L’Agenda de Mère Set of 13 volumes
L’Agenda de Mère 1972-1973 Vol. 13 476 pages 1981 Edition   Satprem
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ABOUT

Agenda de l’action Supramentale sur la Terre. It's neither life nor death.. BOTH are being changed.. into something still unknown.. dangerous and wonderful. On Nov 17, 1973, she left her body - why?

L’Agenda de Mère 1972-1973

The Mother symbol
The Mother

"Before dying falsehood rises in full swing. Still people understand only the lesson of catastrophe. Will it have to come before they open their eyes?" This is the year of Watergate, of Nixon's first trip to China, the assassination of the Israeli athletes in Munich, the first oil embargo. This is Mother's last lap. A lap strewn with heartrending little cries and stunning visions. The end of one world, the beginning of another.... whether we want it or not. "Sometimes, it is so new and unexpected, it's almost painful." And I would ask her, "But is it a state outside matter?" "I don't go outside of physical life, but.... it looks different. But it is strange. And it is PHYSICAL, that is the extraordinary thing! As if the physical had split in two.... A new state in matter. And it is ruled by something that is not the sun, I don't know what it is.... I am touching another world. Another way of being.... dangerous but wonderful." How I listened to her little breath as she gasped for air, a breath that seemed to come from another side of the world: "There is no difference between life and death. It's neither life nor death, it is.... something. It is not the disappearance of death you understand: BOTH are being changed.... into something still unknown, which seems at once extremely dangerous and absolutely wonderful." And what if "death" were merely the other, MATERIAL side of our human bowl, the sunlit shore for a species to come? A new condition on both sides of the world, in which life and death change into.... something else? "I am treading a very thin and narrow line...." And then this cry, this entreaty: "Let me do the work!" On November 17, 1973, she passed away - why?

L’Agenda de Mère L’Agenda de Mère 1972-1973 Editor:   Satprem Vol. 13 476 pages 1981 Edition
French
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Mother's Agenda 1972-73 Conversations with Satprem

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1972




janvier




1er janvier 1972

Bonne année, mon petit!

(Mère prend les mains de Satprem, qui offre un «Amour Divin», puis elle distribue des cadeaux.)

Tu as vu la lettre d’Indira, je te l’ai montrée...

Oui, douce Mère, je l’ai notée.

Ils sont en train de devenir conscients là-bas, il y a des choses très amusantes.

Au centre, tu veux dire, à Delhi?

Non, au front là-bas: au Bangladesh.

Mais le bonhomme qui est venu d’Amérique1 dit qu’il ne veut pas arrêter la guerre – on verra... Mais c’est nettement vers la dislocation du Pakistan que nous allons.

(long silence)

La Force est en train de travailler très-très fortement, très fort.

Toi, comment ça va?

Avec confiance.

Ah! bien, c’est tout ce qu’il faut. C’est tout ce qu’il faut.

(silence)

Le pouvoir de «ça»: formidable. Mais les corps ne sont pas habitués, alors ils ont du mal à supporter. Mais ça ne fait rien.

(Mère prend nos mains méditation)


(Message du 1er janvier)

Sans le Divin, nous sommes des êtres limités, incapables et impuissants; avec le Divin, si nous nous donnons entièrement à Lui, tout est possible et notre progrès est sans limite.

Une aide spéciale est venue sur la terre en cette année du centenaire de Sri Aurobindo; sachons en profiter pour surmonter l’ego et jaillir dans la lumière.

Bonne Année.

2 janvier 1972

(Message de Mère)

En quittant son corps, Sri Aurobindo a dit qu’il ne nous abandonnerait pas. Et en fait, durant ces vingt et une années, il a été toujours avec nous, guidant et aidant tous ceux qui sont réceptifs et ouverts à son influence.

En cette année de son centenaire, son aide sera encore plus forte. À nous d’être plus ouverts et de savoir en profiter. L’avenir est à ceux qui ont des âmes de héros. Plus notre foi est forte et sincère, plus l’aide reçue est puissante et efficace.

5 janvier 1972

Comment ça va?

Ça tire toujours.

(Mère nous donne son dernier message message)

«Sri Aurobindo n’appartient pas à un pays mais à la terre entière. Son enseignement nous mène vers un avenir meilleur.»

(Puis Mère écoute la lecture d’une lettre d’un disciple qui avait senti une descente de force particulière et demandait si cela avait un rapport avec cette nouvelle année.)

C’est en rapport avec l’année de Sri Aurobindo.

Cette année-ci, il y aura une pression de la Force de Sri Aurobindo – je l’ai sentie tout de suite, dès le premier janvier. Une forte pression de sa force, de sa conscience, comme cela (Mère abaisse ses bras).

(silence)

Et puis?

Qu’est-ce que tu dis, toi?

Non... J’ai de la difficulté à parler.

Mais l’expérience continue; elle devient de plus en plus forte et précise... Mais j’ai de la difficulté à m’exprimer.

La Conscience est TRÈS active, mais dans le silence. Dès que je parle...

(Mère entre en contemplation jusqu’à la fin)

Quelle heure est-il?

Onze heures, douce Mère.

L’atmosphère est très paisible et très claire.

8 janvier 1972

Quoi de neuf?... Ça va mieux?... Non?...

Je ne sais pas. On ne comprend pas très bien le chemin que l’on suit.

Moi, je ne le comprends pas du tout, alors!... Simplement... (Mère ouvre les mains dans un geste d’abandon).

Ce n’est pas facile.

Ce n’est pas facile, mais c’est comme je te le disais: les deux extrêmes; ce n’est pas facile, et puis tout d’un coup ça devient merveilleux pour quelques secondes, et puis encore... Alors j’aime mieux ne pas en parler.

(silence)

Et maintenant que je suis ici comme cela, enfermée, chez tous les gens, toute leur nature la plus inférieure sort et ils agissent en disant: «Mère ne saura pas.» Voilà. Alors «Mère ne saura pas», cela veut dire qu’il n’y a plus de contrôle. Alors je peux dire que c’est un peu dégoûtant.

Des gens à qui j’ai dit: «Vous ne devez pas être dans l’Ashram» – ils s’installent. Et on les laisse s’installer. Et non seulement cela, mais ils viennent dans les bureaux d’Auroville et ils veulent gouverner. Enfin... c’est devenu tout à fait, tout à fait dégoûtant.

Simplement parce que je suis ici, que je ne vois plus aussi clair et que je n’entends pas bien – alors on en profite.

On dit que ce n’est plus moi qui gouverne l’Ashram, que ce sont les gens qui m’entourent et qu’ils font ce qu’ils veulent.

!!!

Mais ce n’est pas vrai.

Mais non, ce n’est pas vrai!1

Ce n’est pas vrai.

Au point de vue conscience, la conscience est TRÈS SUPÉRIEURE à ce qu’elle était – cela, je le sais –, mais mon expression... Je n’ai plus le pouvoir d’expression. Et puis je ne sors pas d’ici, alors on est persuadé que je ne saurai pas ce qui se passe.

Alors j’aime mieux... N’est-ce pas, je voudrais annuler la personnalité autant que possible, que ce soit réduit à la forme extérieure. Et alors, tout le temps, je voudrais n’être que... l’agent transmetteur, comme cela (geste de coulée à travers Mère). Mais je ne demande même pas à en être consciente.

La Présence Divine, je la sens tout le temps – tout le temps – d’une façon très forte, mais...

(long silence)

Et alors il y a ceci: dans certains cas, à certains moments, le Pouvoir est si formidable, si efficace que j’en suis ahurie moi-même, et à d’autres moments, j’ai l’impression non pas que le Pouvoir soit parti, mais que... je ne sais pas ce qui se passe.

Je ne sais pas comment expliquer.

Naturellement, les gens me disent: «Vous m’avez guéri, vous avez sauvé celui-là, vous...» – je fais presque des miracles, mais... Eux, pensent que c’est moi, mais il n’y a pas de moi! il n’y a rien, il n’y a pas de moi ici; c’est seulement... (geste de coulée à travers Mère) de la Force qui passe. J’essaye, j’essaye de ne rien voiler, rien intercepter, rien diminuer, c’est mon seul effort: le laisser passer aussi impersonnellement que possible.

Et c’est seulement à toi que je peux le dire – aux autres, je ne dis rien, rien du tout.

Et toi, je ne sais même pas si tu le sens comme c’est... Je ne sais pas si tu sens que le Pouvoir est là – est-ce que tu le sens?

Oh! ça, le Pouvoir, je le sens formidablement! Ça, sûrement. For-mi-da-ble-ment.

Mais qu’est-ce que tu ne sens pas? Tu fais une restriction. Je voudrais savoir.

Cela dépend si je suis avec toi ou loin de toi. Mais ce que je sens, quand je suis loin de toi, c’est peut-être... Ce dont je me plains, c’est une absence de présence... présence, comment dire?

Concrète?

Non-non, ce n’est pas cela. C’est du Pouvoir mais... s’il y avait quelque chose de plus dans le cœur, tu comprends, quelque chose de plus... intime; quelque chose de plus vivant, moins impersonnel justement.

Ah! ça, d’accord. Mais tout vient pour insister sur cette impersonnalisation.

Dans ma conscience, c’est comme la condition de transition (pas une condition finale: une condition de transition), nécessaire pour pouvoir aller vers l’immortalité. C’est cela. Il y a quelque chose – quelque chose qui est à trouver. Mais je ne sais pas quoi.

(long silence Mère hoche la tête comme si elle ne savait pas)

N’est-ce pas, la vieille manière de voir (je ne veux pas dire la manière ordinaire), la vieille manière de voir est comme dissoute, et à la place il y a... tout à apprendre (Mère ouvre les mains, attentive à ce qui vient d’en haut).

(silence)

C’est la conscience du corps physique, n’est-ce pas, alors il y a comme... même pas une alternance, c’est comme si les deux étaient ensemble constamment: la conscience de ne rien savoir et de ne rien pouvoir selon la manière, enfin «actuelle» si l’on peut dire, de savoir et de pouvoir, et en même temps – en même temps (même pas l’un derrière l’autre, ni l’un dans l’autre, ni l’un à côté de l’autre, mais je ne sais même pas comment dire) –, en même temps le sens d’une connaissance absolue et d’un pouvoir absolu. Et ça, ce n’est pas l’un dans l’autre, ni l’un derrière l’autre, ni l’un à côté de l’autre, c’est... je ne sais pas... Et les deux sont là (geste simultané).

Je pourrais presque dire que c’est quand je suis selon les autres (quand je dis «je», je parle du corps maintenant), quand je suis selon les autres et quand je suis selon le Divin. Voilà. Et les deux sont... (même geste simultané).

Et c’est très concret parce que, par exemple... l’exemple le meilleur est la nourriture. Le corps a besoin de nourriture pour vivre, et tout en lui est comme étranger à cela. Alors les repas deviennent un problème presque insoluble... Pour le dire d’une façon enfantine: c’est comme si je ne savais plus manger; et il y a une autre manière de manger qui vient spontanément quand je ne me regarde pas manger. Tu comprends ce que je dis?

Oui, oui, douce Mère.

C’est la même chose aussi pour voir, pour entendre. Je sens toutes les facultés diminuées. Et à ce point de vue, je ne sais pas ce que les gens font, ce qu’ils disent ni tout cela, et en même temps – en même temps –, une perception plus vraie de ce qu’ils sont, de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils font; du monde. Une perception plus vraie mais tellement nouvelle que je ne sais pas comment l’exprimer.

Alors... je ne suis plus ça, je ne suis pas encore ça. Et c’est comme cela (geste entre deux). Ce n’est pas commode.

Oui!

Et les réactions dans les gens (Mère prend sa tête entre ses mains) sont tellement fausses!2...

(Mère plonge)

12 janvier 1972

Est-ce que tu sais, par hasard, où j’ai écrit quels sont les douze attributs de la Mère (le symbole avec les douze pétales)? Il y a 1 et 4 et 12.

Oui, c’était pour Auroville, je crois.

Pour Auroville? Mais j’ai dit cela il y a des années...

Je l’ai vu récemment.

Les douze?

(Sujata sort à la recherche d’un papier)

Là, il n’y a pas de détails.

(Mère montre une note)

Image 1

Le symbole de la Mère

Le cercle central représente la Conscience Divine.

Les quatre pétales représentent les quatre pouvoirs de la Mère.

Les douze pétales représentent les douze pouvoirs de la Mère qui se manifestent pour Son Travail.

24.1.1958
La Mère

(silence)

J’ai eu ces jours-ci, entre ta dernière visite et celle-ci (il y a deux ou trois jours), tout d’un coup une révélation de l’intention de la création – ce que ça signifie et pourquoi: le sens de la création. Et c’était tellement clair! tellement clair: la vision du pourquoi et vers quoi l’on va – impossible de trouver les mots pour le dire.

Quelque chose est venu (Mère montre un papier), mais les mots avaient un sens spécial. Tiens:

Le résultat de la création est une multiplication détaillée de la conscience. Quand s’uniront dans une conscience active la vision du tout et la vision de tous les détails, la création aura atteint sa perfection progressive.

«Progressive»... (geste en expansion). Tous les mots, toutes les images, ce n’est pas ça. C’était vraiment une compréhension, c’était vraiment la vision de la chose. Ça (Mère désigne sa note), ça a l’air creux. Mais c’est comme... (pour employer des images tout à fait enfantines), comme la création que l’on fait se dérouler devant un écran, projetée. On projette. Non: la Conscience Suprême se projetant comme sur un écran infini.

L’expérience était... c’était tellement évident! c’était ça. Mais ça n’a duré qu’un moment. Alors j’ai essayé de l’expliquer. Et puis les mots avaient un sens – un sens particulier.

N’est-ce pas, pour un enfant, on pourrait dire que le Suprême se déroule devant sa propre conscience, comme quelqu’un qui aurait un cinéma infini et qui se déroulerait. Ce qui est là (geste au-dedans, à hauteur du cœur), Il le projette comme cela, devant. Et l’être supramental aurait la capacité de s’unir consciemment au Divin, et alors d’être à la fois celui qui voit et ce qui est vu.

Il n’y a pas de mots pour dire cela.

(silence Sujata revient avec un papier)

Tu as trouvé?

Il n’y a pas de détails.

Ah! il n’y a pas de détails.

Simplement tu dis:

Le point au centre représente l’unité, le Suprême.

Le cercle intérieur représente la création, la conception de la cité [Auroville].

Les pétales représentent le pouvoir d’expression, la réalisation.

Non, ce n’est pas cela.

J’avais écrit quelque chose, ou plutôt j’avais dit à Sri Aurobindo, qui avait écrit quels étaient les douze (les 4 sont les quatre aspects principaux de la Mère, et puis les 12 sont les douze qualités ou «vertus» de la Mère, ou pouvoirs). Et cela, je l’avais dit un jour, et Sri Aurobindo l’avait écrit, mais c’était quand nous étions dans l’autre maison.1 Et alors, j’avais mis cela dans un tiroir avec pas mal d’autres papiers de moi, et quand on a déménagé ici, le tiroir a disparu: quelqu’un l’a pris – qui, quoi, comment? je n’en sais rien, mais le tiroir a disparu. Alors je me souviens d’avoir réécrit ces douze sur un papier, et je l’ai gardé, et maintenant ce papier-là aussi je ne le retrouve plus... C’est curieux.2

Quand tu as fait le dessin pour Auroville, tu avais dit qu’il y aurait douze jardins, et chacun avait un sens.

C’est Auroville; ce n’est pas cela.

Mais ces douze jardins ne correspondaient pas aux qualités?

Non, non. Non, ça, il y a au moins vingt-cinq ans que je l’avais écrit, au moins – oh! plus que cela, je ne sais pas quand on a déménagé de là à ici, quand était-ce?...

En 1927... il y a quarante-cinq ans!

C’est comme les 4, quels sont ces 4?

Ce doit être Mahâkâli, Maheshwari, Mahâlakshmi et Mahâsaraswati?

Oui, mais pas les divinités populaires. Sri Aurobindo avait donné un sens spécial à chacun.

C’est ce qu’il a écrit dans «La Mère».

Mais ça, c’est un long texte.

Quels sont ces 4?... (Mère cherche à se rappeler, en vain.) C’est curieux, j’ai oublié.

(silence)

Tu as lu la chose Cosmique, le «carré cosmique»: 1, 2, 3, 4, et un au milieu? C’était le carré cosmique que Théon avait conçu, et je sais qu’il avait mis au milieu l’Amour. Mais les 4 autour... quels sont les 4? Je ne me souviens plus. Je savais tout cela si bien, c’est tout parti. Je sais qu’il y avait Lumière, Vie et Utilité – utilité, le quatrième, mais le premier? Utilité était le dernier. Quel était le premier?... Tout cela est parti.

Parce que cela me donnerait une indication.

Et les 12, je me souviens de les avoir écrits. Hier, j’en avais retrouvés trois, mais maintenant même je ne me souviens plus. Je sais que le premier était la Sincérité...

Je ne sais plus rien.

(silence Sujata sort chercher un autre texte)

Quand ça vient, ce n’est pas comme des pensées: ça vient comme des visions. Et alors quand c’est parti, c’est parti.

Je sais qu’il y avait Persévérance.

Quand c’est là, c’est clair, c’est évident, c’est comme une vision, n’est-ce pas, et puis quand c’est parti, c’est parti.

Cela t’aurait donné une indication de quoi?

(Mère reste absorbée)

C’est comme ce papier que je t’ai donné [«Le résultat de la création»], quand c’était là, tout était évident et c’était la clef de tout pour comprendre comment ça se passe – pourquoi et où ça va et comment c’est. C’était tout à fait, tout à fait clair. Et tu vois le papier, ça n’a l’air de rien. Et quand c’était là, c’était si évident! c’était merveilleux. Et c’était la clef pour comprendre: la clef pour AGIR – n’est-ce pas, c’était le secret quand il est découvert. C’est comme si ça donnait le pouvoir. Et puis c’est parti.

Et je me souviens que quand j’ai écrit ça, je donnais aux mots un sens particulier, un sens en profondeur qu’ils n’ont pas. Alors...

(Sujata revient avec «Paroles d’Autrefois»)

Douce Mère, ici, dans «Paroles d’Autrefois», tu as cité les douze «Vertus». Tu cites d’abord la Sincérité.

Oui.

Puis l’Humilité.

Oui.

Et le Courage. Puis la Prudence, la Charité, la Justice, la Bonté, la Patience, la Douceur, la Prévenance... Et puis la Gratitude.

Oui.

Le premier, c’est Sincérité; le second, c’est Humilité – oui, c’est dans cet ordre-là que c’est revenu l’autre jour: Sincérité, Humilité.

Et Courage.

Il y avait Persévérance d’abord et Courage après. Sincérité, Humilité, Persévérance et Courage. Cela, je me souviens. Mais il y en avait douze.

Après, tu nommes: Prudence.

Ce n’est pas cela.

Charité.

Non.

Bonté.

Non.

Patience, Douceur, Prévenance...

Non... Ça, c’était écrit avant de connaître Sri Aurobindo.3

(silence)

Quand c’est venu4 (c’est venu à propos d’une question que T.J. me posait), quand c’est venu, si tu avais été là, tu aurais compris avec ce que j’ai dit, parce que la conscience était là. Mais je ne sais pas quand ça vient – ça ne vient pas à volonté. Je me souviens que quand j’ai eu l’expérience, tout d’un coup j’ai senti que je comprenais: tout était clair. Mais quand j’ai essayé de formuler, c’est parti déjà dans l’arrière-plan.

Mais une fois, tu m’as parlé d’une expérience comme cela dans un «Agenda».

Ah?

Tu disais que le but de la création est de réunir à la fois, dans l’individu, la Conscience globale (du tout) et la conscience individuelle – tes deux ensemble.5

Oui, c’est quelque chose comme cela, mais c’était plus clair et plus précis... N’est-ce pas, ce n’est pas moi qui «pense», tu comprends.

Bien sûr!

Ce n’est pas ça: c’est comme si j’étais baignée dedans, et alors c’est la vision... je ne sais pas. Ce n’est pas quelque chose que je «vois» (qui est étranger à moi et que je vois), c’est... je suis tout d’un coup ça. Et alors il n’y a plus de personne, il n’y a plus... Et ces expériences, je ne trouve pas les mots pour les dire.

Tout cela, tout ce que je dis, tout ce que je note, ça me donne l’impression que c’est projeté dans une matière inerte – c’est comme une photographie, si tu veux.

Mais oui, bien sûr! Quand tu me parles, par exemple, eh bien, je sens tout le monde de conscience qui est derrière, alors les mots sont tout juste un support pour tout cela que je sens, que tu me fais percevoir.

Oui, c’est ça.

Mais évidemment, quand il ne reste plus que les mots écrits sur du papier, il y a toute une profondeur qui est partie.

Oui, c’est parti, c’est ça... Malheureusement elle ne revient pas toujours.

Tant pis.

(silence)

Je me souviens, l’expérience est encore très vivante. Comme je te l’ai dit, T.J. a une conscience très enfantine, et alors je lui ai dit: tu vois, c’est comme si le Tout (ce n’est pas le Divin séparé de la création: le Tout), le Tout se projetait sur un écran pour se voir. Et alors c’est indéfini, c’est «toujours» – ce n’est jamais la même chose et ce n’est jamais fini. C’est comme une projection pour voir les détails et pour prendre un autre genre de conscience de soi-même.6

Naturellement, c’est tout à fait enfantin comme image mais c’est très évocateur – c’est comme je l’ai vu à ce moment-là. Tout à fait l’impression d’un Tout infini qui se projette indéfiniment.

(Mère reste longtemps absorbée)

N’est-ce pas, j’ai perdu la capacité de la mémoire, mais je sens que c’est exprès; que ma vision des choses serait beaucoup moins spontanée et sincère (je ne sais pas), si je me souvenais.

Oui, je comprends bien.

C’est toujours comme une nouvelle révélation – et pas de la même manière.

C’est ça: on devient la chose – on la devient. On ne la «voit» pas; ce n’est pas quelque chose que l’on voit ou que l’on comprend ou que l’on sait, c’est... quelque chose que l’on est.

Quand j’avais cette expérience du monde, c’était l’expérience elle-même consciente d’elle-même. Ce n’était pas quelque chose que je «savais», c’était quelque chose qui était.

Mais le langage, les mots n’ont pas le sens qu’il faut.

15 janvier 1972

(Mère donne ses dernières notes.)

Tu as tous ces papiers?... J’avais donné un message [en 1966]: Let us serve the Truth [au service de la Vérité], et alors on m’a demandé (ton enfantin): «Qu’est-ce que c’est, la Vérité?» J’ai répondu:

Mettez-vous au service de la Vérité, et vous connaîtrez la Vérité.


Est-il possible de développer en soi la capacité de guérir?

En s’unissant consciemment à la Force Divine, tout est possible en principe. Mais il y a un procédé à trouver, et cela dépend des cas et des individus.

La première condition est d’avoir une nature physique qui donne les énergies plutôt qu’elle n’attire les énergies des autres.

La seconde condition indispensable est de savoir attirer les énergies d’en haut, de la source impersonnelle inépuisable.

12.1.1972


Sincérité, humilité, persévérance et soif insatiable de progrès sont essentiels pour une vie heureuse et efficace. Et surtout il faut être convaincu que la possibilité de progrès est sans limite. Le progrès, c’est la jeunesse; on peut être jeune à cent ans.

14.1.1972


J’aurais un problème physique à te poser.

Ah?

Il s’agit de savoir si je dois subir une opération ou pas.

Une opération pour quoi?

J’ai toute la jambe droite abîmée – toutes les veines sont sclérosées.

Oh!

C’est la suite de l’opération que j’ai subie il y a cinq ans. Il y a cinq ou six ans, on m’a opéré ici, à l’hôpital, on m’a ouvert le ventre...

(Mère rit)

Et pendant cinq ou six jours, on m’a nourri par les veines...

Oh! ils les ont abîmées.

Oh! complètement. Alors depuis, ça s’est développé.

Et alors ils veulent encore opérer?

Il y a une possibilité, c’est de mettre un bandage, mais le Dr Sanyal, lui, dit que le bandage ne servira pas à grand-chose et que ça se développera... Mais c’est une opération radicale, tu comprends: on vous ouvre la jambe depuis le bas jusqu’en haut, et on vous arrache les veines.

Et puis?

Et on vous laisse seulement la veine profonde. Mais toutes les autres veines, on les arrache.

Oh! mais ils vont peut-être immobiliser ta jambe...

Avec les bandages, tu pourras marcher. Moi, je te conseille le bandage, je ne suis pas pour ces...

Oui, c’est radical.

Non, si tu pouvais – si tu pouvais appeler la Force.

Mets le bandage. Moi, il y a des mois que je suis avec un bandage. Mets le bandage et puis concentre. En te couchant et avant de te lever, tu concentres et tu appelles la Force là. Et puis... Moi, j’ai confiance que c’est beaucoup mieux – beaucoup mieux.

Oui, douce Mère.

Moi, je ne suis pas pour ces choses.

Non, ne fais pas ça.

Je n’y tiens pas du tout!

Non-non, il vaut mieux même boiter un peu que de...

Si tu concentres la Force... Offre ta jambe au Divin! le matin et le soir, (riant) j’ai plus confiance en ça!

Oui, douce Mère... Il y a tellement d’obscurités en moi qui ne veulent pas partir. N’est-ce pas, on les offre, mais elles restent là.

Non, mais enfin ça, tu peux le faire, ce que je t’ai dit.

(silence Sujata s’approche de Mère)

(Sujata:) Douce Mère, il est toujours très déprimé, il dit toujours qu’il a beaucoup d’obscurités, mais je sens que même nos obscurités, c’est dans notre nature et nous étions construits par le Divin, n’est-ce pas, alors c’est à Lui de nous changer, non, Mère?

(Mère rit) Seulement, il faut vouloir changer.

(Sujata:) Oui, douce Mère, on veut. Mais pourquoi s’inquiéter quand ce n’est pas changé tout de suite?

Moi, ce que je lui dis, c’est de vouloir – vouloir le matin et le soir. Quand tu es dans ton lit, de rester un moment comme cela concentré, (riant) avec autant de foi que tu peux!

(Satprem, toussant:) Oui, douce Mère.

Tu tousses?

Je ne sais pas, il y a une poussière qui est rentrée dans ma gorge.

C’est l’obscurité qui sort!

Si elle sortait vraiment...

(Mère rit) Elle sort!

J’ai l’impression que l’histoire de ma jambe est symbolique.

Oui, oui.

Il y a deux êtres en moi.

Oui.

Je vois de plus en plus clairement l’«autre» d’ailleurs. Mais on a l’impression d’un être qui a une existence à soi, qui est parfaitement indépendant...

Aah!...

Et on ne sait pas quelle prise on peut avoir sur lui.

(silence)

On a réellement comme deux êtres.

Oui, ça, j’ai remarqué. J’ai remarqué. Mais cela ne fait rien.

C’est un peu plus difficile, c’est tout.

Oui, c’est difficile.

(silence)

Je ne sais pas ce qui a le pouvoir sur cet autre être-là?... Je ne sais pas ce qui peut le convaincre.

(silence)

C’est pour cela. C’est cela que je veux dire: offre cet être-là au Divin. Toi qui sais (la partie qui sait), offre-offre... Ça ne fait rien si, lui, rouspète, ne fais pas attention – offre-le OB-STI-NÉ-MENT au Divin, matin et soir, matin et soir..., prenant ta jambe comme symbole. Nous verrons.

Nous verrons.

Bien, douce Mère.

C’est le seul moyen.

Le Divin sait.

Oui.

Il sait comment faire.

Tu Lui donnes, n’est-ce pas. Même s’il rouspète, même s’il ne croit pas, cela n’a aucune importance, tu le donnes tout de même – tu comprends?

(silence)

En fait – en fait, il y a un grand changement.

??!!

Il y a un grand changement. Mais ce sont ses derniers efforts pour rester ce qu’il est. Et alors il met tout ce qu’il peut dedans – il faut faire plus que lui, mettre une pression. Et ça, la seule manière, c’est: «Tiens, prends-le.» Donne-le, cet être, donne-le au Divin! Dis-Lui: «Tiens, je te le donne (riant), je n’en veux plus, prends-le!» Comme cela.

Mais tu trouves qu’il y a un changement?

OUI – oui-oui, oh! il y a un grand changement. Un grand changement. Seulement c’est... c’est devenu plus évident, comme si la résistance (Mère serre son poing) s’était concrétisée un peu pour résister. Voilà. Il faut être plus obstiné. Plus obstiné. Je te dis, tu l’offres, cet être; tu en es conscient, tu l’offres matin et soir au Divin: «Fais-en ce que Tu veux, fais-en ce que Tu veux...» Tu comprends?... À travers ta jambe.

Oui, douce Mère.

On réussira.

Oui, douce Mère, oui.

(concentration)


(Peu après, Mère écoute la lecture de plusieurs extraits d’Agenda pour le prochain Bulletin, notamment celui du 18 décembre où elle dit qu’«à chaque minute on a l’impression que l’on peut mourir ou on peut vivre éternellement.»)

Cette expérience-là est de plus en plus constante. C’est devenu... Tantôt c’est une chose, tantôt c’est une autre (les choses pratiques de la vie: manger, marcher, etc.). Et c’est devenu comme cela: aigu. Et en même temps la connaissance (Mère lève un index): «C’est le moment de remporter la Victoire.» Comme cela, qui vient du psychique, qui vient d’en haut. «Tiens bon... tiens bon, c’est le moment de remporter la Victoire.»

C’est vraiment intéressant.

L’expérience d’une douleur (douleur physique) qui devient presque insurmontable, et alors... quelque chose qui se passe... le don, le don de soi... n’est-ce pas, que seul le Divin existe. Et alors... la douleur disparaît comme miraculeusement.

Mais elle peut revenir la seconde d’après. Ce n’est pas... Mon corps est en train de vivre le procédé.

Et alors, c’est seulement quand je suis immobile comme dans une contemplation des cellules, alors – alors c’est magnifique. Le temps disparaît, tout... tout est transformé en quelque chose d’autre.

(silence)

Le corps, la prière du corps quand il est devenu conscient de ce qui se passait, a été celle-ci: «Préviens-moi quand c’est le moment de la dissolution, s’il y a la nécessité de la dissolution, pour que tout accepte cette dissolution, et seulement dans ce cas-là.» Mais alors... Oh! c’est curieux, les états de conscience sont forts, clairs, précis, mais ils ne peuvent pas s’exprimer. Il n’y a pas de mots.

Un jour, c’est un détail; un jour, c’est un autre détail.

(silence)

Alors, ne te fais pas opérer.

Oui, douce Mère.

Offre-offre ta jambe au Divin, nuit et jour! (Mère rit)

(Satprem pose sa tête sur les genoux de Mère)

Tu dois pouvoir guérir.1

19 janvier 1972

La dernière fois, je t’ai dit que je cherchais les douze attributs (Mère sort une feuille). Voilà, on a retrouvé ça.

  1. Sincérité
  2. Humilité
  3. Gratitude
  4. Persévérance
  5. Aspiration
  6. Réceptivité
  7. Progrès
  8. Courage
  9. Bonté
  10. Générosité
  11. Égalité
  12. Paix

Les huit premiers, c’est l’attitude vis-à-vis du Divin, et les quatre derniers, vis-à-vis de l’humanité.

Et puis on a retrouvé un texte de Sri Aurobindo (avec une carte en couleur des douze pétales):

Image 2

(traduction)

Le centre et les quatre pouvoirs: blancs.

Les douze sont tous de différentes couleurs, en trois groupes:
le groupe d’en haut est rouge et passe à l’orange puis au jaune.

Le groupe suivant passe du jaune au vert, puis au bleu.

Et le troisième groupe passe du bleu au violet et au rouge.

S’il n’est pas possible de mettre du blanc, le centre peut être doré (en poudre).

20.3.1934

Le centre est doré.

Mais tu voulais avoir ces douze attributs pour quoi?

Ils vont mettre douze pièces autour du Matrimandir, en bas, et alors R voulait que chaque pièce ait sa signification: l’un des douze attributs de la Mère, avec sa couleur.


Peu après

Nirod est en train de me lire sa correspondance avec Sri Aurobindo, et il y a toutes les choses (c’est amusant), les choses que j’ai dites longtemps-longtemps après, et je ne savais pas qu’il avait écrit cela! – exactement la même chose. Cela m’a bien intéressée.

Dans cette correspondance, il a dit à Nirod dans une lettre (plusieurs fois, il l’a dit): «Il peut me prendre la fantaisie de quitter mon corps avant la réalisation supramentale...»1 Il l’a dit quelques années avant de mourir. Il avait senti.

(silence)

Mais il parlait d’une transformation qui précéderait l’apparition du premier être supramental. Et c’était cela qu’il m’avait dit. Il m’avait dit que son corps n’était pas capable de supporter cette transformation, que le mien était plus capable – il a redit cela.

Mais c’est difficile. Je te l’ai dit l’autre jour.

C’est surtout-surtout la nourriture, c’est... c’est devenu un labeur.

22 janvier 1972

(Deux jours avant, sortant de chez Mère en retard, Pranab avait répondu à Sujata: «Usual trouble. Heart, giddiness.» [Les ennuis habituels: cœur, vertiges.])

Le travail continue de plus en plus clairement. Mais c’est difficile... Le physique est terriblement pessimiste laissé à lui-même. Il a tout un atavisme d’impuissance, de contradictions, et puis de catastrophes – il est terriblement pessimiste. C’est un travail... Ce n’est que petit à petit, en se tournant constamment vers le Divin, qu’il peut commencer à espérer que les choses iront mieux.

Peux pas manger, rien, n’est-ce pas... Le monde physique est terrible, terrible-terrible.

C’est le mental et le vital qui font que l’on peut s’arranger et que ça va, mais ça retiré, affreux!

(silence)

Hier, la journée a été détestable, et ce matin, ça commençait à être mieux, et puis je ne sais pas comment s’arrangent les choses, je ne comprends pas... il sent qu’il n’a plus aucune maîtrise sur le temps. 1 Alors...

(Mère plonge)


(Peu après, Mère passe au classement de certains papiers.)

Il y a un grand besoin de classer et de mettre en ordre... Ou bien cela peut être simplement la Force qui vient, qui presse comme cela, qui veut que tout soit en ordre (ça me paraît être cela)... ou bien ce pourrait être que le corps s’attend à s’en aller.

Non-non! Non-non-non – ce n’est pas possible, n’est-ce pas!

(Riant) non-non!

Il sent un travail de transformation qui se fait. Il y a des moments où il a l’impression que c’est impossible – que c’est impossible, qu’on ne peut pas exister comme cela –, et puis juste à la dernière minute, quelque chose vient, et alors c’est... c’est une Harmonie vraiment inconnue au monde physique, qui vient. Une Harmonie... le monde physique paraît effroyable en comparaison. Mais ça ne reste pas.

(Mère touche sa poitrine, elle est toujours essoufflée quand elle parle)

Je trouve de plus en plus difficile de parler.

Mais les perceptions sont de plus en plus claires (Mère dessine comme un tableau devant elle), claires, lumineuses. La perception est de plus en plus claire, de plus en plus lumineuse – de plus en plus vaste.

C’est vraiment comme un monde nouveau qui veut se manifester.

Dans le silence, ça va.

(Mère entre en contemplation. Au bout de quelques instants, un sourire béatifique remplit son visage)

26 janvier 1972

Quoi de neuf?

Rien. Rien à dire.

Ça va?

Je ne sais pas.

(silence)

Le docteur qui avait soigné ma jambe et qui était parti à Delhi est revenu; il l’a vue aujourd’hui et il a dit que la guérison était un miracle. Elle est presque bien – pas tout à fait, mais presque bien.

(silence)

Ce que je t’ai dit continue – seulement ça continue with an improvement [avec une amélioration]. C’est-à-dire que ça va vers le mieux. Ce qui est difficile, c’est encore de parler – parler et manger sont les deux choses très difficiles.

29 janvier 1972

(Le disciple lit à Mère une lettre de Mgr R, ami de P.L., qui se tourne vers Mère avec l’espoir de commencer une vie nouvelle. Mère reste concentrée sur lui pendant un quart d’heure.)

Il est malade?

Il a subi plusieurs opérations très graves les unes après les autres, et je crois qu’à la dernière opération, on lui a enlevé un poumon.

Ooh!

C’est un homme qui a reçu toutes sortes de coups. Il a un record d’opérations.

Quelle est la différence d’heure avec la France?

Cinq heures ou cinq heures et demie.

C’est-à-dire?

C’est-à-dire que maintenant, il est cinq heures et demie ou six heures du matin.

Note l’heure qu’il est.

Il est onze heures.

Pourrais-tu lui demander si... – quelle date sommes nous?

Nous sommes le 29.

...Si le 29 à onze heures (tu dis l’heure de là-bas), s’il a senti quelque chose?

Et s’il a senti quelque chose – quoi que ce soit, s’il a eu une impression (je ne fixe pas quoi), quelque chose, comme une Force, ou n’importe quoi, un phénomène quelconque –, s’il a senti à cette heure-là, nous pourrions nous entendre sur un jour et une heure et essayer: je ferai une concentration spéciale sur lui.

S’il peut envoyer sa photo, ce sera plus facile.

C’est tout ce que je peux faire.

Tu envoies une lettre recommandée.

(silence)

Il vaudrait mieux que ce soit lui qui fixe le temps où il peut être libre un moment, tranquille.

(silence)

Qu’ai-je dit qu’il fallait lui demander?

S’il a senti quelque chose d’abord...

Il vaut mieux ne pas dire «senti»: s’il a été CONSCIENT de quelque chose; parce que «senti», il peut penser à une .sensation vitale ou physique – s’il a été conscient de quelque chose.

(Mère plonge jusqu’à la fin, puis Sujata s’approche)

Douce Mère, je voudrais t’avertir d’un phénomène assez bizarre. La nuit d’avant, indépendamment, Satprem, F et moi, nous avons eu un même genre de rêve.

Ah! qu’est-ce que c’était?

Des attaques massives.

Par qui?

Je ne sais pas, douce Mère. Mais ce que, moi, j’ai vu, c’est que nous étions beaucoup de gens de l’Ashram et on voulait nous exécuter. Et moi, j’avais une foi formidable, je pensais: «Ce n’est pas possible, il va se produire un miracle au dernier moment...

Oui.

... pour arrêter.» Je disais cela à quelqu’un qui était très inquiet et déprimé.

Qui?

Je ne sais pas, je ne me souviens plus, quelqu’un qui devait être exécuté aussi. Et il y avait beaucoup d’enfants aussi. Et puis j’ai entendu comme un grand chant (beaucoup de monde était réuni et c’était le moment de nous exécuter), comme un mantra qui s’élevait de chacun, comme cela: OM Namo Bhagavaté Sri Arabindâyé.

Ah!

Et on chantait ça, tout le monde – tout le monde chantait. Et puis la menace est partie.

Et qui d’autre a eu ce rêve?

Satprem a vu qu’il était massivement attaqué par des bombes et des grenades.1 Et puis F a vu qu’elle voulait venir te voir, mais on l’avait enfermée dans une chambre; elle voulait te nourrir, on lui disait: «Non-non, Mère ne mange pas.» Elle savait que c’étaient des mensonges. On lui a refusé.

Quand était-ce?

Pas cette nuit, mais la nuit d’avant.

Oui, oui.

C’est toi qui as eu le rêve le plus complet.

Mais tu as vu que l’attaque n’a pas eu lieu.

Non, Mère, c’était parti parce que l’on chantait le nom de Sri Aurobindo. [Sujata chante:] OM Namo Bhagavaté Sri Arabindâyé...

C’est ça, c’est ça. Mais c’est vrai, mon petit!... Ça va.

On était attaqué?

Pas physiquement naturellement.

C’est bien, c’est bien. C’est vrai. C’était la nuit d’avant.

J’ai répété le mantra, moi, toute la nuit.

C’est bien, mon petit.

30 janvier 1972

(Message de Mère)

Sri Aurobindo est venu sur la terre pour annoncer la manifestation du monde supramental. Et non seulement il a annoncé cette manifestation, mais aussi il a incarné en partie cette force supramentale et nous a donné l’exemple de ce qu’il faut faire pour se préparer à la manifestation. Que pouvons-nous faire de mieux que d’étudier tout ce qu’il nous a dit et de nous efforcer de suivre son exemple et de nous préparer à la nouvelle manifestation. Ceci donne le vrai sens à la vie et nous aidera à surmonter tous les obstacles.

Vivons pour la nouvelle création et nous serons de plus en plus forts en restant jeunes et progressifs.

février




1er février 1972

(Notes de Mère)

La raison d’être d’Auroville est de hâter l’avènement de la réalité supramentale sur la terre.

L’aide de tous ceux qui trouvent que le monde n’est pas comme il devrait être est la bienvenue.

Chacun doit savoir s’il veut s’associer à un vieux monde prêt à mourir, ou travailler pour un monde nouveau et meilleur qui se prépare à naître.


La première chose que la conscience physique doit savoir est que toutes les difficultés que nous rencontrons dans la vie proviennent du fait que nous ne nous appuyons pas exclusivement sur le Divin pour trouver l’aide dont nous avons besoin.

Seul le Divin peut nous libérer du mécanisme de la Nature universelle. Et cette libération est indispensable pour la naissance et le développement de la race nouvelle.

C’est seulement si nous nous donnons entièrement au Divin dans une confiance et une gratitude parfaites que les difficultés seront surmontées.

2 février 1972

(Mère écoute la traduction anglaise des «Notes sur le Chemin» du 18 décembre 1971, ce qui donne lieu à pas mal de confusions entre R [la traductrice américaine] et Nolini: «une bouillie». Mère s’arrête notamment à la phrase suivante:)

«...On m’a simplement enlevé tout: le mental parti complètement. Si tu veux, en apparence, j’étais devenue imbécile, je ne savais rien. Et c’est le mental physique qui s’est développé petit à petit, petit à petit...»

(Mère commente en anglais, traduction)

Il ne faudrait pas répéter «petit à petit», ce n’est pas petit à petit: c’était rapide parce que ça s’est produit soudainement. C’est venu comme cela: une nuit, j’ai compris... C’est venu... vraiment c’était miraculeux (mais je n’ai pas voulu le dire), mais soudainement la vision du monde, la vision que j’avais ont été enlevées, et cette connaissance [nouvelle] a tout simplement été mise comme cela (Mère fait un geste comme si on la coiffait ou la trempait tout d’un coup dans cette connaissance). Mais ça, je ne l’ai pas dit.

Il ne faut pas répéter «petit à petit». La vérité, c’est: petit à petit, par des révélations successives. C’est comme cela.1

(Mère s’arrête à une autre phrase)

«Cela a pu se faire [ce changement radical] parce que j’étais très consciente de mon psychique... il est resté, et justement il a permis que j’aie affaire avec les gens sans que cela fasse de différence, grâce à cette présence psychique...»

C’est le psychique qui s’occupe des gens – c’était TOUJOURS le psychique qui s’occupait des gens, et il continue de s’en occuper. Ça [le changement radical] n’a fait aucune différence.

(puis une autre phrase)

«Je ne comprends et je n’entends les gens que quand ils pensent clairement ce qu’ils disent. Et je ne vois que ce qui exprime la vie intérieure.»

Mais il y a des gens qui viennent me voir, ils arrivent: je vois une silhouette seulement, et puis tout d’un coup tout devient précis. Et puis ça s’en va encore – SUIVANT LEUR PENSÉE. C’est tout à fait intéressant!

(puis ce passage encore)

«La soumission n’implique pas la confiance; la confiance c’est quelque chose d’autre; c’est une espèce de connaissance – de connaissance «unshakable», que rien ne peut troubler – que c’est NOUS qui changeons en difficultés, en souffrances, en misère, ce qui, dans la Conscience divine, est... paix parfaite.»

Ça, c’est tout à fait important. C’est une découverte tout à fait importante. C’était capital. C’est NOUS, c’est la déformation de notre conscience qui change en douleur ce qui, dans la Conscience divine, est parfaite paix – et même une joie... une joie immuable, n’est-ce pas. C’est extraordinaire. Et ça, j’en ai eu l’expérience CONCRÈTEMENT. Seulement c’est difficile à dire.


(Après le départ de Nolini et de R.)

Maintenant, c’est devenu difficile parce que je parle de choses nouvelles et les mots sont vieux-vieux-vieux... L’expérience est très claire, très consciente, mais quand il faut en parler, on dit des bêtises.

Non, il y a quelque chose qui filtre quand même. Même si les mots sont inadéquats, on peut saisir quelque chose tout de même.

(Riant) Oui, il faut être de bonne volonté!

Eh bien, oui, évidemment.

Non, je sens que le corps lui-même doit apprendre à s’exprimer. Il ne sait pas encore comment il doit s’exprimer.

Et puis... (Mère halète), parler est difficile.

Je crois que, peu à peu, tout cela va trouver son langage, douce Mère.

Oui, ah! il faut bien.

5 février 1972

*>(Mère écoute la fin de la traduction anglaise des «Notes sur le Chemin», puis elle a l’air lasse et fatiguée par la confusion des traducteurs. Après leur départ, elle nous donne simplement le texte d’une de ses dernières notes, puis plonge.)

Vouloir ce que le Divin veut, en toute sincérité, est la condition essentielle pour la paix et la joie dans la vie. La presque totalité des misères humaines viennent du fait que presque toujours les hommes sont convaincus qu’ils savent mieux que le Divin ce qu’il leur faut et ce que la vie doit leur donner. La majorité des êtres humains veulent que les autres êtres humains soient conformes à ce qu’ils attendent d’eux et que les circonstances soient selon leurs désirs, et ainsi ils souffrent et sont malheureux.

C’est seulement si, en toute sincérité, on se donne à la volonté divine, que l’on a la paix et la joie calme qui viennent de l’abolition des désirs.

L’être psychique le sait d’une façon certaine. Ainsi, en s’unissant à son psychique, on peut le savoir. Mais la première condition est de ne pas être soumis à ses désirs et de ne pas les prendre pour la vérité de son être.

4 février

7 février 1972

(Note de Mère)

Tout au fond de notre être, dans le silence de la contemplation, une force lumineuse inonde notre conscience d’une paix vaste et lumineuse qui domine toutes les mesquines réactions et nous prépare à l’union avec le Divin, la raison d’être de l’existence individuelle.

Ainsi, la raison et le but de la vie n’est pas la souffrance et la lutte mais la réalisation toute-puissante et heureuse.

Tout le reste est douloureuse illusion.

8 février 1972

(Message de Mère à quelques Auroviliens:)

Au point de vue spirituel, l’Inde est le premier pays du monde. Sa mission est de donner l’exemple de la spiritualité. Sri Aurobindo est venu sur terre pour l’enseigner au monde.

Ce fait est si évident qu’un simple paysan ignorant ici est, dans son cœur, plus proche du Divin que les intellectuels d’Europe.

Tous ceux qui veulent devenir des Auroviliens doivent savoir ceci et agir en conséquence, autrement ils sont indignes d’être des Auroviliens.


(Autre note:)

Au début de la création de l’humanité, c’est l’ego qui a été l’élément unificateur. C’est autour de l’ego que les différents états d’être se sont groupés, mais maintenant que se prépare la naissance de la surhumanité, l’ego doit disparaître et laisser la place à l’être psychique qui s’est lentement formé par l’intervention divine pour manifester le Divin dans l’être humain.

C’est sous l’influence psychique que le Divin se manifeste dans l’homme, et ainsi se prépare la venue de la surhumanité.

Le psychique est immortel, et c’est par lui que l’immortalité peut être manifestée sur, terre.

Ainsi, la chose importante maintenant est de trouver son psychique, de s’unir à lui, de le laisser prendre la place de l’ego, qui sera obligé de se convertir ou de disparaître.

9 février 1972

Il n’y a plus rien, mon petit, tu vas devenir maigre comme tout!

Non-non!

(Mère donne des fleurs puis sa dernière note)

La première chose que l’on apprend sur le chemin est que la joie de donner est bien plus grande que celle de prendre.

Puis, peu à peu, on apprend que l’oubli de soi est la source d’une paix immuable. Plus tard, dans cet oubli de soi, on trouve le Divin; et cela est la source d’une béatitude croissante...

Sri Aurobindo m’a dit un jour que si les hommes savaient cela et en étaient convaincus, tous voudraient faire le yoga.

(silence)

Il faut un message pour le 21... Tu as quelque chose?

Il y a plusieurs textes possibles, mais si tu as quelque chose de toi?

Des textes que tu as trouvés où?

De Sri Aurobindo.

Ce serait bien.

Pour le 21, c’est bien que ce soit de toi aussi?

Pas indispensable... Si tu crois que ça (Mère tend un papier), c’est bien?

L’unification complète de tout l’être autour du centre psychique est la condition essentielle pour réaliser une sincérité parfaite.

Oui, je me suis aperçue que les gens sont insincères simplement parce qu’une partie de l’être dit une chose et une autre partie de l’être dit une autre. C’est cela qui fait l’insincérité. C’est venu clairement: tu comprends, une vision – une vision intérieure. Alors j’ai essayé de mettre ça sur le papier, je ne sais pas si c’est clair.

Mais il est très difficile d’avoir un état de conscience permanent: que ce soit toujours la même conscience qui domine tout le temps.

Mais ça, c’est quand on n’est pas unifié, mon petit. Pour moi, il y a des années et des années que c’est t-o-u-j-o-u-r-s (Mère fait un geste rectiligne) la même chose. Ça vient de là, c’est la conscience psychique, et c’est CONSTANT.

J’ai eu ces temps derniers pendant quelques instants, l’expérience [de la conscience non unifiée], mais il y a des années que ce n’est plus comme cela – des années, au moins trente ans.1 Dès que l’être psychique est devenu le maître, a gouverné l’être, c’était FINI – c’est fini, et c’est comme cela (même geste rectiligne). Ça, c’est le signe certain. Toujours comme cela, toujours le même. Et c’est toujours la même chose: «Ce que Tu veux, ce que Tu veux.» Et pas un «Tu» qui est là-haut au diable vauvert et qu’on ne connaît pas: Il est partout, Il est en tout, Il est constamment là, Il est au-dedans de l’être – et on est accroché. C’est la seule solution.

Si tu crois que ça se comprend?

Ah! oui, ça se comprend!

Relis ça.

(le disciple relit le message)

On comprend?

Moi, je comprends en tout cas!

Qu’est-ce que tu crois?... Parce que c’est une découverte que j’ai faite ces temps derniers. C’est la découverte de pourquoi les gens (même quand ils essayent), pourquoi ils sont insincères: parce que c’est tantôt l’un, tantôt l’autre, tantôt une autre partie; et alors celle-là est très sincère dans sa revendication, mais elle n’est pas en accord avec les autres.

Oui, mais cela veut dire que la conscience psychique rentre dans la conscience physique.

Oui.

Parce que c’est là seulement qu’il y a une permanence.

Oui...

Que la conscience psychique rentre dans la conscience physique ordinaire.

Oui.

C’est ça qui est difficile!

Mais mon petit, c’est cela qui m’est arrivé il y a, je te dis, au moins trente ans.

C’était la conscience psychique qui était là toujours, dominant l’être et le conduisant. Et toutes les impressions, tout était mis devant lui comme cela (geste comme devant un phare), pour qu’il donne l’orientation vraie. Et le physique, lui, il est tout le temps comme ça, comme s’il écoutait tout le temps l’Ordre du Divin.

Mais ça, c’était constant-constant – avant de venir ici. Je suis arrivée ici comme cela (il y a longtemps). Et ça n’a pas bougé. Et c’est seulement dernièrement que j’ai eu l’expérience (de la conscience non unifiée) une nuit pendant quelques heures, deux ou trois heures – c’était horrible, n’est-ce pas, ça m’a paru infernal. Et c’était pour que je sache, pour que je comprenne la condition des autres. Et alors quand ce n’est plus le psychique qui est là...

Dans le corps – dans le corps: le corps est comme cela à écouter-écouter, toujours écouter (geste vers le haut ou le dedans) – écouter. Mais ça ne s’exprime pas avec des mots [l’ordre du Divin], ça s’exprime justement comme une volonté qui s’affirme (geste de descente en ligne droite, imperturbable).

Est-ce qu’il faut que j’ajoute quelque chose pour préciser?

Tu as dit: «L’unification complète de tout l’être.»

Alors, ça veut dire le physique aussi.

Les gens ne comprennent jamais. Mais ça dit ce que ça veut dire.

Ah! oui.

Alors, tu crois que ça va?

Mais sûrement, douce Mère, sûrement!

Je crois que c’est important, parce que justement c’est venu comme une expérience pour que je comprenne son importance.

Il faut écrire ici: «Message du 21».

Oui, douce Mère. Il en faudra un pour le 29 aussi.

29 février, qu’est-ce que c’est?

C’est le quatrième anniversaire de la descente supramentale, de 56.

Ah! c’était le 29.

C’était le 29, en 1956... il y a seize ans.

(Mère sourit et reste absorbée)

Est-ce que ce serait bon à dire:

C’est seulement quand le Supramental se manifeste dans le mental physique que sa présence est permanente.

Tu crois que ça va?

Oui, douce Mère!

Il faudrait dire «dans le mental corporel».

On peut rajouter «et corporel» (dans le mental physique et corporel)?

Ah! mais alors c’est comme s’il y en avait deux – il n’y en a pas deux.2

Alors, «le mental corporel» simplement.

Ça va comme cela?

Oui, on a les deux messages, douce Mère.

Alors ils s’attendent à ce que j’aille au balcon. Je ne vais au balcon que le 21... Qu’est-ce que l’on t’a dit? À quoi s’attend-on?

On s’attend à te voir le plus possible! (Rires)

Je ne sais pas. Le 29 est juste une semaine après... C’est une grosse fatigue – pas fatigue, mais difficulté pour moi.

Et si tout le monde passait devant toi, ce serait encore plus difficile?

Ooh!... deux étages à monter. Quand c’était en bas dans le jardin, c’était possible, mais deux étages..

Mais les gens peuvent circuler facilement, on a fait des escaliers maintenant. Non, c’est pour toi: est-ce que ce n’est pas plus fatigant de rester là pendant que tant de gens défilent?

Non, je crois que ce serait trop.

Oui, douce Mère, ce serait trop long.

Parce que, ici, ce n’est pas commode: ils sortent par le même endroit où ils entrent. Il faut sortir par un autre endroit, alors on peut tourner autour.

Mais tu donneras une méditation le 29?

Bon, je veux bien. Il n’y a qu’à donner une méditation le matin à 10h.

Mais tu ne veux pas sortir une deuxième fois au balcon? (rires)

Ça me paraît un peu trop.

N’est-ce pas, le corps n’est plus tout à fait ça et il n’est pas encore ça, et alors il est dans une espèce d’équilibre instable, ce qui fait que s’il y a la moindre chose, fini, je ne peux plus avaler, ou je ne peux même plus respirer... On a l’impression d’une vie qui s’apprête à dépendre d’autre chose que des conditions ordinaires. Et les autres conditions ne sont pas encore là, il n’est pas habitué, et alors c’est ce transfert de l’un à l’autre qui crée une difficulté perpétuelle. Quand je suis très tranquille – très tranquille – ça va bien, mais s’il y a le moindre effort, ça ne va plus.

(Mère halète)

Voilà, c’est comme cela.

(silence)

Je crois que... J’ai l’impression que si tout va bien, dans quelques années je pourrai faire beaucoup de choses... mais pas encore. J’ai l’impression que si tout va bien, à 100 ans – à cent ans, je serai forte. Le corps lui-même a cette conviction que s’il dure jusqu’à cent ans, à cent ans il aura une force et une vie nouvelles. Mais... nous sommes juste dans les années difficiles.

Alors les années de transition... (Mère prend sa tête entre ses mains).

(bref silence)

C’est intéressant. Quand je reste tranquille, c’est comme s’il y avait un grand chant – un chant presque collectif, pourrais-je dire: OM Namo Bhagavaté... C’est comme si toute la nature (geste de soulèvement vers le haut): OM Namo Bhagavaté3...

(Mère entre en contemplation)

10 février 1972

(Note de Mère)

La conscience humaine est si corrompue que les hommes préfèrent les misères de l’ego et de son ignorance à la joie lumineuse qui provient d’une soumission sincère au Divin. Leur aveuglement est tellement grand qu’ils se refusent à tenter l’expérience et préfèrent être soumis aux misères de leur ego que de faire l’effort nécessaire pour s’en libérer.

Leur aveuglement est si complet qu’ils n’hésiteraient pas à asservir le Divin à leur ego si la chose était possible, pour éviter de se donner au Divin.

11 février 1972

(Note de Mère)

Seigneur Suprême, apprends-nous à être silencieux, afin que dans le silence nous puissions recevoir Ta force et comprendre Ta volonté.

12 février 1972

J’ai reçu une lettre de P.L. [l’ami du Vatican]. Voici ce qu’il dit:

«...Les choses s’étaient assez calmées autour de moi grâce à la Protection de douce Mère, quand subitement de nouveau la tempête a éclaté. Maintenant, aux intrigues d’antan, s’ajoutent la calomnie et... la menace d’expulsion (en soi, j’en serais content, mais il ne faut pas qu’ils triomphent!). C’est une menace en réalité pour me déranger et me faire changer d’attitude. Je sens le besoin de retourner et de rencontrer Mère: le plus tôt serait le mieux. Mais je suis dans l’impossibilité de le faire; en plus ils me surveillent: j’ai peur que s’ils découvrent que je vais maintenant à Pondichéry, ils n’aillent inciter l’évêque contre l’Ashram, car s’il est calme, c’est à cause de l’intervention que vous savez et qui a été très discrète, mais efficace. Naturellement les autres ne savent rien de mon intervention auprès de T1...»

Je m’en suis beaucoup occupée.

Un jour, j’ai été très-très occupée par lui.

(silence)

Tu veux qu’on reste tranquille?

(méditation)

16 février 1972

Comment ça va?

Sais pas.

(Mère rit et reste à nous regarder)

Tu n’as rien, pas de lettres?

Si, j’ai reçu une lettre d’A, qui m’envoie un message de mon éditeur, B.C. (c’est lui, tu sais, qui a édité «L’Aventure de la Conscience»). Enfin, B.C. a écrit une lettre [lecture à Mère] où il dit qu’il est en train de lire «L’Idéal de l’Unité Humaine», mais que de toute façon il voudrait publier «La Synthèse des Yoga». Alors A répond [lecture à Mère] qu’il envoie sa lettre à Pondi-chéry «pour instruction», mais qu’à son avis «il vaudrait mieux publier d’abord L’Idéal, qui est peut-être accessible à un public occidental plus large que La Synthèse et conviendrait mieux pour l’année du centenaire de Sri Aurobindo.»1

Je ne suis pas du tout de cette opinion! Je crois qu’il vaut beaucoup mieux publier «La Synthèse des Yoga» que de publier «L’Idéal».

D’abord «La Synthèse».

Oui. Il y a une différence de niveau entre les deux.

Oui, bien sûr, mais ce que veut dire A., c’est que «L’Idéal de l’Unité Humaine» est un problème qui intéresse tous les esprits.

Oui, mais justement, ça ne les sort pas de leurs idées! Tandis que «La Synthèse» (ils ne comprendront pas grand-chose, mais) c’est un coup pour les sortir de leur routine.

Bien, douce Mère, entendu.

N’est-ce pas, il y aura peut-être deux ou trois personnes qui comprendront, mais il vaut mieux cela que l’autre et que les gens disent: «Oh! bien oui, c’est très bien, c’est très bien» – mais ça ne les secoue pas de leur routine.

Reste la question de principe: est-ce que l’on confie ces ouvrages à B.C. et l’encourage à faire une publication assez générale des œuvres de Sri Aurobindo? – Après tout, c’est le premier éditeur qui ait l’air de s’intéresser à Sri Aurobindo.

Oui! pourquoi?... Tant mieux pour lui! (Mère rit) N’est-ce pas, tout le monde, y compris A., voit toujours l’autre côté, comme si NOUS, nous étions intéressés – eh bien, ce n’est pas ça! Ce sont EUX. C’est leur chance à eux...

Mais oui! oui, bien sûr, je suis bien d’accord, douce Mère!

Ce n’est pas notre chance à nous!

C’est une grâce qu’on leur fait.

Oui. Dans cinquante ans, le monde, toute la partie réceptive (je ne dis pas intellectuelle, je dis réceptive), toute la partie réceptive du monde sera comme englobée – pas «englobée»: ABSORBÉE par la puissance de la pensée de Sri Aurobindo.

Ceux qui le sont maintenant, ils ont l’avantage d’être les premiers. Voilà tout.

(silence)

Tu sais, c’est très intéressant: la majorité des hommes vivent en arrière; il y en a un bon nombre (et ce sont les plus intéressants) qui vivent dans le moment présent; et il y en a (peut-être un nombre infinitésimal) qui vivent en avant. Voilà.

Moi, j’ai l’impression – j’ai toujours l’impression quand je regarde les gens et les choses, de faire marche arrière! (Mère fait te geste de se retourner). Et je sais (ce n’est pas même «je sais» ni «je sens», ce n’est pas cela), je SUIS – je suis en avant. Dans ma conscience, je suis en l’an 2000. Alors je sais comment ce sera et... (Mère rit) c’est très intéressant!

(long silence)

Les trois quarts de l’humanité sont périmés.

Oui! (rire général)

(silence)

C’est tout ce que tu as?... A. a besoin de se retremper ici, il est en train de... (geste en rond).

Bon, alors j’encourage cet homme à publier le plus d’ouvrages possibles de Sri Aurobindo.

Oui, oui.

À commencer par «La Synthèse».

La Synthèse.

Pour moi, de toutes celles que j’ai lues, c’est celle qui m’a aidée le plus. C’est d’une inspiration très haute et très universelle dans le sens que pendant longtemps ce sera nouveau.

(silence)

Tu as lu toute la «Correspondance avec Nirod»?

Je suis en train de la traduire au fur et à mesure, alors je ne l’ai pas lue tout entière.

Il y a des choses extraordinaires là-dedans. Il a l’air de plaisanter tout le temps mais... c’est extraordinaire.2

N’est-ce pas, j’ai vécu combien? Trente ans, je crois, avec Sri Aurobindo – trente ans, de 1920 à 1950. Je croyais que je le connaissais bien; alors quand j’entends cela, je m’aperçois que... (geste comme des horizons qui s’ouvrent).

(silence)

Mais comme les choses sont merveilleusement arrangées quand on s’en remet vraiment, sincèrement au Divin! Juste cette année, c’est comme un bain de Sri Aurobindo, tu sais, comme cela.3

(Mère entre en méditation)

Tu n’as rien à demander, rien à dire?

Il y a ici des textes de Sri Aurobindo dont tu pourrais te servir cette année, pour le Centenaire:

«I have never known any will of mine for any major event in the conduct of the world affairs to fail in the end, although it may take a long time for the world-forces to fulfil it.»

(La traduction)

«Je n’ai jamais vu qu’une volonté de moi pour un événement important dans la conduite des affaires du monde ait échoué finalement, bien que les forces mondiales puissent prendre longtemps pour la réaliser.»

(October, 1932)
On Himself, XXVI.55

«I have never had a strong and persistent will for anything to happen in the world – I am not speaking of personal things – which did not eventually happen even after delay, defeat or even disaster.»

(La traduction)

«Je n’ai jamais eu de volonté forte et persistante pour que quelque chose arrive dans le monde (je ne parle pas de choses personnelles), sans que cela se produise finalement, fût-ce après un retard, une défaite ou même un désastre.» (19.10.1946)

(19.10.1946)
On Himself, XXVI.169

C’est intéressant.

Tu veux l’un des deux pour le 15 août?

Quel est le plus fort des deux?

Le deuxième, je crois.

Je crois, oui.

Le premier est de 1932 et le dernier de 1946.

Oh!...

19 février 1972

(Mère reste longtemps à regarder le disciple.)

Tu vois quelque chose?

(Mère plonge pendant une demi-heure)

No inclination to speak unless you put questions... [pas envie de parler à moins que tu ne poses des questions].

Est-ce que je m’approche un peu?

Oh! c’est bien, mon petit. Ça...

(Mère prend les mains du disciple long silence)

La dernière fois, j’ai eu l’impression que le vieil homme en toi s’était réveillé pour être transformé – mais ça, il n’y a que toi qui peux savoir si... C’était mon impression parce que c’était tout à fait un autre homme que celui que je connais maintenant – il n’y a que toi qui peux me dire si, en effet, il s’est transformé ou s’il est parti.

Je ne sais pas. Je crois qu il essaye de se transformer.

Oui, c’était mon impression. Mais maintenant, j’ai l’impression que cette division n’existe plus. Quand je te vois... J’étais là [dans le disciple], j’ai l’impression que la division n’existe plus – ce n’est que toi qui peux me dire si, à d’autres moments, elle revient.

