C'était évidemment un phénomène de l’ordre du physique subtil (dans son origine) ou du vital matériel (dans son origine) mais qui s'est manifesté physiquement, et qui pouvait très bien venir d'autres planètes qui sont un petit peu plus subtiles que la terre.

Il y a beaucoup d'autres expériences; celle-ci, je m'en souviens clairement.

l’Action est générale.

Maintenant, toi? Qu'est-ce que tu as à dire?

Qu'est-ce que tu apportes, rien? Tu as une question à poser?

Non... Question, peut-être de sâdhanâ... Est-ce que la vraie attitude, actuellement, n'est pas d'essayer d'être aussi transparent que possible?

Transparent, réceptif.

Je me pose la question, parce qu'on a l’impression que cette transparence, c'est transparent, mais c'est un peu... rien – un rien qui est plein mais c'est quand même rien: on ne sait pas. On ne sait pas si c'est une espèce de «tamas» supérieur ou...

Il faut être surtout confiant.

La grosse difficulté, dans la Matière, c'est que la conscience matérielle, c'est-à-dire le mental dans la Matière, s'est formé sous la pression des difficultés – des difficultés, des obstacles, des souffrances, des luttes. Elle a été pour ainsi dire «élaborée» par ces choses, et ça lui a donné une empreinte, presque de pessimisme et de défaitisme, qui est certainement le plus grand obstacle.

C'est la chose dont je suis consciente dans mon propre travail.

La conscience la plus matérielle, le mental le plus matériel, est habitué à agir, à faire effort, à avancer à coups de fouet, autrement c'est le tamas. Et alors, dans la mesure où il imagine, il imagine toujours la difficulté – toujours l’obstacle, toujours l’opposition, toujours la difficulté... et ça ralentit le mouvement terriblement. Il lui faut justement des expériences très concrètes, très tangibles et très répétées pour le convaincre que derrière toutes ses difficultés, il y a une Grâce; derrière tous ses insuccès, il y a la Victoire; derrière toutes ses douleurs, ses souffrances, ses contradictions, il y a l’Ananda. De tous les efforts, c'est celui qu'il faut répéter le plus souvent: on est tout le temps obligé d'arrêter, de mettre fin, d'écarter, de convertir un pessimisme, un doute ou une imagination tout à fait défaitiste.

Je parle exclusivement de la conscience matérielle.

Naturellement, quand quelque chose vient d'en haut, ça fait vrrm! comme ça, alors tout se taît et attend et s'arrête. Mais... Je comprends bien pourquoi la Vérité, la Conscience-de-Vérité, ne s'exprime pas d'une façon plus constante, parce que la différence entre son Pouvoir et le pouvoir de la Matière est tellement grande que le pouvoir de la Matière est comme annulé – mais alors, ça ne veut pas dire la Transformation: ça veut dire un écrasement. Ça ne veut pas dire une Transformation. C'était cela que l’on faisait dans le temps: on écrasait toute la conscience matérielle sous le poids d'un Pouvoir contre lequel rien ne peut lutter, auquel rien ne peut s'opposer; et alors on avait l’impression: «Ça y est! c'est arrivé!» – Ce n'était pas arrivé du tout! parce que le reste en bas demeurait tel que c'était, sans changer.

Maintenant, on veut lui donner la pleine possibilité de changer; eh bien, pour cela, il faut lui laisser son jeu et ne pas faire venir un Pouvoir qui l’écrase – ça, je comprends très bien. Mais ça a l’obstination de l’imbécillité. Combien de fois, au moment d'une souffrance, par exemple, quand une souffrance est là, aiguë, et qu'on a l’impression qu'elle va devenir intolérable, il y a un petit mouvement intérieur dans les cellules, d'Appel: les cellules envoient leur S.O.S. Tout s'arrête, la souffrance disparaît. Et souvent (maintenant ça devient de plus en plus comme cela), la souffrance est remplacée par un sentiment de bien-être béatifique. Mais cette conscience matérielle imbécile, sa première réaction: «Ha! nous allons voir ce que ça va durer.» Et alors, naturellement, par ce mouvement-là, démolit tout. Il faut tout recommencer.

Je crois que pour que l’effet soit durable (justement ne soit pas un effet miraculeux qui vient, éblouit et s'en va), que ce soit vraiment l’effet d'une transformation, il faut être très-très-TRÈs patient. Nous avons affaire à une conscience très lente, très lourde, très obstinée, qui ne peut pas avancer rapidement, qui s'accroche à ce qu'elle a, à ce qui lui a paru une «vérité»: même si c'est une toute petite vérité, elle s'accroche à elle et elle ne veut plus bouger. Alors pour guérir ça, il faut beaucoup-beaucoup de patience – beaucoup de patience.

Le tout est de durer – durer-durer.

Sri Aurobindo a dit cela plusieurs fois sous des formes diverses: Endure and you will conquer... [endure, et tu conquerras]. Bear – bear and you will vanquish [supporte – supporte et tu vaincras].

Le triomphe est au plus endurant.

Et alors (Mère désigne son propre corps), ça paraît être la leçon pour ces agglomérats-là (les corps, n'est-ce pas, me paraissent être simplement des agglomérats). Et tant qu'il y a une volonté, derrière, de garder ça ensemble pour une raison ou pour une autre, ça reste ensemble, mais... C'était ces jours-ci (hier ou avant-hier), il y a eu cela: une espèce de conscience complètement décentralisée (je parle toujours de la conscience physique, n'est-ce pas, pas du tout des consciences supérieures), une conscience décentralisée qui se trouvait être ici, là, là, dans ce corps-ci, dans ce corps-là (dans ce que les gens appellent cette «personne-ci» et cette «personne-là», mais cette notion-là n'existe plus très bien), et alors il y a eu comme une intervention d'une conscience universelle auprès des cellules, comme si elle demandait à ces cellules pour quelle raison elles voulaient garder cette combinaison (si l’on peut dire) ou cet agglomérat?... justement en leur faisant comprendre ou sentir les difficultés qui venaient du fait, par exemple, du nombre d'années, de l’usure, des difficultés extérieures – de toute la détérioration causée par le frottement, l’usure. Et ça leur paraissait tout à fait indifférent!... La réponse des cellules était assez intéressante en ce sens qu'elles semblaient n'attacher d'importance qu'À la capacité de rester en contact conscient avec la Force supérieure. C'était comme une aspiration (pas formulée avec des mots, naturellement), mais comme une... ce qu'on appelle en anglais yearning, a longing [soif, besoin], de ce Contact avec la Force divine, la Force d'Harmonie, la Force de Vérité et... la Force d'Amour, et qu'à cause de cela, elles appréciaient la présente combinaison.

C'était tout à fait un autre point de vue.

Je l’exprime avec les mots du mental parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement, mais c'était dans le domaine plutôt de la sensation qu'autre chose. Et c'était très clair – c'était très clair et très continu, il n'y avait pas de fluctuations. Et alors, à ce moment-là, la Conscience universelle est intervenue en disant: «Mais voilà les obstacles...» Et ces obstacles étaient clairement vus: cette espèce de pessimisme du mental (un mental informe qui commence à naître et à s'organiser dans ces cellules). Mais les cellules elles-mêmes s'en fichaient complètement! Ça leur paraissait être comme une maladie, elles disaient: «Ça...» (le mot déforme mais c'était l’impression comme d'un «accident» ou d'une «maladie inévitable» ou de quelque chose qui ne faisait pas partie normale de leur développement et qui avait été mis de force sur elles), «Ça, on s'en fiche!» Et alors, à ce moment-là, est né une sorte de pouvoir inférieur d'agir sur ce mental-là; ça a donné un pouvoir matériel de se séparer de ça et de le rejeter.

À ce point de vue, c'était intéressant. Et c'est après cela que ce tournant a eu lieu dont je t'ai parlé: tournant dans l’ensemble des choses, comme si, vraiment, une chose décisive s'était passée. Il y a eu une sorte de joie confiante: «Ah! nous sommes libres de ce cauchemar.»

Je ne dis rien d'habitude jusqu'à ce que ce soit fermement établi, parce que... Mais enfin, c'était comme cela.

Et en même temps, un soulagement – un soulagement physique –, comme si l’air était plus facile à respirer... Oui, c'était un peu comme si l’on était enfermé dans une coque – une coque suffocante – et que... en tout cas une ouverture s'est faite dedans. Et on respire. Je ne sais pas si c'est plus que ça, mais en tout cas, c'est comme si une déchirure s'était faite, une ouverture, et on respire.

Et c'était une action tout à fait, tout à fait matérielle, cellulaire.

Mais dès qu'on descend dans ce domaine-là, le domaine des cellules et même de la constitution des cellules, comme ça paraît moins lourd! Cette espèce de lourdeur de la Matière disparaît: ça recommence à être fluide, vibrant. Ce qui tendrait à prouver que la lourdeur, l’épaisseur, l’inertie, l’immobilité, c'est une chose qui est ajoutée, ce n'est pas une qualité essentielle à la Matière – c'est la fausse Matière, celle que nous pensons ou que nous sentons, mais pas la Matière elle-même telle qu'elle est.

Ça, c'était très sensible.

(silence)

Ce que l’on peut faire de mieux, c'est de ne pas avoir de parti pris ni d'idées préconçues ni de principes – oh! les principes moraux, les parti pris de conduite: «Ce qu'il faut faire» et «Ce qu'il ne faut pas faire», et les idées préconçues au point de vue moral, au point de vue progrès, et puis alors toutes les conventions sociales et mentales, ça, il n'y a pas de pire obstacle. Je connais des gens qui ont perdu des dizaines d'années pour surmonter une de ces constructions mentales!

Si l’on peut être comme cela, ouvert – ouvert vraiment dans une simplicité... n'est-ce pas, la simplicité de l’ignorance qui sait qu'elle est ignorante... comme cela (geste, mains ouvertes), prêt à recevoir tout ce qui vient... alors quelque chose peut-être se produira.

Naturellement, la soif de progrès, la soif de savoir, la soif de se transformer, et surtout la soif de l’Amour et de la Vérité – ça, si l’on garde ça, là on va plus vite. Une soif vraiment, un besoin comme cela, un besoin... Tout le reste n'a pas d'importance, c'est de ça dont on a besoin.

(silence)

S'accrocher à ce que l’on croit savoir, s'accrocher à ce que l’on sent, s'accrocher à ce que l’on aime, s'accrocher à ses habitudes, s'accrocher à ses prétendus besoins, s'accrocher au monde tel qu'il est, c'est ça qui vous ligote. Il faut défaire tout ça, une chose après l’autre. Défaire tous les liens.

Et on a dit cela des milliers de fois, et les gens continuent à faire la même chose... Même ceux qui sont très, n'est-ce pas, très éloquents et qui prêchent cela aux autres, ils s'ac-cro-chent – ils s'accrochent à leur manière de voir, à leur manière de sentir, leur habitude de progrès, qui paraît être pour eux seulement la seule.

Plus de liens – libre-libre-libre-libre! Toujours prêt à tout changer, excepté UNE chose: aspirer. Cette soif.

Je comprends bien: il y a des gens qui n'aiment pas l’idée d'un «Divin» parce que, imédiatement, ça se mélange à toutes les conceptions européennes ou occidentales (qui sont effroyables), et alors ça complique un petit peu leur existence – mais on n'a pas besoin de ça! Le «quelque chose» dont on a besoin, la Perfection dont on a besoin, la Lumière dont on a besoin, l’Amour dont on a besoin, la Vérité dont on a besoin, la suprême Perfection dont on a besoin – et c'est tout. Les formules... moins il y a de formules, mieux c'est. Un besoin, un besoin, un besoin... que seulement LA Chose peut satisfaire, rien d'autre, pas de demi-mesure. Seulement ça. Et puis, allez! – allez! Votre chemin sera votre chemin, ça n'a pas d'importance; n'importe quel chemin, n'importe lequel, même les extravagances de la jeunesse américaine actuelle peuvent être un chemin, ça n'a pas d'importance.

Comme Sri Aurobindo l’a dit: si tu ne peux pas avoir l’amour de Dieu (je traduis), eh bien, arrange-toi pour te battre avec Dieu et avoir les rapports du lutteur.1

(méditation)

10 octobre 1964

(Depuis quelques mois, Mère avait souvent fait remarquer qu'Elle ne voyait plus et qu'Elle écrivait ses réponses sans voir; une fois même, Elle avait dit: «Je suis aveugle.»)

...C'est encore une chose bizarre. Tout d'un coup, sans aucune raison extérieure apparente, et même sans aucune raison psychologique apparente, je vois clair, précis – ça dure quelques secondes, et puis... c'est fini. Et ça m'arrive en des circonstances tout à fait différentes; par exemple, je ramasse un papier: je vois clair comme je voyais avant. Je m'aperçois que je vois clair – fini!

Ces temps derniers, c'est arrivé un petit peu plus souvent.

Il y a des moments, au contraire, où j'essaye; par exemple, personne n'est là pour me lire un papier, et je voudrais le lire – impossible; et plus j'essaye, plus ça s'en va dans le nuageux. À d'autres moments, je VEUX voir quelque chose (avec une certaine volonté), je le vois très clairement. C'est l’apparente incohérence... Ça doit dépendre d'une autre loi, que, pour le moment, je ne connais pas et qui gouverne le Physique. Mais par exemple, depuis quelque temps (assez longtemps), je lis la nuit dans le «sommeil», et je vois très clair: quand je m'éveille, je suis en train de lire quelque chose que je tiens à la main, et je vois très clair. Par conséquent, ce n'est pas l’état physique qui influe sur la condition de la nuit, c'est autre chose.

Pendant très longtemps, je voyais – je voyais des images, des scènes, etc. –, je voyais, mais je n'entendais pas; puis tout d'un coup, j'ai commencé à entendre; et j'entendais le moindre bruit, j'entendais d'une façon tout à fait cohérente et naturelle. C'était comme si le sens s'était soudain développé. Eh bien, il y a un certain état de vision qui fait que je lis – je lis des choses écrites; maintenant que je ne lis plus physiquement, je lis la nuit. C'est-à-dire que tout ce développement intérieur du physique et du physique subtil, c'est encore tout un monde inconnu à apprendre.

Je ne connais pas ses lois, je suis seulement un spectateur. Et ça obéit à une volonté d'un ordre tout à fait différent de la volonté qui s'exerce dans le monde physique.

(silence)

Mais tu comprends, si l’on est sur un chemin comme cela, ça peut durer cent ans! et davantage.

On est là à tout apprendre, n'est-ce pas, on ne sait rien.

Je ne sais pas, mais je garde cette impression, très forte, que ça ne dépend pas de tout un travail de détail sur tel point, tel point, tel point...

Non, non.

... et qu'en fait, un jour, subitement, quelque chose se produira.

C'est cela, oui. Il y a des indications qui viennent comme cela pour vous dire: «Ce sera comme ça, et puis voilà», et puis ça s'en va. Et quand ce sera comme ça, ce sera comme ça. Oui, tu as raison. Tu as raison, c'est correct.

Que de fois, n'est-ce pas, ça vient, ça se gonfle comme une marée, une vague qui monte, cette aspiration de tout-tout l’être matériel, de toutes les cellules, vers le Suprême: «Tout dépend de Toi – tout dépend de Toi.» l’impression d'une impuissance totale et d'une incapacité totale, qui peut être en une seconde transformée en une Sagesse totale par une Intervention.

Et ce sont les cellules qui sentent cela – la pensée a dit... elle dit toutes sortes de choses, la terre est pleine de (quand on voit ça dans l’ensemble, c'est vraiment intéressant!), la terre est pleine de toutes les imaginations humaines (qui se sont changées en «constatations») mais les plus fantastiques, les plus contradictoires, les plus inattendues – c'est plein de tout ça, ça vit de cela, ça grouille de cela –, et le résultat, c'est que le monde matériel est convaincu que, de lui-même, il ne peut rien! rien. Rien-rien, que ça: ce fouillis inextricable et qui paraît insensé, et qui n'est rien, qui est une imagination dévergondée en comparaison de ce qui peut être.

Et alors, cette foi (c'est une foi de la Matière) que, dans un éclair (un «éclair»... nous ne savons pas, n'est-ce pas, ce n'est pas une question de «temps» comme nous le comprenons matériellement), mais un déclic: tout peut être changé. Changé en le Rythme harmonieux d'une Volonté qui s'exprime; et une Volonté qui est une Vision: une Vision qui s'exprime, c'est vraiment cela; le Rythme harmonieux d'une Vision qui s'exprime.

Et tout ce que nous pouvons en penser, en imaginer, en déduire, tout cela n'est rien-rien – c'est rien, ça ne conduit pas LÀ. Ce qui conduit LÀ, c'est cette certitude, cette foi intérieure que quand la suprême... (suprême quoi? on peut dire Vérité, Amour, Sagesse, Connaissance, tout cela n'est rien, ce sont des mots – ce «Quelque chose»), quand Ça s'exprimera, tout ira bien.

Et toute cette incohérence – incohérence mensongère – disparaîtra.

(silence)

Et ce qui est curieux aussi, c'est que cette conviction, cette certitude s'exprime forcément en des actions tout à fait différentes suivant les gens: c'est la MÊME CHOSE qui prend des colorations différentes dans l’aspiration de consciences différentes.

Par exemple, ces temps derniers, j'ai vu comme une exposition ou un défilé de toutes les théories possibles de l’humanité pour expliquer la création (le monde, la vie, l’existence). Toutes ces conceptions sont venues devant moi l’une après l’autre, depuis celle qui semblait la plus primitive, la plus ignorante, jusqu'à la plus scientifique – et elles étaient toutes (souriant) sur le même plan d'incompréhension... mais toutes avec le même droit d'exprimer l’aspiration vraie, qui était derrière. Et c'était miraculeux! même la foi du sauvage, même les religions les plus primitives et les convictions les plus ignorantes avaient derrière elles le même droit d'exprimer cette aspiration. C'était merveilleux. Et alors, le sentiment de la «supériorité de l’intelligence» tombait tout à fait, tout de suite.

Et c'est la même chose pour ces oppositions, ces contradictions que l’on appelle «violentes et vulgaires», entre le progrès intellectuel (surtout scientifique) de l’espèce humaine, et, par contraste, les stupidités apparemment imbéciles de ceux qui réagissent contre les conventions;1 eh bien, cette impression d'infériorité et de supériorité que l’on a parmi les êtres soi-disant raisonnables, tout cela disparaissait imédiatement dans une perception d'ensem-ble qui faisait que tout – tout – était le résultat de la même Pression (geste de descente) vers le progrès. C'est comme une pression qui s'exerce sur la Matière (même geste) pour en faire sortir la réponse. Et quelle que forme que prenne cette réponse, ça fait partie de l’Action générale.

Je t'avais dit la dernière fois ce qui s'était produit: ce sentiment d'une libération; oui, une libération de l’étouffement, et une sorte d'ouverture et de bien-être – ça s'est installé. Et la compréhension (comme la compréhension d'un témoin détaché) que tout, toutes ces difficultés qui viennent et qui s'accumulent sont absolument indispensables pour que rien ne soit oublié dans la marche en avant – pour que tout aille ensemble; et que c'est seulement la vision de détail qui oblitère la vision de l’ensemble.

Voilà.

Ce sera comme le poussin qui surgit de l’œuf, tout d'un coup: tant qu'il est dedans, il n'y a pas de poussin pour la vision superficielle; et tout d'un coup, poff! ça sort.

Espérons-le!


Au moment de partir, Mère parle de la santé du disciple:

...Maintenant, la dernière étape, c'est que le corps oublie qu'il a été malade, c'est très important.

Très difficile.

C'est très important.

Je suis constamment à lutter contre des suggestions néfastes. J'ai beaucoup de mal avec ce mental physique – beaucoup de mal. Il a des craintes, des peurs, terribles.

Oh! absolument.

Tu comprends, il a reçu tellement de coups...

C'est cela!

... qu'il vit dans une anxiété qui abîme tout.

Oui-oui.

Qu'est-ce qu'on peut faire!

Il faut persister.

J'ai vu cela pour moi-même. C'était assez intéressant parce que, dès ma toute petite enfance, j'avais le contact avec la conscience supérieure (geste au-dessus de la tête) et un ahurissement véritable devant l’état de la terre et des hommes – toute petite. Tout le temps, j'étais dans un étonnement ahuri. Et j'ai reçu de ces coups!... constants. Chaque chose me venait comme un coup de poignard, ou un coup de poing ou un coup de massue, et je me disais: «Comment? comment est-ce possible?» N'est-ce pas, toutes les bassesses, tous les mensonges, toutes les hypocrisies, tout ce qui est tordu, tout ce qui déforme et défait le passage de la Force. Et je voyais ça dans mes parents, dans les circonstances, dans les amis, dans tout – un ahurissement. Ça ne se traduisait pas intellectuellement: ça se traduisait par cet ahurissement. Et toute petite, il y avait déjà la Force, là (geste au-dessus de la tête), j'ai un souvenir clair à partir de cinq ans, il suffisait que je m'asseye un moment pour que je sente ça, cette Force qui venait. Et j'ai traversé toute la vie, jusqu'à l’âge de vingt ou vingt-et-un an (où j'ai commencé à rencontrer la Connaissance et quelqu'un qui m'a expliqué ce que c'était), comme cela, avec cet ahurissement: «Comment? c'est ça, la vie? Comment? c'est ça, les gens? Comment...?» Et j'étais comme moulue de coups, mon petit!

Alors, à partir de vingt ou vingt-cinq ans, a commencé cette habitude de pessimisme. Il a fallu tout ce temps-là, tous ces coups, pour que ça vienne.

Mais au point de vue santé, quand il y avait une maladie (ce n'était jamais, pour moi, une «maladie», ça faisait encore partie des coups), j'avais une confiance, une assurance complète que ça n'avait pas de réalité. Et très jeune (très jeune, peut-être vers treize ou quatorze ans), chaque fois qu'il y avait un coup, je disais à mon corps: «Mais à quoi ça sert d'être malade puisque tu dois guérir!» Et c'est resté jusqu'à plus de trente ans: à quoi ça sert d'être malade puisque tu dois guérir. Et ça s'est atténué seulement petit à petit, avec ce pessimisme croissant.

Maintenant, il faut que je défasse tout ce travail.

Mais toi, c'est la même chose, parce que tu étais déjà conscient quand tu étais petit (sans en être conscient) et quand il t'est arrivé toutes ces choses terribles,2 il y avait quelque chose qui restait conscient, mais ça a «cultivé» ce pessimisme – ce pessimisme du mental physique. Et maintenant, il faut défaire tout ce travail. Et c'est un travail, ouf!...