Tel que tu es maintenant près de moi, ça va très bien – ça va très bien, c’est smooth [ça coule], je ne sais pas comment dire, «smooth»... Je n’ai pas l’impression de luttes, de conflits, de difficultés, pas du tout – alors est-ce moi qui ne vois pas ou...

Non-non! Non, douce Mère, tu vois sûrement!

Tu comprends, la Présence est toujours là; les gens viennent comme faire des voiles, des difficultés, mais quand tu es là (geste immuable), ça ne vient pas: c’est tranquille, c’est... Tu comprends: Il est là. Alors, pour moi, c’est le signe que ça va bien.

(Mère plonge)

Tout ce que je vois est très bien – très proche. Très proche.

Tu comprends... (comment dire?... comment expliquer?...) Quand il n’y a personne, c’est une existence éternelle, lumineuse; les gens viennent, ce sont des problèmes, des difficultés qui viennent. Eh bien, quand tu es là – quand tu es là, même quand je tiens tes mains comme cela –, c’est cette même Tranquillité. Une paix lumineuse et qui... va vers la Joie, tu comprends.

C’est bien, mon petit, c’est bien.

Ça va bien. Moi, je dis: ça va bien.

(le disciple pose son front sur les genoux de Mère)

Nous sommes quel jour?

Nous sommes samedi.

Alors c’est dans deux jours, le 21.

Oui, douce Mère.

Je ne vous vois plus!

Non, douce Mère... Bonne fête, douce Mère!

22 février 1972

Note de Mère

(La veille, Mère a eu quatre-vingt-quatorze ans.)

Toute la journée du 21 j’ai eu fortement l’impression que c’était la fête de tout le monde et j’étais poussée à dire à chacun: bonne fête.

C’était une très forte impression que quelque chose de nouveau se manifestait dans le monde et que tous ceux qui étaient prêts et réceptifs pouvaient l’incarner.

Sans doute dans quelques jours saura-t-on ce que c’était.

23 février 1972

(Mère nous donne une série de feuillets dont la plupart ont été publiés dans cet Agenda sous forme de «notes».)

C’est la suite du cahier de T.J. – je ne l’ai pas revu, je ne sais pas ce qu’elle a mis. Tu verras ce qu’il y a.

En principe, on en publiera une partie dans le prochain Bulletin.

Non: seulement ce qui vaut la peine. Il y a des choses... Il y a une ou deux choses qui sont des révélations, mais je ne sais pas si elle les a mises – j’ai eu une ou deux révélations importantes, ça n’avait l’air de rien, mais c’était... Mais je ne sais pas si c’est là.

Veux-tu que je te les relise?

Il n’y a pas le temps, mon petit.

Tu as quelque chose?

Rien de spécial. Comment était-ce, le 21?

(après un silence)

Au point de vue travail, c’était très important, mais physiquement... J’ai eu de la difficulté au balcon. Il y avait une formation (je ne sais pas de qui), je l’avais vue déjà depuis quelque temps (mais j’ai vaguement l’impression de qui cela vient, mais je ne suis pas sûre... et puis ça m’est égal), j’avais l’impression que j’allais mourir le 21.

!!!

Alors...

C’était une formation. Naturellement, ça n’a pas eu d’effet, excepté physiquement quand je suis venue au balcon: c’était difficile.

Mais tu es restée longtemps.

Je suis restée cinq minutes.

C’était longtemps, beaucoup plus longtemps que les autres fois.

Ah!...

Oui.

C’est pour cela: c’est parce que je voulais tenir.

Je crois que... (mais tout cela, ce sont de grands mots pour des petites choses), je crois que j’ai remporté une victoire. Mais c’était difficile.

Il y a eu un changement après.

Au point de vue de la conscience, c’est magnifique, mais il faudrait des heures pour raconter.

(silence)

Seulement la vie n’est pas organisée proprement... N’est-ce pas, c’est le sens de l’heure qui diffère; il y a des moments où j’entre dans une certaine conscience: je crois que quelques minutes se sont passées, et c’est très longtemps.

Dedans, ça va très bien – très bien, c’est tout ce que je peux dire... Le corps apprend, mais il apprend lentement.

(silence)

Ce que je t’ai donné là, je ne sais pas, il y avait une ou deux choses qui étaient très importantes. Je ne sais pas si c’est là.

Quel est le dernier?

La vie sur terre est essentiellement le champ du progrès, et que la vie est courte pour tous les progrès à faire!

Perdre son temps à rechercher la satisfaction de ses désirs mesquins est pure folie. Le vrai bonheur est possible seulement quand on a trouvé le Divin.

Il y en a eu d’autres après1...

(le disciple feuillette les pages et tombe sur ce passage)

... La presque totalité des misères humaines viennent du fait que presque toujours les hommes sont convaincus qu’ils savent mieux que le Divin ce qu’il leur faut et ce que la vie doit leur donner...

(Mère plonge)


(Note du 23 février)

Seigneur Suprême, Perfection que nous devons devenir, Perfection qu’il nous faut manifester.

Ce corps ne vit que par Toi et Te répète:

«Ce que Tu voudras

Ce que Tu voudras»

jusqu’au jour où il le saura automatiquement parce que sa conscience sera totalement unie à la Tienne.

26 février 1972

(Mère tend au disciple le message du 29 février, quatrième anniversaire de la «descente supramentale» du 29 février 1956.)

C’est seulement quand le Supramental se manifeste dans le mental corporel que sa présence est permanente.

Mère

Ce message, c’est Sri Aurobindo qui l’a dit – on me le fait dire comme si c’était de moi. C’était Sri Aurobindo qui l’avait écrit. Moi, j’ai dit: Sri Aurobindo a dit «en permanence».

Mais douce Mère, c’est ton expérience, par conséquent...

Évidemment.

(Mère rit silence)

Mais il serait plus sage d’en parler quand c’est fini!

Quand c’est installé, alors... Pour le moment... (geste oscillant d’un côté et de l’autre).

Cette discipline du mental physique, elle est... Je ne sais pas par quel bout la prendre, elle est très difficile, je trouve.

Très difficile. C’est très difficile.

Il faut commencer par obtenir le silence à volonté: à n’importe quel moment, obtenir le silence. Ça, je crois que c’est le point de départ.

Oui, mais obtenir le silence à volonté, ce n’est pas difficile, douce Mère, on se concentre une seconde et réellement ça se tait – et tout le temps que l’on est concentré, ça se tait parfaitement. Mais de la seconde où tu relâches la concentration, pfft!...

(Mère rit)

... Ça s’en va. Ça file d’un côté, ça file de l’autre.

Maintenant, le mien a perdu l’habitude de courir. C’est une habitude qu’il faut qu’il perde.

Mais comment faire?

Je ne sais pas, parce que c’est spontané. Il n’y a que quand on me parle ou quand il y a quelque chose qui vient vous secouer de ça, autrement, tout naturellement, laissé à lui-même, il est comme cela (geste immuable, tourné vers le haut). Peut-être est-ce cela, le moyen (même geste tourné vers le haut): une contemplation du Divin, comme cela.

(silence souriant)

L’état naturel, c’est cela (même geste). C’est même curieux, ça se traduit par... la sensation du corps, n’est-ce pas, c’est d’être tout enveloppé comme un bébé dans ses langes, vraiment comme cela (geste), d’être enveloppé par le Divin.

(silence)

Il y a deux jours ou trois jours (je ne me souviens plus), il y a eu quelque chose qui pressait sur mon cœur – ça fait mal. Ça fait mal (c’était le 24), vraiment j’avais l’impression que... le corps a eu l’impression que c’était la fin. Et alors, tout de suite, il s’est senti comme enveloppé... comme un bébé porté dans les bras du Divin. Tu comprends, c’était comme cela, c’était comme si j’étais un bébé porté dans les bras du Divin. Et alors... au bout d’un moment (mais c’était long), quand il a été uniquement dans la Présence comme cela, c’est parti. Il n’a même pas demandé que ça s’en aille: c’est parti. Ça a pris un petit moment, c’est parti.

Je ne l’ai dit à personne. J’ai cru... j’ai cru que c’était fini. C’était après le repas et...

Tout à fait, tout à fait l’impression d’un bébé, et enveloppé (geste) dans les bras du Divin. Extraordinaire!

(silence)

N’est-ce pas, pendant un certain temps, c’est comme cela: «Ce que Tu voudras, ce que Tu voudras...», et puis ça aussi, ça se tait... (Mère ouvre les mains vers le haut dans un geste d’offrande et de contemplation immobile).

(silence)

C’est le type de concentration qui devrait changer.

Oui.

Parce que quand on fait cette discipline du mental physique, quand il s’échappe comme cela à droite, à gauche, c’est encore mentalement que l’on reprend la concentration, que l’on rétablit le silence, etc. Alors chaque fois, c’est par le mental que l’on fait la discipline...

Ah!

... Mais le mental, de la seconde où tu le relâches... Il faudrait une «descente» de quelque chose. Une prise de possession.

Vraiment, je crois que c’est la sensation de l’impuissance d’un bébé, tu comprends? Mais ce n’est pas une chose «pensée», «voulue»: c’est tout à fait spontané. Et alors, de ça, on passe dans un état... (Mère ouvre les mains dans un sourire béatifique).

Tant qu’il y a cette sensation de quelqu’un qui veut, quelqu’un qui fait, tout cela, c’est inutile... (même geste, mains ouvertes dans un sourire).

(Mère entre en contemplation)

Le Seigneur s’occupe de nous?

(Riant) Je crois que oui!

(Mère prend les mains du disciple)

Tu ne Le sens pas?

Si, douce Mère.

Ah!...

Et toi (à Sujata qui s’approche), tu Le sens?

Oui, douce Mère.

(silence)

(Sujata:) Douce Mère, qu’est-ce que c’est quand le corps lui-même sent un grand besoin d’être entouré?

Oui, n’est-ce pas! comme cela (geste).

Oui, douce Mère.

Oui, c’est ça.

D’être enveloppé. D’être enveloppé.

Oui, c’est ça. C’est ce que mon corps sent tout le temps. N’est-ce pas, il est... comme un enfant étant bébé. Même chose comme cela.

Je crois que... Je crois qu’il a une sensibilité excessive maintenant et qu’il a besoin d’être protégé de toutes les choses qui viennent1 – comme s’il devait travailler dedans, n’est-ce pas... comme dans un œuf. Comme cela. C’est cela.

Oui, c’est ça, c’est bien ça. Je crois qu’il y a tout un travail qui se fait dedans.

Oh! de l’ancienne manière, il est de plus en plus stupide, mais il y a une nouvelle manière qui commence à se former.

On voudrait, on voudrait être comme cela (même geste enveloppé), longtemps-longtemps-longtemps comme cela.

(Sujata:) Oui, douce Mère.

C’est ça.

Et comme si on avait constamment besoin d’avoir sa tête sur ta poitrine, comme cela. Et avec tes bras tout autour.

(Mère rit avec tendresse) C’est ça.

(À Satprem:) Toi aussi, tu sens comme cela?

Ah! oui, douce Mère – oui, douce Mère.

Mon petit... (Mère reprend les mains de Satprem).

Ça vient, il faut être patient.2

mars




1er mars 1972

(Après une longue contemplation.)

J’ai l’impression que j’avais quelque chose à te dire; la dernière fois aussi – dès que tu es parti, j’ai su. Et puis ça s’en va encore. Je ne sais pas pourquoi.

4 mars 1972

(Mère est enrhumée. Elle reste en contemplation pendant une demi-heure.)

Tu n’as rien à dire?

Et toi, douce Mère, comment vas-tu?

J’ai la fièvre.

Hier, c’était fou, on m’a fait voir deux cents personnes.

Oui, c’est trop.

C’est fou.

(Mère replonge)

Il n’y a rien?

Tu n’as rien à dire, toi?

(Mère secoue la tête)

Quelle heure est-il?

Onze heures moins dix, douce Mère.

Tu veux rester dix minutes encore?

Oui, douce Mère, si tu veux, avec joie!

Moi, je veux bien. Si je reste tranquille comme ça, ça va bien.

(Mère plonge)

8 mars 1972

(Mère tend une fleur de Transformation.)

Pour qui?

(elle en cherche une autre pour les deux)

Dix lakhs de roupies ont brûlé à Auroville.

Dix lakhs!1

Oui. Une usine qui contenait des machines, et puis le godown [la remise] à côté qui contenait les provisions, brrff!

C’est comme cela, c’est comme un Ordre impératif: allez droit ou tout va mal.

C’est devenu terrible. Encore un autre enfant d’Auroville qui est mort (un bébé d’un an et demi) parce que les parents n’avaient pas la vraie attitude. Il vient de mourir. Et c’est comme cela. Ça devient terrible-terrible. C’est comme une Pression – une Pression effroyable – pour avoir le progrès voulu. Je le sens en moi-même, pour mon corps. Mais mon corps n’a pas peur, il dit (Mère ouvre les mains): «Bon, si je dois finir, je finis.»

C’est comme cela à chaque minute: la vraie chose... (Mère abat son poing) ou la fin.

C’est cela qui semble être descendu – tu sais que j’avais dit que quelque chose était descendu le 21 (c’est écrit quelque part) et nous saurons un jour, nous saurons bientôt ce que ce sera.2 Tu ne l’as pas lu?

Oui, c’était le 21 février.

Mais c’est cela. C’est une sorte de... «Pas de demi-mesures, pas de compromis, pas d’à-peu-près, pas de...», non: comme cela (Mère abat son poing).

Et c’est comme cela pour le corps. C’est à chaque minute un impératif: c’est la vie ou la mort. Pas l’à-peu-près... pendant des siècles, n’est-ce pas, on n’était pas tout à fait mal, on n’était pas tout à fait bien – ce n’est plus ça.

Le corps sait que pour la formation du corps supramental, c’est comme cela: il faut que ce soit entièrement sous l’Influence du Divin – pas de compromis, pas d’à-peu-près, pas de «ça viendra», non: comme ça (Mère abat son poing), une Volonté terrible.

Mais... c’est la seule manière que les choses aillent vite.

(silence)

Là-bas, à l’usine, il ne devait y avoir personne, ce n’était pas encore ouvert; mais quand on me l’a dit, j’ai eu l’impression que quelqu’un était brûlé dedans – je n’ai rien dit à personne parce que... Naturellement, c’est seulement une vision, mais...

Toute la machinerie, toutes les provisions, tout, brûlé-brûlé-brûlé.

Une mauvaise attitude là-haut?

Oui. Oh! ils sont en train de se quereller tous. Et puis il y en a justement qui désobéissent volontairement, ne reconnaissent l’autorité de personne.

(long silence)

Mais quand on commence à comprendre pratiquement la nécessité de la transformation – quand ça commence vraiment à être compris et que l’on essaye de faire quelque chose, on s’aperçoit que la substance matérielle, elle reçoit un coup, alors elle se souvient: pendant un jour, deux jours elle aspire, elle cherche; et puis... ça se relâche.

Oui, oui.

Il y a comme une incapacité de tension.

Ce n’est pas de l’incapacité.

Qu’est-ce que c’est?

Mauvaise volonté. Égoïsme (ce que nous appelons égoïsme), l’égoïsme de la Matière.

L’égoïsme de la Matière...

...qui ne veut pas se soumettre.

Ça, je le sais. J’attrape tout le temps mon corps ici, là, là, là... Il veut aller son petit bonhomme de chemin de la façon ordinaire.

C’est une sorte de relâchement de l’aspiration ou de la tension.

Oui, c’est cela.

Alors comment faire? Il faut chaque fois le rattraper, ou il faut quoi?

Oui. Mais c’est parce que cela ne peut être stable que si c’est vraiment branché sur le Divin. Si l’on est comme cela (geste, poings accrochés en haut comme à une corde), alors automatiquement, quand le moment devient tout à fait critique, ça va du bon côté. Ça va du bon côté. C’est comme si l’on avait tout le temps l’impression que l’on était entre la vie et la mort, et de la minute où l’on prend la vraie attitude – où la partie concernée prend la vraie attitude –, ça va bien. Tout naturellement et facilement ça va bien. C’est extraordinaire. Mais c’est formidable parce que c’est un danger perpétuel. N’est-ce pas, peut-être, je ne sais pas, cent fois dans la journée, une sensation: la vie ou... (pour les cellules, n’est-ce pas), la vie ou la désintégration. Et alors si elles se crispent comme elles ont l’habitude de le faire, ça va tout à fait mal. Mais elles apprennent à... (Mère ouvre les mains dans un geste d’abandon), alors ça va.

C’est comme si, par une espèce d’obligation, le corps apprenait l’éternité. C’est vraiment intéressant. Et alors je vois les circonstances extérieures: ça devient terrible (au point de vue ordinaire).

(Mère entre en contemplation)

Qu’est-ce que tu as à dire?

Non, c’était cela, la difficulté que je trouvais, c’était de garder cette stabilité.

Oui.

Je trouve cela très difficile. Alors on essaye une fois, dix fois de se rattraper, mais on a l’impression que ce n’est pas cela qu’il faut faire, que c’est quelque chose d’autre, et que... si vraiment il n’y a pas un Pouvoir supérieur qui fait la chose POUR VOUS, on ne peut rien faire du tout.

Oui, c’est cela. Mais alors, j’ai des expériences – des centaines d’expériences – que de la minute où l’on prend l’attitude véritable, c’est fait.

C’est nous qui empêchons que ce soit fait. Comme si notre contrôle empêchait la Force d’agir (quelque chose comme cela). Il faut... (Mère ouvre les mains).

(silence)

Je crois, je crois que c’est le subconscient qui est convaincu que s’il ne garde pas son contrôle, tout ira mal. C’est cela, l’impression. C’est lui, c’est lui qui dit: «Oh! il faut veiller, il faut faire attention...»3

(Mère ouvre les mains et plonge)

10 mars 1972

(Entrevue avec l’architecte d’Auroville. Celui-ci demande de l’argent pour la «protection contre les incendies» à la suite du dernier «accident».)

Alors il n’y a plus assez d’argent ici, il n’y en a pas du tout assez là-bas... Parce que dans la pensée des gens, c’est une même chose [l’Ashram et Auroville], alors ils ne savent plus où donner.

Il y a de l’argent gaspillé en dehors – des gens qui ne savent pas quoi en faire!

Qu’est-ce qu’il faudrait pour la sécurité d’Auroville, combien?

(L’architecte:) Il faut faire une étude, douce Mère. Je pense que c’est peut-être (pour avoir des puits et des lances contre l’incendie), peut-être un ou deux lakhs pour la totalité d’Auroville. C’est l’imédiat, mais il y a aussi la projection dans le futur: comment va-t-on arriver maintenant à développer Auroville qui est parti? Dans le contexte actuel, la question est surtout de savoir s’il ne faudrait pas, aujourd’hui, essayer de mobiliser les volontés pour rechercher de l’argent, pour essayer d’aller demander au monde, sur le plan de l’individu personnel, une contribution au niveau d’une collecte de la roupie individuelle ou du franc individuel ou du dollar individuel, pour qu’Auroville soit construit par les gens individuellement. Peut-être y a-t-il une action à faire maintenant dans les pays, et en Inde, sur ce plan? Parce que la situation financière d’Auroville empire – elle est plus mauvaise qu’elle n’était il y a six mois, et les besoins d’argent augmentent, donc... Je ne sais pas, peut-être est-ce une solution d’attendre, mais il faut que vous sachiez.

(après un long silence)

Qu’est-ce que l’on pourrait faire? Tu as une idée?

Il y a une idée, qui avait été lancée il y a longtemps par L [un industriel indien], et je voudrais en reparler avec lui. Cela consistait à intéresser les gens individuellement et comme une participation à Auroville. Je ne sais pas quelle est exactement, en Inde, la situation financière...

Mais la situation financière de l’Inde est très mauvaise. Parce qu’elle recevait tant d’argent d’Amérique, et cela s’est à peu près arrêté. Elle est très mauvaise – l’Inde est devenue pauvre, c’est cela qui est ennuyeux. Autrement on pourrait demander, mais vraiment ils sont en difficulté.

Il y a des pays qui sont peut-être prêts.

Mais oui!

Il y a l’Allemagne qui peut, il y a peut-être les États-Unis. Seulement, tout cela, douce Mère, ça doit se faire dans une politique cohérente, plus dans une dispersion.

Oui-oui!

Il faudrait essayer.

Mais si l’on me donnait un plan. Je ne me suis jamais occupée de ces choses-là, mais s’il y avait un plan que je puisse accepter, je pourrais travailler dessus. Mais je ne sais pas quoi faire.

Je vais en parler tout à l’heure à N, douce Mère, voir ce qu’il en pense. Aujourd’hui, il y a des choses à vous proposer, des solutions peut-être à envisager – laisser les choses comme cela me paraît une solution peut-être possible mais dangereuse.

Dangereuse.

Je crois qu’il faut faire quelque chose. Mais je ne dis pas parce que je ne sais pas – pratiquement je ne sais pas ce qu’il faut faire.

Pendant tant d’années, il suffisait que je mette une pression pour avoir de l’argent, j’en avais. Mais c’était pour l’Ashram. Maintenant l’Ashram n’a pas ce qu’il faut, et j’ai beau mettre la pression, rien ne vient – les gens ne savent plus où donner: il y a ceci et ça et ça et ça... ils ne comprennent plus!

Donne-moi un plan et je pourrai travailler dessus.

Il y a trop de dispersion, douce Mère.

Oui-oui!

On ne sait plus où on en est: il y a les «Sri Aurobindo Society», «Sri Aurobindo’s Action», «Sri Aurobindo par-ci...» Alors c’est une dispersion.

Mais quand on leur dit cela – et surtout si tu le dis comme cela à N [Sri Aurobindo Society], N dira: «Oh! bien, Sri Aurobindo’s Action [l’affaire de U] doit disparaître.» Et chacun dit: c’est moi qui dois rester!... Ça, ce n’est pas une solution.

La solution, c’est que tout le monde s’unisse, douce Mère: l’unité.

Oui-oui-oui – ça, oui! ça, oui.

Au lieu de combiner (et chacun prend sa place dans une unité qui travaille en harmonie), au lieu de cela, chacun tire de son côté. C’est essentiellement un progrès moral qu’il faut faire.

Et c’est cela que tu as trouvé: c’est le manque d’unité qui est cause de toutes les difficultés.

Mais même dans l’Ashram maintenant, ça a été envahi par cela: chaque département se considère comme une unité séparée. Mais alors, comme il n’y a plus de cohésion, ça ne marche plus! Voilà.

Et je ne peux plus aller de place en place, avoir une action forte; je ne peux plus, je suis retenue ici.

C’est cela: si tu pouvais (tu as attrapé la raison), si tu pouvais donner un plan d’action, alors on verrait. C’est cela qu’il faut; il faut coordonner les efforts et créer une unité avec le tout.

Depuis le commencement, il y a ce manque d’unité, et l’action que je ne fais plus. J’ai beau leur dire: vous n’êtes pas là pour vous représenter: la même chose, vous êtes la même chose – comprennent pas! Et alors, (riant) résultat: N est malade et U est mal portant – voilà.

Au fond, ça se traduit toujours comme cela: il faut un GRAND progrès individuel, sérieux et sincère, et alors tout marche très bien.

L’atmosphère est disloquée, elle n’a plus le pouvoir de cohésion qu’elle avait.

Mais si tu veux collaborer, tu sais, ce sera magnifique! J’ai besoin, tu comprends, j’ai besoin de quelqu’un qui peut aller, venir, voir, noter et parler aux gens – refaire une unité sur un plan plus haut. Ça, cette œuvre-là serait une œuvre magnifique! magnifique.

Et une fois que ce serait fait, ce serait facile. Ce n’est pas l’argent qui manque, c’est qu’il est gaspillé, il est dispersé.

N’est-ce pas, N continue à vouloir développer-développer la Sri Aurobindo Society, et il achète des propriétés qui valent des lakhs de roupies, et alors cet argent, au lieu d’aller au travail général, il s’en va comme cela1... Et je le lui ai dit, et il n’a pas compris. Et alors aujourd’hui, résultat, il est malade.

Et c’est comme cela.

Le succès est certain, à condition – à UNE condition –, c’est que nous nous unissions. Nous venons soi-disant prêcher l’unité au monde – au moins il faut décemment que nous en donnions l’exemple!

Nous leur donnons l’exemple de tout ce qu’il ne faut pas faire.

Quand les gens viennent, on leur dit: «Voilà, nous voulons l’unité de l’humanité» – NOUS, nous nous querellons mais nous prêchons l’unité de l’humanité. C’est ridicule! C’est ridicule. Nous ne savons même pas être UN en nous-mêmes pour ce que nous voulons faire.

Et je le leur dis, ils ne comprennent pas.

Tu veux m’aider?

Oui, douce Mère.

Bien. Tu veux qu’on travaille ensemble?

Oui, douce Mère.

Bien.

Je suis prêt à parler à N, douce Mère, si vous m’y autorisez.

Oui, parle à N, ça lui fera du bien.

Et je lui parlerai très fraternellement, douce Mère, et très sincèrement, parce que j’ai beaucoup de choses à lui dire.

Bien, bien.

S’il se fâche, tu lui diras: «Eh bien, parlez donc à Mère.» Alors...

Je vais essayer de parler d’abord à N, c’est le plus difficile. Je parlerai à U après.

U est très intelligent, et alors il saura te répondre très bien! (Mère rit)

J’ai déjà parlé à U, douce Mère, je sais ses réponses.

Mais U commence à changer, parce que c’est un homme extrêmement intelligent, alors il a compris qu’il fallait changer.

Je suis avec toi.


(L’architecte sort. Puis entre R, une disciple américaine.)

Je pourrais dire comme cela: le progrès ou la mort. Il faut, il faut absolument que tous progressent, fassent le progrès nécessaire, ou bien... (geste de dissolution).

Cet incendie a été très symbolique – tu sais cela: il y a eu un incendie terrible?

(R:) Oui, oui. And I wanted to know what is the symbolic significance [et je voudrais connaître sa signification symbolique].

Tu comprends, nous prêchons l’Unité, nous disons que l’humanité doit être une, que tous les efforts doivent être vers le progrès général, vers l’avènement du Supramental... et chacun tire tant qu’il peut de son côté. Voilà.

Alors je voulais vous dire: «Faites ce que vous dites ou vous n’existerez plus.»

On n’a aucun droit de prêcher l’unité au monde quand on lui donne l’exemple d’une grande division... Voilà. C’est simple, c’est tellement simple qu’un enfant pourrait le comprendre – et ils ne comprennent pas.

Et moi, le pouvoir de la conscience va grandissant; le pouvoir physique est pour le moment – je dis pour le moment –, pour le moment il est réduit presque à néant. Je suis obligée de rester ici, de ne m’occuper de rien, de me contenter de voir des gens – voilà. Et alors j’ai besoin de gens qui fassent le travail actif que je faisais avant et que je ne peux plus faire... (Mère est essoufflée). Je ne peux plus parler avec la force que j’avais avant – n’est-ce pas, le physique est en train de subir une transformation. D’ailleurs, Sri Aurobindo avait dit avec raison (parce qu’il fallait que l’un des deux s’en aille, et je lui avais offert de m’en aller), alors il m’a dit: «Non, ton corps est capable de supporter, il has the strength [il a la force] de se transformer.» – Ce n’est pas commode. Ça, je peux dire que ce n’est pas commode. Et mon corps est de bonne volonté, il est vraiment de bonne volonté. Mais pour le moment, il est en train de... justement, il n’est plus là, il n’est pas encore là. Le passage n’est pas facile. Et alors je suis assise comme une vieille bonne femme ici à ne pas pouvoir faire le travail.

Si je tiens le coup – si je tiens le coup –, à cent ans ce sera bien. Ça, je sais, je suis absolument convaincue que j’aurai un renouveau d’énergie. Mais il faut tenir le coup... Voilà.

(silence)

Alors, pour le moment, on manque d’argent. On manque d’argent parce que l’argent est dispersé. Les gens ne savent plus où donner, et alors ils ne donnent plus: «Est-ce qu’il faut donner là, est-ce qu’il faut donner là, est-ce que...?» Ils ne donnent plus.

(silence puis Mère parle en anglais: traduction)

Je peux voir, vraiment j’ai l’occasion de voir que si je partais, je n’ai personne ici, ce serait notre destruction.

(R:) Oh! l’écroulement complet, rien.

Alors, si le travail doit se faire, si Auroville doit se bâtir, il faut que non seulement je reste dans mon corps, mais que le corps devienne fort.

Je sais. Je sais ça. Tout dépend de la Volonté du Divin – Il ne me la dit pas! J’ai l’impression, quand je le Lui demande (une ou deux fois comme cela dans des moments de difficulté, je Lui ai posé la question pour ce corps), et alors (riant), il me semble que je vois un sourire, tu sais, un sourire aussi grand que le monde, mais pas de réponse.

Je vois encore ce sourire: «N’essaie pas de savoir, ce n’est pas encore le moment.»

(l’heure sonne)

Si l’on savait rester dans la vraie conscience toujours, ce serait... un sourire. Mais on a tendance à devenir tragique. C’est notre faiblesse.

C’est notre limitation qui fait un drame. Nous sommes trop petits – trop petits et la vue trop courte. Mais... la Conscience sait – elle sait.2

11 mars 1972

J’ai reçu une lettre de P.L. Il dit ceci:

«...Le Cardinal Tisserant est mort le 21 [février], comme peut-être vous l’avez su. Étant donné qu’il était le vrai Vice-Pape, vous pouvez imaginer la pompe et funérailles: la représentation du gouvernement français, l’Académie Française, le gouvernement italien, etc. Huit jours de cérémonies. Étant donné que j’étais son secrétaire, je me suis occupé de tout. Je suis très fatigué... Mgr R a souffert de son départ. Je crois qu’il sera chez vous dans quelques semaines ou au plus tard un mois: il est décidé à s’en sortir. Beaucoup de choses se sont passées depuis sa rencontre avec Mère1... En classant, je trouve le document ci-joint qui peut vous intéresser: j’espère que vous avez toujours la paix du côté de l’évêché...»

Ce document est la photocopie de la lettre du Cardinal Tisserant à l’archevêque de Pondichéry:

Albano, Regina Apostolorum, 13 janvier 1972.

À Son Excellence Mons. A.R. Archevêque de Pondichéry

Vénéré Seigneur,

Ayant dirigé, comme Votre Excellence le sait bien, la S. Congrégation pour l’Église Orientale pendant près de 25 ans, parmi mes plus précieux souvenirs je conserve celui du voyage qui m’a conduit dans votre cher pays en 1953. Mon intérêt pour cette grande nation a toujours été très vif, mais plus encore après que je l’eus connue. C’est donc avec un plaisir tout particulier que j’accompagnai Sa Sainteté le Pape Paul VI lors de sa participation au Congrès Eucharistique International à Bombay.

À cette occasion, le Saint Père a voulu contacter tes représentants des principaux mouvements religieux de votre pays, Excellence, et je sais qu’une biographie de Sri Aurobindo lui fut remise.

C’est précisément au sujet de l’Ashram Sri Aurobindo de Pondichéry que je me permets d’écrire à Votre Excellence. Vous n’ignorez pas la renomée qu’elle s’est faite au-delà des frontières de l’Inde; depuis des années je suis son travail et ses réalisations. Récemment, j’ai été mis au courant des difficultés que ses responsables rencontrent en raison de l’éventuelle création d’une université – création demandée instamment par le Gouvernement; des étudiants catholiques, auxquels se joignent quelques prêtres, se montrent très opposés à ce projet.

Je viens donc prier Votre Excellence de vouloir bien user de son autorité pour éviter des incidents qui en tout état de cause nuiraient gravement à l’harmonie tant désirée par Sa Sainteté le Pape Paul VI conformément aux règles dictées par le Concile Œcuménique Vatican II.

Avec mes remerciements, veuillez agréer, Vénéré Seigneur,
l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués.

Signé: Eugène Card. Tisserant

C’est intéressant. Qui a pris sa place?

Je ne sais pas, il n’est pas encore nomé.

Mais ils se sont tenus tranquilles ici depuis.

(Mère plonge Champaklal vient brusquement tirer Mère)

J’étais en Italie.

Des histoires de cardinaux...

15 mars 1972

(À propos de la conversation du 8 mars – «pas de compromis, pas d’à-peu-près, pas de ça viendra... comme si l’on avait tout le temps l’impression que l’on était entre la vie et la mort...» – dont nous venons de lire à Mère quelques extraits pour le prochain Bulletin.)

C’est très vrai. Et ça continue de plus en plus fort, de plus en plus fort. C’est cela. Tout le temps, tout le temps comme cela...

Manger est devenu un problème. Mais... à certains moments, quand l’attitude est la bonne, c’est si facile!

C’est bien ce que tu as fait.

Mais c’est toi qui l’as dit, douce Mère! Ce n’est pas moi!

(Mère plonge essaye de dire quelque chose, puis replonge)

17 mars 1972

(Note de Mère)

Pour se préparer à l’immortalité, il faut que la conscience du corps s’identifie d’abord à la Conscience Éternelle.

18 mars 1972

(À peine entré, Mère regarde le disciple et dit aussitôt d’un ton catégorique:)

Ça va mieux – Ça va mieux?

Pour moi ou pour...

Oui, pour toi.

Je crois, j’espère.

Oui, mais moi, je dis: «Ça va mieux» – je sais! (Mère rit)

Ça va.

C’était bien difficile.

(Mère signe le contrat de publication de «La Synthèse» en France – silence)

Mais tu sens que ça va mieux aussi d’une façon générale, ou quoi...

Oui.

... ou c’est particulier?

Ça va mieux.

Commence à poindre la joie dans le corps... Ça va, ça va.

N’est-ce pas, je t’ai dit que tout était comme cela (geste comme au bord d’un précipice), mais c’est clairement, c’est clairement du bon côté maintenant. De temps en temps (geste qui penche encore), mais... clairement du bon côté.

Ça va beaucoup mieux.

(silence)

Et ton atmosphère est BEAUCOUP plus claire, beaucoup plus claire. Il y a moins de... (geste de conflits).

Tu as vu ça?

(Mère tend un papier sur la limitation des admissions à l’Ashram)

Les gens ne te demandent pas de venir à l’Ashram?

Je n’encourage jamais.

On reste tranquille?

(longue méditation)

Tu n’as rien à dire?

Je voudrais que tout fonde.

(Mère rit et prend les mains du disciple)

C’est très clair. C’est très clair.

(Mère repart en tenant nos mains)

19 mars 1972

(Note de Mère)

Cette vérité que l’homme a en vain cherché à connaître sera l’apanage de la race nouvelle, la race de demain, le surhomme.

Vivre selon la Vérité sera son apanage.

Préparons de notre mieux la venue de l’Être Nouveau. Le mental doit se taire et être remplacé par la Conscience-de-Vérité – la conscience des détails et la conscience de tout, harmonisées.

22 mars 1972

(Depuis trois jours, Mère est «malade»: vomissements violents, etc. Elle parle en haletant.)

Cette fois, c’est sérieux.

Je n’ai pas pu manger – je ne peux pas manger (geste de vomissements).

Le corps est réduit au minimum.

On verra. S’il tient le coup, ça va bien.

Mais il y a trois nuits passées, j’ai vu un formidable raz-de-marée – comme un raz-de-marée qui engloutissait tout.

Aah!

Alors quand je vois ça, généralement il y a une catastrophe le lendemain. Mais le lendemain, il n’y a pas eu de catastrophe – on dirait que c’est tombé sur toi. Je ne sais pas... un raz-de-marée formidable.

(après un silence)

Je ne dors pas, n’est-ce pas, mais j’entre dans un repos profond et il n’y a plus que la conscience du corps. Le corps a eu cette nuit dernière, deux fois, toutes sortes d’images et d’activités qui lui montraient l’incompréhension générale.

Et il se trouvait dans des situations... Une fois, c’était ici, et une fois, c’était au Japon. Et j’ai vu qu’il y a des impressions dans le corps, des impressions d’être dans un... Ce n’était pas à l’Ashram, mais une fois, c’était au Japon, comme j’étais au Japon (mais pas des souvenirs: ce sont des activités tout à fait nouvelles, des choses tout à fait nouvelles), mais qui montraient que là, j’étais entourée de gens qui ne comprennent pas. Et alors ici aussi, c’étaient des gens (ce n’était pas à l’Ashram, c’étaient des choses tout à fait symboliques et avec des gens qui ne sont plus dans le corps), et j’étais aussi entourée de gens et de choses qui ne comprenaient pas. Et ça, j’ai vu que c’étaient des impressions qui sont dans le corps, et qui rendent la chose plus difficile.

Ce n’étaient pas des choses actuellement physiques: c’était la transcription de l’attitude des gens et de leur façon de penser.

(silence)

Mais sûrement, j’ai conscience depuis longtemps qu’il y a... je ne suis même pas sûre qu’il n’y ait pas des gens qui aient fait de la magie.

Ah! mais douce Mère, cette même nuit (la nuit où j’ai vu ce raz-de-marée), tout d’un coup j’ai vu une image: tu étais allongée, et puis moi, j’étais accroché à tes pieds, et à côté, j’ai vu un grand être noir, tout noir, qui avait peut-être trois mètres de haut, mais qui était tout... ce n’est pas qu’il était noir de peau, mais il avait des vêtements noirs. Et il était debout sur une sorte de tapis noir.

Oui, c’est cela. J’ai cette impression.

Je ne le dis pas (ça a l’air ridicule), mais j’ai l’impression que des gens ont fait de la magie contre moi. Alors naturellement, la seule chose que je fais, c’est de m’envelopper et de m’entourer du Divin, Mais... ça cause de grosses difficultés.

Je voulais te voir parce que je voulais te dire ça. Maintenant c’est difficile de parler... Tu veux rester tranquille?

(méditation)

24 mars 1972

(Entrevue avec Sujata)

Pour la première fois, de bonne heure le matin, je me suis vue: mon corps. Je ne sais pas si c’est le corps supramental ou... (comment dire?) un corps de transition, mais j’avais un corps tout à fait nouveau, en ce sens qu’il était insexué: ce n’était pas une femme et ce n’était pas un homme.

Il était très blanc. Mais c’est parce que je suis blanche de peau, je crois, je ne sais pas.

Il était très mince (geste élancé): c’était joli. Vraiment une forme harmonieuse.

Alors c’est la première fois.

Je ne savais pas du tout, je n’avais aucune idée, ni comment ce serait, ni rien, et j’ai vu – j’étais comme cela, j’étais devenue comme cela. Alors j’ai pensé qu’il fallait le dire à Satprem, qu’il le note.

Je ne sais pas si je me souviendrai, c’est pour cela que je te le dis. Parce que nous sommes vendredi, je ne le vois que demain. Comme cela, je suis sûre de ne pas oublier. Tu lui diras.

Oui, douce Mère.

Ça a été dur.

C’est surtout pour manger: il y aura une grande différence. Je COMMENCE à comprendre ce que ce sera, mais je ne sais pas encore pour pouvoir le dire – ça, je n’ai pas encore eu l’expérience, alors je ne sais pas... Mais probablement, on devrait prendre des choses qui n’ont pas besoin d’être digérées – il y en a. N’est-ce pas, pas de la nourriture. Une idée en ce moment, par exemple: le glucose (des choses comme cela). Mais cela, je ne suis pas sûre parce que c’est l’expérience que j’ai en ce moment. Quand j’aurai la vision de la chose, je le ferai.

Mais enfin cela, je voulais te le dire.1

Ça va?... Il va aussi?

Oui, Mère.

À demain.

25 mars 1972

Tu as reçu les dernières réponses à T.J. [les «notes»]?

Je crois qu’il y en a une ou deux, je ne me souviens plus.

Le dernier, c’est celui-là:

Cette vérité que l’homme a en vain cherché à connaître sera l’apanage de la race nouvelle, la race de demain, le surhomme...

C’est tout?... S’il y a quelque chose qui peut servir...

Oui-oui, sûrement il y a des choses qui serviront!1

(silence)

Sujata m’a dit ton expérience de l’autre jour, cette vision de ton corps, ce corps de transition.

Oui, mais J’étais comme cela. C’était moi; je ne me suis pas vue dans une glace: je me suis vue comme cela (Mère penche la tête pour regarder son corps), j’étais... j’étais comme cela.

C’est la première fois. C’était vers quatre heures du matin, je crois. C’était tout à fait naturel – n’est-ce pas, je n’ai pas regardé dans un miroir, j’étais tout à fait naturelle. Je me souviens seulement de ce que j’ai vu (geste de la poitrine à la taille). Je n’avais que des voiles sur moi, alors j’ai vu seulement... Ce qui était très différent, c’était le tronc, depuis la poitrine jusqu’à la taille: ni homme ni femme.

Et c’était joli, j’avais une forme très-très svelte, très mince – très mince mais pas maigre. Et la peau était très blanche; la peau était comme ma peau. Mais une très jolie forme. Mais pas de sexe, on ne pouvait pas dire – ni homme ni femme. Le sexe avait disparu.

Aussi là (Mère désigne la poitrine), tout cela: rien. Je ne sais pas comment dire. C’était comme un souvenir d’ici mais ça n’avait plus de formes (Mère touche sa poitrine), même pas autant que les hommes. Une peau très blanche, très unie. Pour ainsi dire pas de ventre. L’estomac – pas d’estomac. Tout cela était mince.

N’est-ce pas, je n’ai pas fait spécialement attention parce que c’était comme cela que j’étais: c’était tout à fait naturel. C’est la première fois, et c’était dans la nuit d’avant-hier à hier; et la nuit d’hier à aujourd’hui, je n’ai rien vu. La première, la dernière fois jusqu’à présent.

Mais c’est comme cela dans le physique subtil?

Ce doit être déjà comme cela dans le physique subtil.

Mais alors comment ça passera dans le physique?

Voilà, je ne sais pas... Je ne sais pas.

Je ne sais pas.

Aussi, il était évident qu’il ne devait plus y avoir une digestion compliquée comme maintenant, ni l’élimination de maintenant. Ce n’était pas comme cela.

Mais comment?... Il est évident que la nourriture est déjà très différente et devient de plus en plus différente – comme le glucose, par exemple, des choses qui ne nécessitent pas une digestion compliquée. Mais comment le corps lui-même changera-t-il?... Je ne sais pas. Je ne sais pas.

N’est-ce pas, je n’ai pas regardé pour savoir comment c’était parce que c’était tout à fait naturel, alors je ne peux pas faire une description détaillée. Simplement, ce n’était ni le corps d’une femme ni le corps d’un homme – ça, c’est clair. Et... the outline, la silhouette était à peu près la même, comme d’un être très-très jeune. Il y avait comme le souvenir des formes humaines (Mère dessine en l’air): il y avait une épaule et une taille. Comme le souvenir d’une forme.

Je le vois mais... Je l’ai vu comme on se voit, je ne me suis même pas regardée dans une glace. Et j’avais une espèce de voile que je me suis mis comme cela, pour me couvrir.

C’était ma manière (ce n’était pas étonnant pour moi), c’était ma manière d’être naturelle.

Ce doit être comme cela dans le physique subtil.

Non, ce qui paraît mystérieux, c’est le passage de l’un à l’autre.

Oui, comment?

Mais c’est le même mystère que le passage du chimpanzé à un homme.

Oh! non, c’est plus formidable que cela, douce Mère! C’est plus formidable parce que, après tout, entre le chimpanzé et l’homme, il n’y a pas beaucoup de différence.

Mais il n’y avait pas beaucoup de différence en apparence (Mère dessine en l’air): il y avait des épaules, des bras, un corps, une taille comme cela, des jambes. Ça, c’était la même chose. C’était seulement...

Oui, mais je veux dire que le fonctionnement du chimpanzé et le fonctionnement de l’homme sont pareils.

Ils sont pareils.

Eh bien, oui! ils digèrent, ils respirent, ils... Tandis que là...

Non, mais il devait y avoir la respiration – au contraire: les épaules larges (geste). Ça, c’était important. Seulement la poitrine n’était ni féminine ni même masculine: c’était comme un souvenir. Et puis tout cela – estomac, ventre, tout cela –, il y avait juste un outline, une forme très svelte et très harmonieuse, mais qui n’avait certainement pas l’utilisation que nous faisons de notre corps.

Les deux choses différentes – très-très différentes –, ce sont la procréation, qui n’avait plus aucune possibilité là, et puis la nourriture. Mais il est tout à fait évident que la nourriture maintenant n’est pas celle des chimpanzés ni des premiers hommes. Elle est très différente. Et maintenant, c’est comme s’il fallait trouver une nourriture qui n’ait pas besoin de toute cette digestion... Ça, il semble que ce ne soit pas positivement liquide, mais pas solide. Et puis il y a cette question de la bouche – je ne sais pas –, les dents? Évidemment, il ne doit plus y avoir besoin de mâcher, et alors les dents n’ont plus de... Mais il faut quelque chose à la place... Ça, je ne sais pas du tout, du tout comment était la figure. Mais elle n’avait pas l’air très différente de ce qu’elle est.

Évidemment, ce qui changera beaucoup – ce qui était devenu très important –, c’était la respiration. C’était de cela que dépendait beaucoup cet être.

Oui, probablement il absorbe directement les énergies.

Oui. Mais, n’est-ce pas, il y aura probablement des êtres intermédiaires qui ne dureront pas très longtemps, comme il y a eu des êtres intermédiaires entre le chimpanzé et l’homme.

Mais je ne sais pas, il faut qu’il se passe quelque chose qui ne s’est pas passé jusqu’à présent.

Oui.

(silence)

Quelquefois, j’ai comme une impression que le moment de la réalisation est proche.

Oui, mais comment?

Oui, comment, on ne sait pas.

Est-ce que ça (Mère désigne son corps), ça va changer? Il faut que ça change, ou que ça suive le vieux processus ordinaire de se défaire et de se refaire... Je ne sais pas. Évidemment, la vie peut se prolonger beaucoup, il y a eu des exemples, mais... Je ne sais pas.

Je ne sais pas.

Plusieurs fois, j’ai eu l’impression que plutôt qu’une transformation, ce sera une concrétisation de l’autre corps.

Aah!... Mais comment?

Ça non plus, le passage, on ne sait pas. Mais au lieu que celui-ci devienne l’autre, c’est l’autre qui va prendre la place de celui-ci.

Oui, mais comment?

Oui, comment, je ne sais pas.

(après un silence)

Oui, celui que j’étais la nuit d’avant, évidemment s’il se matérialisait... Mais comment?

Tu veux méditer?

(Mère entre en contemplation)

On ne sait rien!

C’est curieux comme on ne sait rien.

(le disciple s’apprête à partir, Sujata s’approche)

(Sujata:) Douce Mère, tu sais, dans son poème, «La Transformation», Sri Aurobindo commence comme cela:

My breath runs in a subtle rhythmic stream
It fills my members with a might divine[2]...

(La traduction)

«Mon souffle coule en un courant rythmique subtil,
Il emplit mes membres d’une puissance divine...»2

La respiration, oui ça, c’est important.

«A might» [une puissance]?

«Might», oui, Mère.3

(Mère caresse le menton de Sujata)

29 mars 1972

J’ai reçu une lettre de Y.L., tu sais, qui l’année dernière était venue te poser la question de Malraux sur le Bangladesh – Malraux voulait s’engager pour le Bangladesh. Tu lui avais fait répondre qu’il aurait la réponse quand il viendrait en Inde...

(Mère approuve de la tête)

... Il n’est jamais venu en Inde. Il a renoncé à son plan d’action après avoir rencontré Indira [à Paris].

Ah?

Oui, puisque l’Inde se décidait officiellement à intervenir au Bangladesh, il trouvait qu’il n’avait plus aucune raison d’aller se faire tuer... du côté officiel. Et au lieu du Bangladesh, il est allé aux États-Unis voir Nixon.

(Mère fait une moue)

Enfin, Y.L. s’est mise dans la tête de faire participer Malraux au Centenaire de Sri Aurobindo – tu sais que depuis des années, j’essaie d’accrocher Malraux à la pensée de Sri Aurobindo, je lui avais écrit il y a dix ou quinze ans une première fois. Alors voici ce que m’écrit Y.L.:

«...Encore Malraux et toujours Malraux! Dans votre dernière lettre fin décembre, vous écriviez: “Il pourrait être le héraut du nouveau monde.» Appelé par Nixon, il a répondu au chemin de l’aller. Il reste à faire le chemin du retour par l’Inde et le Bangladesh. Je recevais ce matin la copie de votre allocution à la radio de Delhi. Je l’ai envoyée aussitôt à Malraux...»

Oui, c’est mon article sur «Sri Aurobindo et l’Avenir de la terre». Puis, quelques jours après, j’ai reçu une deuxième lettre de Y.L. Elle dit:

«Ce matin, cette réponse que vous voudrez bien lire à Mère. Je vous laisse juge de ce qu’il y a lieu de faire. Je n’ai pas prévenu A. [le «Centre d’Études Sri Aurobindo» à Paris]. Votre papier sur «Aurobindo et l’avenir de la terre» a emporté son consentement...»

Oui, Malraux accepte de faire partie du Comité du Centenaire. Sa secrétaire a envoyé la réponse suivante à Y.L.:

Verrières-le-Buisson
Le 13 Mars 1972

... Monsieur André Malraux est en voyage à l’étranger et ne sera sans doute pas de retour avant le 15 Avril, mais il m’a chargée de vous demander de dire à la Mère, que pour tout ce qui est du domaine du Comité, elle peut disposer de lui, et qu’il le tient pour un honneur.

Signé: S.R.

Ah! c’est bien.

Il faudra en parler avec A.

C’est bon. C’est bien.1


ADDENDUM

Lettre de Satprem à André Malraux, dix-sept ans plus tôt.

(Dans un interview à la presse suédoise, Malraux avait dit ceci: «Depuis cinquante ans, la psychologie réintègre les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux.»)

Le 2 août 1955

Monsieur,

Votre réponse à l’enquête du journal suédois qui cherchait à savoir «si les religions ont vraiment assuré les conditions de tolérance et de compréhension entre les hommes» me tombe maintenant entre les mains, alors que précisément, depuis un mois, je fais une série de classes sur votre œuvre au «Centre Universitaire International» de l’Ashram de Sri Aurobindo. Cette coïncidence et une longue intimité avec vos ouvrages m’incitent à vous écrire pour vous dire quelques mots d’un autre témoignage, celui de Sri Aurobindo, que vous n’ignorez sans doute pas, mais dont l’œuvre si partiellement traduite en français reste encore mal connue en Europe.

Il me semble trouver dans l’œuvre de Sri Aurobindo une réponse qui rejoint et développe la vôtre – car il s’agit bien de «réintégrer les dieux DANS l’homme», après y avoir réintégré les démons, ainsi que vous l’écrivez à la presse suédoise –, mais j’y trouve aussi une réponse à l’angoissante question que ne cessent de se poser vos personnages de la Voie Royale aux Noyers de l’Altenburg. Tous cherchent, en effet, cette «notion profonde de l’homme» qui les délivrera de la mort et de la solitude – c’est la question même de l’Occident, à laquelle Sri Aurobindo peut apporter une solution à la fois dynamique et illuminatrice. Je me permets ainsi de vous faire parvenir, par la voie maritime, l’un des ouvrages de Sri Aurobindo dans son original anglais, intitulé: The Human Cycle («Psychologie du Développement Social»), en espérant que vous vous y intéresserez.

Je m’adresse à vous plus qu’à n’importe quel écrivain contemporain, car il me semble que votre œuvre incarne l’angoisse même de l’Occident, angoisse que j’ai âprement partagée jusque dans les camps de concentration allemands, à vingt ans, puis dans un long vagabondage inquiet à travers le monde. Et dans la mesure où je n’ai cessé de me tourner vers vous, de risquer et de chercher avec chacun de vos personnages ce qui «dépasse» l’homme, je me tourne encore vers vous, car j’ai le sentiment que vous pouvez, mieux que tout autre, comprendre le message de Sri Aurobindo, et peut-être y puiser un élan nouveau. Je pense ainsi à toute une jeunesse qui attend beaucoup de vous, plus qu’un idéal de pur héroïsme, car celui-ci ne fait qu’ouvrir les portes (comme tout don de soi) sur un autre royaume de l’homme qu’il nous reste à explorer, et plus qu’une fascination de la mort, car celle-ci n’est aussi qu’un moyen, non une fin, et sa brutale nudité sait parfois ouvrir une brèche lumineuse dans cette prison du corps où nous sommes comme des emmurés vivants – et l’on peut alors jaillir à une dimension nouvelle de l’être. Mais trop souvent, l’on oublie que c’est «pour vivre» que vos héros pensent si constamment à leur mort, et il me semble que cette jeunesse dont je parlais attend la vérité de Tchen et celle de Katow, celle d’Hernandez, de Perken ou de Moreno, par-delà leur mort.

Il peut sembler étrange de parler de vous dans un Ashram indien que l’on supposerait si loin du monde et des problèmes angoissés où se débat la «Condition Humaine», mais l’Ashram de Sri Aurobindo est tourné, précisément, vers cette vie terrestre et pour la transformer, non pour s’en évader comme le veulent les religions traditionnelles de l’Inde et de l’Occident qui proclament obstinément que «Son royaume n’est pas de ce monde.» Sachant bien qu’il y a quelque chose de fondamental derrière l’homme, les religions se sont penchées sur cet autre royaume pour expliquer l’homme, de même que vos héros se penchent sur leur mort pour découvrir cette chose fondamentale qui sera capable de «tenir» devant la mort. Mais la religion n’a pas justifié cette vie, sinon comme un passage vers un Au-delà qui serait le but suprême; et vos héros – si proches pourtant du cœur battant de la vie qu’elle semble parfois éclater pour nous livrer son poignant secret –, plongent finalement dans la mort, comme pour se délivrer d’un Absolu impossible à vivre.

Les jeunes élèves indiens à qui je parle de vos livres comprennent peut-être mieux qu’un Occidental la raison de tous ces sacrifices sanglants, apparemment inutiles: les déchirements ou les révoltes de vos condamnés à mort, la grande Faim qui les pousse au-delà d’eux-mêmes; car ils savent que ce sont là les convulsions, comme d’un enfantement, et que l’épaisse carapace des égoïsmes, des routines, des conformismes, des habitudes intellectuelles et sentimentales doit être brisée pour que le Divin intérieur perce jusqu’à la surface de cette vie – car le Divin est bien DANS l’homme, et la vie contient cachée en elle-même sa propre justification. Après l’Oupanishad, Sri Aurobindo nous répète que «La terre est Son point d’appui.» Il écrivait aussi: «Dieu n’est pas seulement dans la petite voix tranquille, mais dans le feu et dans le tourbillon.»

Je crois bien interpréter le sentiment de mes jeunes amis indiens en disant qu’ils voient dans les personnages de vos romans des «mystiques à l’état sauvage», pour reprendre l’expression que Claudel employait à propos de Rimbaud. Ce jugement peut paraître surprenant lorsqu’on songe à l’athéisme de vos héros, mais c’est que l’on a trop souvent confondu la mystique ou la spiritualité avec la religion, comme le remarque avec insistance Sri Aurobindo, et qu’il n’est pas nécessaire de croire en un Dieu personnel extracosmique pour être mystique. (C’est bien pourquoi, aussi, la religion s’est parfois laissée aller à brûler tout vifs ceux qui n’étaient pas des mystiques «réguliers».) On touche ici encore à une grande confusion d’origine religieuse. Par ses moines, ses sannyasins ou ses ascètes, les religions nous ont présenté la mystique sous un visage purement contemplatif, austère, dépouillé de vie – car ces mystiques, comme les religions sur lesquelles ils s’appuient, vivent dans une négation de la vie, et c’est les yeux fixés vers l’Au-delà qu’ils traversent cette «vallée de larmes». Mais la vraie mystique 4 n’est pas que cela, elle cherche à transformer la vie, à révéler l’Absolu qui s’y trouve caché; elle cherche à établir «le royaume de Dieu dans l’homme, comme l’écrivait Sri Aurobindo, et non le royaume d’un Pape, d’un clergé ou d’une classe sacerdotale.» Et si le monde moderne vit dans le déchirement, dans l’angoisse, s’il est écartelé entre «être» et «faire», c’est que la religion a écarté Dieu de ce monde, qu’elle l’a séparé de la création pour le rejeter dans un ciel lointain ou dans un vide nirvana, supprimant ainsi toute chance de perfectibilité humaine sur cette terre et creusant un abîme infranchissable entre l’être et le faire, entre les mystiques plongés dans leur songe et ce monde abandonné aux puissances du mal, à Satan et à ceux qui veulent bien se «salir les mains».

Cette contradiction s’exprime de façon saisissante dans votre œuvre, c’est elle qui frappe mes élèves indiens; et ils s’étonnent, car vouloir «faire» quelque chose à tout prix, «faire n’importe quoi mais faire quelque chose», comme l’on dit souvent en Europe, sans que cette action prenne son appui sur un «être», qu’elle exprime et dont elle est la simple traduction matérielle, leur semble une étrange conduite. Et le désespoir, le silence ou la révolte, parfois l’absurde inutilité qui marque la mort d’un grand nombre de vos héros ne leur échappe pas. Ils ont l’impression que vos personnages se fuient plus qu’ils ne s’expriment. Ce déchirement entre «être» et «faire», on le retrouve dans chacun d’eux. Ils ont bien, apparemment, renoncé à être quelque chose pour faire quelque chose, ainsi que l’assure certain personnage de «l’Espoir»; mais n’est-ce pas à «être» qu’ils cherchent éperdument dans leur action même, cet être qu’ils ne saisiront qu’une fois le temps aboli, dans la mort. Et c’est une même obsession qui semble courir de l’un à l’autre: de Perken qui cherche à «laisser sa cicatrice sur la carte», à «se survivre à travers vingt tribus», qui lutte contre le temps comme on lutte contre un «cancer», à Tchen qui s’enferme dans le monde du terrorisme: «monde éternel où le temps n’existe plus», et à Katow qui se murmure à lui-même: «O prisons, lieux où le temps s’arrête.» En cela, ces personnages reflètent bien l’impuissance d’une religion qui n’a pas su donner son sens ni sa plénitude à la terre.

À la question que pose le journal suédois et à celle que se posent de nombreux personnages de votre œuvre, il me semble que Sri Aurobindo et sa grande synthèse apportent la clef d’une réconciliation longtemps cherchée, une réconciliation entre l’être et le faire, que la religion est incapable de donner. «Par notre Yoga, écrivait Sri Aurobindo, nous ne proposons rien de moins que de briser dans leur totalité les formations passées et présentes qui constituent l’homme matériel et mental ordinaire et de créer un nouveau centre de vision, un nouvel univers d’activités en nous-mêmes, lequel devra former une humanité divine ou une nature surhumaine.» Il ne s’agit pas là d’une «idée», mais d’une expérience à vivre, expérience que Sri Aurobindo a minutieusement expliquée dans son œuvre considérable. C’est ce que s’efforcent de réaliser pratiquement quelque mille hommes et femmes de tous pays à l’Ashram de Pondichéry.

Dans votre réponse à la presse suédoise, vous souligniez: «L’adversaire capital de la tolérance, ce n’est pas l’agnosticisme, mais le manichéisme.» C’est bien pourquoi, aussi, les religions ne pourront jamais unir les hommes, parce qu’elles sont restées manichéennes dans leur principe, parce que fondées sur une morale, sur une idée du bien et du mal qui variera nécessairement d’un pays à l’autre. Les religions ne réconcilieront pas plus les hommes entre eux qu’elles n’ont réconcilié les hommes avec eux-mêmes, dans leur aspiration à «être» et leur besoin d’action, et pour les mêmes raisons, car, ici et là, elles ont creusé un abîme entre un bien idéal, un «être» qu’elles ont rejeté au ciel, et un mal, un «devenir» qui se partage ce monde où «tout est vanité». Je voudrais vous citer ici un passage des Essais sur la Gitâ de Sri Aurobindo, qui jette une claire lumière sur le problème: «Ce sont des expédients maladroits et trop commodes ceux qui prétendent mettre sur le dos d’un Diable semi-omnipotent la responsabilité de tout ce qui nous semble mal ou terrible, ou qui rejettent ces choses comme faisant partie de la Nature, créant ainsi une opposition insurmontable entre la nature du monde et la nature de Dieu, comme si la Nature était indépendante de Dieu; ou ceux qui prétendent encore rejeter cette responsabilité sur l’homme et ses péchés, comme si l’homme avait eu son mot à dire dans la fabrication du monde et comme s’il pouvait créer quoi que ce soit contre la Volonté de Dieu... Il faut regarder la réalité courageusement en face et voir que c’est Dieu, et personne d’autre, qui a fait ce monde dans son être et qu’il l’a fait ainsi. Il faut voir que la Nature qui dévore ses enfants, le temps qui se repaît de la vie des créatures, la Mort universelle et inéluctable et la violence des forces de Roudra dans l’homme et dans la Nature sont aussi la suprême Divinité sous l’un de ses aspects cosmiques. Il faut voir que Dieu le bienfaisant et prodigue créateur, Dieu qui aide, le sauveur puissant et miséricordieux, est aussi Dieu qui dévore et Dieu qui détruit. Le tourment du lit d’angoisse et le mal qui nous tenaille sont la pression de Sa main, autant que la joie et la douceur et le plaisir. C’est seulement lorsque nous voyons avec les yeux de la complète union et sentons cette vérité jusque dans les profondeurs de notre être, que nous pouvons aussi découvrir totalement, derrière ce masque, le calme et beau visage de la Divinité qui est Toute-Félicité et découvrir dans la pression de Sa main qui met à l’épreuve notre imperfection, le geste de l’ami et celui du constructeur de l’esprit dans l’homme. Les discordes de ce monde sont les discordes de Dieu et c’est seulement en les acceptant et en progressant à travers elles que nous pourrons arriver aux plus hauts accords de sa suprême harmonie.» Et il me semble que les personnages de vos livres ne chercheraient pas si intensément le sacrifice et la mort s’ils ne pressentaient pas ce visage de lumière et de joie derrière le masque d’ombre où ils plongent passionnément.

Ainsi, Sri Aurobindo n’a cessé de souligner que l’humanité à travers ses cycles d’évolution progressive devait dépasser la période simplement éthique et religieuse, comme elle doit dépasser la période infrarationnelle et rationnelle, pour s’ouvrir à un nouvel «âge spirituel et suprarationnel» – sinon nous restons voués aux déchirements, aux contradictions et aux sacrifices sanglants qui secouent notre époque, «car vivre en fonction d’une morale est toujours un drame», comme le constate l’un des personnages de l’Espoir.

Ce n’est pas l’affaiblissement ou la disparition de la religion qui est à l’origine des drames que nous vivons – communisme, nazisme –, ainsi que le laisse entendre le journal suédois, mais c’est la religion elle-même qui est à la source du déséquilibre en se fossilisant dans ses dogmes et en se cramponnant au pouvoir qu’elle occupe dans un cycle humain qui tire à sa fin, en refusant de s’ouvrir à une «nouvelle notion profonde de l’homme» qui réconcilie enfin le ciel et la terre. Alors les hommes vont chercher ailleurs ce que la religion est impuissante à leur donner: dans le communisme ou dans n’importe quel «isme», tant est grande et persistante leur soif d’Absolu – car cela demeure sous un nom ou sous un autre, et cette soif elle-même est le signe le plus certain d’une plénitude à venir.

À ce tournant crucial de l’évolution humaine, Sri Aurobindo apporte un lumineux message sur lequel je voudrais attirer votre attention par cette lettre et le livre que je me permets de vous envoyer. Il me semble que la jeunesse d’Europe a tellement besoin d’une grande voix qui s’élève pour la remettre en présence de ses vérités fondamentales, et que nul plus que vous ne peut toucher cette jeunesse, éveiller cet Occident angoissé.

Je souhaite profondément, Monsieur, que l’œuvre de Sri Aurobindo soit pour vous une source nouvelle d’inspiration et vous

prie de croire à mes sentiments les meilleurs, les plus attentifs.

Bernard E.


(Réponse d’André Malraux)

10 août 1955

Votre lettre m’a vivement intéressé. Je connais – relativement, bien entendu – l’œuvre de Sri Aurobindo (que le hasard m’a fait rencontrer jadis, sans que nous nous soyons adressé la parole...); mais non l’ouvrage que vous avez l’attention de m’envoyer, et qui sera le bienvenu.

Je suis d’accord – vous l’avez vu – avec votre thèse générale. Mais le texte dont il s’agit (la réponse à une enquête) était limité par sa nature même.

Je vous remercie donc, et vous prie de me croire, Monsieur, sincèrement à vous.

André Malraux

30 mars 1972

(Entrevue avec R, une disciple américaine, puis Sujata. traduction)

Nous avons laissé de côté toutes les conventions, alors imédiatement trop de gens pensent: «Ah! bel endroit pour satisfaire nos désirs.» Et il y en a beaucoup (presque tous) qui viennent avec cette intention.

Et parce que j’ai fait une maternité pour les enfants de ceux que j’étais obligée de renvoyer de l’Ashram afin qu’ils aient un endroit pour avoir leur enfant, les gens s’imaginent que la maternité est faite pour tous les enfants nés d’une manière illégale!

Je me moque de la légalité, je me moque des lois et des conventions, mais ce que je veux, c’est une vie plus divine et non une vie animale.

Et il y en a qui font de la liberté une licence; ils s’en servent pour satisfaire leurs désirs. Et toutes ces choses que nous avons vraiment travaillé toute notre vie à maîtriser, ils s’y abandonnent: une dissipation. Je suis absolument dégoûtée.

Nous sommes ici pour surmonter tous les désirs et nous tourner vers le Divin et pour devenir conscients du Divin.1 Réaliser et manifester le Divin dans notre vie, tel est le chemin, et non devenir des animaux et vivre comme des chats et des chiens.

Puis entre Sujata

(En français) Comme je voudrais pouvoir aller leur dire à tous à leur figure qu’ils se sont trompés, que ce n’est pas comme cela. Mais je crois qu’il est temps de l’écrire.

Parce que je dis que je ne suis pas pour les vieilles conventions, alors nous pouvons vivre comme des animaux.

Mais, douce Mère, ta force est extrêmement active en ce moment, tu sais.

Oui, je sais. Je sais: quand je suis comme cela, tout le temps je vois la Force – et ce n’est pas «ma» force: c’est la Force Divine. J’essaye; moi, j’essaye d’être comme cela (geste comme un canal). Ce corps essaye d’être simplement... simplement un transmetteur aussi transparent que possible, autant que possible impersonnel. Que le Divin puisse faire ce qu’il veut.

(silence)

C’est devenu très transparent. Parce que dès qu’on met quelque chose devant toi, l’acte est fait imédiatement.

(silence)

Hier, il y avait cinquante-huit ans que j’étais ici pour la première fois. Depuis cinquante-huit ans, je travaille POUR ÇA, pour que le corps soit aussi transparent et aussi immatériel que possible, c’est-à-dire qu’il ne fasse pas obstruction à la Force qui descend.

Maintenant – maintenant c’est le corps, le corps lui-même qui le veut de toutes ses cellules. C’est sa seule raison d’être.

Essayer, essayer de réaliser sur terre un élément qui soit purement transparent, translucide, et laisse la Force agir sans la déformer.

(silence)

Au revoir. Tu le diras à Satprem. Satprem dira ce qu’il peut faire de tout ça.

avril




2 avril 1972

*1.000 ans

(Une vision de Sujata dans la nuit du 1er au 2 avril traduction)*

Nous entrons dans la cour d’un bâtiment, Satprem et moi. Nous voyons des gens au visage triste, la tête courbée, solennels et silencieux. La Mère est morte. Tout le monde pense que Mère est morte.

Image 3

Les gens sont éparpillés ici et là dans la cour, seuls ou par groupes de trois ou quatre; certains sortent par une petite porte dans la cour, d’autres sortent par une porte au premier étage, à l’extrémité d’une longue passerelle. Un escalier monte de la cour jusqu’à la passerelle. À l’extrémité gauche de la passerelle, se trouve la porte par où les gens sortent; nous tournons à droite sur la passerelle et arrivons dans la chambre de Mère.

Nous entrons dans la chambre de Mère. Mère est allongée sur un lit. Elle est habillée de satin ou de soie blanche (le lit aussi est couvert de satin blanc). Quatre ou cinq personnes se trouvent dans la chambre, l’air désolé. Lentement, ils sortent. Une ou deux personnes passent dans la chambre contiguë. Reste une personne (un homme) qui semble un peu errer dans la chambre sans voir Mère; il reste à regarder une peinture accrochée au mur, comme si la peinture l’intéressait plus que le reste. Finalement, seuls Satprem et moi restons dans la chambre. Il est tout près du lit de Mère, je suis un peu derrière. Mère a l’air très pâle et blanche. Soudain, je suis surprise de la voir s’asseoir sur son lit et parlera Satprem. Elle parle pendant très longtemps à Satprem. Elle lui explique la transformation du corps.

À ce moment-là, de la chambre voisine, Sri Aurobindo me fait signe; cette chambre est séparée de celle de Mère par une simple partition avec une porte. C’est sa chambre. Lui aussi est allongé sur son Ht: un grand lit. Champaklal est debout à ses pieds, c’est le seul Je m’approche de Sri Aurobindo. Il pose deux doigts de sa main (l’index et le médius) dans la paume de ma main droite, et il me dit: «Tu dois porter la foi et l’aspiration pendant mille ans.»

Puis Satprem et moi sortons de la chambre de Mère et suivons la passerelle qui conduit à la porte de sortie (à gauche), afin d’annoncer au monde... que MÈre est vivante.

Mon rêve s’arrête avant que nous ayons franchi le seuil de la porte.

2 avril 1972

(Entrevue avec l’architecte d’Auroville, Net U – N est le secrétaire de la «Sri Aurobindo Society», et U, son rival, le secrétaire de «Sri Aurobindo’s Action». L’architecte donne une fleur à Mère.)

Qu’est-ce que c’est?

Je crois que c’est «supramentale clarté» ou vibration.

(Mère parle en anglais)

Je vais vous dire à tous: nous prêchons l’unité, l’unité de l’humanité, et nous nous querellons tous – d’horribles querelles, des rancunes, toutes sortes d’incitations que nous condamnons chez les autres. Nous donnons un joli exemple! et les gens rient. Voilà.

Cela m’est rapporté de nombreux côtés.

Commencez par vous-mêmes, disent les gens, et ils ont raison.

Chacun de vous, tous, vous avez d’excellentes raisons, et tout le monde semble mentir. Ils ont d’excellentes «raisons». Vous savez, l’ego est le plus habile gredin que j’aie jamais rencontré. Il prend des allures si jolies-jolies, chacun dit: «Je voudrais, mais je ne peux pas.» Voilà. Et je vous dis: cela m’est rapporté de tous les coins, proches et loin, de l’Inde et d’autres pays – commencez par vous-mêmes. C’est-à-dire que nous sommes ridicules. Ridicules. Et nous avons de si bonnes raisons! – tous les gens ont de bonnes raisons. Mais c’est au-dessus de la raison, cela n’a rien à voir avec la raison, rien, nous voulons... une nouvelle création.

Si le Divin avait seulement une heure les mêmes sentiments que les hommes, il n’y aurait plus de monde. Ça, je peux vous le dire. J’ai vu clairement (croyez-moi si vous le voulez), j’ai vu le monde avec les yeux du Divin. C’est si horrible, vous savez, si contraire à ce que ça doit être, que si le Divin disait «seulement Lui», brrt! tout disparaîtrait – plus de monde, plus d’hommes: seulement Ça. Des ego pulvérisés.1

C’est difficile, c’est la chose la plus difficile – nous sommes ici pour faire des choses difficiles. Nous sommes dans une période de transition. Je ne peux pas vous dire: «Soyez comme ceci ou soyez comme cela», parce qu’il n’y a pas d’exemples encore. C’est en train de se faire, nous sommes juste au moment de la transition. C’est très difficile – mais très intéressant.

Pendant des siècles et des siècles, l’humanité a attendu ce moment. Il est venu. Mais c’est difficile.

Je ne dis pas que nous sommes ici, sur la terre, simplement pour nous reposer et nous amuser; ce n’est pas le moment maintenant. Nous sommes ici... pour préparer le chemin de la nouvelle création.

Le corps a des difficultés, alors je ne peux pas être active, hélas. Ce n’est pas parce que je suis vieille – je ne suis pas vieille. Je ne suis pas vieille, je suis plus jeune que la plupart de vous. Si je suis ici inactive, c’est parce que le corps s’est définitivement donné pour préparer la transformation. Mais la conscience est claire et nous sommes ici pour travailler – le repos et les amusements viendront après. Faisons notre travail ici.

Alors, je vous ai appelés pour vous dire cela: entreprenez ce que vous pouvez, faites ce que vous pouvez, mon aide sera avec vous. Tous les efforts sincères seront aidés au maximum.

(puis Mère parle en français)

C’est le moment d’être héroïque.

L’héroïsme n’est pas comme l’on dit, mais d’être pleinement unis – et l’aide divine sera toujours avec ceux qui ont résolu d’être héroïques en toute sincérité. Voilà.

Vous êtes ici en ce moment, c’est-à-dire sur la terre, parce que vous l’avez choisi dans le temps – vous ne vous en souvenez plus, mais moi, je le sais; c’est pour cela que vous êtes ici. Eh bien, il faut être à la hauteur de la tâche. Il faut faire un effort, il faut vaincre toutes les petitesses et toutes les limitations, et surtout dire à l’ego: ton temps est passé. Nous voulons une race qui n’ait pas d’ego, qui ait une conscience divine à la place de l’ego. C’est cela que nous voulons: la conscience divine qui permettra à la race de se développer et au surhomme2 de naître.

Si vous croyez que je suis ici parce que je suis liée, ce n’est pas vrai. Je ne suis pas liée. Je suis ici parce que mon corps s’est donné pour les premières tentatives de transformation. Sri Aurobindo me l’a dit; il m’a dit: «Je ne connais que vous qui puissiez le faire.» J’ai dit: «Bien, je le fais.» Ce n’est pas... je ne souhaite à personne de le faire pour moi parce que... parce que ce n’est pas très plaisant, mais je le fais très volontiers parce que les résultats, tout le monde pourra en profiter. Je ne demande qu’une chose: ne pas écouter l’ego. C’est tout. Le temps de l’ego est passé. L’humanité et son ego, nous voulons la surpasser, la dépasser, nous voulons une race qui n’ait pas d’ego, qui ait une conscience divine à la place de l’ego. Voilà, c’est tout.

Quelque chose à dire?

(silence)

S’il y a dans vos cœurs un oui sincère, vous m’aurez pleinement satisfaite. Je n’ai pas besoin de mots: j’ai besoin d’une sincère adhésion de vos cœurs. Voilà tout.

(silence)

(À l’architecte:) Tu as suivi?

Oui, douce Mère.

Tu es d’accord?

Pleinement d’accord.

(les deux autres se taisent Mère s’adresse à eux en anglais)

(À N et U:) Vous et vous, vous devez vous mettre d’accord. Vous êtes ici pour ça. Vous êtes venus dans cet endroit et en ce moment pour ça. Nous devons donner au monde l’exemple de ce qui doit être: pas des petits mouvements égoïstes mais une aspiration à la manifestation de la Vérité. Voilà.

(silence)

Je puis vous assurer que tout effort sincère sera pleinement aidé par le Divin. De cela, je suis sûre; je peux vous en assurer.

(silence)

C’est tout ce que j’ai à dire.

3 avril 1972

(Entrevue avec la disciple américaine)

Les choses vont vite.

Il faut que le corps apprenne à ne pas penser à lui-même. C’est la seule chose possible. Dès qu’il pense à lui-même, il est dans un état épouvantable.

Mais vraiment, sincèrement il ne pense plus. Il est ici pour le travail; il faut faire le travail, et puis c’est tout. Advienne que pourra – au fond, advienne que pourra, qu’est-ce que ça peut lui faire!... Il dit: «C’est très bien.» Dans l’état de danger où il est, il ne peut pas rester toujours; alors il faut, ou qu’il se transforme, ou qu’il se déforme et qu’il se défasse. Eh bien... il n’a qu’à ne pas s’en occuper, laisser ça entre les mains du Seigneur – vraiment, sincèrement.

Et s’il peut abdiquer au point de pouvoir devenir vraiment un instrument transparent, alors c’est bien.

Ce n’est pas son affaire – il est incapable de savoir ce qu’il faut faire. Et il en est de plus en plus incapable exprès, je le sais – alors... que Ta volonté soit faite, Seigneur, c’est la seule chose importante. Voilà.


(Puis entre Sujata. Que s’est-il passé entre le 2 et le 3 avril pour que Mère, subitement, tienne le langage qui suit?)

Bonjour, douce Mère.

Bonjour, mon petit.

Ça va?... Vraiment?

Oui, douce Mère.

(silence)

Je te le dis à toi... Mais il avait été entendu avec Satprem que s’il est l’heure de se transformer, si mon corps devient froid, qu’on ne se dépêche pas de le mettre dans le trou. Parce que ça peut être... ça peut être passager. Tu comprends? Ça peut être momentané. Qu’on s’arrange pour le garder jusqu’à ce qu’il donne des signes de complète... de commencement de décomposition. Je te le dis à toi, mais il faut que ce soit entendu, parce que ce serait stupide qu’on le mette dans le trou et puis que ce soit pour ça que tout est fini.

Tu comprends? Tu comprends ce que je veux dire?

Oui douce Mère, tes instructions sont notées.

N’est-ce pas, être absolument sûr que j’ai quitté le corps.

Je ne sais pas... Je sais qu’il y a un effort pour le transformer – il le sait et il est de bonne volonté –, mais je ne sais pas s’il sera capable... Tu comprends? Alors il peut donner pendant quelque temps l’impression que c’est fini, et ce serait seulement passager. Ça recommencerait – ça pourrait recommencer. Parce que je serais... il est possible que je ne sois pas capable de parler à ce moment-là et de le dire.

Alors je te le dis à toi – Satprem le sait. Il faut qu’une autre personne le sache aussi.

Je crois que Pranab aussi sait.

Je ne sais pas, je ne lui ai jamais rien dit.

Parce que nous l’avions noté, et tes instructions sont ici dans le tiroir. On les a gardées comme «instructions».1

Je ne sais pas, je ne lui ai jamais rien dit.

(L’assistante de Mère, en bengali à Sujata:) Il sait.

Ça a l’air bête de faire des histoires. Vaut mieux rien dire. Il suffit qu’il y en ait qui sachent.

Ça ne me préoccupe pas, seulement... Vraiment ce corps est de bonne volonté, il veut essayer de son mieux... Est-ce qu’il sera capable?... Au fond, si le Seigneur a décidé que c’est lui qui se transformerait, il se transformera, voilà tout!

(Riant) Pour le moment, il se sent très vivant! Voilà tout ce qu’il peut dire.

Et il y a de bons enfants qui prennent soin de moi, voilà!2

4 avril 1972

(Entrevue avec S.S., le troisième membre du trio rival. Celui-ci rapporte à Mère que certains Auroviliens seraient «des espions américains».)

(traduction)

Les uns disent que ce sont des espions et qu’ils sont mis là par le gouvernement américain, les autres (des Américains) disent que jamais les Américains ne prendraient des espions aussi incapables! Alors je ne vois pas... Pour dire vrai, je ne les apprécie pas beaucoup, mais je n’ai rien de définitif contre eux. C’est tout. Tout ça...

J’ai fait de mon mieux pour qu’ils s’en aillent, c’est-à-dire pour qu’ils veuillent s’en aller. Mais ce n’est pas arrivé, ils voulaient vraiment rester. Si nous avions une preuve évidente que ce sont des espions, ce serait très facile, je leur dirais de partir. Mais il y a tant d’années qu’ils sont ici. Il faut des preuves; ça ne peut pas être un sentiment ou une idée ou des choses comme cela: il faut une preuve concrète. Voilà.

Je voudrais que la Volonté du Divin se manifeste très clairement, d’une façon très catégorique. Parce que les appréciations humaines ne valent rien. Lui seul sait la Vérité et c’est Lui qui doit décider. C’est comme cela. Je ne sais pas si vous comprenez ou suivez; ce que je dis n’est peut-être pas clair. Mais pour dire la vérité, je n’ai aucun respect pour les avis et façons de voir des hommes, je suis absolument convaincue que seul le Divin peut voir la vérité. Ce que je fais, c’est de dire, de montrer clairement Son chemin de façon que nous fassions seulement ce qu’il dit et ce qu’il voit. Nous ne sommes pas capables de voir. Nous suivrons le Divin.

(silence)

Que Ta Volonté soit faite1 – quelle qu’elle soit. Voilà. C’est ma position.

(Entre l’architecte d’Auroville)

(L’architecte:) Il y a eu une suite d’événements qui ont fait que j’ai besoin de vous poser une question. Cette question, je l’ai lue à S.S. parce que nous en avons parlé longtemps ensemble dans la mesure où il nous semble qu’il y a des décisions à prendre pour tenter d’améliorer certaines choses à Auroville. Mais on bute toujours sur un problème, que j’ai résumé dans cette lettre:

«Auroville traîne avec elle un petit noyau de gens qui contaminent ta vie, l’esprit et compromettent les progrès d’Auroville. Ils rendent presque impossible l’application des mesures de sécurité, d’hygiène, de travail et ont des actions contraires à l’idéal d’Auroville. Il serait possible de renvoyer un certain nombre et de limiter la venue d’éléments nouveaux à ceux vraiment utiles à la construction d’Auroville, pendant une certaine période.

«Nous voyons que, dans les faits, cette possibilité n’est pas confirmée par toi. La présence de tels éléments indésirables, de notre point de vue, sont-ils donc, pour des raisons voulues par la Conscience Divine, nécessaires à Auroville? Devons-nous construire Auroville avec les difficultés qu’ils représentent? Et sont-ils utiles à son élaboration?»

(Mère parle en français)

D’une façon générale et absolue, les difficultés sont TOUJOURS des grâces. Et c’est... (comment dire?) la faiblesse humaine qui fait qu’elles ne les aident pas. Les difficultés sont TOUJOURS des grâces. Il y a longtemps que je suis sur terre cette fois-ci et j’ai toujours-toujours-toujours, toujours sans exception, j’ai fini par voir que les difficultés ne sont que des grâces. Et je ne peux ni sentir ni voir autrement parce que toute ma vie cela a été comme cela. Commencer par rouspéter et se dire «pourquoi?... je suis plein de bonne volonté, et les choses s’accumulent et...» Et puis après, tout simplement, j’aurais pu me donner une claque en me disant: «Imbécile, c’est pour perfectionner le caractère et le travail!» Voilà.

(silence)

Il y a des personnes qui ont été repoussées de l’Ashram dans Auroville. Ceux-là, je reconnais que ce sont des gens difficiles et qui rendent les choses difficiles. Je voudrais que tout naturellement ils soient repoussés d’Auroville... ailleurs. Quoique ce ne serait pas très gentil pour le monde – mais ça ne fait rien! Mais dans la vie libre, c’est peut-être possible. Extérieurement, il faudrait parler à chaque individu.

Maintenant continue, dis-moi ce que tu voulais me dire.

(L’architecte:) Non, douce Mère, je voulais simplement savoir si l’on doit accepter la présence de ces gens qui paraissent indésirables, comme une nécessité au progrès d’Auroville, et dans ce cas-là, il n’y a qu’à faire les choses en conséquence avec les difficultés qu’ils représentent, ou si l’on doit prendre des mesures pour permettre que les problèmes de sécurité soient possibles, les problèmes d’hygiène soient possibles...

Quel problème d’hygiène? Quel problème de sécurité?

Par exemple, douce Mère, ça ne sert absolument à rien de leur donner des extincteurs, de leur donner des tuyaux avec de l’eau, si les gens ne font pas l’effort pour savoir comment on utilise un extincteur et comment tenir le tuyau en état de propreté pour pouvoir être utilisable.

Oui, ça c’est évident.

L’hygiène, c’est pareil.

Il n’y a personne à qui l’on pourrait donner la responsabilité?

Oui, douce Mère, il faudra bien s’arranger avec ce qu’on a.

Oui. Mais on aurait pu s’arranger avec ceux en qui on peut avoir confiance, et les autres, s’ils ne sont pas contents, ils s’en iront. Tu comprends ce. que je veux dire? Au lieu de prendre activement la position: «Allez-vous en» (c’est très difficile pour beaucoup de raisons), si on les met sous une autorité qu’ils n’acceptaient pas, ils seront obligés de s’en aller. Ils commenceront par protester, il faut leur dire: «Non, c’est comme ça.»

Il faut avoir les personnes capables avec le caractère nécessaire, et une fois qu’on les a, alors on peut leur donner l’autorité, et si les autres ne sont pas contents, ils s’en iront! C’est comme cela. Mais on ne peut pas renvoyer ceux qui sont là, tant qu’on n’a pas la personne ou les personnes qui peuvent prendre activement la position. Voilà.

Oui, douce Mère, c’est clair. Mais il y a le problème des admissions à Auroville, aussi.

Ah! alors?

Certains éléments nous apparaissent absolument indésirables au départ, par exemple. Et ces éléments, parfois, sont acceptés. Est-ce qu’il y a là une raison?

À l’essai. Jamais autrement qu’à l’essai.

Mais, douce Mère, quand ils sont à l’essai, après on ne peut plus les renvoyer!

Ah! s’ils ne sont pas satisfaisants, ils peuvent être renvoyés. Moi, je parle de ceux (c’est ce que j’ai dit justement à S.S.) que j’ai été obligée de pousser hors de l’Ashram parce qu’ils étaient tout à fait indésirables à l’Ashram,2 et alors ils sont allés à Auroville; ceux-là, il faudrait qu’ils s’en aillent ou qu’ils se sentent... justement qu’ils sentent qu’ils n’ont aucune place. Mais les nouveaux venus, ceux qui sont pris à l’essai et qui sont indésirables, ils peuvent s’en aller. Ça, c’est pour les vieux: les vieux, ceux qui sont là depuis des années et des années. Mais les nouveaux venus, tous ceux qui ont été pris à l’essai, qui ne sont pas satisfaisants, ils peuvent s’en aller – ils DOIVENT s’en aller. Je vous donne pleine autorité pour les faire s’en aller.

N’est-ce pas, il y a des gens qui viennent vers moi: je ne connais pas les noms, je ne sais pas ce qu’ils font, je ne sais rien; il faut que ce soit l’un de vous deux qui me passe les demandes nouvelles (ceux qui savent la situation et qui connaissent les gens). Malheureusement, il y a des tas de gens qui m’écrivent, et moi je ne sais pas, n’est-ce pas, je ne me souviens jamais des noms des personnes; je ne le sais que quand on me dit ce qu’ils sont, ce qu’ils font et tout cela. Mais si vous avez l’expérience des gens et que vous puissiez me dire: «Celui-là est comme ça», j’ai confiance en ce que vous me dites; et si vous me dites: «Cet homme est indésirable», eh bien, qu’il s’en aille. Seulement il faut que je sois prévenue parce que les gens ont l’habitude d’aller de l’un à l’autre et de me faire parvenir des demandes, et moi je ne me souviens plus, je n’en sais rien. Tu comprends la situation? Je donne une réponse générale, et pour eux, c’est... parce que je crois qu’on me parle de quelqu’un d’autre. Je ne me souviens plus, j’oublie les noms – la prochaine minute j’aurai oublié. J’ai la tête pleine de... n’est-ce pas, quelque chose de beaucoup plus vaste que ça. Il faut que ce soit une personne – une ou deux (deux, c’est très bien), qui me parlent des admissions, des nouvelles admissions à Auroville, et je suis pleinement d’accord pour renvoyer ceux que vous trouvez indésirables.

Vous comprenez?

Oui, douce Mère. Mais maintenant, ce qui se passe, toutes les demandes sont présentées par S.S. Il n’y a personne d’autre qui présente des demandes de nouveaux venus. Donc les choses doivent être simples?

Est-ce que c’est sûr, ça?

Et l’autre jour (je prends un exemple, douce Mère, parce que, pour moi, c’était un problème), il y a une fille qui était droguée, qui a été renvoyée d’Auroville, et elle a demandé à S.S. à revenir. Et nous avons...

Une fille?

Oui, douce Mère. Et nous avions, S.S. et moi, pensé que ce n’était pas souhaitable, et vous avez dit: «Il faut lui donner encore une chance.»

Oui – oui, pour un mois?3

(S.S.:) Maintenant, il y a une semaine qu’ils sont là à l’essai.

Il faut au moins un mois. Au moins un mois. Mais s’ils montrent la moindre insincérité, vous comprenez, s’ils disent: «Je ne fais pas, et je le fais; je ne veux pas et...», vous n’avez qu’à leur dire «allez-vous en». Vous n’avez même pas besoin de me le demander, vous pouvez les renvoyer. Et me prévenir: telle personne a été trouvée insatisfaisante. Je vous donne l’autorité de le faire. Je ne protesterai pas. Seulement, il faut me prévenir parce qu’il y a des tas de gens qui viennent... n’est-ce pas, ils sont très malins: ils vont trouver d’autres gens qui viennent me demander.

(L’architecte:) La question que l’on se posait, douce Mère, c’était de savoir si, même ces gens-là, vous pensez qu’ils peuvent avoir une utilité pour créer une difficulté à Auroville.

Non! Non-non-non. Je ne suis pas pour augmenter volontairement les difficultés! Je sais qu’elles viennent pour... Mais il ne faut pas les tirer – au contraire. Il ne faut pas. Il faut rendre les choses aussi faciles que l’on peut. Seulement il ne faut pas être affecté par la difficulté, voilà. Je ne dis pas du tout d’accepter les difficultés – ne les attirez pas du tout, du tout, du tout; la vie est assez difficile telle qu’elle est! Mais quand la difficulté vient, il faut avoir bon cœur et bon courage.

Il faut vouloir l’Ordre, l’Harmonie, la Beauté et... l’aspiration collective – toutes choses qui, pour le moment, ne sont pas encore là. Ce qu’il faut, c’est... n’est-ce pas, notre devoir à nous qui organisons, c’est de donner l’exemple de ce que nous voulons que les autres fassent. Il faut être au-dessus des réactions personnelles, uniquement branchés sur la Volonté divine et l’instrument docile de la Volonté divine – impersonnels, sans réactions personnelles.

Être en toute sincérité. Ce que le Divin veut, que cela soit. Voilà. Si nous sommes comme cela, nous sommes comme nous devons être, et c’est ça qu’il faut que nous soyons. Et puis tout le reste-tout le reste, on fait de son mieux.

Je sais que ce n’est pas facile, mais nous ne sommes pas ici pour faire des choses faciles; il y a le monde tout entier pour ceux qui aiment la vie facile. Et je voudrais que les gens sentent que de venir à Auroville, ce n’est pas venir à une vie facile: c’est venir à un effort de progrès considérable. Et ceux qui ne veulent pas suivre devraient s’en aller. Voilà la chose. C’est cela que je voudrais, que la Chose soit tellement forte, le besoin de progrès, de divinisation de l’être soit si intense que ceux qui ne peuvent pas – ne veulent pas ou ne peuvent pas – se plier à ça, que tout naturellement ils s’en aillent: «Ah! ce n’est pas ce que je pensais.» Maintenant, tous ceux qui veulent une vie facile, faire ce qu’ils veulent, ce qu’ils désirent, disent: «Ah! si on allait à Auroville.» – Il faut que ce soit le contraire. Qu’on sache que de venir à Auroville, cela veut dire faire un effort de progrès presque surhumain. Voilà.

C’est la sincérité de notre attitude et de notre effort qui a de l’effet. Il faut qu’ils sentent que l’insincérité et le mensonge, ça ne va pas ici – que ça ne va pas, qu’on ne peut pas tromper des gens qui ont donné toute leur vie pour dépasser l’humanité.

Il n’y a qu’une façon de les convaincre, c’est d’ÊTRE comme ça.

Là, nous serons forts, nous aurons toute la force divine avec nous.

Nous sommes ici pour préparer une surhumanité, non pour retomber dans les désirs et la vie facile – non.

Il faut qu’ils le sentent et que ce soit tellement fort que rien que la force de notre sincérité les pousse dehors – c’est ça qu’il faut qu’ils [sentent]. Là, nous serons ce que nous devrons être. La puissance de la réalisation – de la sincérité de la réalisation – est telle qu’elle est insupportable pour ceux qui sont insincères.

(silence)

C’est tout.

Oui, douce Mère.

(silence)

Si l’on est en toute sincérité du côté du Divin, on est tout ce qu’il faut.

Sri Aurobindo disait toujours cela: si les hommes pouvaient savoir ça, que si en toute sincérité – en toute sincérité – ils se donnent au Divin et se mettent du côté du Divin, ils deviennent tout ce qu’il faut.

Ça peut prendre du temps, ça peut avoir des remous et des difficultés, il faut être... inflexible: «Je suis pour le Divin et la manifestation divine, et envers et contre tout.» Voilà. Alors c’est la toute-puissance – même sur la mort.

Je ne dis pas demain, je ne dis pas imédiatement, mais... c’est une certitude.

5 avril 1972

(Il est tout d’abord question des traducteurs des «Notes sur le Chemin». L’un d’eux veut abandonner le travail.)

C’est l’ego qui exige que les choses soient faites en gardant la considération pour lui – (riant) Monsieur Ego veut que l’on garde la considération!... Il proteste violemment avant de s’en aller.

Oh! j’ai vu des choses tellement intéressantes, mon petit! J’ai eu des heures où j’étais le spectateur: la conscience était le spectateur d’une rencontre de l’Ego avec la conscience du surhomme... (riant) c’était comme une bataille! Et l’ego se défendait d’une façon tellement habile! C’était comme s’il disait: «Voyez, si vous me renvoyez, le monde deviendra un enfer!» Et alors il montrait les scènes les plus effroyables, il disait: «Si je me retire de celui-là, voilà ce qu’il fera; si je me retire de ça, voilà ce qui arrivera...» (Mère rit) Et alors, des choses horribles, tu sais, les catastrophes les plus épouvantables!... Ça a duré pendant des heures.

Je ne dors pas la nuit, n’est-ce pas, mais je reste très immobile, et alors je suis le spectateur de toutes ces scènes.

Si c’était raconté en détail, ce serait vraiment intéressant... peut-être plus tard?

(silence)


Les personnages de l’histoire

La conversation qui suit nous oblige à mettre au point la situation telle qu’elle était chez Mère. Mais, hélas, nous étions encore à moitié aveugle, parce que Mère, justement, nous entourait d’un tel cocon de lumière que nous ne pouvions pas voir vraiment ce qui se passait – elle savait notre caractère impétueux, et elle savait que nous n’aurions jamais supporté la situation et les manigances des gens si nous avions compris réellement ce qui se passait. Mais peu à peu, certaines choses ont filtré dans notre conscience.

Nous assistions à une tragédie, sans le savoir.

La «tragédie», c’est après, quand c’est fait. Sur le moment, ce sont des êtres qui passent, avec leurs gestes comme tous les jours, leurs vaines paroles, et des petites volontés sourdes, ni pires, ni meilleures que les autres, qui ne savent pas très bien leur sens ni où elles vont. Et pourtant, la tragédie est déjà faite dans ce petit geste, cet acte vain, ces quelques paroles comme le vent qui passe. Comment était la guerre de Troie, «tous les jours»? ou la mort d’Alexandre, un «beau jour»? Le destin s’empare de quelques êtres et cristallise soudain un grand moment de l’Histoire, mais les comparses n’étaient ni «cruels» ni «bons»: ils étaient tellement comme l’homme de tous les jours, avec une petite différence de cœur. Et chacun joue son rôle, en blanc ou noir, pour un imprévisible but où tout est consolé.

Mais en attendant...

Il y avait donc autour de Mère: Pranab, son «gardien», un ancien boxeur, être violent et orgueilleux dont les défauts évidents étaient l’envers d’un Amour qu’il n’a jamais voulu accepter, parce qu’il aurait fallu se soumettre. «Un orgueil for-mi-da-ble», nous disait Mère un jour.1 Il n’avait aucune foi, sauf en ses biceps, et il était frustré de voir ses rêves de «surhomme» sans réalisation physiologique concrète. Il était parfaitement dévoué à sa façon, c’est-à-dire à la façon du sportif qui a perdu la partie qu’il espérait gagner, mais qui suit les règles du jeu jusqu’au bout. Il traitait Mère comme une brute et lui parlait comme une brute, mais il la servait brutalement et sans ménager ses peines, quoique avec une impatience grandissante. Il a servi Mère plus de vingt-cinq ans. Vis-à-vis de Satprem, Pranab avait une aversion instinctive, comme il avait une aversion pour Pavitra (qu’il a si mal traité) et pour tout ce qui dépassait un peu son intellect primaire – Pranab ne pouvait aimer que ce qu’il pouvait dominer. Et il était parfaitement xénophobe: les «sahibs», comme il disait, oubliant, ou peut-être pas, que Mère aussi était «une étrangère». Jamais, il n’y a eu d’échanges de paroles entre Pranab et Satprem, leurs mondes étaient complètement différents et les occupations de l’un ne touchaient pas à celles de l’autre. Simplement, il manifestait son agacement ou son mépris pour Satprem lorsqu’il entrait pesamment dans la chambre de Mère et trouvait Mère en contemplation, tenant les mains de Satprem – peut-être était-il impatient d’un Amour qui lui échappait. Nous ne lui avons jamais dit un mot. Il ne nous a jamais rien dit.

Le deuxième personnage de l’entourage de Mère était son médecin, le Dr Sanyal. Un être parfaitement dévoué et sans calcul, clair, mais sans foi aucune, sauf en sa médecine et en les moyens médicaux. Il a vécu quelque vingt ans près de Mère sans comprendre ce qu’elle faisait et en semant dans sa conscience corporelle tous ses doutes et ses impossibilités médicales. Mère en a plusieurs fois parlé dans cet Agenda.

Le troisième personnage était le serviteur de Mère, Champaklal, qui avait été aussi le serviteur de Sri Aurobindo. Un homme au cœur pur, simple et d’un dévouement total. De lui, il n’y a rien à dire, sauf notre respect. Il venait d’un village du Goudjérat et il était arrivé directement à l’ashram, cinquante ans plus tôt, à l’âge de 18 ans. Entre Sri Aurobindo et son village, il n’y a rien eu. Il ne comprenait rien à ce qui se passait – simplement, il servait et faisait ce qu’on lui disait.

Le quatrième et dernier personnage était la nouvelle assistante de Mère. Elle va apparaître dans la conversation qui suit. C’était justement l’être sur lequel nous étions le plus aveugle parce qu’elle était jeune et affectueuse – mais elle était complètement sous la coupe de Pranab et aveuglée par ses passions. Nous nous étions bien aperçu qu’elle épiait nos conversations, ce qui introduisait déjà un trouble dans l’atmosphère et freinait invisiblement les paroles de Mère – est-il besoin de dire que Mère sentait tout ce qui se passait dans l’atmosphère. Que de fois elle s’est arrêtée, invisiblement interrompue, et elle nous disait: «Je ne peux pas parler» – mais ce n’était pas simplement par essoufflement. Donc, déjà, l’atmosphère de nos conversations n’était plus ce qu’elle avait été pendant quinze ans, jusqu’en 1970. Mais en plus, un très triste fait nouveau s’est produit, par notre faute. Nous avions vu que Mère parlait souvent à propos d’Auroville, ou avec l’un ou l’autre des disciples, et nous regrettions que ces paroles fussent perdues – il nous semblait que la moindre de ses paroles avait tant d’importance pour le monde, même si nous n’étions pas encore en état de comprendre vraiment tout ce qu’elle disait. Après en avoir parlé à Mère, nous nous sommes donc arrangé pour obtenir un appareil d’enregistrement sur cassettes, aisément maniable. Il avait été convenu avec Mère que son assistante enregistrerait les conversations importantes et nous les passerait pour que nous les joignions à l’Agenda. D’abord, nous nous sommes aperçu que l’assistante gardait les enregistrements, mais nous n’avons voulu rien dire par une sorte de crainte innée chez nous d’avoir l’air d’«accaparer» ou de nous mettre en avant, et nous ne savions pas très bien sur les ordres de qui elle agissait. Puis, peu à peu, l’assistante a complètement cessé de nous donner les enregistrements, même ceux de Mère avec Sujata. Déjà, la situation était si fragile dans la chambre de Mère, que nous n’avons voulu rien dire de peur de créer un éclat qui serait retombé sur Mère. Déjà aussi, nous avions senti l’invisible barrage contre la présence de Sujata, dont le nom était systématiquement barré des listes d’entrevues à la moindre occasion, ainsi que celui des quelques jeunes filles qui représentaient les éléments gentils, et muets, de l’Ashram. Et comment pouvions-nous protester lorsque l’on disait à Sujata: «Mère ne peut pas... Mère est malade...»? Une fois, Sujata l’a dit à Mère, mais lorsque le fait s’est reproduit trois, quatre et dix fois, il n’y avait plus rien à dire. Sans le savoir, Satprem sentait aussi sa propre présence chez Mère, menacée et fragile. En fait, nous étions seuls au milieu d’une sourde alliance d’oppositions. Pourquoi l’opposition? Nous n’en savons rien, sauf la petitesse humaine qui ne comprend pas et abhorre tout ce qui la dépasse. Même le fils de Mère était jaloux que nous ayons cette place près d’elle, sans parler des autres, les «menteurs» purs et simples, comme disait Mère, qui dirigeaient, et dirigent encore, les affaires de l’Ashram. Et finalement, mais beaucoup plus tard, nous nous sommes aperçu que ce fameux appareil à cassettes, dont nous ne recevions même plus les enregistrements, servaient à enregistrer clandestinement nos propres conversations avec Mère... pour le compte de qui?

C’était la fin. L’atmosphère était tellement pourrie que, évidemment, cela ne pouvait plus durer longtemps – Mère suffoquait là-dedans. Nous avons nous-même découvert plus tard, dans notre propre corps et par expérience directe, que les mauvaises pensées créent une oppression et une angoisse comme si l’on manquait d’air. Mais même lorsqu’on nous fermera la porte de Mère, un an et un mois plus tard, presque jour pour jour, le 19 mai 1973, nous ne POUVIONS PAS croire que c’était la fin, nous étions convaincu que c’était la dernière étape et qu’enfin Mère allait secouer l’esclavage de la nourriture: la dernière attache avec la vieille physiologie. Mais nous le savons, son «gardien» ne la laissera pas. Dans son discours du 4 décembre 1973, il déclare: «Au début [à partir du 20 mai], elle a refusé de prendre toute nourriture et de boire, mais d’une manière ou d’une autre nous l’avons persuadée.»2 Elle a lutté tant qu’elle a pu, et puis... Et quelquefois, il nous semble que sa petite voix balbutiait là-haut: «Où est Satprem? Où est Satprem?...» et le silence. Si nous avions forcé le barrage, cet Agenda n’aurait jamais vu le jour. La conversation suivante est donc prophétique en un sens.

Mère était ainsi entourée de ces quatre personnages: un serviteur fidèle, mais sans compréhension, un médecin sans foi, un gardien violent et despotique, et ce petit être aveugle et aveuglé, qui obéissait à ses passions et à Pranab.

Désormais les faits parleront d’eux-mêmes.


(Après un silence, Mère reprend la conversation.)

Le corps est affaibli par la transformation, le docteur dit qu’il donne des signes de faiblesse.

Et ce qui est vrai, c’est qu’il y a une espèce de tension quand il doit faire un trop gros effort. Mais ça, je pense que ça passera. Je suis convaincue – je te l’ai dit déjà – que si je vais jusqu’à cent ans, à cent ans je serai forte.

Mais, douce Mère, l’autre jour tu as reparlé à Sujata de cette possibilité que ton corps devienne apparemment privé de vie, «mort», n’est-ce pas...

Oui.

... pour les nécessités de la transformation, et que si cela se produisait, il faudrait veiller à ce que l’on ne t’envoie pas dans le trou...

Oui.

Mais pourquoi?... Cette pensée t’est revenue à nouveau, que tu allais peut-être être obligée de...

Oui... Je ne sais pas. Mais je voudrais qu’il y ait quelqu’un qui empêche de faire cette bêtise, parce que tout le travail serait perdu.

Oui, sûrement. Mais il y aura des gens comme K ici qui seront là [le disciple se tourne vers la porte de la salle de bains et fait signe à l’assistante de Mère de s’approcher].

Oui.

Il y a des gens comme K qui seront près de toi.

Oui, mon petit, mais K est une jeune fille, elle n’a pas d’autorité.

Si-si-si, douce Mère! (K rit)

(Sujata:) Mais justement, douce Mère, nous aussi, nous n’avons pas d’autorité.

Il faut des gens qui aient une autorité et qui disent (Mère parle fortement): il ne faut pas – Mère ne veut pas.

(Satprem:) Eh bien, oui, douce Mère, mais je ne vois guère que K ou Sujata près de toi – les autres, que vont-ils dire, n’est-ce pas?

Oui, mais toi?

*Moi, quelle voix? Qui m’écoutera? On dira que je suis fou, moi – on ne me laissera même pas entrer chez toi!3

(Mère rit avec une sorte de surprise)

C’est vrai, on ne me laissera pas rentrer chez toi. Mais des gens présents, comme K ou comme Sujata, celles-là, avec leur foi, peuvent faire quelque chose – ou Pranab. Mais Pranab, ça, il n’y a que toi qui...

Mais Pranab... Pranab croira que je suis morte!

Oui, c’est cela.

N’est-ce pas.

Oui... Oui, Pranab ne croit pas, il n’a pas la foi.

(Mère hoche la tête)

Moi, je crois seulement que c’est la foi de gens comme – justement de ces «petites filles» comme K ou Sujata, avec leur foi, qui auront l’autorité. C’est tout ce que je crois. Il faut qu’elles soient là.

(Mère approuve de la tête, Sujata reste silencieuse jusqu’à la fin)

C’est possible, ce n’est pas sûr que ça arrive [cette transe profonde]. Quelquefois – justement quand je vois toutes les choses –, je suis... C’est cette faiblesse qui fait que je parle avec difficulté, n’est-ce pas; je m’exprime avec difficulté; alors tout d’un coup je sens... je sens comme un... je ne sais pas, je ne peux pas dire que c’est une fatigue ni un épuisement mais... c’est comme si la vie s’en allait- – et la conscience est plus vivante, plus forte que jamais!

C’est le corps tout d’un coup qui ne sait pas s’il pourra tenir le coup, voilà.

Alors, à cause de cela, l’apparence peut être très trompeuse.

(Satprem en aparté à K:) Mais quelqu’un comme Champaklal, est-ce qu’il peut comprendre ça?

(K:) Je ne crois pas.

N’est-ce pas, la difficulté, c’est le gouvernement: un tas d’idiots qui ne savent rien mais qui veulent suivre les règles.

(Satprem:) Non-non, douce Mère, ça je t’assure...

(K:) Non, non!

(Satprem:) En tout cas, aussi longtemps que nous vivrons, on fera tout ce qu’on pourra pour veiller...

Oui.

Ça, c’est sûr.

Mon petit...

(silence)

Non, je crois que rien n’arrivera, douce Mère.

(K:) Moi aussi.

(Satprem:) Je crois que rien n’arrivera. Et que si, pour les nécessités, tu dois rester pendant un certain nombre de jours en état apparent de samâdhi, eh bien, tu seras protégée, et puis ça se passera bien, c’est tout.

(Mère approuve de la tête)

Il suffit qu’il y ait UNE personne qui ait vraiment la foi.

Oui, OUI, c’est ça. Oui, c’est ça. Oui.

Eh bien, il y en a au moins trois ici qui ont vraiment la foi!

(Mère rît) Oui.

Et quatre! (entre Vasoudha, l’ancienne assistante de Mère.)4

(L’heure sonne Mère prend les mains du disciple semble rassurée long silence)

Alors K a encore enregistré un tas de choses – elle vous les a donnés?

Ce matin?

(K:) Pas aujourd’hui: hier.

(Satprem:) Hier, oui, douce Mère. Ce n’est pas encore vu.

Seulement je ne parle plus avec la force que j’avais, parce que j’ai de la difficulté. Ce que je dis n’a pas la puissance qu’il y avait avant.

Mais il y a la puissance derrière!

Oui, la conscience est plus forte qu’elle n’a jamais été.

Mais oui!... Non-non, moi je trouve que la puissance est toujours là derrière... Tu ne parles pas comme un orateur évidemment!...

Voilà! Il s’en faut!

Enfin, mes enfants, voilà, on fera ce qu’on peut, on fera de son mieux.

Mais oui, et tu seras entourée et... on ne te lâchera pas.

Bien. Oui, c’est ça, bien! (Mère rit)

Au revoir, mon petit.

(à Sujata avec beaucoup de tendresse)

Mon petit ....


Post-Scriptum

«On ne te lâchera pas...» Comme ces mots semblent encore résonner, huit ans après, avec un terrible point d’interrogation. Et que pouvions-nous faire? Un esclandre? inutile, qui aurait simplement déchaîné la meute avant que nous n’ayons le temps de mettre en sécurité cet Agenda. Les faits, les voici, tels qu’ils ont été racontés par Pranab lui-même dans un discours public du 4 décembre 1973:

(traduction)

«Le 17 novembre au soir, je suis arrivé [dans la chambre de Mère] vers 19h05. Le Dr Sanyal était déjà là en train d’examiner Mère. Dyouman aussi était venu [celui qui apportait la nourriture de Mère]. Je me suis approché et j’ai tâté le pouls de Mère; il battait toujours, mais à de longs intervalles. Il y avait encore une respiration. Puis, lentement, tout s’est arrêté. Le docteur a fait un massage extérieur du cœur, sans résultat. Il a déclaré alors que Mère avait quitté son corps. Il était 19h25. Étant présent et sentant ma responsabilité, j’ai réfléchi à ce que je devais faire. Étaient présents à ce moment-là, André [le fils de Mère], Champaklal [le serviteur de Mère], le Dr Sanyal, Dyouman, Koumoud [l’assistante] et moi-même. J’ai parlé à André et je lui ai dit que je voulais attendre un peu, puis descendre le corps de Mère en bas, dans le hall de méditation, pour que les gens puissent la voir: “Nous garderons le corps de Mère en sorte qu’il ne soit pas dérangé, puis nous déciderons de ce qu’il faut faire.” André était d’accord avec ma proposition. Il voulait rester avec nous, mais comme il n’était pas bien portant, j’ai suggéré qu’il rentre chez lui et se repose jusqu’au lendemain. Il est sorti. Nous sommes restés et nous avons discuté de ce qu’il fallait faire.

«Nous avons donc pensé que si les gens apprenaient tout de suite le décès de Mère, ils se précipiteraient et la foule pousserait des clameurs pour la voir. Il y aurait du bruit, des cris, une terrible confusion. Ainsi, nous avons pensé qu’il fallait garder l’événement secret pendant un certain temps. Le Dr Sanyal nous a dit aussi que nous ne devions pas déranger le corps avant plusieurs heures. Nous avons donc laissé Mère telle qu’elle était jusqu’à 11h du soir, puis, quand les portes de l’Ashram eurent été fermées, nous nous sommes mis à nettoyer son corps avec de l’eau de Cologne, nous lui avons mis une jolie robe et arrangé tout. Puis Dyouman est descendu et a appelé Nolini. Nolini est monté, a tout vu et demandé ce que nous allions faire. Je l’ai informé de mon plan. Il a dit que Mère lui avait raconté une fois que s’il nous semblait qu’elle avait quitté son corps, nous ne devions pas nous presser, seulement voir que son corps soit gardé comme il faut et attendre. J’ai répondu: “C’est exactement ce que nous allons faire; nous avons nettoyé son corps, autrement les fourmis et les insectes seraient venus; nous lui avons mis une nouvelle robe et nous la descendrons tranquillement, soigneusement, pour la poser en bas dans le hall de méditation, puis, au bout de quelque temps, nous appellerons les gens.» Il était d’accord avec notre proposition... À 2h du matin environ, nous avons descendu le corps de Mère, l’avons déposé sur le lit et avons arrangé tout. Puis je suis sorti et j’ai appelé quatre ou cinq de mes lieutenants. Je leur ai expliqué ce qu’ils devaient faire: appeler d’abord les photographes, puis les «trustees» [les dirigeants de l’Ashram], puis ceux qui étaient proches de Mère... À partir de 3h du matin, ceux qui avaient été appelés sont venus. Nous avions déjà préparé là-haut une déclaration pour la Presse et pour «All India Radio” de façon qu’aucune information inexacte ne circule. Nous avons donné notre déclaration à Udar afin qu’il la mette en circulation. À 4h 15 du matin, nous avons ouvert les portes de l’Ashram afin que les gens puissent la voir et lui rendre un dernier hommage.»

Ainsi, six heures trente-cinq minutes après la prétendue «mort» de Mère, ils l’ont descendue, ils ont sorti son corps de la tranquillité et de la protection de son atmosphère, puis ils l’ont livrée en pâture à des milliers de visiteurs sous des néons brûlants et dans le ronronnement des ventilateurs... huit heures quarante-cinq minutes après.

Quelle complicité générale liait tous ces gens qui tous savaient parfaitement que le corps de Mère devait être laissé en paix dans sa chambre, qui tous connaissaient les «instructions» de Mère?

On aurait voulu se débarrasser d’elle qu’on n’aurait pas couru plus vite.

Pranab lui-même déclare impudemment dans son discours:

«Il y a une chose que Mère m’a répétée souvent, il y a longtemps, et à d’autres aussi. Elle disait que tout le travail qu’elle faisait dans son corps pourrait être gâché de deux façons: d’une part, cette force qu’elle tirait en elle pouvait être si forte et si grande que le corps ne pourrait pas la supporter et qu’il se briserait;6 et d’autre part, si elle entrait dans une transe profonde et qu’elle avait l’air d’avoir quitté son corps, et si, par erreur, nous la mettions dans le Samâdhi [tombeau], son travail serait absolument gâché. Et elle avait laissé des instructions afin que nous donnions à son corps la protection nécessaire et que nous veillions sur lui, et que c’est seulement quand nous serions absolument sûrs qu’elle avait quitté son corps que nous pouvions la mettre dans le Samâdhi. Je crois que nous avons fait ce qu’elle voulait.»

Et en effet, ils ont fait tout ce qu’il fallait pour en être absolument «sûrs». La sortir de sa chambre, c’était la faire mourir définitivement.

Personne ne nous a averti. Nous ne faisions pas partie de ceux qui étaient «proches» de Mère. C’est le frère de Sujata, Abhay Singh (lui-même averti par la rumeur publique), qui nous a fait porter un mot. Nous sommes arrivés vers 6h du matin, stupéfaits, pour trouver ces milliers de gens qui défilaient – nous n’avions pas vu Mère depuis six mois. À peine étions-nous là depuis cinq minutes, que Nolini nous a fait appeler pour traduire en français cette déclaration à la Presse et son propre «message» – ils avaient tous leur «message» tout prêt. Il nous a mis dans les mains son papier, nous étions sidéré, nous avons lu comme un automate (en anglais):

«Le corps de Mère appartenait à la vieille création. Il était fait pour servir de support au corps nouveau. Il a bien servi. Le nouveau corps viendra... Si elle faisait revivre ce corps, elle ferait revivre les vieilles difficultés du corps – elles ont été éliminées autant qu’elles pouvaient l’être dans ce corps. Pour une nouvelle mutation, il fallait un nouveau procédé. La “mort” était la première étape de ce procédé.»

Nous avons relu encore une fois, saisi d’une colère muette: «Le corps de Mère appartenait à la vieille création...». Nous avons regardé tous ces gens qui nous regardaient dans la chambre de Nolini. Il y a eu un silence terrible. Alors j’ai dit NON. «Je ne traduirai pas ça.» Ils nous ont regardé comme si nous étions devenu fou. Nous sommes sorti.

Les ventilateurs, la foule compacte, la lumière brûlante sous les feuilles de zinc. Sa silhouette blanche et comme plongée dans une concentration presque féroce, et si puissante. Crier... Crier quoi – à QUI? Est-ce que notre cri l’aurait fait remonter dans sa chambre? Est-ce qu’ils allaient annuler leur message et leurs déclarations toutes faites? Il n’y avait personne pour entendre. Ils avaient tout bien arrangé. Ils étaient tous d’accord.

6 avril 1972

(Entrevue avec Sujata)

Je ne veux plus parler.

Hier, j’ai dit à Satprem ce que j’avais à dire.

(silence)

Les gens viennent, il y en a qui m’accablent d’histoires; il y en a d’autres qui ne disent rien; dans les deux cas, je suis silencieuse. Ils diront ce qu’ils veulent, même que je suis devenue stupide, cela m’est tout à fait égal.

Oh! non!... Ceux qui peuvent dire ainsi reflètent leur propre état, douce Mère.

Oui. Ça c’est leur affaire, ça ne me regarde pas.

Là-haut, dans la conscience, I am with those who are there [je suis avec ceux qui sont là]. Voilà. C’est très bien.

(Mère presse les mains de Sujata et regarde)

Voilà, ça c’est bien, ça c’est bien.

Tu sais que je suis avec toi? Tu sais ça?

Tu diras à Satprem aussi que je suis avec lui TOUJOURS.

Voilà, mon petit.

(Ici, Sujata raconte son rêve de dimanche où, accompagnée de Satprem, elle a vu Sri Aurobindo et Mère dans une chambre au bout d’une passerelle. Le sujet de ce rêve était la transformation physique de Sri Aurobindo et de Mère. Pendant que Mère parlait à Satprem, Sri Aurobindo a appelé Sujata et, posant deux doigts dans la paume de sa main droite, il lui a dit: «Pendant mille ans, tu devras porter la foi et l’aspiration». Après avoir écouté, Mère reste silencieuse. Sujata tente de commenter:)

Les mille ans sont terminés... Et maintenant la transformation est faite.

C’est ça, mon petit, c’est bien. C’est bien, mon petit. C’est bien. Maintenant il ne reste qu’à se transformer! (rires)

8 avril 1972

Tu te souviens peut-être qu’en janvier, Mgr R t’avait écrit et tu t’étais longtemps concentrée sur lui, puis tu m’avais demandé de lui écrire pour lui demander «s’il avait été conscient de quelque chose»?1 J’ai reçu sa réponse: une lettre qui m’est adressée et une autre à toi. Voici ce qu’il me dit (il a tardé à répondre à cause de la mort du Cardinal Tisserant):

Mon frère,

«...de fait, en ce 29 janvier (entre 5 et 6 heures), j’ai eu la visite de Mère. Une visite intérieure – mais qui pour moi ne souffrait pas l’ombre d’un doute. Tant de choses m’ont été dites par elle... en si peu de temps.

«Je pense être prêt à rompre avec tout un passé qui ne m’a apporté que mensonge, illusion, duperie...»

Puis il t’écrit ceci:

«Depuis cet inoubliable 29 janvier (entre 5 et 6 heures), je vis constamment avec vous. Jamais je n’avais senti aussi fortement votre présence. Non pas une présence corporelle jouxtant la mienne, mais une présence spirituelle faite de pensée et d’amour.

«J’ai entendu, j’ai compris votre message.

«Oui, je le sais, il me faut changer l’orientation de ma vie. Le moment est venu. Bientôt plus rien ne me retiendra... pas même de pseudo-devoirs à remplir envers les uns et les autres.

«Je voudrais, je veux travailler avec vous dans la poursuite d’un idéal – qui m’enthousiasme et me prend tout mon être.

«Tout ce que j’ai créé au prix de mille efforts s’effondre... Il ne me reste plus que le sentiment d’avoir travaillé et souffert en vain et pour rien.

«Aussi c’est vers vous que je me tourne, avec une confiance totale.

«La mort du Cardinal Tisserant, qui fut pour moi, depuis 21 ans, un Père incomparable, m’a plongé dans un désarroi indescriptible... Je me sens orphelin... aussi est-ce de toute mon ardeur que je vous dis: Mère, aidez-moi à re-vivre.»

(Mère reste très longtemps concentrée)

C’est une belle lettre.

(silence)

Il est Français?

Oui, douce Mère.

Quel jour sommes-nous? et quelle heure est-il là-bas?

Nous sommes samedi. Il est plus ou moins cinq heures du matin là-bas... Tu as un message pour lui?

Tu lui diras que lorsque (mais les mots diminuent tellement), lorsque j’ai eu sa lettre, j’ai vu – vu et senti – comme la Grâce divine travaillait merveilleusement. Et c’était... c’était comme un flot de cette Grâce qui s’était concentrée sur lui, et qui restait là concentrée sur lui – qui reste, qui reste concentrée sur lui (geste enveloppant).

C’est très concret – très concret et très puissant: une concentration.

La Grâce concentrée comme sur un instrument du Divin, de la Puissance divine – comme un instrument.

N’est-ce pas, pour moi, c’était tout le temps: que Ta Volonté soit faite, Seigneur, que Ta Volonté soit faite, Seigneur... Comme s’il était choisi comme un instrument, comme un des instruments. Que Ta Volonté soit faite, Seigneur... avec un grand pouvoir de concentration.

(Mère plonge)


(Puis Mère écoute divers textes de Sri Aurobindo pour le message du 24 avril. Sujata suggère le texte suivant de «Savitri», que Mère adopte tout de suite:)

Invisible, il vient dans nos parties les plus sombres
Et, voilé par l’obscurité, fait son travail,
Un hôte subtil, un guide connaissant tout,
Jusqu’à ce qu’elles sentent aussi le besoin et la volonté de changer.
Tout ici-bas doit apprendre à obéir à une loi supérieure
Les cellules de notre corps doivent contenir la flamme de l’immortel.

Savitri, I.III.35

C’est bien, ça.

12 avril 1972

(Mère nous tend une carte imprimée où se trouve sa photo et le texte suivant:) text

No human will can finally prevail against the Divine’s will.

Let us put ourselves deliberately and exclusively on the side of the Divine and the victory is ultimately certain.

The Mother

(la traduction)

«Aucune volonté humaine ne peut finalement prévaloir contre la volonté du Divin. Mettons-nous délibérément et exclusivement du côté du Divin et la victoire finale est certaine.»

C’est curieux comme la nature humaine résiste à cela. La nature humaine ordinaire est telle qu’elle aime mieux la défaite avec sa propre volonté que la victoire autrement. Je suis en train de découvrir des choses... incroyables – incroyables.

La profondeur de la stupidité humaine est incroyable. Incroyable.

C’est comme si cette Force dont j’avais parlé1 allait comme cela (geste comme une foreuse) de plus en plus profond, vers le subconscient.

Dans le subconscient, il y a des choses... incroyables – incroyables. Je passe des nuits à voir cela. Et ça descend, ça descend... impératif.

Et alors, il y a le subconscient humain qui crie: «Oh! pas encore, pas encore – pas si vite!» Et c’est contre cela qu’il faut lutter. C’est un subconscient général.

Et naturellement, les résistances amènent des catastrophes, mais alors on dit: «Voyez, voyez comme votre action est bienfaisante! elle amène des catastrophes.» Incroyable, incroyable de stupidité.

Je vois en moi-même, jamais je n’ai senti cette résistance de la nature inférieure d’une façon aussi...

Oui, oui, oh! elle est augmentée formidablement.

Oui, formidablement. Mais on ne sait pas comment ça finira, il y a des moments où l’on est très inquiet.

Non, il ne faut pas. Il faut rester... rester accroché au Divin. Et n’est-ce pas, elle a de ces bonnes raisons! Elle dit: «Vous voyez, vous voyez à quoi ça vous mène, vous voyez...» Oh! c’est... ce n’est pas seulement une résistance: c’est pervers.

Oui.

C’est une perversité.

Oui, oui, douce Mère; moi, je le vois très clairement. Je vois très clairement que c’est une perversité réellement.

C’est une perversité.

Mais je ne sais pas ce qu’il faut faire. On a l’impression de quelque chose qui n’obéit à rien. Je ne sais pas ce qu’il faut faire.

Non, il n’y a qu’à... Si l’on peut ne pas écouter, c’est mieux, mais si l’on écoute, il n’y a qu’à répondre: «Ça m’est égal, ça m’est égal» – tout le temps. «Tu deviendras stupide» – ça m’est égal. «Tu gâcheras tout ton travail» – ça m’est égal... À tous ces arguments pervers, on répond: ça m’est égal.

Si l’on peut avoir l’expérience que c’est le Divin qui fait tout, alors avec une foi inébranlable, on dit: «Tout tes arguments n’ont aucune valeur; la joie d’être avec le Divin, conscient du Divin, dépasse tout» – dépasse la création, dépasse la vie, dépasse le bonheur, dépasse la réussite, dépasse tout (Mère lève un doigt): ÇA.

Voilà. Alors c’est bien. Alors c’est fini.

C’est comme si Ça poussait au jour, comme si Ça mettait au jour, en contact avec cette Force, tout ce qu’il y a de pire dans la nature...

Oui!

...pour que ce soit fini.

Et alors, ça semble s’accrocher à ce qui, en nous, était de bonne volonté.

Il y a un moment où ça devient absolument merveilleux, mais on passe par des heures qui ne sont pas agréables.

Oui. Oui, il y a des moments où l’on se demande si tout ne va pas être balayé.

(Mère rit) C’est absurde! c’est absurde. C’est toute la résistance qui va être balayée.

Mais...

(Mère plonge, puis sourit)

J’ai de plus en plus l’impression qu’il n’y a qu’un moyen... (Riant) Ça fait une image amusante: s’asseoir sur le mental – s’asseoir sur le mental: tais-toi. C’est le seul moyen.

On s’assoit sur le mental (Mère donne une petite tape): tais-toi.

(silence)

Dans le subconscient, il y a le souvenir des anciens («previous», quel est le mot français?) des anciens pralayas,2 et alors c’est ce souvenir qui donne toujours cette impression que tout va se dissoudre, tout va s’écrouler.

Mais si l’on regarde avec la vraie lumière, ce ne peut être qu’une manifestation plus belle! Théon m’avait dit que c’était la septième et la dernière. Sri Aurobindo (je lui avais dit ce que Théon disait), Sri Aurobindo était d’accord, parce qu’il a dit: «Celle-là verra la transformation vers le Supramental.» Mais le Supramental, pour cela, il faut que le mental se taise! Et alors, ça me donne toujours l’impression (riant) d’un enfant qui est assis sur la tête du mental et qui (geste comme un enfant qui bat des pieds), qui joue sur la tête du mental! – Si je pouvais encore faire du dessin, ce serait vraiment amusant. Le mental – ce gros mental terrestre (Mère se gonfle les joues) – qui se croit si important et si indispensable, et alors l’enfant assis sur sa tête et qui joue! C’est très amusant.

Ah! mon petit, nous n’avons pas la foi, dès que l’on a la foi...

Nous disons: «Nous voulons la vie divine» – mais nous en avons peur! Mais dès que la peur s’en va et que l’on est sincère... vraiment tout change.

Nous disons: «Nous ne voulons plus de cette vie», et... (riant) il y a quelque chose qui s’accroche!

Oui!

C’est si ridicule.

Nous nous accrochons à nos vieilles idées, nos vieilles... à ce vieux monde qui doit disparaître – nous avons peur!

Et l’enfant divin assis sur la tête du mental, il joue!... Je voudrais pouvoir faire cette image, c’est merveilleux.

Nous sommes tellement stupides que nous en arrivons à dire (Mère prend un ton de dignité offensée): le Divin a tort, «Tu ne devrais pas faire comme ça»! C’est comique, mon petit.

(silence)

Pour moi, le meilleur remède (c’est-à-dire le plus facile), c’est: ce que Tu voudras – ce que Tu voudras, en toute sincérité. En toute sincérité. Et alors – alors la compréhension vient. Alors on comprend. Mais on ne comprend pas mentalement, ce n’est pas là (Mère touche sa tête).

Ce que Tu voudras.

(silence)

Alors la résistance dans les gens, je vois, je vois (ils ne me le disent pas, mais ils le pensent; je vois dans le mental comme cela – geste dans l’atmosphère autour): radotage de vieille femme!

Voilà.

Ah!3...

13 avril 1972

(Entrevue avec Sujata. Désormais plus aucun des enregistrements dans la chambre de Mère ne nous parviendra. Ce qui suit a été noté de mémoire par Sujata. Elle commence par lire à Mère une lettre des écoliers; en effet, Sujata essayait de faire un pont entre Mère et la masse anonyme de ceux qui l’aimaient vraiment et qui n’avaient pas accès à elle.)

Douce Mère,

Il paraît que tu ne vois plus tout le monde les jours de leur anniversaire. Est-ce que c’est à cause du temps ou est-ce pour une raison occulte? Les gens disent que tu te fatigues à voir trop de gens chaque jour, mais si c’est la raison, vingt personnes qui viennent pour recevoir tes Bénédictions le jour de leur fête prennent ensemble moins de temps peut-être qu’une personne qui vient chez toi tous les jours! D’ailleurs, c’est le seul jour – une fois par an – qu’on va chez toi pour recevoir tes Bénédictions et te voir de près. Bien entendu, personne n’a envie de te déranger, moi non plus certainement.

Mais j’étais curieux de savoir la cause de ce nouvel arrangement. J’espère que ce n’est pas une grosse impertinence de ma part de l’avoir écrit ainsi.

Signé: V

(Sujata:)... Mais on a besoin de te voir, on a besoin de ton aide, c’est une période difficile pour tout le monde.

Mon aide est là pour tous ceux qui en ont besoin – c’est l’ego qui empêche de la recevoir. Est-ce que V comprend la différence entre l’ego et l’être psychique?... L’ego, c’est cela qui empêche. L’ego était nécessaire pour former l’humanité, mais maintenant nous sommes en train de préparer une surhumanité, une supra-humanité. Maintenant l’ego a fini son travail – il a bien fait son travail, il doit disparaître. Et c’est l’être psychique, le représentant du Divin dans l’homme, qui restera, qui passera dans l’autre espèce. Alors il faut apprendre à centrer tout son être autour du psychique. Ceux qui veulent passer dans la supra-humanité, ceux-là doivent se débarrasser de l’ego et se concentrer autour de l’être psychique.