N'est-ce pas, il m'était impossible, impossible de croire (de croire: de comprendre même) tous ces mouvements de trahison, de jalousie, tous les mouvements de négation du Divin dans l’être humain et dans les choses – c'était impossible, je ne comprenais pas! Seulement, ça venait de tous les côtés et ça frappait-frappait-frappait... Alors, il fallait défaire tout ça.

Et pour toi, ça a été la même chose – je le sais très bien. Je le sais très bien. Et ça a pris des formes brutales pour toi.

Mais il n'y a qu'à tenir bon, c'est tout.

Il faut enlever l’empreinte petit à petit. Et le seul moyen d'enlever l’empreinte, justement, c'est de mettre en contact avec la Vérité. Il n'y a pas d'autre moyen – tout le raisonnement, toute l’intelligence, toute la compréhension, tout ça ne sert à rien du tout avec ce mental physique. La seule chose, c'est d'établir le contact. C'est justement ce que ces cellules apprécient: la possibilité d'établir le contact.

Établir le contact.

Au point de vue matériel, le japa est très bon pour cela. Quand on a la tête fatiguée et que l’on est un peu lassé de contredire et contredire tout le temps ce pessimisme, il n'y a qu'à répéter son japa, et on établit le contact, automatiquement. Établir le contact. Et ça, les cellules apprécient beaucoup. Beaucoup. C'est un très bon moyen parce que c'est un moyen qui n'est pas mental, c'est un moyen mécanique, c'est une question de vibration.

Voilà, mon petit, il faut durer.

14 octobre 1964

Tu as l’air d'avoir un bon rhume!

Oui! (Mère rit) C'est curieux, j'ai été avec des gens qui avaient toutes sortes de choses, y compris la fièvre, et je n'ai rien attrapé; et puis l’autre jour, Z est venu...

Ils ont encore fait des bêtises à l’École, il leur prend des fantaisies d'indépendance terribles! Tu connais l’histoire?... Ils ont fait un grand tableau sur le «sommeil» pour l’éducation des enfants (c'est leur affaire), mais alors ils ont mis en bas, sans me demander la permission, une citation de moi que j'aurais écrite en 1952, et où j'aurais dit qu'il fallait que les enfants soient couchés à neuf heures. Or, ils font du cinéma jusqu'à neuf heures et demie ou dix heures. Alors j'ai reçu une pluie de lettres, de gosses, qui me demandent: «Que faut-il faire?...» Moi, je n'y comprends rien, je demande ce que c'est que cette «citation». Puis j'apprends que non seulement ils ont affiché cela en bas de leur tableau, mais qu'ils ont fait circuler une note de moi où je dis: «Il faut que les enfants aillent se coucher à neuf heures.» Je dis: «Quoi!» Je n'ai jamais fait circuler ça! Je l’ai peut-être dit il y a des années, mais je l’ai dit «comme cela», comme une réflexion, que «ce serait mieux»... Ça a fait toute une histoire, j'ai été assaillie de réclamations. Alors quand Z est arrivé, je lui ai demandé de m'expliquer cette affaire. Il m'a raconté ce qu'ils avaient fait; mais les professeurs, paraît-il, voyant cette affiche avec ma citation (probablement des professeurs qui n'aiment pas le cinéma ou qui sont «contre» celui-ci ou celui-là et qui ont trouvé que c'était une bonne occasion de faire du raffut) ont dit et VOTÉ entre eux qu'il fallait en faire une circulaire! – Ils ont simplement oublié de demander ma permission.

J'ai dit à Z: «Tout de même, c'est un peu fort!» Et il a été bouleversé probablement, parce que tout d'un coup, quelque chose est venu à travers lui: c'étaient comme des petites pointes noires (ça ne venait pas de lui directement – c'étaient peut-être les professeurs!), des petites pointes noires qui se sont précipitées sur ma gorge. J'ai senti: ça a fait ztt! J'ai dit: «Oh! qu'est-ce que c'est?» Et j'ai lutté; mais j'ai lutté contre le mal de gorge, et en effet il ne s'est pas produit – il s'est changé en rhume!

Dans cette École, ils ont un terrible esprit de système.

Oui, systèmes, règles...

Ils mettent tout en système, en formule, ils ont tous leurs «idées»...

Oui, oui.

... Et ils font leur petite histoire. l’impression subtile que j'ai de tout cela n'est pas bonne.

(Ici, Mère tend au disciple la lettre d'explication de l’auteur de l’affiche. Cette lettre donne les références de la citation de Mère: une lettre personnelle de Mère à une disciple... il y a dix ans.)

C'est cela! une lettre tout à fait privée! De quel droit affichent-ils cela?

Mais ils font cela constamment, pour tout – ils découpent Sri Aurobindo, ils découpent Mère, et puis voilà: c'est la Loi, c'est la Règle, c'est le Principe.

C'est ça, c'est ça!

Ils n'ont aucun bon sens. Le bon sens, ça leur échappe complètement.

Oui. Et maintenant, c'est lui qui a raison (l’auteur de l’affiche) et moi qui ai tort!

(silence)

Quand j'étais là-bas au Terrain de jeu (c'était probablement à cause de ma présence), au bout de dix minutes, tous les petits enfants étaient profondément endormis, et comme il ne fait pas froid et qu'ils étaient couchés sur des nattes, ils dormaient là tranquillement jusqu'à la fin du spectacle.

À ce moment-là, c'est vrai, le cinéma n'avait lieu qu'une fois par semaine. Maintenant, tu sais comment c'est, c'est une émulation: chacun veut amener des films; alors l’un s'est adressé à l’ambassade de France, l’autre s'est adressé à l’ambassade d'Angleterre, l’autre à l’ambassade d'Amérique, l’autre à l’ambassade de Russie, d'Allemagne, d'Italie... De toutes les ambassades, ça pleut. Et comment faire un choix? Comment décider sans vexer l’un ou l’autre? Avant, il était entendu que le cinéma n'avait lieu que le samedi, et comme cela, le dimanche matin, ils pouvaient se lever une heure plus tard s'ils avaient sommeil. Maintenant, en effet, ça se passe deux et trois fois par semaine. Mais c'est la faute de ces gens! Chacun a mis son amour-propre à amener des films de son ambassade. Comment refuser aux uns et accepter les autres?

Mais pour moi, ces cinémas ne sont pas le plus grand obstacle, je ne le crois pas. Ce qui est beaucoup plus mauvais, ce sont tous les romans illustrés qu'ils lisent – ils passent leur temps à lire ces choses.

Et le pire de tout – le pire de tout –, c'est quand la famille arrive! Oh!... ces parents sont des êtres affreux, ils leur disent tout le contraire de ce que nous leur disons, et puis ils se disputent, ils se querellent devant eux, ils leur racontent toutes les petites histoires de famille.

Moi, je crois que ça ne sert à rien de coucher un enfant s'il ne dort pas – il faut qu'il soit tranquille avant de dormir. Si on leur donnait une atmosphère un peu tranquille, ils pourraient dormir...

Ça m'a fait souvenir de toutes sortes de choses de mon enfance, ma petite enfance: ma grand'mère habitait dans la maison voisine de la nôtre, et la nuit (le soir après dîner), on allait la voir avant de se coucher. Je ne peux pas dire que c'était très amusant, mais elle avait de très bons fauteuils (!), et alors pendant que ma mère parlait avec elle, j'avais un de ces sommeils là-bas, admirable! couchée dans ce fauteuil – une espèce de sommeil béatifique. Mais quelqu'un qui aurait vu cela du dehors, sans savoir, aurait dit: «Voilà! on oblige cet enfant à rester éveillée jusqu'à des dix heures au lieu de dormir.» Mais je me reposais merveilleusement!

Donc, ça dépend de l’enfant. Et s'il a vraiment sommeil, qu'est-ce qui l’empêche de dormir?... Ce qu'il faut, c'est leur donner une atmosphère tranquille, autant de tranquillité que possible.

Mais ils veulent constamment faire des lois générales alors que c'est une affaire, toujours, individuelle.

Tout à fait.

Et une affaire d'expérience – parler avec son expérience. Mais eux, ils veulent une Loi, constante et dans tous les détails.

C'est plus commode! Oui, des lois, des lois, des lois. Ils n'ont pas encore compris.

Je n'aurais rien à dire contre cette affiche s'il y avait eu plusieurs citations et si la mienne était au milieu des autres; mais ce contre quoi je me suis élevée, c'est que l’on s'en est servi comme d'une circulaire que l’on a envoyée dans tous les Départements! Et c'était une lettre privée.

À la rigueur, si cette citation se trouvait parmi beaucoup d'autres... mais il faudrait TOUJOURS mettre les citations complémentaires – et ils ne le font jamais.

Je me souviens, une fois, ils ont fait une exposition sur l’Allemagne, à la bibliothèque. Ils ont affiché une grande citation de Sri Aurobindo où il disait: «Voilà ce que les Allemands PENSENT D'EUX-MÊMES...», puis toute une citation – une citation oh!... enfin c'est la race de l’avenir, des génies, ils sauveront le monde, etc. Mais eux, ils avaient mis tout... sans la première phrase! Alors je suis arrivée (à ce moment-là, je voyais clair) et je vois ça! et je me souviens que Sri Aurobindo avait dit: «Voilà ce que les Allemands PENSENT D'EUX-MÊMES», alors je leur ai dit: «Mais vous avez oublié le plus important, il faut ajouter ça.» Ils ont fait une tête, mon petit!...

C'est cette malhonnêteté qui est effrayante – ils coupent, ils enlèvent tout ce qui est gênant et ils mettent seulement ce qui leur plaît.

Je l’ai dit bien des fois: quand on met une citation de Sri Aurobindo, il faudrait mettre toujours la citation contraire pour montrer qu'il a tout dit et qu'il a tout prévu, et qu'il met tout à sa place.

Mais ça ne leur plaît pas!

C'est aussi l’histoire de ce pauvre T. Il a ramassé dans les livres de Sri Aurobindo tous les passages où il dit que le mental est indispensable à l’homme (Mère rit), que le mental est le moyen du progrès, que sans le mental la vie serait incomplète, etc. – il y en a beaucoup, n'est-ce pas!... Et il a oublié toutes les autres. Alors moi qui suis pleine de «mischief» [malice], j'ai ramassé (riant) toutes les autres et je l’ai bombardé avec!

Il a pris cela pour une offense personnelle!

Et tous ceux qui viennent me dire: «Mais vous avez dit ça il y a deux ans, et ça il y a trois ans, et ça...», je dis: «Oui, et maintenant je dis le contraire!... et je pourrais recommencer à dire la même chose après quelques années!»

Pour leur faire entrer ça dans la tête, c'est difficile.

Oui, ils ont des têtes comme cela (geste verrouillé).

C'est le vrai mal de l’École, il y en a un: l’esprit de système.

Oui. Dogmatisme.

Mais c'est ce qui a changé les enseignements en religion, partout – partout.

Si tu partais, ce serait terrible...

Ils s'étaient réunis avec des gens d'Angleterre ou d'Europe, en disant: «Ah! le monde a besoin d'une nouvelle religion, c'est le moment de donner une nouvelle religion...» Et ils voulaient prendre le nom de Sri Aurobindo et en faire une nouvelle religion! Alors j'ai répondu en disant: «l’ère des religions est passée.» – Ils n'ont pas compris, mon petit! ils ont été épouvantés. Je leur avais écrit cela sans explication, comme on jette une chose pour secouer: «l’ère des religions est passée, c'est le temps de la spiritualité universelle» («universelle» dans le sens de qui contient tout et qui s'adapte à tout). Alors on me répond: «Nous ne comprenons pas, mais enfin... (riant) puisque c'est vous qui le dites, nous l’acceptons.» J'ai donc ajouté une explication dans le Bulletin (l’explication est moins forte, mais il fallait essayer de se faire comprendre), j'ai dit que les religions étaient fondées sur des expériences spirituelles ramenées à un niveau compréhensible pour l’humanité, et que la nouvelle phase devait être celle de l’expérience spirituelle dans sa pureté et non ramenée à un niveau inférieur.1

Mais ça aussi, c'est difficile à comprendre.

Enfin... ça me donne des rhumes!

Oui, c'est cela, c'est ça qui donne des rhumes, c'est le dogmatisme, qui fige, qui durcit, qui enlève la vie.

Et ils sont convaincus qu'ils ont raison et que j'ai tort, et c'est par une espèce de «respect bienveillant» pour moi (Mère rit) et de politesse qu'ils ne me disent pas: «Vraiment, vous exagérez, nous avions raison.»

Ah! travaillons...2


J'ai reçu une lettre de mon frère... Il dit notamment ceci: «Je suis décidément trop "mort" pour écrire... Mes fournées sont harassantes... c'est un tourbillon de réponse à donner tout de suite à ceux qui jettent sur moi leur souffrance, leur regard ou leur question. Il faut que je tienne le fil de ma grande paix au travers de tout cela pour ne pas être démoli.»

...Ces nuits-ci, une expérience se développe. C'est une sorte d'objectivation, comme des scènes qui se déroulent dont je serais l’un des personnages; mais ce n'est pas «moi»: c'est un personnage quelconque que je joue pour avoir la double conscience, la conscience ordinaire et la vraie conscience en même temps. C'était toute une série d'expériences pour montrer simultanément la Vraie Chose et l’espèce de demi-mort (c'est son mot qui m'y fait penser: «je suis trop mort...»), la demi-mort du mental. Dans ces expériences, l’état de la mentalité ordinaire est quelque chose de sec (pas exactement dur parce que c'est friable), mais sans vie, sans vibration – sec, froid; et en coloration, c'est toujours grisâtre. Et alors, avec une tension au maximum, un effort pour comprendre et se souvenir et savoir – savoir ce que l’on doit faire: savoir, quand on va quelque part, comment y aller; savoir ce que feront les gens, savoir... Tout, n'est-ce pas, est une question perpétuelle du mental (c'est subconscient dans le mental – certains en sont conscients, mais même chez ceux qui sont apparemment tranquilles, c'est là constamment, cette tension pour savoir). Et c'est une espèce de chose superficielle, sans profondeur, froide et sèche, SANS VIBRATION. En même temps, comme par bouffées, la vraie conscience vient, comme un contraste. Et ça se passe en des circonstances presque cinématographiques (il y a une histoire, toujours, pour que ce soit plus vivant). Par exemple, la nuit dernière (c'est une histoire au milieu de beaucoup-beaucoup d'autres), le «je» qui était conscient à ce moment-là (qui n'est pas moi, n'est-ce pas), le «je» qui jouait devait aller quelque part: il se trouvait à un endroit avec des gens et il devait traverser la ville pour aller quelque part, et elle ne savait rien, ni la route ni le nom de l’endroit où elle allait, ni la personne qu'elle devait voir – elle ne savait rien. Elle ne savait rien, mais elle savait qu'elle devait aller. Et alors, cette tension: comment, comment savoir? comment savoir? Et questionnant des gens, demandant, tâchant d'expliquer: «Vous savez, c'est comme ceci et comme cela...», d'innombrables détails (ça dure des heures). Et de temps en temps, un flot de lumière – chaude, dorée, vivante, confortable – et le sentiment que tout est arrangé d'avance, que tout ce qu'il faudra savoir sera su, que le chemin est tout préparé d'avance – qu'il n'y a qu'à se laisser vivre! Ça vient comme cela, par bouffées. Et alors, il y a une intensité de contraste entre cet état constant du mental, qui est un énorme effort de tension, de volonté concentrée, et puis... et puis cette gloire. Cette gloire confortable, n'est-ce pas, où l’on se laisse aller dans un bonheur confiant: «Mais tout est prêt, tout est lumineux, tout est su .... Il n'y a qu'à se laisser vivre.» Il n'y a qu'à se laisser vivre.

C'est comme si l’on jouait une pièce pour que ce soit plus vivant, plus réel – un sujet, un autre sujet, ceci, cela... Si l’on entre dans un état, puis qu'une autre fois on entre dans l’autre état, on peut se souvenir de la différence et c'est utile, mais sous cette forme de pièce, avec la double conscience, l’opposition devient tellement réelle, tellement concrète que... on sort de là en se demandant: «Comment peut-on continuer à vivre cette aberration quand on a une fois TOUCHÉ – touché, eu l’expérience de la Vraie Chose?»

C'est comme si l’on prenait le corps comme un enfant pour lui faire son éducation. Parce que ce mental dont je parle, c'est le mental physique, le mental matériel (pas le mental spéculatif: la vibration n'est pas du tout la même), c'est le mental DE LA TERRE, le mental de la vie de chaque jour, le mental que l’on porte avec chaque mouvement que l’on fait et qui est pour le corps une telle fatigue!... une telle tension, une angoisse – on a l’angoisse de vivre. Oui, l’impression d'une mort vivante.

Ce matin, quand je suis sortie de là, je me suis dit: «C'est curieux»... Mais le corps apprend sa leçon; comme cela, il apprend sa leçon. Et tout de même, il continue cette sale habitude de vouloir des règles, de vouloir d'avance ce qu'il doit faire, de vouloir savoir d'avance comment il doit le faire, d'organiser sa vie avec un cadre, là, au lieu de se laisser vivre.

C'est tout à fait la même histoire que pour l’École.

C'est se faire une cage de fer et se mettre dedans.

C'était tout à fait cela.

Essayant d'expliquer à quelqu'un: «Vous savez, c'est un endroit comme ceci et comme cela, et la personne qui est là est comme cela – vous savez, cette personne qui a fait telle et telle chose...»

On essaye une quantité de jalons... pour arriver à se construire sa cage. Et puis, tout d'un coup, un souffle – un souffle lumineux, doré, chaud, détendu, confortable: «Ah! mais c'est évident, c'est comme cela! mais je serai PORTÉE tout naturellement à l’endroit, qu'est-ce que cette complication!?»

C'est le corps qui apprend sa leçon. Il apprend sa leçon.

Il apprend aussi la leçon de la «maladie» – de l’illusion de la maladie. Ça, c'est très-très amusant. Très amusant. La différence entre la Chose elle-même telle qu'elle est, le genre de désordre quel qu'il soit, et la vieille habitude de sentir et de recevoir la chose, l’habitude ordinaire, ce que l’on appelle la maladie: «Je suis malade.» C'est très amusant. Et TOUJOURS, si l’on reste vraiment tranquille (c'est difficile d'être vraiment-vraiment tranquille – dans le vital et le mental, c'est très facile, mais dans les cellules du corps, être tout à fait tranquille SANS ÊTRE TAMASIQUE, c'est un peu difficile, il faut apprendre), mais quand on arrive à être vraiment tranquille, il y a TOUJOURS une petite lumière – une petite lumière chaude, très brillante, et merveilleusement tranquille, derrière; comme si elle disait: «Tu n'as qu'à vouloir.» Alors les cellules du corps s'affolent: «Comment vouloir? comment est-ce que je peux? La maladie est sur moi, je suis dominé. Comment est-ce que je peux: c'est une maladie» – toute la comédie (et ce n'était pas dans le sommeil: j'étais tout à fait réveillée, ce matin), c'est «une maladie». Alors quelque chose, qui est d'une sagesse générale, dit: «Calme-toi, calme-toi, (riant) ne reste pas attaché à ta maladie! Calme-toi. Comme si tu désirais être malade! calme-toi.» Alors elles consentent – elles «consentent», tu sais comme l’enfant que l’on gronde: «Bon, c'est bien, je vais essayer.» Elles essayent – imédiatement, de nouveau, cette petite lumière vient: «Tu n'as qu'à vouloir.» Et une ou deux fois, pour une chose ou une autre (parce que le Désordre est quelque chose de général: on peut souffrir à n'importe quel endroit, avoir un désordre à n'importe quel endroit si l’on accepte une certaine vibration), sur ce point, on consent – la minute d'après, c'est fini. Pas la minute: quelques secondes, fini. Alors les cellules se souviennent: «Mais comment se fait-il? j'avais mal là...» Ploc! tout revient. Et toute la comédie se déroule, constamment, comme cela.

Donc, si elles apprenaient vraiment la leçon...

Les choses viennent du dehors, on ne peut pas toujours les empêcher de venir; c'est comme ce que je t'ai raconté, ces petites aiguilles noires (on ne fait pas attention, on n'est pas tout le temps à se protéger!) Mais si, à ce moment-là, on avait la vraie attitude... C'était assez curieux, parce que c'était venu à la gorge, et j'étais assez ennuyée, je n'aime pas quand c'est là, et je me suis concentrée pour que ce ne soit pas là, et le mal n'est pas venu là... (riant) il a tourné en rhume!

Oh! elles apprennent leur leçon tout le temps, tout le temps. Toutes les choses, tout ce qui arrive, c'est tou-jours une leçon – toujours. Toujours-toujours: toutes les querelles, toutes les difficultés, tous les ennuis, toutes les soi-disant maladies, tout, tous les désordres, c'est pour vous apprendre une leçon – dès qu'on apprend la leçon, c'est fini! Mais alors, on est tellement lent et lourd, on met tant de temps à s'apercevoir que c'est une leçon, que ça dure et ça dure et ça dure.

Et pour toutes les choses, comme pour cette histoire d'argent, ce matin, c'était une leçon à apprendre. Mais ce n'est pas une leçon individuelle, tu comprends; le malheur, c'est que ça ne dépend pas d'un individu: ça dépend de groupes, ou d'une qualité d'individu, ou d'une manière d'être de la vie humaine, ou... Il faut que le tout apprenne la leçon.

Peut-être... peut-être, s'il y a un être symbolique (c'est ce que je commence à me demander), s'il y a un être symbolique qui ait le pouvoir (il faut avoir beaucoup d'endurance!), le pouvoir de CONTENIR la représentation de tous ces désordres et de travailler sur cette représentation symbolique, ça doit aider le tout. Parce que s'il faut que toute une manière d'être de l’humanité change pour que la Victoire soit remportée, ça va durer des millions d'années! Peut-être est-ce pour cela qu'il y a des êtres symboliques.

C'est ce que je suis en train de me demander.

Dans le domaine des idées, il n'y a pas de problèmes, c'est tout résolu, depuis longtemps – c'est dans le fait, dans le fait matériel du corps... Il commence à apprendre sa leçon. Il commence à apprendre. Et alors, au lieu de cette réponse égoïste qui consiste à dire: «Ah! non, je ne veux pas de ça, je n'en veux pas! (riant) je suis au-dessus de cette faiblesse et de ce désordre», laisser venir, accepter et voir quelle est la solution. C'est-à-dire, au lieu du vieux problème: le rejet de la vie, le rejet de la difficulté, le rejet du désordre et la fuite dans le Nirvâna, c'est l’acceptation de tout – et la Victoire.