Mais est-ce qu’il sait la différence entre l’ego et le psychique? Parce que l’ego est très habile, c’est un filou!...

15 avril 1972

(Mère a eu des difficultés cardiaques la veille.)

Alors?... Tu as quelque chose?

Et toi? (rires)

Moi... (riant) ça va. Il y a des choses qui sont plus difficiles les unes que les autres. C’était ce que j’appelle le «changement de gouvernement» du cœur, alors... un moment difficile. Mais ça va.

J’avais vu l’autre jour (je le vois encore) ce petit enfant qui joue et qui donne des coups sur une GROSSE tête mentale – c’est le supramental. Mais comment va-ton appeler cet être?... Il ne faut pas l’appeler le «surhomme», ce n’est pas le surhomme: c’est le supramental. N’est-ce pas, le changement de l’animal à l’homme est clair pour nous; le changement de l’homme à l’être supramental se fait (ou ne se fait pas) à travers le surhomme – il se peut qu’il y ait quelques surhommes (il y en a), qui fassent le passage, mais ce n’est pas comme cela que ça se fait vraiment. C’est d’abord cet être supramental qui doit naître.1 Maintenant, ça devient de plus en plus clair. L’autre jour, j’ai vu ce petit être (c’était un enfant, mais c’est symbolique) qui était assis sur une grosse tête mentale: c’était l’être supramental, pour symboliser son autorité «indépendante», pourrais-je dire, sur le mental.

Les choses deviennent plus claires. Mais nous sommes juste au temps de transition et c’est le plus difficile.

Certains atteindront-ils à un état analogue – au moins analogue, en tout cas préliminaire du supramental?... Ça semble être cela, la tentative, ce qui est en train de se faire. Et alors on n’est plus ça, on n’est pas encore ça – on est... (geste en suspens). C’est une condition assez incertaine.

Il est évident que tous ceux qui sont nés maintenant et qui sont ici maintenant, c’est parce qu’ils ont demandé à participer et ils se sont préparés en des vies antérieures. Mais au point de vue de la connaissance mondiale, il est intéressant de savoir comment ça se passe et ce qui se passe. Au point de vue individuel, ce n’est pas exactement très agréable (!), c’est un moment difficile: on n’est plus ça, on n’est pas encore ça – on est au milieu, voilà.

Oui, pour passer à cet être supramental, il n’est pas nécessaire de passer par le surmental.

Je ne comprends pas.

Je veux dire que, pour toucher ou atteindre à cette conscience ou cet être supra-mental, il n’est pas nécessaire de passer par l’être surmental.

Qu’est-ce que tu appelles «être surmental»?

Ce que Sri Aurobindo appelle «overmind».

Ah! non. Non.

Ce n’est pas nécessaire.

Ce que Sri Aurobindo appelait le surmental, c’est le domaine des dieux.

Il n’est pas nécessaire de passer par là.

Ah! non, le domaine des dieux est... à côté. Je crois qu’il n’a pas grand-chose à faire avec les problèmes de la terre. C’est seulement parce que ça les amuse, ces dieux, de s’occuper de la terre. Ils n’ont pas grand-chose à voir avec le grand Mouvement de transformation.

Oui, c’est cela.

Ils sont immortels, n’est-ce pas, ils sont libres (dans une grande mesure ils sont libres et immortels). Ils n’ont participé au développement terrestre que presque comme une curiosité ou une occupation!

Oui!

Peut-être ont-ils aidé l’humanité à comprendre qu’il y avait autre chose que leur vie terrestre.

C’était leur utilité.

Il y a un temps (riant) où j’étais très proche de ces êtres, ils se manifestaient en moi, ils... enfin ça les amusait, quoi! – et moi, ça m’amusait aussi! Ça m’intéressait; mais cela ne m’a jamais paru essentiel.

Alors, en somme, l’être nouveau que tu as vu, c’est le bébé supramental!

(Riant) Oui! Mais je crois que ce «bébé» n’est bébé que symboliquement... Je ne sais pas s’il viendra petit et grandira – je n’en sais rien. Il y a encore des choses que je ne sais pas – beaucoup!

Mais ce qu’il y avait avant-hier, c’est que dans la nuit, le cœur a passé du vieux gouvernement de la Nature au gouvernement divin, et alors il y a un moment où... ça a été difficile. Mais avec... c’est un sentiment étrange, une espèce de sentiment... la chose la plus proche, c’est la conscience psychique. Mais elle gouverne l’être depuis très longtemps; c’est pour cela que l’on a pu renvoyer le mental et le vital, parce que l’être psychique avait pris le gouvernement depuis très longtemps.

Je voulais justement te dire (je ne sais pas si je te l’ai dit):2 la première fois que je suis allée à Tlemcen (je ne sais plus quand c’était), le premier jour où je suis arrivée à Tlemcen, Théon est venu me chercher, et il m’a dit... (je ne comprenais pas; maintenant je comprends!), il m’a dit: «Vous êtes seule avec moi, vous n’avez pas peur?» Alors je lui ai répondu, mais absolument consciente et tranquille... Je me souviens, nous marchions dans son immense propriété; nous marchions, montions à pied vers la maison; je lui ai dit (Mère lève l’index): «Mon être psychique me gouverne – je n’ai peur de rien.» Alors... (sursaut de Théon, comme s’il avait été brûlé).

Cette conscience psychique, je l’avais eue juste avant de partir pour Tlemcen. Et là-bas, elle s’est fortifiée.

Mais je ne sais pas si c’est noté quelque part?

Oui, tu m’en avais parlé aussi autrefois.3

Ah! je t’avais dit cette conversation?

Oui, douce Mère, tu m’en avais parlé.

Ça m’a frappée, je ne l’ai jamais oublié. Tout d’un coup, mon être psychique était là: «Je suis consciente de mon être psychique, il me protège, je n’ai peur de rien...» Ce ne sont peut-être pas exactement les mots, je ne sais pas, mais c’était la réponse.

(long silence)

Tu as quelque chose?

J’ai l’impression qu’un changement s’est produit en moi.

Ah! quoi?

Je ne sais pas, la dernière fois, tu avais parlé de la «résistance» [du subconscient], et le soir même de ce jour, j’ai eu comme l’impression d’une «lumière de grâce».

Oui.

Et puis, je me suis senti allégé.

Aah! oui...

Et j’ai l’impression – je ne sais pas si c’est une illusion, mais j’ai réellement l’impression que quelque chose a changé et qu’il y a comme une... il y a la Grâce qui est venue, qui a défait un nœud.

Oui.

J’ai l’impression que quelque chose a changé.

Ça, c’est vrai. C’est vrai, mais je ne savais pas si tu étais pleinement conscient.

Oh! si, j’ai eu l’impression... mais j’ai toujours peur de me faire des illusions, tu comprends.

Non – non, ça, c’est le mental, mon petit, donne-lui une tape sur la tête!

Mais j’ai eu l’impression réellement que... la Grâce avait FAIT les choses.

Oui, c’est ça. Il n’y a que la Grâce qui peut faire.

Oui, douce Mère, oui!

C’est vraiment cela qui était symbolisé par ma vision; ce n’est pas du tout à la manière mentale que se fera la transition: c’est un bébé qui est assis sur le mental et qui joue. Je le vois encore.

Oui, c’est une expérience très forte pour moi, comme c’est la Grâce vraiment qui fait.

Oui, oui.

Tout ce que l’on peut faire, c’est... d’appeler la Grâce, n’est-ce pas.

Oui, appeler, être réceptif – anxieux de réponse.

Mais j’ai eu cela très fort, hier. Le moment était difficile, il y avait des douleurs, le battement était devenu tout à fait irrégulier (tantôt ça partait, tantôt ça s’arrêtait), et il y avait une douleur; et alors, à ce moment-là, simplement l’être a... (Mère ouvre les mains): «Ce que Tu voudras, Seigneur, ce que Tu veux.» – En quelques heures, tout s’est calmé. Comment ça s’est fait? Je n’en sais rien. Seulement ça (Mère ouvre les mains).

Et pour tout-tout, tous les problèmes (Mère ouvre les mains), c’est ça: ce que Tu voudras, Seigneur, ce que Tu voudras...

Je sais très bien, je dis «voudras», mais ce n’est pas une vision, ce n’est pas une volonté du Divin... c’est Sa manière d’être. C’est une manière d’être – ce sont des manières d’être qui se succèdent. Toujours, nous croyons que c’est une «volonté consciente»; ce n’est pas cela: c’est Sa manière d’être. La manière d’être de Sa conscience. Il a projeté Sa conscience dans une création: c’est Sa manière d’être. C’est Sa manière d’être qui change.

Alors on comprend que le mental n’est pas nécessaire – c’est la manière d’être qui change. Tu saisis?4

(méditation)

19 avril 1972

Et toi, ce changement [de gouvernement]?

Ça continue!

(silence)

La volonté consciente semble devoir prendre une place prépondérante. Mais ça rend la vie... évidemment beaucoup plus efficace, mais plus difficile.

Plus difficile, comment?

C’est-à-dire que l’on avait l’habitude de s’en remettre passivement à la Nature pour arranger les choses qui n’allaient pas – ça, cela disparaît tout à fait. C’est un phénomène de conscience, ce n’est pas... N’est-ce pas, le mental (riant: ça continue, le supramental est assis dessus!), alors le mental, on a travaillé pendant des années pour qu’il ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas et qu’il laisse la Nature réagir contre les dégâts; et maintenant, la Nature, on lui dit: «Tiens-toi tranquille, c’est une Conscience supérieure qui décidera.» Et alors cela fait que la conscience doit être TOUT LE TEMPS en éveil.

Tout le temps en éveil.

La conscience elle-même, son attitude vis-à-vis du Divin est d’être comme enveloppée – on pourrait dire engloutie dans le Divin: ce que Tu voudras, ce que Tu veux, ce que Tu veux, ce que Tu veux... Et c’est très bien comme «attitude permanente», pourrait-on dire. Mais quand tout d’un coup quelque chose dans le corps se désorganise, et on ne sait pas pourquoi (oh! la plupart du temps, c’est l’influence qui vient du dehors, comme un désordre qui vient du dehors), alors, pour cela, on ne sait pas – il n’y a plus de mental pour décider ce qu’il faut faire; la conscience est comme cela (geste mains ouvertes, tournées vers le haut). Mais alors on ne sait pas quoi faire, et on ne fait rien.

Il y a quelque chose à apprendre, n’est-ce pas.

Mais si la conscience est tournée vers le haut, est-ce que, automatiquement, l’Intervention ou l’Action ne se fait pas?

Probablement.

Ce doit être comme cela.

Ça, c’est l’expérience constante. Mais...

Et pour toi, comment ça va?

Je ne sais pas. J’ai l’impression que ça va mieux.

Oui. Tu veux que je voie?

(Mère prend les mains du disciple, ferme les yeux)

Beaucoup mieux.

(Mère plonge jusqu’à la fin, souriante, en gardant nos mains)

22 avril 1972

(Mère nous tend des fleurs silencieusement. Puis elle regarde... quoi? Elle a l’air bien fatiguée. Nous lui annonçons que nous allons habiter dans la nouvelle maison de «Nandanam» aux environs de Pondichéry. Mère s’en va... quelque part, pendant quarante minutes.)

26 avril 1972

(Mère tend une lettre au disciple:)

C’est ce que j’ai envoyé à Indira. Tu peux le lire, je ne me souviens même plus.

"India shall take her true place in the world only when she will become integrally the messenger of the Divine Life."

(la traduction)

«L’Inde prendra sa vraie place dans le monde seulement quand elle deviendra intégralement la messagère de la Vie Divine.»

À quelle occasion lui as-tu envoyé cela?

Elle m’a écrit une très gentille lettre pour me dire sa gratitude, et elle m’a demandé si j’avais quelque chose à lui dire, alors j’ai répondu cela.

Mais il paraît qu’elle parle très sérieusement de cette mission spirituelle de l’Inde.

Elle est anxieuse à propos de l’Amérique. Elle veut envoyer des gens en Amérique pour tâcher de créer une bonne atmosphère.

On verra.

Mais ce n’est pas plutôt du côté de la Chine qu’est le danger?

Je ne crois pas.

J’ai toujours vu l’aide matérielle venir des États-Unis – toujours. Et c’est ce Président1 qui est une brute et qui empêche. Le Président sera renouvelé seulement en novembre. Alors il faudrait préparer le pays pour que ce ne soit pas lui (parce qu’il est candidat), pour qu’il ne soit pas réélu.

On lui donne toutes les chances, d’ailleurs, d’être réélu.

Les gens ne l’aiment pas là-bas.

Oui, mais il a toutes les Finances avec lui.

Oui, c’est cela.

Il ne faut pas qu’il soit réélu, alors ça ne sert à rien de le voir [les tentatives d’ouverture d’Indira]. Il ne faut pas. Ça ne doit pas être.2

La conscience doit soutenir, aider, éclairer, fortifier tous ceux qui n’en veulent pas.

(silence)

Où en sont les choses pour toi?

...Comment dire? Matériellement c’est toujours difficile, mais le corps a compris, je crois (Mère ouvre les mains). Le corps a compris, mais il reste de vieilles habitudes – des réactions semi-conscientes. Là, ça tire. C’est-à-dire que, pour moi, si le corps avait vraiment compris, il devrait rajeunir – pas «rajeunir» mais devenir conscient. Au lieu d’être appuyé sur le subconscient comme chez tout le monde, il devrait s’appuyer sur le conscient – il commence. Il le veut; il le veut, il essaye. Il y a encore... c’est comme des habitudes, peut-être. Au fond, c’est le subconscient qui devrait être transformé.

Il n’y a presque plus de réactions spontanées, des réactions qui viennent justement du subconscient – presque plus, mais encore un peu... encore beaucoup trop.

Comment était-ce, le balcon?[3^] Où étais-tu?

[3^]: Darshan du 24 avril.

Je ne suis pas venu.

Ah! tu n’es pas venu.

Non, douce Mère, je ne suis pas venu. Sujata était là.

(Sujata:) C’était très bien, douce Mère.

Je n’étais pas trop penchée?

Non, douce Mère, tu avais l’air mieux que les dernières fois.

Ah! c’était mieux.

Mieux, douce Mère.

J’ai essayé.

Tu as marché beaucoup plus aussi, et tu es restée longtemps.

Où étais-tu?

Là où je me trouve d’habitude, dans ma maison, douce Mère, en bas.

Ah! là-bas; oui, je suis allée par-là [avec les yeux intérieurs].

Oui, Mère!

Le corps est plus conscient – la conscience entre. Mais...

J’ai fortement l’impression (c’est le corps), le corps a fortement l’impression que si je dure jusqu’à cent ans, il rajeunira – pas rajeunir, mais... plus capable de manifester la Force. Je ne me sens pas faible, mais il y a des choses qui tirent encore.

Dans le subconscient, il y a une quantité de peurs imbéciles, de manques de confiance, de suggestions (ça, je ne suis pas sûre que ce soit la faute du corps, j’ai l’impression qu’il y a des gens – au moins une personne, je ne sais pas qui –, qui envoient des suggestions catastrophiques).4 Et le corps lutte-lutte pour ne recevoir que les suggestions qui viennent du Divin, mais il y a encore du tirage.

Quand je proteste et que je me plains, «on» me dit (ça vient comme cela), «on» me dit que ça vient de là, ici... (geste de tous les coins) pour que j’agisse, que Ça puisse agir sur le monde – ce n’est pas une pensée, ce n’est pas pensé: ça (la tête), c’est très silencieux; c’est ici (geste au-dessus), et puis comme cela (geste qui monte d’en bas pour être offert) du subconscient – et que tout ce travail qui se fait, ce n’est pas seulement pour ce corps-là: que le corps le fait pour tous ceux qui sont réceptifs. Dans ce cas-là, je n’ai rien à dire, ça va bien. Si c’est cela... Parce que (Mère se retourne vers la porte de la salle de bains) il est dans des conditions particulièrement favorables. On prend grand soin de lui.

(silence)

Comment est-ce, là-bas?5

(Satprem:) Il faut s’adapter un peu... J’ai une extrême difficulté à établir une connexion entre la conscience intérieure et la vie matérielle. La vie matérielle, pour moi, est un fardeau effroyable; toutes les choses matérielles sont lourdes, épaisses... C’est très difficile, je trouve. Je n’arrive pas à établir une communication entre les deux.

Ah!... Tu as vu la représentation de «L’Orpailleur»?6

Oui, douce Mère.

C’était bien?

Ou...i. Ils ont fait cela avec beaucoup d’amour et de... – beaucoup d’amour. Mais l’interprétation qu’ils en ont donnée... Je ne sais pas, ça avait l’air sinistre.

Sinistre?

Oui. Je ne sais pas. Ils m’ont présenté un visage que je ne connaissais pas.

(Mère rit) Tiens! Tiens, c’est curieux.

Si tu veux, dans ce livre, avec de la souffrance j’essayais de faire de la lumière; et alors, dans ce qu’ils ont mis en scène, on ne voit que la souffrance,7 mais pas beaucoup la lumière. Ils en ont fait quelque chose de très mélodramatique, tu comprends.

Oh!...

Mais l’atmosphère est bonne malgré tout, c’est surprenant, une bonne atmosphère. Mais c’est étrange: quelque chose que je ne connaissais pas.

(silence Mère regarde)

C’est curieux. J’ai beaucoup aimé le livre quand je l’ai lu, mais maintenant le seul souvenir que j’aie, c’est une forêt vierge avec un énorme arbre et toi luttant pour frayer ton chemin à travers l’arbre – c’est tout le temps comme cela (Mère regarde). Pourquoi?... C’est cela, c’est ce qui est resté dans la conscience. Je te vois encore avec une hache, coupant d’énormes branches d’arbre pour pouvoir passer. C’est curieux. C’est symbolique? Tu en parles dans ton livre?

Pas exactement, mais j’ai vécu quelque chose comme cela8 – c’est à la fois vrai et symbolique, les deux.

C’est curieux, quand je pense à ce livre, je vois cette image. Et puis je me souviens... tu as fait la description de la mort de ton ami?

Oui.

Cela m’a frappée beaucoup. Il y a ça, et puis cet énorme arbre. Mais c’est un arbre plus grand que nature, c’est symbolique; et avec une grande hache, tu coupes des branches – d’immenses branches qui sont grandes comme des arbres – pour pouvoir passer.

C’est curieux.

Eh bien, je continue, je crois, à tailler des branches!

(Mère rit) Oui, c’est cela! C’est ça.

La vie matérielle est... Je ne sais pas pourquoi, si cela tient à des vies antérieures, mais elle m’est insupportable.

Ah!... En quoi est-elle insupportable? Tu as des difficultés?

Non, ce n’est rien, des petites difficultés, ce n’est rien du tout, mais tout me pèse. Je n’arrive pas à faire entrer de la conscience là-dedans, tu comprends; il y a un gouffre entre les deux. Je ne suis bien que quand je m’arrête et je m’assois. Alors là, ça va bien.

Aah!

Mais dès que je me mets à toucher les choses matérielles... c’est affreux. Il n’y a pas de jonction entre l’intérieur et la Matière – pas du tout, un abîme complet.

(après un silence)

D’après ce que Nirod me lit maintenant de sa correspondance avec Sri Aurobindo, cela paraît avoir été la même chose pour Sri Aurobindo. Parce que d’après ce qu’il a écrit (tu verras quand tu le liras), c’est toujours moi qui fais les choses. Il dit: «Mère dit, Mère fait, Mère...» N’est-ce pas, quand il s’agit des choses d’organisation de l’Ashram (le rapport avec les gens et tout cela), il semblerait que tout naturellement, tout le temps, c’est tout à travers moi.

Et tu sais, au point de vue humour, je n’ai jamais lu quelque chose de plus merveilleux, oh!... Il avait une façon de voir les choses... c’est incroyable. Incroyable. Mais il semblerait que le monde extérieur était pour lui quelque chose... d’absurde, tu sais.

Oui, c’est cela.

Absurde.

Absurde, oui. J’en suis au point où la seule vie matérielle que je pourrais supporter, c’est celle d’un sannyasin dans une hutte – et encore, un sannyasin tout nu parce qu’il y a des vêtements qui posent des problèmes!

Aah!

Tu comprends, tout me semble affreusement... Je n’arrive pas à faire entrer de la conscience là-dedans.

(Mère reste à sourire)

Oh! c’est très curieux. C’est très curieux. Depuis mon enfance, tout mon effort a été (comment dire?) d’arriver à l’indifférence totale – ni gênant ni agréable. Depuis mon enfance, je me souviens d’une conscience qui essayait... (c’était cela que Sri Aurobindo voulait dire), une indifférence. Oh! c’est curieux. Cela me fait comprendre pourquoi ii avait dit que c’était moi qui pouvais essayer de faire la transition entre la conscience humaine et la conscience supramentale. Il l’a dit. U me l’avait dit et il le dit (c’est noté dans les choses de Nirod). Et je comprends pourquoi...

Ah! je comprends.

(silence)

Oui, je comprends.

Alors?

Plus j’avance, plus j’ai l’impression d’empirer.

Oh! non. Non. Oh! non.

Mais je me sens tout à fait détestable!

(Mère rit beaucoup) Ça, mon petit, c’est peut-être ma... C’est exactement l’état dans lequel se trouve mon corps! (Riant) C’est peut-être ça!

En plus, il se sent détestable et ridicule. Ridicule et détestable. C’est la conscience de ce qui doit être qui commence comme cela, elle fait une pression. Même l’humanité supérieure est une chose détestable et ridicule pour le surmental (Mère se reprend) supramental («supramental» je n’aime pas beaucoup ce mot; je comprends bien pourquoi Sri Aurobindo s’en est servi, parce qu’il ne voulait pas du surhomme – ce n’est pas le surhomme du tout). Il y a une plus grande différence entre l’être supramental et l’être humain qu’entre l’être humain et le chimpanzé.

Oui, oui!

Mais ce n’est pas une différence extérieure si grande: c’est une différence de conscience. Ça, je sens, je la sens si vivante et si proche! Quand je suis tout à fait tranquille, c’est elle qui vient, qui est là-bas, et la conscience humaine même la plus intellectuelle et la plus haute est ridicule à côté.

Oui.

Détestable.

Oui, douce Mère. Je ne sais pas si c’est avec «ça» que je suis en contact, mais justement quand je suis tranquille, il y a quelque chose qui est si plein et si fort...

Oui-oui, c’est ça.

Et on est bien.

Oui.

C’est ÇA. Et alors, quand on sort de là et que l’on rentre dans la Matière, c’est affreux...

(Mère rit)

Parce que «ça» ne rentre pas là-dedans.

Ça entre, mais... Ce que l’on peut dire pour être vrai, c’est que ça a de la difficulté à entrer, mais ça entre. C’est cela qui nous donne l’impression que la vie est détestable. Moi, j’ai tellement l’impression que la vie est ridicule-ridicule – grotesque. Grotesque.

(silence)

Il faut en être profondément convaincu pour être prêt à recevoir cette Conscience. Tu sais, moi je dirais: c’est bon signe – ce n’est pas agréable, mais c’est bon signe.

Seulement, évidemment, nous sommes – au mieux, au mieux –, nous sommes des êtres de transition. Alors les êtres de transition... Seulement la conscience de l’être intérieur devient plus forte, tu comprends? plus forte que la conscience de l’être matériel; alors l’être matériel peut être dissous, mais la conscience intérieure reste plus forte. C’est de cette conscience-là dont nous pouvons dire: «Ça, c’est moi.»

Oui.

Voilà. Et alors ça, c’est la chose importante.

C’est la chose importante.

Alors l’usage de ce corps maintenant, c’est pour moi simplement: l’Ordre de la Volonté du Seigneur pour que je puisse faire autant de travail préparatoire que possible. Mais ce n’est pas le But du tout. N’est-ce pas, nous n’avons pas la connaissance, la moindre connaissance de ce qu’est la vie supramentale. Par conséquent, nous ne savons pas si ça (Mère pince la peau de ses mains), ça peut changer suffisamment pour s’adapter ou non – et à dire vrai, il n’y a pas d’anxiété, c’est un problème qui ne m’occupe pas beaucoup; parce que le problème qui m’occupe, c’est de bâtir cette conscience supramentale de façon que ce soit elle qui soit l’être. C’est cette conscience-là qui doit devenir l’être. Et alors ça, c’est important – le reste, on verra (c’est comme si l’on se préoccupait s’il faut changer de vêtement ou pas – c’est l’équivalent). Mais il faut que ce soit vraiment ça, n’est-ce pas. Et pour cela, toute la conscience qui est dans ces cellules doit se grouper, s’organiser et former un être conscient indépendant – la conscience qui est dans les cellules doit se grouper et s’organiser et former un être conscient qui peut être conscient de la Matière et en même temps conscient du Supramental. C’est cela. C’est cela qui est en train de se faire. Jusqu’où on pourra aller? Je ne sais pas.

Tu comprends?

Oui, douce Mère, je comprends très bien.

Jusqu’où on arrivera, je ne sais pas. J’ai l’impression que si je dure jusqu’à mes cent ans, c’est-à-dire encore six ans, beaucoup sera fait – beaucoup; que quelque chose d’important et de décisif sera fait. Je ne dis pas que le corps sera capable de se transformer, ça... je n’ai aucun signe de ça, mais la conscience: la conscience physique, la conscience matérielle qui devient... «supramentalisée». C’est cela, c’est ce travail-là qui est en train de se faire. C’est cela qui est important. Et toi, tu dois pouvoir, tu dois être destiné à le faire aussi, et c’est pour cela que tu as ce dégoût. Mais au lieu d’insister sur le dégoût, tu devrais insister sur l’identification avec la conscience dans laquelle tu te trouves quand tu es assis tranquille. Tu comprends? C’est cela qui est important.

C’est cela qui est important. Voilà.

(le disciple pose son front sur les genoux de Mère Sujata s’approche)

Je commence à comprendre pourquoi Sri Aurobindo disait toujours que c’était la femme (Mère caresse d’un doigt la joue de Sujata) qui pouvait faire la jonction entre les deux. Je commence à comprendre. Un jour, je le dirai. Je commence à comprendre. Sri Aurobindo disait toujours: c’est la femme qui peut faire la jonction entre l’ancien monde et le monde supramental. Je comprends.

(Satprem:) Oui, je le comprends aussi.

Alors ça va bien. Il faut de la patience.

(Mère presse son index sur la poitrine de Sujata:)

Tu te souviendras de ce que j’ai dit?9

29 avril 1972

Comment ça va?

Je ne sais pas, «comme ça».

Rien à dire?

Non, douce Mère, rien à dire; et toi?

(silence Mère regarde)

Tu es plus conscient de ce qui doit se démolir que de ce qui se construit.

C’est vrai, oui – oui, je suis très conscient de cela.

De ce qui doit se démolir, oui, mais il est plus intéressant d’être conscient de ce qui se construit.

Mais, douce Mère, quand à chaque instant on est mis en face de toutes sortes de choses qui ne sont pas... dont on ne veut pas.

Ça, c’est ce qui est là (geste à ras de terre). Il faut regarder au-dessus.

(silence)

Mais est-ce que ça se construit en dépit de tout ce qui résiste?

Heureusement! heureusement, parce que ceux qui devraient aider n’aident pas. Heureusement que c’est en dépit de tout!

(silence)

C’est comme si tu me demandais si la Conscience divine est plus forte que les consciences obscures des êtres humains.

(Mère plonge)

mai




4 mai 1972

(Entrevue avec Sujata)

Curieuse impression... Depuis hier soir, une curieuse impression que le Divin est devenu comme... (comment dire?) comme une Force dorée qui appuie comme cela (geste de pression sur la terre). Seuls, ceux qui sont capables de traverser par leur aspiration vers l’Origine Divine échapperont aux catastrophes.

Il y a eu une catastrophe à Madras – un grave accident à l’une de nos meilleures voitures.

Seulement ceux qui ont une aspiration, une aspiration sincère vers le Divin, unconditional, sans condition, ceux-là passeront au travers – ils se trouveront dans une gloire dorée.

Très-très intéressant.1

6 mai 1972

(Mère «regarde»)

Tu vois quelque chose?

(silence)

Je te l’ai déjà dit, je crois: il y a comme une Force dorée qui appuie (geste de pression), qui n’a pas de consistance matérielle, et pourtant qui semble terriblement lourde...

Oui, oui.

...et qui appuie sur la Matière, comme ça, pour obliger, l’obliger à se tourner vers le Divin intérieurement – pas une fuite extérieure (geste en haut): intérieurement pour se tourner vers le Divin. Et alors, le résultat apparent, c’est comme si les catastrophes étaient inévitables. Et en même temps que cette perception de catastrophe inévitable, il y a des solutions à la situation, des événements qui apparaissent, eux, tout à fait comme miraculeux.

C’est comme si les deux extrêmes devenaient plus extrêmes: comme si ce qui est bon devenait meilleur, ce qui est mauvais devenait pire. C’est comme cela. Avec une Puissance formidable qui PRESSE sur le monde. C’est cela, mon impression.

Oui, c’est perceptible.

Oui, ça se sent comme cela (Mère palpe l’air). Et puis, dans les circonstances alors, à la fois, des tas de choses qui généralement se passent d’une façon indifférente, qui deviennent aiguës: des situations, des différences qui deviennent aiguës; des mauvaises volontés qui deviennent aiguës; et en même temps des miracles extraordinaires – extraordinaires. Des gens qui sont sauvés et qui étaient sur le point de mourir, des choses qui étaient inextricables et tout d’un coup s’arrangent.

Et alors, pour les individus aussi c’est comme cela.

Ceux qui savent se tourner vers... (comment dire?) qui SINCÈREMENT font appel au Divin, qui sentent que c’est le seul salut, que c’est le seul moyen d’en sortir et qui sincèrement se donnent, alors... (geste d’éclatement) en quelques minutes, ça devient merveilleux – pour les toutes petites choses: il n’y a pas de petit et de grand, d’important et de pas important, c’est tout la même chose.

Les valeurs changent.

C’est comme si la vision du monde changeait.

(silence)

C’est comme pour donner une idée du changement dans le monde par la descente du Supramental. Vraiment les choses qui étaient indifférentes deviennent catégoriques: une petite erreur devient catégorique dans ses conséquences, et une petite sincérité, une petite aspiration vraie devient miraculeuse dans son résultat. Ce sont les valeurs qui sont augmentées dans les gens. Et au point de vue même matériel, la moindre, la moindre faute a de grosses conséquences, et la moindre sincérité dans l’aspiration a de merveilleux résultats.

Ce sont les valeurs qui sont augmentées, précisées.

Douce Mère, tu parles de faute, d’erreur – je ne sais pas si c’est une aberration, mais j’ai une impression de plus en plus précise que la faute, l’erreur, tout cela, ce n’est pas vrai. Ce n’est pas comme cela. C’est un moyen... comment dirais-je? Oui, c’est un moyen d’élargir le champ d’aspiration.

Oui, oui parfaitement.

C’est la douleur – la faute, l’erreur, c’est la douleur, et c’est le moyen d’éveiller l’aspiration dans des endroits encore plus profonds.

Oui, c’est certain. La perception d’ensemble, c’est que tout est-tout est voulu en vue de l’ascension consciente du monde. C’est la conscience qui se prépare à devenir divine. Et c’est parfaitement vrai: ce que nous considérons comme des fautes, c’est tout à fait dans la conception humaine ordinaire, tout à fait, tout à fait.

La seule faute – s’il y en a une –, c’est de ne pas vouloir autre chose. Mais à partir du moment où l’on veut autre chose...

Mais ce n’est pas une faute, c’est une imbécillité!

Oui, c’est cela, c’est une imbécillité. Mais à partir du moment où l’on veut autre chose, j’ai l’impression que toutes les erreurs ou les fautes, tout sert.

Oui, oui. Oui, parfaitement. N’est-ce pas, c’est très simple: il faut que toute la création ne veuille que le Divin, que manifester le Divin; et tout ce qu’elle fait (comme toutes ses prétendues erreurs), ce sont des moyens de rendre inévitable que toute la création doit manifester le Divin – mais pas le «Divin» tel que l’homme le conçoit, n’est-ce pas, avec des «ceci et pas cela» et toutes sortes de restrictions: un ENSEMBLE d’une puissance et d’une lumière formidables.

C’est vraiment la Puissance dans le monde, une Puissance nouvelle et formidable qui est venue dans le monde et qui doit manifester et rendre (si l’on peut dire) «manifestable» cette Toute-Puissance divine.

Je suis arrivée à cette conclusion: en regardant, en observant, j’ai vu que ce que nous appelons «supramental» faute d’un mot meilleur, ce Supramental rend la création plus sensible au Pouvoir supérieur, que nous appelons «divin» parce que nous... (il est divin par rapport à ce que nous sommes, mais...). C’est quelque chose (geste de descente et de pression) qui doit rendre la Matière plus sensible et plus... (si le mot existe) «responsive» à la Force. Comment dire?... Maintenant, tout ce qui est invisible ou insensible est pour nous irréel (je veux dire pour l’être humain en général); nous disons qu’il y a des choses «concrètes» et des choses qui ne le sont pas; alors cette Puissance, ce Pouvoir, qui n’est pas matériel, devient plus concrètement puissant sur la terre que les choses terrestres matérielles. C’est cela.

C’est cela, la protection et le moyen de défense des êtres supra-mentaux. Ce sera une chose qui n’est pas en apparence matérielle, et qui a un pouvoir sur la matière plus grand que les choses matérielles. Ça, ça devient de jour en jour, d’heure en heure plus vrai. L’impression que cette Force, quand elle est dirigée par ce que nous appelons le «Divin», elle peut, elle peut vraiment – tu comprends, elle a le pouvoir de faire mouvoir la Matière, elle peut produire un accident matériel; et elle peut sauver d’un accident tout à fait matériel, elle peut supprimer les conséquences d’une chose absolument matérielle – elle est plus forte que la Matière. Ça, c’est ce qu’il y a de tout à fait nouveau et d’incompréhensible. Et alors, ça fait... (geste frémissant dans l’atmosphère), ça produit une espèce d’affolement dans la conscience ordinaire des gens.

C’est cela. Il semble que... ce n’est plus comme c’était. Et vraiment il y a quelque chose de nouveau – ce n’est plus comme c’était.

Tout notre bon sens, toute notre logique, tout notre sens pratique: par terre! perdu – n’a plus de force. N’a plus de réalité. Ne correspond plus à ce qui est.

C’est vraiment un monde nouveau.

(silence)

C’est ce qui, dans le corps, a de la difficulté à s’adapter à cette Puissance nouvelle, qui crée le désordre et les difficultés, les maladies. Mais tout d’un coup, on sent que si l’on était pleinement réceptif, on deviendrait formidable. C’est cela, l’impression. C’est l’impression que j’ai de plus en plus: que si toute la conscience, toute la conscience la plus matérielle – la plus matérielle – était réceptive à cette Puissance nouvelle... on deviendrait for – mi – da – ble.

(Mère ferme les yeux)

Mais une condition essentielle: le règne de l’ego doit être fini. L’ego est l’obstacle maintenant. Il faut que l’ego soit remplacé par la conscience divine – ce que, moi, j’appelle la conscience divine; Sri Aurobindo, lui, disait «supramental»; nous pouvons dire supramental pour qu’il n’y ait pas de malentendu parce que dès que l’on parle du «Divin», les gens pensent à un «Dieu» et ça gâte tout. Ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça (Mère fait descendre lentement ses poings fermés), c’est la descente du monde supramental, qui n’est pas une chose purement imaginative (geste là-haut): c’est une Puissance absolument matérielle. Mais (souriant) qui n’a pas besoin des moyens matériels.

Un monde qui veut s’incarner dans le monde.

(silence)

Plusieurs fois, il y a eu des moments où mon corps sentait une espèce de malaise nouveau et une inquiétude, et il y a eu comme quelque chose qui n’était pas une voix, mais qui se traduisait en mots dans ma conscience: «Pourquoi as-tu peur? C’est la conscience nouvelle.» Plusieurs fois, c’est venu. Et alors j’ai compris.

(silence)

Tu comprends, c’est ce qui, dans le bon sens humain, dit: «C’est impossible, ça n’a jamais été», c’est cela qui est fini. C’est fini, c’est idiot. C’est devenu une stupidité. On pourrait dire: c’est possible parce que ça n’a jamais été. C’est le monde nouveau et c’est la conscience nouvelle et c’est la Puissance nouvelle; c’est possible, et cela est et sera de plus en plus manifesté parce que c’est le monde nouveau, parce que ça n’a jamais été.

Cela sera parce que cela n’a jamais été.

(silence)

C’est joli: cela sera parce que cela n’a jamais été – parce que cela n’a jamais été.

(Mère regarde comme si elle allait dire quelque chose, puis entre en méditation)

C’est à l’œuvre – c’est à l’œuvre en toi aussi.

Ce n’est pas matériel et c’est plus concret que la Matière!

Oui. C’est écrasant presque.

Écrasant, oui, c’est ça... Oh! c’est...

Ce qui n’est pas réceptif sent l’écrasement, mais tout ce qui est réceptif sent, au contraire, comme une... une dilatation puissante.

Oui. Mais c’est très curieux, c’est les deux!

Les deux en même temps.

Oui, on sent comme un gonflement, comme si tout allait éclater, et en même temps c’est quelque chose qui est écrasé.

Oui, mais ça, ce qui est écrasé, c’est ce qui résiste, c’est ce qui n’est pas réceptif. Il n’y a qu’à s’ouvrir. Et alors ça devient comme-comme une chose for-mi-da-ble. C’est extraordinaire! C’est notre habitude de siècles, n’est-ce pas, qui résiste et qui donne cette impression, mais tout ce qui s’ouvre... on sent comme si on devenait grand-grand-grand... C’est magnifique. Oh! c’est ça1...

7 mai 1972

(Entrevue avec Sujata)

La Force dont je parlais hier est de plus en plus active (geste de pression).

L’Action devient impérative.

Écrasant.

13 mai 1972

(Il s’agit ici de la conversation du 2 avril dernier, avec l’architecte d’Auroville, N et U, lorsque Mère essayait de mettre d’accord les intéressés. Cet enregistrement, que l’on ne nous a pas donné, s’est mis à circuler dans l’Ashram avec toutes sortes de transcriptions déformées. Notre initiative malheureuse, qui était faite pour garder autant que possible toutes les paroles de Mère dans leur authenticité, a été détournée aux fins habituelles de l’Ashram: cancans et rivalités, chacun se servant des paroles de Mère pour attaquer son rival. Nous ne savons pas ce qui est arrivé aux autres enregistrements...)

On t’a donné ce texte?... On l’a un peu corrigé. Tu l’as vu, ça va comme cela?

Sûrement, douce Mère! C’est pour la «Gazette d’Auroville»?

Il y a un malentendu complet... Ne me demande pas (Mère se retourne vers la salle de bains).

Oui-oui, Mère.

Mais il y avait une chose, je crois, qu’il serait bien de publier dans le Bulletin.

Ah!oui, douce Mère, ça, c’est autre chose. On l’a gardé et ça ira dans le prochain Bulletin. Oui, c’est fait.

Qu’est-ce que c’est? Je ne me souviens plus.

Oui, tu dis: «Vous êtes ici en ce moment sur la terre, parce que vous l’avez choisi dans le temps – vous ne vous en souvenez plus, mais moi, je le sais; c’est pour cela que vous êtes ici...»

Ça, je sens qu’il y a des gens PARTOUT sur la terre. C’était cela, l’idée: que des gens, en lisant cela, sentent tout d’un coup que c’est leur destinée.

(silence)

Tu n’as rien à demander?

L’autre jour, tu parlais de cette Pression dorée de plus en plus forte...

Oui, oui.

... qui amènerait peut-être des possibilités de catastrophes, disais-tu. Est-ce que tu penses que, collectivement, il y a un danger?

L’Amérique fait des choses horribles. On a miné *Haïphong.1 Personne n’avait jamais osé faire cela jusqu’à présent.

On a bien l’impression qu’il faudrait que cet abcès-là éclate aussi – que cette poche de mauvaiseté éclate.

(après un silence)

Mais comment dire?... Il y a aussi des choses qui, autrefois, étaient miraculeuses, et qui ne vont plus l’être – les deux. Les deux sont là.

Je ne sais pas si c’est à cause de la période de transition ou si vraiment le Supramental apportera des résultats plus catégoriques...

C’est comme pour le corps: la moindre chose semble avoir des conséquences tout à fait disproportionnées – en bien et en mal. C’est cette habituelle «neutralité» de la vie qui disparaît.

(silence)

Pour l’individu [de Mère], c’est curieux, ce sont les deux extrêmes: l’individu se sent absolument rien, pas de... quelque chose qui n’a aucune force, aucune puissance, aucune décision d’aucun genre, et en même temps (Mère abat lentement son poing) à travers lui, une Action si for-mi-da-ble! n’est-ce pas, absolument imprévue. Des actions collectives et des actions individuelles qui ont une apparence absolument miraculeuse parce qu’elles sont comme cela (même geste), toutes-puissantes. Et les deux en même temps.

Jamais il n’y a eu autant l’impression... du rien – du rien. Rien. Je ne suis plus rien. Et en même temps, la vision et la perception d’une Force (Mère fait descendre son poing) vraiment toute-puissante. C’est-à-dire comme si, pour que l’individu puisse être un vrai instrument, il fallait qu’il soit inexistant.

Oui, j’ai aussi très souvent l’impression d’une nullité complète.

C’est ça. Nullité, nullité complète. Et alors, en même temps (presque en même temps, quelquefois même en même temps), la perception d’un Pouvoir qui agit à travers cette nullité d’une façon formidable! collective, n’est-ce pas: à remporter des victoires, détruire des choses – extraordinaire! Extraordinaire.

(silence)

C’est comme pour le corps. Pour le corps, c’est comme si à chaque minute, il pouvait mourir, et à chaque minute, il est miraculeusement sauvé. Et ça, c’est... extraordinaire. C’est extraordinaire.

Et avec la perception des événements mondiaux constante, comme si tout-tout était (Mère entrelace les doigts de sa main droite entre les doigts de sa main gauche)... comme s’il y avait un lien – un lien... On peut dire une Volonté unique qui se manifeste par des actions innombrables.2

(Mère plonge les paumes ouvertes)

17 mai 1972

Ça va?

Tu n’étais pas bien, toi, ces jours-ci?

C’est curieux, c’est heureusement – heureusement – une chose après l’autre, une chose après l’autre, mais toutes-toutes les fonctions changent de.., (comment dire?), si l’on disait: «changent d’autorité». Les fonctions qui se faisaient naturellement – justement en accord avec les forces de la Nature –, tout d’un coup, brrm! c’est fini. Ça se retire. Et puis... quelque chose... que moi, j’appelle le Divin – peut-être Sri Aurobindo l’appelait-il le Supramental, je ne sais pas; c’est quelque chose comme cela, mais évidemment qui est concerné avec la Matière, la Manifestation, et qui est la réalisation de demain (je ne sais pas comment l’appeler), et alors «Ça», quand c’est bien désorganisé, que ça va tout à fait mal, Ça consent à intervenir.

Le passage n’est pas agréable. Voilà.

(Mère donne des fleurs à Sujata)

Tiens, mon petit.

Avec des douleurs aiguës, des... impossible de manger, etc. etc.

Il fallait évidemment que quelqu’un le fasse. Eh bien, Sri Aurobindo en s’en allant m’a dit qu’il n’y avait que moi qui pouvais le faire. J’ai dit bon... Voilà. Je ne l’ai pas fait par ambition – j’ai accepté, voilà tout.

Probablement, c’est la stupidité de mon corps qui fait que je souffre comme cela. S’il était plus réceptif et plus... (Mère ouvre les mains), oui, plus réceptif, ça se ferait avec moins de grincements. Je vois bien; je vois bien: les douleurs, le conflit, les incapacités, tout cela, c’est notre stupidité. Il n’y a pas de doute. Nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous. À n’importe quel moment – N’IMPORTE quel moment –, dans n’importe quelle circonstance, quand nous prenons la vraie attitude, c’est-à-dire que nous sommes comme cela (Mère ouvre les mains): que Ta Volonté soit faite – vraiment, sincèrement, intégralement –, ça va bien.

Par conséquent c’est notre faute, nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous. Et c’est notre imbécillité qui fait que nous nous plaignons – oh! moi, je ne me plains pas... mais tout d’un coup, je ne peux plus rien faire.

Voilà.

Et toi, qu’est-ce que tu as à dire?

Rien, douce Mère.

Il ne s’est rien passé pour toi?... J’espérais au moins que ça t’aurait aidé un peu!

Il ne s’est rien passé?

Non.

Bon, tant pis.

Encore trop mental.

(silence)

Alors, si tu veux, nous allons rester tranquilles. Tu ne veux rien demander? Tu n’as pas de nouvelles?

Tu dis «encore trop mental», tu veux dire...

Ça veut dire qu’au lieu de recevoir directement, tu comprends, sans pensée, les pensées viennent et alors dérangent – limitent la réceptivité et dérangent. C’est cela. Mais ça, je le vois pour moi, n’est-ce pas, j’ai eu tellement à lutter pour cela, pour ne pas... Ce besoin de comprendre, ce besoin de s’expliquer, ce sont tous les vieux mouvements qui reviennent. Il faut accepter d’être imbécile – le temps qu’il sera nécessaire. Moi, dès que j’accepte d’être imbécile... c’est la béatitude. Et la vieille habitude revient.

Pour l’homme, la réalisation suprême, c’est la compréhension: c’est comprendre les choses; pour le Supramental, la réalisation, c’est le Pouvoir (Mère étend les bras d’un geste souverain), c’est la volonté créatrice.

Mais naturellement, il serait tout à fait fâcheux que les capacités intellectuelles, les capacités mentales humaines s’emparent de ce pouvoir – ce serait effroyable! Nous aurions des catastrophes terribles. Par conséquent il faut en toute humilité accepter d’être un imbécile avant de pouvoir l’avoir.

(silence)

Mais je dois te dire que tu as été tout le temps dans ma conscience – et il n’y en a que très peu (Mère compte sur ses doigts), peut-être deux ou trois; autrement, ooh! ça va loin-loin... Tu étais tout le temps là, c’est pour cela que j’espérais que tu aurais senti un changement. Tu étais tout le temps dans ma conscience.

Je t’ai vue cette nuit.

Aah! voilà! Et alors?

Alors je ne sais pas, je t’ai regardée et puis... (comment dire?...) D’abord j’avais une crainte, et après je ne sais pas, tout a fondu et ma conscience a disparu comme dans un sommeil profond. Et j’avais l’impression que tu souriais.

(Mère sourit) Mais c’était très bien!... Ce que tu appelles ta conscience, c’est ta conscience intellectuelle.

Et j’avais beaucoup de mal, après, à me sortir de ce «sommeil» soi-disant. J’ai dû faire de grands efforts pour en sortir.

Mais pourquoi voulais-tu en sortir!

Probablement, il fallait que je me réveille.

(Mère rit) Ça ne fait rien.

(Mère entre en contemplation jusqu’à la fin de l’entrevue et ouvre les yeux quand onze heures sonnent)

Quelle heure est-il?

Onze heures, douce Mère.

Alors tu vois, quand j’ai commencé, je me suis dit: je sortirai de la méditation (pas «méditation», mais enfin...), je parlerai à onze heures! (rires) C’est pour cela que je t’ai demandé. C’est intéressant!

Si on devient simple, tu sais, comme un enfant... ça va.

Il ne faut pas avoir peur. Il ne faut pas avoir peur, ni d’être malade, ni d’être stupide, ni de... ni même de mourir – il faut être comme ça (geste vaste et tranquille comme une mer).

Si l’on pouvait avoir (j’ai ça de temps en temps, ça vient: c’est en train de venir), une espèce de confiance souriante. Mais alors il faut pour cela que la conscience soit vaste comme la création. On est vaste comme la création, et une confiance... Au fond, on en revient à cela (qu’on peut dire d’une façon tout à fait enfantine): Il sait mieux que nous ce qu’il faut faire.

Voilà.

Il sait mieux que nous ce qu’il faut faire.

Moi, c’est mon moyen. C’est le moyen que je trouve le plus simple (il y en a peut-être d’autres; il y en a sûrement d’autres), mais pour moi, c’est ce que je trouve le plus simple. Quand quelque chose s’inquiète ou résiste: «Il sait mieux que toi ce qu’il faut.» Voilà.

(Tenant les mains de Satprem) Si l’on pouvait être souriant, ce serait beaucoup plus facile.

(le disciple pose son front sur les genoux de Mère)

Au revoir, mon petit... Mais vraiment (ce n’est pas une phrase), je suis toujours avec toi. C’est un fait. C’est un fait comme cela (Mère palpe l’air), tu sais, concret.

Ça a reclassé l’environnement d’une façon tout à fait intéressante. Tout à fait intéressante.

Et autant, autant qu’il est possible, autant qu’il lui est permis, le corps voudrait être quelque chose d’inexistant: simplement que Ça passe au travers, Ça passe au travers tout le temps comme ça (geste par les mains). Que ça ne serve que comme un objet de concentration et de diffusion, comme ça (geste qui coule à travers Mère). Aussi-aussi souple, aussi impersonnel, aussi... (comment dire?) sans volonté propre. Sans volonté propre, comme cela, transmettre: que Ça passe au travers – sans colorer.

Sans colorer, sans diminuer, sans... Voilà.

(le disciple s’apprête à partir Sujata s’approche)

Douce Mère, tu sais, j’ai fait un très drôle de rêve hier matin... Dans mon rêve, j’ai vu le jardin de Satprem. J’étais dans la rue, je passais, j’ai vu son jardin, et j’ai aperçu un arbre d’«adoration» qui était plein de fleurs d’adoration. Et ça m’a remplie de beaucoup de joie. Et puis, d’un peu loin, j’ai vu un peu derrière, j’ai aperçu aussi une plante – c’était très haut et c’était le «mental»...

(Mère hoche la tête)

Et puis j’ai regardé, et sur une branche d’un arbre (je crois que c’était un cocotier ou un palmier), il y avait un oiseau qui était... le fond était blanc, un oiseau comme un pigeon, mais avec une queue longue, très longue, et puis je crois que c’est la poitrine qui était comme s’il y avait un cercle d’or...

Oh!

Et puis la tête était un peu... pas tout à fait orange, un peu guéroua1 (tu sais, la terre?) comme ça, et il était là perché.

(Montrant Satprem) C’était lui.

(Sujata, surprise) C’était lui, Mère!? Je ne sais pas.

Mais si, c’est lui! (rires) C’est bien.2

19 mai 1972

(Entrevue avec Sujata. Par une «coïncidence», cette conversation a eu lieu un an, jour pour jour, avant notre dernière rencontre avec Mère, le 19 mai 1973. Ces jours derniers, certaines transcriptions d’enregistrements dans la chambre de Mère ont été affichées dans les vitrines de SABDA, le marchand de livres. Sujata s’étonne.)

Comment se fait-il, douce Mère? pendant tant d’années nous avons gardé tous tes enregistrements, et personne n’a rien su, et maintenant c’est là en public, et avec un texte inexact.

On ne m’écoute pas.

Mais, douce Mère, comment est-ce que ça a pu sortir?

L’Ashram ne m’appartient plus.

(Sujata, interloquée) Je suis très peinée. L’Ashram appartient à Douce Mère...

Ah! mon petit, depuis longtemps ce n’est plus vrai. Depuis que je ne sors plus, les gens pensent que Mère ne s’occupe de rien, elle ne sait rien... Il faudrait refaire un autre Ashram avec peut-être une dizaine de gens comme noyau – et encore.

20 mai 1972

Tu es fatiguée?

Moi, ça continue...

(Mère plonge, a beaucoup de difficultés à en sortir, puis replonge)

24 mai 1972

Tu es... (Mère tient les mains du disciple). Je ne sais pas si tu le sens, mais tu es associé à tout ce travail de transformation, comme ça (geste comme emporté dans le sillage)... comme si tu étais accroché.

(silence)

Mais le travail est dans une région au-delà des mots.

Oui... Mais depuis quelque temps, je sens beaucoup ta présence.

Aah!... Mais moi, je te sens toujours là, comme si tu étais accroché, et chaque fois qu’il y a quelque chose qui se fait, tout naturellement ça passe sur toi.

(Riant) Accroché comme un enfant.

Oui, je sens bien que c’est le seul salut.

(long silence souriant toujours en tenant les mains du disciple)

Ça dépend ABSOLUMENT – absolument et uniquement – de la Volonté divine. Et s’il a décidé que nous nous transformions, nous nous transformerons. Moi, je ne peux rien – il n’y a pas de moi, ça n’existe pas comme ça! (Mère touche son corps) Et ceux qui s’accrochent à moi, c’est comme s’ils s’accrochaient au Divin parce que... (Mère a un sourire exquis) Au fond, il arrive ce qu’il veut.

(Mère entre en contemplation pendant 40 minutes en tenant les mains du disciple. Ce jour-là, il y a eu une réalisation)

Mon petit1...

(Mère ouvre des yeux immenses)

26 mai 1972

(Mère écoute la lecture du texte suivant:)

«Chaque noyau cellulaire possède en ses chromosomes tout le plan de l’organisme... L’équipement chromosomique d’une cellule quelconque représente à la fois le “tout” de l’individu et la “localité” où elle se trouve placée. On peut comparer cette organisation à celle d’une communauté humaine de production qui serait idéale et dans laquelle chaque participant serait à la fois conscient de l’ensemble de la communauté et de sa fonction personnelle intelligente au sein de cette communauté.»

(Werner Schupbach)

27 mai 1972

(Mère est en retard)

Il y a une preuve concrète (et plutôt pas commode) que le temps supramental n’est pas le même que le temps physique... Il y a quelquefois quelques secondes qui paraissent, oh! interminables, et des heures passent comme un instant. Et ça, concrètement. Et alors, résultat, je suis comme cela: en retard, toujours en retard.

Mais quoi faire? je ne sais pas.

(silence)

C’est vraiment la conscience qui est en train de changer – pas la conscience profonde (elle est de plus en plus claire-claire-claire), c’est la conscience que l’on pourrait appeler «pratique» qui est en train de changer d’une façon curieuse.

Tout d’un coup, je suis en train de manger, et alors tout disparaît de la conscience, et puis longtemps après, je m’aperçois que je suis comme cela (geste, une main en l’air) avec la cuillère dans la main!... Pas pratique! (rires)

Mais pendant ce temps-là, où tout d’un coup tu t’en vas...

Oh! c’est intéressant. Mais je ne «m’en vais» pas, ce n’est pas... Je ne suis pas du tout, du tout en transe: je suis tout à fait éveillée, en PLEINE activité. Je vois des choses, je fais des choses, j’entends des gens, je... tout le temps. Et j’oublie – j’oublie la vie matérielle. Et alors on vient tout d’un coup me rappeler.

Je ne sors pas de la vie matérielle, mais... elle apparaît autrement.

(silence)

Tu n’as rien à demander?

Non, douce Mère.

Ou rien à dire?

Non, douce Mère, pas vraiment... Je dois dire que je suis en train de corriger ce «Sannyasin», ce livre que j’ai écrit autrefois, et alors toutes ces expériences ou ces choses de là-haut, ça me paraît maintenant tellement pâle...

Aah!

Presque comme un rêve...

Oui.

... à côté de ce qu’il y a maintenant.

N’est-ce pas!

Vraiment, je crois que le monde physique est en train de changer. On s’en apercevra dans quelques centaines d’années probablement, parce que ça met longtemps à devenir visible pour les consciences ordinaires. Mais c’est le contact (Mère palpe l’air), comme si... c’était fait de quelque chose d’autre.

Alors de temps en temps, il y a quelque chose qui me dit: «Ne parle pas, ne parle pas!» Que je me taise, parce que les gens qui sont autour de moi penseraient que je commence à déménager.

!!!

(long silence)

Ce n’est pas la vision du monde physique qui change, dis-tu, c’est la qualité même de la substance?

Oui-oui, ce n’est pas ma manière de voir – pas du tout... Je ne sais pas... Mais c’est drôle.

Tu sais, j’ai ensemble (pour employer le vieux langage), j’ai ensemble la constatation ÉVIDENTE d’un Pouvoir for-mi-da-ble, et d’une impuissance complète.

Les vieilles choses, les choses qui encore avant-hier étaient puissantes et capables – ça paraît inexistant. Et en même temps, quand cette Force vient, je sens concrètement (et j’ai la preuve: la preuve par le fait) que simplement une volonté qui s’exprime, ou même simplement la vision d’une chose... (Mère abat ses mains): toute-puissante. Matériellement. Des gens mourants ressuscitent; des gens bien portants, brrt! qui s’en vont tout d’un coup – jusque là, n’est-ce pas. Des circonstances qui paraissaient insolubles et qui trouvent une solution merveilleuse – les gens eux-mêmes disent: c’est miraculeux. Ce n’est pas miraculeux pour moi, c’est très simple: c’était comme cela (un doigt qui s’abaisse). Mais c’est COMME CELA. C’est comme cela et nouveau dans le monde. Ce n’est plus la manière d’avant, ce n’est plus une concentration mentale, une vision mentale, tout cela n’existe plus (Mère abaisse un doigt): un fait.

Un fait.

Moi-même, moi-même je suis encore trop liée à... [la pensée des gens]. Dieu merci (Mère balaye son front), le mental est parti! Ah! je suis, tu sais... oh! ça, c’est un blessing [bénédiction]... merveilleux! Mais au point de vue extérieur ordinaire, j’ai l’air d’être devenue absolument imbécile.

!!!

C’est bien qu’il y ait près de moi quelqu’un comme toi qui sais qu’il y a autre chose [que ce qu’ils pensent].

Ah! oui! [riant] oui, il y a «autre chose», oui!

Mais je sens une force, tu sais!... Et alors, quand je me repose, je ne dors pas mais j’entre consciemment dans cette activité supramentale, et là... oh! mon petit!... je me vois agissant et avec un pouvoir extraordinaire! Et puis il n’y a plus... n’est-ce pas, en parlant, je suis obligée de dire «je», mais ça ne correspond à rien, c’est... c’est la Conscience, c’est une conscience. C’est une conscience qui sait, une conscience qui peut. C’est cela, c’est une CONSCIENCE: ce n’est pas une personne, c’est une conscience – une conscience qui sait et qui fait. Et alors qui se sert de ça (Mère désigne son corps) comme cela, pour rester en contact avec les gens.

Oui, c’est cela, ce n’est plus une personne – j’ai quelquefois l’impression, tu sais (riant), d’un pantin (geste comme au bout d’une ficelle) dont on se servirait pour entrer en rapport avec les gens. Et alors, parce que les moyens physiques sont comme cela (geste branlant)... Je me sens très forte – très forte, et inexistante. Les deux ensemble, tu comprends... Vraiment on a l’air imbécile.

Mais là (Mère ouvre les bras vers le haut, puis les étend peu à peu comme s’ils embrassaient l’univers), c’est lumineux, c’est clair, c’est fort, c’est grand... Et physiquement aussi. Et c’est PHYSIQUE, c’est cela qui est extraordinaire! – j’avais l’habitude, je me retirais dans un état d’être intérieur (tous, je les connais, et j’ai eu l’expérience, j’ai eu une vie consciente), tout cela, tout ça... c’est fini. C’est fini... (Souriant) C’est comme si le physique se dédoublait.1

Alors naturellement, pour la vision ordinaire, je suis encore une vieille personne assise sur une chaise et ne pouvant plus bouger librement; et j’ai tout d’un coup l’impression que si je me levais et que je marchais, ça irait... Mais il y a quelque chose qui me dit: «Patience-patience-patience...» Alors j’attends.

Il y a obstinément une idée (geste qui martèle) que si j’arrive, si mon corps arrive jusqu’à cent ans, il rajeunira. Ça, c’est une idée obstinée, et qui ne vient pas de moi, qui est comme cela (geste au-dessus qui martèle), pour me donner patience (mais je n’ai pas d’impatience). Patience.

D’ici cent ans, c’est six ans?

Oui, c’est six ans, douce Mère, c’est très peu.

Mais les capacités du corps changeront avant que l’apparence du corps ne change – l’apparence, c’est la chose qui change en dernier; et ça, je ne sais pas, il n’en est jamais question. Il est question de l’usage que la Conscience peut faire de ça. Et qu’alors, ce ne sera pas une jeunesse: ce n’est pas une «jeunesse», c’est une autre capacité qui viendra et qui se servira de ça. Alors, est-ce que ce sera pour le transformer? Ou pour quelque chose d’autre? Ça, je ne sais pas... Je ne sais pas. Je ne sais pas; curieusement c’est seulement quand tu es là que j’en parle et que j’y pense, comme s’il y avait une nécessité que quelqu’un le sache – autrement, ça ne me préoccupe pas (geste mains ouvertes).

Il y a des heures de contemplation qui sont des heures d’un travail actif, très actif. Il y a des minutes... des minutes de silence et de contemplation... qui durent des heures. Et ça paraît être des minutes. Et c’est actuellement comme cela.

(silence)*

Et toi?

Ça va, douce Mère.

Oh! mon petit... (Mère prend les mains du disciple).

Tu me combles.

Il y a quelque chose... (Mère se penche) il y a quelque chose en moi qui te prend et t’embrasse très-très tendrement.2

(contemplation)

29 mai 1972

(Entrevue avec Sujata. Ce 29 mai, il y a trente-quatre ans, Sujata a décidé de rester près de Mère. Elle avait douze ans et demi. C’était la plus jeune disciple de l’Ashram. Elle était venue une première fois à Pondichéry à l’âge de neuf ans. Elle offre à Mère une gerbe de «service». C’était le dernier 29 mai.)

C’est de ton arbre.

(Mère tient les fleurs longtemps, puis les redonne à Sujata)

J’ai mis quelque chose là. C’est pour toi et Satprem.

31 mai 1972

(Mère reste longtemps plongée. Mère nous demandait souvent si nous avions «des questions», mais en vérité nous ne venions pas chez Mère pour «poser des questions», nous voulions nous effacer tout à fait et laisser couler son expérience lorsqu’elle avait envie de l’exprimer, et la laisser au silence si elle le préférait. Nous ne voulions pas faire marcher notre mental, qui avait mille questions, toujours, mais il nous semblait que cela brouillait l’atmosphère ou forçait Mère. Les questions nous semblaient n’avoir de valeur que si elles jaillissaient sur le moment, comme forcées du dedans, car alors elles répondaient à quelque chose CHEZ Mère. C’était cela: nous voulions être seulement une sorte de catalyseur de ce qui se passait en elle. Et puis il y avait cet essoufflement qui nous faisait de la peine.)*

Alors? Qu’est-ce que tu as à dire?

Moi, pas grand-chose.

(Tenant les mains du disciple) Qu’est-ce que, TOI, tu as à dire?

Pas grand-chose, douce Mère, non... Je voudrais que tous les derniers recoins de l’être s’ouvrent – c’est cela que je voudrais.

Pourquoi – peux-tu me dire pourquoi –, d’une façon tout à fait persistante (étrangement persistante), je vois la dernière fois que je t’ai vu au gouvernement?1 J’étais allée pour voir le nouveau gouverneur, et tu étais assis dans la chambre... c’était la véranda... Il y avait un long banc, une sorte de banc, et tu étais assis dessus, et en sortant je t’ai vu, là, assis contre le ciel, c’était silhouetté sur le ciel. C’était un balcon ou une véranda, je ne sais pas...

Ça revient et revient et revient... Pourquoi?

Tu te souviens de cela?

Non, douce Mère [ = je ne veux pas me souvenir].

Pourquoi cela m’a frappée tellement?... Tu n’étais pas seul, il y avait d’autres personnes, deux ou trois, je ne sais pas. Je ne sais même pas qui c’est ni comment ils étaient, ni rien – je t’ai vu, toi. Et ça m’a...

C’était la dernière fois que je suis allée au gouvernement. Et tu y étais encore, mais le gouverneur était parti – c’était Baron.

Pourquoi?

Tu ne te souviens pas de ce que tu sentais?

Non, douce Mère.

Pourquoi cela revient-il comme cela?

C’était comme une intuition de la place que tu remplirais dans ma vie.

Tout le reste était flou, indistinct – inexistant –, mais toi... Je le vois encore comme si c’était hier. Et toi, assis... assis sur... Tu étais d’une humeur assez moqueuse.2

J’étais bien stupide.

Quoi?

À l’époque, j’étais passablement stupide – maintenant je le suis un peu moins...

(Mère rit)

Grâce à toi.

(silence)

Moqueuse, je ne crois pas, douce Mère. Je n’ai jamais été moqueur.

Non, pas moqueuse...

J’étais plutôt défiant, ou méfiant!

Oui, oui! C’est ça. Oui, c’est ça.

C’était comme si tu disais: «Qu’est-ce que c’est que ça!» (rires)

Ah! Mère, quelle grâce de t’avoir rencontrée...

(Mère prend les mains du disciple)

Je SAIS.

(après un silence)

Oh! mon petit... les deux ensemble, c’est tellement extraordinaire: une puissance formidable – tu sais on a l’impression que l’on n’a qu’à faire ça (Mère empoigne l’air), et c’est fait – et en même temps... on ne sait rien, comprend rien... Je ne me souviens de rien. Il n’y a plus, il n’y a plus... (Mère touche sa tête indiquant le vide). Il y a des décisions qui passent à travers la conscience – dès que c’est dit ou fait, c’est parti.

Je ne me souviens de rien, de rien, de rien, sauf comme cela (geste qui pince un point en l’air), une chose en des milliers. Et pourquoi?

(silence)

Tiens, c’est une étrange expérience. Tout ce qui arrive dans la journée, les choses les plus ordinaires: se lever, se coucher, se baigner, «essayer» de manger (parce que c’est un essai assez infructueux), tout ça... Ça a l’air ridicule, mais en même temps, un sens que cela pourrait être une occasion de mort (il n’y a pas une chose qui ne puisse être une occasion de mort, c’est-à-dire de quitter le corps), et en même temps – en même temps – un sens d’immortalité. C’est presque... C’est presque indescriptible tellement c’est... Ce sont les deux opposés – pas «opposé», c’est... (c’est dans l’expression seulement que c’est opposé).

(silence puis Mère sourit comme si elle avait découvert quelque chose)

Ah! ah!... Tu vois... Ah! écoute, ça a l’air tout à fait grotesque, mais je te le dis. C’est comme si la conscience ici était consciente des décisions divines, qu’il n’est pas une chose qui ne puisse être l’occasion de quitter le corps si le Divin décidait que le corps s’en aille, et qu’il n’y a pas un moment où l’on ne puisse avoir le sens de l’immortalité si le Divin décide qu’on a le sens de l’immortalité. La Même chose. Tu comprends ce que je dis? La même chose.

Prenons, par exemple, cette image que j’ai tout le temps de toi assis sur ce banc et me regardant comme ça – oui, comme si tu disais: «Qu’est-ce que c’est que ça!», parce que j’étais venue au gouvernement (je venais très souvent du temps de Baron, et alors je n’étais plus venue depuis son départ), et puis je venais, et c’était comme si tu disais: «Qu’est-ce que c’est que ça?», comme si... oui, c’était comme si tu pensais: «On oublie vite», ou des choses comme cela3 – enfin tu n’étais pas très bienveillant! (rires) C’était l’impression que j’avais... Et pourquoi ça revient comme cela?... Eh bien, cette chose... cette chose était le point de départ – le point de départ d’une grande action entre nous, ensemble. D’une grande action ensemble. Et pourquoi ça, ces toutes petites histoires, au moment où justement le destin se décidait?

On pourrait presque dire que c’est pour prouver que les apparences sont des illusions.

Oui. Oui.

Que TOUTES les apparences sont des illusions – qu’il y a quelque chose... quelque chose qui, pour moi, devient de plus en plus concret et formidablement puissant: la Volonté du Seigneur. Et ce n’est pas une volonté consciente à notre manière, c’est quelque chose qui est comme ça (Mère abat ses deux bras grands ouverts vers le bas). Inexprimable. Ça ne ressemble à rien de ce que nous connaissons. Et c’est une volonté formidable – formidable, n’est-ce pas, dans le sens que toutes les apparences, toutes les contradictions, toutes les volontés, c’est comme zéro: c’est ÇA (même geste bras ouverts qui s’abattent tout-puissants). C’est ça; c’est ÇA que je sens qui passe là [à travers Mère], c’est comme si j’étais baignée là-dedans. Comme cela.

Il n’y a pas... il n’y a rien là (Mère touche son front), c’est un vide, vide-vide-vide – creux. Creux. Je ne pense pas. Il n’y a pas de je, il n’y a pas... C’est presque comme une coquille vide, et avec cette Force formidable (geste vaste, puissant, bras ouverts)...

(long silence)

Ce doit être la conscience supramentale qui essaye de prendre possession... Ça [le corps], c’est comme une coquille.

Une coquille... Est-ce qu’elle pourra changer? Je ne sais pas.

(silence)

C’est tout le temps l’impression... (geste vaste, puissant, bras ouverts).

(silence)

(Souriant) C’est vraiment intéressant.

(silence)

C’est comme si un Pouvoir surhumain voulait se manifester à travers des millénaires d’impuissance... C’est comme cela. Ça [le corps], c’est fait de millénaires d’impuissance. Et un Pouvoir surhumain qui essaye... qui presse là pour se manifester. C’est comme cela. Quel sera le résultat? Je ne sais pas.

(silence)

Et c’est comme si ce fameux jour où je t’ai vu là, assis devant le ciel... c’est à ce moment-là que s’est décidé la place que tu prendrais dans cette création. C’est vraiment, vraiment... miraculeusement intéressant.

Et tout est comme cela – pour tout, pour tout. Il y a des moments où ça a été décidé.

(méditation l’heure sonne)

Il n’y a plus de temps...

(Mère hoche la tête)

C’est comme un autre temps qui est rentré dans celui-ci.4

juin




3 juin 1972

Tout le temps, tout le temps il y a des choses que je voudrais que tu saches, et je n’ai pas l’occasion de les dire. Mais tu sais, absolument rien de la mémoire ordinaire, rien. Alors, si ça vient, ça vient; si ça ne vient pas... c’est perdu.

Des choses... fantastiques.

(silence)

C’est comme si je marchais sur une toute petite ligne très étroite: d’un côté, c’est l’imbécillité; de l’autre côté, le génie! Et je vais comme cela (geste comme sur une crête).

Et de quoi ça dépend? Sais pas.

Les vieilles manières sont périmées, les nouvelles ne sont pas encore établies. Mais ça vient tout d’un coup: pendant quelques minutes, un éblouissement de lumière... quelque chose de merveilleux, l’impression d’un pouvoir sur le monde tout entier. Et puis la minute d’après, il n’y a plus rien.

La nuit, le jour comme cela.

Quelquefois, sans aucune raison apparente, un malaise tellement effroyable que j’ai l’impression que ça doit forcément mener vers la mort, et puis... quelque chose me dit: «Don’t mind» [fais pas attention], comme si Sri Aurobindo veillait sur moi – don’t mind, don’t mind... Alors... (Mère ouvre les mains). Et puis au bout d’un certain temps: parti, on ne sait comment.

(silence)

Peux plus manger – oh! c’est difficile. Difficile. C’est la chose la plus difficile, manger... Je n’ai pas du tout de dégoût pour la nourriture, rien de ce genre, mais impossibilité de le mettre dans la bouche. Je peux boire... encore.

Il n’y a rien, rien (geste au front), vide-vide-vide-vide... Et alors, si je reste comme cela...

(Mère part en contemplation)

4 juin 1972

(Entrevue avec Sujata)*

...Mais tu sais, les gens sont si corrompus que si la Grâce se retirait seulement pour une heure, tout irait... brrm! (geste d’éclatement violent).

7 juin 1972

Qu’est-ce tu apportes?... Et toi?

Moi, j’ai l’impression que je sens mieux ta présence.

Aah!

En fait, je sens que c’est la seule chose qui peut tout arranger.

C’est la présence du Seigneur qui passe à travers moi – à travers ce que vous appelez «moi». C’est un ensemble de cellules qui... (riant) a pris cette forme depuis très longtemps!

Oui, mais cette forme, elle est très...

Elle est... Tu sais, c’est tout à fait curieux: la conscience là [cellulaire] donne l’impression de quelque chose qui essaye d’être fluide. Il y a évidemment quelque chose qui essaye de lui faire manifester... – être autrement.

Être autrement, mais comment?...

(silence)

Le corps se sent à l’aise seulement quand il est conscient de la Force divine qui agit (geste de descente à travers lui), autrement...

Toute concentration sur le corps lui-même produit un étrange malaise, un malaise qui cesse seulement quand le corps est conscient de la Force – de la Force qui travaille (même geste de descente à travers Mère), la Force qui travaille. «Ça» vient et ça passe. Alors à ce moment-là, ce n’est plus... on ne peut pas dire «la vieille manière», ça n’a rien de cela, c’est... quelque chose.

(Souriant) Il y a un mot qui me vient en anglais: the joy of nothingness [la joie du rien].

(silence)

Mais tu n’as pas de questions à poser?

Personnellement, par exemple, avant, j’avais plutôt tendance à me tourner vers Sri Aurobindo ou vers une Force... vers LA Force – vers Ça, le Seigneur, je ne sais pas; eh bien, ça n’avait pas du tout le même effet que depuis le moment où j’ai commencé vraiment à me tourner vers toi comme une personne.

Aah!

Mais c’est depuis vraiment le moment où c’est vers toi comme une personne que je me suis tourné, qu’il y a eu une action qui me semble plus décisive.

C’est possible. Seulement c’est une personne... Ce n’est pas une personne humaine.

Oui, ça, sûrement!

C’est une personne supramentale. Quelque chose que les cellules encore ne comprennent pas, mais elles savent, elles sentent. Elles sentent comme si elles étaient projetées par force dans un monde nouveau.

Et alors, c’est ça maintenant qui est tout le temps comme cela (geste de pression et de descente). Et malgré la faiblesse apparente (elle est tout à fait illusoire), il y a une Force... formidable, là.

Oui, sûrement.

Tu comprends, c’est une Force qui paraît trop forte pour le corps; alors quand il reste BIEN tranquille, comme ça... (geste mains ouvertes) et qu’il est aussi inexistant que possible, alors ça va bien.

Alors on sent... (geste de coulée à travers le corps).

Cette Force-là... stupendous! [prodigieuse.]

Oui! oui, les quelques gouttes qu’on peut en percevoir, c’est... c’est formidable.

Formidable.

Et c’est immédiat.1

(Mère entre en contemplation pendant quarante minutes en tenant nos mains)

10 juin 1972

(Mère dénoue une guirlande de «patience» de son poignet et la donne à Sujata.)*

Tu veux de la patience?

(Sujata:) C’est utile, douce Mère!

(À Satprem:) Qu’est-ce que tu as senti?

Quand cela, douce Mère?

Tout le temps, mon petit!

Moi, je sens que tu es de plus en plus là, près de moi – ton aide.

Oui, ah! ça, c’est vrai.

Mais...

L’Aide devient de plus en plus précise, de plus en plus consciente, mais... je dois dire que c’est TRÈS difficile.

Oui.

Mais ça ne fait rien. Puisqu’on a accepté de le faire, on le fait. Et ça ne sert à rien de se plaindre. Mais le Pouvoir – le Pouvoir est for-mi-dable, mais... (Mère désigne son corps), c’est comme une moquerie: la moindre chose devient énorme! Même physiquement. Physiquement c’est si étrange, j’ai des piqûres à un endroit qui est tout couvert (Mère touche sa jambe), et impossible qu’un moustique y aille. Et je ne sais pas... ils disent qu’il n’y a ni puces ni punaises ici!

Il y a des fourmis, douce Mère!

Les fourmis font des piqûres?

Oui, douce Mère, certaines catégories de fourmis font cela.

Aaah! alors c’est ça: fourmis, il y a. Ah! il y a des fourmis qui font des piqûres!

Oui, oui, douce Mère! je ne savais pas, j’ai appris ça ici.

Ah! moi non plus, je ne savais pas! (rires) Ah! c’est ça! Tiens, merci! (rires)

(silence)

Mais j’aimerais savoir tes observations?

Je ne suis peut-être pas assez conscient. C’est trop général. J’ai l’impression que tu es là présente et qu’imédiatement, si j’appelle un peu, tu es là, l’Aide est là.

Ça oui, ça oui.

Et évidemment, quand je me souviens d’il y a seulement un an ou deux ans, on voit, on sent bien qu’il y a un Pouvoir formidable.

Oui, il y a une différence.

Oui, formidable. Ça, c’est évident... Et puis quelquefois, ça me tombe sur la tête, même sans que j’appelle, je dois dire.

Oui, oui.

Ça me tombe sur la tête en ce sens que c’est vraiment comme une... je ne sais pas, comme une masse de puissance qui descend.

Oui, oui. Il faut, il faut absolument être... passivement réceptif. Toute activité ramène la vieille manière, je ne sais pas. Maintenant c’est comme cela (geste mains ouvertes).

Quand je suis comme cela, le temps passe comme une seconde. Il n’y a plus de temps.1Quand la vieille manière revient, quelques minutes sont in-ter-mi-na-bles.

Il y a vraiment quelque chose... une action sur le temps.

L’autre jour, tu me disais que quand tu allais à l’intérieur comme cela, ce n’était pas comme autrefois où tu te retirais dans un état intérieur et tu agissais – tu disais que tu n’entrais pas en transe, tu étais simplement...

Intériorisée.

Intériorisée. Et tu disais: «C’est comme si le physique se dédoublait.»

(Mère plonge longtemps puis revient avec un sourire)

Je me souviens (je ne sais pas quand, si c’était la nuit ou..., mais c’était un moment où j’étais tranquille, où il n’y avait personne), je me souviens de t’avoir dit: «Tu vois: c’est ça, le Supramental.» «C’est ça, je sais, c’est ça le Supramental.» Je te l’ai dit à toi.

Et quand j’ai voulu le ramener, le garder dans la conscience ordinaire (pas la conscience «ordinaire»: la conscience intermédiaire, comme cela – geste de pont – que j’ai tout le temps), c’est... c’était comme évaporé. Et quand je ne suis pas active, quand je suis comme cela, c’est tout à fait évident: c’est ça.

(Mère plonge)

14 juin 1972

(À propos d’une personne sérieuse et dévouée qui fait le travail de restauration des peintures anciennes au Louvre et qui nous écrit en nous rappelant la lettre qu’André Gide nous écrivait en 1946, lorsque nous étions en Egypte, en route vers l’Inde: «Je me persuade que Dieu n’est pas encore et que nous devons l’obtenir.» Et elle ajoute: «Ainsi, de vérités en vérités (partielles), nous arrivons à la Vérité, devant laquelle l’être entier n’a plus que faire entière soumission. C’est seulement à partir de là que la Vraie Vie commence, car nous avons enfin trouvé ce que, dans le profond, le cœur cherchait depuis toujours sans le savoir.» Et elle demande à Mère: «Ne pouvons-nous pas mieux aider le Travail en vivant à l’Ashram?»)

Je crois vraiment qu’il vaut mieux qu’elle reste en France.

C’est difficile de venir ici.

Tu as lu ce que Sri Aurobindo a dit sur l’Ashram? Il a dit que l’Ashram était la représentation de toutes les difficultés à résoudre, et alors les gens qui viennent du dehors, au lieu de trouver une aide, après un temps ils tombent dans les difficultés. Il vaut beaucoup mieux qu’elle reste là.

Mais tu peux l’assurer que je la SENS très bien, et que je suis avec elle, mon aide est avec elle très consciemment.

17 juin 1972

(Mère donne à Sujata et à Satprem une guirlande de «patience».)

Il en faut beaucoup-beaucoup-beaucoup.

Oui!

Les signes sont de plus en plus évidents, mais il faut une pa-tien-ce!

Le moindre faux mouvement produit imédiatement un malaise effroyable. La chose la plus insignifiante.

La vie n’est tolerable que comme cela (Mère ouvre les mains vers le haut).

Et le corps – le corps lui-même – se sent comme un petit bébé qui se roule dans les bras du Seigneur. Voilà. Et s’il sort de cette attitude seulement pour quelques secondes, il sent que c’est comme la mort – la dissolution. Voilà.

Les heures les plus courtes sont celles de la nuit, de 8h30 à 6h du matin – je ne dors pas, mais1... (geste immense, silencieux).

Alors ça va.

(silence)

Et toi, qu’est-ce que tu as à dire?

Je voudrais bien que tous les recoins de mon être s’ouvrent.

Mon petit, c’est: patience-patience-patience-patience...

(Mère plonge en tenant les mains du disciple)

Tu sens?

Oui, douce Mère.

Une fois que j’entre dans cette conscience-là, c’est très difficile d’en sortir.


(Au moment de partir, Mère tend au disciple une note qu’elle vient d’écrire:)

Sri Aurobindo is an emanation of the Supreme who came on earth to announce the manifestation of a new race and the new world, the Supramental. Let us prepare for it in all sincerity and eagerness.

(la traduction)

«Sri Aurobindo est une émanation du Suprême qui est venue sur terre pour annoncer la manifestation d’une nouvelle race, d’un nouveau monde, le Supramental. Préparons-nous à cette manifestation en toute sincérité et avec ardeur.»

18 juin 1972

(Entrevue avec Sujata. Mère console Sujata qui vient de perdre son frère aîné. Ce fragment de conversation est noté de mémoire.)

Ce qui doit être fait pour chacun est fait.

Notre conscience est limitée (geste microscopique), elle ne voit qu’une partie. La Conscience divine est... (geste): elle voit.

Ce qui doit être fait pour chacun est fait.

Si quelqu’un s’est donné au Divin et s’il a confiance en le Divin, le Divin s’en occupe. Et... (comment expliquer...) Par exemple, tout ce qui doit être fait pour toi est fait à chaque minute; et si toi, tu demandes au Divin de s’occuper de quelqu’un, cela aussi est fait. Et c’est fait pour le mieux. Mais ce mieux est comme le Divin le voit.

Il faut avoir la paix. La paix de la confiance absolue.

La paix a le pouvoir d’annuler les obstacles.

21 juin 1972

(Le disciple lit à Mère quelques «Notes sur le Chemin» pour le prochain Bulletin. Vers la fin de la deuxième note, Mère a l’air partie ailleurs. Puis subitement elle gémit et cache son visage entre ses mains. Nous prions.)

23 juin 1972

(Mère donne à Sujata le manuscrit d’une note qu’elle a écrite pour Auroville:)

«Jésus est une des nombreuses formes que le Divin a assumées pour entrer en rapport avec la terre. Mais il y en a, et il y en aura beaucoup d’autres; et les enfants d’Auroville doivent remplacer l’exclusivisme d’une religion par la vaste foi de la Connaissance.»

24 juin 1972

(Mère n’était pas bien portante ces jours derniers. Elle écoute la lecture de la conversation du 6 mai 1972 pour le prochain Bulletin: «Une force dorée qui appuie sur la terre... Une puissance absolument matérielle, mais qui n’a pas besoin des moyens matériels... Un monde qui veut s’incarner dans le monde.»)

C’est très bien ce que tu as écrit, c’est beaucoup mieux que ce que j’ai dit!

(Le disciple, un peu estomaqué:) Mais c’est la notation exacte de ce que tu as dit, douce Mère!!

(Mère rit sans avoir l’air convaincue)

Comme ça, c’est devenu très bien.

Mais c’est exactement ce que tu as dit! J’ai mis des points et des virgules, c’est tout [rires], et des paragraphes. Mais c’est tout!

Et c’est mon expérience de plus en plus claire, de plus en plus précise.

(silence Satprem offre une fleur à Mère: «Lumière supramentale dans le subconscient». Mère la garde près d’elle)

Tu veux me demander quelque chose?

Je crois que Sujata avait quelque chose à te demander.

Bon.

(Sujata:) Douce Mère, l’autre jour tu m’as dit que pour ceux qui se sont donnés sincèrement au Divin, pour une telle personne ce qui doit être fait est fait.

Oui, oui.

Et puis tu as continué: «Si une telle personne demande quelque chose pour quelqu’un d’autre, cela aussi est fait.»

Oui, mais pas aussi totalement.

Ce qui n’est pas réceptif dans la personne déforme l’Action.

Par exemple, prends quelqu’un qui est malade et qui CROIT en la réalité de sa maladie; dans la mesure de sa mauvaise croyance, ça diminue l’effet de l’Action.

C’est difficile à expliquer.

Alors qu’est-ce que tu voulais demander?

(Avec un sourire espiègle:) Moi, je voulais savoir, douce Mère, si moi, par exemple, je prie Sri Aurobindo «que Douce Mère se porte bien», est-ce que ça t’aide?

Mais Mère se porte bien!

Par exemple, hier après-midi, j’ai vomi – je n’étais pas malade. Je ne sais pas comment expliquer... C’était la manière de prendre qui devait changer. N’est-ce pas, c’était pour me faire comprendre l’attitude dans laquelle il fallait que je prenne les choses. Et alors je n’étais pas malade: c’était COMME si j’étais malade, mais c’était pour me faire comprendre l’attitude dans laquelle il fallait que je mange. C’était comme une leçon – j’ai compris. Si je n’avais pas vomi, je n’aurais pas fait attention.

C’est très compliqué, mon petit!

Alors les gens qui sont autour de moi doivent être d’une certaine manière à mon égard, prendre certaines précautions; eh bien, il faut qu’ils pensent, ils croient certaines choses pour faire comme cela, autrement ils ne le feraient pas. Et alors tout naturellement, c’est comme cela. (Se tournant vers Satprem) Je ne sais pas si tu comprends?

Oui, je comprends.

Jusque dans le moindre détail, tout est organisé – ce n’est pas prévu comme nous prévoyons dans notre conscience ordinaire: c’est la Force qui presse et qui produit le résultat voulu. Je pourrais presque dire: par n’importe quel moyen – tout moyen nécessaire. C’est une Force qui presse sur la terre et qui fait faire les choses les plus invraisemblables aux hommes, celles qui ont l’air d’être les pires comme les meilleurs, mais pour... pour que le résultat soit obtenu.

Ça, c’est de plus en plus.

Toutes nos notions de bien et de mal...

Il faut que nous gardions notre réaction aux choses, notre réaction justement en suivant le «bien» et le «mal», la conception humaine de bien et de mal (une «conception»: ce n’est pas tout à fait humain; c’est la traduction de l’Harmonie)...

(Mère plonge et revient en faisant un geste comme si des ondes passaient par le bout de ses doigts)

Des vibrations... des vibrations qui transmettent le Divin sans le déformer. C’est ça. C’est cela qu’il faut. Et alors, suivant les circonstances et les gens, ça prend une forme ou une autre – tu comprends?

Oui, douce Mère, je comprends.

N’est-ce pas, tout ce que nous disons, nous le disons avec nos vieilles manières de dire.

(silence)

L’Action est évidente... Et c’est l’autorité de l’ego qui disparaît – et qui disparaît de plus en plus. Et une acceptation totale, même qui n’a pas besoin de comprendre, n’est-ce pas; toujours nous voulons comprendre avec la vieille manière mentale – il n’y a PAS BESOIN de comprendre. Une acceptation comme ça (geste mains ouvertes).

Et sous la Pression, les vieilles traces de l’autorité – les traces, les vieilles traces de l’autorité de l’ego doivent disparaître et être remplacées par ça (même geste mains ouvertes): une réceptivité et une obéissance (pas «obéissance» parce que ça n’a pas besoin de comprendre): être entièrement mû par le Divin. À la place de l’ego, c’est ça. Les vieilles traces de l’ego qui s’en va et... (geste mains ouvertes) et qui est remplacé par... (même geste).

J’ai tout le temps (peut-être cinquante fois par jour), l’impression d’être un petit bébé (geste battant des mains et des jambes), tout enveloppé et ballotté par les forces divines! (rires) Comme cela.

Il y a encore... Ce n’est pas complètement transparent, n’est-ce pas, il y a encore les vieilles choses, les vieilles dominations de l’ego dans le corps qui produisent des grincements, des frottements, autrement... autrement comme un bébé!

Comme un bébé.1

28 juin 1972

(Tout d’abord, Mère écoute la lecture de quelques lettres de Sri Aurobindo à Nirod, notamment celles-ci qui retiennent son attention et l’amusent.)

Pourquoi ne pas écrire quelque chose sur ce Supramental que les gens trouvent si difficile à comprendre?

À quoi cela sert-il? Qu’est-ce que les gens comprendraient? En outre, le travail actuel est de faire descendre le Supramental et de l’établir, non de l’expliquer. S’il s’établit, il s’expliquera de lui-même – s’il ne s’explique pas, il ne sert à rien de l’expliquer. J’ai dit certaines choses à ce sujet dans les écrits passés, mais sans parvenir à éclairer qui que ce soit. Alors pourquoi répéter la tentative?

8.10.1935
On Himself, XXVI.164


Quels disciples nous sommes et quel Maître! Je regrette que vous n’ayez pas choisi ou appelé quelque meilleure substance.

Quant aux disciples, je suis d’accord! Oui, mais la substance meilleure, en supposant qu’elle existe, aurait-elle été caractéristique de l’humanité? S’occuper de quelques caractères exceptionnels ne résoudrait guère le problème. Et consentiraient-ils à suivre mon chemin? – c’est une autre question. Et s’ils étaient mis à l’épreuve, l’humanité ordinaire ne se révélerait-elle pas soudainement? – c’est encore une autre question.

3.8.1935
On Himself, XXVI.178-179


C’est curieux, ça vient comme par bouffées. Tout d’un coup, il arrive comme une bouffée où tout est clair, où... – le supramental est évident. Et le corps voit, voit même ce qui est attendu de lui. Et puis, après, ploff! (geste de retombement) ça se voile de nouveau.

Ce sont comme deux façons différentes d’être en relation avec le Divin – toutes les deux, c’est la relation avec le Divin: l’une, c’est la vieille manière, et l’autre c’est la nouvelle manière. Dans le temps, n’est-ce pas, quand j’avais une difficulté, imédiatement je me blottissais dans la relation avec le Divin, et ça s’en allait. Et maintenant, ce n’est plus ça. C’est la relation avec le Divin elle-même qui est d’une façon différente.

Alors ça... (Mère fait un geste, d’un air de ne pas savoir).

C’est comme si mon secours, le secours qui avait été à travers toute ma vie, qui m’avait aidée à passer à travers tout: comme parti. Maintenant... ce n’est plus ça. Maintenant, c’est ça qu’il faut dépasser.1 (Mère hoche la tête et lève les mains d’un air de dire: comment faire?)

(Mère plonge)

juillet




1er juillet 1972

Est-ce que tu aimes la patience?

(Mère tend sa guirlande de «patience»)

Oui, on dirait que c’est utile.

Qu’est-ce que tu as à me dire?

Tu as trouvé la nouvelle attitude?

Je ne sais pas.

Je ne suis plus la même personne, je ne sais pas.

Tout-tout, toutes les réactions sont nouvelles. Mais je ne trouve pas... La seule chose est que, à chaque minute, j’ai l’impression de m’ACCROCHER au Divin. C’est le seul salut.

Et le corps est comme cela.

Le corps a cette expérience que sans le Divin, il... s’écroulerait.

Voilà.

En fait, il a de plus en plus l’impression qu’il n’existe pas – qu’il n’y a pas de personnalité séparée (Mère touche la peau de ses mains).

Mais il sent très bien que c’est une conscience de transition – quelle sera la conscience finale? ça, je ne sais pas.

(silence)

N’est-ce pas, le corps demande au Divin: «Donne-moi conscience.» Et alors c’est comme une réponse (une réponse sans paroles): «Pas encore, tu ne voudrais plus vivre séparé.» Comme cela. Que le corps, s’il avait la pleine conscience de la Présence divine, il ne voudrait plus, il ne voudrait plus avoir la conscience séparée.

Évidemment, il y a encore beaucoup de progrès à faire.

(silence)

Tu n’as rien à demander?

Je n’aime pas parler.

Oui, douce Mère.

Ce qui reste de la conscience personnelle se sent si stupide!... Et alors, quand je suis comme cela (geste immobile dans le Seigneur)... comme cela, c’est bien.

(Mère plonge)

8 juillet 1972

Tu n’as pas de questions?

Je me demande toujours ce que tu fais quand tu plonges au-dedans comme cela?

(après un silence)

Ce n’est pas toujours la même chose.

(silence)

Le corps essaye d’être entièrement sous l’Influence du Divin.

C’est sa constante préoccupation.

La forme la plus extérieure est le mantra: le corps spontanément répète le mantra, mais c’est la forme la plus extérieure.

Il essaye. Il essaye... (geste mains ouvertes).

Il aspire et essaye de recevoir seulement la Force divine.

La nourriture, c’est encore la grande difficulté. Le corps sait qu’il doit manger encore, mais il n’a pas faim, et la nourriture lui paraît... Il la prend par une sorte d’habitude et comme une nécessité.

Il en prend très peu, d’ailleurs.

(Mère plonge)

12 juillet 1972

Je suis tout le temps en retard!... Je crois qu’il faut que nous mettions dix heures et demie [au lieu de dix heures].

Eh bien, si tu mets dix heures et demie, ce sera onze heures! (rires)

Oui, oui! (Mère nous donne une tape sur l’épaule.)

Qu’est-ce que tu as à dire?

Eh bien, j’ai à dire que Mère ne dit pas grand-chose!

(silence)

Avant, tu... tu parlais plus facilement.

Oui.

(long silence)

J’ai l’impression de devenir une autre personne.

Non, ce n’est pas seulement cela: je touche à un AUTRE monde, une autre manière d’être... qu’on pourrait appeler (avec la conscience ordinaire) une manière dangereuse d’être. Comme si...

Dangereuse, mais merveilleuse – comment dire?

D’abord, le subconscient [corporel] est en train de se transformer, et ça, c’est long, difficile, douloureux... mais merveilleux aussi. Mais l’impression... (geste comme sur une crête).

De plus en plus, la sensation du corps, que c’est seule la foi qui sauve – la connaissance n’est pas encore possible, et par conséquent c’est seulement la foi qui sauve.

Et alors, la «foi qui sauve» paraît être une vieille manière de parler... Comment dire?... L’impression que la relation entre ce que nous appelons la «vie» et ce que nous appelons la «mort» devient de plus en plus différente – différente (Mère hoche la tête), complètement différente.

Tu comprends, ce n’est pas la mort qui disparaît (la mort telle que nous la concevons, telle que nous la connaissons et par rapport à la vie telle que nous la connaissons): ce n’est pas ça, ce n’est pas ça du tout. Les DEUX sont en train de changer... en quelque chose que l’on ne connaît pas encore, qui paraît à la fois extrêmement dangereux et tout à fait merveilleux. Dangereux: que la moindre faute a des conséquences terriblement graves. Et merveilleux.

C’est la conscience, la vraie conscience de l’immortalité – ce n’est pas «immortalité» telle que nous la concevons, c’est quelque chose d’autre. C’est quelque chose d’autre.

Nous avons tendance à vouloir que certaines choses soient vraies (ce qui nous paraît favorable) et que certaines disparaissent – ce n’est pas ça! Ce n’est pas comme cela. C’est TOUT qui est différent.

Différent.

De temps en temps, pendant un moment (un court moment): un émerveillement. Et puis imédiatement, le sens... d’un inconnu dangereux. Et voilà. Et je passe mon temps comme cela.

(silence)

Le subconscient est plein, oh! de peurs, d’appréhensions, oh!... C’est un endroit dégoûtant (geste qui remonte d’en bas).

(silence)

Il n’a même pas foi dans sa foi! C’est cela: il sent que sa foi n’est pas la vraie chose, il n’a même pas foi dans sa foi.

Toute la vie... la vie était facile par cette foi qui dominait tout, et maintenant1... (geste qui s’écroule).

(Mère plonge)

15 juillet 1972

Tu as quelque chose?

Non, rien de spécial, sauf que c’est difficile.

Tu n’as pas de questions?

C’est difficile.

(silence)

Il y a des choses pour toi (Mère tâtonne à côté d’elle), c’est dans une enveloppe.

«Il ne faut pas confondre un enseignement religieux et un enseignement spirituel. L’enseignement religieux appartient au passé et arrête le progrès, l’enseignement spirituel est l’enseignement de l’avenir. Il éclaire la conscience et la prépare pour la réalisation future. «L’enseignement spirituel est au-dessus des religions et s’efforce vers une vérité totale. Il nous apprend à entrer en rapport direct avec le Divin.»

C’est pour une dame qui est venue je ne sais d’où et qui voulait enseigner dans une école où l’on donne un enseignement religieux. Alors je lui ai répondu ça.

Et puis il y a le message que tu as donné à «All India Radio» pour le 15 août:

«The message from Sri Aurobindo is a sunshine radiating over the future.»

(la traduction)

*«Le message de Sri Aurobindo est un rayon de soleil qui brille sur l’avenir.»

Et pour le darshan ici [du 15 août], tu as un message?

(après un silence)

Je peux mettre:

«Sri Aurobindo’s message radiates over the future like an immortal sun.»

(la traduction)

«Le message de Sri Aurobindo rayonne sur l’avenir comme un soleil immortel.»

(silence)

Tu n’as rien?

La dernière fois, tu avais parlé de la différence entre la vie et la mort. C’est-à-dire que la vie n’était plus comme elle est, mais la mort non plus...

Oui.

(Mère écarte la question d’un geste)

Je veux vivre comme ça... Je ne sais pas.

(Mère plonge longtemps puis revient)

«Sri Aurobindo's message is an immortal sunlight radiating over the future.»

(la traduction)

«Le message de Sri Aurobindo est une immortelle lumière solaire qui rayonne sur l’avenir.»

C’est ça. C’est beaucoup mieux.

(Mère replonge jusqu’à la fin)

19 juillet 1972

Ça va?

Pas trop.

Pourquoi?

Je ne sais pas.

Qu’est-ce qu’il y a?... C’est la tête ou le corps?

Oh! non, c’est intérieur plutôt.

Ooh! ça, il faut que ça aille bien. Intérieur: nous sommes les maîtres – nous voulons aller bien, nous allons bien. Il n’y a que ça (Mère désigne son corps) qui n’obéit pas tout à fait.

(long silence Mère tient les mains du disciple)

Dans le subconscient, il y a une accumulation de défaitisme. C’est cela qui remonte. Parce qu’il faut que nous changions ça ABSOLUMENT, il faut clarifier le subconscient pour que la nouvelle race puisse venir. Il faut clarifier le subconscient – c’est bourbeux. C’est plein de défaitisme: défaitisme, la première réaction est défaitiste. C’est absolument dégoûtant, mon petit, j’ai vu cela, je suis en train de travailler... c’est un endroit dégoûtant. Il faut absolument... il faut être catégorique, énergique – sans peur, tu sais. Il FAUT que ça change.

C’est vilain.

Et ça remonte... (geste d’en bas).

(silence)

Il y a une énergie formidable qui est checked, bloquée par ça, par cette ignoble chose.

(Mère donne des fleurs à Sujata)

Tiens. Tu veux une guirlande?

Il faut... (à Satprem) Toi, tu as le pouvoir de... (Mère enfonce son poing dans la Matière). Le défaitisme appartient au subconscient – il FAUT que ça change, absolument. Le défaitisme, c’est l’anti-divin.

(silence)

Il n’y a qu’une façon: vouloir ce que la Conscience Suprême veut – quelles que soient les conséquences selon notre petite conception habituelle.

Et alors c’est comme cela (Mère ouvre les mains): vouloir ce que Tu veux.

J’ai une relation avec cette Conscience Suprême?

Oh! mon petit! ça ne se demande pas!

Tu as une relation – tu as une relation même consciente; non seulement tu as une relation, mais tu as une relation consciente.

(silence)

J’ai traversé dans ma vie toutes sortes de choses terribles...

Oui, tout le monde est comme cela.

Oui, mais je crois que j’en ai eu une dose... spéciale.

Tu ne crois pas que j’en ai eu ma dose aussi?

Oui, ça sûrement, je pense.

Et alors?

Mais j’ai eu (je parle même de l’époque où je ne te connaissais pas, où je ne connaissais pas l’Ashram), j’avais l’impression qu’il y avait quelque chose derrière moi...

Oui.

Quelque chose qui m’aidait.

Bien sûr! Bien sûr, il y avait! Bien sûr, il y avait: c’est ça.

Moi, je l’appelle la «Conscience Suprême» parce que je ne veux pas parler de «Dieu»...

Ah! oui!

C’est plein... le mot lui-même est si plein de mensonge. Ce n’est pas ça, c’est... Nous SOMMES – nous SOMMES le Divin qui s’est oublié Lui-même. Et notre travail, le travail, c’est de rétablir la connexion – appelez-le n’importe comment, ça n’a pas d’importance. C’est la Perfection que nous devons devenir, c’est tout.

C’est la Perfection, le Pouvoir, la Connaissance que nous devons devenir, c’est tout. Appelez-le comme vous voulez, ça m’est tout à fait égal. Mais c’est l’aspiration qu’il faut avoir. Il faut sortir de ce bourbier, de cette imbécillité, de cette inconscience, de ce défaitisme dégoûtant qui nous écrase, parce que nous nous laissons écraser.

Et nous avons peur. Nous avons peur pour la vie de ça (Mère touche la peau de ses mains), de cette espèce de chose, comme si c’était... parce que nous voulons rester conscients – mais unissons-nous à la Conscience Suprême, nous serons éternellement conscients! C’est ça, c’est ça.

Je dirais: nous unissons notre conscience à ce qui doit périr et nous avons peur de périr!1 Mais moi, je dis: unissons notre conscience à la Conscience éternelle et nous aurons la conscience éternelle.

C’est d’une stupidité qui n’a pas de nom!

(silence)

Mais tu vois, quand tu es là, je peux exprimer les choses, parce que dans ton atmosphère il y a ce qu’il faut pour pouvoir les exprimer.

Il faut... il faut mettre ça au service du Divin – toujours. Toujours. Avec une foi, une foi absolue: c’est ce que le Divin veut qui arrive. Et le Divin... moi, je dis «Divin» parce que je sais ce que je veux dire, c’est-à-dire la Connaissance suprême, la Beauté suprême, la Bonté suprême, la Volonté suprême – tout... tout ce qui doit se manifester pour arriver à exprimer... ce qui doit être exprimé.

(long silence)

Nous sommes dégoûtés du monde tel qu’il est – et nous avons le POUVOIR de le changer, et nous sommes si bêtes que nous ne savons pas abdiquer notre personnalité imbécile pour... pour que cette Merveille se réalise.

Et tout ça, c’est dans le subconscient, accumulé: tout ce que nous avons rejeté de nous et qui est là, et qui maintenant doit être mis en contact avec la Force transformatrice... pour que le temps de cette inconscience soit fini.

(Mère plonge pendant une demi-heure)

Mon petit2...


(Ce qui suit a déjà fait l’objet de plusieurs conversations Van passé et reviendra encore malheureusement. Il s’agissait donc de la vente de nos livres à l’étranger et d’un trafic de devises sur lequel nous avions l’impudence ou l’imprudence de mettre le doigt, mais surtout il s’agissait de gens qui volaient Mère purement et simplement. Les livres de Satprem ne représentaient, en effet, qu’un petit coin d’une vaste manipulation qui englobait toutes les œuvres de Sri Aurobindo. Comme Don Quichotte, nous nous lancions dans une bataille dont l’issue était prévisible. Rappelons que le marchand de livres, SABDA, était le frère de celui qui allait s’emparer d’Auroville, et qu’en fait nous nous trouvions devant une maffia bien organisée. Seulement nous ne le savions pas encore. Nous ne relatons cette affaire que parce qu’elle est symbolique de l’ensemble.)

Tu n’as rien à demander?

J’aurais un problème matériel, douce Mère, mais peut-être est-il trop tard, non?

Quelle heure?

Il est onze heures dix maintenant.

Non, qu’est-ce que c’est?

Oh! c’est un problème qui m’ennuie. Il s’agit de mes livres qui sont à «All India Press».

Ça, mon petit, il faut en parler à André.3

Oui, j’ai parlé à André. Je ne sais pas ce qu’ils fabriquent avec mes livres. N’est-ce pas, ils ne me donnent aucun compte, ils ne me demandent rien quand ils font quelque chose. Je ne sais pas ce qu’ils fabriquent en Europe – en Suisse notamment – avec mes livres, ils ne me tiennent au courant de rien, je n’ai aucun contrôle sur ce qui se passe. Alors j’avais écrit une lettre à M [le directeur d’All India Press], une lettre polie, aimable, où je lui demandais de me tenir au courant de ce qu’ils faisaient de mes livres – il n’a jamais répondu. Puis j’ai pensé qu’il fallait écrire quelque chose à M et qu’il n’y avait que toi qui avais le pouvoir.

Ce n’est pas M, c’est... (Mère cherche le nom).

SABDA?

Oui.

Alors j’avais pensé à faire une note, et André approuvait aussi cette note. Si tu veux que je te la lise?

Qu’est-ce que c’est?

J’avais mis: «À All India Press».

Non, il faut mettre SABDA.

Bon. [Le disciple lit:]

«Les livres de Satprem ne seront traduits, réimprimés ou ne feront l’objet d’un contrat qu’avec son consentement formel...

C’est évident. Bien entendu!

Eh bien, oui, c’est bien entendu, mais... Et après:

«Un relevé des ventes devra lui être envoyé à la fin de chaque année, et, en attendant, un relevé depuis le début jusqu’à ce jour.»

C’est-à-dire: en telle année, nous avons vendu tant d’exemplaires, telle année tant d’exemplaires – savoir combien d’exemplaires ils vendent.

C’est bien.

J’avais demandé – ils n’ont jamais répondu. La seule solution, c’est que ce soit toi qui envoies le...

Oui, bien entendu. Mais je vais le faire par André.

Bon. Si tu veux le signer, je vais le donnera André. Alors, au lieu de «à All India Press», il faut mettre quoi?

SABDA?

Il n’y a qu’à mettre «SABDA» après, en dessous.

Simplement, que je sois tenu au courant, tu comprends! Ils font toutes sortes de choses sans rien dire.

(Mère reste absorbée)

22 juillet 1972

Il y a des choses pour toi.

(Mère tâtonne près d’elle puis tend une note)

Man is the creation of yesterday.
Sri Aurobindo has come to announce the creation of tomorrow.

(la traduction)

«L’homme est la création d’hier.
Sri Aurobindo est venu annoncer la création de demain.»

Ça s’arrête là?

Je l’ai écrit en français, et j’ai mis «la création de demain, la venue de l’être supramental.» Parce qu’ils vont l’appeler «surhomme» si je ne mets pas «l’être supramental». C’est la venue de l’être supramental.

Nous sommes juste au milieu. Nous ne sommes plus ça, pas encore ça – le moment le plus...

(court silence)


(Satprem avait donc envoyé la note signée par Mère à SABDA et à «All India Press». Comme il fallait s’y attendre, la réaction a été imédiate et Satprem était accusé de «vouloir de l’argent». Mère avait bien vu le guêpier dans lequel se jetait le disciple et elle nous avait écrit une lettre la veille – que nous n’avons pas comprise – pour tenter de nous dire de passer ailleurs, dans une autre conscience, au lieu de nous débattre avec ces malfaiteurs. La conversation qui suit est le plus triste souvenir que nous ayons de ces dix-sept ans de conversations avec Mère. C’était si douloureux de voir la fatigue de Mère et de nous battre malgré tout pour démasquer le mensonge – comme si elle ne le connaissait pas! Mais nous faisons de l’Histoire ici et nous essayons de relater les faits ou de décrire les personnages d’une façon aussi exacte que possible.)*

Qu’est-ce que je t’ai écrit?

Tu m’as écrit des choses injustifiées.

Injustifiées.

Oui.

Ça m’étonnerait... Ce n’est pas moi qui ai écrit. Et cela m’étonnerait. Quelles étaient ces choses injustifiées?

Tu disais que mon action était déformée.

Non – sûrement je n’ai pas dit cela.

C’est bien ce que j’ai compris... Après, tu m’as écrit [une deuxième lettre] que tu avais confiance en moi...

Mais naturellement!

Bon. Alors si tu as confiance en moi, il faut me défendre et m’aider.

Défendre?

Et m’aider.

Défendre contre qui?

Je ne voulais pas venir te voir ce matin, en fait. Je suis venu parce que Sujata m’a convaincu de venir. Elle dit que si je m’en vais, ce sont les éléments les moins bons qui resteront et qui... ne t’aideront pas. Par devoir, je suis venu.

Tu es si fâché?

Oui, douce Mère. Je suis venu ici ce matin, par devoir, parce que je pense que...

Tu ne m’aimes pas du tout?

Mais, douce Mère, ce n’est pas la question. La question est une question matérielle.

Question matérielle?

Oui.

Les questions matérielles sont dans une confusion totale.

Eh bien, justement douce Mère. Si tu as confiance en certaines personnes, tu dois croire leur parole et ne pas céder ou écouter des gens qui te trompent.

Mais je ne sais pas ce que tu veux dire parce que... (Mère prend son front entre ses mains). Je ne comprends plus.

Oui, douce Mère, je sais très bien que tu ne comprends plus ces choses matérielles. Je t’ai expliqué plusieurs fois la situation. Je t’ai dit simplement que j’ai demandé des renseignements à «SABDA»...

Mais ils ne te les ont pas donnés?

Non, bien entendu.

Mais je leur ai dit, je leur ai écrit qu’il fallait absolument qu’ils te les donnent.

Oui. Alors là-dessus, M [le directeur de «All India Press»] t’écrit une lettre, et tu lui réponds: «Je suis très satisfaite de votre travail.» Alors conclusion, il dit: «Parfait, je continue comme je faisais avant.»

Non, je lui ai dit qu’il fallait... André ne t’a pas dit?

Mais c’est ce que André m’a dit justement! André m’a dit: «Mère a dit à M: je suis satisfaite de son travail.» Alors c’est bien!

Ça, par exemple, c’est formidable!

Mais oui, douce Mère!... Tu comprends, dans la vérité essentielle, il n’y a pas de doute, je suis avec toi pour l’éternité. Bon. Si je suis dans la Matière, je dois me battre selon les lois de la Matière, avec la vérité que je peux posséder. Sur ce plan, j’ai vu qu’il y avait un mensonge, et je lutte contre ce mensonge, et je demande ton aide contre ce mensonge... Ou alors il faut se retirer de l’action complètement.

Mais je le connais le mensonge! je l’ai dit à M! Et c’est cela que je ne comprends pas, il y a quelque chose que je ne comprends pas, parce que j’ai dit à M non seulement que ce n’était pas ce qu’il fallait faire, mais je lui ai dit ce qu’il fallait faire. Alors je ne comprends plus rien... Qu’est-ce qui...? Il y a un coulage.

Mais oui, douce Mère, ces gens ont la grande habileté de tout embrouiller. C’est cela, leur pouvoir: ils embrouillent.

Mais M, je ne le crois pas du tout! je ne crois pas du tout à ce qu’il me dit! Je lui ai dit... Alors on transforme ce que j’ai dit?... Non, vraiment je ne comprends plus. Non seulement je l’ai fait dire à M, mais je l’ai fait dire à... comment s’appelle-t-il?

B [«Sabda»].

B, oui. Et B a dit que j’avais tout à fait raison. Alors où est la confusion?1

Oui?

(silence)

Ce que je t’ai écrit...

Si tu veux bien me relire ce que je t’ai dit?... Pour dire la vérité (je n’aime pas dire cela, mais) pour dire la vérité, c’est Sri Aurobindo qui est venu et qui m’a dit de te dire ça. Il devait y avoir une raison, mon petit.

Oui. Voilà ce que tu as dit:

«L’homme individuel, quelle que soit sa valeur, n’est qu’un point dans l’univers...

Ça, c’est sûr!

C’était cela.

Et alors?

«...Il ne commence à exister vraiment que lorsque sa conscience devient universelle par l’union avec le Divin...

C’est parfaitement exact.

«Vraiment nous ne commençons à exister que lorsque nous laissons le Divin agir à travers nous...

C’est tout à fait vrai.

«...sans qu’aucune ignorance déforme Son Action.»

Oui, c’est tout à fait juste.

Oui. Alors quand tu m’envoies cela, je comprends que je déforme Son Action.

Non, mon petit!

Alors qu’est-ce que cela veut dire, douce Mère?

Ce n’est pas cela. Ça veut dire... Oh! c’était si clair quand il me l’a dit... Et ce n’était pas du tout une question individuelle: c’était une question, une vision générale – que les choses ne sont pas telles qu’elles paraissent, qu’il y a derrière... (Mère prend son front entre ses mains). Je ne sais plus, mon petit.

Je sais que lorsque c’est venu, c’était au contraire pour te dire de ne pas faire attention aux erreurs des autres parce que... il fallait voir les choses au point de vue général, dans le Tout. C’était cela. J’avais l’impression que ce serait le dernier mouvement qui te ferait monter dans la Vision, justement cette vision générale. Mon impression, quand je l’ai écrit, c’est que tu étais prêt pour avoir cette vision générale et qu’il fallait te le dire pour que, justement, tu donnes ton accord extérieur. Quand on m’a dit que tu étais mécontent [de ma lettre], je n’ai pas compris – pas compris. Pourquoi?... C’était au contraire l’impression que le moment était venu pour toi de monter au-dessus de toutes les conceptions humaines et de voir la création et tous les événements – TOUS les événements –, les voir dans le Grand Plan, l’immense plan divin. Voilà mon impression.

Oui. Mais alors qu’est-ce qu’il faut faire, n’est-ce pas? Ou bien on se retire dans cette Conscience, on cherche à atteindre cette Conscience, et on laisse, mon dieu, les actions du monde matériel se dérouler comme elles peuvent avec les éléments mensongers; ou bien...

Moi, maintenant, c’est ce que je suis poussée à faire.

Alors, est-ce cela que je dois faire? Est-ce que cela veut dire: je laisse le terrain à ce mensonge?*

Quel mensonge? Je sais ce que j’ai dit à M et à B; je leur ai dit (et surtout à M) que ce n’était pas une manière d’agir, qu’il ne fallait pas agir comme cela. Je l’ai dit. Je lui ai dit que, pour tout ce qui concernait tes livres, il ne fallait rien décider sans te demander... Alors je ne comprends plus.

Oui.

Il y a là une chose que je ne comprends plus. Je le lui ai dit d’une façon tout à fait claire. Qu’est-ce qu’André t’a dit, alors? Il ne t’a pas dit cela?

Non, douce Mère. Mais André ne raconte pas d’histoires, André dit la vérité. André n’est pas avec ces brigands, n’est-ce pas! Ni André ni moi ne sommes des gens à dire des mensonges.

Il peut ne pas avoir compris, alors. Tu veux qu’on appelle André et qu’on voie ça?

Appeler André, c’est très bien, douce Mère, mais ça reste dans le domaine des paroles. Ces gens, on leur a dit de ta part – André leur a dit de ta part – qu’ils devaient donner certains comptes, mais ils ne bougent pas! Ils ne font rien. Ils n’obéissent pas.

Aujourd’hui, ils n’ont rien fait?

Non, ils n’ont rien fait. Et pour les livres de Sri Aurobindo, c’est là où ils te trompent. Ils ne bougent pas, ils ne font rien. Ils refusent de donner le moindre renseignement sur ce qu’ils font – qu’est-ce qu’ils ont à CACHER, ces gens, n’est-ce pas?... Tant qu’on leur dit des paroles, ça reste en l’air. Alors quel acte peut les décider?...

(silence)

Je sais en tout cas que cette lettre que je t’ai écrite, c’était Sri Aurobindo qui insistait sur la nécessité d’avoir cette Conscience, et qu’il m’a dit que tu étais prêt à l’avoir. Il m’a dit cela.

Alors, douce Mère, est-ce que je dois me retirer de l’action?

Qu’est-ce que tu entends par te «retirer de l’action»?

Eh bien, laisser faire. Ne plus rien faire. Réellement ne plus rien faire jusqu’à ce que la conscience soit réellement dans cet état-là.

Non...

On s’enferme, on va dans l’Himalaya et on ne bouge plus.

«Faire»... il y a des tas de domaines de «faire».

Peut-être... (Mère prend son front entre ses mains).

Je te fatigue, douce Mère, et je regrette vraiment.

N’est-ce pas, on «fait» dans le domaine supérieur. Sri Aurobindo insistait, il disait que tu étais prêt à avoir la conscience du surhomme – pas du «surhomme»: du supramental, la conscience supramentale. Et c’était cela qu’il voulait te donner. Il voulait... il insistait pour que ce soit ça qui te préoccupe, qui t’occupe, parce que tu es capable. Et justement c’est là où le nombre est TRÈS petit et où il est important que tous ceux qui peuvent le faire le fassent. C’était comme cela que je le voyais.

Je comprends.

...Comme cela que je l’ai compris, comme cela que je l’ai écrit...

Bon, je comprends ce que tu veux dire.

...que toutes les préoccupations qui proviennent de l’autre conscience, de la vieille conscience humaine, si éclairée soit-elle, pour le moment qu’elles soient laissées de côté pour émerger complètement dans cette Conscience. C’est tout. C’est tout ce que j’ai fait.

Oui, ça je comprends.

Ces gens, je leur ai dit ce que je savais, et je leur ai dit qu’ils avaient tort et qu’il fallait faire autrement. Que puis-je faire d’autre?

Oui.

(silence)

Tu leur avais demandé quoi?

Écoute, douce Mère, si je dois laisser tomber ces questions (qui me dérangent beaucoup), veux-tu que ce soit Sujata qui s’en occupe et que, demain, quand M viendra te voir, à ce moment-là que Sujata soit là et que tu donnes à M les instructions devant Sujata, et Sujata suivra l’affaire. Et moi, je ne m’en occupe plus.

Non, le malheur, c’est que je ne lui donne pas des instructions à lui-même [directement à M], je les ai données par André. Il n’a peut-être pas compris?

Mais alors si, demain, M est devant toi et Sujata est là, et que tu lui donnes les instructions, Sujata suivra. Ou si tu veux, André, Sujata et M peuvent être là tous les trois...

(Mère prend sa tête entre ses mains)

Je m’excuse, douce Mère, c’est un vilain travail que je suis obligé de faire. Simplement il faut que ce soit réglé – non seulement pour moi, mais pour les œuvres de Sri Aurobindo... Parce que André ne dit rien, mais il est comme moi, il souffre. Il souffre de cette situation. Parce qu’il voit comment ces gens trompent, ces gens tordent, et rien n’est fait.

Alors André n’a rien dit?

Mais Mère, «dire» ne suffit pas! Si tu les as en ta présence – André, M et disons, Sujata: tous les trois – et que tu dises clairement tes instructions, à ce moment-là il sera obligé de faire. Et ce sera fini.2

Mais quelles instructions, à propos de quoi?

À propos de te rendre des comptes de ce qu’ils font avec les livres de Sri Aurobindo et avec les livres de Satprem.

Ils ne rendent pas de comptes?

Mais ce n’est pas une question de comptes financiers! c’est ce qu’ils FONT, combien d’exemplaires ils vendent...

Oooh!

Ce n’est pas de l’argent que l’on demande, du tout, c’est combien d’exemplaires ils vendent en Inde ou à l’étranger. Pas autre chose.

Ooh!

Ce ne sont pas des finances que l’on demande.3 Et c’est le moyen de savoir exactement, d’avoir un contrôle sur ce qu’ils font. N’est-ce pas, ils doivent te dire: nous avons vendu tant d’exemplaires de Sri Aurobindo en Suisse ou en Allemagne.

Ça, je sais qu’ils ne l’ont pas fait.

Alors!... Mais c’est justement le moyen de les contrôler.

Aah!

Et c’est cela que je veux pour mes livres – ce ne sont pas des finances!

Ah! il y a une confusion parce que, d’après ce qu’André m’a dit, j’avais compris que c’était de l’argent.

Mais l’argent, on s’en fiche, douce Mère! Tout le monde s’en fiche – sauf eux.

Ooh!... André lui-même n’a pas compris. Ou alors je n’ai pas compris ce qu’il m’a dit.

(ici, l’assistante sort de la salle de bains pour défendre M et dire qu’il verse tout son argent à Mère: la maffia était à tous les étages)

Ce n’est pas du tout une question d’argent, du tout – comme si, et moi et André, nous étions intéressés par l’argent! On s’en fiche, n’est-ce pas, mais ce qui nous intéresse, c’est de savoir ce qu’ils FONT.

Mais oui, naturellement! Mais ils devraient, au moins à moi, me donner un compte exact.

Mais oui! Mais ça, ils s’en gardent bien.

Je vois bien qu’ils s’en gardent – aah! je comprends. Maintenant j’ai compris.

Et c’est pour cela qu’ils ont lutté furieusement contre moi quand je leur demandais ces renseignements, parce qu’ils sentaient bien qu’on commençait à mettre le doigt sur leurs affaires.

Ooh!... Mais moi, tu sais, j’ai beaucoup de difficultés à parler...

Mais oui, douce Mère, je comprends, et c’est très désagréable d’être obligé de faire ce vilain travail auprès de toi.

...Alors, si, au moment où M est là, je ne peux plus parler, ce sera stupide.

(silence)

Écoute, tu veux me faire plaisir?

Mais sûrement, douce Mère, moi je veux que la Vérité triomphe!

Va chercher André et ramène-le.

(Satprem va chercher André: ils reviennent ensemble.)

Ah! (à André) maintenant, qu’est-ce que tu vas dire?... Je ne comprends plus rien! (André rit)

(André:) Non, Satprem est intéressé de savoir ce qui se passe avec ses livres...

Oui, il a raison.

Bon. Et par la même occasion, il serait bon que nous sachions – que quelqu’un à l’Ashram sache – ce que M fait pour les œuvres de Sri Aurobindo.

Mais oui, c’est ça.

Or, on ne sait rien du tout. Ils impriment des choses. «SABDA» cherche à vendre à droite et à gauche – il a des procédés de vente qui sont excellents, mais on n’a aucune idée de ce que c’est. On ne sait pas ce qui se passe. Ça va même... je vais plus loin, Mère: je n’ai pas pu, depuis deux ans, savoir quelles sont les corrections apportées aux négatifs, c’est-à-dire à la reproduction «offset» de l’édition du Centenaire [des œuvres de Sri Aurobindo].

Il y a eu des corrections?

Il y a eu des corrections. Je sais qu’il y en a eu parce que M me Va dit. Je lui ai demandé d’en avoir la liste...

Quelles corrections? Qui a fait des corrections?

Il y a un garçon chez lui qui fait des corrections.

Mais enfin c’est incroyable! Sous prétexte que je ne peux pas voir moi-même, alors on ne me montre même pas ça!! On fait des corrections sans me le dire!

Je ne sais pas si elles sont graves ou pas, je n’en sais rien du tout.

Ah! mais il n’est pas question de «grave» – on ne peut pas faire de corrections sans me le demander.

Oui, Mère.

Mais enfin!... Alors, qu’allons-nous faire?

(Satprem:) Oui, douce Mère, il faut absolument que tu aies un contrôle sur ces gens. Moi, je crois que la meilleure façon, ce serait d’appeler B [Sabda], M et André, et qu’André mette noir sur blanc les points nécessaires.

Ah! mais André n’est pas combatif.

(André:) Si, Mère! [rires] Moi, je suis convaincu. Seulement...

Non! je n’ai pas dit «convaincu»: j’ai dit «combatif».

Combatif? Ah! moi, je ne suis pas combatif du tout, Mère.

Non. Mais justement c’est cela que je dis.

Je ne suis pas combatif du tout parce que... je cherche à me mettre à leur point de vue, et alors je ne sais plus qui a raison!

Oui! (rires), c’est cela exactement.

(Satprem:) Non, les choses élémentaires à leur demander, c’est leur production et leur distribution. C’est tout.

(André:) Ça, oui.

Ah! oui. Mais je leur demande. N’est-ce pas, ils disent que je ne vois plus... C’est vrai, je ne vois plus – je vois, mais... c’est une vision mitigée. C’est intéressant (je ne la souhaite à personne parce que les gens qui verraient...). Mais je vois dans les choses ce qui est vrai au point de vue supramental. Et c’est tout à fait intéressant. J’entends des bruits qu’eux n’entendent pas, parce que ces bruits ont une réalité supramentale. Je vois des... Les gens me parlent, et en même temps je vois non pas ce qu’il pensent (ça, c’est une vieille chose), mais je vois ce qui est vrai au point de vue supramental. Tout le temps comme cela. Et les deux ensemble. Et parce que mon corps n’a plus la même... (comment dire?)... j’ai de la force, mais c’est le vieux type d’énergie qui est parti; mais celle qui vient est beaucoup plus considérable – mais je n’aime pas en parler. Si je le dis, j’ai l’air de me vanter. Alors je ne le dis pas. Je vous le dis maintenant pour vous expliquer.

Je ne suis plus ça, je ne suis pas encore ça; je suis au milieu – c’est difficile. Mais tout de même, je suis capable de contrôler ce que ces gens font... En tout cas, ils n’ont aucun droit de faire des choses avec toutes les œuvres de Sri Aurobindo. Et moi, j’avais dit que les œuvres de Satprem, c’était à moi qu’il les avait données...

(Satprem:) Oui.4

...et que moi, j’avais le contrôle; mais si j’ai le «contrôle», ça ne veut pas dire que l’on peut faire ce qu’on veut!

(André:) Oui, c’est ça, Mère... N’est-ce pas, je vais te dire franchement ce qui me gêne. Ce qui me gêne, c’est que je sais par expérience que tu as toujours raison parce que tu es toujours à un plan supérieur à celui auquel nous sommes. Et je sais par expérience que même si, sur le moment, j’ai l’impression que tu dis quelque chose...

(Mère rit)

... qui ne correspond pas à ce que je pense, eh bien, c’est toi qui as raison. Et c’est pour cela que j’hésite beaucoup à être «combatif».

Mais tu ne sais pas! je ne «pense» pas, mon petit!

Eh bien, oui, justement, Mère!

C’est tout à fait juste.

(Satprem à Mère:) Oui, mais alors tu te sers d’instruments humains pour ces choses...

Oui, oui.

... Alors il y a des instruments comme André, qui sont véridiques et qui peuvent faire les choses pour toi.

Mais tu vois, il dit lui-même qu’il n’est pas combatif!

(Satprem:) Oui, c’est ça! [rire général]

Voilà.

(André:) Non, n’est-ce pas, quand M (et je crois qu’il est parfaitement honnête à ce point de vue avec lui-même), quand il te dit qu’il est malheureux, que tout le monde se tourne contre lui, qu’on lui fait des misères de tous les côtés...

Oh! M est dans un état... Il est comme cela (geste comme un chiffon).

Mais oui justement! alors, à ce moment-là, on hésite beaucoup à être combatif avec lui.

Mais ce n’est pas une raison pour qu’il fasse... Il vaudrait mieux lui dire franchement. Il faudrait savoir exactement ce que l’on veut savoir de lui.

(Satprem:) C’est cela.

Et le mettre par écrit. Et je lui dirai que je tiens à le savoir.

(Satprem:) C’est cela, il faut le mettre en quatre lignes sur un morceau de papier.

(André à Satprem:) Oui, ce que vous avez fait pour vos livres était très bien.

Alors, s’il ne le fait pas, il se met tout à fait dans un mauvais cas – mais je crois qu’il le fera.

(À André:) Tu ne comprends pas?

(André, sans enthousiasme:) Eh bien, je vais préparer un papier court et je t’en parlerai.

(Satprem:) La même demande pour les livres de Sri Aurobindo: savoir leur production, leur distribution et te rendre compte des réimpressions, etc.

Oui, c’est ça.

(André:) Et qu’ils t’en rendent compte par écrit de façon à ce que ce ne soit pas...

Oui: pas des paroles.

(André:) Il faut qu’il y ait un compte rendu écrit, parce que tout ce qu’il fait est verbal.

Oui, j’exige un compte rendu écrit. Je lui demande de dire les choses en détail, exactement. Un compte rendu véridique et complet de ce qu’ils font.

(Satprem:) M et SABDA, les deux, n’est-ce pas.

Oui.

(André:) C’est d’ailleurs surtout SABDA qui est le plus...

Oui, «Sabda» est...

(Satprem:) C’est là où est le mensonge.

SABDA est beaucoup plus difficile.

(Satprem:) Oui, justement.

Il est devenu... Le mental de B... (geste tordu).

(André:) Oui, c’est là que c’est le plus difficile, parce que c’est là... (comment dire?) qu’ils dissimulent le plus.

Il faut que vous mettiez cela par écrit très clair et je le signerai. Il faudra que j’écrive une phrase moi-même, que cela n’ait pas l’air simplement d’une signature.

(Satprem:) En quatre lignes, cela peut être dit.

Oui, ça n’a pas besoin d’être long. Je veux que Satprem soit ici quand je signe.

(Satprem:) Oh! douce Mère, ce n’est pas nécessaire du tout.

Mais moi, j’aime mieux.

(Satprem:) Bon! comme tu veux [rires].

Alors mettez-vous d’accord, faites le papier et venez me le faire signer quand ce sera prêt.

(Satprem:) Ce soir même.

Demain, c’est quel jour?

(Satprem:) Mais ce soir même, douce Mère, il y a quatre lignes.

C’est le jour d’André, alors tu viendras.

(Satprem:) C’est cela, nous viendrons tous les deux.

(À André:) Tu dis oui?

(André, résigné:) Je dis oui! [rires]

(Satprem:) Ce sera réglé une fois pour toutes.