Ça, c'est vraiment (autant que je sache) la nouvelle chose que Sri Aurobindo a apportée. Non seulement l’idée que c'est possible, mais que c'est la vraie solution, et l’idée que l’on peut commencer maintenant. Je ne dis pas que l’on arrivera au bout maintenant, je n'en sais rien, mais l’idée que c'est maintenant que l’on peut commencer, que le moment est venu où l’on peut commencer, et que c'est la seule vraie solution, que l’autre solution n'est pas une solution – enfin, c'était une expérience nécessaire dans la marche universelle, mais la fuite n'est pas une solution: c'est la Victoire qui est la solution. Et le moment est venu où l’on peut essayer.

Et tout le bon sens ordinaire (qui est encore triomphant dans ce monde) me dit: «Tu t'en fais des illusions, mon petit! Tu arranges les choses pour ta satisfaction, c'est pour dorer la pilule», etc., et ça vient comme cela, régulièrement, par vagues. Eh bien... ça fait partie du problème aussi. Mais il y aura un temps où certaines vérités seront reconnues pour vraies et ne seront plus contestées; à ce moment-là, le Travail sera plus facile. Mais pour en arriver là, il faut au moins qu'il y ait un commencement d'expérience, un commencement de réalisation pour pouvoir dire: «Mais voilà la preuve.»

Ça me paraît être le processus en cours.

C'est une besogne assez obscure qui se fait en ce moment... Je me souviens du jour où Sri Aurobindo m'a dit (nous étions encore dans l’autre maison), il m'a dit: «Oui, vous êtes en train de faire une œuvre du Surmental, une création du Surmental, vous ferez des tas de miracles et le monde tout entier vous admirera!... Mais ce n'est pas ça, la Vérité que nous voulons.» Je t'ai raconté cela. Eh bien, ce souvenir-là vient m'aider très souvent. J'ai dit: «C'est ça, nous ne sommes pas pour les flonflons de la victoire populaire!»

C'est sans gloire. Mais ça n'a pas besoin de gloire du tout! Je lui ai dit cela: «Je n'ai pas besoin de gloire et je ne me soucie absolument pas de l’admiration publique! (riant) ça n'a aucune place dans ma conscience.»

Mais je comprends... Oh! comme il y a des manières plus profondes de comprendre les choses.

Le corps apprend sa leçon.

(Le disciple s'apprête à partir)

Avec ce rhume, je ne vois plus du tout, même pas pour écrire.

Mais figure-toi que j'ai certaines cartes importantes à écrire pour les «birthdays», et j'ai été prévenue un mois d'avance! J'ai été prévenue, il m'a été dit et répété: «Écris ces choses.» Alors le bon sens dit: «Mais j'ai le temps!» – «Écris ces choses.» Donc, j'ai écrit. Et maintenant, si j'avais à les écrire, je serais ennuyée!

Tout le temps, tout le temps je reçois des indications, qui ont l’air d'une banalité!... Et pour tout, pour la moindre petite chose: «Ne mets pas cet objet comme cela: mets-le comme cela» (Mère déplace un objet sur sa table), et tout d'un coup il arrive quelque chose, et ça casse ou ça tombe... C'est vraiment très intéressant.

(Mère consulte son emploi du temps) Des flots, des douzaines de gens m'écrivent: «Je VEUX vous voir, je VEUX vous voir...» C'est comme cela: «Je VEUX vous voir le jour de ma fête, je VEUX...» Maintenant, je réponds très carrément: «Impossible, pas le temps», et je ne donne pas d'explication. Mais certains jours, je suis libre, alors la liste s'allonge, il y a des quinze, vingt, vingt-cinq personnes. Si l’on y pense, ça paraît impossible; on y va, on se met dans un certain état, on appelle le Seigneur et on vit dans Son Éternité – et puis c'est fini sans même que l’on s'en soit aperçu!

La vie est sur le point de devenir merveilleuse – mais on ne sait pas la vivre. Il faut encore apprendre. Quand on apprendra vraiment, ce sera quelque chose.

17 octobre 1964

Toi?

Moi, je passe par toutes les phases, mais heureusement très rapidement, en quelques heures – deux heures, trois heures –, avec des phases nouvelles... Enfin, des choses assez déplaisantes.


(À propos des cartes que Mère envoie aux disciples à l’occasion de leur anniversaire. Ces cartes contiennent d'habitude une indication de l’effort ou de la réalisation à accomplir pendant l’année nouvelle.)

...C'est un travail, tu sais!

Tu comprends, avec les gens de l’extérieur (environ 200 personnes à qui j'envoie des cartes aussi, peut-être un peu plus) et tous les gens de l’Ashram (sauf de très rares exceptions), cela fait à peu près 1.500 cartes par an. Il n'y a que 365 jours; alors calcule combien il en faut tous les jours... D. arrive tous les matins avec mon petit déjeuner et une liste de tous les «birthdays» [anniversaires], et il faut, avant de voir les gens ou de commencer mon travail, que je satisfasse tous ces «birthdays»!

C'est une occupation!

Mais maintenant, j'ai une nouvelle tactique: on m'a donné de ces crayons à alcool qui sont comme des pinceaux; j'écris avec ça – ça tient beaucoup de place! et je n'ai pas besoin de dire grand-chose. Et la main est restée ce qu'elle était quand je faisais de la peinture, très sûre d'elle-même, mais les yeux ne guident plus, alors ce sont les crayons qui guident!


Peu après

Les nuits deviennent de plus en plus invraisemblables.

Toutes les nuits, je rencontre des quantités de gens que, physiquement, je ne connais pas du tout, mais avec lesquels j'ai des relations de... une sorte d'intimité de travail, comme quelqu'un que l’on rencontre quotidiennement. Et ça continue, et chaque nuit ce sont d'autres. Alors ça fait des centaines et des centaines de gens avec qui je travaille.

Et c'est concret: concret comme la vie physique (c'est dans le physique subtil). Concret, c'est-à-dire que quand on mange, on a le goût; quand on touche, on a le toucher; on a l’odeur. Et des histoires! Des histoires... des inventions, c'est fantastique! Je ne note pas tout cela parce qu'il faudrait des heures, et puis je trouve que ça n'en vaut pas la peine, mais ça ferait de ces histoires!

Fantastique.

La nuit dernière... Je ne me souviens plus du tout maintenant, que de l’impression; et l’impression est si forte qu'il faut au moins une demi-heure après m'être levée pour sortir de l’atmosphère dans laquelle j'étais!

Toutes sortes de gens. Je ne connais pas leur nom, je ne connais pas leur pays, je ne connais pas leur langue, et pourtant nous communiquons très bien.

Et dans le monde, c'est chaotique, paraît-il.

Oui, qu'est-ce que va faire cette «démission» de Khrouchtchev?1

Ça a l’air sérieux. On dirait une sorte de révolte, parce que le fils aussi a été dégommé.2

Est-ce que ça veut dire un retour en arrière?

Ah! un violent retour en arrière.

C'est sérieux.

Ça commençait à s'arranger entre l’Amérique et la Russie (sur le dos de la Chine! c'était très amusant).

Ça va tout démolir.

(silence)

On a l’impression (justement, c'est l’impression que je rapporte de ces activités de nuit), l’impression d'un édifice qui craque – de partout. C'est tout à fait comme avant l’écroulement: ça craque partout.

D'ailleurs, si l’on est tout à fait hors de sa conscience habituelle, de ses réactions habituelles, de son entourage imédiat et de son activité quotidienne, si l’on se sort tout à fait de tout ça et que l’on regarde, et que l’on se demande: «Qu'est-ce qui va arriver?» – Un trou noir, on ne voit rien.

Et quand je dis: «Qu'est-ce qui va arriver?», je ne veux pas dire ce qui va arriver sur terre, mais comment, par quel concours de circonstances ou suite d'événements, la nouvelle création va-t-elle se produire?

Il y a toute une partie de l’histoire de la terre qui, au fond, nous est totalement inconnue dans le passé. Ils ont bien fait de soi-disant découvertes, mais... toutes ces histoires-là, je ne sais pas ce qu'il y a de vrai là-dedans.

A-t-on vraiment trouvé? – Je ne sais pas. Tu sais, toi?

Il est probable que l’on connaît un petit bout d'histoire à partir d'un certain cataclysme. Mais combien de cataclysmes y a-t-il eus?...

Oui, combien y a-t-il eu de cataclysmes?

(silence)

Maintenant, les hommes veulent se passer de l’aide de la Nature pour les grands bouleversements. Il paraît que cinq nations possèdent des bombes atomiques, et les bombes d'une seule de ces nations, quelle qu'elle soit, suffisent à... vrrf! démolir la terre. Alors si tout cela (c'est nouveau, après tout), tout d'un coup sort de contrôle... Ils ne savent pas combien de temps ces choses peuvent rester en attente: si tout d'un coup, ça se met à sauter – tu vois ça! (riant) dans tous les pays, toutes les bombes qui partent en même temps!

Pauvre terre.

C'est pire qu'un déluge. Finalement, les manières de la Terre étaient plus douces, la Nature était plus raisonnable.

(silence)

Au fond, il n'y a qu'une seule consolation, c'est qu'il n'arrivera jamais que ce qui doit arriver, alors... C'est la conscience dans laquelle je vis – je ne me fais pas de soucis du tout, pas le moins du monde. Mais je veux dire qu'en fait, d'une façon objective, nous ne savons rien.

Est-ce à la suite de cataclysmes que l’animal est devenu homme?... Il ne semble pas que ce soit très nécessaire.

Non, l’élément perturbateur, c'est le Mental.

Je ne suis pas au courant de ce que les gens croient savoir maintenant, mais par exemple, quand le règne animal a dominé la terre, avant son apparition et pour son apparition, est-ce qu'il y a jamais eu de catastrophes?... N'est-ce pas, on sent vaguement une terre qui se refroidit lentement et qui, d'abord, est purement minérale, puis petit à petit apparaissent les plantes – on voit cela très bien (j'ai même vu des photos très intéressantes), mais est-ce que ce refroidissement même a créé des catastrophes? tremblements de terre, engloutissements, inondations...?

Oui, il y a eu une période de grands plissements.

Il y a eu un déplacement des continents, et alors, forcément, fonte des glaces et inondation de la terre. Mais ce déplacement des continents a été probablement une conséquence de son refroidissement.

On dit maintenant qu'ils ont des instruments capables de mesurer que la terre continue à se déplacer. On a même dit, il y a quelques années, que beaucoup de parties de la Sibérie, qui étaient tellement froides que l’on ne pouvait rien y faire, commencent à être cultivées, et que les tropiques ne sont plus aussi chauds, forcément.

Mais ces choses-là doivent venir très progressivement, par conséquent il y a toujours moyen de s'arranger, on peut se déplacer.

Oui, ça prend des millions d'années.

On a le temps de se déplacer, de changer d'habitudes.

(silence)

La période historique est très courte. Déjà, telle qu'elle est, elle est très incertaine, mais elle est très courte.

Peut-être que l’effort conscient des Védas est venu après des milliers et des milliers d'années de recherches, d'études, de civilisations qui n'ont laissé aucune trace? Parce qu'ils ont calculé à peu près l’arrivée de l’homme sur la terre, quelques millions d'années, non? Combien?

Un million, je crois.3

Sur ce million, nous connaissons 5.000 ans, tu vois ça!

Pauvre boule! comme on est prétentieux! on croit tout savoir.

(silence)

Peut-être est-ce dans le passé que je me promène? – c'est peut-être dans le passé, c'est peut-être dans l’avenir, c'est peut-être dans le présent. J'ai remarqué que les costumes ne sont pas comme maintenant du tout ni comme rien de ce que nous connaissons. Mais quand je suis là dans l’activité, c'est tout à fait naturel, on ne remarque pas: c'est la chose que l’on voit tous les jours, on ne remarque pas. C'est seulement quand je reviens et que j'objective un peu, je me dis: «Tiens! comme c'est bizarre» (moi-même et les autres). Et je ne suis pas du tout comme je suis maintenant, pas du tout. D'ailleurs, j'ai pensé être ce que l’on appelle «différentes personnes» à différents moments. Il y a eu même un temps où j'ai regardé pour voir si ce n'était pas que je m'identifiais à différentes personnes, mais il n'y a pas d'identification, je n'ai pas le sentiment «d'entrer dans quelqu'un», rien de tout cela. Mais en apparence, je ne suis pas toujours la même personne: quelquefois je suis très grande, quelquefois je suis petite, quelquefois je suis jeune, quelquefois je ne suis pas âgée mais grown-up [adulte]. Très-très différente. Mais il y a toujours la même conscience centrale, il y a toujours... (Mère se recueille) le Témoin qui regarde au nom du Seigneur et qui décide au nom du Seigneur. C'est cela, l’attitude: le Témoin qui regarde – c'est-à-dire qui voit tout, observe tout et qui décide, pour soi-même ou pour les autres (c'est indifférent), toujours. Ça, c'est le point fixe. Au nom de... du «quelque chose» qui est éternel – qui est éternel, éternellement vrai, éternellement puissant et éternellement connaissant. Ça, c'est à travers tout. Autrement, ce sont tout le temps des choses différentes, des circonstances différentes, un entourage différent; il y a des manières de vivre qui sont très-très différentes. Et aussi, je me réveille au commencement de la nuit: c'est un certain genre de choses; je me réveille au milieu de la nuit: c'est un autre genre de choses; je me réveille... «réveille», entendons-nous, ce n'est pas sortir du sommeil: c'est revenir à la conscience actuelle. Et chaque fois, c'est différent, comme si ça venait de mondes différents, de temps différents, d'activités différentes.

Et il est évident que l’«on» ne s'attend pas à ce que je me souvienne – ça n'a aucune importance. C'est une ACTION. C'est une action, ce n'est pas une connaissance que l’on me donne – une action. Je suis en train de travailler. Peut-être est-ce: j'ai travaillé; peut-être est-ce: je vais travailler; peut-être est-ce: je travaille? – Je ne sais pas. C'est probablement les trois.

Et que je me souvienne ou que je ne me souvienne pas, ça n'a aucune importance.

(silence)

Mais il y a des points que l’on devrait pourtant savoir... et où il n'y a pas de certitude. Par exemple, dans quelle mesure la présence d'un corps physique (celui de Mère), dans le monde tel qu'il est maintenant, agit sur le Travail qui est fait? Dans quelle mesure?... Est-ce indispensable? Est-ce vraiment indispensable? Et si c'est indispensable, quel est l’effet et dans quelle mesure? C'est-à-dire, y a-t-il des choses que l’on ne peut faire qu'en ayant un corps physique ou est-ce que les mêmes choses peuvent être faites dans tous les cas (seulement, on n'a pas l’occasion de bavarder, alors!...)?

Sûrement, il y a des choses que l’on ne peut faire que dans un corps.

Bavarder!

Non, pas bavarder!... Autrement, il n'y aurait pas besoin d'Avatars.

Oui... ça a l’air.

(silence)

Mais si les histoires telles qu'on nous les raconte sont plus ou moins vraies, enfin si elles ont quelque vérité, il n'y a PAS UN Avatar qui soit resté – ils sont tous partis. Ou alors ils se cachent bien, parce que... On n'en a jamais rencontré, n'est-ce pas. Il y a des gens qui vont à leur recherche, mais on ne les a jamais rencontrés. Et même, on a beaucoup parlé de leur mort, qui semble avoir joué un rôle assez important, souvent.

Tu veux dire qu'on ne les a jamais rencontrés, comment?

Physiquement.

N'est-ce pas, on a dit que Shiva avait vécu sur la terre, que Krishna a vécu sur la terre. Le Bouddha et le Christ, on sait qu'ils ont vécu sur la terre – ça a fait assez de bruit! On a même fait plus d'histoires de la mort du Christ que de sa vie. Le Bouddha, lui, a fait profession de s'en aller pour de bon (quoique ce ne soit pas vrai). Mais les autres...? On a bien raconté la mort de Krishna – mais on a raconté beaucoup d'histoires.

C'est trop «vieux».

Mais ce n'est pas vieux, mon petit!

Vieux pour notre histoire.

Ce n'est pas vieux. Évidemment, il n'y avait pas de cinématographe et de journaux! Mais les journaux, toutes les paperasseries, ça ne peut pas durer très longtemps. En Amérique, ils ont fait sous terre des abris pour livres – ils prennent tout ce qu'il y a de mieux, puis ils le mettent dans certaines conditions. Mais si la terre et les continents se déplacent!... Et puis qui pourra lire? Même les inscriptions assyriennes, qui ne sont pas vieilles, sont encore une devinette. Ils ne savent pas vraiment: ils imaginent qu'ils savent. Les noms que l’on nous apprenait quand nous étions petits, et les noms que l’on apprend aux enfants maintenant, sont tout à fait différents, parce que l’on n'avait pas retrouvé la notation phonétique.

Au fond, si l’on regarde seulement un tout petit peu attentivement, même extérieurement, on ne sait rien.4

(Mère entre dans une profonde méditation)

21 octobre 1964

Le 18, j'ai eu une expérience intéressante. C'était la fête du docteur et je lui ai donné une méditation, et après la méditation, il m'a demandé de lui écrire ce que j'avais vu pendant la méditation. Je n'avais pas du tout l’intention de le faire, mais une heure après, c'est-à-dire au moment du déjeuner...

Pour être claire, il faut que je raconte toute l’histoire depuis le début.

Avant la méditation, je lui ai dit: «Vous me préviendrez quand vous aurez fini – je ne veux pas prévenir.» Donc, j'ai fini ce que j'avais à faire, puis j'ai regardé et je me suis dit: «Voyons, on va essayer», et j'ai simplement fait une formation que j'ai mise sur lui, en disant: «Maintenant, c'est fini.» Puis je n'ai pas bougé, j'étais bien tranquille. Ça a pris à peu près une demi-minute, même pas, et il a ouvert les yeux, et puis c'était fini. Mais quand je l’ai revu à l’heure du déjeuner, je lui ai demandé: «Quand vous m'avez fait signe que c'était fini, qu'est-ce que vous avez senti?» Il m'a dit: «J'ai senti (Mère rit) que la Force s'en allait, alors j'ai pensé que c'était fini»... Eh bien, sa réponse m'a donné exactement la différence... Il aurait dû sentir: «Mère m'appelle, Mère me dit que c'est fini», mais il a senti que la Force s'en allait.

Puis, comme il voyait que je lui parlais, il en a profité pour me demander: «Je voudrais bien avoir des visions.» Je lui ai répondu tout ce qu'il fallait répondre et je lui ai dit que, en dernière analyse, c'est seulement le Seigneur qui décide quand nous avons des visions, quand nous n'en avons pas, quand nous faisons un progrès, quand nous ne le faisons pas, etc. Alors, du ton le plus hypocrite (riant), comme quelqu'un qui dit quelque chose par politesse et n'en pense pas un mot, il a dit: «Oh! alors nous sommes bien heureux, parce que nous avons le Seigneur avec nous.» J'ai fait semblant de croire qu'il était sincère, je lui ai répondu: «Non-non-non! vous ne pouvez pas dire cela, ce n'est pas possible – je ne SUIS PAS le Seigneur!» Et je lui ai expliqué un petit peu la conscience que j'ai du Seigneur, j'ai dit: «Il ne faut pas croire que je suis le Seigneur... (dans ma pensée, c'était: "Je ne suis pas le Seigneur tel que VOUS le concevez"), parce que si j'étais le Seigneur (Mère sourit avec amusement), vous auriez des visions et vous seriez guéri.»

Ceci se passait vers onze heures et demie. l’après-midi, d'habitude je prends mon bain et je m'étends un peu, un bon moment, là. J'ai dit au Seigneur: «Et après tout, pourquoi (riant) ne fais-je pas quelque chose pour des gens comme cela qui sont bien gentils? Pourquoi ne fais-je pas de miracles?» Je lui ai demandé ça moitié sérieuse, moitié par jeu. Et alors tout d'un coup, c'est devenu très sérieux. Tout d'un coup, la Présence était très intense et c'était très sérieux. Et alors j'ai senti quelque chose qui disait d'une façon absolument positive (ça s'est traduit en mots): «Tu ne dois pas avoir des pouvoirs.» Et la compréhension totale.

Tu ne dois pas avoir de pouvoirs.

Et ça a été un monde... Des incidents comme cela amènent un monde de rapprochements, d'expériences, etc. Alors j'ai commencé à écrire (c'est venu comme toujours par décantation). La première décantation était ainsi:

If you approach me in the hope
of obtaining favours, you will be
frustrated, because
I dispose of no powers.

C'est venu en français aussi:

«Ceux qui s'approchent de moi avec
l’intention d'obtenir des faveurs
seront déçus, parce que je ne
dispose pas de pouvoirs.»

Mais la vraie version est celle-ci (j'ai remplacé «s'approchent» par «venir» et «dispose» par «détenir», et j'ai mis le présent), c'est la dernière décantation:

«Ceux qui viennent à moi avec
l’intention d'obtenir des faveurs
sont déçus, parce que je ne détiens
pas de pouvoirs.»

Et ce qu'il y a eu de presque formidable, c'est que toute une armée de forces adverses ont été réduites au silence – imédiatement. Et l’atmosphère s'est éclaircie, soulagée.

Alors en regardant bien, j'ai compris que c'est ce mélange dans la pensée des gens, dans le sentiment des gens, dans leur approche de la vie spirituelle, qui est catastrophique – toujours ils «veulent» quelque chose, toujours ils «demandent» quelque chose, toujours ils «attendent» quelque chose. Au fond, c'est un marchandage perpétuel. Ce n'est pas le besoin de se donner, ce n'est pas le besoin de se fondre dans le Divin, de disparaître dans le Divin: prendre, obtenir ce que l’on veut.

Et pendant plusieurs heures (ça a duré plusieurs heures, depuis ce moment-là jusqu'à la nuit), l’atmosphère était claire, légère, lumineuse – et mon corps, mon corps était dans une joie! comme s'il flottait dans l’air.

Après, tout est revenu – pas «tout est revenu»; quelque chose n'est pas revenu, qui a été définitivement réglé, mais une partie des attaques a été clarifiée.

C'était tellement concret! Je n'ai jamais senti cela d'une façon si concrète, quelque chose était comme complètement balayé.

Mais en quoi le fait que tu renonces ou que tu n'aies pas de pouvoirs suffit-il à balayer les forces adverses?

Non, c'est le fait que je l’ai annoncé.

Que tu l’aies annoncé?

Pas de pouvoirs, je savais très bien que je ne pouvais pas! et ça m'était absolument indifférent parce que je comprenais parfaitement bien que ce que l’on veut maintenant, ce ne sont pas du tout des événements miraculeux, mais la conséquence logique et normale et obligatoire de la transformation supramentale – c'est cela, le fait. Ça, je le sais et je le savais, et c'est pour cela que je ne me préoccupais même pas de pouvoirs, enfin il ne m'avait même pas effleuré l’esprit de penser à faire un miracle pour le docteur ou pour telle ou telle autre personne qui m'approche – je n'y pensais pas, ça n'entrait pas dans ma conscience. Seulement, le dix-huit, par cette occasion, c'est entré dans ma conscience, et alors j'ai posé la question pour savoir pourquoi je n'y pensais jamais: «Pourquoi?» Et il m'a été dit d'une façon positive: «Tu ne dois pas exercer de pouvoirs, parce que ce n'est pas comme cela que les choses doivent se faire.»