Mais ne croyez pas du tout que... (Se tournant vers André) Tu fais de ton mieux – tu as dit que tu avais peur d’aller contre ma pensée...

(André:) Oui.

Mais mon petit, il faut que tu comprennes!...

(silence)

Je ne peux pas le dire, vous ne comprendriez pas. Je ne sais même pas comment le dire... Je sais que même les fautes (ce que nous appelons les «fautes») et les difficultés sont le résultat de la manifestation de la Conscience Divine pour aller progressivement et par... (comment dire?) par un modelage constant, vers la Perfection future. Et c’est cela, ça que je vois. Et c’est pour ça...

(Satprem, en aparté à André:)... qu’il ne faut pas craindre les fautes.

(André:) Oui, il ne faut pas craindre les fautes.

Chacun joue son rôle et tient sa place.

(Satprem, en aparté à André:) Il ne faut pas avoir peur de sa vérité, André.

Il y a deux choses importantes: c’est d’y mettre aussi peu que possible de l’ego individuel mélangé à la vision divine. Voilà.

(André:) C’est ça, oui.

(silence)

C’est difficile, je ne peux pas parler. C’est si merveilleux si on le voit! Mais je ne peux pas parler.

Quand je pourrai le dire vraiment tel que c’est, alors je le dirai... Encore pas maintenant.

N’est-ce pas, la sensation de mon corps, c’est comme s’il était... comme si j’étais grande comme le monde et que je tenais tout dans mes bras, vraiment comme une Mère tient ses enfants – mais c’est cent fois mieux que ça! Mais c’est ça, c’est comme cela que je vis.

Je ne peux pas expliquer... Plus tard.

Plus tard.

Voilà. Alors vous faites ce papier. À ce soir.

(À André:) Mon petit, je sais la vérité des choses, je n’ai pas le pouvoir d’exprimer. Et je ne peux pas le dire justement parce que je n’ai pas le pouvoir d’expression. Mais il faut faire comme ça.

(Satprem:) Oui, douce Mère, sûrement!

(exit, André)

Mon petit5...

(Mère embrasse Satprem sur le front)6

26 juillet 1972

(Pour tenter de mettre de l’ordre dans la distribution des livres, Mère avait désigné, sur notre suggestion, un jeune professeur de l’école qui surveillerait les affaires de «copyright». Mère parle d’abord de ce jeune professeur.)

Il découvre des «squelettes»!1

Pauvre M [le directeur de «All India Press»], il était tellement bouleversé!

Mais oui, là-dedans ce n’est pas lui le vrai fautif: c’est l’autre derrière, SABDA.

Ah! ça...

Et c’est pour cela qu’il a attrapé le coup, c’est parce qu’il est plus réceptif. L’autre est bien enfermé dans son mensonge.

L’autre, c’est NON! (Mère fait un geste solide).

Enfin...


(Mère tâtonne auprès d’elle)

Je voulais te montrer quelque chose... (Mère ne trouve pas). Je ne sais pas, je croyais avoir mis des choses de côté pour toi, mais je ne sais plus où c’est.

Tu sais (Mère balaye son front), c’est presque le vide parfait. Ici (le front), il n’y a rien – rien. Quand je reste tout à fait tranquille et immobile (Mère lève un doigt vers le haut), alors il y a des choses qui viennent (geste au-dessus), qui se font, qui s’arrangent – c’est là-haut. Quand je reste comme cela, au bout d’un certain temps il y a tout un monde de choses qui se fait, qui s’organise, mais c’est... (comment dire?), c’est un autre genre de réalité, et c’est une réalité... plus concrète. Et comment est-elle plus concrète? je ne sais pas. La Matière paraît quelque chose de... d’incertain à côté de cela. D’incertain, d’opaque, de pas réceptif. Et ce quelque chose...

Alors le plus comique, c’est que les gens croient que je dors! – je ne dors plus du tout. C’est comme cela que je passe mes nuits: une Force qui agit.

Mais je suis consciente..., mais c’est difficile à mettre en mots. Les mots... les mots déforment. C’est vraiment une nouvelle conscience qui s’élabore – mais comment s’exprimera-t-elle? Je ne sais pas.

Alors les gens sont persuadés que je dors, que je n’entends plus, que... et naturellement, je peux à peine parler – (riant) alors je suis devenue une vieille... Je n’appartiens presque plus au vieux monde; alors le vieux monde dit: elle est fichue – ça m’est tout à fait égal!

Oui, je m’en doute!

Je te le dis parce que je te raconte les choses.

Et c’est probablement mieux.

Malheureusement, je commence à être un objet de curiosité; c’est embêtant parce que... Il y a une foule de gens qui viennent, et c’est simplement cela: un objet de curiosité.

Mais il y a une chose curieuse: pour TOUT, tout ce que je fais – n’est-ce pas, je prends encore mon bain, etc., j’essaye de manger (c’est le plus difficile – c’est TRÈS difficile), mais tout... (Mère reste coupée)...

Je voulais te dire quelque chose et c’est parti.

Probablement il ne fallait pas le dire.

Oui, c’est quelque chose d’autre qui te meut.

Oui-oui, c’est ça. C’est ça.

Au point que juste après avoir fait quelque chose, je me demande parfois... Tout d’un coup, je me dis: «Est-ce que j’ai fait ça?» – Je viens de le faire!

C’est comme cela.

Oui, je comprends bien. Mais quand tu agis sur cette autre matière plus concrète, comment cela rentre-t-il dans cette vieille matière ici? Ton organisation là-haut, comment entre-t-elle ici?

(silence)

Je ne sais pas, il y a comme une interdiction de parler; parce que quand j’essaye d’exprimer, tout d’un coup il vient un trou.

Oui, je comprends pourquoi.

Non, tout se coalise pour donner l’impression que je suis en train de décrépir.

Oui, mais ça ne fait rien!

Pourvu qu’il y ait quelqu’un qui sache que ce n’est pas vrai, c’est tout ce qu’il faut – toi, tu sais.

Mais il y en a pas mal, tout de même, ici, qui même sans savoir, sentent.

Ah?

Il y en a plus que tu ne crois.

Oh! la Force est formidable, mon petit!

Ce ne sont pas nécessairement ceux qui sont le plus près de toi physiquement qui sentent.

Oui, oui – parce qu’ils voient justement cette apparence tout à fait... Je te dis: je fais les choses, je ne sais pas comment. C’est une espèce de... Oh! la question la plus intéressante au point de vue observation, c’est de manger. Je n’ai pas faim, je n’ai pas envie de manger, la nourriture ne m’intéresse pas du tout, et pourtant on m’apporte le repas, il «faut» que je mange – parfois je mange (ce sont toujours des petites quantités), mais je ne bouge pas, je ne travaille pas, je n’ai pas besoin de forces matérielles, alors je n’ai pas besoin de beaucoup manger, et je ne crois pas que je maigrisse (Mère touche ses bras).

Non, apparemment tu n’as pas l’air.

Ce n’est pas apparent, par conséquent...

Mais ce n’est pas lourd! [rires]

Oh! je ne l’ai jamais été!

Non, c’est vraiment intéressant en ce sens que je n’ai pas du tout envie de manger, ça ne m’intéresse pas, et pourtant il y a quelque chose qui m’OBLIGE à prendre – pas beaucoup, mais il dit: «Prends.»

C’est comme parler. Les choses sont si claires, il y a une vision si claire! (geste au-dessus de la tête). Quand je reste des heures silencieuse et tranquille, il y a tant de travail qui se fait, mais partout à la fois (geste universel)... Je ne peux rien dire.

Cette chose aussi, cette incapacité de parler, elle est particulière...

(long silence)

Il y a tant de choses que je voudrais te dire. Mais c’est comme une volonté qui me met dans l’impossibilité de parler. Alors...

Mais je comprends bien le danger de mentaliser les choses. Je comprends bien cela. C’est dangereux.

Ah! mais le mental, mon petit: parti.

Non, mais mentaliser dans l’expression.

Oui, c’est ça. Ça déforme.

Il faut être patient.

Ça (Mère désigne les guirlandes de «patience» autour de ses poignets), c’est symbolique. Tout le temps: patience-patience.

Mais il faut que les autres aussi soient patients. Il faut que toi, tu sois très patient.

Oui, douce Mère.

Très patient – tu veux ma patience? (Mère passe sa guirlande au poignet du disciple). Et elle aussi (à Sujata): dis, tu veux ma patience? (Mère donne une autre guirlande). Voilà.

(silence)

Alors qu’est-ce que tu crois qui pourrait t’aider? Tu veux rester tranquille...

Ah! ça...

...ou tu veux essayer de me demander des choses?2

(Mère plonge)

29 juillet 1972

Ce que je t’ai dit la dernière fois, je ne veux pas que ce soit publié – dans L’Agenda, c’est bien. À propos des gens qui sont autour de moi.

Oui-oui, douce Mère, bien sûr, tout cela reste strictement dans «L’Agenda».

Tout ce qui est personnel, c’est pour L’Agenda.

Oui-oui, sûrement.

(Mère dénoue la guirlande de fleurs à son poignet)

Est-ce que tu aimes la patience?

Je ne sais pas si je l’aime, mais elle est utile!

(Mère rit et donne une guirlande de son poignet)

Moi, j’en ai beaucoup! (deux ou trois guirlandes aux bras!) Qu’est-ce que tu as à me dire?

Rien, je sens le... barattage auquel on est soumis.

Oh!...

On a l’impression, parfois, que c’est tout à fait... c’est férocement déchaîné.

Oui, c’est ça. C’est comme pour vous montrer que pour vaincre la mort, il faut être prêt à passer par la mort. C’est comme cela. Et juste au moment où on va passer de l’autre côté, tout d’un coup ça va.

Je croyais que j’étais seule à passer par ça, j’étais contente de le faire pour tout le monde, mais il y en a qui sentent – toi, tu sens ça.

Oh! bon sang, oui! c’est... J’ai l’impression de quelque chose de férocement déchaîné.

Oui, c’est ça, c’est ça. Et alors, ça vous montre comme... Comme si c’était une différence – juste une différence d’attitude; juste une différence d’attitude: le corps peut se disloquer ou se transformer. Et c’est... c’est presque le même procédé; c’est seulement l’attitude qui diffère. Si vous êtes pleinement confiant en le Divin et que vous sentiez à quel point le Divin est partout et en tout et que vous ne vouliez être qu’au Divin, n’appartenir qu’au Divin, alors c’est parfait. S’il y a la moindre différence... c’est comme la porte de la mort qui s’ouvre.

Oui.

C’est curieux.

Oui. Mais pour moi, malheureusement, j’en suis au stade où, quand ça arrive, quand ça se déchaîne férocement comme cela, je suis littéralement embrumé, enveloppé complètement dans un nuage là-dedans. Il y a seulement, derrière, comme un souvenir de la Vérité, mais sur le moment je suis dedans...

Ah!...

On est comme pris dans une espèce de nuage opaque et... c’est terrible.

Mais il n’y a qu’à... n’est-ce pas, sentir cette divine Présence au-dedans, plus forte que tout. On a l’impression que si Elle veut, tous les morts peuvent ressusciter – c’est comme cela. Et que pour Elle... ça ne fait pas de différence.1

Mon corps apprend à dire toujours: ce que Tu voudras, ce que Tu voudras... (Mère ouvre les mains).

Je ne préfère pas ça à ça: c’est vraiment ce que Tu voudras. Et j’avais pendant un temps, j’avais l’espoir que je serais consciente de «ce que Tu voudras» – mais maintenant, c’est: ce que Tu voudras (mains ouvertes).

Être consciente de Toi.

Être consciente de Toi.2

(Mère ferme les yeux, paumes ouvertes vers le haut et plonge, puis ses yeux s’ouvrent, immenses, immobiles)

août




2 août 1972

La «formation de mort»

Plusieurs fois depuis le début de cette année 1972, et même, en fait, depuis une certaine conversation du 8 septembre 1971 où quelque chose avait étrangement vibré, Mère a parlé de cette «formation de mort» devant laquelle elle se trouvait. Aujourd’hui encore, dans la conversation qui suit, Mère reparle de cette «formation».

*En langage occulte, «formation» signifie une pensée fortement «formée» ou une concentration de force dans un but déterminé et ayant une existence permanente. Ces formations peuvent être négatives ou positives: c’est ainsi que des volontés ou des désirs, des suggestions longtemps mûries arrivent un jour, dans la vie, à leur conclusion heureuse ou malheureuse. Ce jour-là et cette réussite-là ou cet «accident-là» avaient été préparés par d’insignifiantes petites pensées qui se répètent et se répètent et sécrètent finalement leur cancer ou leur brillante réussite. Or Mère, qui ne «pensait» plus depuis longtemps et ne «voulait» plus rien depuis longtemps, sauf «ce que Tu veux», était infiniment sensible et vulnérable à tout ce qui venait du «dehors», parce qu’il n’y avait plus de «dehors» justement et qu’elle baignait directement et imédiatement dans tout ce qui venait: elle était «dans» les autres. «Ce corps a pris une sensibilité terrifiante, disait-elle; il a besoin d’être protégé de toutes les choses qui viennent, comme s’il devait travailler dedans, comme dans un œuf.»

26 février

Nous sommes donc à la recherche de ce qui a pu se passer ce 17 novembre 1973, du pourquoi des choses. La «tragédie», ce n’est pas une minute ou une heure de l’Histoire: c’est tous les jours et toutes les petites minutes qui ont préparé ou rendu inéluctable cette minute-là. Nous l’avons dit, nous étions sidéré ce 18 novembre 1973, et nous étions sans doute le plus aveugle de tous les personnages qui ont participé à cette tragédie. Tous, ils semblaient d’avance savoir qu’elle allait mourir, du moins ceux qui étaient dans son entourage imédiat. Et dans ce «savoir d’avance», il y a une terrible implication. C’est là où nous retrouvons cette «formation de mort» que Mère absorbait quotidiennement – «un malaise perpétuel», disait-elle –, et c’est dans ces petites minutes-là que nous cernons les causes de ce qui allait être 19h25 minutes un 17 novembre 1973.

Il n’y a pas de meilleur témoin physique que Pranab, le «gardien» de Mère, puisqu’il était là physiquement presque tout le temps et dormait même dans la chambre de Mère. Interrogé sur les causes du départ de Mère, il a déclaré ce qui suit dans un discours public du 4 décembre 1973:

(traduction)

«D’un côté, elle devait lutter contre l’assaut de la décomposition et du vieil âge, et de l’autre, elle devait lutter contre cette boue que nous jetions constamment sur elle. Mais c’est la défaillance du corps que je tiens surtout pour responsable de ce qui est arrivé. Souvent, je l’ai vue qui essayait de contrecarrer ces forces, mais quand elle voyait qu’elle ne pouvait plus se concentrer beaucoup, ne pouvait plus parler beaucoup, ne pouvait plus écrire beaucoup, ne pouvait plus voir les gens, ne pouvait plus faire ce qu’elle voulait parce que son corps lâchait et que les saletés que nous jetions sur elle allaient en augmentant-augmentant-augmentant, j’ai senti et j’ai vu aussi une sorte de désespoir...»

Tout cela, nous le connaissons bien, hélas: ils la croyaient vieille et incapable. Mais Pranab ajoute ceci, qui nous fait mesurer tout d’un coup la vraie tragédie – nous pourrions presque dire l’horreur à laquelle Mère devait faire face dans son corps. Il dit ceci, et rappelons que nous sommes aujourd’hui au mois d’août 1972:

«Ce qui est arrivé maintenant [en novembre 1973], elle m’y avait préparé de longue date. Il y a longtemps, disons en 1948 lorsque Sri Aurobindo vivait encore, elle m’avait dit: “Je ne veux pas partir, je ne partirai pas; cette fois-ci, il n’y aura pas de tragédie; mais s’il arrive que je quitte mon corps, il faudra le mettre sous l’arbre de’service’...” Puis dernièrement, disons après le 15 août 1972, j’ai senti que, peut-être, ce qui est arrivé allait arriver. Je ne pouvais pas le dire à tout le monde, mais à mes proches associés j’ai dit ce que je sentais. Puis j’ai senti fortement que cela allait arriver. J’ai résisté à cette pensée en disant que cela ne devrait pas arriver, mais malgré tout, cette pensée était là en sourdine derrière tout.»

Mère absorbait donc leur pensée de mort: elle ALLAIT mourir. Et pour elle, ce n’étaient pas des «pensées»: les choses étaient devenues «concrètes». C’était son corps, la conscience de son corps, qui se sentait DANS la mort.

Comme dans toutes les tragédies de l’Histoire humaine, il n’y a pas «un» responsable. Les personnages sont seulement l’incarnation d’un type de force ou de caractère – ils passent, ils meurent, triomphent et s’évanouissent –, mais les forces restent et occupent ici et là des millions et des millions de petits personnages inconnus, qui pourtant sont les invisibles participants du drame et les «responsables» muets. Il n’y a pas de «procès» à faire ni personne à accuser, sinon des millions dont nous sommes tous. Il serait donc absurde de dire que Pranab fut l’auteur, ou le seul auteur, de cette «formation» («Des volontés qu’il meure, il y en a partout!» disait-elle), mais il l’a abritée et relayée, et sa présence physique obligeait Mère à respirer constamment cette horreur. Mais il reste tout de même cette lancinante question, la seule peut-être: est-ce que cela aurait pu être autrement?


Tu veux un portrait de Sri Aurobindo?

Un bleu ou un tout doré? – doré, c’est mieux!

(silence)

Il y a deux formations qui sont comme cela (geste face à face), comme deux lutteurs, wrestlers: une formation que je vais mourir au moment de l’anniversaire de Sri Aurobindo; l’autre formation que je suis en train de subir la transformation nécessaire pour faire l’intermédiaire entre l’humanité et le Supramental. Les deux formations sont aussi... sont comme cela (même geste face à face) et...

Alors, quand cette formation [de mort] est perçue, il y a une conscience où, entre la vie et la mort physique, il n’y a pour ainsi dire pas de différence, dans le sens que n’importe quoi, à n’importe quel moment peut vous faire passer de l’autre côté. Et puis, avec l’autre formation, c’est le sentiment que... (comment dire?) la fragilité du corps provient du fait que la conscience doit changer pour être capable de manifester le Supramental,

Et alors je suis comme cela (geste entre les deux).

Et le corps a appris à être tranquille dans tous les cas.1

(silence)

Pourquoi-pourquoi ne me dit-on pas ce qui sera? Je ne sais pas...

C’est pour obtenir un certain état très passif, je crois.

(silence)

Et toi? Comment ça va?

Moi, je voudrais bien essayer de comprendre le mécanisme de transformation du subconscient. «Transformation», je n’arrive pas à comprendre; «dissolution», je peux encore comprendre. N’est-ce pas, il y a des mouvements qui viennent, qui montent à la surface (quelquefois même, on les voit la nuit d’avant sous une forme imagée), alors ils montent à la surface, ils font leur tour, ils font du désordre, on les maîtrise plus ou moins, ils entrent en contact avec la Lumière, et puis hop! ils s’enfoncent à nouveau...

(Mère hoche la tête)

Et à la première occasion, ça ressort et puis ça recommence.

C’est insupportable. C’est justement ce qui m’arrive.

Mais alors, comment...? Tu semblais dire que quand ça entre en contact avec la Lumière, ça se transforme. Mais on a l’impression que ça ne se transforme pas du tout: ça s’enfonce, et puis ça ressort à la première occasion.

Non, il y a quelque chose qui se transforme, mais c’est lent, lent-lent...

(silence)

C’est comme si l’on demandait au caillou de devenir de l’air!

(silence)

Et ce que je trouve très étonnant, c’est que plus la chose est microscopique et petite, plus elle semble avoir de pouvoir!

Tiens2...

(Mère prend nos mains et plonge jusqu’à la fin)

5 juillet 1972

Je ne mange pour ainsi dire plus. Je ne sais pas... ça ne passe pas.

Mais les énergies ne rentrent pas dans le corps?

Je ne sais pas.

Je ne me sens pas faible.

Mais je ne «sens» pas des énergies entrer.

(silence)

Je ne sais pas...

Tu n’as rien à demander?

Si l’on pouvait ouvrir TOUTES les parties de l’être à ta Lumière... – est-ce possible?

Mais certainement c’est possible!

(Mère plonge)

9 août 1972

(Une dépêche datée du 8 août, de Boulder, Colorado, signale une éruption solaire couvrant la surface du soleil sur quelque sept milliards deux-cent-cinquante millions de km2, accompagnée de rayons qui ont touché la terre en l’espace d’une heure et d’un orage magnétique qui a brouillé les communications en de nombreuses parties du monde. La série des «taches solaires» actuelles est d’une magnitude qui dépasse toutes celles enregistrées depuis 1964 au moins [«Indian Express», 9 août].)

Tu as entendu qu’il y avait des explosions sur le soleil?

Oui.

Et que c’est en train de tomber sur la terre...

Ah?

Il paraît que ça va affecter les hommes. Tu as entendu cela?

Je n’ai pas entendu que cela tombait sur la terre.

Il paraît que ça va tomber sur la terre et que ça va affecter les hommes.

Je crois que ça affecte la température, l’atmosphère, mais c’est tout.

Je ne sais pas.

Ça affecte l’atmosphère, c’est-à-dire que les ondes des radios, par exemple, sont brouillées. Ça affecte l’atmosphère, mais c’est tout.

Mais tes nouvelles sont d’aujourd’hui?

Je ne sais pas, douce Mère.

Parce que ce sont les dernières nouvelles d’aujourd’hui. Elles sont plutôt pessimistes.

Qu’est-ce que tu en dis, toi?

Moi, je dis que ce doit être la conscience supramentale – pas la «conscience»: la SUBSTANCE supramentale. Et que ceux qui sont prêts, c’est alors qu’ils auront leur corps nouveau.

Moi, c’est mon... explication la plus optimiste.

Mais tu as perçu quelque chose en dehors des nouvelles extérieures?

Pas comme cela.

Pour moi, cela devient de plus en plus difficile de manger – presque impossible. Évidemment, quelque chose doit remplacer la nourriture.1

Presque, presque impossible de manger.

Ce n’est rien de la sensation, ce n’est ni dégoût, ni rien: ça ne passe pas. C’est comme ça (geste d’étranglement). C’est-à-dire que je mets presque une heure à absorber ce qui pourrait être fait en cinq minutes.

(silence)

Mais ces éruptions solaires, tu penses que c’est une précipitation de la conscience supramentale, ou quoi?

De la SUBSTANCE. Parce que la conscience, il y a longtemps qu’elle est venue, mais justement... N’est-ce pas, par exemple, ce corps avait tous les besoins qu’il avait avant; il est comme cela: il a besoin de manger et il ne peut pas manger. Alors quand on m’a dit que ces éruptions affecteraient même le corps humain, j’ai pensé: c’est peut-être la substance pour créer le corps supramental?

Si le Supramental doit se manifester sur la terre, il doit avoir quelque chose au moins qui corresponde au physique.

Oui!

(silence)

Le corps est dans un état curieux (Mère touche le bout de ses doigts): il sent une Force terrible – et il a une grande force –, et il ne peut rien faire!

Il est dans un état bizarre.

Je peux écrire, mais je vois ce que j’écris d’une autre manière.

C’est comme cela.

Toi, qu’est-ce que tu ressens?

Moi, je sens la Force d’une façon de plus en plus... impérieuse.

Impérieuse. Elle devient terrible, n’est-ce pas, de puissance, dans un corps... (geste misérable). Et le corps n’a pas faim. Il n’a pas «faim»: ça, il y a longtemps; mais maintenant, tout dernièrement, c’est presque impossible de manger. Alors comment va-t-il vivre?

Alors quand on m’a dit que cette explosion du soleil se dirigeait vers la terre et qu’elle affecterait les hommes, j’ai pensé: tiens, c’est peut-être cela, c’est ce qui vient remplacer la nourriture?

C’est du well-wishing [des souhaits], je ne peux pas dire que ce soit une connaissance. Cela m’est venu comme cela.

N’est-ce pas, d’après ce que Sri Aurobindo a dit, le corps supramental serait immortel et insexué – c’est-à-dire pas de procréation. Alors ceux qui vivront, s’il y a une terre et s’ils doivent vivre, il faut qu’ils se transforment consciemment, autrement ils ne peuvent pas durer. Et il faut que la nourriture soit remplacée par quelque chose.

La nourriture porte son germe de death, de mort, de décomposition. Et naturellement, il faut que ce soit remplacé par autre chose.

(silence)

Sait-on combien de temps mettent les rayons du soleil pour venir ici?

Oh! mais c’est très rapide,2 douce Mère. C’est déjà fait, ça a déjà touché l’atmosphère terrestre.

Ça a touché?

Oui, ça prend quelques minutes.

Ooh!

(long silence)

L’effet de l’explosion est déjà...

Est déjà là. Les ondes de radio, par exemple, ont déjà été troublées. Et ces éruptions solaires ont lieu par cycles. C’est un phénomène qui se produit (je ne peux pas te dire), mais selon un intervalle de temps assez régulier – je ne sais pas si c’est dix ans, vingt ans3...

Oh!

Mais il paraît qu’elle est spécialement forte cette fois.

Oh! c’est un phénomène qui se reproduit...

Oui, c’est un phénomène cyclique. Mais je crois qu’elle était assez extraordinaire en intensité cette fois-ci... C’est d’une intensité inattendue.

(silence)

On sait ce qu’est le soleil, la matière du soleil?

Oui, douce Mère. C’est une matière en fusion nucléaire. C’est comme une formidable explosion atomique perpétuelle.

Oh!

C’est un état gazeux. Il y a des réactions atomiques perpétuelles. Ce que l’on a fait dans une petite bombe, c’est là des millions de fois, et sans arrêt.

(long silence Mère rit)

Évidemment, si ça augmente ou si ça diminue, ça doit avoir des effets formidables!

Sûrement... Le soleil n’est pas vraiment une matière [solide], tu comprends, c’est une énergie.

Oui, ce n’est pas une matière.

Ce n’est pas une matière, c’est une énergie.

(D’un ton amusé:) Et nous dépendons de ça pour vivre!

Oui! (rires)

(silence)

Mais Sri Aurobindo et tous les rishis védiques ont toujours comparé le Supramental au soleil...

Oui.

C’est donc qu’il doit bien y avoir une relation, une équivalence.

Oui... Moi, je trouve très... (comment?) significatif que cela se soit produit cette année [du centenaire de Sri Aurobindo].

Oui.

(silence)

Mais est-ce que l’on sait depuis quand la terre existe?

Oui, on l’a calculé, douce Mère.

Ah?

Oui, ça a été calculé: je ne sais combien de milliards d’années – mais ce sont des milliards d’années.4 Et on a calculé la fin aussi!

Ah! alors?

Je crois que c’est encore très loin devant. Mais il semble que la fin de la terre soit inévitable scientifiquement – par refroidissement et par des modifications de la force de gravitation.5

Théon avait dit que, jusqu’à présent, il y avait eu... que c’était la septième création; que jusqu’à présent il y avait eu six créations qui avaient été «réabsorbées» – justement comme cela. Et que celle-ci était la septième, mais qu’elle ne serait pas réabsorbée, qu’elle se transformerait. Alors voilà... Cette action du soleil qui jusqu’à présent avait fini par la disparition de la création, cette fois-ci c’est la création qui se transformerait pour redevenir et manifester le Suprême.

Et, n’est-ce pas, Théon et Sri Aurobindo ne se connaissaient pas, ils ne s’étaient jamais vus l’un l’autre; ils ne connaissaient pas leur existence; et Théon avait dit... (je ne me souviens plus comment il appelait ce monde nouveau), ce que Sri Aurobindo appelle le «Supramental». Ce qui est curieux – n’est-ce pas, intéressant, infiniment intéressant –, c’est que sans se connaître, sans du tout avoir suivi les mêmes lignes, ils sont arrivés à la même conclusion.

Et nous sommes justement au moment où... les autres créations s’étaient terminées; alors celle-ci, au lieu de se terminer, sera transformée. Comment, quoi? ça, je ne sais pas.

Ce qui est intéressant dans l’homme, c’est qu’au point de vue matériel, c’est un... ce n’est rien, n’est-ce pas, c’est une seconde dans l’éternité – c’est un ramassis d’impuissances –, et qu’au point de vue conscience, il peut comprendre. Sa conscience est capable d’entrer en rapport avec la Conscience suprême. Alors il y a tous ceux qui naturellement ont voulu retourner à cette Conscience, mais Sri Aurobindo a dit: il ne s’agit pas de retourner, il s’agit de rendre le monde capable de manifester cette Conscience suprême.

Au fond, c’est cela.

Comment le savaient-ils?... Il devait y avoir quelque chose qui a fait que, dans des pays tout à fait différents, sans jamais se connaître, et au même moment, ils ont su la même chose.

Et moi, j’ai connu l’un et connu l’autre.

Évidemment, c’est très intéressant.

C’est très intéressant parce que ce n’est pas un être physique [celui de Mère] qui est né dans une position importante, au contraire (geste indiquant un milieu ordinaire)... La seule chose dont je me souvienne bien, c’est toute petite (quelque chose comme cinq ou six ans, je ne sais pas), toute petite, assise sur un petit fauteuil qui avait été fait pour moi et dans lequel je sentais une GRANDE Force (Mère lève un doigt au-dessus de sa tête) sur ma tête. Et toute petite (comme un enfant peut penser), je savais que «ça», ça devait faire de grandes choses... Je ne comprenais rien, je ne savais rien.

(silence)

C’est cela maintenant: au lieu du pralaya,6 la transformation.

(long silence)

Alors il paraît, ont-ils dit, qu’il y avait des particules venant de ces explosions... Moi, je croyais qu’ils avaient annoncé que cela venait sur la terre; mais d’après ce que tu dis, elles sont déjà là?

Je n’ai pas vu les journaux de ce matin. Il y a des particules atomiques, sûrement.

Oui.

Généralement, elles sont arrêtées par la densité de l’atmosphère terrestre et elles troublent seulement l’atmosphère, pas la terre elle-même... Les conséquences les plus imédiates sont des conséquences dans le climat.

Oui, il fait «terrifiquement» chaud!7...

(Mère plonge. Pranab entre et dit à l’autre bout de la chambre: «Il est tard.» Mère revient aussitôt)

Il est l’heure?

Oui, douce Mère.

12 août 1972

Tu n’as rien à demander?

Il y a du nouveau?

Oh! c’est toujours nouveau.

Toi, qu’est-ce que tu as de nouveau?

Rien, douce Mère, je me plains un peu de l’absence de conscience de mes nuits... Je me demande ce que je fabrique la nuit?

(après un silence)

Est-ce que quelqu’un voit Pavitra la nuit?

(Sujata:) Moi, je le vois presque toutes les nuits.

Ah! tu le vois... Moi, je le vois comme quand il était ici, et il fait des choses – une vie tout à fait consciente et active. Cette nuit, il parlait à des gens, il a fait des réunions, il était d’une activité extraordinaire.

Et mélangé à des gens qui avaient un corps physique et qui, eux, dormaient, n’est-ce pas, qui étaient sortis de leur corps. Et il était si conscient! Jamais je n’ai vu quelqu’un si... je pourrais dire matériellement conscient. Comme s’il faisait son travail. Mais c’est surtout voir des gens, leur parler, les réunir...

Tu sais que quand il est mort, au moment de la mort, il est entré en moi?1... J’ai eu bien soin qu’il ne se mélange pas [à Mère]: je l’ai gardé comme cela (geste en forme). Mais quand il s’est remis du choc, il est tout naturellement sorti et il a commencé à travailler. Je le vois presque toutes les nuits.

Je n’ai jamais vu quelqu’un qui soit resté aussi semblable à lui-même. C’est vraiment remarquable.

(Mère plonge)

(Sujata:) Mais, douce Mère, alors comment faire pour éliminer le chagrin?... Je le vois, n’est-ce pas, très souvent la nuit, presque toutes les nuits, mais encore j’ai du chagrin de ne pas le voir avec mes yeux physiques, matériels... Comment faire, douce Mère?2

(Mère sourit) Tu le vois, mais vous n’avez pas de contact?

Nous travaillons ensemble, douce Mère, comme il était autrefois.

Alors? Alors?

Oui, Mère, mais quand je suis éveillée comme je suis maintenant, alors...

(Mère rit) Ça veut dire que tu es encore très jeune!

Non, douce Mère!

Mais si.

Pour mon frère aîné aussi, n’est-ce pas, il restait loin, je ne le voyais pas, mais maintenant qu’il est parti, je sais que je ne le reverrai jamais sous la même forme, on a du chagrin, beaucoup, douce Mère. Mais comment faire?

Tiens, c’est curieux!

Je ne sais pas, c’est comme une douleur dans le cœur, douce Mère. Je n’arrive pas à l’éliminer, tu comprends. Je ne sais pas quoi faire?

Il faut aller plus profond. Tu es peinée parce que tu es dans une conscience très superficielle – il faut aller plus profond, dans une conscience plus profonde.

Dans l’état de veille? Quand je suis éveillée comme cela?

Oui, ah! oui, c’est quand tu es réveillée qu’il faut tâcher de trouver ta conscience psychique.

Si tu es en connexion avec ta conscience psychique, il n’y a plus de chagrin.

(silence)

C’est que tu es encore très jeune! (rires) Quel âge as-tu?

J’ai 46 ans, douce Mère.

Tu as une conscience de 25 ans.

Ah!

(Satprem proteste:) Non, dix-huit.

Ça ne fait rien! ça ne fait rien3...

16 août 1972

(Nous sommes le lendemain du centenaire de Sri Aurobindo. Une foule fait la queue dans les couloirs de Mère.)

Je vois deux cents personnes ce matin... deux cents!

Comment était-ce hier?

J’aimerais mieux ne rien dire parce que...

D’après ce que j’avais entendu avant,1 suivant cela, c’était une grande victoire. Mais il n’y a eu rien de visible. Pourtant, je n’ai rien dit à personne et plusieurs personnes ont senti que c’était le commencement de quelque chose.

C’est toute une histoire... Il y avait des forces adverses qui s’étaient liguées et qui avaient décidé que je mourrais hier. Et c’est vrai, ça a été comme cela, il y a eu une attaque. Et vraiment au balcon, ça a été une victoire. Mais ce n’était pas visible.

Maintenant si ces... (comment dire?), ces «nouvelles» sont vraies, si elles continuent à être vraies, alors j’arriverai jusqu’à... je serai comme cela (geste en suspens ou entre deux) jusqu’à mon centenaire, c’est-à-dire 1978, et après (toujours si la même voix est vraie), ce sera le commencement de la transformation supramentale du corps.

Est-ce que c’est vrai? Je n’en sais rien. Voilà ce qui m’a été dit.

Je n’en sais rien.

Je suis comme cela (mains offertes vers le haut).

(silence)

Est-ce que mon corps est capable? – Voilà.

Il est comme cela (même geste): ce que Tu voudras, Seigneur, ce que Tu voudras... Mais évidemment, il doit subir une transformation.

Et toi, qu’est-ce que tu as senti hier?

Je ne peux pas dire, douce Mère. Il y avait trop de dérangements dans l’atmosphère.2

Oh! oui.

C’est difficile à dire... La Présence de Sri Aurobindo, évidemment.

Oh! oui, ooh! très forte...

(long silence)

Je suis comme cela (même geste, mains ouvertes).

(Mère plonge on entend les rumeurs de la foule et les haut-parleurs)

Ils m’ont dit que j’ai deux cents personnes à voir ce matin – deux cents. Ce matin.

Heureusement que tu existes, douce Mère!

Mon petit... (Mère prend les mains du disciple).

Le mois prochain, ce sera mieux, on sera plus tranquille.

On sera plus tranquille3...

19 août 1972

(Mère a l’air très pâle. Elle vient de voir 175 personnes.)

Qu’est-ce que tu as à dire?

Et toi, douce Mère? Tu dis quelque chose?

Je viens de voir plus de cent personnes.

Oui, tu es fatiguée un peu.

Ce n’est pas fatiguée, c’est... abrutie, n’est-ce pas.

Je ne dis rien.

Mais si tu as quelque chose à demander?

Tu devrais te reposer un peu, douce Mère.

Je me reposerai. Mais demande-moi si tu as quelque chose?

J’ai l’impression que je m’y prends mal dans mon mouvement intérieur. Je m’y prends mal, pas de la bonne façon.

Ah!... Tu es trop actif.

Si tu étais... De plus en plus, j’ai l’impression qu’à moins qu’on ne fasse comme cela (Mère ouvre ses mains vers le haut dans un geste d’abandon) et qu’on laisse, avec une foi INTENSE dans la Grâce divine, autrement... impossible.

Comme ça (même geste).1

(Mère plonge puis ouvre ses yeux immenses et regarde Satprem. La contemplation continue les yeux ouverts, sans un battement)

26 août 1972

Une soupe! (riant) C’est devenu une rareté (rires).

(Mère tend un paquet de potage et des fleurs)

Comment vas-tu?

Ça va, ça va!

Pas trop assaillie?

Ooh! effrayant... c’est entre cent-cinquante et deux cents personnes par jour – deux cents personnes par jour.

Les seuls jours où il y a moins, ce sont tes jours à toi.

Ah! bon!

(Mère «regarde» longtemps)

Tu n’as rien à demander?

Qu’est-ce que tu vois, douce Mère?

(après un silence)

J’ai envie de dire (souriant): rien! Rien, je ne vois rien... Il n’y a plus «quelque chose qui voit», mais je SUIS, je suis une quantité innombrable de choses.

Je vis une quantité innom-bra-ble de choses.

Et alors, c’est tant – tant-tant – qu’il n’y a plus rien!... Je ne sais pas comment dire.

Oui!

(long silence)

Le corps commence à sentir la Force qui passe à travers lui, comme ça (geste à travers les doigts).

Comme ça (même geste).

Est-ce que tu sens?

Oh! oh! oui! bien sûr!1

(Mère plonge)

30 août 1972

Comment ça va?

Je crois que ça va bien.

Moi aussi! (rires)

(silence)

Je vois clairement: au lieu de la pensée qui dirige la vie, c’est la conscience. Et alors si la conscience est tranquillement ouverte au Divin, tout va bien. Et il vient tout le temps des choses dans la conscience, comme si ça venait du monde entier (geste d’assaut de tous les côtés): toutes les choses qui nient ou contredisent l’Action divine. Ça vient comme cela tout le temps (même geste). Et alors si je sais être tranquille (geste d’offrande, mains ouvertes), dans l’attitude de... (souriant) de non-existence, une espèce de... je ne sais pas si c’est transparence. Je ne sais pas si l’on doit dire transparence ou si l’on doit dire immobilité, mais c’est quelque chose dans la conscience qui est comme cela (même geste d’offrande, mains ouvertes). Quand elle est comme cela, tout va bien; et dès qu’elle se met à bouger, c’est-à-dire que la personne se manifeste d’une façon quelconque, c’est détestable. Mais c’est très fort.

Tu sais, il y a un millénaire d’expériences du corps physique qui dit: «Ooh! cet état béatifique, c’est impossible» – c’est cette stupidité qui retarde tout. Et c’est comme si c’étaient les cellules: les cellules du corps qui sont habituées à lutter et à souffrir et qui ne peuvent pas admettre que les choses soient comme cela (même geste d’abandon, mains ouvertes). Mais quand c’est comme cela... c’est merveilleux.

Seulement ça ne dure pas. Ça ne dure pas tout le temps. Tout le temps, tout le temps, il y a des choses qui arrivent (même geste d’assaut).

Mais maintenant, je vois très bien, très clair – très clair: c’est la conscience qui remplace la pensée.

Oui, oui.

Et... (comment dire?) la différence: la pensée, c’est quelque chose qui fait comme cela (geste trépidant et en tourbillon), qui bouge, qui bouge...; la conscience, c’est quelque chose qui fait comme cela (geste mains ouvertes, offertes vers le haut). Je ne peux pas expliquer.

(Mère ferme les yeux et reste les mains ouvertes)

Tu as quelque chose à dire ou à demander?

Je me demandais ce que je pourrais faire pour hâter le mouvement. N’est-ce pas, dans la vie pratique, on est tellement assailli par tant de choses... Qu’est-ce que l’on peut faire pour hâter le mouvement?

Si l’on pouvait ne pas être troublé, cela ferait une grande différence.

Oui.

Une grande différence.

Tu comprends, mon corps commence – commence – à savoir que le côté divin, ça veut dire une vie... (Mère étend les bras dans une immensité) progressive et lumineuse; mais il y a l’accumulation des expériences passées qui dit: «Oh! ce n’est pas possible!» – Voilà. Et alors, c’est ce «pas possible» idiot qui retarde et abîme les choses.

C’est basé sur le fait que dès que le corps quitte la vraie attitude, ça devient douloureux: tout fait mal, tout est pénible – on a l’impression de la mort, la dissolution partout. Et alors c’est cela qui fortifie... l’imbécillité de la Matière.

Alors, à dire vrai, j’aime mieux ne pas parler, à moins que ce ne soit pour répondre à une question précise.

Pour moi, je me demande sur quel point précis je devrais m’appliquer?

(après un silence)

Est-ce que tu sens que tu es passé au-delà de la pensée?

Ah! oui, ça, tout à fait. La seule chose qui me reste, c’est une pensée mécanique, mais autrement... Je peux dire que je ne me sers jamais de ma pensée: j’ai toujours l’impression que je tire d’en haut. Le mental spéculatif, par exemple, ça m’est impossible.

Oui, alors c’est bien, alors tu es en bonne voie.

Eh bien, oui! Mais pratiquement, on a l’impression qu’on se débat et... qu’on est englouti un peu.

Moi, n’est-ce pas, toutes les choses sur lesquelles je m’appuyais pour l’action, c’est comme si elles s’écroulaient EXPRÈS pour que je puisse dire (pour tout, même les choses les plus petites): ce que Tu veux. C’est devenu... c’est devenu mon seul refuge.

Tu sais, je ne me souviens de rien! C’est-à-dire, on me dit: «Vous direz telle chose à cette personne», je réponds très sincèrement oui, et une, deux minutes après, je ne sais plus ce que c’est!1... Je ne me souviens de rien – rien.

Et alors, quelquefois, je peux rester des heures dans une sorte de contemplation paisible et lumineuse – et croire que c’est quelques minutes.

Pour l’observateur ordinaire qui ne sait pas, il faut accepter de passer pour... Et il y a certainement quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent qui pensent que... (souriant) je suis devenue imbécile.

Non-non! douce Mère. Non, ça...

Ça n’a AUCUNE importance.

Je le vois dans leur conscience, et ça me fait sourire. Il faut accepter.

Mais il y en a pas mal qui voient la Lumière aussi, tu sais.

C’est possible. (Riant) C’est tant mieux pour eux!

(silence)

Très souvent, très souvent je demande au Seigneur: comment puis-je aider maintenant que je ne vois plus clair, que je n’entends plus bien, que je ne peux pas parler clairement et que j’ai besoin qu’on m’aide pour bouger? C’est un état... Et le corps ne sent pas la déchéance! Il est convaincu que si, demain, le Seigneur voulait qu’il reprenne son activité, il pourrait. La Force est là (Mère touche ses bras, ses muscles), une force quelquefois terrible!... Pourquoi?...

La condition est voulue pour que... (souriant) pour qu’on me laisse tranquille!

Oui, je crois, douce Mère, je crois.

Voilà. Autrement on ne me laisserait pas tranquille.

Tu serais engloutie en un rien de temps par un monde de problèmes futiles.

Oui! futiles, leurs problèmes sont tous futiles! (Mère rit) Et l’impudence: plus de fidélité dans le mariage et plus d’honnêteté dans le travail. C’est comme cela. Incroyable – incroyable. Les gens me posent des questions... (riant), les questions les plus invraisemblables.

Toutes les règles, oh! ça, toutes les règles morales, c’est comme si elles avaient été jetées par terre. Alors en apparence... Je te donne un exemple: quelqu’un [de l’Ashram] ouvre une «Agence de voyages», et quand on lui donne de l’argent pour acheter des billets, il met l’argent dans sa poche et il n’achète pas les billets – voilà (rires). Mais c’est invraisemblable!

(silence)

Mais tu sais, c’est sûrement un état voulu, parce que moi, tel que je le perçois à ma petite mesure, j’ai l’impression que dans ton immobilité, tu es comme un centre émetteur formidable.

Oui, ça, je le sais. Ça, je le sais, formidable! Oui, une Force... Mais même dans mes mains: une puissance formidable.

(silence)

(Souriant) Souvent, justement je regarde... (comment dire?)... Tu es dans la conscience – n’est-ce pas, tu es DANS la conscience –, et alors je regarde pour voir quelle place tu occupes dans la conscience. Et... (Mère reste les yeux clos, souriante).

Mon petit, je ne veux pas que tu... (Mère fait le geste de se rengorger), ce n’est pas pour te faire des compliments, je ne veux pas. Mais toujours... tu es comme un jardin lumineux... de forme définie (Mère dessine comme un rectangle), lumineux, et dans les couleurs qui vont du rose vif à la lumière dorée. Et c’est comme cela. Et ça, c’est toi – c’est toi que je vois comme cela. Toujours.

Il y a une immense atmosphère – une immense atmosphère... Une immense atmosphère couverte par l’aura de Sri Aurobindo: ce bleu... ce bleu clair lumineux qui est sa couleur. Et là-dedans, je te vois... tu es comme un jardin précis (même geste) et d’une couleur... il y a du rose vif jusqu’à... une atmosphère dorée, lumineuse. Et c’est un joli jardin. C’est cela que je vois – je vois comme cela (Mère touche ses yeux ouverts). Et ça, c’est très bien.

Il y a encore des points rigides, c’est-à-dire des choses... (comment dire?) des fixités personnelles, mais... petit à petit, petit à petit, ça disparaît et ça se transforme. Voilà. Ça, c’est ce que je vois.

(Mère plonge jusqu’à la fin, puis Sujata s’approche)

(Sujata:) Douce Mère, mon oncle,2 qui est venu te voir hier avec moi, m’a dit après: «Je ne sais pas si tu vois, mais moi, je voyais une Lumière qui sortait du visage de Mère...»

(Mère rit)

Alors je lui ai demandé: «Mais qu’est-ce que cela vous fait?» Il a dit: «Tu sais, je n’ai pas de désirs, rien; j’ai tout simplement envie de... m’incliner devant ça.»3

(Mère sourit)

septembre




6 septembre 1972

(L’entrevue commence à 10h30 au lieu de 10h.)

Tes jours, le mercredi et le samedi, je ne vois que les birthdays [anniversaires] de l’Ashram, mais figure-toi, nous sommes maintenant plus de deux mille personnes! Alors... Les autres «birthdays», je les vois les autres jours et en groupe, et malgré cela, il y a des tas de gens qui viennent à tes jours – particulièrement samedi prochain, le 9 (il y a des quantités de gens qui sont nés le 9, des gens de l’Ashram).

Oui-oui, entendu, douce Mère, j’ai compris! (rires)

Alors je serai obligée de te faire venir à 10h30 au lieu de 10h.1

Et toi, comment ça va?

Un petit peu mieux [un œil abîmé].

Mais le monde semble être tout à fait dans une espèce de chaos violent. Aux jeux olympiques, ils se battent!... On a tué un athlète à coups de feu.2 Voilà.

Oui, c’était un Israélite qu’on a tué.

Oui, ce sont les Arabes.

Ces musulmans, ils ont quelque chose de tout à fait... quelque chose qui doit disparaître, douce Mère. Ils sont tellement fanatiques!

Ils sont très violents.

Oui, fanatiques.

Très violents.

Je ne sais pas ce qu’ils représentent dans l’économie universelle, mais on a l’impression de...

La force.

La force... Ils passent leur temps à se poignarder mutuellement.

(après un silence)

N’est-ce pas, ils sont persuadés que l’on vit après la mort du corps – pour eux, la mort du corps n’est pas du tout la fin de la vie.

Mais ils croient en un «paradis», c’est tout.

(Riant) Le paradis des assassins!

(long silence)

Ça devient presque, presque impossible de manger. Et en même temps, je ne sais pas du tout ce qui va remplacer la nourriture (Mère balaye son front): je ne vois rien.

Tout devient... je ne peux pas dire une souffrance, mais un malaise, un malaise – un malaise perpétuel –, comme si l’on faisait vivre à mon corps toutes les choses qui doivent disparaître. Et alors, c’est perpétuel. De temps en temps, pendant quelques secondes... (Mère ouvre des yeux émerveillés), même pas assez longtemps pour pouvoir le définir. Mais c’est très rare. Le reste, c’est presque perpétuel. Tout: les choses du dehors, les choses du dedans, les choses de ce qu’on appelle «les autres», les choses de ce qui concerne ce corps, tout-tout: terrible-terrible-terrible...

C’est certainement la façon dont le Bouddha avait vu les choses, et il avait dit que la vie était un mensonge et qu’elle devait disparaître – mais moi, je sais! je SAIS que ce n’est pas un mensonge. Mais il faut qu’elle change... Il faut qu’elle change... Et en attendant...

C’est seulement quand je suis (geste, mains ouvertes) tout à fait silencieuse dedans, partout... que ça devient tolerable.

(silence)

J’ai l’impression d’un Pouvoir formidable (Mère touche le bout de ses doigts), mais... avec la perception de la petite personne absolument... (comment dire?) contenant toutes les choses qui doivent disparaître. Comme si les négations s’étaient accumulées afin que ce soit moi qui fasse le travail, et «moi», je ne sais pas qui c’est.

Ce corps, ce pauvre corps, il n’est pas heureux – il n’est pas malheureux. Il a le sens de ne pas exister. Et tout ce qui lui vient, toute l’organisation, toute sa vie est la négation de ce qui lui paraît... la Beauté à réaliser.

Voilà.3

(Mère plonge)

9 septembre 1972

(Le matin même, quelqu’un dit à Mère l’avoir vue la nuit et qu’elle marchait dans les rues.)

...Je marcherai dans la rue quand j’aurai cent ans.


(Mère reste longtemps à regarder le disciple en souriant, pendant plus d’un quart d’heure)

Tu n’as rien à demander?

J’ai eu beaucoup le sentiment de Sri Aurobindo.

Aah!

(Mère plonge)

13 septembre 1972

J’avais écrit ça l’autre jour (Mère tient un bout de papier), et Z m’a dit: «Oh! ce serait bien pour la nouvelle année.» Mais c’est en anglais... Est-ce que tu peux le lire?

"When you are conscious of the whole world at the same time, then you can become conscious of the Divine."

Mon idée, ce n’est pas que, automatiquement, en devenant conscient du monde, on devient conscient du Divin, mais quand on a la conscience assez vaste pour voir, pour être conscient du monde tout entier, alors vous êtes capable...

Comment dire?... Je ne veux pas le dire pleinement, c’est-à-dire que je veux que chacun comprenne suivant sa capacité – tu comprends? Tu saisis ce que je veux dire?

Oui-oui, douce Mère!

Celui qui a une conscience superficielle comprendra comme cela, et celui qui a une conscience profonde comprendra vraiment.

Alors je vais le mettre en français (Mère dicte):

Quand vous devenez conscient du monde tout entier en même temps, alors vous êtes capable d’être conscient du Divin.

Est-ce que ça va?

Oui, douce Mère, mais le «alors» n’est pas nécessaire: «Quand vous devenez conscient du monde tout entier en même temps, vous êtes capable d’être conscient du Divin.»

J’ai mis «alors» exprès, parce que autrement cela veut dire qu’en devenant conscient du monde tout entier, automatiquement on devient conscient du Divin – ce n’est pas vrai. C’est seulement un aspect du Divin. C’est pour cela que j’avais mis «alors».

Ça va?

Oui-oui, douce Mère. Mais si on lit littéralement ce qui est écrit, cela veut dire qu’il faut être conscient du monde tout entier...

...pour être capable d’être conscient du Divin. C’est ça, l’idée. Mais je ne veux pas le dire comme cela. Tu comprends, je veux que chacun...

... le comprenne à sa façon, à son niveau.

Oui, parce qu’avec le Travail, la vraie conscience se développe – mais je ne veux pas dire cela.

Mais c’est français?

Oui-oui! C’est très bien! Ça va très bien (rires).

(silence)

Alors ton progrès à toi?

Eh bien, je me le demande!

(Mère rit) Moi aussi!

(silence)

Mais c’est une chose incroyable: ou la vraie conscience, ou le sens d’un danger imminent et général. Tu comprends: tout, manger, prendre son bain, est un danger. Il n’y a que... (Mère ouvre les bras et les mains dans un geste d’abandon contemplatif).

Il n’y a que, jusqu’à présent, se reposer – alors c’est bien: c’est la détente dans le Divin. Les deux: se reposer et silence-immobilité (dans une position où mon corps ne me fait pas trop mal), comme cela, il semble que je pourrais rester des siècles. Et puis être... m’occuper (comment dire? ce n’est pas travailler): laisser le Divin passer à travers moi, à travers ce corps. De plus en plus, dans le silence, quand quelqu’un est là... (geste indiquant la Force qui coule à travers Mère)... arriver à ce qu’il n’y ait plus que le Divin.

Ces deux choses-là, ça va très bien. Le plus difficile de tout est de manger. Il y a... ce n’est ni dégoût, ni déplaisir, ni rien de tout cela (il n’y a pas de sensations): c’est matériellement impossible.

C’est un problème. Il y a quelque chose à trouver – quoi?

Et toi, tu n’as pas cela, j’espère?

Pour manger, non! Mais on dirait que le progrès consiste à s’apercevoir constamment de tout ce qui n’est pas bien...

Oui, oui.

... de tout ce qui va de travers, de tout ce qui est défectueux.

Oui, oui, voilà exactement!

Oui, mais alors c’est terriblement négatif et obscur.

Oui, mais tu n’as pas... (geste d’intériorisation)? Tu dors la nuit?

Mal, pas bien.

Moi, je ne dors plus du tout, mais c’est... c’est admirable! C’est la seule chose qui soit admirable (geste immobile, bras ouverts et mains ouvertes dans un abandon complet). Tu sais, c’est absolument comme si l’on prenait un bain de Seigneur: comme cela (même geste). Pas de sensations actives, pas de... rien. Rien. Rien qu’une... une paix lumineuse.

Certainement, c’est cela qui est destiné à remplacer le sommeil. Le sommeil, cette chute dans l’inconscience doit disparaître et être remplacée par... (même geste, bras ouverts, avec un sourire).

Pour le corps, c’est... on pourrait dire: un bain de Seigneur.

Mais il n’y a plus du tout, plus du tout la sensation d’une personne – plus du tout. C’est un état de conscience.

Un état de conscience.1

(Mère plonge les bras ouverts et les mains ouvertes)

16 septembre 1972

Tiens, voilà une «Grâce» – pour les deux.

(Mère donne un hibiscus blanc)

J’ai une question matérielle... C’est une pensée qui m’est venue et je voudrais savoir ce qu’il en est. Il y a deux ou trois ans, j’avais envoyé en Europe mon livre, «Le Sannyasin»; c’était à P.L. que je l’avais confié pour essayer de le faire publier en Europe. Maintenant, c’est «Auropress» qui s’en occupe. Mais quand je l’avais envoyé en Europe, P.L. m’avait demandé: «Quelles sont vos conditions?» J’avais écrit à P.L. ce qui m’était venu: «Ce livre appartient à l’Inde, c’est à l’Inde que je le dois, et s’il doit y avoir quelque bénéfice, c’est à l’Inde que cet argent appartient.» Maintenant, en Europe, on n’en a pas voulu et c’est Auropress qui s’en occupe. Alors se posait la question des finances: savoir où irait cet argent. J’avais dit naturellement: «Tout cet argent doit aller à Mère, cela appartient à Mère.» Puis, après, encore une fois cette ancienne pensée m’est revenue: «Ce livre doit aller à l’Inde, les bénéfices de ce livre appartiennent à l’Inde.» Alors je voudrais savoir si cette idée a une raison d’être quelconque, ou bien si je dois laisser comme l’on fait d’habitude, c’est-à-dire que tout l’argent du livre devra te revenir?

(silence)

Bien entendu, je ne fais pas de différence entre l’Inde et toi...

Oui, oui! C’est ce que je pensais (rires).

C’est évident. Et je suis tout à fait persuadé que l’argent sera beaucoup mieux utilisé par toi que par les gens du gouvernement.

Oh! oui!

C’est sûr. Mais enfin, comme cette pensée m’était venue, je voulais te la soumettre.

Ah! moi, je ne peux pas dire, mais il me semble que... je suis le meilleur représentant!1

Oui, douce Mère, sans aucun doute!

(silence)

Comment est P.L.?

Pas de nouvelles.

(Mère entre en contemplation)

20 septembre 1972

(À propos des yeux du disciple qui sont en mauvais état.)]

Alors, ces yeux?

Et toi, comment vas-tu?

Moi... la conscience progresse.

(Le disciple pose sa tête sur les genoux de Mère. Mère met sa main gauche sur l’œil droit du disciple.)

Si tu restais dix jours sans rien faire... que tu ne te serves plus de tes yeux pour lire et écrire – que tu ne regardes pas, que tu voies seulement ce qui est indispensable pour manger, pour bouger. Je ne sais pas, il y a une vision automatique qui ne fatigue pas. C’est quand on «regarde» que cela fatigue. Je voudrais dix jours de cette vision automatique.

Tu comprends, pour le travail, tu es maintenant mes yeux, il faut que tu les gardes en bon état. Moi, je vois... tout comme à travers un voile. Mais j’y ai gagné une perception. Je ne vois pas tout à fait de la même manière; c’est comme si je voyais plus en dedans, je ne sais pas comment expliquer. Ça, ça augmente. C’est en croissance. Mais c’est long-long...

30 septembre 1972

J’ai trouvé une citation très intéressante de Sri Aurobindo.

Laquelle?

Celle-ci:

(traduction)

«Le principe de répétition mécanique est très puissant dans la nature matérielle, si puissant que l’on pourrait aisément penser que c’est inguérissable. Mais c’est seulement un “truc” des forces de cette inconscience matérielle; c’est en créant cette impression qu’elles essayent de durer. Par contre, si vous restez ferme et refusez de vous laisser déprimer ou décourager, et si même au moment de l’attaque, vous affirmez la certitude de la victoire finale, cette victoire viendra beaucoup plus facilement et plus vite.»

Letters on Yoga, XXIV.1336

Oh! c’est très-très-très bien! Oh! c’est très bien.

(Riant) Ça s’applique à toi très bien!1

(silence)

C’est la stabilité de la conscience qui est difficile à garder...

(Mère approuve vivement)

Dès que l’on s’arrête, c’est très facile: tout s’immobilise, est concentré – la Force coule. Mais on rentre dans l’activité, et puis ça s’en va.

(Mère hoche la tête vivement)

Je ne sais pas quel est, ou le pouvoir, ou l’ouverture qui donnerait cette stabilité automatique?

Pour moi, n’est-ce pas, l’action a été radicale: le mental et le vital, partis. Alors il a fallu que le corps, pe tit à petit, se construise une activité vitale et mentale. Et c’était très intéressant, parce que c’était seulement quand c’est nécessaire. Et naturellement c’est imparfait – surtout la parole. C’est cela qui est le plus gênant, j’ai de la peine à m’exprimer, mais autrement, oh!... (geste au front, silencieux, puis les bras étendus, immobiles, comme si tout était suspendu dans l’Immuable Éternel). Et alors dès que c’est comme cela, ça devient vaste, lumineux, tranquille...

Et l’heure ne compte plus.

(Mère plonge jusqu’à la fin de l’entrevue)

Il faut te reposer jusqu’à ce que ce soit guéri – guéri, guéri.

octobre




7 octobre 1972

Tes yeux?

Je ne peux pas m’arrêter. Tout est prévu. Je ne m’inquiète pas.

(Le disciple lit à Mère des extraits de la conversation du 30 août dernier pour les prochaines «Notes sur le Chemin».)

C’est tout?

Ça te semble aller, douce Mère?... J’ai coupé pas mal de choses, mais ce qui reste, est-ce que ça va?

C’est très personnel.

J’ai beaucoup coupé; mais tu comprends, si l’on enlève tout le personnel, il ne reste plus grand-chose...

(Riant) Il ne reste plus rien!

C’est comme les remarques que je te jais [dans cette conversation du 30 août] quand tu me demandes si je me sers de la pensée. Je pense que je ne suis pas une «personne»: je suis une voix «représentative» des humains, et la réponse que je te jais peut éclairer d’autres gens. Ça sert à d’autres.

Oh! sûrement.

Seulement, c’est tout ce que j’ai pour le «Bulletin», je n’ai rien d’autre.

Ça suffit! Le numéro de novembre est toujours plus petit.

Oui, mais toi, tu ne parles pas beaucoup. Tu ne dis pas grand-chose de ton expérience depuis quelque temps.

Je ne peux pas parler.

Je n’ai rien à dire, d’ailleurs.

!!!

Ce qui est là, c’est juste... C’est comme cela (geste d’offrande, mains ouvertes). C’est vraiment comme cela, je n’ai rien à dire.

Si je veux formuler: tout le temps, tout le temps, c’est comme si d’un côté, je disais au Seigneur: «Qu’est-ce que Tu veux que je fasse?», et de l’autre côté...

(silence les yeux clos, mains ouvertes dans un abandon total)

Voilà. C’est ça.

L’impression d’être aussi... aussi transparente, impersonnelle que possible pour que le Divin puisse passer et agir. Et là (geste au front), c’est tout à fait silencieux... comme ça (geste mains ouvertes, immobile). C’est tout. Toute ma vie est comme cela.

Et plus le corps peut faire ça (même geste), plus vraiment les conditions de sa vie sont favorables. C’est-à-dire que... «bienveillance» n’est pas ça, il faudrait un mot spécial... Vraiment, je dirais en anglais: the care the Divine takes of my body... (tu comprends?) est... [le soin que le Divin prend de mon corps est...] par-delà toute expression. Et surtout par-delà toutes les stupidités physiques du corps.

Voilà.

Alors toutes les paroles diminuent – diminuent d’une façon ridicule.

J’aimerais ne plus rien dire.1

(méditation)

11 octobre 1972

(Après avoir demandé des nouvelles de la santé du disciple.)

Généralement, c’est mieux?

Oui. Je ne sais pas, qu’est-ce que tu dis, toi?

(Mère rit) Je veux dire: dans l’ensemble, c’est mieux?... Tu n’entends pas?

Si-si, j’entends! mais tu veux dire dans l’ensemble de...

De toi?

Oh! moi... C’est un atome... je ne sais pas, qui essaye de servir à quelque chose, c’est tout.

(Mère hoche la tête)

Mais le «moi», je ne sais pas ce qu’il est. Quand je le vois, ce moi, il semble tout à fait ridicule et obscur.

(Mère rit)

Tout ce qui est bien, ce n’est pas moi du tout.

Ça, je comprends!

Alors je ne sais pas.

Ça, c’est très bien.

Oui, mais celui que j’«habite», en quelque sorte, cela paraît si obscur, si petit, si... oh!... si peu intéressant.

Écoute, c’est le Divin qui nous a faits tels que nous sommes...

Oui, douce Mère.

...C’est notre inconscience qui fait que nous ne savons pas, autrement nous devrions être toujours dans une espèce de paix lumineuse et simplement: ce que Tu veux, Seigneur, ce que Tu veux... (Mère ouvre les mains dans un abandon total). Comme ça.

Pour moi – c’est-à-dire pour cette espèce de... de ça (Mère pince la peau de ses bras), qui a vécu tant d’années, il ne sait plus rien et il ne peut plus rien, seulement... (même geste d’abandon, mains offertes au Seigneur).

Et alors, ce qui reste de volonté consciente, c’est d’être attentif – être attentif, tout à fait tranquille et paisible (geste à l’écoute d’en haut). Et ne pas être un obstacle ni une déformation à ce que le Seigneur... (Mère se reprend) le Divin veut. Voilà. Et pas un Divin personnel: la Conscience Divine à l’œuvre dans le monde.

On ne sait rien, on ne sait absolument rien, on est vraiment tout à fait imbécile, mais si l’on peut être comme cela (geste mains ouvertes): réceptif – réceptif dans un silence... un silence... qui adore... la Lumière, la Lumière... la Connaissance parfaite, la Volonté qui ne se trompe point...

(Mère ouvre les mains long silence)

Tu n’as rien à dire?

Non, douce Mère.

Rien à demander?

On a toujours l’impression... oui, que l’on est toujours dans plein de problèmes. C’est le hiatus, c’est l’abîme de plus en plus douloureux entre une existence qu’on sait être tranquille, vaste, et puis une personne qui est... On a l’impression que cela devient de plus en plus criant, la disparité entre les deux.

Oui, c’est exactement ce que je vis.

Mais alors j’ai appris qu’il n’y a qu’une façon:

(Mère ouvre les mains)

C’est ça, tu comprends?1

(Mère plonge)

14 octobre 1972

Alors, le 30, c’est ta fête?

Ah! oui!

Qu’est-ce que tu veux pour ta fête?

La libération.

Bien.

Quel âge auras-tu?

Quarante-neuf.

Baah!... (d’un air de trouver que c’est enfantin).

(Mère plonge puis «regarde»)

Tu as vu quelque chose en moi?

Moi, je trouve que ça va bien.

Il y avait la Paix. Il y avait une Paix lumineuse (geste enveloppant), je trouve que ça va bien.

Ça va, c’est bien.

18 octobre 1972

(C’est la saison des «poudjas» ou rituels de la Mère universelle.)

Tu veux qu’on reste tranquille?

Oui, douce Mère, si tu veux... J’aurais voulu te demander si Dourga avait remporté une victoire cette année?

Il ne faut pas en parler.

Je crois que c’était une vraie victoire.

(Mère plonge jusqu’à la fin. Puis Sujata s’approche)

Je t’ai donné les paquets [de bénédictions], hier?

De «Victoire», oui.

(À Satprem:) Il a eu la Victoire?

(Satprem:) Oui, douce Mère, j’espère bien! (rires)

(Sujata:) Quelle victoire, douce Mère?

Quelle victoire? Il n’y en a qu’une, mon enfant.

C’est?

C’est la Victoire... nous pouvons l’appeler comme nous voulons: la Victoire de la Vérité sur le Mensonge, la Victoire du Seigneur sur sa création.

C’est-à-dire que, maintenant, la création ira consciemment vers le Divin?

Ooh!

Hein, Mère? non? pas encore?... Pas encore?

Cette Victoire-là, elle est encore seulement pour quelques individus.

La création allant vers son Origine divine consciemment et prête à manifester cette Origine: seulement encore quelques-uns. Je crois qu’il faudra des siècles pour que ce soit général – oh! des siècles, peut-être des millénaires.

Mais ce qu’il faut, c’est que nous soyons les quelques-uns qui sont conscients, qui consciemment... (silence, Mère ouvre les mains)... manifestent le Divin. Ça, c’est notre victoire à quelques-uns, que nous pouvons et nous devons remporter et exprimer – «remporter», c’est une petite question de résistance matérielle dans le corps (Mère pince la peau de ses bras). Ça, nous avons le pouvoir et le devoir de la remporter – je veux dire des résistances stupides et inconscientes. Il faut que ce soit fini. C’est notre travail, il faut que ça se fasse là-dedans (Mère désigne le corps).

(silence)

Tu dis que ça va prendre des centaines d’années, ou même des millénaires, hein? Mais est-ce que ça n’ira pas plus vite par contagion, par exemple? Non?

On verra, mon petit! Faisons ce que nous avons à faire d’abord. C’est ce qui nous concerne.

Faisons ce que nous avons à faire.

Oui, douce Mère.1

21 octobre 1972

Regarde comme c’est joli!

(Mère donne un lotus blanc)

Et toi, douce Mère, ça va bien?

(après un long silence)

Tu comprends, ou il faudrait dire minute par minute toutes les choses qui se passent tout le temps, ou bien il n’y a rien à dire.

Et alors, si je ne dis rien et que je suis comme cela (geste mains ouvertes)... dans l’attitude du surrender parfait, tout va bien. La MOINDRE chose qui me tire de là, je me sens... comme si j’allais mourir.

C’est extraordinaire.

Quand je suis là-dedans, j’ai l’impression que... c’est une vie éternelle.

(silence)

Et quand j’en sors, c’est un malaise horrible. Voilà ma condition.

(silence)

Alors, qu’est-ce que tu veux?

Ce que tu veux.1

(Mère plonge jusqu’à la fin)

Pas de nouvelles? Dis-moi ce que tu veux.

En Italie, David, ce garçon qui avait fait un documentaire sur «Sri Aurobindo», veut mettre «L’orpailleur» au cinéma. Il voudrait faire ça dans l’esprit vrai et avec ton aide pour montrer que ça conduit inévitablement à Sri Aurobindo et à toi.

Oh! très bien! très bien.

25 octobre 1972

(Le disciple donne une fleur à Mère, et Mère la donne au disciple.)

C’est le «pouvoir de vérité dans le subconscient».

Comment ça va?

Physiquement, je crois que ça va bien.

Le gouverneur doit venir me dire au revoir, mais il n’est pas encore arrivé. J’ai dit que quand il arrive, on nous prévienne; tu te mettras là-bas, je le verrai, et puis tu reviendras.

(après un silence)

Dans le subconscient sont accumulées toutes les contradictions.

Oui.

Et ça monte comme cela (geste rejaillissant) tout le temps, tout le temps. Et alors... on a l’impression que l’on est absolument imbécile, inconscient, de mauvaise volonté.

Et tout cela... (même geste qui remonte d’en bas).

Et la conscience est là (geste autour de la tête), paisible, extraordinairement paisible... (Mère ouvre les mains): que Ta Volonté soit faite, Seigneur. Et alors, «ça», ça met une pression sur ce qui vient d’en bas.

C’est comme si la bataille du monde se livrait dans ma conscience.

C’est arrivé au point que, oublier, oublier le Divin une minute, c’est une catastrophe.

Mais pour toi, comment est-ce?

Eh bien, douce Mère, cela paraît interminable, ce nettoyage du subconscient.

Oui, ce n’est pas le subconscient d’une personne: c’est le subconscient de la terre. C’est interminable. Il faut pourtant...

Alors, arrêter cela, ça veut dire arrêter le travail. Continuer cela, ça veut dire qu’il faudrait un temps... Je ne sais pas... c’est interminable.

Clairement, clairement, arrêter cela, ça veut dire arrêter le travail. C’est comme si, dans cette conscience-là (geste autour de Mère), c’était le centre de jonction et d’action.

Alors je n’ai qu’un moyen, c’est de rester tranquille-tranquille-tranquille... (Mère ouvre les mains vers le haut). Avoir le sentiment que l’individualité, ce n’est rien-rien-rien – ça laisse passer-passer les rayons divins. C’est la seule solution. Il faut que ce soit le Divin qui... qui fasse la bataille.

(silence)

La dernière fois, tu avais dit: «Oh! il faudra des centaines d’années, et peut-être des millénaires avant que les hommes se tournent consciemment vers le Divin.» Mais...

Peut-être pas.

On a l’impression que cette fois-ci, quelque chose de décisif devrait venir.

Oui... Tu sais, j’ai l’impression que la personne, c’est comme une image pour fixer l’attention (les hommes ont besoin de quelque chose – ils ont toujours eu besoin de quelque chose qui soit à leur dimension pour pouvoir fixer leur attention), et alors, le corps fait tout ce qu’il peut pour ne pas faire d’obstruction à la Force divine qui passe, il s’efforce d’annuler son interception, et en même temps il voit que c’est... comme une image dont les hommes ont besoin pour fixer leur attention.*

(Entre le gouverneur J., qui s’assoit devant Mère en silence, reste quelques minutes en méditation, puis fait son «pranam» et sort.)

(Mère plonge jusqu’à la fin Sujata s’approche)

(Sujata:) Douce Mère, tu sais, hier matin entre 4h et 4h30, c’était comme si tu donnais tes bénédictions à tout le monde. Tu étais sur un siège très haut et vêtue d’un sari blanc (si je me souviens bien) et puis j’étais l’une des premières qui s’est approchée de toi pour faire le «pranam». Je me suis agenouillée devant toi et j’ai joint les mains, et j’ai baissé ma tête. Alors tu as pris ma tête – soudainement j’ai vu que je ne pouvais plus lever ma tête! Et puis j’ai compris que tu forçais ma tête vers le bas: n’est-ce pas, avec tes mains, tu pressais; alors ma tête se baissait, baissait, baissait. Et puis j’ai vu tes pieds – j’étais toute proche de tes pieds – et c’étaient des pieds1 si jolis, douce Mère! Tout blancs et... merveilleux. Presque translucides.2

(Mère sourit et caresse la joue de Sujata)

28 octobre 1972

Qu’est-ce que tu veux?... Rien?

Est-ce que tu crois que je vais bientôt passer dans une autre vie?

Une autre vie?

Oui, une autre conscience, disons.

(après un silence)

Je voulais te demander une chose. Tu sais le mantra que je t’ai donné, je ne me souviens plus du dernier mot, si c’est Bhagavati ou Bhagavaté?

Bhagavaté, douce Mère.

Bhagavaté, ah!... (Mère répète le mantra) OM Namo Bhagavaté... comme cela.

Oui, douce Mère.

(méditation)

Est-ce que tu as remarqué que c’est très fort sur le subconscient, le mantra. Il a beaucoup-beaucoup de pouvoir sur le subconscient.

Le subconscient, je t’ai dit comme il était embêtant...

Oh! oui.

Eh bien, en répétant ça comme cela, ça a beaucoup-beaucoup d’effet.

(silence)

Il ne faut pas... il ne faut pas... [s’impatienter]. Si les gens ont confiance...

Mon petit, pour moi, c’est devenu presque une impossibilité de manger. Alors... moi, ça va bien parce que je ne fais rien, je reste tranquille tout le temps, et si je ne mange pas, ça n’a pas beaucoup-beaucoup d’importance, mais les gens qui travaillent et qui bougent et qui vont, qui viennent, il faut qu’ils fassent attention.

(Comme une supplique) Laissez-moi faire le travail.

J’espère... j’espère que ce sera utile pour les autres.

C’est devenu... c’est devenu un problème presque insoluble (Mère se serre la gorge): parfois impossible d’avaler.

(silence)

Moi, je n’ai trouvé qu’une seule solution: ce que Tu veux, Seigneur, ce que Tu veux... Et alors constamment, la réponse à ce qui monte du subconscient, c’est: OM Namo Bhagavaté, OM1...

(méditation)

30 octobre 1972

(Le dernier anniversaire)

Ah! bonne fête, bonne fête, bonne fête...

(Mère donne des cadeaux)

Ça, ce sont des plumes...

Et puis ça, les chocolats!

(Mère garde nos mains)

Mon petit...

(À Sujata:) Alors, la boîte de chocolats, c’est pour toi!

La boîte de biscuits, c’est pour lui.

(Sujata donne des fleurs à Mère)

Ça, c’est la «grâce divine»... et ça, c’est le «pouvoir de vérité dans le subconscient».

(Mère nous donne les fleurs de Sujata)

Oui, douce Mère, oui, douce Mère...

Bonne fête, bonne année.

novembre




2 novembre 1972

(Entrevue avec Sujata)

Comment va Satprem?

Bien, douce Mère, je crois.

Et toi, comment ça va?

Mais je voulais demander: comment douce Mère va?

Mère ne «va» pas! Il n’y a plus de personne pour aller.

Mère va où le Seigneur veut qu’elle aille.

(silence)

Tu comprends cet état-là? Un moment, l’impression qu’il [le corps] va mourir; le moment d’après, l’impression qu’il est immortel. Alors après cela, on ne peut pas... on ne peut pas dire «comment ça va».

Tu comprends?

Oui, petite Mère, je crois. Seulement, Mère, c’est toi qui nous portes. Alors quand nous sentons que les choses marchent pour toi, ça marche pour nous aussi. C’est comme cela, non?

Ça marche toujours. Je suis convaincue que tout ce qui arrive, c’est le Seigneur qui le veut. Ce n’est que notre impression qui est plus ou moins faussée par notre ignorance.

Oui, Mère.

(silence)

Et j’ai l’impression que tout ce qu’on dit, même ce qui a l’air très sage, ce ne sont que des stupidités. Voilà. Il vaudrait mieux ne jamais parler (Mère pose sa main sur sa bouche). Ça rend les choses toutes petites, toutes petites...

4 novembre 1972

Tout le subconscient... (geste qui remonte d’en bas).

(silence)

Et puis... comment dire?... Ce n’est pas une sensation, ce n’est pas une connaissance, c’est une espèce de... (Mère palpe l’air), on ne pourrait pas dire une conviction: c’est une certitude – une certitude dans la perception – qu’il y a une Béatitude... qui est là, PRÊTE POUR NOUS, et qu’il y a tout un monde de contradictions refoulées dans le subconscient qui vient, comme ça, pour nous empêcher de la sentir. Alors... On pourrait dire que c’est un champ de bataille, mais dans un calme parfait.

C’est impossible à décrire.

Impossible à décrire.

Alors si je ne bouge pas et que j’entre dans cette Conscience, le temps passe avec une rapidité formidable et dans une espèce de... de calme lumineux. Et puis la moindre chose qui m’en tire, c’est comme si l’on me tirait dans un enfer. Voilà.

Le malaise est si grand qu’on a l’impression qu’on ne peut pas vivre une minute, plusieurs minutes comme cela. Et puis... et puis on appelle le Divin... Alors on a l’impression qu’on se blottit dans le Divin.

Alors ça va.1

(Mère plonge mais au bout d’un certain temps n’a pas l’air à l’aise)

8 novembre 1972

J’ai eu un moment – juste quelques secondes – la conscience supramentale. C’était tellement merveilleux, mon petit!... J’ai compris que si l’on nous faisait goûter ça maintenant, nous ne voudrions plus exister autrement. Et nous sommes en train de... (geste de pétrissage) de changer laborieusement. Et le changement, le processus du changement paraît... On peut l’avoir avec une sorte d’indifférence (je ne sais pas comment dire).

Mais ça ne dure pas longtemps. Et généralement, c’est... c’est laborieux.

Mais cette conscience-là, c’est tellement merveilleux, tu sais!

Et c’est une chose très intéressante parce que c’est comme une extrême activité dans une paix complète.

Mais ça a duré quelques secondes.

(silence les mains tournées vers le haut)

Et toi?

C’est une conscience totale?

C’est extraordinaire! C’est comme l’harmonisation des contraires. Une activité, oui, totale, formidable, et une paix parfaite.

Mais ça, ce sont des mots.

(silence)

C’est une conscience matérielle?

L’action est une action matérielle – mais pas de la même manière, n’est-ce pas.

(silence)

Qu’est-ce qui fait que l’on peut entrer plus facilement en contact avec «ça»?... Qu’est-ce qui fait qu’on passe là, ou qu’on est là?

Je ne sais pas parce que moi, constamment, toute la conscience, y compris celle du corps, est toujours (geste d’offrande) tournée vers le... ce qu’elle sent comme le Divin.

Et ça, sans «essayer», tu comprends?

Oui, oui.1

(Mère plonge)

11 novembre 1972

(Mère n’a pas l’air si bien.)

Il faudra un message pour le darshan de novembre.

(Mère reste silencieuse puis écrit les yeux fermés)

Au-dessus de toutes les préférences et de toutes les limitations, il y a un terrain d’entente où tous peuvent se rencontrer et s’harmoniser: c’est l’aspiration vers une Conscience Divine.

(Avec un charmant sourire) Tu n’as rien à demander?

(le disciple secoue la tête Mère reste les yeux clos)

15 novembre 1972

(Mère a l’air très impersonnelle et lointaine.)

Alors?

J’ai l’impression que je te vois la nuit quelquefois.

(geste de la tête: oui-oui)

Et toi, le travail, douce Mère?

Quoi?

Ton travail?

«Mon» travail...

On pourrait faire de la littérature: quelques secondes de paradis et... des heures d’enfer.

Il vaut mieux ne pas en parler.

(Mère gémit en transe)

18 novembre 1972

Je voudrais disparaître pour mieux faire le travail.

(Mère plonge tout le temps)

Là-bas [à Nandanam], tu seras mieux.

22 novembre 1972

Qu’est-ce que tu veux?

Oh! tu sais, on a toujours envie de demander où en sont les choses.

Oh!... Il vaut mieux ne pas en parler.

Oui. On comprend que c’est un processus...

Oh!...

... infini et...

Oui. Il faut tout dire ou ne rien dire. Et tout dire... Tu sais, c’est à la fois un effort et... (Mère ouvre les mains) une découverte de chaque minute. Alors, ça n’en finirait plus, et puis ce serait sans intérêt.

Ah! ça, je ne sais pas. Je ne sais pas!

Alors...

(silence)

La conscience corporelle commence à être sage et à dire, elle aussi, tout à fait, tout à fait... plus que sincèrement: «Que Ta Volonté soit faite.» Les gens, leur opinion, leur manière de voir les choses, tout cela lui paraît tellement ridicule!

Oui, ça, je comprends.

Que Ta Volonté soit faite.

Oui, à ta vision, on doit nager dans un monde complètement absurde.

Absurde-absurde!

Ça, je comprends très bien: tout ce monde physique est absurde. C’est sûr.

Mais même les gens!...

Oui!

...que l’on croit sages et les gens qui vous connaissent depuis tant d’années, leurs réactions aux choses, tout cela paraît TELLEMENT absurde!

Alors... (Mère ouvre les mains) que Ta Volonté soit faite.

C’est-à-dire que le corps comprend très bien (ce n’est pas qu’il doute que ce sera sa Volonté qui soit faite: c’est ÇA qui est toujours fait), seulement qu’on soit... qu’on ne soit pas un obstacle à cette Volonté, une complication: que les choses puissent se faire lumineuses et paisibles – conscientes, lumineuses, paisibles... compréhensives.

Ne pas être parmi les obstacles. Être... (Mère ouvre les mains)... laisser passer, laisser passer la Sagesse suprême à travers... quelque chose qui n’ajoute pas un obstacle. Voilà.1

(Mère plonge)

25 novembre 1972

(La veille, Mère était venue à son balcon à l’occasion du «darshan» du 24 novembre.)

Comment était-ce au balcon, hier?

(Mère retourne la question) Comment était-ce?

Je ne sais pas... Ça avait l’air bien, en tout cas!

Où étais-tu?

À la porte de la maison de Sujata: en bas, là. Et toi, comment était-ce?

(long silence)

(Souriant) L’apprentissage de la non-existence personnelle.

Je ne sais pas...

C’est difficile.

Oui

Une croissante sensation que, sans le Divin, pas d’existence.

Tu comprends, oublier le Divin même une minute devient une catastrophe.

De temps en temps, pour quelques secondes, la vraie conscience béatifique – mais de temps en temps et pour quelques secondes. Voilà. Autrement, comme ça (geste poings fermés comme pour s’accrocher dans la lutte).

(silence)

Et toi?

J’ai beaucoup de difficultés dans ma conscience extérieure. J’ai l’impression que je n’arrive pas à ouvrir ça.

(Mère hoche vivement la tête)

Alors c’est très douloureux, tu sais, ça fait que tout est douloureux.

C’est ça, exactement ça! C’est-à-dire qu’on sent l’incapacité de l’expérience de la conscience extérieure... d’être à la hauteur, voilà.

Oui! c’est ça, tout à fait.

Oui, c’est ma condition continuelle.

Comment...? Alors une fois par jour – une fois, deux fois, pour quelques secondes (ton de surprise émerveillée): «Ah!...» Et puis, parti.

Est-ce qu’il faut... est-ce qu’il faut laisser ce corps et en construire un autre? Je ne sais pas... Ça ne correspond pas... Il ne m’a pas été dit que ça doit être comme cela.

Non.

Mais il ne m’a pas été dit non plus que ce corps est capable de se transformer. Alors je ne sais pas.

Mais Sri Aurobindo t’avait dit que tu ferais le travail

(D’un ton incertain): Oui, il me l’avait dit...

Mais si tu partais, qu’est-ce qu’on ferait ici? On ne fait rien du tout, n’est-ce pas, on n’a plus qu’à s’en aller. Parce que le seul endroit...

Mais il ne désire pas partir.

Oui, je sais, douce Mère.

Il ne sait pas. Seulement... je ne peux pas dire que ce soit une souffrance, mais c’est un malaise perpétuel.

Évidemment, c’est un malaise pour toi, mais nous, on a l’impression que les seuls moments où on respire, c’est quand on est près de toi.

Oh! mon petit... (Mère prend les mains du disciple)

C’est vrai, c’est comme ça. On sent la Grâce d’être là.

(long silence tenant les mains du disciple)

C’est cette conviction-là que le corps doit avoir: que, vraiment, il sert à quelque chose.1

Ah! ça, oui!... Ah! ça, oui.

(silence)

Tu comprends, quand on est là près de toi, c’est le seul moment où on a l’impression... ah! c’est ça. Tu comprends: c’est ça.2

(Mère plonge en tenant les mains du disciple)

26 novembre 1972

(Note de Mère)

Avant de mourir, le mensonge se lève dans toute sa puissance.

Mais les gens ne comprennent que la leçon de la catastrophe. Faudra-t-il qu’elle vienne pour qu’ils ouvrent les yeux à la Vérité?

Je demande un effort de tous pour que cela ne soit pas nécessaire.

Seule la Vérité peut nous sauver: la vérité dans les paroles, la vérité dans l’action, la vérité dans la volonté, la vérité dans les sentiments.

décembre




2 décembre 1972

(Mère vient de passer une heure et quart à prendre son «petit déjeuner».)

As-tu quelque chose?

Non, rien de spécial, douce Mère.

Alors je vais te donner seulement dix minutes. Il y a un phénomène bizarre que je ne comprends pas – et ça devient de plus en plus fort: j’ai passé plus d’une heure à déjeuner, et quand j’ai commencé, je me suis dit: en vingt minutes, il faut que je finisse. Et je croyais avoir fini en vingt minutes!

Le temps... com-plè-te-ment perdu la notion.

J’étais persuadée que j’avais fini en vingt minutes et j’ai mis plus d’une heure – pour ne rien manger!

Je prends une bouchée ou une gorgée, et alors il se passe dix minutes, vingt minutes... (geste montrant le verre ou la cuillère en l’air pendant que Mère s’en va)... je ne sais pas où, je ne sais pas quoi.

Il y a là quelque chose à comprendre. Il est évident que la valeur du temps doit changer. Mais c’est très incommode.

Mais c’est dans une conscience... (comment dire?) immobile ou active?

(Mère ferme les yeux un instant) J’ai l’impression d’être dans une lumière. Mais une lumière...

Si je veux y rentrer, ça pourra durer une heure!

C’est comme la nuit: je ne dors pas; alors au commencement, je suis couchée: j’ai mal ici, j’ai mal là... Puis j’entre dans la conscience où je n’ai plus mal, et puis tout d’un coup je me réveille (ce n’est pas «endormi», c’est... une lumière – une lumière sans forme), et j’ai l’impression qu’il y a une heure que je suis couchée, et il y en a cinq ou six.

J’entre... (Mère ferme les yeux) oh! ça peut durer – je te dis, il suffit que je fasse comme ça (Mère ferme les yeux)... je te garderais une heure sans le savoir!

Et alors aujourd’hui, je suis tellement en retard qu’il ne faut pas que je te garde.

Je regrette, mais il y a là quelque chose à trouver.

Mais cette lumière, est-ce qu’elle est active? ou bien tu es...

Oui! oui, elle fait des TAS de choses... Mais pas, pas de cette manière. C’est...

(Mère ferme les yeux un instant)]

Tu as senti quelque chose?

Oui, douce Mère!1

C’est comme ça. Et les heures passent sans savoir.

Il faut que je te donne un jour où nous irons ensemble.

Oui, douce Mère.

Pas aujourd’hui. Mais un jour où je ne serai pas en retard, nous irons ensemble, peut-être que tu sauras. Voilà.

Il faut être patient, mon petit.

(le disciple tend une guirlande d’«aspiration»)

Oh! ça sent bon!

Nous sommes quel jour aujourd’hui?

Samedi.

Mercredi prochain, c’est?

C’est le 6, douce Mère.

Le six, il doit y avoir beaucoup de monde...

Et le 9, c’est aussi méditation.

Alors il faudra attendre la semaine d’après. Ce sera quelle date?

Le 13 décembre.

(À l’assistante:) Le 13, tu mettras aussi peu de gens que possible.

(L’assistante:) Je ne mets pas de gens!

Je veux faire une expérience.

(L’assistante:) Je ne mettrai personne... de plus.

Bon. Alors il faut être patient!

(le disciple pose son front sur les genoux de Mère)

C’est tout à fait, tout à fait nouveau... Quelque chose de tout à fait nouveau, que je ne comprends pas.

On verra. Ça m’intéressera de le faire avec toi, nous verrons quelle sera ton expérience. Mais il faut attendre.

Voilà, au revoir.2

6 décembre 1972

(Dans la nuit du 5 au 6, un violent cyclone a ravagé Pondichéry. À Nandanam, au milieu du jardin dévasté, un hibiscus blanc est sorti. Satprem pose la fleur sur les genoux de Mère.)

Dans le cyclone, une fleur de «Grâce» est sortie, douce Mère.

(silence)

(On entend les bruits de hache de ceux qui coupent les branches cassées du grand flamboyant aux fleurs jaunes, appelé «service», au-dessus du tombeau de Sri Aurobindo.)

L’arbre qui me donnait toutes mes fleurs de «transformation» [chez Satprem] est parti. Et l’arbre de «service» aussi: il y a des branches arrachées.

D’habitude, ça ne passait pas ici...

La conscience doit être descendue beaucoup... beaucoup.

(silence)

Des choses curieuses: la conscience est plus claire et plus vaste qu’elle n’a jamais été – une vision vaste-vaste... et précise: je sais des choses qui se passent (sans penser: ça vient comme ça). Mais ab-so-lu-ment pas de mémoire. Je ne sais pas – une demi-heure après, je ne sais pas ce que j’ai fait. Absolument pas.

(silence)

La conscience de la Présence – de la Présence partout, en tout...

(Mère plonge puis revient et nous donne la fleur de «Grâce»)

Mon petit...

Je voudrais la Grâce d’être exclusivement à toi.1

9 décembre 1972

(Mère caresse les fleurs que Sujata lui a apportées.)

Mon rhume continue...

(Satprem:) Mais tu as l’air mieux, douce Mère.

Oui. Ce n’est pas un «rhume».

Oui, je m’en doute... J’ai eu l’impression qu’il y avait un cyclone... un vrai cyclone au-dedans.

(Mère rit) Il y A EU un cyclone au-dedans.

(silence)

C’est évident. Tout est combiné pour qu’il n’y ait... (je ne sais pas comment dire en français) reliance, qu’il y ait le point d’appui seulement sur le Divin. Et le «Divin», on ne me dit pas ce que c’est – voilà! admirable!... Tout le reste s’écroule, seulement le... le... le quoi? Le Divin, quelque chose – quoi?...

On sent. Il n’est pas question de le décrire ni de le définir ni... rien de tout ça.

(silence)

C’est comme une tentative pour vous faire sentir qu’il n’y a pas de différence entre la mort et la vie. Voilà. Que ce n’est ni la mort ni la vie – ni ce que nous appelons la mort, ni ce que nous appelons la vie –, c’est... quelque chose.

Et ça, c’est quelque chose de Divin.

Ou plutôt, c’est notre prochaine étape vers le Divin.1

10 décembre 1972

(Entrevue avec Sujata, qui lit à Mère une lettre de Satprem.)

10.12.72

Douce Mère,

Depuis plusieurs nuits, c’est comme si l’on torturait physiquement mon corps pendant toute la nuit. Je me tourne et me retourne sans arrêt dans une souffrance. Et puis il y a comme des griffes dans mon ventre. J’ai l’impression que si ça continue, je vais vraiment tomber malade. Le matin, quand je sors de là, j’ai la sensation que mon corps est plein de poison.1

Puisse-je devenir entièrement, exclusivement ton enfant.

Satprem

Pour moi, la vie est une torture si je ne suis pas exclusivement tournée vers le Divin. C’est le seul remède; autrement c’est comme cela, la vie est une torture. L’existence devient intolérable.

Le seul remède est d’être comme cela... (geste, mains vers le haut et le silence contemplatif)... là où le temps n’existe pas.

13 décembre 1972

Nous devions avoir une méditation?

Une méditation?

Oui, douce Mère, tu as dit que tu voulais faire une expérience avec moi. Tu disais que tu voulais m’emmener dans cette conscience...

Tu veux?

Si tu veux, oui!

Moi, je suis là-dedans toujours... Alors... Pour moi, ce qui est difficile, c’est de devenir consciente du monde tel qu’il est.

Qu’est-ce que je t’ai dit la dernière fois?

Tu m’as dit que tu voulais faire une expérience. Tu voulais que nous allions ensemble dans cette conscience pour voir ce que je sentirais, moi.

Ah! très bien. Tu veux?

Oui, sûrement si tu veux!

Donne la main.

(Mère prend notre main un instant puis plonge pendant une heure)

Ça va?... Tu as senti quelque chose?

D’abord beaucoup-beaucoup de puissance, toujours. Mais c’est seulement vers la fin que j’ai senti comme une... quelque chose d’éternel – je ne sais pas. As-tu l’impression que j’aie suivi un peu le mouvement?

(Mère secoue affirmativement la tête) Ça va. Ça va.

16 décembre 1972

(Mère nous donne un œuf)

Je n’ai rien... Je suis devenue pauvre!

Alors le monde est pauvre!

(Mère rit) Comment ça va?

Ça va, douce Mère, oui, oui, ça va bien.

Dedans, je sais.

Comment ce monde t’apparaît-il dans cette autre conscience?

(Mère semble ne pas avoir entendu)

C’est ce que j’ai dit: je suis satisfaite – ça va?

Oh! oui, sûrement!

Eh bien, voilà, c’est vrai.

Je trouve que tu es en train de faire des progrès.

Ah! Dieu le veuille!

Tu veux qu’on aille ensemble...

Oui, douce Mère! mais je voudrais être capable de te suivre.

(Mère sourit, faisant le geste de nous tirer par une corde)

Hem!... je te tirerai!

Bon!

(méditation, puis Mère ouvre les yeux comme si elle allait parler)

Quoi, douce Mère?

(Souriant) Je t’ai vu: tu es devenu tout jeune. Comme si tu avais vingt ans.

(Mère replonge)

20 décembre 1972

Tu n’as rien à demander?

Je m’étais posé une question au sujet de Sri Aurobindo. Je m’étais demandé à quel point il en était arrivé quand il est parti – à quel point de la transformation? Quelle différence de travail, par exemple, y a-t-il entre maintenant, ce que tu fais, et ce qu’il faisait à l’époque?

Il avait accumulé dans son corps beaucoup de force supramentale, et dès qu’il est parti... N’est-ce pas, il était couché, je me suis tenue debout à côté de lui, et d’une façon tout à fait concrète – mais concrète à le sentir si fortement qu’on pensait que ça pouvait être vu –, toute cette force supramentale qui était en lui a passé de son corps dans le mien. Et je sentais la friction du passage. C’était extraordinaire! – extraordinaire. Ça a été une expérience extraordinaire. Pendant longtemps-longtemps comme cela (geste du passage de la Force dans le corps de Mère). Je me tenais debout près de son lit, et ça passait.

Presque une sensation – c’était une sensation matérielle.

Pendant longtemps.

Voilà tout ce que je sais.

Mais ce que je voudrais comprendre, c’est à quel point du travail intérieur – par exemple, du nettoyage du subconscient et de tout cela – en était-ce? Quelle différence y a-t-il, si tu veux, entre le travail qu’il avait fait à l’époque, et celui auquel tu es arrivée maintenant? Je veux dire: le subconscient est-il moins subconscient ou...?

Oh! oui, ça, sûrement! sûrement.

N’est-ce pas, ça, c’est la façon mentale de voir les choses – je ne l’ai plus du tout.

Oui, douce Mère.

(silence)

La différence, c’est peut-être une différence d’intensité générale ou collective de cette Puissance, de cette Force, non?

Il y a une différence dans le POUVOIR de l’action.

Lui-même – lui-même a plus d’action, a plus de pouvoir d’action maintenant que dans son corps. D’ailleurs, c’était pour cela qu’il était parti, parce qu’il était nécessaire d’agir comme cela.

C’est très concret, n’est-ce pas. Son action est devenue très concrète. Évidemment, quelque chose qui n’est pas mental du tout. C’est d’une autre région. Mais ce n’est pas éthéré ni... – c’est concret. On pourrait presque dire que c’est matériel.

Mais cette autre région, je me suis souvent demandé quel était le vrai mouvement à faire pour y aller? Il y a deux mouvements possibles: il y a un mouvement vers le dedans, comme vers l’âme, et puis un mouvement où l’on annule l’individualité et on est plutôt dans une largeur sans individu.

Il faut les deux.

Il faut les deux?

Oui.1

(Mère plonge)

23 décembre 1972

La valeur du temps est tout à fait bouleversée – quand je crois que c’est cinq minutes, c’est une heure, et quand j’ai l’impression qu’une heure a passé, c’est cinq minutes! Tout à fait, tout à fait... Et je ne sais pas, je ne sais vraiment pas ce qui fait ça. C’est un autre temps. Et ce n’est pas conforme à ma volonté consciente: je commence à manger en pensant: «Je veux finir en vingt minutes» – je mets une heure! Et une autre fois, je ne pense pas au temps: en vingt-cinq minutes j’ai fini. Je ne comprends pas.

Au point de vue extérieur, j’ai l’air de commencer à être folle!

!!!

La nuit (j’ai de longues nuits, je ne dors pas), j’ai l’impression que c’est fini en une minute!... Je me couche en me disant: ah! j’en ai maintenant pour quelque temps – et j’ai l’impression que cinq minutes après, c’est fini.

Et à un autre moment, je veux faire vite, et ça dure... presque une heure. Je ne comprends pas.

Tu as encore des activités la nuit?

Oui. Mais je n’ai pas de «rêves», n’est-ce pas. C’est-à-dire... ce n’est pas de ce genre.

Quelquefois, je m’identifie à des personnes, et alors j’ai tout à fait l’impression... – je n’ai pas l’impression que c’est une «autre» personne: j’ai l’impression que c’est moi. Et des gens que je ne connais pas du tout quelquefois. Il y a toutes sortes de choses.

La conscience est TRÈS vaste. Ce n’est pas limité à une personne ni à quelques personnes: elle est très vaste.

(silence)

Mais c’est ce sens de l’heure que je ne comprends pas... Je croyais qu’il était à peine neuf heures, et on m’a dit: il est déjà dix heures. Et je ne sais pas comment c’est passé.

Je commence à déjeuner en me disant: ah! je vais faire vite, je suis en retard – je mets une heure!

Seulement je ne le dis pas parce que les gens sont si bêtes, ils diraient que je deviens folle. Ce n’est pas ça... je vis dans une autre conscience.

Il est probablement nécessaire que ton corps vive dans une sorte d’éternité.

Oh! oui, je sens, je sais – je sais d’une façon certaine qu’on habitue mon corps à quelque chose d’autre.

Parce que, sûrement, le sens du temps doit amener l’usure aussi.

(silence)

Alors je n’ai qu’un moyen, n’est-ce pas, c’est, extérieurement – EXTÉRIEUREMENT –, je dis le mantra: OM Namo Bhagavaté (c’est pour moi un être extérieur qui dit ça); mais dedans, je suis comme ça (Mère ouvre les mains vers le haut dans une immobilité totale). Alors maintenant, si je reste comme cela, des heures peuvent passer, je ne sais plus.

Quelle heure est-il?

Dix heures et demie, douce Mère.

Si tu me réveilles (me «réveilles», c’est une façon de parler!) à onze heures, je peux te donner un exemple!

Oui, douce Mère!

Tu veux?

Oui, sûrement, douce Mère!

(Mère plonge pendant quarante minutes, nous touchons légèrement sa main pour la rappeler)

Tu as senti quelque chose?

On est bien.

(Mère rit et prend les mains du disciple)

Oui! le malheur est que tout le reste paraît assez désagréable!1

26 décembre 1972

(Extrait d’une entrevue avec quelques professeurs de l’École. Vers la fin de la réunion, Pranab entre dans la chambre à son habitude, vient droit sur Mère et se lance dans une violente diatribe contre les reporters de la télévision française – que Mère avait reçus la veille – parce qu’ils ont filmé le tombeau de Sri Aurobindo «malgré ses ordres». Mère tente de le calmer.)

Ce qu’ils ne peuvent pas obtenir [les reporters] avec l’un, ils le font avec l’autre – et ils réussissent. En tout cas, je ne verrai plus personne.

(Pranab éclate:) Si je les rencontre, je casserai leur caméra.

Je ne veux pas de violences et de vilaines scènes ici.

(Pranab s’en va au bout de la chambre on l’entend gronder de colère)

(Mère prend son front entre ses mains) J’ai travaillé toute ma vie pour que les gens deviennent un peu conscients. Et cette violence...

(Mère s’adresse à l’un des professeurs avec une sorte de détresse)

Les gens disent que je suis vieille et que je ne peux pas m’exprimer, que je radote, mais la conscience n’a jamais été aussi claire... Une minute de silence et...

(les professeurs se retirent en silence, Mère reste seule avec son gardien et l’assistante)

27 décembre 1972

(Champaklal nous donne le texte français et anglais du message de Noël afin que Mère le recopie de sa main.)

En français, tu as dit:

Nous voulons montrer au monde que l’homme peut être un vrai serviteur du Divin.
Qui veut collaborer en toute sincérité?

(Champaklal, en anglais:) Mère, je vous donne du papier? Mère écrira? Pour envoyer à l’Imprimerie?

(Satprem:) Est-ce que c’est nécessaire?

Mais je ne peux pas écrire...

(Champaklal mécontent)

...Il vaut mieux que j’écrive.1

(Mère passe vingt minutes à recopier puis nous tend ses mains et plonge)

30 décembre 1972

(Mère donne des cadeaux)

Alors, ça va être la nouvelle année...

Tu sens quelque chose pour cette année nouvelle?

(après un silence)

Les choses ont pris une forme extrême. Alors il y a comme un soulèvement de l’atmosphère vers une splendeur... presque inconcevable, et en même temps le sentiment qu’à n’importe quel moment, on peut... on peut mourir – pas «mourir», mais le corps peut être dissous. Et alors les deux à la fois, cela fait une conscience (Mère hoche la tête)... toutes les choses anciennes semblent puériles, enfantines, inconscientes. Là-dedans... c’est formidable et merveilleux.

Alors le corps, le corps a une prière – et c’est toujours la même:

Rends-moi digne de Te connaître
Rends-moi digne de Te servir
Rends-moi digne d’être Toi

Voilà.

Je ne peux presque plus manger, et je n’ai pas faim. Je me sens une force croissante... mais d’une qualité nouvelle... dans le silence et la contemplation.

Rien n’est impossible (Mère ouvre les mains vers le haut).

(silence)

Alors si tu n’as pas de questions... Si tu veux le silence... le silence conscient...?

Mais je ne sais pas si je fais très bien le mouvement qu’il faut?

Mais quand tu veux entrer en rapport avec le Divin, quel mouvement fais-tu?

Je me mets à tes pieds.

(Mère sourit, prend nos mains et plonge pendant une demi-heure)

Tu as senti quelque chose?

J’étais offert au Soleil.1

1973




janvier




1er janvier 1973

(Message de l’année)

Image 4

Quand vous devenez conscient du monde tout entier en même temps, alors vous êtes capable d’être conscient du Divin.1

3 janvier 1973

(À la fin de l’entrevue.)

(Sujata:) Douce Mère, j’ai une prière – j’ai une prière... Tu sais, Satprem est très tourmenté; alors ma prière, c’est que tu enlèves son tourment.

Pourquoi tourmenté?

(Riant:) C’est sa nature, douce Mère!

(Satprem fait une grimace)

Tu sais, moi, je n’ai qu’une solution – toujours la même, pour tout: comme ça (geste mains ouvertes). N’exister plus, être comme ça (même geste), quelque chose qui laisse passer et qui... qui est mû par le Divin. Voilà. Alors ça va.1

(Mère prend les mains de Satprem et plonge, avec un doux sourire)

10 janvier 1973

Bonjour, douce Mère!

(Mère nous tend un panier)

Ça, c’est de l’eau dentifrice! et ça, ce sont des œufs.

Qu’est-ce que tu as à dire?

Moi, rien.

Rien?

Non, c’est difficile. C’est une période difficile.

Pour moi aussi.

Oui.

(silence)

Alors...

D’où cela vient?

...si tu veux que l’on reste tranquille?

Oui, douce Mère, sûrement! Mais je demandais d’où cela vient?

(après un silence)

Pour moi, je sais, c’est parce qu’il monte du subconscient tout ce qui doit être transformé, et c’est in-ter-mi-na-ble... Ça monte, ça monte, ça monte...

Et avec chaque chose, apparaît la catastrophe possible. Alors on vit dans la suggestion constante de catastrophes – je sais d’où ça vient, je sais ce que c’est, mais ce n’est pas amusant.

Oui.

Avec un malaise nouveau. Quelque chose de nouveau. Comme je te le disais, il y a une joie nouvelle, merveilleuse! mais ça vient, tu sais, comme quand on présente une chose... (Mère fait danser au bout de ses doigts comme un hochet ou un appât imaginaire qu’elle agite): «Tu vois, tu pourrais avoir ça.» Voilà. «Ça pourrait être comme ça», et puis, hop! ça s’en va.

Alors vraiment, j’aime mieux ne pas parler.

Oui, douce Mère.

(Mère plonge pendant vingt minutes, puis sort de sa chambre et revient)

Est-ce que tu veux rester encore un petit moment?

Tu vas être en retard, douce Mère, peut-être. Il est onze heures.

On t’a fait venir tard.

Ça ne fait rien!

Tu as à faire?

Non, douce Mère, non-non! C’est toi qui as à faire!

Moi, oh!... (Mère lève les bras) C’est une constante contradiction – constante-constante... Avec des suggestions: «Comme ça, on peut mourir; comme ça, on peut mourir...» Alors moi, je réponds: «Mais ça m’est égal!» Alors, ça se calme.

Ce qui me consolait, c’est que je croyais que je le faisais pour tout le monde; qu’une fois que, moi, je le faisais, ce serait fait – mais il y a des tas de gens qui sont comme cela eux-mêmes, avec ça.

Oui, mais quand tu auras fini, ce sera fini pour eux.

Espérons-le...

(silence)

Pour me consoler, il y a là-haut comme ça une sorte de certitude que si j’arrive jusqu’au centenaire, après je remonterai l’échelle. Mais c’est encore long. Combien d’années?

Cinq ans, douce Mère.

Mon petit! cinq ans de cet enfer!...

On tâchera d’aller jusqu’au bout avec toi.

Ah! toi... (après un silence) Toi, tu iras jusqu’au bout.

Oh! douce Mère... Mais je ne peux aller jusqu’au bout que si tu y vas!

(Mère rit silence)

Et tu sais, en même temps, je sais que les forces divines passent comme cela (geste à travers le corps): je fais aussi peu d’obstruction que je peux. Et ça a des résultats extraordinaires: tout le temps, des espèces de... ce que les gens appellent des «miracles».

Mais pour moi, cela ne me paraît pas encore comme ça pourrait être – comme ça devrait être.

Par exemple, cette possibilité de souffrir – souffrir d’une douleur, souffrir... tout cela, purement physique (tout ce qui n’est pas physique: Mère fait un geste immuable et tranquille pour désigner les états intérieurs), mais purement physique: la capacité de souffrir, vraiment il faudrait qu’elle s’en aille. Non pas que je ne veuille pas souffrir, mais... ce n’est pas un cadeau à faire aux gens!

Cinq ans...

Les années sont longues-longues-longues-longues...

C’est comme cela: deux heures, trois heures passent comme une seconde, et puis une demi-heure, ça dure comme des heures. Tout-tout est bouleversé.

(Mère fait un geste: quoi faire? silence)

Et puis... oh! je ne t’ai pas dit: c’était hier ou avant-hier, je ne sais plus, tout d’un coup mon corps, pour deux ou trois minutes, a eu une horreur de la... death, de la mort – l’idée d’être mise comme cela (geste au fond d’un trou) dans un tombeau, c’était tellement effroyable! Effroyable... Ça, je n’aurais pas pu le supporter plus de quelques minutes. C’était effroyable. Et ce n’est pas parce qu’on m’enterrait vivante: c’est que mon corps était conscient. Il était «mort» au dire des gens parce que le cœur ne battait plus – et il était conscient.

(silence)

Ça... ça... ça a été une expérience effroyable... Je donnais tous les signes de la «mort», c’est-à-dire que le cœur ne marchait plus, rien ne marchait – et j’étais consciente. Il était conscient.

(silence)

Il faudrait... il faudrait prévenir que l’on ne se dépêche pas tout de même... (geste dans le trou).

Oui, douce Mère.

Oh!...

Oui! oui, ça, on veillera, sois tranquille. On veillera bien.

(silence Mère tient les mains du disciple, puis sourit)

Tu es gentil.

Oh! douce Mère...

(Mère regarde la table à côté d’elle) Je voudrais te donner quelque chose qui te ferait plaisir.

Je voudrais ta présence toujours avec moi.

Oh! ça... de plus en plus.

(À Sujata:) Comment ça va, mon petit?

Ça va bien, petite Mère.

Bien?

Oui, Mère

Oui, Mère

Oui, Mère.1

13 janvier 1973

(L’entrevue commence avec cinquante-cinq minutes de retard.)

Rien à dire... C’est le chaos!

Il est évident que le Supramental n’a rien à voir avec notre temps habituel.

(silence)

J’ai l’impression que je suis tirée en des sens opposés par le vieux et le nouveau monde...

(Mère secoue la tête et plonge)

17 janvier 1973

Il y a le message, douce Mère, du 21 février.

Tu l’as?

Non! [rires] Z propose deux textes de Sri Aurobindo, mais j’ai l’impression qu’il vaudrait mieux que ce soit quelque chose de toi.

Oui. Mais tu as quelque chose?

Ah! non, douce Mère. Si tu veux plutôt dire quelque chose, toi?

(après un silence)

Plus on avance, plus le besoin d’une présence divine devient impérieux et... inévitable.* [«Plus on avance, plus le besoin d’une Présence divine devient impérieux et indispensable.»]

«Inévitable» n’est pas le mot, mais...

«Indispensable»?

Oui, c’est ça, indispensable.

Ça va?

*Oui, douce Mère.

(Mère écrit le message)

21 février...

1973.

(puis Mère signe)

En anglais, qu’est-ce que tu veux dire, douce Mère?

Il faut mettre: «The more we advance on the way, the more the need of a divine Presence becomes indispensable – imperative and indispensable.»

(Mère écrit les yeux fermés)

Un point sur l’«i» ici [Satprem guide la main de Mère]. Voilà, c’est tout. Si tu veux mettre un point à la fin, et ta signature.

L’écriture est bien?

Oui, c’est bien, douce Mère, c’est bien venu.

(Mère entre en contemplation)

(Sujata:) Douce Mère, demain, tu vois le Dalaï-Lama, non? Satprem serait très intéressé de savoir ce que tu penses – ce que tu as vu.

Demain, quel jour est-ce?

(Sujata:) Jeudi, douce Mère.

Alors samedi? Je te dirai si j’ai eu une impression.1

20 janvier 1973

(Le 18 janvier, Mère a reçu le Dalaï-Lama. Notons que Mère avait depuis longtemps pris un certain nombre de réfugiés tibétains à l’Ashram et à Auroville.)

Tu n’as rien à dire?

Je serais curieux de savoir ce que tu as senti avec le Dalaï-Lama?

Un homme vraiment bienveillant. Tu sais, la bienveillance bouddhique, il la pratique merveilleusement.

Il semble n’avoir aucune... no selfishness (il n’y a pas de mot en français). [Pas d’égoïsme.] C’est-à-dire un souci constant de faire la vraie chose.

(silence)

Très actif [mentalement] – il n’y a pas eu beaucoup de contact profond.

Voilà.

Mais d’après ce qu’on m’a dit, il a été content de sa visite. Tu as entendu cela?

Oui, on a dit qu’il était content.

Tu ne l’as pas vu?

Non, douce Mère, non.1

C’est un homme jeune...

Mais je l’avais vu en «rêve», il y a quelques mois.

Tiens!

On s’était rencontré – pourquoi? Je ne sais pas.

Très bienveillant – très bienveillant.

On m’a dit une chose (je ne sais pas si c’est vrai), il aurait dit: «Sri Aurobindo et la Mère sont les personnalités les plus importantes du monde actuellement.» – Je ne sais pas si c’est vrai.

Il paraît avoir été content de sa visite. Il a été très content de l’École et des élèves.

Mais sur le plan où je vis... il semble ne pas être très conscient LA... Mais je ne sais pas. Je ne sais pas, en tout cas sa personnalité n’est pas encombrante du tout, du tout: il ne s’impose pas.

Moi, j’ai eu l’impression d’un homme très fort – très fort. Et harmonieusement fort; n’est-ce pas, son bras droit était nu, et il donnait l’impression d’une grande force tranquille. Mais... je n’ai pas eu beaucoup de contact profond... Je ne sais pas.

Voilà.

Et pour le Tibet, tu as vu quelque chose – tu vois quelque chose pour ce pays?

Je lui ai dit que le Tibet serait de nouveau indépendant. Il m’a demandé quand? J’ai dit: «Je ne sais pas.»2

L’idée de Sri Aurobindo, c’était un Tibet indépendant et une sorte de grande fédération avec l’Inde. Mais pour quand? Je ne sais pas.

Le Tibet était enfermé dans un tantrisme inférieur, et probablement les Chinois sont venus pour les délivrer de cet emprisonnement...

Oui.

... dans leur tantrisme inférieur. Et quand ils auront (malheureusement avec beaucoup de dégâts) nettoyé, peut-être pourront-ils devenir libres?

(Mère approuve de la tête)

Il m’a donné ça (Mère tend un Bouddha tibétain en cuivre). C’est un Bouddha. Il y a des choses écrites là [sous la statue]?

Oui, douce Mère, il y a des dessins.

Je crois que c’est du tibétain.

C’est bien.

Oui, il a un bon visage.

(silence)

Tu ne l’as pas vu?

Non, douce Mère. J’ai vu seulement des photos. Il me donnait une impression de quelque chose d’analogue à Pavitra.

Tiens!

Oui: de la même «ligne», si tu veux.3


ADDENDUM

(Compte rendu de la visite du Dalaï-Lama. Les questions du Dalaï-Lama ont été posées indirectement à Mère par Kireet, Secrétaire du Centre Universitaire, qui a transmis au Dalaï-Lama les réponses de Mère.)

(traduction)

(Dalaï-Lama:) Mon rêve est de voir le développement économique parfait du Tibet, son organisation parfaite et l’efficacité que l’on trouve dans le communisme, mais fondés et établis sur les qualités bouddhiques de Compassion et d’Amour; ainsi les hommes au pouvoir ne tomberont pas dans la corruption. Que pense Mère de ce rêve? Est-ce que pareille chose se réalisera au Tibet?

Ce n’est pas un rêve. Ce sera naturellement. Mais le temps qu’il faudra, je ne sais pas. C’est un peu comme ce qu’a dit Sri Aurobindo au sujet du Supramental.

La Vérité, l’Amour, la Compassion formeront la base de la nouvelle création. Ce n’est pas la naissance, mais la valeur des hommes, qui devrait donner le droit d’exercer le pouvoir.

Si l’enseignement de Sri Aurobindo peut se répandre dans le monde et si le Supramental se manifeste pleinement, alors le Supramental sera le pouvoir libérateur du Tibet.

Il est inévitable que cela arrive, ça viendra; mais si cela continue comme maintenant, il faudra des centaines d’années. Mais si le Supramental se manifeste, ça peut venir vite. «Vite» ne veut pas dire dix ou vingt ans – ce serait presque miraculeux.

(Kireet:) Mais maintenant, le Supramental travaille très puissamment

Certainement, il travaille. Il se manifestera avec une puissance suffisante lorsque ce seront les vraies personnes qui auront le pouvoir.

Pour le moment, il semble que l’opposition et le mensonge attaquent de toutes leurs forces avant de mourir. Jamais-jamais les hommes n’ont menti autant que maintenant! on dirait que la vieille habitude leur vient spontanément. Mais il faut que ce soit brisé.

Nous sommes, pourrait-on dire, à un moment très déplaisant de l’histoire de la terre. C’est intéressant parce que l’Action est très puissante, mais on ne peut pas dire que ce soit plaisant.

Mais je vous ai déjà dit cela – je l’ai écrit.4

(Kireet:) Oui, Mère, vous avez donné un message.

(Dalaï-Lama:) Quant à moi, je n’ai aucun désir de rester au pouvoir dans un gouvernement. Je sens que le gouvernement implique toutes sortes de conflits de partis et on est obligé de prendre parti pour l’un contre l’autre...

On peut gouverner sans prendre parti. C’est l’erreur de tous les gouvernements: ils réduisent énormément leur capacité.

Mais par-delà le mental, il y a une conscience plus haute et plus profonde – ils trouveraient là une Conscience qui serait capable de se servir de toutes les capacités. La question est d’avoir une conscience assez large pour que la capacité de chacun soit mise à sa place afin de faire une harmonie générale.

(Dalaï-Lama:) Il y a une bonne volonté, il y a une sincérité dans tous les peuples du monde, mais le nombre de ceux-là n’est pas grand. Est-ce qu’ils auront assez d’influence pour changer les conditions du monde?

Il est forcé que cela change, c’est forcé. Seulement, si les gens sont sincères, cela raccourcira le temps. Cela hâtera l’heure si les gens sont sincères.

Le premier pas indispensable est d’arrêter tout ce mensonge. Le mensonge, c’est tout ce qui contredit en nous la Présence du Divin.

24 janvier 1973

Tu as quelque chose?...

Non.

Moi, plus je vais, plus je découvre de contradictions en moi – des contradictions aiguës. On a l’impression que ce sont comme des impossibilités.

Non, pas des impossibilités – ce doit être qu’il faut aller plus profond ou plus haut, à l’endroit où ça se joint. C’est comme cela: les oppositions deviennent de plus en plus violentes jusqu’à ce qu’on trouve l’endroit où elles se... où une unité peut s’établir.

Il faut aller de plus en plus profond ou de plus en plus haut – c’est la même chose. C’est la même chose.

(silence)

Toutes nos vieilles façons de comprendre ne valent plus rien – rien.

Toutes-toutes nos valeurs ne valent plus rien.

Nous sommes au seuil de quelque chose qui est très merveilleux, mais... que nous ne savons pas garder – qui vient comme cela (geste comme un oiseau qui passe)... Nous ne savons pas.

Je n’ai jamais-jamais eu si fort l’impression de ne rien savoir, de ne rien pouvoir, de... d’être un ramassis de contradictions effroyables, et je SAIS, je sais – sans mots, profondément – que c’est parce que je ne sais pas trouver l’endroit où ça... ça s’harmonise et ça s’unifie.

Je ne peux absolument rien, je ne sais absolument rien – au fond, je ne suis... qu’une apparence mensongère, voilà.

Je ne me souviens de rien, je ne sais même plus ce que j’ai dit... Tout est comme cela (geste qui s’effrite).

Et c’est curieux, presque en même temps – presque en même temps: une torture et une béatitude. Voilà.

(Mère tousse silence)

Seulement, ce qui est curieux, c’est qu’il semble que la nature humaine telle qu’elle est construite soit plus faite pour comprendre la torture que pour comprendre la béatitude.

Il y a une chose étrange: parce qu’on publie des livres [de Mère], je suis mise en rapport avec des choses que j’ai dites, et au moment où je les ai dites, naturellement j’étais tout à fait convaincue; maintenant... je me demande: comment ai-je dit cela!

Voilà.

Il y a «quelque chose»... (Mère ouvre les paumes vers le haut).

(long silence)

Il ne reste qu’une, qu’une volonté: que le Divin puisse s’exprimer sans déformation à travers ce corps. Ça, c’est constant-constant-constant-constant...

Dis-moi, quel est le mantra?

OM...

OM Namo Bhagavaté?

Bhagavaté, douce Mère, oui.1

(Mère plonge La pendule sonne une heure éternelle)

31 janvier 1973

(Long silence, Mère hoche la tête plusieurs fois d’un air de ne pas savoir, essaye de parler, puis replonge.)

Les mêmes circonstances, identiques, au même moment, ça peut être une béatitude merveilleuse – merveilleuse! comme je n’en avais jamais senti – et un enfer. Exactement les mêmes circonstances et au même moment.

Pendant des heures, on a l’impression qu’il y a de quoi devenir fou, et pendant quelques... (peut-être des heures aussi, peut-être quelques minutes – la notion du temps n’est pas la même, mais enfin...) une merveille. Une Présence merveilleuse.

Vraiment, cela ne dépend pas des circonstances: les circonstances sont toujours les mêmes et...

Et alors, dans cette nouvelle conscience, le temps n’a plus du tout la même valeur: j’ai l’impression qu’il s’est passé quelques minutes et on me dit qu’il y a presque une heure. Voilà.

(silence)

Alors c’est comme tu veux. Si tu veux méditer...

Pour moi, j’ai une curieuse impression. Autrefois, il y a des années, j’avais l’impression qu’il y avait une partie de ma conscience qui était large, qui était... «ceci», qui était «cela»; maintenant, je comprends très bien ce que tu dis quand tu parles d’une «vieille écorce» (tu sais: «Il reste une vieille écorce»), j’ai l’impression que je ne suis plus seulement qu’une quantité de défauts, d’imperfections, de choses obscures, etc., mais l’autre partie m’échappe complètement. Il ne reste plus que cette espèce de façade pleine de choses désagréables, contradictoires et fausses. Mais l’autre partie, l’autre moi... je ne sais pas, ça m’échappe. Je sais qu’il est là, mais je suis conscient surtout de tout ça qui est devant moi.

(Mère plonge)

février




3 février 1973

L’heure n’est pas la même... Et je ne peux plus manger. Voilà... Qu’est-ce qui va arriver, je ne sais pas.

De très bonnes choses!

(Mère rit et prend les mains du disciple)

Tu es gentil.

Mais je suis sûr, douce Mère!

Mais oui! Mais moi aussi! (rires)

(Mère ferme les yeux, tâtonne parmi les fleurs près d’elle)

Qu’est-ce que c’est?

C’est la «Grâce», douce Mère...

Alors c’est pour toi.

Ça...

(Mère ouvre les mains vers le haut et plonge)

Je ne peux pas parler.

Peux plus parler, peux plus manger... Et le temps passe comme un éclair.

(Mère replonge)

7 février 1973

(À propos d’un texte que Mère a donné pour le prochain "Bulletin":)

Il y a seulement une manière de mettre fin au mensonge: c’est d’éliminer en nous tout ce qui contredit dans notre conscience la présence du Divin.

31.12.1972

Ça, j’y tiens beaucoup! ça, c’est très vrai – c’est très vrai. Ce n’est peut-être pas facile à comprendre, mais c’est très profondément vrai.

Tout ce qui voile et déforme et empêche en nous la manifestation du Divin, c’est cela qui est le mensonge.

C’est tout un travail!

C’est ce que je fais tout le temps – tous les jours et toute la journée quand je ne... même quand je vois les gens. C’est la seule chose qui vaille d’être vécue.

8 février 1973

?(Extrait d’une entrevue avec quelques professeurs de l’École. Nous devons ces enregistrements à la gentillesse de l’un d’eux.)

Quelle est la meilleure manière de nous préparer? car évidemment on sent bien que tout cela demandera une préparation assez longue.

Naturellement, c’est d’élargir et d’éclairer votre conscience. Mais comment faire?... Votre propre conscience, l’élargir et l’éclairer. Et si vous pouviez trouver, chacun de vous, votre psychique et vous unir à lui, tous les problèmes seraient résolus.

L’être psychique, c’est le représentant du Divin dans l’être humain. C’est cela, n’est-ce pas: le Divin n’est pas quelque chose de lointain et d’inaccessible; le Divin est en vous, mais vous n’en êtes pas complètement conscients. Vous avez plutôt... ça agit maintenant comme une influence plutôt que comme une Présence. Il faut que ce soit une Présence consciente, que vous puissiez à tout moment vous demander comment... comment le Divin voit.

C’est comme cela: d’abord comment le Divin voit, et puis comment le Divin veut... et puis comment le Divin fait. Et ce n’est pas s’en aller dans des régions inaccessibles: c’est ici-même. Seulement, pour le moment, toutes les vieilles habitudes et l’inconscience générale mettent comme une couverture qui nous empêche de voir et de sentir. Il faut... il faut lever... il faut soulever ça.

Au fond, il faut devenir des instruments conscients... conscients... conscients du Divin.

D’habitude, ça prend toute une vie, ou quelquefois pour certains, c’est plusieurs vies. Ici, dans les conditions actuelles, vous pouvez le faire... en quelques mois. Pour ceux qui ont une aspiration ardente, en quelques MOIS ils peuvent le faire.

(Mère reste concentrée quelques moments)

Vous avez senti quelque chose?

(L’un des professeurs:) Il y a eu une descente spéciale?

Il n’y a pas de «descente»! c’est encore une idée fausse. Il n’y a pas une «descente». C’est quelque chose qui est TOUJOURS là, mais que vous ne sentez pas. Il n’y a pas une descente, c’est une idée tout à fait fausse.

Vous savez ce que c’est que la quatrième dimension?

On a parlé de ça...

Vous avez l’expérience?

Non, douce Mère.

Ah! mais c’est justement l’approche la meilleure de la science moderne: la quatrième dimension. Le Divin, pour nous, c’est la quatrième dimension. C’est... à l’intérieur de la quatrième dimension. C’est partout, n’est-ce pas – partout, toujours. Ça ne va pas et vient: c’est là toujours... partout. C’est nous, notre imbécillité qui empêche de sentir. Il n’y a pas besoin de s’en aller... du tout, du tout, du tout.

Pour être conscient de votre être psychique, il faut une fois être capable de sentir la quatrième dimension, autrement vous ne pouvez pas savoir ce que c’est... Mon Dieu!

Il y a soixante-dix ans que je sais ce qu’est la quatrième dimension – plus de soixante-dix ans.

(silence)

Indispensable! indispensable, la vie commence avec ça. Autrement, on est dans le mensonge – dans un fouillis et dans un désordre et dans une obscurité... Mental! mental! mental!

Autrement, pour être conscient de votre propre conscience, vous devez la mentaliser. C’est effroyable! effroyable!

Voilà.

La nouvelle vie, Mère, n’est pas la suite de l’ancienne, n’est-ce pas, c’est un jaillissement du dedans.

Oui! oui!

Il n’y a pas de point commun entre...

Il y a – il y a, mais vous n’en êtes pas conscients. Mais il faut... il faut... c’est le mental qui vous empêche de le sentir. Il faut être, n’est-ce pas. Vous mentalisez tout – tout. Vous, ce que vous appelez «conscience», c’est de penser les choses; c’est cela que vous appelez conscience. Mais ce n’est pas ça du tout! ce n’est pas la conscience. La conscience... elle doit pouvoir être tout à fait lucide et sans mots.

(Mère ferme les yeux)

Voilà... tout devient lumineux et chaud... fort!

Et la paix... la vraie paix qui n’est pas l’inertie et qui n’est pas l’immobilité.

Et Mère, on peut donner cela comme objectif à tous les enfants?

Tous... non! Ils n’ont pas tous le même âge, même quand ils ont le même âge physiquement. Il y a des enfants qui sont primaires. Il faudrait... N’est-ce pas, si vous étiez pleinement conscients de votre psychique, vous sauriez les enfants qui ont un psychique développé. Il y a des enfants chez qui le psychique est seulement embryonnaire – l’âge du psychique n’est pas le même, il s’en faut de beaucoup. Normalement, le psychique met plusieurs vies à se former complètement, et c’est lui qui passe d’un corps dans un autre et c’est pour cela que nous ne sommes pas conscients de nos vies passées; c’est parce que nous ne sommes pas conscients de notre psychique. Mais quelquefois, il y a un moment où le psychique a participé à un événement: il est devenu conscient; et ça, ça fait un souvenir. On a quelquefois un souvenir fragmentaire: le souvenir d’une circonstance ou d’un événement, ou d’une pensée ou même d’une action... comme ça. C’est parce que le psychique était conscient.

(silence)

Qu’est-ce que vous voulez, maintenant je suis près de la centaine, n’est-ce pas, il s’en faut de cinq ans seulement; j’ai commencé l’effort pour devenir consciente à cinq ans – voilà. C’est pour vous dire... Et je continue, et ça continue. Seulement, naturellement j’en suis venue à faire le travail pour les cellules du corps, mais il y a longtemps que le travail est commencé.

Ce n’est pas pour vous décourager, mais c’est pour vous dire que ça ne se fait pas comme cela!

Le corps... le corps est fait d’une matière qui est encore très lourde. Et c’est la matière elle-même qui doit changer pour que le Supramental puisse se manifester.

Voilà.

14 février 1973

(À propos des mauvaises traductions françaises des textes de Sri Aurobindo dans la «Gazette Aurovilienne». Mère nous avait demandé de lire quelques numéros, et avec ta collaboration de notre ami Luc à Auroville, de tenter de rectifier la situation, ce qui avait déclenché des réactions très vives.)

... Non, douce Mère, j’ai vu: les traducteurs, qu’ils soient français, anglais, allemands ou de n’importe quelle langue, ont un ego de traducteur FORMIDABLE, et dès que l’on touche à leur traduction, c’est vraiment comme si l’on faisait sauter leur personne tout entière. Alors, que ce soit Y, T, C.S. et tous ces gens à qui j’ai eu affaire, les traducteurs sont des gens in-tou-cha-bles. C’est la vérité de la chose. Eh bien, il n’y a qu’à les laisser. Je crois qu’il faut une grâce très spéciale pour qu’ils comprennent.