Je comprends bien, mais,..

Mais il y avait tout un ensemble de forces adverses (j'ai vu toutes sortes de choses, je ne veux pas entrer dans le détail) qui essayait de M'EMPÊCHER de le déclarer! Et j'ai dû faire un effort (Mère fait le geste de repousser une masse obstructrice)... pas de combat mais un effort pour surmonter quelque chose, comme quand des choses vous enferment, pour briser une carapace afin de pouvoir le proclamer. Et à la minute où je l’ai fait, à la minute où j'ai pris mon papier et où j'ai commencé à écrire: poff! c'est parti, comme balayé!... Ça oui, ça je comprends! Ça, c'est le Pouvoir du Seigneur. Aucun pouvoir intermédiaire ne peut faire cela – c'était une splendeur, n'est-ce pas! comme si le monde physique était devenu tout d'un coup un monde solaire, et splendide et rayonnant, et si léger et si harmonieux! C'était une merveille. Pendant des heures.

Et ça m'a fait comprendre que l’un des obstacles les plus considérables, c'est cette déviation de l’aspiration en une soif d'avoir quelque chose. Mais quel est celui qui ne dévie pas?... N'est-ce pas, je commence toujours par me regarder, tout ce que je connais de la vie consciente de cet être (c'est ma première observation), et toutes les images viennent; eh bien, le don de soi, l’aspiration tout à fait pure qui n'attend aucun résultat – absolument libre de toute idée de résultat –, dans sa pureté essentielle... ce n'est pas fréquent. Ce n'est pas fréquent.

Maintenant, les conditions sont tout à fait différentes, mais je vois la masse des aspirations, des approches, et je compare toujours avec mon attitude à l’égard de Sri Aurobindo dans ce temps-là, quand c'était lui qui, pour moi, représentait l’Intermédiaire; eh bien, je comprends... Je comprends que la Chose absolument pure, c'est-à-dire pure de tout mélange de la conscience de l’ego (c'est la conscience de l’ego), pure de tout mélange de la conscience de l’ego, c'est... c'est encore rare.

Et c'est ce mélange de la conscience de l’ego (je ne parle pas ici au point de vue personnel mais au point de vue général), qui, au moment où les mots ont été écrits, a été balayé par quelque chose d'aussi puissant qu'un ouragan, sans la violence de l’ouragan – dispersé, dissous, balayé! Toutes ces choses qui pressaient, contre lesquelles il fallait tout le temps faire effort pour avancer – balayées! Et ce n'est pas revenu complètement.

Cet état-là n'est pas resté (cet état-là, c'était un état de Victoire). Mais les choses ne sont pas revenues comme elles étaient, et ça ne reviendra jamais comme c'était. Il y a quelque chose qui a été vraiment clarifié. Et ce n'est pas une question personnelle, individuelle: c'est quelque chose de général.

(Mère se met à recopier au propre la dernière «décantation»:)

Tu comprends, le mot «faveur» est exprès. C'est très exprès, ça veut dire vraiment une faveur – être aidé à faire le progrès nécessaire, c'est tout à fait bien, mais ce qu'ils veulent, c'est le résultat sans le chemin parcouru, et c'est cela qui est impossible, c'est cela qui ne doit pas être.

Au fond, c'est toujours ce que les hommes demandent aux religions; le «Dieu» de la religion, c'est un dieu qui doit leur faire des faveurs: «Je crois en Toi, par conséquent Tu dois faire ça pour moi» (ce n'est pas formulé si brutalement, mais c'est comme cela). Ce n'est pas l’aspiration à être guidé sur le chemin pour faire exactement ce qu'il faut faire pour que la Transformation se produise. Et c'est cela qui m'était clairement dit: «Ce ne doit pas être des pouvoirs miraculeux.» La puissance de l’Aide est là, pleine, n'est-ce pas, mais le pouvoir miraculeux qui fait les choses sans que ce soit le résultat d'un progrès accompli, ça ne doit pas être.

(Mère continue à recopier)

Et j'ai remplacé le futur par le présent, aussi volontairement, parce que ce n'est pas quelque chose de nouveau: ça a toujours été comme cela; ce n'est pas que, maintenant, j'annonce qu'ils seront déçus – ils ont toujours été déçus. Et c'est l’affirmation de ce fait qui a eu le pouvoir de chasser tout un ensemble de formations: pas seulement des formations d'êtres du vital ou d'êtres hostiles, mais les fausses formations mentales des êtres humains.

Et ici, j'ai écrit: «Je ne détiens pas de pouvoirs», c'est mieux que «Je ne dispose pas de pouvoirs». J'avais choisi le mot «dispose» (choisi, pas mentalement, n'est-ce pas), mais le mot dispose venait avec le sens que ce n'était pas à ma disposition – il y a une nuance. Je veux dire que si, par une aberration quelconque (ce serait vraiment une aberration), si par une aberration quelconque, j'avais le désir de faire un miracle, je ne pourrais pas – ce serait contraire à la Volonté suprême. Ce n'est pas que, délibérément, je choisis: «Non, je ne ferai pas de miracles» – Je ne peux pas, ce n'est pas cela, ce ne doit pas être comme cela.

Tu auras beaucoup de mal à faire entrer ça dans la tête des gens!

Oh! mais il y a eu dans l’atmosphère de l’Ashram une révolte épouvantable! Pas dans leur mental conscient, mais dans le subconscient – une révolte terrible. Pour pouvoir écrire ma déclaration, pour pouvoir la formuler, j'ai dû surmonter toute une masse de choses, c'était extraordinaire! Il y a même eu des réactions individuelles: «Alors, je m'en vais.» J'ai dit: «Bon, voilà exactement la preuve.»

C'était intéressant.

Le docteur lui-même a reçu cela comme un coup – il en tremblait intérieurement.

Non, ce qu'il faudrait demander, puisque nous demandons toujours quelque chose, c'est que la substance devienne assez consciente pour recevoir la Force et pour faire elle-même son propre «miracle», se guérir, ou ceci, ou cela, enfin pour faire le travail.

Oui, ce ne doit pas être une «faveur». «Donnez-moi la Force d'être ce que je dois être», ça, oui.

Ce qui a déclenché toute l’expérience (j'ai oublié de te dire cela), lorsque je demandais au Seigneur: «Pourquoi? Pourquoi ne ferais-je pas quelque chose pour ces gens qui sont bien gentils?», c'est que l’histoire d'autrefois est revenue, quand Sri Aurobindo me disait: «Vous êtes en train de faire une œuvre du Surmental, vous ferez des miracles qui rempliront le monde d'admiration...», etc., je t'ai raconté ça. C'est revenu massivement, exactement la même chose: «Ce n'est pas ça, la vérité que nous voulons...» Et c'est pour cela aussi que j'avais arrêté tous ces poudjâs de la Mère en octobre-novembre, parce qu'ils venaient tous avec l’idée d'obtenir quelque chose: des miracles, des miracles, des miracles – jamais pour la Vraie Chose. Et c'est cela qu'ils attendent de Dieu, n'est-ce pas, des miracles ou des faveurs, des choses illogiques et déraisonnables, au lieu de vouloir la marche progressive du Divin.

Évidemment, c'est plus difficile.

24 octobre 1964

Mère reparle de sa déclaration: «Je ne détiens pas de pouvoirs.»

Oh! ça a créé un soulèvement général de l’atmosphère! J'ai même reçu des pensées de ce genre: «Alors! Sri Aurobindo nous a trompés.» Ils sont furieux, furieux.

Ils n'ont pas compris... Mais enfin ça se passe dans le subconscient.

Non-non! ils ne l’avaient pas compris volontairement avant ma déclaration, parce que Sri Aurobindo n'a jamais dit que l’on ferait des miracles! C'est volontairement qu'ils n'avaient pas compris. Alors naturellement, ils sont furieux. Mais peut-être vaut-il mieux ne pas insister extérieurement en publiant ça.1 Ça viendra à son heure.


(Comme le disciple relit la dernière conversation, Mère l’arrête au passage suivant: «C'était une splendeur! comme si le monde physique était devenu, tout d'un coup, un monde solaire, et splendide et rayonnant, et si léger et si harmonieux! C'était une merveille.»)

Et cette expérience a amené une stabilité qui n'existait pas avant – une stabilité et une certitude, une Assurance que tout ira bien.

Parce que le corps a vécu pendant des mois, presque des années, avec une sorte de tension constante; il était toujours dans l’attente de la minute suivante, de la seconde suivante, toujours tendu en avant dans une sorte de hâte, ou d'incertitude, comme si l’instant d'après serait mieux. C'était une instabilité constante qui faisait un grand obstacle à l’établissement de la Vibration (je parle des cellules du corps, naturellement). Eh bien, le 18, avec cette expérience, il y avait une assurance de Triomphe.

Et l’état du corps n'est pas revenu à ce qu'il était auparavant, très loin de là: il y a une sorte de tranquillité paisible qui ne sent plus, qui n'a plus le sentiment de l’incertitude constante – c'est fini.

28 octobre 1964

Les nuits continuent d'être extraordinaires! Cette nuit, c'était fantastique, mais... je renvoie, parce que ça occupe trop; une partie de la conscience est occupée, c'est ennuyeux – je renvoie tout.

C'est comme si l’on me faisait connaître une quantité fantastique de choses: des gens que je ne connais pas physiquement, des choses que je ne connais pas physiquement. Et avec la vision claire de la vraie Conscience derrière tout cela: comment la Conscience travaille. C'est intéressant, mais enfin... Ce serait admirable pour un écrivain, il aurait des livres et des livres à écrire! J'entends même des phrases; quand les choses sont écrites, je les vois écrites – c'est encore plus précis qu'un cinéma. Et toutes les réponses. Puis cette juxtaposition des deux consciences: la conscience superficielle, comment elle fonctionne dans les gens, et la vraie Conscience qui fait marcher tout ça comme des marionnettes.

Évidemment, c'est intéressant.

Et pendant longtemps le matin quand je me réveille, je n'ai qu'à m'arrêter une seconde, rester immobile une seconde, et ça revient, comme s'il y avait une partie de la conscience qui restait encore là-bas – ça revient. Et ça continue. Alors au bout d'un moment, je dis: «Ça suffit comme cela, j'ai autre chose à faire!»

Et l’atmosphère politique de la terre? La Russie? Tu vois quelque chose?

Non, pas de... J'ai eu plutôt une indication très forte que c'était une réaction dans le mauvais sens.

As-tu vu la photo du bonhomme (Suslov) qui est derrière la chute de Khrouchtchev? Oh!...

J'aimerais bien voir cette photo.

Je n'ai jamais vu une tête plus terrible.

J'ai fortement l’impression que c'est, oui, une réaction diabolique.

Il paraît que l’on veut faire le procès de Khrouchtchev?...

Ils sont freinés par tous les autres partis communistes qui avaient beaucoup d'admiration pour Khrouchtchev, et qui protestent. Alors je crois qu'ils ne peuvent pas faire comme ils voudraient.

(Mère entre en méditation)

30 octobre 1964

J'ai l’impression que nous sommes en train de tourner un coin.

C'est très étroit. Tu connais les routes de montagne?... Tout d'un coup, on arrive à un coin, un tournant aigu, et on ne voit pas l’autre côté – en bas, c'est le précipice, là c'est le roc –, et le chemin... on dirait qu'il s'est aminci pour tourner le coin, il devient tout petit. J'ai rencontré ça dans les montagnes, souvent. Et maintenant, j'ai l’impression que l’on est en train de tourner le coin; mais on commence à le tourner, c'est-à-dire que l’on commence à voir l’autre côté, et il y a dans la conscience (toujours dans la conscience corporelle), il y a le commencement d'un éblouisse-ment, comme les premiers aperçus de quelque chose de merveilleux – pas positivement d'inattendu parce que c'était cela que l’on voulait, mais de vraiment merveilleux. Et en même temps, on a cette vieille habitude d'avoir rencontré des difficultés à chaque pas, d'avoir reçu des coups à chaque pas, l’habitude du labeur pénible, qui enlève la spontanéité d'une joie sans mélange; ça donne une espèce de... pas de doute que ce sera comme cela, mais on se demande: «Est-ce que c'est déjà venu? Sommes-nous au bout?», et on n'ose pas penser que l’on est au bout. Et cette attitude, naturellement, n'est pas favorable, elle appartient encore au domaine de la vieille raison; mais elle est soutenue par les recommandations habituelles: «Il ne faut pas se laisser aller à des imaginations et des espoirs déréglés, il faut être très pondéré, très patient, très lent à s'emballer.» Alors c'est l’alternance d'une sorte de recroquevillement qui avance craintivement pas à pas pour ne pas glisser dans le trou, et d'un émerveillement glorieux: «Oh! c'est vraiment comme ça!?»

C'est l’impression dans laquelle le corps se trouve depuis trois, quatre jours.

Mais ça va en augmentant, et cette espèce de «recroquevillement» est beaucoup diminué par la connaissance et l’expérience que si l’on est par-fai-te-ment calme, tout va bien, toujours, même dans les pires difficultés... Tout dernièrement, avant-hier, il y a eu (au point de vue physique toujours; on ne peut pas appeler ça la «santé», mais c'est le fonctionnement), une attaque assez sérieuse qui se traduisait par une douleur plutôt désagréable, et c'est venu avec une brutalité inaccoutumée. Alors imédiatement, le corps s'est souvenu et a dit: «Paix-paix... Seigneur, Ta Paix, Seigneur, Ta Paix...» et il s'est détendu dans la Paix. Et d'une façon objectivement perceptible, la douleur est partie.

Elle a essayé de revenir et elle est partie, essayé de revenir, partie... Le processus a duré toute la nuit.

Mais c'était extraordinaire d'évidence! Les conditions physiques étaient absolument les mêmes, et une minute avant, c'était une douleur presque intolérable, et qui s'en allait comme ça, dans la Paix du Seigneur.

Elle est partie depuis deux jours déjà, elle n'est pas revenue. Je ne sais pas si elle reviendra.

Mais alors le corps est en train d'apprendre une chose, et de l’apprendre non comme un effort qu'il faut faire mais comme une condition spontanée: c'est que TOUT ce qui arrive est pour le progrès. Tout ce qui arrive, c'est pour atteindre à l’état véritable, celui que l’on attend des cellules pour que la Réalisation puisse s'accomplir – même les coups, même les douleurs, même les apparentes désorganisations, tout cela est exprès. Et c'est seulement quand le corps le prend de la mauvaise manière, comme un imbécile, que ça s'aggrave, ça insiste; tandis que si, tout de suite, il dit: «Bien, Seigneur, qu'est-ce qu'il faut apprendre?» et qu'il réponde par le calme-calme, la détente du calme, ça devient imédiatement tolérable, et au bout d'un moment, ça s'arrange.

(silence)

Si c'était limité à un seul corps, à une seule masse ou quantité, un seul agglomérat de cellules, ce serait relativement très facile, mais l’interéchange, l’union, la réciprocité est automatique et spontanée, et constante. On sent que cet effet qui se produit ici (dans le corps de Mère) a naturellement, forcément, spontanément ses conséquences très loin et très au large; seulement ça complique les difficultés, et c'est pour cela que ça prend du temps. Il y a une correspondance, n'est-ce pas: il arrive une chose nouvelle dans le corps, une douleur nouvelle, une désorganisation nouvelle, une chose inattendue, et au bout de quelque temps, j'apprends que telle personne ou telle autre a exactement cela!

Ça aussi, le corps le sait et il ne proteste pas – c'est une affaire entendue, c'est comme cela. Mais ça prolonge le travail d'une façon considérable... Probablement, il y aura une endurance correspondante. Parce qu'il n'y a ni regret ni révolte, ni fatigue; vraiment, il est prêt à être très content, il ne demande qu'à être très content – il n'ose pas encore, c'est seulement ça. C'est une chose que l’on n'ose pas: «Est-ce que... est-ce que vraiment c'est si bien que ça!» Il n'ose pas. Mais il est très content: «Je n'ai à me plaindre de rien, tout va bien; il y a des difficultés, mais sans difficultés, il n'y a pas de progrès.»

Oui, ce qui lui est resté encore, c'est la peur de la joie – pas positivement «peur» mais... une timidité devant la joie. Il lui arrive quelquefois des vagues d'une intense Béatitude, d'Ananda, où toutes les cellules commencent à se gonfler d'une lumière dorée joyeuse, et puis... c'est comme si l’on n'osait pas – on n'ose pas.

C'est ça, la difficulté.

l’entourage n'aide pas. l’entourage imédiat n'a aucune foi.

Alors ça n'aide pas, parce que l’atmosphère mentale n'est pas favorable. Mais mentalement, on regarde, on sourit; mais le corps sent un petit peu, il sent un peu la pression des formations défaitistes autour. Mais il sait pourquoi l’entourage est comme cela – au point de vue matériel, l’entourage est juste ce qu'il faut, juste ce qu'il faut, il a besoin d'une atmosphère comme cela pour que les difficultés matérielles ne soient pas aggravées. Alors il est parfaitement content, seulement il n'ose pas être joyeux; tout de suite, il dit: «Oh! c'est une chose encore trop belle pour la vie telle qu'elle est.»

Je ne sais pas combien de temps ça durera.

(silence)

De temps en temps, quand je suis tout à fait au repos et tout à fait tranquille (je sais, par exemple, que j'ai une demi-heure de tranquillité parfaite, que personne ne me dérangera), à ce moment-là, le Seigneur devient très proche, très proche, et souvent je Le sens qui dit (pas avec des mots), qui dit à mon corps: «Laisse-toi aller, laisse-toi aller; sois joyeux, sois joyeux, laisse-toi aller, détends-toi», et le résultat imédiat est qu'il se détend tout à fait, j'entre dans une béatitude – mais je n'ai plus aucun contact avec l’extérieur! Le corps entre dans une transe profonde, je crois, il perd tout contact; par exemple, la pendule sonne, je ne l’entends pas.

Il faudrait pouvoir garder cette béatitude en étant tout à fait active et en plein travail. Je ne parle pas de la joie intérieure, du tout, il n'est pas question de cela, c'est hors de question, c'est établi d'une façon immuable: je parle de cette Joie dans le corps lui-même.

Cette espèce de satisfaction tranquille qu'il éprouve, maintenant il l’éprouve même quand les douleurs sont aiguës, avec ce sentiment de confiance que tout ça est en vue de la transformation et du progrès et de la Réalisation future. Il ne s'inquiète plus – il ne s'inquiète plus du tout, ne se tourmente plus du tout, il n'a même plus le sentiment de l’effort à faire pour endurer: on sourit.

Mais les aperçus, tout d'un coup, de la Vraie Chose, c'est tellement merveilleux que... Seulement, c'est l’écart entre l’état actuel et Ça qui est encore grand, et il semble que pour que Ça s'installe définitivement, il faut que Ça devienne naturel.

Voilà.

Et toi? Il ne t'est rien arrivé ces jours-ci?

Quand?... Il y a quarante-et-un an!

Ça, c'est seulement une façon de compter!

Aujourd'hui?

Qu'est-ce qui t'est arrivé depuis la dernière fois que je t'ai vu? Rien?

Mais au point de vue santé, ça va mieux? Ou pas?

Ça va... Mais j'ai l’impression très forte d'être entouré de menaces.

Menaces? Tout le temps?

Oui, comme cela.

Tu m'avais dit cela une fois.

C'est superficiel parce que dès que je me mets en arrière, plus rien n'a d'importance – ça va à Mouttalpeth [le terrain de crémation] et ça n'a pas d'importance. Mais quand je suis dans ce corps, je n'ai pas du tout une impression de tranquillité. Je ne sais pas pourquoi.

Tu m'as dit cela déjà, et j'ai beaucoup regardé... Ça me fait l’effet d'une formation (qui remonte peut-être à assez longtemps) que tu as dû accepter à un moment donné, je ne sais pourquoi, et qui est restée autour de toi. Mais ça ne me paraît pas correspondre à une vérité. J'ai bien regardé, souvent, et je n'ai jamais vu que ce soit l’expression d'une vérité. J'ai vu que c'est ce que l’on pourrait appeler une «formation adverse», qui n'est pas nécessairement hostile mais adverse en ce sens qu'elle n'est pas bienfaisante. Mais ce n'est pas l’expression de quelque chose de vrai. Et ce serait le point: si tu pouvais avoir l’expérience de son irréalité, c'est-à-dire de son caractère mensonger, ça aiderait beaucoup.

Mais c'est quelque chose qui est très en bas, qui ne dépend pas d'une conscience raisonnable. Parce que, autrement, elle ne me gêne pas, je suis au-dessus de tout ça. C'est seulement là, matériellement.

Tu ne sais pas depuis quand?

Je crois que j'ai vécu pendant des années dans le drame, dans la tragédie, dans les accidents, alors il y a une vieille habitude: ça va revenir. l’impression que les choses ne peuvent pas se passer sans un drame, sans une tragédie, sans quelque chose de terrible.

Oui, ce doit être ça.

Par exemple, je sens très fort le besoin... Oui, quelque chose doit se produire – quelque chose doit se produire, changer, s'ouvrir; eh bien, j'ai en même temps, imédiatement, l’impression qu'il faut qu'il y ait une tragédie pour que ça s'ouvre, que rien ne peut se produire sans...

Ce n'est pas vrai. C'est justement ce que ce corps sent aussi, comme s'il ne pouvait pas progresser sans souffrir.

C'est ça.

Mais ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai!

Oui, c'est le goût du drame, et qui est légitimé par le fait que l’on a participé au drame. Mais maintenant, je commence à voir clair: cette participation est l’effet d'un consentement tacite, et c'est ce consentement tacite qui donne cette conviction intérieure, et alors tout cela crée l’atmosphère dans laquelle le drame se produit.

Mais tu sais, j'ai des heures, il m'arrive pendant des heures que quelque chose se fixe, se concentre vraiment (dans le vrai sens du mot) sur la relation entre l’Éternité et le Déroulement. De plus en plus ce qui vient, c'est une vision, une certitude que c'est seulement une manière de voir adaptée à notre conscience humanisée, et il y a une espèce de perception qui ne bouge pas (qui tient plus de la sensation que de la pensée), perception que ce qui est – ce qui est vraiment –, c'est tout autre chose: ce n'est ni le Déroulement tel que nous le concevons et le percevons, ni l’Éternité (l’Éternité coexistante, si l’on peut dire) telle que nous pouvons la comprendre. Et c'est à cause de notre incapacité de saisir la Chose vraiment que nous sommes comme cela, dans la difficulté, pour adapter ces deux choses convenablement.