Mais ça, moi-même, je n’étais pas satisfaite de ce que je faisais.

Mais c’est très difficile, douce Mère! Je me rends très bien compte. Mais quand on touche à un traducteur, c’est abominable!

(Mère rit) Il n’y a qu’à laisser.

Oui, douce Mère, c’est «hopeless» [sans espoir]. Je vais avertir Auropress que ta note est annulée.1 Ainsi soit-il. Elle [la traductrice] changera du dedans – il faut que tu nous changes tous du dedans, c’est cela, l’histoire.

Je crois (parce qu’elle me l’a dit) que quand il y a quelque chose qu’elle trouvera difficile, elle me le signalera. Elle m’a dit: «Quand j’aurai des doutes, je te le dirai.»

Ce qui est souvent grave, c’est qu’ils n’ont pas de doutes!

(Mère rit)

Non, douce Mère, je dis cela en toute humilité parce que j’ai fait ce travail depuis... dix-huit ans; eh bien, je vois combien d’années il a fallu, combien de bêtises j’ai faites, et quelle aide Sri Aurobindo m’a donnée pour commencer à entrer vraiment dans l’esprit. Alors j’ai de la compassion pour les autres, je comprends bien qu’ils fassent des erreurs. Ce qui me fâche, c’est qu’ils aient la certitude de leur travail. C’est dommage.

Quelquefois, les gens comprennent mieux la mauvaise traduction que la bonne.

C’est possible, oui, douce Mère!... Mais enfin, il y a des fois où manifestement cela ne veut rien dire.

Moi, je ne peux pas tout revoir, cela prend trop de temps.

Tu t’arrangeras avec eux.

Bah! bah! eh bien, écoute, il faut une grâce!... Pour moi, c’est une charge de plus, une complication de plus, c’est beaucoup de choses en plus – je n’y tiens pas, tu comprends.

Occasionnellement, si cela n’a pas de sens du tout...

Je crois qu’il faut que nous soyons un peu...

Oui, douce Mère, j’ai aussi l’impression qu’il faut laisser – il faut que les gens réellement, du dedans, comprennent quelque chose, et puis c’est tout.

J’entends (par Nirod2) des choses que Sri Aurobindo a dites, et il dit que lui-même s’est contredit un nombre considérable de fois...

Oui-oui, douce Mère!

...et que, naturellement, les deux ou trois manières différentes sont vraies. Alors nous pouvons être aussi... aussi larges que lui!

Au fond, sa compréhension était très souple – très souple. Moi, en entendant des choses qu’il a dites, j’ai eu l’impression que j’avais très peu compris ce qu’il voulait dire. Et maintenant que je suis de plus en plus en rapport avec la Conscience supramentale, je vois qu’elle est extrêmement souple – souple et complexe –, et que c’est notre conscience humaine étroite qui voit des choses... (Mère dessine des petites cases géométriques) fixes et définies.

Mais oui, bien sûr!

Alors... Nous sommes dominés par le mental, et le mental est rigide comme cela (même geste en petit carré). Et je vois que dès qu’on sort du mental, ça devient... ça devient comme des vagues sur la mer.

Au fond, nous avons tout à apprendre. Et nous essayons de comprendre à la manière mentale, et on ne comprend rien. Simplement on fait (même geste carré) des délimitations, et c’est cela que nous appelons comprendre.

Quand nous avons bien... (même geste) mis les choses en boîte, alors nous disons que nous avons compris!3

(Mère plonge)

17 février 1973

(Mère reste longtemps absorbée, puis hoche la tête...)

Oh!... Je suis mise en présence de tout ce qui contredit le Divin dans le passé et dans le présent, alors... Dans ce corps. C’est-à-dire que du subconscient, monte tout le passé, et puis maintenant tout ce qui a été refoulé... Et ce n’est pas comme quelque chose que je «sens» ni que j’«éprouve», mais c’est une perception. Une perception... oui, comment, dans la vision divine, toutes nos notions de bien et de mal, de bon et de mauvais, comme tout cela est futile-futile – irréel.

Toutes les notions humaines sont si étroites, bornées – partiales, avec des préférences morales.

Comme si l’on me montrait tout ce qui dans la conscience est contraire à... l’immensité – l’immensité divine. Tout est si étroit, si petit...

(silence)

Quelle heure est-il?

Dix heures quarante.

Tu veux rester...?

(Mère plonge)

18 février 1973

(Extrait d’une entrevue avec les professeurs de l’École. L’un d’eux se plaint de l’apparition de ta violence chez les enfants.)

La violence est nécessaire tant que les hommes sont dominés par leur ego et ses désirs. Mais la violence ne doit être utilisée que comme un moyen de défense si l’on est attaqué. L’idéal vers lequel l’humanité tend, et que nous voulons réaliser, est un état de compréhension lumineuse où l’on tient compte des besoins de chacun et de l’harmonie générale.

L’avenir n’aura pas besoin de violence parce qu’il sera gouverné par la Conscience Divine dans laquelle tout s’harmonise et se complète.

Pour le moment, nous sommes dans l’état où les armes sont encore nécessaires. Mais il faut comprendre que c’est un état passager, c’est-à-dire pas définitif, et qu’il faut tendre vers ça.

La paix... la paix, l’harmonie doit être le résultat naturel d’un changement de conscience.

N’est-ce pas, il y a sur l’Inde cette idée de non-violence de Gandhi, qui a remplacé la violence matérielle par une violence morale, mais c’est bien pire!

Mais si l’on parle contre Gandhi, tout le monde... oh!

On n’a pas besoin de prononcer son nom, on peut expliquer aux enfants que de remplacer la violence matérielle par une violence morale n’est pas mieux. Se coucher devant un train pour l’empêcher de passer est une violence morale qui peut créer plus de désordres que la violence physique.

Il y aurait beaucoup de choses à dire... Cela dépend des cas. Moi-même, j’ai encouragé beaucoup l’escrime parce que cela donne une habileté, un contrôle de ses mouvements et une discipline dans la violence – j’ai beaucoup encouragé l’escrime en un temps. J’ai appris à tirer; je tirais à la carabine, parce que cela vous donne une stabilité et une habileté et un coup d’oeil excellent, et cela vous oblige à rester calme au milieu du danger. Toutes ces choses... Je ne vois pas pourquoi il faut être hopelessly non violent [irrémédiablement non violent], ça donne des caractères mous.

Le changer en Art! En art et en culture de l’habileté calme et maîtresse d’elle-même. Il ne faut pas du tout pousser des cris comme en pousserait Gandhi. Ça ne va pas du tout, du tout, du tout – je ne suis pas du tout pour ça! Il faut maîtriser les moyens de défense, et pour cela, il faut les cultiver.

Surtout, leur faire comprendre que la violence morale est aussi mauvaise que la violence physique. Elle peut même être pire, c’est-à-dire que, au moins, la violence physique vous oblige à devenir fort, maître de soi, tandis que la violence morale... On peut être comme ça [tranquille en apparence] et avoir une terrible violence morale.

21 février 1973

Mère a quatre-vingt-quinze ans.

28 février 1973

(Depuis dix jours, les «conversations» se sont passées en silence et contemplation – avec une sorte d’impression que Mère veut nous faire comprendre quelque chose par d’autres voies. Mais quoi? En outre, l’assistante de Mère est presque constamment là maintenant, sans même prendre la précaution de faire semblant d’être dans la salle de bains. Elle intervient dans les conversations, fait ses commentaires – puisque Mère est «sourde»... Les gens entrent et sortent de sa chambre comme dans un moulin et continuent leur conversation. L’atmosphère est très changée. C’est peut-être pour cela que Mère cherche une autre communication avec nous, ou à établir un autre pont. Mais le silence... est très silencieux. Et nous ne comprenions plus très bien ce qui se précipitait sous nos yeux.)

Alors?... Comment ça va?

Je ne sais pas très bien.

Pas très bien?

Je ne sais pas.

(Mère rit)

En fait, on a l’impression de ne pas savoir du tout quel chemin on fait.

Moi non plus!... Moi non plus.

Mais moi, je sais que c’est exprès. Ça ne m’inquiète pas parce que je sais que c’est exprès. Nous avons la façon mentale de savoir, et ça ne vaut rien – vraiment, ça ne vaut rien. Sri Aurobindo a dit: c’est aller du mensonge à la vérité – et le Supramental va de vérité en vérité. Mais ça n’a rien à voir avec la manière mentale, et ça, je le sais: quand je suis tout à fait tranquille, qu’il n’y a personne et qu’on ne me dérange pas... (Mère ferme les yeux), alors... il y a une condition qui vient... et on sent que si ça, ça se développe... (Mère sourit en silence).

On entre dans une immensité lumineuse... qui ne questionne plus.1

(Mère prend nos mains et plonge)

mars




3 mars 1973

Nous n’avons rien pour le prochain Bulletin, pas de «Notes».

(silence)

On aimerait savoir si l’on est sur le chemin...

Quel chemin?

Ton chemin, le chemin de la nouvelle conscience.

(Mère fait le geste qu’elle ne veut pas parler)

Pour le moment, la vraie Force – la vraie Force – est dans le silence.

(Mère plonge)

7 mars 1973

Comment ça va?

Je ne me rends pas compte justement... Tu dois savoir mieux que moi.

(Mère rit) Moi, j’entends toujours: paix-paix-paix...

(Mère plonge en gardant nos mains)

10 mars 1973

Il y a ce Bulletin... les «Notes sur le Chemin».

Tu as quelque chose?

Presque rien. J’ai deux petits bouts de choses.

Eh bien, lis.

(lecture)

C’est tout?...

Oui (rires)... Évidemment tu n’as plus envie de parler du tout.

Non. Je ne peux pas parler, ça ne sort pas clairement.

Mais si! ce n’est pas correct! Ça sort très bien.

Si tu as quelque chose à demander, on peut essayer.

Je ne sais pas, quand j’essaye d’entrer en contact avec cette Conscience, j’ai toujours l’impression, comme tu dis, d’une immensité lumineuse...

Oui.

Mais j’ai l’impression que ça ne bouge pas, tu comprends, qu’on est là – on peut rester éternellement comme cela, mais...

C’est ça. C’est mon impression.

Et il suffit de se laisser imprégner par Ça? il n’y a pas autre chose à faire?

Je pense. Je pense que c’est la seule chose. Moi, je répète tout le temps: «Ce que Tu veux, ce que Tu veux, ce que Tu veux... Que ce soit ce que Tu veux, que je fasse ce que Tu veux, que je sois consciente de ce que Tu veux.»

Et aussi: «Sans Toi, c’est la mort; avec Toi, c’est la vie.» Et «mort», je n’entends pas la mort physique – c’est possible que ce soit; c’est possible que, maintenant, si je perdais le contact, ce serait fini – mais c’est impossible! j’ai l’impression que c’est... que je SUIS ÇA – avec les obstructions que la présente conscience peut encore avoir, voilà tout.1

Et alors, quand je vois quelqu’un... (Mère ouvre les mains comme pour offrir cette personne à la Lumière), qui que ce soit: comme cela (même geste).

(silence)

J’ai tout le temps (c’est amusant), tout le temps l’impression d’un petit bébé qui se blottit – blottit dans... (comment l’appeler?) une divine Conscience... all-embracing [qui embrasse tout].

(Mère reste immobile)

Et la moindre contradiction qui entre dans l’atmosphère me produit un tel malaise que j’ai l’impression que je ne pourrai pas le supporter.

Voilà, c’est comme cela.

Juste maintenant, n’est-ce pas, j’étais partie comme cela, puis tout d’un coup un malaise est venu, alors ça m’a tirée. Mais ce n’est pas formulé mentalement du tout, ce n’est pas une idée, ce n’est même pas une sensation, c’est... (je ne sais pas comment c’est). C’est comme une négation, une négation douloureuse. Alors vraiment j’ai l’impression d’une souffrance aiguë, alors ça me tire vers cette conscience physique.2

(Mère plonge, puis a l’air mal à l’aise Champaklal vient secouer la sonnette)

14 mars 1973

(Extrait d’une entrevue avec les professeurs de l’École. Il est question des disputes à l’École et rivalités entre groupes de professeurs.)

Moi, je ne comprends rien à toutes ces choses... Je ne peux plus aider, n’est-ce pas, parce que toutes ces combinaisons mentales, je n’y comprends plus rien.

J’ai l’impression qu’un esprit de confusion est entré à l’École.

Ils veulent dire la même chose et ils emploient des termes différents, et alors les termes... s’entrechoquent. Moi, je sais qu’ils ont une aspiration très semblable, mais chacun parle son langage et alors les langages ne s’accordent pas et ils se disputent pour rien. Voilà!

Je crois que ce qu’il y aurait de mieux, c’est que chacun se taise pendant un temps.

Moi aussi, avec les gens qui sont avec moi, il n’y avait jamais aucune difficulté, et maintenant c’est comme si l’on parlait un langage différent.

(silence)

Mais pour moi, ça a un curieux effet: ça me donne l’impression que je suis malade – je n’ai rien, je me porte bien, et ça me donne l’impression tout le temps que je suis malade.

La vérité, c’est le passage de la conscience mentale ordinaire à la conscience supramentale. La conscience mentale est affolée en présence de la conscience supramentale. J’ai l’impression qu’à chaque minute, on peut mourir tellement la vibration est différente. Et alors c’est seulement quand je suis très tranquille...

La conscience ancienne (qui n’est pas une conscience mentale du tout, mais enfin...), l’ancienne conscience va répétant son mantra – il y a un mantra –, elle va répétant son mantra, et alors ça, c’est comme un arrière-plan, ou comme un lieu de contact. C’est curieux. Et alors au-delà, il y a quelque chose qui est plein de lumière et de force, mais qui est tellement nouveau... que ça produit presque un affolement. Alors, moi, j’ai une vieille expérience, et si ça me produit ça à moi... si quelque chose comme cela se produit dans les autres, j’ai l’impression qu’on va tous devenir des fous! Voilà.

Je crois qu’il faut que nous nous tenions bien tranquilles pour ne pas perdre le fil!

(suit encore de longs arguments des professeurs)

Mais notre langage... c’est comme une cloche qui est sur lui, une cloche mentale dont il ne veut pas se débarrasser.

Vraiment, c’est un moment difficile. Je crois qu’il faudrait être TRÈS TRANQUILLE, très tranquille – très tranquille.

(puis Mère s’adresse à l’un des professeurs et à tous les professeurs)

Je vais te dire mon ancien mantra. Celui-là tient l’être extérieur très tranquille: OM, Namo, Bhagavaté... Ces trois mots.

Pour moi, ils voulaient dire:

OM: j’implore le Seigneur Suprême.

Namo: obéissance à Lui.

Bhagavaté: rends-moi divin.

(silence)

Ça, pour moi, ça a le pouvoir de calmer tout.

17 mars 1973

J’aurais une question à te poser?

Quoi?

Je m’étais demandé quelle différence il y avait... Tu sais, autrefois, tu allais souvent en transe, dans les états intérieurs – j’aurais voulu savoir quelle était la différence entre la transe que tu connaissais autrefois et la transe de maintenant?

Tout à fait différent.

Ce n’est pas une «transe».

Non.

Non, c’est un autre genre de conscience. C’est tellement différent que l’on se demande... je me demande parfois comment c’est possible – il y a des fois où c’est tellement nouveau et inattendu, c’est presque douloureux.

Aah!...

Et alors je me demande: «Quoi?» Et je ne vois qu’une solution, extérieurement – extérieurement – je répète: OM Namo Bhagavaté. Ça, constamment – pour l’être extérieur; et dedans... (geste mains ouvertes dans une contemplation immobile)...

(silence)

...un silence extraordinaire. Et il me paraît, à moi, que c’est quelques minutes, et c’est parfois une heure... Et le contraire aussi: ça me paraît long-long-long – c’est quelques minutes. Cela veut dire qu’il n’y a pas le même temps. Et alors si la valeur du temps change... Nous, c’est réglé sur le soleil, n’est-ce pas, et ça, c’est sur quelque chose d’autre.

Oui, c’est-à-dire que tu ne sors pas de la Matière vraiment?

Non – non.

C’est un nouvel état dans la Matière.

Oui. Oui-oui, c’est cela. Et alors régi par quelque chose qui n’est pas le soleil – je ne sais pas quoi... Probablement la conscience supramentale.

(silence)

Pour les repas, n’est-ce pas, quelquefois j’ai l’impression que j’ai mangé très vite, et c’est plus d’une heure. D’autres fois, j’ai l’impression que ça a duré longtemps – ça a duré quelques minutes. Alors si l’on regarde cela au point de vue ordinaire, on a l’impression... que les gens vont vous croire fou. Alors il y a comme une recommandation: silence-silence-silence-silence...

Pas trop avec moi!

(Mère rit)

J’aurais voulu savoir personnellement si... si j’étais dans la direction?

Je vais regarder.

(Mère s’absorbe quelques secondes)

La réponse a été oui tout de suite, mais ce n’est pas moi qui ai répondu.

(Mère s’absorbe de nouveau et revient presque imédiatement avec un mouvement de suffocation)

Voilà, tu vois comment c’est: maintenant que j’essaye de savoir, j’ai une chaleur tellement étouffante que j’ai l’impression que je vais mourir. Voilà. Tu comprends?

Oui.

C’est comme cela.

Oui, douce Mère. Oui, il ne faut pas «chercher», c’est cela.1

(Mère plonge)

19 mars 1973

(Note de Mère)

Ici, nous n’avons pas de religion.

Nous remplaçons la religion par la vie spirituelle, qui est plus vraie et plus profonde et haute à la fois, c’est-à-dire plus proche du Divin. Car le Divin est en toute chose, mais nous n’en sommes pas conscients.

C’est cet immense progrès que les hommes doivent faire.

21 mars 1973

Qu’est-ce qu’il y a?

Je t’ai vue cette nuit.

(D’un ton ravi) Aah!

C’est curieux: j’essayais d’imaginer – ou d’inventer ou de fabriquer – un nouveau lit pour toi, comme si le tien n’était pas confortable. Un lit qui te donne une position un peu... oui, un peu plus confortable. Je ne sais pas ce que ça veut dire!

Moi, je sais. C’est très bien! (rires)

Ça, c’est très bien.

(silence)

Quelle heure est-il?... Qu’est-ce que tu veux?1

Ce que tu veux.

Non!... (riant) Je suis à ta disposition!

Tu n’as rien à dire?

Je remarque que je deviens très sensible. Dès qu’il y a un dérangement dans l’atmosphère, j’attrape des coups.

Oh! moi aussi! Mais au point que ça me rend malade.

Oui, c’est ennuyeux, ça. Mais il doit y avoir une guérison radicale, je veux dire quelque chose qui vous mette tout à fait à l’abri. Ce serait...

Moi, ma solution, c’est de me blottir matériellement dans le Divin. Mais c’est difficile. C’est... On peut le faire, mais tout ça (geste qui traverse l’atmosphère dans tous les sens), ça vient tout le temps déranger.

(Mère plonge en tenant les mains du disciple)

24 mars 1973

Bonjour!... Tu manges du caviar?

Du caviar!

C’est une très bonne nourriture...

Oui!

Moi, j’en mangeais, mais je ne peux plus... J’en mangeais il n’y a pas longtemps, mais ça me faisait gonfler les yeux.1 Alors je n’en prends plus.

Il y a longtemps que tu n’en as pas mangé?

Oh! il y a sûrement... trente ans!

(Mère rit) Essaye un petit peu, tu verras.

Oui, je verrai!

(silence)

Tiens, je t’ai apporté une fleur du jardin: c’est «surrender of falsehood»2 [abdication du mensonge].

Oh!...

(Mère prend tout de suite la fleur et la pose contre son front où elle la garde longtemps silencieusement)

Je le prends dans le sens le plus profond et le plus vaste...

(silence)

Tu n’as rien à demander?

Non: que le «falsehood» s’en aille.

Écoute... Moi, je comprends que quand le Mensonge sera parti (même si c’est seulement dans un individu – s’il n’y en a plus...), ce doit être: une Lumière, une Paix... (Mère étend les bras)... une Ampleur... une compréhension parfaite... la vision vraie du monde et des choses, et l’union, l’union consciente avec la Conscience divine.3

(Mère plonge)

26 mars 1973

(Fragment d’entrevue avec les professeurs. L’un d’eux se plaint du «manque de cohésion».)

De cohésion!... Parce que l’on est habitué à se servir du mental pour organiser, et alors on ne connaît que ça: l’organisation telle qu’elle est faite par le mental. Nous essayons, nous, de changer. Nous essayons un changement de gouvernement – et le nouveau gouvernement n’est pas très bien connu, voilà la difficulté.

C’est possible que je veuille aller trop vite.

Je vois bien... probablement, j’ai tendance à aller trop vite.

28 mars 1973

(Ce jour-là, le disciple a perçu intérieurement que l’on entrait dans une nouvelle phase et que Mère se «retirait» de plus en plus à l’intérieur. De fait, quelques jours plus tard, à partir du 7 avril, Mère a cessé de voir presque tout le monde, sauf les quelques disciples habituels.)

Tu ne manges pas?

Oui, douce Mère.

Qu’est-ce que tu as?

Les choses avancent?

Je le suppose.

Je tourne ma conscience vers moi aussi peu que je peux parce que... c’est une sensation très désagréable.

Ce n’est tolerable que quand je suis tournée uniquement vers le Divin, et la conscience matérielle répète: OM Namo Bhagavaté... Comme ça. C’est comme un arrière-plan derrière toute chose.

OM Namo Bhagavaté...

Tu sais un arrière-plan qui est un support matériel.

OM Namo Bhagavaté1...

(Mère plonge pendant 40 minutes)

30 mars 1973

Extrait d’une entrevue avec les professeurs de l’École.

(À la fin d’une longue discussion navrante où s’étalent les querelles de celle-ci contre celle-là, sa voisine de chambre, et de violentes remarques, puis de demandes de «bénédictions» pour une entreprise de transports, avec photo d’un camion au dos duquel Mère est priée d’écrire quelque chose, l’un des professeurs annonce finalement qu’il y a une épidémie de varicelle et d’oreillons parmi les élèves et professeurs et que l’un d’eux a la typhoïde. Mère écoute tout cela... Ce sera la dernière entrevue avec les professeurs.)

J’espère que vous ne m’apportez rien de tout cela ici?

(les professeurs rient sans comprendre)

Est-ce que vous prenez des précautions?... Mais ce serait vraiment catastrophique.

(silence)

J’espère que vous prenez toutes les précautions nécessaires pour ne rien m’apporter ici?...

(silence, l’un des professeurs explique que l’incubation est de 3 à 4 semaines)

Si vous ne le faites pas, vraiment c’est criminel (Mère a une voix presque angoissée) parce que... Il n’y a pas besoin d’expliquer. C’est criminel. Je ne suis pas DU TOUT à l’abri.

31 mars 1973

Alors, qu’est-ce que tu as à dire?

Tu vas bien, d’abord?

Je n’entends pas. Tu me demandes si je vais bien?...

Oui, tu «n’entends pas»!

Qu’est-ce que ça veut dire? Ça ne peut aller que quand... il n’y a pas de moi.

Je m’étais posé une question.

Ah?

Pour cette nouvelle conscience, je comprends bien (ou je devine) son côté contemplatif et passif, mais je comprends beaucoup moins bien son côté dynamique et actif. Je ne vois pas très bien comment ça AGIT – je comprends comment on contemple, mais comment ça agit?

Moi, je ne sais pas. Je n’en sais rien.

Mais tu agis ou tu es simplement dans...

Oui, j’agis. Mais qu’est-ce que tu veux dire?... J’agis!

Par exemple, quand tu es à l’intérieur, quand tu es dans un état intérieur...

Mais j’agis beaucoup mieux que quand... – j’ai l’air d’être à l’intérieur, mais ce n’est pas cela. Tout le monde fait la même erreur.

Oui, mais je comprends bien.

Quand je suis concentrée comme cela, ce n’est pas que je sois à l’intérieur, c’est que je suis dans une autre conscience.

C’est vaste-vaste-vaste-vaste – vaste.

Oui, mais c’est le côté actif de cette conscience que je ne...

Mais elle n’a pas de côtés! C’est une conscience... (geste de pression d’en haut)... Elle n’a pas de côtés, elle n’est pas passive et active – c’est une conscience... (même geste de pression) une conscience qui presse sur le monde.

(silence)

Non, tu essayes de traduire mentalement, c’est impossible – impossible. Il faut entrer dans cette conscience et... et alors on sait comment elle est. Mais il n’y a pas d’actif et de passif, de dedans et de dehors – tout cela est remplacé par autre chose... que je ne peux pas dire... Je n’ai pas les mots.

Mais par exemple, moi, quand j’essaye d’aller par là, dans cette conscience, j’ai surtout un sentiment d’inexistence.

Ah! non.

D’inexistence individuelle, n’est-ce pas.

Non...

C’est large, c’est vaste, mais il n’y a plus personne – il n’y a pas d’individu.

Non. Ce n’est pas ça... Je ne sais plus ce que c’est que ça. (silence)... Oui, je comprends bien ce que tu veux dire1...

(Mère plonge)

avril




7 avril 1973

(Depuis quelques jours, Mère voit très peu de monde et reste absorbée. La dernière entrevue du 4 avril s’est passée tout en silence. Mère nous donne des fleurs, tient notre main et reste un moment silencieuse. Elle est si blanche...)

Je semble rassembler toutes les résistances du monde... Elles viennent l’une après l’autre, et si je n’étais pas... Si une minute, je ne suis pas à appeler le Divin, comme ça, à le sentir en moi, c’est une douleur intolérable, mon petit! Au point que j’hésite maintenant à dire aux gens «transformation», parce que si c’est cela, il faut vraiment être un héros... N’est-ce pas, il y a quelque chose dans le corps qui se mettrait à hurler sans arrêt.

Et il me semble qu’il y a quelque chose de si simple à faire pour que tout cela aille bien... Mais je ne sais pas quoi.

(silence)

C’est curieux, je me dis: «Est-ce que le Seigneur veut que je m’en aille?» Et alors je suis tout à fait... quite willing, consentante (ce n’est pas cela); mais est-ce qu’il veut que je reste?... – il n’y a pas de réponse. Il n’y a de réponse que: «Transformation.» Et ça...

Vraiment, vraiment j’ai l’impression qu’il y a quelque chose à faire et ce serait tout à fait bien – et je ne sais pas quoi.

(long silence)

Et toi?

Moi, je me posais beaucoup de questions à ton propos...

Pose, je ne sais pas si...

Non-non, des questions à ton sujet, à toi.

À moi?

J’ai l’impression d’un mouvement de plus en plus accéléré qui te... qui t’absorbe.

Oui, oui, ça, c’est vrai.

Tu comprends, j’ai une solution de transformation du corps, mais c’est... ça n’a jamais eu lieu, alors c’est tellement... invraisemblable. Je ne peux pas, je ne peux pas croire que c’est ça. Mais c’est la seule solution que je voie... Alors le corps a envie de s’endormir et de se réveiller («endormir» d’une certaine façon: je suis tout à fait consciente par la conscience, le mouvement), et de ne se réveiller que transformé...

(Satprem, sans mots:) La Belle au bois dormant!

...mais jamais les gens n’auront la patience qu’il faut de soutenir ça, de prendre soin. C’est un travail colossal, un travail d’Hercule; ils sont gentils (Mère indique la salle de bains), mais ils font le maximum, et alors je ne peux pas leur demander davantage.

C’est cela, la chose.

C’est la seule chose à laquelle la conscience dise: «Oui, c’est ça.»

Et alors tu comprends... il y a un état – un état, oui, comme cela (Mère ferme le poing), «self-absorbed» [absorbé en soi], où on est... ça, c’est la paix.

Mais qui, qui? Demander cela aux gens qui prennent soin de moi, c’est presque impossible.

Je ne sais pas, depuis quelque temps j’ai comme eu une impression que tu allais te «retirer» d’une certaine façon; que de plus en plus tu étais absorbée et que, mon dieu, à l’extérieur, il faudrait que tu aies de moins en moins de contacts pendant une période de temps.

Oui. Oui, mais alors tout le monde pensera que c’est... que c’est la fin et on ne prendra plus soin de moi.

Oh! écoute! non-non!

(Sujata:) Oh! non...

(Satprem:) Ça, ce n’est pas possible! – on comprendra. Quelques-uns comprendront en tout cas.

Hein?

Quelques-uns comprendront – et surtout ceux qui sont là.

Ce sont ceux qui sont là qui peuvent comprendre.

Oui... Mais je suis sûr qu’ils comprennent.

Mais je ne peux pas le leur dire.

Mais ça, on peut leur dire – je peux leur dire.

Oui... Est-ce qu’il1 te croira?

(Perplexe:)... Eh bien, je pense!

(Sujata:) Et puis ils sont ici, ils écoutent.

(Satprem:) Mais moi, je sens. Il est certain que tu as de moins en moins envie d’entrer en contact avec une quantité de choses extérieures qui te sont inutiles pour le travail essentiel.

Mais il faut... il faut... (Mère halète, gémit, silence).

Il va venir. Si tu restes assez longtemps, il viendra, tu pourras le lui dire.

À Pranab?... Oui.

Je pourrais – peut-être je pourrais lui dire: «I have asked Satprem to explain to you...» [j’ai demandé à Satprem de vous expliquer]. Et tu lui expliqueras bien.

Oui, oui douce Mère, sûrement.

Je peux te dire qu’ils sont absolument merveilleux déjà; ils font le maximum de ce que l’on peut faire, c’est pour cela que je n’ose pas lui demander. Tu lui diras que j’ai dit cela.

Oui, douce Mère.

(silence)

J’ai l’air... (souriant), j’ai l’air «fanciful» [capricieuse], j’ai l’air pleine de caprices: je dis oui, et presque tout de suite après je dis non. Et alors on a l’impression que...

Non-non, douce Mère! Non-non.

Mais la tête, la conscience est claire-claire-claire... Mais je ne peux plus parler.

(long silence)

Quand il viendra, tu me le diras, parce que je veux le lui dire tout de suite.

Oui, douce Mère.

(Mère s’apprête à plonger, puis s’aperçoit qu’elle a des fleurs pour Sujata sur ses genoux. Sujata s’approche et lui donne un lotus)

Et ça?

*C’est le lotus blanc, douce Mère.2

Ah!... (Mère donne le lotus à Satprem) Tiens.

Qu’est-ce que tu aimes mieux: avoir ma main [pour méditer], ou pas?

(Satprem:) Au contraire! J’aime bien que tu me tiennes, douce Mère!

Tu aimes?

Oui, que tu me tiennes bien.

Bon.

(Mère plonge)

Qu’est-ce que tu sens: que je te tire des forces ou que je t’en donne?

(Satprem, un peu suffoqué:) Mais tu m’emplis! Tu me... tu m’élargis, tu me combles!

Ah! bon.

Mais, douce Mère, c’est une...

C’est dans la conscience, ça, je sais – cela dépend de la réceptivité.

Mais c’est une Grâce extraordinaire!

(Mère replonge puis revient assez subitement et dit d’un ton d’en haut)

Si je te demande de venir plus souvent, est-ce que tu peux?

À n’importe quel moment, douce Mère, n’importe quand!

Tous les jours.

Oui, douce Mère.

Comme cela, vers onze heures.

Oui, douce Mère, oui.3

Naturellement, elle vient avec toi si elle veut.

(Mère replonge)

(Pranab entre. L’assistante lui dit brièvement que «Satprem doit lui expliquer quelque chose de la part de Mère.» Elle avait écouté toute la conversation. Colère instantanée. On entend Pranab crier du fond de la pièce:)

(traduction)

(Pranab, en bengali:) Quelle blague! Personne ne peut me tromper. Je sais tout.

(Puis en anglais, citant un dire bengali:) Quand l’océan est notre lit, aurait-on peur de cette goutte de rosée?

(Mère sort de son absorption, s’adresse à Satprem:)

Si tu es fatigué, il faut le dire?

(Satprem:) Non, douce Mère, mais il y a Pranab qui est arrivé.

Ah! il est là, appelle-le.4

(Pranab, d’un ton affreux:) Oui, Mère?

J’ai... Je ne peux pas parler.

(Pranab:) Ne parlez pas, Mère! [L’assistante rit.]

J’ai dit à Satprem de vous expliquer ce qui se passe – pourquoi je dois changer...

(Pranab:) Ça ne m’intéresse pas, Mère.

Non?

Ça ne m’intéresse pas – ce qui arrivera arrivera. Je suis ici pour tenir jusqu’à la fin – ce qui arrivera arrivera.

(Mère essaye de parler, Pranab lui coupe la parole)

... Je ne cherche pas à raisonner ni quoi que ce soit. Et je ne veux pas écouter non plus, Mère. [L’assistante rit.] Je comprends parfaitement; et laissez-moi continuer avec ma propre lumière – ma propre conviction, ma propre foi, ma propre force, ma propre volonté. [Pranab redresse la tête comme s’il s’adressait à une foule.] Et je ne veux pas entendre, Mère, quoi que ce soit de qui que ce soit.

Mais vous ne voulez pas savoir?...

Non, Mère, je ne veux pas.

(silence Mère reste parfaitement immobile, les mains croisées sur ses genoux)

(Pranab:) C’est très bien. Je suis venu avec quelque chose, je m’en tiens à ce quelque chose, et si ça ne se réalise pas, ça m’est égal – je suis un sportif, Mère. Et je ne veux pas écouter d’explications. Parce que quelle que soit l’explication, si le but dans lequel je suis venu ne se matérialise pas, c’est tout pareil pour moi.

Non, c’est parce qu’il y a une tentative pour transformer le corps...

(Pranab:) Si ça arrive. Quand ça arrivera, on verra, Mère. Pourquoi prédire?

(Satprem:) Non, mais en attendant, pour ce travail, il se peut que Mère soit obligée d’aller comme dans un sommeil intérieur...

(Pranab:) Qu’elle y aille! qu’est-ce que ça fait!

(Satprem:) Alors il faut...

(Pranab:) Elle m’a dit ça. Il y a longtemps que Mère m’a dit ça. Ce n’est rien de nouveau, Mère! vous me l’aviez dit, expliqué.

Alors ça va bien.

(Pranab:) Je ne veux rien écouter, Mère. Que les choses arrivent – ce qui arrivera arrivera et nous ferons de notre mieux. C’est tout.

(Satprem:) Non, la question est que les gens ne doivent pas trop déranger Mère.

(Pranab éclate. Il est à demi debout, un poing sur le genoux et déverse un torrent sur la tête de Mère)

QUI la dérange? Si quelqu’un vous dérange parmi nous, Mère, il peut f... le camp! [L’assistante rit.] Personne ne dérange.

(Satprem, effar é:5) Non-non!...

(Mère essaye de dire quelque chose, Pranab lui coupe la parole)

Mère, ne dites rien. Allez, continuez: mangez, dormez, travaillez, et n’essayez pas de me faire expliquer les choses par personne. Je sais ce que c’est, je sais tout.

Et que tout le monde se taise!

Bon. Alors ça va.

(Pranab:) Je ne veux rien entendre de qui que ce soit.

Alors ça va.

(Pranab se retire au fond de la chambre. Il crie à la cantonade pour le Dr Sanyal, Champaklal, l’assistante de Mère et Vasoudha, présents)

(Pranab:) J’ai ma foi, j’ai ma conviction, j’ai mon but, et même si je ne suis pas «éclairé»...

(Satprem à Mère:) Est-ce que je dois venir demain à onze heures, douce Mère?

(Pranab:) Toutes ces sornettes, je n’aime pas.

Oui, mon petit, tu t’en iras un peu avant [l’arrivée de Pranab]... voilà tout.

(Satprem:) Je viendrai vers onze heures ou un peu avant?

Un petit moment – jusqu’à onze heures vingt-cinq.

(Satprem:) C’est cela, douce Mère. Entendu, douce Mère. Au revoir, douce Mère.

(Pranab:) Et ceux qui aiment faire des embarras, qu’ils continuent leurs embarras.

(Satprem se lève pour sortir, Mère prend ses mains. Sa voix est comme celle d’un enfant)

Voilà. Merci.

(Pranab:) Il y a des tas de gens qui font des embarras – presque tous, je crois.

(Sujata pose son front sur les genoux de Mère)

Mon petit...

(Satprem, la voix étranglée:) Au revoir, douce Mère.

(Pranab:) Depuis trente ans, j’en ai vu assez». Assez de sornettes!6


(Satprem sort. Il tient un lotus blanc serré dans ses mains. Quelque chose d’effrayant s’est passé, il ne sait pas quoi. Ce n’était pas un homme qui était là... En chemin, il rencontre le frère de Sujata et lui dit soudain avec une sorte d’évidence, comme si tout d’un coup il voyait: «Un jour, on nous fermera la porte de Mère.»)

8 avril 1973

(Le lendemain, nous sommes donc venu au rendez-vous. L’assistante de Mère ne se montrera plus guère désormais, mais elle enregistrait clandestinement nos conversations.1 L’entrevue se passe en méditation Toujours cette impression que Mère cherche à construire un autre pont avec nous. Vers la fin:)

Je te vois demain?

Il paraît qu’il y a «encore trop de monde»...

Bien, douce Mère.

Et...

(Mère replonge)

10 avril 1973

Pranab annonce à l’un des administrateurs de l’Ashram, P.B.: «Préparez-vous au départ de Mère.» P.B. nous fait demander ce que cela veut dire.

11 avril 1973

(Mère cherche Sujata.)

Elle est là?

(Sujata:) Oui, Mère!

(À Satprem:) Comment ça va?

Très bien, douce Mère... Douce Mère, il faudrait que tu donnes un message pour le Darshan du 24 avril].

(après un silence)

Il vient comme cela:

Au-dessus de la conscience
Au-delà de la parole
Ô Toi, Suprême conscience
Unique Réalité
Vérité immuable...

(Mère hésite et se reprend)

Vérité divine.1

(Mère plonge)

14 avril 1973

(Mère est très essoufflée, elle a l’air de souffrir.)

C’est mon système nerveux qui est en train d’être transféré au Supramental. J’ai l’impression... tu sais, ce que les gens appellent «neurasthénie» – ils ne savent pas ce que c’est, mais tout le système nerveux... C’est pire que de mourir.1

Oui, douce Mère.

Mais je crois que... je crois que je peux transmettre la Vibration divine.

Ah! oui, ça sûrement!

Tu me diras si tu sens?

Mais quand on est près de toi, douce Mère, c’est formidable – on est... c’est un torrent... on a l’impression d’un feu de purification, de... Ça vous élargit, ça vous emplit – c’est ÇA, quoi!

Alors tu veux rester là [à méditer]?

Douce Mère, c’est depuis que tu es apparemment impuissante que j’ai commencé à sentir la Mère suprême. Quand tu avais tous tes pouvoirs...

Mais moi, je sais que c’est mon corps... je sais que c’est ce corps... Écoute, j’ai accepté – le Seigneur m’a demandé si je voulais undergo the transformation [subir la transformation], j’ai dit oui (j’aurais dit oui de toutes façons), mais c’est... pour la conscience humaine ordinaire, je suis en train de devenir folle.2

Oui, je comprends, douce Mère. Oui, je comprends... N’importe qui serait parti cent fois, sûrement, plutôt que de rester là-dedans à subir tout ça. Ça, je comprends.

Mais toi, ça va?

Oui-oui! douce Mère.

Quand tu es comme cela [à méditer], ça va?

Oh! douce Mère, mais c’est comme si j’étais dans le But de ma vie!

Bien. Alors quelle heure est-il?

Il est dix heures vingt-cinq.

Jusqu’à... je ne sais pas si c’est onze heures ou onze heures dix... je te garde comme ça.

Oui, douce Mère, garde-moi!3

(Mère plonge)


ADDENDUM

Un grain de riz?

«Pour la conscience humaine ordinaire, je suis en train de devenir folle...» Qu’est-ce qui s’est passé le 17 novembre 1973? Ou peut-être, qu’est-ce qui est en train de se passer?

Depuis tant d’années, nous nous sommes penché sur chacun des mots de Mère – nous avons VÉCU tout cela, le cœur battant, ou le cœur déchiré. Qu’est-ce qui s’est passé? Pourquoi?... Jamais nous n’arriverons à admettre qu’elle est partie parce que la tentative a échoué – autant dire que l’humanité a échoué; ni qu’elle a abandonné la partie, ni que ce fut trop difficile – rien n’était trop difficile pour elle et elle se battait comme une lionne. Et dire que le «corps a lâché» parce qu’il était trop vieux, comme ils le disaient, ou parce que ceci, cela – il faut n’avoir jamais senti ni touché cette Puissance pour pouvoir dire cela: «ça» peut ressusciter un mort et tous les morts... sans que cela fasse de différence. Alors... quoi? Il y a eu un moment où Mère a perdu le contact avec son corps, ou plutôt: où «ça» a perdu le contact avec le corps de Mère. Oui, un jour elle avait dit (le 10 mars): «Si je perdais le contact – mais c’est impossible!» Et un autre jour encore, de 1971 (le 4 décembre), elle avait dit: «Ce n’est qu’une mort violente qui pourrait arrêter la transformation, autrement ça continuera-continuera...»

Alors, nous nous trouvons devant deux solutions possibles à ce problème... nous allions dire «policier», mais si ce n’est pas policier, qu’est-ce que c’est? Quelle autre explication à cette énigme? Bien sûr, il y avait cet entourage affreux, mais qui n’était exceptionnel d’aucune façon, ni en bien ni en mal: il représentait parfaitement l’humanité moyenne et la conscience physique ordinaire pour qui, tout ça, ce sont des rêves problématiques ou des hallucinations. Ils croyaient tous, autour d’elle, qu’elle était vieille, sénile ou même «folle» et qu’elle allait mourir – mais est-ce que les croyances de pygmées humains auraient raison de cette Conscience-là? de cette Puissance-là? de cette Volonté-là? Est-ce à cause de nos croyances ou de nos incroyances que l’entreprise pouvait échouer?

Elle était donc seule là-dedans – elle allait bientôt l’être, ce sera un 19 mai, trente-cinq jours après cette conversation. Nous entendons encore le fils de Mère nous demander avec candeur, quelques jours après ce 19 mai: «Comment va-t-on communiquer avec Mère?» – «Il n’y aura plus de communication.» Il était ébahi – pas nous. Communiquer avec QUI? Mais nous étions persuadé, nous l’avons dit, qu’avec ou sans communication, l’expérience allait continuer: Mère allait couper le lien nourricier avec la vieille physiologie – ils ne l’ont pas laissé faire. Restait la transe cataleptique, le conte de fées, la Belle au bois dormant – ils n’en voulaient pas. Nous entendons encore la voix de la Brute: «Non, je ne veux pas.»

Alors?...

Elle a décidé de partir? – Personne ne nous convaincra jamais que Mère a «décidé», ni qu’elle était vieille, ni qu’elle était folle, ni qu’elle ne pouvait pas.

Le «Seigneur a décidé»? – Ça, dans tous les cas, Il décide. Mais II se sert d’instruments humains, autrement ce monde n’aurait jamais existé, et ces instruments humains ont une liberté de choix: ils ne sont pas simplement des petits pantins entre les mains de «Dieu». C’est-à-dire, pour être plus exact: on peut choisir d’être le pantin du Divin ou le pantin des démons – et peut-être l’un ET l’autre nous conduisent-ils de concert vers un imprévisible but.

Alors les hommes ont décidé. Ils ne voulaient pas de la transe, ils ne voulaient pas de l’expérience, ils ne voulaient pas du conte de fées, ils ne voulaient pas que ça continue indéfiniment comme cela.

Il y a un fait qui n’a cessé de nous hanter depuis sept ans, c’est un certain passage du discours de Pranab, quelques jours après le départ de Mère. (Encore une fois, nous ne faisons le procès de personne ici: nous faisons de l’Histoire; nous voulons que les faits soient exacts; les paroles, exactes; les portraits, précis – nous sommes le scribe de Mère, c’est tout... et nous l’aimons, parce que c’est bon d’aimer.) Or, dans ce discours, il y a une petite remarque «comme en passant», comme si c’était «tout à fait naturel». Il décrit les «derniers jours», mais les «derniers jours», c’est APRÈS, quand l’histoire est finie – en attendant ça vit, c’est comme tous les jours:

(traduction)

«La nuit du 14 [novembre], elle a dit: “Je veux marcher.” Nous hésitions, mais elle insistait. Nous l’avons soulevée de son lit. Elle ne pouvait pas marcher, vacillait un peu, s’est presque évanouie. Voyant cela, nous l’avons remise dans son lit. Son visage était devenu absolument blanc et ses lèvres étaient bleues. Alors nous avons décidé que quoi qu’elle demande, nous ne la laisserions pas marcher encore et ne la sortirions pas de son lit. Il lui a fallu une vingtaine de minutes pour se remettre. Puis elle a demandé encore: “Levez-moi, je veux marcher.” Nous avons refusé. Elle a demandé pourquoi nous refusions. Nous avons dit: “Mère, vous êtes si faible que cela vous fera du mal.” Alors elle a dit: “Non, levez-moi.” Nous ne l’avons pas fait. Elle a commencé à plaider, parfois à crier. Cela a continué jusqu’à 1h15 du matin. À ce moment-là, nous avons pensé à lui donner un sédatif pour qu’elle se repose tranquillement. Nous lui avons administré du SIQUIL, comme le Docteur l’avait prescrit. Il lui a fallu environ 45 minutes pour se tranquilliser et elle a dormi de 2h à 4h du matin, mais dès qu’elle s’est réveillée, elle a recommencé à dire: “Pranab, levez-moi, je veux marcher – mes jambes vont se paralyser; si vous m’aidez à marcher encore, elles se remettront.” Nous n’avons pas écouté... Elle a continué de supplier jusqu’à 6h du matin, puis elle s’est endormie.»

Comme une lionne, elle s’est battue – jusqu’au bout. Est-ce là le fait de «quelqu’un qui a décidé de partir»?

C’était le 14 novembre, trois jours avant la «fin».

«Le 15 encore, dit Pranab, le soir, elle a recommencé à me demander à marcher. Nous avons refusé. Nous lui avons dit: “Mère vous ne devez pas marcher.” Elle a obéi imédiatement... À partir de ce jour-là, elle est devenue parfaitement obéissante.»

Mais depuis quand lui administraient-ils du SIQUIL? Et qu’est-ce que c’est que ce SIQUIL?4 – Un ami médecin nous avait bien dit: «C’est une drogue dangereuse.» Mais nous ne pouvions pas croire ce genre de choses, c’était trop affreux.

Sept ans après – il nous a fallu sept ans –, un jour de septembre 1980 lorsque nous revenions de Madras, en passant devant une petite pharmacie locale, nous avons subitement voulu savoir. Nous sommes entré, nous avons demandé du SIQUIL, pris le paquet, sorti le «mode d’emploi» et lu... avec stupéfaction, ceci:

«L’expérience a montré qu’une sedation excessive n’est pas toujours nécessaire pour remédier aux symptômes psycho-pathiques tels que l’agitation, les illusions et affabulations, les hallucinations ou le délire. Le SIQUIL simplifie énormément le maniement à demeure des malades dérangés émotionnelle-ment, qui autrement devraient être hospitalisés. Les malades adoptent alors une attitude plus réaliste, sont moins encombrants pour la famille et plus aisément maniables lorsqu’on veut les discipliner ou les rééduquer. Le SIQUIL est particulièrement indiqué pour le traitement des désordres mentaux graves, chroniques ou aigus, tels la schizophrénie, la folie furieuse, les dépressions, le délire, les psychoses séniles et les psychoses créées par une maladie cérébrale organique.»

Alors ce corps... dont la conscience cellulaire avait été préparée, raffinée, éduquée par des décades de yoga...?

Il n’y a rien à dire.

Ils en avaient assez. Ils étaient tous d’accord.

Et nous nous rappelons de ce «rêve», douze ans plus tôt, où Mère était comme morte «parce qu’elle avait mangé un grain de riz»-Qu’est-ce que c’est que ce «riz-là», cette microscopique chose qui aurait pu briser ce corps?Mais quand nous aurons trouvé la cause physique de son départ, nous n’aurons pas encore trouvé la réalité – car le Divin se sert de tout, même de nos erreurs humaines, pour les changer en son Miel imprévisible.

*Et nous nous rappelons de Sri Aurobindo: «La terrible stratégie de l’Éternel.»5

Car la «fin» de Mère n’est pas finie.

«Attendez le dernier acte», avait-elle dit.

Mais tout de même...

18 avril 1973

Qu’est-ce que tu veux?

Rester comme cela.

(Mère prend nos mains et part instantanément)

25 avril 1973

(Depuis dix jours, les entrevues se passent en contemplation.)

Comment ça va?

Ce n’est pas facile.

Non – c’est plus que difficile... Je regrette, je pensais que je souffrais pour tout le monde – je vois que ce n’est pas vrai.

(silence)

Qu’est-ce que tu veux?

Je veux que tu me gardes bien.

Oui, mais matériellement? Que je te garde comme cela?

(Mère prend les mains du disciple et s’apprête à méditer)

Oui, douce Mère.

Tu es confortable?

Très, douce Mère, très!

Il ne faut avoir mal nulle part.

(Mère plonge une demi-heure puis gémit soudain)1

Il me prend des envies de hurler.

(silence)

Qu’est-ce que tu sens, toi?

Comme un jeu qui disparaît dans ton Feu à toi – dans ce que tu es.

Mais qu’est-ce que tu sens?

Je ne sais pas – la grande Puissance.

Pourquoi ai-je envie de hurler?

Eh bien, je me demande si c’est moi qui te fais mal?

Non, mon petit! je suis tout le temps comme cela – pas du tout toi.

C’est quelque chose... Ce n’est pas douloureux du tout, mais c’est quelque chose... Moi, je crois – je crois, que c’est quelque chose de si nouveau que le corps est effrayé. Je ne vois que cette raison. Je me mets à hurler, et puis... ça ne sert à rien – il n’y a qu’à s’arrêter et puis changer.

C’est quelque chose...

Oui, ce doit être ça: quelque chose de si nouveau que le corps... ne sait pas comment le prendre.

(silence)

Tu n’as pas une perception quelconque?

Non, douce Mère, ce que je sens, c’est d’abord cette grande Flamme qui s’enfonce dans toi, et puis il y a comme une vaste immobilité – une immobilité puissante.

Ah! c’est ça. Ah! ce doit être ça. Oui, le corps doit prendre peur. Oui, ce doit être ça.

(Mère plonge, sonnette de Champaklal)

C’est l’heure?... Oh! mon petit2...

(le disciple pose sa tête sur les genoux de Mère)

29 avril 1973

(Entrevue avec Sujata. Après être restée longtemps sur le palier de la chambre de Mère, plongée dans la traduction anglaise du «Sannyasin», Sujata entre. Mère prend ses mains.)

Tu as un contact très agréable, mon enfant, je peux te le dire. Très agréable.

30 avril 1973

Tu n’as rien à demander?... Dis...?

Je ne sais pas... On aimerait avoir confiance qu’on va se tirer de tout ça...

(Mère lève les bras silence)

Confiance en quoi?

En l’issue de la bataille.1

(Mère lève les bras)

L’issue finale, c’est évident.

Oui, douce Mère, c’est évident. Mais quand on est dedans, quelquefois on ne sait pas, on ne comprend pas...

Non, tu veux dire si nous verrons, dans ce corps, l’issue de la bataille – c’est cela que tu demandes?

Oui, dans cette vie.

Si nous verrons DANS ce corps l’issue de la bataille?

Oui, dans ce corps et dans cette vie.

(Mère plonge)

mai




5 mai 1973

(Un jour – c’était le 2 mai –, en marchant dans les canyons d’Auroville comme tous les soirs, nous avons décidé de faire entrer le Mantra dans le corps.)

Tu veux... [méditer]? Tu as quelque chose à dire?

Il y a un essai de faire entrer le Mantra dans le mental physique.

(Mère se met à répéter le Mantra – treize fois – à haute voix jusqu’à ce que sa voix ne soit plus qu’un souffle brisé, comme un gémissement d’enfant.)

OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté
OM Namo Bhagavaté

(puis elle s’enfonce dans une profonde contemplation pendant une demi-heure)

Quelle heure est-il?

Onze heures dix, douce Mère.1

(le disciple pose son front sur les genoux de Mère)

9 mai 1973

(Mère est très en retard, elle nous fait appeler avant les autres disciples. Dès le début, elle retient nos mains. C’est déchirant.)

Ça ne va pas. Ça ne va pas. Je te vois...

Ça ne va pas.

Qu’est-ce qui ne va pas, douce Mère?

J’ai envie de crier... Alors...

(silence)

Je mange de moins en moins, alors je suis tout le temps mal à l’aise – d’une faiblesse!1 Et pourtant, je me sens si forte!... Mais il y a... Voilà.

Quand je suis immobile, j’ai une puissance – une puissance qui est presque illimitée.

Oui. Oui, ça, on sent.

Comme cela.

Et quand je suis dans mon corps, je me sens si mal à l’aise...

Oui, douce Mère, je comprends.

Et tout prend tant de temps! Je n’ai vu personne ce matin. Tout le monde est là [à attendre à la porte]. Mon petit, que faire?

Ah! douce Mère... On t’aime, douce Mère.

Hein?

On t’aime.

Quoi?

Nous t’aimons, nous avons de l’amour pour toi.

Je ne sais même pas ce que tu dis!

Je te dis que je t’aime.

Oh! mon petit...

(Mère plonge en tenant les mains du disciple.2 Puis sonnette de Champaklal, deux fois, trois fois.)

Quelle heure est-il?

Onze heures, douce Mère.

Il est dix heures?

Non-non, onze!

Merci, mon petit.

Oh! douce Mère...

Merci, mon petit.

On a besoin de toi, douce Mère.

Merci.

Oh!... oh! merci, mon petit...

Ah! douce Mère, c’est une telle Grâce d’être là.

(le disciple pose son front sur les genoux de Mère)

Au revoir, douce Mère.3

14 mai 1973

Et toi?... Alors?...

Et toi? (rires)

Je suis obligée de me tenir tout le temps pour ne pas crier... Et puis, de temps en temps, il y a un moment merveilleux – mais c’est court! Et le constant: je suis comme cela (geste poings fermés) pour ne pas crier.

(silence)

Qu’est-ce que tu veux: tenir ma main ou pas?

(le disciple prend la main de Mère)

Qu’est-ce que tu préfères?

Comme ça, c’est bien!

(Mère plonge Champaklal sonne éperdument)

Oh! ils sont acharnés!...

15 mai 1973

(Entrevue avec Sujata)

Toi, tu as les mains fraîches!

Tu n’as rien à dire?

Je t’aime.

Tu es gentille (Mère caresse les mains de Sujata).

Nous tous, t’aimons.

Moi aussi.

Mais moi... (geste vaste, au-dessus)

(Mère reste à caresser les joues de Sujata silence)

Mon Dieu... Mon Dieu...

(Mère serre les joues de Sujata)

Au revoir.

Au revoir, douce Mère.

15 mai 1973

KRISHNA EN OR

(Une vision de Sujata dans l’après-midi du 15.)

(traduction)

Un endroit analogue au Terrain de Jeu de l’Ashram. Çà et là, quelques personnes vont et viennent et discutent.

Je me trouve quelque part au milieu du Terrain, face à la porte de la chambre de Mère.

Par le portail du Terrain de Jeu, entre un véhicule (mi-fiacre, mi-charrette) tiré par deux bœufs. Il s’arrête à quelques mètres de moi. Le conducteur fait agenouiller les bœufs. Du véhicule, sort un monsieur. La charrette s’en va.

Le monsieur est habillé en blanc, à la mode indienne (dhoti, punjabi). Il a le visage rond et le teint clair. Il me rappelle les «Zaminedars» [propriétaires de grandes terres] du Nord de l’Inde. En fait, il est le nouveau propriétaire et il vient prendre possession des lieux.

Derrière moi, les portes de Mère sont fermées à clef. Il a les clefs.

Mais il est censé ne pas ouvrir une certaine chambre: celle que je crois être la chambre de Mère. Mais il se dirige droit dessus et tourne la clef dans la serrure.

Il entre. Moi aussi, comme si j’avais le droit de le faire.

Nous avançons à tâtons jusqu’au fond de cette pièce. J’ai une vague impression qu’il y a une petite lucarne dans le mur du fond. Dans le coin à gauche, il y a un grand trône, très haut et richement décoré. Assis sur le trône, se trouve la Divinité.

Il est tout petit (environ 80cm) sur cet énorme trône.

Il est fait d’or massif.

À ses pieds, se trouvent les symboles et objets du culte.

Comme nous nous approchons de lui, une sorte de prière ou d’aspiration intense s’empare de moi. Nous nous tenons devant lui et le regardons – tout mon être est comme une prière ou une invocation ardente. La Divinité devient vivante. Il sourit légèrement, puis descend de son trône.

Il arrive à peine à hauteur de ma poitrine et ressemble à un petit garçon de huit ou dix ans.

Tous les trois, nous sortons de la chambre. La scène a changé. Maintenant, c’est la campagne. De vastes étendues sans borne. Quelques champs sont cultivés; la plupart des terres sont à l’abandon.

Nous marchons. Nous marchons sur un étroit talus, au bord d’une rizière cultivée qui se trouve à notre droite. C’est vert. Je suis la plus proche de la rizière; le monsieur est le plus éloigné. La Divinité est entre nous deux. Il a une drôle de démarche. Il est si lourd dans son or massif qu’il semble rouler d’un bord sur l’autre. Je crains un peu pour lui et lui prend la main pour l’aider. Je me sens aussi une sorte de tendresse pour cet enfant.

Puis je me retourne vers lui pour le rassurer. Mais au lieu que ce soit moi qui le regarde de haut en bas, c’est lui qui me regarde d’en haut! Je suis tout à fait étonnée de voir comme il a grandi pendant cette courte marche! Maintenant, c’est moi qui arrive à peine à hauteur de son épaule. Il semble avoir grandi et être devenu un jeune garçon de 13 ou 14 ans.

Comme je lève les yeux, il baisse les siens et me sourit. Ooh! quel sourire! Si absolument charmant et plein de malice. Un sourire qui contenait un monde. «Tu vois, je vais très bien! Maintenant, tu vas voir, on va bien s’amuser!»

Nous avons continué notre marche. À notre gauche, assis les jambes croisées, la tête penchée, se trouve M [un disciple très versé dans les textes sanscrits]. Comme nous continuons d’avancer, je pense: «Quel dommage! On passe juste devant lui et il ne saura même pas QUI a passé!» Mais au moment où nous allions le dépasser, il relève la tête et voit. Je suis contente pour M.

Nous continuons de marcher. Maintenant la scène change rapidement. On rencontre de plus en plus de gens. Des arbres. Des routes. Et toujours plus de gens. Partout où nous passons, il y a du désordre, des émeutes, de la confusion. Comme si la Divinité semait le chaos partout. Le «Zaminedar» commence à être fâché. Il avait fait sortir la Divinité pour montrer au monde quel merveilleux homme il était, lui, et puis voilà. Tout le monde aurait dû lui montrer un grand respect, lui obéir, car n’était-il pas le Propriétaire? Mais le Dieu avait juste l’effet contraire! – Il ne fallait pas qu’il reste davantage dehors. Il faut le remettre à sa place, et sous clef.

Ainsi, nous retournons au sanctuaire. Cette fois, je reste dehors. Le «Zaminedar» remet le Dieu dedans. Puis il essaye de verrouiller la porte.

Alors je vois le Dieu en or qui grandit-grandit.

Le plafond dégringole. La tête, la poitrine du Dieu traversent le plafond. Il arrache les murs et jette des briques partout. Le Zaminedar disparaît sous les débris.

Le Dieu d’or grandit. De plus en plus haut, de plus en plus puissant. Il ne tolère aucune résistance. De ses mains formidables, il démolit les murs de son ancien sanctuaire.

Quand je me suis réveillée, je l’ai appelé «Krishna en or».

19 mai 1973

La dernière entrevue

(Sujata donne à Mère un hibiscus jaune pâle légèrement doré, au cœur rouge. Mère tient la fleur sans voir. Ce jour-là, nous étions plein de questions, sans savoir pourquoi.)

Qu’est-ce que c’est?

C’est l’«Ananda dans le physique.»

!!! On en a grand besoin.

Oui, douce Mère!

Et toi?

J’avais pensé à quelque chose de Sri Aurobindo... Dans «Savitri», il dit clairement: «Des pouvoirs tout-puissants sont enfermés dans les cellules.»1

[IV.III.370.]

Dans...?

Dans les cellules.

Aah!... Ah! c’est intéressant.

Des pouvoirs tout-puissants.

(silence)

Il ne dit rien de plus?

À ce sujet-là, non... On a l’impression que la conscience des cellules est éveillée, mais pas le pouvoir.

(Mère n’a pas bien entendu)

La conscience des cellules... manque? non?

Non, elle est là, la conscience. La conscience des cellules est éveillée, mais c’est le pouvoir qui n’est pas éveillé.

Ah!... «éveillé», tu as dit?

Oui, douce Mère. Parce que si c’était éveillé, il n’y aurait pas de faiblesse dans ton corps.2

Non.

Mais c’est là, Sri Aurobindo le dit clairement: c’est là, dedans, dans les cellules-mêmes.

Oui, il n’y a pas besoin de chercher.

Mais qu’est-ce qu’il faut faire pour éveiller ça?

La foi, notre foi.

Si on le sait et qu’on a confiance... Mais, n’est-ce pas, mon physique, mon corps se détériore très vite – qu’est-ce qui pourrait l’empêcher de se détériorer?

Douce Mère, je ne crois PAS que ce soit une détérioration, ce n’est pas ça. Moi, j’ai l’impression que tu es physiquement conduite au point d’impuissance si complète que le Pouvoir le plus complet devra s’éveiller...

Ah!... c’est ça.

Que ce Pouvoir soit obligé de sortir.

Ou bien, je peux... je peux laisser ce corps, non?

Ah! non, douce Mère!Non, douce Mère, c’est maintenant que ça doit se faire.

(silence)

C’est maintenant... Justement, je suis sûr que ce n’est pas une désintégration, ce n’est pas cela du tout. Ce n’est pas une désintégration.3

(Mère approuve de la tête)

N’est-ce pas, j’ai toujours vu que, dans l’extrême contraire, l’autre pôle jaillissait. Eh bien, dans cette espèce d’impuissance apparente, il y a le Pouvoir suprême qui doit jaillir. Ce n’est pas une désintégration du tout.

(long silence)

Qu’est-ce que tu veux maintenant?

Mais rester avec toi, douce Mère.

Comme ça? (Mère prend les mains du disciple)

Oui, douce Mère.

(Mère plonge une dizaine de minutes)

Pour moi, c’est cette question de nourriture qui se pose. De plus en plus, il m’est impossible de manger. Est-ce que ce corps peut vivre sans nourriture?

Douce Mère, je crois vraiment que tu es conduite au point où quelque chose d’autre sera obligé de se manifester.

Hein?

Je crois que tu es conduite au point – au point (disons de faiblesse ou d’impuissance), où quelque chose d’autre sera obligé de se manifester.

Ah...

Peut-être.

Tu comprends, tant que ce n’est pas arrivé au point., impossible, au point...

Ah! c’est presque au point impossible.

Oui, douce Mère, oui, c’est cela que je sens. Moi, je sens que tu arrives à ce point-là, et quelque chose d’autre jaillira.

(silence)

Ce n’est pas du tout la fin; ça va être bientôt le commencement au contraire.

On m’avait dit que ce commencement ne serait que quand j’aurai cent ans; mais ça, c’est long!

Non, douce Mère, je ne crois pas que ça va attendre si longtemps. Je ne crois pas. Je ne crois pas. Il y a un autre fonctionnement qui va s’installer. Mais il faut arriver jusqu’au bout du vieux, n’est-ce pas, c’est ça, le terrible, c’est ce bout-là!

Oh!... vraiment je ne veux pas dire (Mère hoche la tête), je ne veux pas insister, mais... vraiment... (Mère parle les yeux clos et toute la douleur du monde est dans ce hochement de tête).

Oui, douce Mère. Je comprends, douce Mère, je comprends. Oui...

La conscience est plus claire, plus forte qu’elle n’a jamais été, et j’ai l’air d’un vieux...

Oui, douce Mère, c’est «normal», je dirais presque. On va, tu vas passer dans quelque chose d’autre, je le sens – ce n’est pas la foi qui parle: c’est quelque chose d’autre au fond qui comprend.

(silence)

Je ne parle pas de «foi», douce Mère; c’est vraiment comme quelque chose qui me le dit: c’est comme cela.4

(Mère plonge, gémit doucement, se penche en avant et semble chercher quelque chose, puis reprend notre main et part de nouveau)

Quelle heure est-il?

Onze heures moins cinq... Au revoir, douce Mère.

(puis la porte s’est refermée)









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