Je le traduis très mal par des mots, mais ce n'est pas une vision, dans le sens que ce n'est pas une perception objective: c'est une vibration, une manière d'être que l’on devient pendant quelques secondes, et à ce moment-là on comprend, mais on ne peut pas le traduire.

C'est curieux, au point de vue de la Vérité, c'est le problème qui est en train de s'élaborer. Et alors, quand la concentration devient très aiguë et très intense, il se produit une sorte d'éclatement intérieur, dans la conscience, qui se répand – se répand – dans l’intensité d'un Amour. Et alors, c'est comme une réponse, pas à une question parce que ça ne se formule pas, mais à la volonté d'être.

(long silence)

l’Amour, c'est l’unique, suprême moyen d'être manifesté.

Et la Manifestation implique automatiquement le déroulement. Et cette conception (parce que tout ça, c'est la façon dont la conscience humaine peut approcher les choses), cette conception d'une simultanéité éternelle – simultanéité coexistante éternelle – est une traduction tout à fait maladroite et humaine de l’état de non-manifestation. Parce que, automatiquement, la Manifestation implique le déroulement: sans déroulement il n'y a pas de Manifestation. Seulement la pensée humaine, même la pensée spéculative, est tellement maladroite et enfantine; elle confond toujours les notions: la notion du déroulement et la notion de l’imprévu ou de l’inattendu; la notion du déroulement et la notion de la «nouvelle» création, de quelque chose qui se crée et qui n'était pas – tout cela est tellement... (Mère renverse ses papiers sur la table). Tu vois (riant), mes biens protestent!

C'est dans ce «problème» que j'ai vécu ces jours-ci. Et note que ce n'est pas du tout un être supérieur ou qui appartient à d'autres mondes, qui est en train de spéculer: c'est la substance de la vie physique qui veut savoir sa loi intérieure, profonde.

(silence)

C'est amusant: toutes les constructions mentales que les hommes ont essayé de vivre et de réaliser sur la terre viennent à moi, comme cela, de tous les côtés, pour être classées, clarifiées, mises à leur place, arrangées, organisées, synthétisées. Alors tous ces soi-disant «grands» problèmes m'arrivent, et tout de suite il y a un sourire indulgent, comme pour des tâtonnements d'enfant; mais ce n'est pas du tout avec un sentiment de supériorité, rien de cela, c'est seulement le sentiment qu'on emploie un instrument qui ne peut pas résoudre le problème. Et une espèce de certitude, qui est au fond de la Matière, que la solution est là – ça, c'est très fort, très fort. Oh! que de bruit, que de bruit, comme vous avez essayé en vain! – descendez dedans assez profond, et restez assez tranquilles, alors ça sera. Et vous ne pouvez pas comprendre: il faut seulement que ça soit.

Ça ne peut pas se comprendre, parce que vous employez des instruments qui ne peuvent pas comprendre. Mais ça ne se comprend pas: il faut que ce soit.

Quand vous le serez, alors vous le serez, voilà, il n'y aura plus de problème.

Et tout cela, c'est là, par terre.

Mais toutes les grandes Écoles, les grandes Idées, les grandes Réalisations, les grandes... et puis les religions, c'est encore plus bas; tout ça, oh! comme ce sont des enfantillages!

Et cette sagesse!... c'est une sagesse presque cellulaire (c'est mieux). Justement, je regardais le rapport que j'avais avec tous ces grands êtres du Surmental et de plus haut, ce rapport tout à fait objectif et très familier que j'avais avec tous ces êtres et cette perception intérieure d'être la Mère éternelle – tout ça, c'est très bien, mais c'est presque de l’histoire ancienne pour moi! Moi, ce qui est maintenant, c'est ici, c'est par terre, dans le corps; c'est le corps, c'est la Matière; c'est par terre; et à dire vrai, ça ne se soucie pas beaucoup de l’intervention de tous ces êtres... qui au fond ne savent rien du tout! Ils ne connaissent pas le vrai problème: ils sont dans un endroit où il n'y a pas de problèmes. Ils ne connaissent pas le vrai problème – le vrai problème, c'est ici.

C'est une façon amusée de regarder les religions et tous les dieux comme on regarde... ce sont comme des représentations de théâtre. Ce sont des distractions; mais ce n'est pas ça qui peut apprendre à se connaître, pas du tout, du tout! Il faut descendre tout au fond.

Et c'est cela, c'est cette descente tout au fond, à la recherche dé... mais ce n'est pas un inconnu, ce n'est pas un inconnu – cet éclatement (c'est vraiment une sorte d'éclatement), cet éclatement merveilleux de la Vibration d'Amour, ça c'est... C'est le souvenir. Et l’effort, c'est pour le changer en une réalité active.

(silence)

Peut-être, ce sentiment de menace, est-ce l’expression de la résistance et de la mauvaise volonté de tout ce qui ne veut pas que ça change – c'est possible. C'est possible. Il y a tout ce qui ne veut pas que ça change, qui n'existe que par et pour le Mensonge, et qui ne veut pas que ça change. C'est comme ces soudaines douleurs dans le corps, si l’on regarde, on voit toujours quelque chose de noir, comme un fil noir ou un point noir – c'est quelque chose qui ne veut pas: «Moi, je ne veux pas! Je ne veux pas que ça change, je tiens à mon Mensonge.» Alors c'est peut-être cette menace de tout ce qui ne veut pas changer.

Au fond, il n'y a qu'à sourire. Et ce sera bien obligé, un jour, de changer – on lui aura donné assez de temps, on lui a laissé assez de ficelle, hein?

Voilà, mon petit, alors une bonne année!

Il ne faut pas les prendre au sérieux: ils peuvent crier, ils peuvent protester, ils peuvent grogner, ils peuvent menacer, ils peuvent vous faire toutes sortes de méchancetés – ils n'ont qu'un temps, et quand le temps sera venu, ce sera fini, voilà tout. Et nous n'avons qu'à durer plus qu'eux, c'est tout. Et c'est très facile de durer si l’on s'accroche à ce qui est Éternel: ça ne demande même pas un effort. Et ça permet de regarder tout avec un sourire.

novembre




4 novembre 1964

(Mère désigne un monceau de papiers sur sa table:) Tu vois, tout est comme cela, c'est la boule de neige. Tout ce que je touche, tout ce que je fais, ça a été toute ma vie comme cela: ça fait la boule de neige. Alors quand il s'agit de choses matérielles, on est absolument inondé! Et maintenant mon temps se passe comme cela. Tous les jours, dix, vingt personnes demandent à me voir – c'est impossible. Et pourtant, autant que je le peux, je le fais... Ces cartes de birthday [anniversaire], nous sommes déjà ici 1.200 ou 1.300 (dans une année, ça fait beaucoup tous les jours), mais ce n'est rien, il y a tous les gens du dehors, des familles entières! Alors tous les jours, j'écris vingt, vingt-cinq cartes...

Mais on ne peut rien dire, c'est bien. C'est bien en ce sens qu'il y a un grand changement dans les gens, ils sont tous beaucoup plus intéressés par le yoga, beaucoup, et d'une façon inattendue. Mais alors les difficultés augmentent en proportion, et les dépenses augmentent en porportion aussi – ça aussi, ça fait la boule!

Et je l’ai remarqué depuis tout petit, c'est comme cela... Par exemple, si je mange quelque chose (les gens sont très-très gentils, ils me font goûter des choses, m'envoient toutes sortes de préparations – ils croient que ça m'intéresse beaucoup! – mais ils sont très gentils), mais si j'ai le malheur de dire: «Oh! c'est bien», au lieu d'un, j'en ai cinquante!

Évidemment, ça ne fait rien, il y a un écoulement: tout ce que je donne, ce sont des choses que j'ai reçues; tout l’argent que j'ai, c'est de l’argent que l’on m'a donné. C'est comme cela, je sers d'intermédiaire.

Il faudrait trouver le moyen que le temps soit un peu plus élastique – oh! c'est possible, c'est possible. C'est évidemment que l’on est encore basé sur l’organisation mécanique du mental, mais si l’on avait cette souplesse de faire la chose juste au moment où il faut la faire...

La difficulté, c'est que l’on vit avec d'autres – je comprends très bien que ceux qui voulaient suivre la loi intérieure, l’Impulsion de chaque seconde venant d'en haut, étaient obligés de se retirer, parce que, alors, ils ne dépendent que d'eux-mêmes (ils dépendent d'eux-mêmes, de la Nature, c'est-à-dire du lever et du coucher du soleil, puis des plantes et des animaux – mais ceux-là ne réclament pas). Mais dans une vie humaine, il faut avoir des heures fixes pour se lever, se coucher, manger, surtout pour la nourriture: il y a ceux qui font la cuisine... Ça a ses avantages: il y a eu des périodes de ma vie où j'ai vécu toute seule (pas longues, pas longtemps, mais j'en ai eu), eh bien, pendant ces périodes-là, le plus souvent j'oubliais de manger et j'oubliais de dormir. C'est un inconvénient.

Mais ça a un grand avantage...1


(Mère entre dans une méditation profonde qui va durer quarante-cinq minutes, puis Elle parle:)

Time passes like a second! [le temps passe comme une seconde!]

Il y a une solidité dans l’atmosphère, non? Tu sens cela? comme une solidité de présence.

Comme une seconde.

(silence)

Pour la première fois hier, j'ai eu dans un éclair – ça a duré un éclair –, pour la première fois de ma vie, j'ai eu l’expérience PHYSIQUE de la présence du Suprême sous une forme personnelle.

Ce n'était pas une forme définie, mais c'était une forme personnelle. Et c'est venu à la suite d'une série d'expériences où je voyais les différentes attitudes des différentes catégories de gens ou de penseurs suivant leur conviction. Et c'est venu comme si cette forme disait à mon corps (c'était une présence PHYSIQUE), comme si elle disait vraiment avec des mots (ça s'est traduit; les mots sont traduits toujours – je ne sais pas quelle langue parle le Suprême (!) mais elle se traduit, elle doit se traduire dans le cerveau de chacun suivant la langue), comme s'il me disait: «À travers toi (c'est-à-dire ça, le corps), je vais à la charge... (c'était comme une conquête, une bataille), je vais à la charge pour conquérir le monde physique.» C'était comme cela. Et la sensation, c'était vraiment d'un Être tout-puissant qui avait des proportions comme nous, mais qui était partout en même temps, et vraiment d'une «charge» physique pour chasser tous les petits démons obscurs de l’Ignorance, et ces petits démons étaient comme des vibrations noires. Mais Lui, avait comme une forme, une couleur... et surtout il y avait un contact – un contact, une sensation. C'est la première fois.

Je n'ai jamais essayé de voir une forme personnelle, et cela me paraissait toujours une impossibilité, comme si c'était un enfantillage et un rapetissement; et c'est venu d'une façon tout à fait inattendue, spontanée, foudroyante: un éclair. J'étais tellement étonnée... l’étonnement l’a fait partir.

La première fois de ma vie.

C'était une présence physique, avec une forme, mais une forme... C'était curieux, c'était une forme... Dès que l’on veut la décrire, ça paraît difficile. Mais j'ai encore le souvenir d'avoir vu comme une forme d'une lumière et d'une qualité tout à fait spéciales, mais matérielles, et qui... Oui, c'est peut-être (Mère regarde silencieusement)... c'est peut-être ça, la forme de l’être supramen-tal?... C'était très jeune, mais avec une puissance! une puissance, presque une puissance musculaire (mais il n'y avait pas de «muscles»), et c'était une charge: il chargeait littéralement les gens et les choses, et tout était dispersé, bouleversé imédiatement. Et il riait! Il riait, c'était une joie! une joie, un rire, et, oui, il disait: «À travers toi... (c'était à travers ma présence physique), je charge...», je charge l’Obscurité ou le Mensonge, ou je ne sais pas – les mots viennent après et abîment tout –, mais l’idée était... (non, ce n'était pas une idée, c'était quelque chose qui était dit). Ça a duré juste le temps de m'en apercevoir – un éclair. Alors j'ai dit: «Ah!...», j'ai eu, n'est-ce pas, cette réaction d'étonne-ment.

La première fois: tout à fait inattendu.

Et maintenant, pendant toute la méditation, la présence était là, cette présence était là, mais si concrète! si concrète, si puissante. C'est peut-être... peut-être veut-on me faire voir la forme supra-mentale? C'est possible. C'était physique – c'était physique. Et il y avait ce contact, le contact physique. Mais ça, le contact, je l’ai tout le temps – dès que je m'arrête, c'est un contact massif, et en même temps qui n'a pas de poids.

Tu n'as rien senti de particulier?

Si, je sens cette chose massive, présente.

Une présence.

Oui, très fort.

C'est cela, oh!...

Oui, comme ce que l’on peut voir dans un éclair. C'était une forme – une forme dérivée de la forme humaine; ce n'était pas quelque chose qui tranchait avec la forme humaine, mais ça avait quelque chose que la forme humaine n'a pas: une souplesse et une puissance dans le mouvement. Et c'était radiant, un peu radiant, comme si ça émanait de la lumière, un peu; mais pas quelque chose qui vous donne l’impression du surnaturel: pas comme les apparitions dans les tableaux, ce n'est pas ça – c'était matériel, c'était...

C'est la première fois. J'étais assise comme cela, comme je viens de l’être maintenant, la même chose, rien de particulier. Et ça m'a remplie de quelque chose d'inexprimable, d'un sentiment de plénitude, de joie – de triomphe, n'est-ce pas.

C'était si court que je ne voulais pas en parler, parce que les mots... On a toujours peur d'ajouter. Mais cette présence était si concrète maintenant, pendant la méditation, et le temps a passé si extraordinairement vite, comme un éclair. Et j'ai eu le même sentiment, oh! d'une plénitude...

Et il a dit (ça s'est traduit: j'ai entendu les mots, je ne sais dans quelle langue, mais j'ai compris très bien), j'ai entendu les mots et il me disait: «À travers toi, je charge...» Je charge, c'était comme s'il partait en bataille contre le Mensonge du monde. «À travers toi, je charge...», c'est tout à fait clair, et c'était contre... je voyais se disperser des petits agglomérats de points noirs.

Mais à ce moment-là, j'avais comme une représentation de certains états d'esprit, de certaines conditions intellectuelles, tout un ensemble de choses qui représentaient des doutes, des négations, des ignorances, des révoltes... et tout d'un coup, c'est venu.

Et je vois encore la forme que j'ai vue: comme cela, comme s'il partait en bataille – mais seulement ce que l’on voit dans un éclair.2

7 novembre 1964

Mère a l’air très pâle.

Depuis trois jours, il y a un phénomène constant: quelque chose... je ne sais pas ce que c'est... comme si toute la tête se vidait (Mère montre le sang qui descend vers le bas). Physiquement, c'est ce que l’on éprouve avant de s'évanouir, comme si tout le sang sortait de la tête: la tête se vide, et puis on s'évanouit.

La première fois que c'est venu, c'était avant-hier; je me reposais (après le déjeuner, je me repose une demi-heure), et à la fin du repos, tout d'un coup je me vois – je me vois debout près de mon lit, très grande, avec une robe magnifique, et quelqu'un vêtu de blanc à côté de moi. Et j'ai vu cela juste au moment où c'était comme si j'allais m'évanouir: j'étais à la fois la personne debout et la personne qui voyait sur le lit, et en même temps j'ai senti cette chose qui descend, qui descend de la tête – la tête se vide complètement; et la personne debout a souri, et la personne dans le lit s'est demandé: «Comment? je m'évanouis, mais je suis dans mon lit!» Voilà. Et comme il était temps de me «réveiller» (c'est-à-dire de revenir à la conscience extérieure), je suis revenue.

Et je suis restée avec ce problème: qu'est-ce qui était debout?... Très grande, avec une robe splendide, puis une personne (qui était une personne humaine, mais beaucoup plus petite), blanche, à côté de moi, toute blanche. Et juste au moment où je deviens consciente de ça, où je vois ça, la tête se vide complètement de quelque chose, et le visage de la personne debout (qui était moi) sourit. Et alors, l’autre partie de moi qui était couchée dans mon lit dit: «Comment? Tiens, je m'évanouis; comment se fait-il que je m'évanouisse: je suis dans mon lit?»

Je me suis levée et je n'ai rien senti physiquement, ça ne correspondait à rien.

Je n'ai pas eu d'explication. Je ne sais rien qui pourrait donner la clef. Qu'est-ce que ça veut dire? Je ne sais pas.

C'est évidemment quelque chose!

Mais depuis ce moment-là, c'est comme cela, et particulièrement la nuit dernière où il faisait un froid de canard (mousson + tempête de vent), j'étais tout à fait immobile dans mon lit, avec presque constamment l’impression de ce «quelque chose» qui descend – la tête qui se vide.

Ça a continué ce matin, une impression tout à fait bizarre. Pourtant, physiquement, je me sens bien, j'ai mangé, je...

Mais tu as l’air très pâle.

Très pâle?

Oui, ça m'a frappé. Tu es très pâle, comme si tu n'avais pas beaucoup de sang.

Mais tout à l’heure quand tu es arrivé et que je me suis assise, c'est venu très fort – très fort, comme si tout... vrrt! s'en allait.

Alors je suis pâle?

Oui, tu l’étais plus il y a dix minutes.

Parce que je me suis concentrée.

N'est-ce pas, c'est toujours la même chose: j'ai fortement l’impression que l’explication, ou même le phénomène physique, est la traduction de quelque chose qui se passe ailleurs. Mais je ne sais pas ce que c'est... C'est un processus nouveau.

Mais une fois, tu avais eu une expérience similaire avec tous les symptômes de l’évanouissement: quand le centre de ta conscience physique est sorti de toi.

Oui, mais ça, ce n'est pas...

(long silence)

Ça me fait l’effet d'être lié au système de la circulation, mais...

(Mère entre en méditation, à la recherche de la cause vraie)

Je ne comprends pas.

Et ces choses se reproduisent jusqu'à ce que l’on ait compris...

Alors c'est ennuyeux.


À la fin de l’entrevue, Mère consulte son cahier de rendez-vous:

Il y a une cohue de gens... J'aurais eu besoin d'être tranquille.

Quand je suis tranquille, je suis tout à fait bien. Mais...

C'est évidemment quelque chose qui se passe, et je ne sais pas quoi... Ça a l’air d'aller vite maintenant, un peu plus vite.

Mais le mental (si l’on peut appeler ça «mental»), l’imbécillité physique ne peut pas comprendre le processus: qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qu'il y a, il ne comprend pas. Le corps a seulement, dès qu'il est tranquille, l’impression de baigner dans le Seigneur. C'est tout. Mais en lui (pas dans ses attributs, c'est-à-dire que la force, l’énergie, le pouvoir, tout cela n'est pas là), en lui il y a, pas une chose puissante mais une tranquillité très douce. Mais même pas le sentiment d'une certitude, rien. C'est plutôt négatif: la sensation d'une absence de limites, quelque chose qui est très vaste, très vaste, très tranquille, très tranquille – très vaste, très tranquille. Une sorte de, oui, comme une confiance douce, mais pas une certitude de transformation, par exemple, rien de ce genre.

C'est curieux, ce n'est pas une passivité – ce n'est pas passif, mais c'est si tranquille, si tranquille, et une sorte de, oui, de douceur.

Je ne sais pas.

On verra, peut-être que d'ici la prochaine fois, je trouverai?

14 novembre 1964

...On m'a lu une lettre d'un jeune garçon italien de 14 ou 15 ans qui a eu des expériences remarquables sur le silence, comment il obtient le silence et ce qui se passe en lui – vraiment remarquable. Je t'ai raconté aussi que j'avais reçu une lettre d'Angleterre et l’analogie avec les expériences de Z, avec simplement la nuance que donne la sincérité spontanée. Puis, il y a ici quelques gens qui ne bougeaient pas depuis des années: tout d'un coup, ils sont en route, ils ont commencé à avoir des expériences. Mais ce qui est vraiment intéressant, c'est que ce sont plutôt les Occidentaux qui ont les expériences, surtout les gens d'Europe, comme si leur passé de négation avait intensifié l’aspiration et préparé quelque chose dans leur réceptivité – ça m'a frappée. Pas les Américains... les Américains sont encore futiles comme des enfants (Mère rit). Mais les Indiens... évidemment ils sont en avance, mais ils ne sont pas où ils devraient être: c'est comme si l’humanité avait suivi une courbe et ceux qui sont (qui ont été plutôt) au sommet redescendent, et il leur faut remonter – les Indiens remontent. Les autres, les Occidentaux, semblent avoir un passé qui était écrasé, qui était comme comprimé, et qui tout d'un coup a éclaté.1


Peu après

J'ai rencontré V, il a eu une vision il y a deux ou trois jours. Il a vu descendre un paon, et sur le paon se dressait quelqu'un, qui n'était pas Kâli mais qui était comme Kâli (la Kâli toute nue), qui tenait à la main une tête d'homme tranchée.

Il n'a pas vu quelle tête?

Non, je lui ai demandé si c'était une tête occidentale, une tête chinoise, enfin ce que c'était. Il m'a dit que ça avait plutôt l’air d'une tête asiatique.

Asiatique, c'est vague.

Il m'a dit: «J'ai senti que c'était le signe d'une catastrophe ou d'une guerre.»

C'est peut-être le signe d'une victoire.

Oui, il m'a dit: «Après cela, c'était la paix.»

V. est un très bon voyant.

Quand tu m'as parlé, j'ai vu la tête d'un Chinois grimaçant.

Seulement, il est possible que ce soit une formation antérieure.

(silence)

l’affaire Khrouchtchev était une mauvaise chose. Mais généralement, les choses vont en zigzag dans le monde extérieur; au lieu d'aller droit, ça va comme ça (geste zigzaguant): action, réaction, action, réaction... C'était ce que Théon disait toujours: dans le monde extérieur, une victoire d'un côté signifie toujours une espèce de droit de victoire de l’autre côté; et alors il ajoutait: «Il faut que ceux qui savent soient toujours vigilants et en éveil pour que quand les ennemis ont une petite victoire (qui peut être une victoire tout à fait superficielle et insignifiante), imédiatement on ait une grosse victoire!» (Riant) Il disait ça avec beaucoup d'humour. Et j'ai remarqué qu'au point de vue individuel, c'est vrai. Au point de vue des pays... malheureusement, les gens qui décident de la destinée des pays (la destinée extérieure) sont incompétents et imbéciles, et ils manquent l’occasion. Mais cette affaire Khrouchtchev donnait droit à une victoire, tu comprends? Ça donnait droit à une victoire de l’autre côté.

Je t'avais dit que je te montrerais la photo de l’homme (Suslov) qui est derrière la chute de Khrouchtchev.

(Mère regarde la photo) Ce n'est qu'un instrument. Je veux dire que ce n'est pas une incarnation asourique. Mais une forte volonté. Ce n'est pas un être qui agit consciemment pour l’Adversaire: il croit bien faire.

C'est un «théoricien».

Oui.

Oh! il peut avoir des passions et des réactions violentes, des ambitions aussi, mais ce n'est pas un de ces êtres qui sait qu'il est l’instrument du grand Asoura – ce n'est pas cela. C'est moins dangereux que cela. Comme Hitler: il savait, n'est-ce pas.

Hitler prétendait que c'était le Mensonge qui devait gouverner le monde et qu'il était en train de le gouverner. Et il était très conscient d'être l’instrument de celui qui se faisait appeler le «Seigneur des Nations», qui est justement la représentation présente, actuelle, de l’Asoura du Mensonge (celui qui était né «Seigneur de la Vérité» – une jolie histoire...).

C'est pour cela que Sri Aurobindo avait pris clairement et ouvertement parti pour les Alliés – ce n'était pas par amour des Anglais!

(long silence)

Elle était assise sur quoi, Kâli?

Sur le paon. Ce n'était pas Kâli, mais c'était comme Kâli, toute nue.

C'est évidemment une victoire par la disparition d'un homme ou d'un pays.

Je ne sais pas pourquoi, pendant que tu parlais, j'ai vu une tête de Chinois grimaçante.

Il y a aussi une chose. Ces temps derniers, un jour, j'ai tout d'un coup... Je suis extrêmement sensible à la composition de l’air, depuis ma toute petite enfance: les «airs», si je puis dire, avaient chacun leur goût, leur couleur et leur qualité propre, et je les reconnaissais au point que quelquefois je disais: «Tiens, l’air... (j'étais enfant, n'est-ce pas), l’air de ce pays ou l’air de cet endroit est venu ici.» C'était comme cela. J'étais extrêmement sensible à la qualité de l’air pur, c'est-à-dire sans les éléments qui proviennent de la décomposition de la vie et surtout des endroits où les hommes sont accumulés. C'était à un degré extrêmement aigu: je pouvais, par exemple, si j'étais déplacée d'un endroit à un autre, être soudain guérie d'une maladie par le changement d'air. Quand j'ai rencontré Théon, c'est devenu conscient, étudié et... ça continue. Il y a quelques jours peut-être (je ne peux pas dire, le temps ne compte pas), mais il n'y a pas très longtemps, j'ai dit: «Il y a quelque chose de nouveau dans l’air», et quelque chose de très désagréable, d'extrêmement pernicieux, et j'ai senti que ce quelque chose (je n'ai rien dit à personne naturellement), j'ai senti que ça avait une odeur particulière, extrêmement subtile, pas physique, et ça avait le pouvoir de séparer les vibrations vitales des vibrations physiques – c'est-à-dire un élément extrêmement nocif.

Immédiatement, j'ai travaillé (ça a duré pendant des heures), la nuit s'est passée à contrecarrer: j'essayais quelle vibration supérieure pouvait contrecarrer; jusqu'à ce que je sois arrivée à clarifier l’atmosphère. Mais le souvenir est resté très précis. Et on m'a dit tout dernièrement (peut-être il y a un ou deux jours), que les Chinois avaient choisi une terre indienne, dans le Nord, pour y faire les essais d'un certain genre de bombe atomique et qu'ils avaient fait sauter une certaine bombe, là. Et quand on m'a dit ça, j'ai eu subitement le souvenir de mon odeur.2

Ce qui fait que ces vibrations vont très loin – les vibrations physiques s'arrêtent à une certaine distance (quoiqu'elles aillent beaucoup plus loin qu'on ne le croit), mais les vibrations vitales qui sont derrière (vibrations «nerveuses», si l’on peut dire), ça doit avoir une extension for-mi-dable.

Tu sais, quand il y a eu cette éruption de volcan à la Martinique (c'est une chose bien plus matérielle), cette poussière de volcan a été ramassée quelque temps après à Marseille – c'est loin. Exactement la même poussière, portée par le vent. Alors une bombe comme cela doit avoir des effets considérables.

Mais ces vibrations dont tu parles, ne sont pas émanées par des êtres humains – par une bombe?

Par la bombe.

Une bombe peut avoir une action non physique, une action vitale ou subtile?

Ça n'agit que parce que ça a une action subtile – rien ne bougerait, tout serait inerte s'il n'y avait pas une action subtile.

C'est le vital contenu dans la Matière – c'est comme le phénomène de radiation. C'est une libération violente de quelque chose qui est contenu dans la Matière. Comme la radiation. Et ça se répand. Ils s'en sont bien aperçus mais ils ne veulent pas le savoir: quand ils ont fait exploser la bombe au Japon, les conséquences ont été très-très loin de ce qu'ils attendaient, infiniment plus sérieuses et plus durables que ce qu'ils attendaient, parce que la libération soudaine de ces forces... Eux, ne perçoivent qu'une certaine quantité, mais il y a tout ce qui est rière qui s'en va, et qui a son action. N'est-ce pas, ils constatent, par exemple, que les vaches sont empoisonnées et que leur lait n'est pas consommable pendant un certain temps (c'est arrivé en Angleterre), mais ça, c'est le phénomène le plus grossier, le plus extérieur – il y en a un plus profond qui est BEAUCOUP plus grave.

Et alors j'ai dit cela [«une tête de Chinois grimaçante»], ça a l’air d'être à côté, mais c'est parce que quand ces deux choses ont coïncidé,3 tout d'un coup Kâli est devenue furieuse – j'ai vu Kâli furieuse, comme quand elle décide que ce sera «payé». Alors la vision de V ajoute quelques jalons.

Oh! tu sais, quand elle entre dans une crise de pouvoir... on a vraiment l’impression que la terre tremble.

(silence)

Bien, on verra.

Je dis toujours «on verra», parce que... au fond, je suis très tranquille, très tranquille, très sûre – très sûre. J'ai une certitude si absolue que la Sagesse qui agit dans le monde est infiniment supérieure à tout ce que nous pouvons imaginer. Nous sommes comme des enfants ignorants et stupides devant «quelque chose» qui agit avec une cer-ti-tude, et si lumineuse, si lumineuse. Avec une super-harmonie qui change en harmonie les choses qui nous paraissent les plus discordantes.

Alors quand je vois les pensées humaines anxieuses qui tâchent de savoir (Mère sourit): «Ne vous tourmentez pas, on verra.» Et quand je dis «on verra», j'ai la joie d'une certitude que ce que l’on verra sera mille fois plus beau que tout ce que nous pouvons imaginer.

J'ai lu un vers de «Savitri» qui m'a beaucoup frappé, parce que j'y ai vu un rapport avec ce que tu disais l’autre jour, de la coexistence du Mensonge et de la Vérité: «And earth shall grow unexpectedly divine».4

C'est cela! C'est cela... «unexpectedly divine».

Et même les plus sceptiques sont obligés de voir qu'il y a quelque chose qui change, que ce n'est plus la même chose.

Sri Aurobindo a dit (il me l’a dit personnellement, il l’a écrit): The time has corne [le temps est venu]. Parce qu'il est parti, les gens ont cru qu'il s'était trompé; c'était l’effet général, ils se sont dit: «Il a cru que c'était le moment, mais il est parti parce qu'il a vu qu'il s'était trompé.» – C'est une ânerie.

(Souriant) D'ailleurs, il n'est pas parti si loin! Je passe mes nuits avec lui, et alors avec toute la variété possible de travail – c'est un Lui multiple, innombrable... et si merveilleusement adapté à toutes les nécessités: nécessités terrestres et nécessités individuelles.

Et pour lui, c'est seulement une petite partie de lui-même; parce que c'est avec lui (je te l’ai raconté l’autre jour) que j'avais eu cette expérience de sortir de l’humanité, sortir du monde matériel: c'est avec lui, c'est en sa «compagnie», si je puis dire!

J'aime quand c'est avec lui parce que ça me donne une sorte de certitude que ce n'est pas une expérience de ma subjectivité – c'est impersonnel, tout à fait impersonnel. Même si ma subjectivité est mondiale, je ne veux pas que ce soit subjectif: je veux que toute conscience, quelle qu'elle soit, humaine ou pas humaine, toute conscience qui s'éveille dans ce domaine ait une expérience identique, si c'est vraiment objectif. Et quand c'est avec lui, je suis bien tranquille.

(silence)

Il continue d'être content de ton livre et de ses effets – c'est d'ailleurs tout autant son livre (riant) que le tien!

Oui, ça, je n'ai pas du tout une sensation d'«auteur»!

Il est content.

21 novembre 1964

Mère a l’air lasse. Elle tient les paumes de ses mains sur ses yeux.

...Ils m'abrutissent de choses matérielles, mécaniques, à faire, et comme ils sont tous pressés et mal organisés, ils arrivent à la dernière minute et il faut que ce soit fait «tout de suite». Tout ça pour t'expliquer que je suis complètement abrutie.

Si tu veux, nous pouvons traduire, parce que c'est toi qui travailles, pas moi!

Mais est-ce que tu as quelque chose à dire?... Si tu as, tu dis.

Oh! il y a toujours des choses à dire, mais...

Ah! alors, dis.

Ce sont des choses personnelles.

Oui, c'est bien, dis.

Je ne comprends pas très bien ma position, maintenant J'ai l’impression que mon existence est devenue mince, mince, de plus en plus mince – ça s'est aminci et il ne reste presque plus rien.

Ah! très bien.

Sauf des mécanismes, il n'y a rien.

C'est bien, c'est un très bon signe, ça veut dire que tu es en train de te libérer de ton ego.

Mais si encore, dans cette nullité, il y avait des expériences...

Écoute, c'était hier ou avant-hier (enfin après t'avoir vu la dernière fois), toute une journée j'ai eu exactement la sensation que tu viens de dire. Je me suis tout d'un coup souvenue de sensations ou d'impressions ou d'expériences que j'avais eues quand j'étais ici ou là, en France, au Japon, et alors j'ai eu cette impression... oui, d'un amincissement, d'une réduction au point de l’inexistence.

Oui, exactement.

Absolument une inexistence. Et je me suis dit: «Mais où est cette personne que j'appelais moi?... Où est-elle, qu'est-ce qu'elle fait?» – C'était évaporé (Mère souffle entre ses doigts), tout à fait évaporé. Oh! comme j'ai ri, mon petit! comme je me suis amusée! Pendant une demi-heure, je riais au-dedans. Je me suis dit: «Eh bien, c'est réussi!» Et alors, j'ai regardé ce pauvre corps et j'ai pensé: «Si ça aussi pouvait se changer en quelque chose d'autre, ce serait magnifique!»

(Regardant le disciple du coin de l’œil) C'est très bien – c'est très bien, c'est un signe certain que l’on est sorti de son ego.

Oui, mais dans cette inexistence, il ne reste plus que des choses alors sans intérêt: le corps, les mécanismes.

Parce qu'il reste ça. Mais comment faire?... C'est ce que je te dis, l’impression était qu'il ne restait que ce qui concerne directement ça.

Eh bien, oui!

C'est-à-dire rien, c'est pour ainsi dire zéro.

Alors le problème est venu: «Comment ça peut changer?»

Évidemment, j'ai eu la réponse... J'ai un calendrier avec des citations de Sri Aurobindo, et j'ai eu la réponse le soir. Je ne me souviens plus des mots, mais il disait: «l’Esprit changera aussi ce corps humain en une réalité divine.» C'était la réponse; il disait: L’esprit. Je me suis dit: «Évidemment, mais comment est-ce que ça peut être transformé?...»

Voilà le problème.

Et la réponse est toujours la même: ça ne peut pas dépendre de notre effort. Naturellement, il est bien entendu que nous devons nous rendre aussi plastiques et d'aussi bonne volonté que possible (je parle du corps), mais ça ne peut pas dépendre de lui, il n'a pas la connaissance et il n'a pas le pouvoir; par conséquent, ça ne peut dépendre que de la Volonté divine.

C'est exactement cela. C'était l’expérience de ces jours-ci.

Mais on a l’impression que même l’aspiration... Je ne peux pas dire qu'elle disparaisse dans cette inexistence, mais il n'y a rien, il n'y a presque plus rien.

Mon petit, c'est parce que ce que tu appelles «aspiration», c'est un mouvement de ta conscience psychique, formulé mentalement et soutenu par le vital – mais ce n'est PAS TON CORPS. Et c'est seulement si tu es très attentif à la vibration des cellules, si tu es habitué à les observer et à les sentir, que tu peux voir. Moi, je ne sais pas, mais je ne peux pas me plaindre des cellules de mon corps... Tu sais, ce n'est pas une perception, ce n'est pas une sensation, c'est... c'est une FOI VÉCUE de l’existence unique du Suprême – n'est-ce pas, que c'est la seule Réalité et la seule Existence. Rien que ça, c'est comme si tout se gonflait, toutes ces cellules se gonflaient d'une joie!... Seulement, ça ne prend pas la forme d'un sentiment, même pas d'une sensation, et encore moins d'une pensée; alors si l’on n'est pas très attentif, on ne s'en aperçoit pas. Mais par exemple, quand je répète le mantra, c'est une répétition faite par ce fameux mental du physique qui est si imbécile (c'est la seule chose qui le maîtrise), et maintenant il est tellement identifié qu'il ne vit que ça, c'est comme une pulsation de son être; mais alors quand j'arrive à l’invocation (il y a une suite d'invocations: chacune a son effet sur le corps), quand j'en viens à: «Manifeste Ton Amour», je vois comme un scintillement d'une lumière dorée, qui représente une joie intense dans toutes les cellules.

Ce n'est pas facile à observer, il faut être très-très-très détaché du mouvement de la pensée, autrement on ne s'en aperçoit pas. Mais si l’on voit ça, on voit que même ces cellules sont là à attendre la Chose.

Je ne crois pas que l’on puisse espérer beaucoup plus d'elles, sauf, peut-être, de se débarrasser petit à petit de mauvaises habitudes, de fausses vibrations (qui sont naturellement la cause de ce que nous appelons des «maladies»).

Mais on peut dire, vu d'un point de vue extérieur, que nous avons une tâche assez ingrate!... La gloire viendra après, mais est-ce que ces corps-là la verront? Je ne sais pas. Il y a une si immense, formidable différence entre ce qui doit être et ce qui est. Ce sont de pauvres choses, n'est-ce pas, il n'y a pas à dire, ce sont de pauvres choses.

On peut, avec l’imagination populaire et le goût du merveilleux et toutes les légendes, on peut dire: «Oui, une transformation subite», mais, mais, mais... ce sont des mots.

(silence)

Je me souviens d'avoir écrit quelque part, il y a de cela une dizaine d'années, que je le prendrai comme un signe si mon dos se redressait.1 À ce moment-là, ce n'était pas beaucoup, mais ça me dégoûtait profondément, et je l’avais fait comme un challenge [défi]. Naturellement, c'est très loin maintenant de ma conscience et de ma pensée, ça me paraît un enfantillage, mais je me suis souvenue de cela justement ces jours-ci, et je me suis dit que maintenant cela m'était tout à fait indifférent, parce que ce n'est rien pour moi! Tout le reste... tout le reste est aussi insuffisant, incomplet et misérable, n'est-ce pas, misérable. Si l’on pense à une vie divine, c'est misérable.

Et c'est curieux, tout vient et se présente comme des images et des possibilités; alors je me dis: «Mais si, après un certain temps, tout ça va tout d'un coup cesser de fonctionner, à quoi aura servi de faire tout ce travail?» Et toujours, il y a quelque chose – quelque chose qui vient d'une région très absolue – qui fait sentir ou comprendre ou saisir l’inutilité de la mort.

Pourquoi me fait-on sentir comme cela l’inutilité de la mort?...

Dieu sait! jamais, pas une minute dans ma vie, même au moment où les choses étaient les plus sombres, les plus noires, les plus négatives, les plus douloureuses, pas une fois n'est venu: «J'aimerais mourir.» Et depuis que j'ai eu l’expérience de l’immortalité psychique, de la conscience, c'est-à-dire en 1902 ou trois, ou quatre au plus tard (il y a de cela soixante ans), toute crainte de la mort était partie. Les cellules du corps ont maintenant le sens de leur immortalité. Il y a eu un temps aussi où j'avais presque comme une curiosité de la mort; elle a été satisfaite dans mes deux expériences où, selon l’illusion extérieure, mon corps était mort alors que, au-dedans, j'avais une vie d'une intensité merveilleuse (la première fois, c'était dans le vital, et l’autre fois tout en haut).2 Si bien que même cette curiosité-là (je ne peux pas appeler ça «curiosité»), cette question ne se pose plus dans les cellules. Seulement, la possibilité se présente: selon la logique extérieure ordinaire, si ça ne se transforme pas, ça doit nécessairement finir. Et toujours, toujours, je reçois la même réponse, qui n'est pas une réponse de mots, qui est une réponse d'une connaissance (comment dire?...) d'une connaissance de FAIT: «Ce n'est pas une solution.» Pour dire les choses d'une façon tout à fait banale, c'est la réponse: «Ce n'est pas une solution.»

Par conséquent, on est à la recherche d'une autre solution, puisque la mort n'est pas considérée comme une solution. Et il est évident que ce n'est pas une solution.

Non, c'est un échec.

Non, cela peut ne pas être un échec si c'est la Volonté du Seigneur. Ce n'est plus la nôtre. Ce n'est pas que nous fichons le camp, n'est-ce pas: c'est Lui qui décide que c'est fini.

Alors la réponse vient (ce n'est pas de moi, ça vient de très loin et c'est très ABSOLU comme vibration): «Ce n'est PAS une solution.» Ça veut dire que ce n'est pas considéré, dans le cas présent, comme la solution.

Il doit y en avoir une autre.

Oui, sûrement.

Notre imagination est très pauvre. Pour moi, je ne peux pas imaginer comment ça peut se passer! Je peux imaginer des romans, ce que j'appelle le roman-feuilleton de la vie spirituelle, mais ce n'est rien, ce sont des enfantillages.

(silence)

Ce que j'avais noté, c'était bien ceci: «Si mon dos se redresse, je comprendrai qu'il y a quelque chose qui est plus fort que l’habitude matérielle.»

Maintenant, il y a bien d'autres choses que mon dos à redresser! La vie, au point de vue extérieur, superficiel – très superficiel –, au point de vue des apparences, la vie de ce corps est très-très précaire, en ce sens que les activités sont très limitées – très limitées –, et malgré cela, souvent j'ai l’impression que le besoin naturel (c'est un besoin naturel) de silence et d'immobilité contemplative (les cellules ont cela: le besoin d'une immobilité contemplative), ce besoin est contredit par les circonstances. Alors, vu du dehors, c'est une infirmité; c'est-à-dire que les êtres humains ordinaires avec la pensée ordinaire diraient: «Elle se fatigue facilement, elle ne peut plus rien faire, elle...» – Ce n'est pas vrai, c'est une apparence. Mais ce qui est vrai, c'est que l’Harmonie n'est pas établie, il y a encore une différence entre la sensation du corps et cette espèce de... exhilaration... c'est comme une gloire intérieure.

(silence)

C'est encore un état où les choses ne sont pas adaptées, un manque d'adaptation, et aussi ce qui paraît être, peut-être, une incapacité de manifestation (?). Et pourtant, le corps n'a pas le sentiment, la sensation de ne pas pouvoir faire ce qu'il veut faire – jamais; le pouvoir de faire est resté, mais la volonté de faire n'est pas là. Et ce qui donne encore cette espèce de malaise (un malaise qui est physiquement pénible), c'est la friction entre son mouvement spontané et ce qui vient du dehors: l’imposition des volontés extérieures.

C'est l’acuité de ce malaise qui augmente. Il est vrai qu'une seconde d'isolement (pas physique), de rupture de contact (avec les autres), suffit à remettre l’Harmonie; mais autrement, si l’on ne prend pas soin de s'isoler au-dedans, ça produit une sorte de désorganisation.

Et le corps ne prend plus plaisir à aucune des choses qui sont d'habitude agréables au corps: ça lui est tout à fait indifférent. Mais lentement, quelque chose, ou quelqu'un, lui apprend à avoir non du plaisir et rien qui ressemble (même de très près) à de l’excitation, mais une vibration confortable dans certaines choses des sens. Seulement, c'est très-très différent de ce que c'était avant.

Il est évident que pour suivre son rythme propre, le corps devrait réduire ses activités au minimum; pas exactement «réduire», mais avoir la liberté du choix de ses mouvements: rien qui lui soit imposé du dehors – ce qui est fort loin de la réalité. Et pourtant, si l’on voit l’ensemble, c'est une conviction absolue, même du corps, que rien ne se produit qui ne soit l’effet de la Volonté suprême. Par conséquent, les conditions dans lesquelles il se trouve sont les conditions que, Lui, a voulues et qu'il veut – qu'il veut – à chaque seconde. Alors la conclusion, c'est qu'il doit y avoir une résistance ou une incapacité dans le corps à suivre le Mouvement.

Quand le problème en arrive là, il y a toujours une réponse similaire: «Ne t'occupe pas de ça!» Je crois que c'est cela, la sagesse. Voilà.

Il faut apprendre à se laisser vivre, c'est cela qui est important: «Ne sois pas tout le temps à réagir contre ceci, à essayer cela, à... – laisse-toi vivre.»

Au fond, la volonté de progrès est encore tout imprégnée de désir: il n'y a pas le sourire de l’Éternité là-derrière.

C'est toujours la réponse, qui peut se traduire ainsi (mais ce ne sont pas des mots): «Ne t'occupe pas de ça.»

C'est encore un reste de la vieille tension.

(Mère entre en contemplation)

Il y a, en tout cas, une sorte de sensation ou de perception que tu es, pour le moment ici, le seul qui comprenne vraiment ce qui m'arrive. C'est quelque chose. Je suis très «grateful» comme l’on dit, que, au point de vue extérieur, au moins ce qui se passe ne sera pas tout à fait inutile; parce que les signes, comme je l’ai dit, de la Puissance à l’œuvre augmentent de jour en jour, de jour en jour; seulement, si c'est cristallisé autour d'une expérience qui est rendue sensible aux autres, je crois que ça devient plus clair, n'est-ce pas, au lieu d'être quelque chose de tout à fait diffus. Par conséquent, même à ce point de vue extérieur et de réalisation extérieure, tu peux être satisfait. Dans la grande œuvre universelle, ton existence a sa place et son utilité.

Au point de vue personnel... Moi, j'ai l’impression que tu es OBLIGÉ d'avoir des expériences, au bout de quelque temps; ça doit venir nécessairement, parce que c'est le domaine qui est ouvert. Changer ce corps, c'est nouveau; mais avoir des expériences, ça existe déjà, alors ça doit t'arriver, il est obligé que cela t'arrive. Seulement, je crois qu'elles seront d'un caractère très particulier, en ce sens qu'elles seront très positives.

Tu as refusé catégoriquement les expériences qui consistent à sortir de l’existence actuelle et à en chercher une autre – tu n'es pas venu pour cela et tu n'en veux pas. Ce que tu veux, c'est quelque chose de très concret – c'est un petit peu plus difficile à avoir. Mais ça viendra.

Je ne te dis pas cela pour te consoler mais parce que je le vois comme cela: ça viendra. Et ce qui est intéressant, c'est qu'il y a une identité dans le mouvement:3 ce qui t'est arrivé ces derniers temps, cet amincissement, c'est encore un exemple; c'était justement ma préoccupation de ces jours-ci – ça veut dire quelque chose.

On nous donnera peut-être un petit bonbon un jour!4

25 novembre 1964

(La conversation suivante a eu lieu à propos de la méditation collective de la veille, 24 novembre, jour de Darshan.)

So, what about you? What's new? Nothing new? – and what's old?! (laughter)

(silence)

Hier, à la méditation, je ne sais pas ce qui est arrivé, mais quand on a sonné la fin, j'ai eu absolument l’impression que ça venait de commencer!

Dès que la méditation a commencé, quelque chose est descendu: une immobilité, mais une immobilité très confortable, extraordi-nairement confortable, et puis... c'est fini, plus rien, blank – complètement «blank» [vide]. J'étais comme cela tout le temps à la table,1 puis tout d'un coup (le gong a sonné), bang! bang! c'était fini.

Le temps a passé hors du temps.

C'est la première fois, parce que même quand j'ai une expérience, même la première fois, je me souviens, quand on a recommencé à faire des méditations collectives et que Sri Aurobindo est descendu et s'est littéralement assis sur le «compound» [enclos de l’Ashram], c'était très intéressant, n'est-ce pas, et très prenant,2 mais j'étais consciente du temps. Et cette fois-ci... Il y a eu des hauts, des bas, du bon, du mauvais, toutes sortes de choses, mais toujours j'étais consciente du temps, et hier... J'en étais ahurie moi-même. J'ai entendu le gong et j'avais l’impression que ça venait juste de commencer. Il y avait même quelque chose dans le corps qui jubilait comme un enfant: «Ça va durer une demi-heure, on va être comme cela pendant une demi-heure (c'était drôle, tu sais)... ah! enfin la vraie vie!» Voilà l’impression que le corps avait, et ça va durer une demi-heure... Bang! bang!... Comme si on l’avait volé de sa joie!

C'est curieux.

Ça a commencé d'une étrange façon: j'ai une bougie en cire de miel qui sent le miel quand elle brûle, une grosse bougie que l’on m'avait envoyée de Suisse. J'en ai déjà brûlé la moitié: je l’allume pour les méditations. Mais il y avait un défaut dans la mèche, elle s'est carbonisée, et hier elle a refusé de brûler. On Ta allumée – allumée deux fois juste avant –, et elle s'est éteinte juste au commencement de la méditation quand on a sonné. Alors la conscience du corps a dit: «Ô Seigneur, nous sommes si impurs que nous ne pouvons même pas brûler devant Toi!» C'était plein de simplicité spontanée: «Ô Seigneur, nous sommes si impurs...» Et imédiatement, la réponse (geste de descente massive): tout s'est arrêté.

C'était peut-être ce mouvement très enfantin mais très spontané et très simple, du corps, conscient de l’imperfection de la Matière: «Nous sommes si impurs que nous ne pouvons même pas brûler devant Toi!», c'est peut-être cela qui a provoqué cette réponse.

C'était une merveille – une courte merveille!

Tu médites chez toi?

Non, dans la chambre de Sri Aurobindo – dans son couloir.

C'est bien, là...

(silence)

Après, le reste de la journée, c'était comme si le corps demandait, ou était encouragé à demander (d'habitude, il ne demande pas, il ne demande même pas la santé ni rien), et pour la première fois hier dans l’après-midi, c'était comme s'il disait dans une sorte d'aspiration, presque pas formulée en mots mais avec le sentiment et l’impression: «Est-ce que je ne vais pas être prêt pour que ce soit Toi qui vives dans ces cellules? que ces cellules soient Toi...» Les mots abîment parce qu'ils donnent une précision un peu brutale et dure, mais c'était comme si les cellules disaient: «Jamais nous n'aurons cette Paix merveilleuse...» C'était une paix, mais une paix pleine de pouvoir créateur, et tellement riche, contenant une puissance infinie et une richesse de joie; et ça lui avait donné le courage de dire: «Nous ne serons ça que si c'est Toi qui es ici, et seulement Toi.»

Sri Aurobindo a écrit: «Chaque événement (comme chaque mouvement de la vie) sera une merveille quand ce sera le Tout merveilleux qui vivra» – qui vivra dans le corps. Et c'était vraiment comme l’expression de ce que le corps avait senti. Et c'est la SEULE raison d'être – il n'y en a pas d'autres, tout le reste... Il a passé par tous les dégoûts, tous les dédains, toutes les indifférences, au point de se demander: «Mais enfin, comment peut-on vivre? Pourquoi faire? Pourquoi-pourquoi existons-nous, pourquoi sommes-nous créés? Pourquoi?... Tout ça, ce n'est rien!» Et c'était étrange, c'était comme le souvenir des éons de temps qui ont été vécus dans cette ignorance du pourquoi et dans une sorte d'ahurissement... Que tant de temps ait pu être passé pour trouver la seule chose... la seule chose qui existe! Et tout ça, pourquoi tout ça? tout ça, des siècles de sensations absurdes... C'était curieux: comme un lent souvenir d'une vie futile et inutile – absurde – et si douloureuse! «Pourquoi tout ça pour trouver Ça?»

C'est curieux.

Je ne sais pas si c'est une réponse à cette question, mais aujourd'hui est venu comme un cinéma: un long défilé de toutes les histoires qui racontent comment les hommes détruisent ce qui leur est supérieur, ne peuvent pas tolérer ce qui leur est supérieur: les martyrs, les assassinats, les fins tragiques de tous ceux qui représentaient un pouvoir ou une vérité supérieure à l’humanité. Comme si c'était l’explication – l’explication symbolique – de la raison de ce temps presque infini qu'il a fallu pour que la Matière s'éveille – s'éveille au besoin impérieux de la Vérité.

C'était comme si l’on me disait: «Tu vois, il y avait un temps où l’on vous mettait sur le bûcher, on vous torturait...», des souvenirs de vies antérieures. Et ces souvenirs étaient associés à l’histoire récente d'un missionnaire protestant disant, en des mots moins clairs mais qui signifiaient ceci: «On n'adore le Christ que parce qu'il est MORT pour les hommes, parce qu'il a été crucifié pour les hommes.»

Tout cela semble avoir été nécessaire pour triturer la Matière.

28 novembre 1964

Je continue à revivre des aspects oubliés, rejetés de la nature, des aspects de cette vie qui reviennent sous forme de souvenirs revécus, comme si quelqu'un, tu sais, cherchait la «petite bête» (!) dans tous les mouvements possibles qui se sont produits dans ce corps, pour faire non seulement un balayage mais une purification, une rectification et une illumination – tous les souvenirs corporels (je ne parle pas du mental ni du vital)... extraordinaire!

Et la compréhension vient en même temps, de tous les gens que j'ai rencontrés dans ma vie et avec qui j'ai vécu plus ou moins longtemps: pour quelles raisons, dans quel but, dans quelle intention ils étaient là et quelle action ils ont eu et comment ils ont fait le travail du Seigneur (Dieu sait, sans le savoir!) pour mener ce corps à la préparation et être prêt à la transformation... C'est ahurissant de perfection dans la conception! C'est merveilleux! Et tellement «inhumain»! contraire à toutes les notions morales, mentales, de sagesse humaine – toutes les choses qui paraissaient les plus folles, les plus absurdes, les plus irrationnelles, les plus déraisonnables et les plus «hostiles», tout cela combiné si mer-veil-leu-se-ment, oh!... pour obliger ce corps à la transformation.

Et avec une vision si claire de pourquoi – pourquoi il n'est pas encore transformé. Oh! il y a du travail à faire...

Mais ce n'est pas seulement une question individuelle.

Mais non! Mais non! oh! c'est interdépendant de tant de choses.

Eh bien, oui!

Ce corps est représentatif; en tant qu'individu, il est représentatif de modes d'être terrestres.

Et j'ai vu très clairement: il y a quelque temps (un an, ou un peu plus), j'avais cru que la pensée et l’attitude et les convictions de certaines personnes [autour de moi] étaient partiellement la cause de certaines difficultés (surtout en ce qui concerne l’âge), mais ce n'est pas vrai! Ce que les gens pensent et ce qu'ils sentent, c'est justement ce qu'il faut pour l’action là-dessus! Tout ça sert à enseigner au corps ce qu'il doit savoir: où est son manque de réceptivité, où est son inertie, où est... Oh! l’esclavage de l’habitude de la vibration! c'est une chose terrible, terrible.

Au point de vue santé, c'est terrible. Et «santé», ça n'existe pas, ça ne veut rien dire; ça ne veut plus rien dire; «maladie», ça ne veut plus rien dire, vraiment ça ne veut plus rien dire: ce sont des déformations de vibration et des déplacements de vibration, et... (comment dire?) des encroûtements – au point de vue du mouvement, c'est comme des embouteillages, et au point de vue de la cellule, c'est comme des encroûtements: c'est ce qui reste de la vieille Inertie dont nous sommes sortis.

Mais c'est double: il y a l’Inertie, d'une part, et d'autre part la perversion vitale – la perversion nerveuse du monde vital, de l’influence vitale. Il n'y a pas seulement l’Inertie: il y a une espèce de mauvaise volonté pervertie. On peut facilement (relativement facilement) le refouler et tout à fait l’éliminer de la vie mentale et vitale conscientes – ce travail que l’on considérait dans le temps comme, oh! une chose formidablement difficile, c'est-à-dire changer la nature d'un individu, c'est facile relativement; tout ce qui dans la nature dépend du vital et du mental, c'est relativement très facile à changer, très facile. Je ne dis pas très facile pour l’homme ordinaire, mais je dis très facile en comparaison du travail dans la Matière, dans ces cellules du corps. Parce que, comme je te le disais la dernière fois, leur bonne volonté est incontestable et leur élan vers le Divin est devenu tout à fait spontané: tout ce qui est conscient est lumineux – mais c'est ce qui n'est pas encore conscient! c'est la masse de tout ce qui n'est pas encore conscient, et qui, alors, est ballotté entre deux influences aussi détestables l’une que l’autre: l’influence de l’Inertie (geste d'aplatissement hébété), de la MASSE qui empêche d'avancer, et l’influence de la perversion et de la mauvaise volonté vitales – c'est celle-là qui rend tout crooked [qui tord tout], elle déforme tout.

Et c'est devenu très subtil, très caché, difficile à dénicher. Quand presque tout était comme cela, c'était visible, c'était facile à voir; mais cet état s'est changé très vite: c'est ce qui est caché en dessous et qui n'est pas assez «volumineux» pour attirer l’attention. Et, oh! ces habitudes, ces habitudes... Par exemple (en le grossissant pour le rendre plus facilement visible), l’habitude de prévoir la catastrophe...

Et tout ce qui dérange l’Inertie est, pour l’Inertie, une catastrophe. Dans le monde, le monde terrestre (c'est le seul dont je puisse parler avec compétence; les autres, je n'ai que des visions d'ensemble), dans le monde terrestre, l’Inertie (qui est à la base de la création et qui était nécessaire pour fixer, pour concrétiser), tout ce qui la dérange est une catastrophe; c'est-à-dire que l’arrivée de la Vie a été une catastrophe monstrueuse, et l’arrivée de l’intelligence dans la Vie, une autre catastrophe monstrueuse, et maintenant l’arrivée du Supramental est une dernière catastrophe! C'est comme cela. Et pour le mental qui n'est pas éclairé, c'est vraiment une catastrophe! Je connais des cas, par exemple, de gens qui sont malades: s'ils suivent la routine du docteur et des remèdes et des soins et de la maladie, ça va; s'ils ont le malheur (!) de faire appel à la Force et que je la mette, plus je la mets, plus ils sont épouvantés! Ils sentent des phénomènes absolument inattendus et ils sont épouvantés: «Qu'est-ce qui m'arrive! qu'est-ce qui m'arrive!», comme si c'était absolument catastrophique. De la minute où la Force vient et où ils en sentent seulement un petit peu comme une goutte, ils se crispent, ils résistent, ils s'affolent, ils deviennent absolument restless [agités]. C'est cela: ils deviennent si agités, si agités! N'est-ce pas, tout le système passe son temps à rejeter-rejeter-rejeter tout ce qui vient.

C'est très intéressant.

Et je l’ai noté aussi, c'était comme cela au début avec le corps: toute vibration inattendue, plus puissante, plus profonde, plus forte, plus VRAIE que la vibration individuelle, tout de suite c'est un affolement dans les cellules: «Ah! qu'est-ce qui va m'arriver!...» Maintenant, Dieu merci, cette période-là est passée, mais il y avait un temps où c'était comme cela.

Alors, tu comprends le chemin qu'il faut faire... Tout ce qui se passe dans le mental, ce sont des jeux d'enfant en comparaison; toutes leurs difficultés mentales, c'est... ça me fait l’effet d'un théâtre – du drame, n'est-ce pas, du drame pour intéresser le public.

Non, je ne sais pas, mais il y a beaucoup-beaucoup de chemin à faire – beaucoup – pour changer ça en une substance assez plastique, assez réceptive, assez forte pour exprimer la Puissance suprême. Beaucoup à faire, beaucoup.

(silence)

Et l’esprit populaire est simpliste, il voit le résultat final comme une expression naturelle et presque spontanée; alors on n'est pas si sûr, on se dit: «Après tout...» Mais ça aussi (Mère sourit), c'est la manière de faire du Suprême – je vois bien.1


(Peu après, à propos de la musique composée par Sunil sur le thème de «l’Heure de Dieu»:)

Ça commence par quelque chose qu'il appelle «aspiration», oh! c'est beau... J'ai rarement entendu quelque chose d'aussi pur et d'aussi beau comme inspiration. Tout d'un coup, le «son» vient, qui est justement le son qu'on entend là-haut. Et ce n'est pas trop mélangé (ce que je reproche à toute la musique classique, c'est qu'il y a tout l’accompagnement pour «faire étoffe», qui gâte la pureté de l’inspiration: pour moi, c'est du remplissage), eh bien, chez Sunil, le remplissage n'est pas là. Il n'a pas la prétention de faire de la musique, n'est-ce pas, et le remplissage n'est pas là, alors c'est vraiment beau.

J'ai décidé de ne pas jouer cette année pour le premier janvier. Déjà l’année dernière, j'avais beaucoup hésité à jouer parce que j'étais absolument consciente de l’insuffisance – de la pauvreté et de l’insuffisance – de l’instrument physique; mais il y avait une espèce de sagesse raisonnable qui savait comment serait interprété (par les disciples) un refus de jouer, et j'ai joué – sans satisfaction, et ce n'était pas fameux. Mais cette musique que j'ai entendue hier, c'était tellement ÇA! tellement ce que je voudrais jouer, que je me suis dit: «Eh bien, maintenant, il serait déraisonnable de vouloir garder dans une manifestation personnelle quelque chose qui a un moyen d'expression bien meilleur [: Sunil].» Donc j'ai décidé de dire «Non» pour le premier janvier. Mais je vais voir si Sunil ne pourrait pas préparer quelque chose sur le thème du message de cette année, quelque chose qui serait enregistré et qu'on jouerait pour tout le monde, d'une façon anonyme – on n'a pas besoin de dire: «C'est celui-ci ou celui-là», c'est de la musique, voilà.

Tu sais que l’on imprime deux calendriers, un ici et un à Calcutta; sur celui de Calcutta, j'ai l’air contente et je salue les mains jointes; alors j'ai écrit dessous: «Salut à Toi, Vérité.» En anglais (ils sont un peu lents, tu sais!), ils ont voulu quelque chose de plus «explicite», alors j'ai écrit: «The salute to the advent of the Truth» [salut à l’avènement de la Vérité]. Je vais donner le sujet à Sunil: «Fais de la musique là-dessus.»

Mais c'est quand même dommage que tu quittes la musique.

Mon petit, il faudrait que je joue avec deux ou trois personnes là qui aient une aspiration – une aspiration consciente et confiante – vers le Son. Par exemple, quand je jouais pour toi et Sujata, c'était beaucoup mieux. Si je suis tout à fait seule, ça pourrait être bien... et encore, si je suis tout à fait seule, je risque de m'en aller ailleurs (ce qui m'arrive facilement)! Mais si je suis avec quelqu'un qui est ennuyé ou qui n'a aucune confiance, ou qui s'embête comme un rat mort (en admettant que les rats s'embêtent en mourant!) ou qui se demande quand ça va être fini, ou bien qui commence à critiquer: «Qu'est-ce que ça veut dire, cette musique, c'est incompréhensible», alors...

Oui, ce n'est pas favorable.

l’atmosphère n'est pas favorable, et ça ne vient pas. Voilà tout.

Ou bien, je commence à penser: «Il y a combien de temps que je joue? Peut-être vaudrait-il mieux finir?...»

Comment est-ce que ça peut venir dans des conditions pareilles?

Mais ce serait dommage que tu abandonnes d'une façon absolue.

Je n'ai pas l’occasion de jouer. De temps en temps, ça m'amuserait, et je ne peux pas. J'aimerais, oui, j'aimerais pouvoir, de temps en temps, être là et laisser les mains aller... conduites par quelque chose d'autre que la conscience ordinaire. Mais pour cela, il faudrait que j'aie du temps. Il faudrait du temps. Et puis ne pas être prise dans les rouages d'une vie réglée.

Mais c'est évident, la musique sur commande, ce n'est guère indiqué!

Mais RIEN sur commande, mon petit!

C'est comme ces messages que l’on me demande à tout bout de champ: «Envoyez-moi un message.» C'est cela: on met les deux sous dans la boîte, et puis ça doit sortir! «Je n'ai rien pour la première page de ma revue, envoyez-moi un message», ou bien: «Ma fille se marie, envoyez-moi un message», ou bien: «C'est l’anniversaire de l’ouverture de mon école, envoyez-moi un message.» C'est à la cadence de trois et quatre par jour... Du coup, j'ai écrit une note l’autre jour; j'ai vu l’image de ces boîtes à musique, tu sais, on mettait deux sous, et puis la musique sortait; alors j'ai dit: «Pour les hommes ordinaires, le sage est comme une boîte à musique de la Sagesse: il suffit de mettre deux sous de question et automatiquement la réponse sort.» Parce que, vraiment, c'est devenu ridicule: «Nous eménageons dans une nouvelle maison, envoyez-nous un message»...

Mais pourquoi te laisses-tu accabler? Tu ne devrais pas envoyer de message!

Mais je ne réponds que quand ça vient. Quand ça ne vient pas, je dis non.

Mais c'est l’esprit qui est là.2

Et je suis obligée de garder des heures régulières parce que toute la vie des autres en dépend. C'était pour cela que les gens voulaient se retirer dans la solitude – il y a un avantage et un inconvénient; l’avantage, c'est que j'essaie que ce soit très automatique, c'est-à-dire très en dehors d'une volonté consciente: que les choses se fassent d'elles-mêmes. Au point de vue mental, c'est très facile, on peut se détacher tout à fait et ça n'a pas d'importance; mais pour le corps, c'est difficile, parce que son rythme... Tout le rythme de la vie ordinaire est un rythme mentalisé; les gens qui vivent dans la liberté vitale sont en désaccord avec toute l’organisation sociale – c'est une vie mentalisée: il y a des pendules qui sonnent et il est entendu que ce doit être comme cela... Mentalement, on peut être tout à fait libre: on laisse son corps dans l’engrenage et on ne s'en occupe plus; mais quand c'est ce pauvre corps lui-même qui doit trouver son propre rythme, comme c'est difficile!... Comme c'est difficile. Quelquefois, tout d'un coup, il sent un malaise; alors je regarde et je vois qu'il y a quelque chose qui serait une expérience, mais qui nécessiterait certaines conditions d'isolement, de tranquillité et d'indépendance, et ce n'est pas possible. Alors, bien... autant que je peux, je rentre au-dedans et je fais le minimum (le maximum de ce qui est possible, qui est un minimum par rapport à ce qui pourrait être fait).

Mais ça, n'est-ce pas, Sri Aurobindo l’a toujours dit: «Pour que l’Œuvre soit complète, elle doit être générale» – on ne peut pas abandonner. Une tentative individuelle n'est qu'une tentative tout à fait partielle. Mais le fait que l’Œuvre soit générale retarde considérablement les résultats – eh bien, il faut en prendre son parti. C'est comme cela, c'est comme cela.

(silence)

Et si l’action était individuelle, elle serait forcément extrêmement appauvrie, limitée; même si l’individu est très vaste et que sa conscience soit large comme la terre, l’expérience est limitée; c'est tout de même un agglomérat de cellules qui ne peut avoir qu'une somme limitée d'expériences (peut-être pas dans le déroulement du temps, mais dans l’espace ici, c'est incontestable). Mais de la minute où se produit l’identification avec le reste, les conséquences se produisent aussi: les difficultés du reste viennent et sont à absorber, et elles doivent être transformées. Alors ça revient au même. C'est exactement ce qui se passe maintenant: je ne sors pas, j'ai limité mes activités autant que possible (je vois beaucoup de gens, mais tout de même infiniment moins qu'avant – avant, je les voyais par milliers), mais cette diminution est largement compensée par l’élargissement de la conscience physique, matérielle, au point que tout le temps, tout le temps, tout le temps j'ai des sensations, qui ont l’air d'être des sensations individuelles, mais tout de suite je vois bien que ce sont des sensations d'autres individus, qui viennent, parce que la conscience est répandue et qu'elle reçoit tout ça dans son mouvement: un mouvement comme si l’on rassemblait tout, puis on le donne au Seigneur.

(silence)

Onze heures dix! Oh! tu vois (riant), l’heure qui nous rappelle.

Et toi?... Je demande, mais je sais – ce n'est pas que je ne sache pas, mais je voudrais que tu me le dises.

Physiquement?... Les ennuis recommencent. Le corps aussi n'est pas brillant.

Ces nouveaux dentistes seront bientôt installés et tu pourras aller les voir. Naturellement, ça appartient encore aux vieux moyens, mais il ne faut pas faire les flambards, tu sais! il ne faut pas croire que l’on est arrivé avant d'être au bout. Les gens qui m'écrivent: «Oh! je ne compte que sur votre Force, je ne veux pas de remèdes», je leur réponds: «Vous avez tort.» Parce que, moi aussi, je prends des remèdes – et je n'y crois pas! Mais je les prends tout de même, parce qu'il y a toute la vieille suggestion et la vieille habitude et que je veux donner à mon corps les meilleures conditions possibles... Mais c'est tout à fait amusant: tant qu'on lui donne le remède, il se tient bien tranquille, et si on ne le lui donne pas, il commence à dire: «Pourquoi? Qu'est-ce qui se passe?» Et pourtant, quand le remède est là, ça ne fait aucun effet, ça n'intervient pas; c'est seulement... c'est seulement une habitude.

Sans compter les cas où ça devient pire. Par exemple, justement pour ces ennuis de dents, le docteur voulait me donner de ces pastilles de pénicilline qu'on laisse fondre dans la bouche pour empêcher l’inflammation; quand je prends une de ces pastilles (riant), c'est une rage furieuse dans toutes mes dents! comme si tous les éléments attaqués étaient furieux: «Pourquoi nous dérangez-vous, nous sommes bien tranquilles, nous ne vous ennuyons pas!» Et tout commence à gonfler furieusement.

C'est amusant de suivre consciemment, c'est très amusant! Et on voit: maladies, remèdes, tout ça, ça fait partie de l’ancienne comédie.

Mais il faut continuer à jouer, parce qu'il y a des gens qui prennent ça sérieusement! Ils VEULENT (c'est l’habitude), ils veulent que l’on continue à jouer: «Continuez à jouer, ne faites pas les flambards, vous ne savez pas encore – vous ne savez pas encore nous guérir ou nous transformer.» C'est vrai, je ne peux pas dire, je ne sais pas encore comment les transformer, par conséquent... Il ne faut pas avoir de l’orgueil, c'est très mauvais.

On verra.

décembre




2 décembre 1964

...Les lettres s'accumulent en nombre fantastique, et je n'ai pas répondu. Les gens devraient apprendre à recevoir: je réponds très fortement, très clairement, même avec des mots, une phrase précise. S'ils apprenaient à recevoir mentalement, ce serait bien. Je réponds toujours. Et même, quand c'est une chose importante et que je suis tranquille, que je n'ai pas d'action extérieure, je répète ma réponse en faisant une formation mentale très précise – ils devraient recevoir.

(Mère attrape au hasard une lettre d'une disciple occidentale qui demande à changer de travail ou à arrêter son travail extérieure, parce que, dit-elle, cela ne correspond pas à sa nature. Elle se plaint aussi de ses relations avec les autres et de leur «hostilité». Elle éprouve le besoin d'une nouvelle manière d'être et de faire.)

Elle est beaucoup plus en lutte avec sa vieille personnalité qu'avec les autres. Elle avait un certain genre de relation extrêmement personnel et superficiel avec les autres, et, lentement-lentement, elle en sort, mais avec l’impression que ce sont les autres qui lui sont hostiles, tandis qu'elle essaye de se rattraper vraiment.

C'est une période.

Seulement j'ai remarqué, surtout pour ceux qui ont eu une éducation occidentale, qu'il ne faut pas changer brusquement ses occupations extérieures. La plupart des gens ont tendance à vouloir changer de milieu, vouloir changer d'occupation, vouloir changer d'entourage, vouloir changer d'habitude, en pensant que c'est cela qui les aide à changer intérieurement – ce n'est pas vrai. On est beaucoup plus vigilant et averti pour résister au vieux mouvement, aux vieilles relations, aux vibrations dont on ne veut plus, quand on reste dans un cadre qui, justement, est assez habituel pour être automatique. Il ne faut pas être «intéressé» par une organisation extérieure nouvelle, parce que l’on a toujours tendance à y entrer avec sa même manière d'être.

C'est même très intéressant, c'est une étude que j'ai faite d'une façon très approfondie pour les gens qui pensent qu'en voyageant, ça va être différent... Quand on change d'entourage extérieur, on a au contraire, toujours, tendance à conserver son organisation intérieure pour conserver son individualité; tandis que si l’on est tenu par force dans le même cadre, les mêmes occupations, la même routine de vie, alors les manières d'être dont on ne veut plus deviennent de plus en plus évidentes et on peut lutter d'une façon beaucoup plus précise.

Au fond, dans l’être, c'est le vital qui a de la difficulté; c'est lui qui est le plus impulsif et qui a le plus de mal à changer sa manière d'être. Et c'est toujours le vital qui se sent «libre», encouragé, plus vivant dans les voyages, parce qu'il a l’occasion de se manifester librement dans un milieu nouveau où l’on a tout à apprendre: les réactions, les adaptations, etc. Au contraire, dans la routine d'une vie qui n'a rien de particulièrement excitant, il sent fortement (je veux dire, s'il est de bonne volonté et s'il a une aspiration au progrès), il sent fortement ses insuffisances et ses désirs, ses réactions, ses répulsions, attractions, etc. Quand on n'a pas cette intense volonté de progrès, il se sent emprisonné et dégoûté, écrasé – toute la chanson habituelle de la révolte.

(silence)

Quand elle est arrivée ici, elle vivait exclusivement dans le vital – exclusivement, d'une façon violente. Alors il y a un grand chemin à faire.

Et il faut que ce vital – qui était habitué à mener la barque, à tout gouverner, tout décider, enfin c'était le maître de la maison –, il faut qu'il commence d'abord par un détachement, qui généralement, quand il n'est pas très raffiné, se change en dégoût. Un détachement général. Puis tout d'un coup («tout d'un coup» quelquefois, lentement quelquefois), il sent que l’impulsion, l’inspiration doit venir du dedans, que plus rien ne doit venir du dehors pour l’exciter; et alors, s'il est de bonne volonté, il se tourne au-dedans et il commence à demander l’Inspiration, l’Ordre et la Direction, et après il peut recommencer à travailler.

Pour certaines gens, ça prend des années; pour certains, c'est très vite fait – ça dépend de la qualité du vital. Si c'est un vital raffiné et d'une qualité supérieure, ça va vite; si c'est quelque chose de très brutal qui va comme un bouledogue ou un buffle, ça prend un peu plus longtemps.

Enfin, il y a un long chemin à faire pour un vital qui avait l’habitude de tout gouverner et qui pensait qu'il détenait la vérité: que ce qu'il sentait était la vérité, que ce qu'il voulait était la vérité et que cette vérité devait dominer et gouverner les autres et la vie – ça... quand on est né dans cette illusion, ça prend longtemps. Ce qui sauve, c'est si le vital est PRIS d'une façon quelconque, intérieurement, s'il sent intérieurement qu'il y a quelque chose de plus grand que lui, alors ça va beaucoup plus vite.

Ceux qui fuient devant le changement nécessaire, ça peut vouloir dire plusieurs vies de plus. Ceux qui savent tenir le coup (qui ont généralement une intelligence supérieure suffisante pour gouverner), ceux qui ont de l’endurance et qui savent tenir le coup et ne pas s'inquiéter du manque de collaboration du vital, pour eux, ça peut être fait relativement vite.

C'est cela qui prend le plus de temps généralement.


Peu après

Tu as vu le dernier Illustrated Weekly? Tu sais que le pape est ici à Bombay, pour le «congrès eucharistique» – mais qu'est-ce que c'est que l’eucharistie, mon petit?

C'est la communion.

Ah! c'est bien ce que je pensais... Il y a l’histoire de ces congrès eucharistiques dans 1'«Illustrated», et il paraît que c'est une dame française qui a été à l’origine du premier congrès (il n'y a pas si longtemps, au siècle dernier, je crois). Et alors (Mère sourit), il y a un magnifique portrait du pape avec un message qu'il a écrit spécialement pour les lecteurs du «Weekly», où il a pris grand soin de ne pas se servir de mots chrétiens. Il leur souhaite... je ne sais quoi, et (c'est écrit en anglais) a celestial grace [une grâce céleste]. Alors j'ai vu (il a essayé d'être aussi impersonnel que possible), j'ai vu que, malgré tout, la plus grande difficulté des chrétiens, c'est que leur bonheur et leur accomplissement sont dans le ciel.

On m'avait lu, ou j'avais entendu, au lieu de «celestial grace», «a terrestrial grace»! [une grâce terrestre]. Quand j'ai entendu ça, quelque chose en moi a commencé à vibrer: «Comment! mais cet homme est converti!» Alors j'ai fait répéter et j'ai entendu que ce n'était pas ça, que c'était vraiment «celestial grace».

C'est le point.

Exactement.

Ils croient à une réalisation divine, mais la réalisation divine n'est pas terrestre, elle est quelque part ailleurs, dans un monde céleste, c'est-à-dire immatériel. Et c'est cela, leur grand obstacle.

Évidemment, en matière de foi (je ne veux pas dire pour un esprit scientifique très précis et très clair), mais en matière de foi, il n'y a pas jusqu'à présent de preuve évidente que le Seigneur veuille se réaliser ici; excepté, peut-être, deux ou trois illuminés qui ont eu l’expérience... Quelqu'un m'a demandé s'il y avait eu une réalisation supramentale auparavant, c'est-à-dire avant les temps historiques (parce que les temps historiques sont extrêmement réduits, n'est-ce pas). Naturellement, la question correspond toujours à l’une des choses qui me sont présentées dans les moments de concentration. Alors j'ai répondu très spontanément qu'une réalisation collective, il n'y en a jamais eu, mais qu'il se pouvait qu'il y ait eu une ou des réalisations individuelles, comme des exemples de ce qui serait et une promesse – une promesse et des exemples: «Voilà ce qui sera.»

J'ai eu des souvenirs très précis – des souvenirs vécus –, d'une vie humaine sur terre, tout à fait primitive (je veux dire en dehors de toute civilisation mentale), une vie humaine sur terre qui n'était pas une vie évolutive, qui était la manifestation d'êtres d'un autre monde. J'ai vécu comme cela pendant un temps – un souvenir vécu. Je le vois encore, j'ai encore l’image dans le souvenir. Ça n'avait rien à voir avec la civilisation et le développement mental: c'était un épanouissement de force, de beauté, dans une vie naturelle, spontanée, comme la vie animale, mais avec une perfection de conscience et de pouvoir qui dépasse de beaucoup celle que l’on a maintenant; justement avec un pouvoir sur toute la Nature autour, la nature animale et la nature végétale et la nature minérale, un maniement direct de la Matière, que les hommes n'ont pas – ils ont besoin d'intermédiaires, d'instruments matériels, tandis que c'était direct. Et ce n'étaient pas des pensées ou du raisonnement: c'était spontané (geste indiquant le rayonnement direct de la volonté sur la Matière). J'ai le souvenir vécu de cela. Et ça a dû exister sur la terre parce que ce n'était pas prémonitoire: ce n'était pas une vision de l’avenir, c'était un souvenir du passé. Donc il a dû y avoir un moment... C'était réduit à deux êtres: je n'ai pas l’impression qu'il y en avait beaucoup. Et il n'y avait pas d'enfantement ni rien d'animal, absolument pas; c'était une vie, oui, une vie vraiment supérieure dans un cadre de la Nature, mais d'une beauté et d'une harmonie extraordinaires! Et je n'ai pas l’impression que c'était (comment dire?) quelque chose de connu (les rapports avec la vie végétale et la vie animale étaient des rapports spontanés et absolument harmonieux et avec la sensation d'une puissance incontestée – on n'avait même pas l’impression que cela puisse ne pas être –, incontestée), mais aucune idée qu'il y avait d'autres êtres sur la terre et qu'il fallait s'occuper d'eux ou «démontrer» – rien de ce genre, absolument rien de la vie mentale, rien. Une vie comme cela, comme une belle plante ou un bel animal, mais avec une connaissance interne des choses, tout à fait spontanée et sans effort – une vie sans effort, tout à fait spontanée. Je n'ai même pas l’impression qu'il était question de se nourrir, je ne m'en souviens pas; mais il était question de la joie de la Vie, de la joie de la Beauté: il y avait des fleurs, il y avait de l’eau, il y avait des arbres, il y avait des bêtes, et tout ça était amical, mais spontanément. Et il n'y avait pas de problèmes! Il n'y avait aucun problème à résoudre, rien du tout – on vivait!

Certainement, une vie sans histoire.

Mais c'est loin, très loin autrefois. Parce qu'il n'y avait pas du tout le sentiment que l’on avait poussé d'en bas: c'était comme si l’on était tombé là, comme ça, pour s'amuser.

Ce devait être avant le premier homme issu de la Nature – pas après: avant.

C'étaient des formes humaines, mais je ne peux pas dire que je me souvienne: si l’on me demandait, par exemple, s'il y avait des ongles au bout des mains, ça, je ne sais pas! C'était très souple et très lumineux. Mais enfin, c'étaient comme des hommes.

(silence)

Ce pape a annoncé qu'il allait proclamer un message pour les non-chrétiens, j'ai demandé à le voir. Parce que dans mes conversations mentales avec lui, deux choses sont restées très précises... Il a une espèce d'attachement politique. C'est un homme très politique, en ce sens qu'il fait les choses pour une raison, dans un but précis et calculé selon sa propre compréhension, pour être le plus efficace dans ce but – un homme politique.

Il a un attachement politique au dogme. Par exemple, après l’une de mes conversations (j'ai eu pas mal de conversations avec lui, trois ou quatre, mentalement, et tout à fait objectives parce que ses réactions étaient inattendues, elles étaient pour moi très spontanées, c'est-à-dire que je recevais des réponses qui n'étaient pas du tout celles auxquelles je pouvais m'attendre – ça prouve que c'était authentique), mais par exemple, avant son élection, j'avais eu une rencontre avec lui (il y a une partie de son être mental, d'une intelligence supérieure, qui est très formée, consciente, individualisée), et j'avais eu une conversation spontanée que je n'avais pas cherché à avoir et qui était très intéressante, mais à un moment donné, je répondais à quelque chose qu'il disait et je lui ai dit avec la force que j'ai là (sur ce plan supérieur): «Le Seigneur est partout, même aux enfers le Seigneur est là.» Et à ce moment-là, ça a fait une telle violente réaction en lui que, poff! il a disparu. Ça m'a beaucoup frappée... Je ne connais pas le dogme, mais il paraît que dans les enfers, selon les catholiques, ce qui est pire que les souffrances, que le feu et tout ça, c'est l’absence du Seigneur. Il paraît que c'est un dogme, que le Seigneur est absent des enfers; et moi, je parlais de l’Unité universelle et je lui ai dit ça.

Il y a une autre chose dont je me souviens très clairement, qui m'a frappée. C'était après son élection (mais longtemps avant que son voyage en Inde ne soit décidé): il était venu dans l’Inde et il était venu à Pondichéry me trouver (pas me trouver: il était venu à Pondichéry, puis il était venu me trouver); une fois à Pondichéry, il était venu et je l’ai vu là, dans la chambre où je reçois. Nous avons eu une longue conversation, très longue conversation et intéressante, et tout d'un coup (c'était vers la fin, il était temps pour lui de s'en aller), quand il s'est levé, quelque chose le préoccupait; il m'a dit: «Quand vous parlerez de moi à vos enfants, qu'est-ce que vous leur direz?»... N'est-ce pas, l’ego qui se montrait. Alors je l’ai regardé (Mère sourit) et je lui ai dit: «Je leur dirai seulement que nous avons communié dans notre amour pour le Suprême.» Alors il s'est détendu et il est parti. Ça m'a frappée. Ce sont des choses très objectives.

Mais ça, ce sont les petits côtés de la nature. Autrement son rêve, c'est d'être le potentat de l’unité spirituelle humaine.

7 décembre 1964

(Cette conversation a eu lieu dans la salle de musique. Mère avait fait appeler Sunil, le disciple musicien, et Sujata.)

Qu'est-ce qui sait jouer de l’harmonica? (rires) Je viens de recevoir un harmonica! – ça vient d'Allemagne. (À Sunil:) Tu ne sais pas jouer?... Non?

(Sujata:) Satprem a beaucoup envie d'apprendre à jouer d'un instrument, tu sais, Mère.

(Satprem:) Mais pas de l’harmonica!

(À Sunil:) On t'a dit de quoi il s'agissait? Non? Tu ne sais plus le français, dis-moi? – Il n'ose pas parler.

Voilà: j'aime ta musique, et alors moi, je ne joue plus! – je n'ai pas le temps. Je n'ai jamais l’occasion, il y a douze mois que je n'ai pas joué; excepté quand Sujata vient, je passe un doigt comme ça sur les notes. Alors il est tout à fait impossible que le premier janvier, je joue, mais j'ai pensé que, peut-être, nous pourrions faire quelque chose... Aujourd'hui, je vais vous lire le message du premier (ce n'est pas un «message»), mais je vais vous le lire et puis on va essayer là-dessus quelque chose.

Tu connais cet instrument (l’orgue)? Tu sais en jouer?...

Il y a des pédales, mon petit, à vous casser la tête! Je ne peux pas jouer de ça! (rires) Alors Sujata jouera les pédales, et moi, je jouerai les notes!

Si quelque chose vient, tu pourras t'en servir et me faire une musique pour le premier. Et alors, au lieu d'enregistrer ici, on enregistrera ton affaire pour tous les gens!

(Sunil:) Ce que tu vas jouer maintenant, je vais le garder.

Non! moi, je ne joue pas – je vais faire semblant! Avec ça, tu feras quelque chose. Tu comprends?

Peut-être que rien ne va venir du tout! Je n'en sais rien. Ce matin... Ce matin, je ne sais pas, tu as pensé à ta visite ici? Oui?... J'ai entendu une musique magnifique – magnifique! Mais c'était une musique... il fallait au moins jouer à quatremains, ou il fallait plusieurs instruments. Si ça venait...

Attendez... Le message (ce n'est pas un «message»!)... Il y a une photo de moi où j'ai les mains jointes et j'ai l’air contente (!), alors j'ai écrit en bas: «Salut à Toi, Vérité.» Et puis on m'a demandé ça en anglais – j'ai dit: «Salute to the advent of Truth.»

Voilà, c'est le thème.

Nous allons voir si nous trouvons quelque chose. Ce matin, c'était... Mais même si c'était là, je ne peux pas le jouer: il faut tout un orchestre presque! Et puis ce n'est plus là, d'ailleurs. Ça a duré dix, quinze minutes... je ne sais même plus ce que c'était – parti.

On va essayer, on va voir.

(musique)

Voilà, ça suffit!

Mais ce que j'avais entendu, ce n'était pas ça – ce n'était pas du tout ça! Mais c'est tout à fait parti...

(Mère se remet à l’orgue)

C'est dommage que je ne me souvienne pas du tout. Ça, c'était vraiment bien. C'était «l’hymne à la Vérité». Ça ressemblait à une certaine symphonie de Beethoven (oh! je vais dire une chose effroyable)... sans le remplissage!

Toute la musique humaine a toujours des remplissages. Ils ont une inspiration, et entre deux, il y a un trou, et ils remplissent ça avec leur «connaissance musicale». Mais ce matin, ça venait tout droit d'en haut et il n'y avait pas de remplissage. C'était très bien.

Seulement, je n'ai même pas fait un effort pour me souvenir; je me suis dit: «Ça viendra», et puis ce n'est pas venu!

(À Sunil:) Tu n'as pas entendu de musique ce matin?

(Sunil:) Ce que tu as joué maintenant était très joli.

Ce n'est rien! Enfin, tu en feras quelque chose.

Ce que la musique exprimait ce matin, c'était une sorte d'ascension de l’aspiration, qui était comme une conquête, et puis ça arrivait tout d'un coup à un éblouissement – un éclat. Un éclat de lumière. Et l’éclat de lumière CROULAIT sur le monde. C'était très bien (!)

Je le vois encore, mais je n'entends plus.

Mais ce sera comme cela: d'abord le salut: «Salut à Toi, Lumière.» N'est-ce pas, la Lumière est là, comme cela: elle s'annonce. Et on salue. Et puis toute l’aspiration monte à la conquête de cette Lumière par ascensions successives; n'est-ce pas, il y a un son qui monte, qui gravit, et puis qui s'installe; et puis encore un qui gravit et s'installe. Et alors quand on est arrivé en face de la Lumière, ça fait comme un éclatement, comme une bombe qui éclate, de lumière. Et après, ça retombe sur le monde – et avec des scintillements.

Et alors, je voudrais à la fin le grand calme de la Vérité.

Ça, il faut quelque chose de très vaste et très calme – très vaste. Très simple. Quelques grandes notes très simples.

Voilà.

Des notes d'orgue seraient bien.

l’orgue est bien pour l’aspiration.

Éclatement...? Je ne sais pas quel instrument.

Et pour l’aspiration aussi, quelques voix humaines.

Mais n'essaye pas d'imiter ce que je viens de jouer: ça ne vaut rien! Tu feras quelque chose comme je te dis: d'abord le salut – nous sommes contents de te voir, tu comprends: Salut à Toi, Lumière! Salut à Toi, Vérité!...

Tu fais l’ascension par stades, accompagnée et terminée par une bouffée d'aspiration: un élan, un grand élan. Et puis alors, on touche la Lumière, ça fait un éclatement. On touche la Vérité, on touche la Lumière... Ça, il faut que ce soit très beau. Et puis cette Lumière retombe en pluie sur le monde, et alors c'est joyeux, léger, très gracieux (geste comme une cascade). Et puis le monde devient béatifique sous la Vérité – très calme et très béatifique.

Quelle heure est-il?

Onze heures moins sept.

J'ai joué tant que ça!

J'ai bavardé beaucoup.

Tu es venue tard.

Ça, c'est Nolini qu'il faut gronder – pas moi! (rires)

(À Satprem:) Je te vois samedi – samedi c'est la fête de Mademoiselle. Quel âge auras-tu?

(Sujata:) Trente-neuf.

Et lui?

(Satprem:) Quarante-et-un.

Déjà...

Alors au revoir, mes enfants.1

23 décembre 1964

(de Mère au disciple)

Satprem, mon cher petit,

Voici ton livre arrivé d'Amérique.

Je te l’envoie avec tout mon amour pour qu'il soit le signe de l’arrivée du parfait équilibre et de la santé totale.

Bénédictions

Signé: Mère

Fin décembre 1964

(de Mère au disciple. La lettre à laquelle Mère répond ici a malheureusement disparu avec les autres.)

Ce que tu sens est tout à fait conforme à ce que j'ai vu.

Je le prends comme le tournant définitif de ta vie.

Nous en parlerons le 2 janvier quand tu viendras me voir tout seul.

En attendant je suis avec toi et mon amour t'enveloppe.

Signé: Mère









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