Essais sur la Guîtâ

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Sri Aurobindo

Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XIV

 

AU-DESSUS DES GOUNAS*

 

Les distinctions entre l'Âme et la Nature qu'établissent rapidement quelques épithètes décisives dans les versets du treizième chapitre, quelques caractérisations brèves mais denses de leurs pouvoirs et de leurs fonctionnements séparés, et surtout la distinction entre l'âme incarnée soumise à l'action de la Nature du fait qu'elle jouit de ses gounas, qualités ou modes, et l'Âme suprême qui y demeure, jouissant des gounas, mais n'y est point soumise car elle-même est située au-delà telle est la base sur laquelle la Guîtâ édifie toute son idée de l'être libéré rendu un en la loi consciente de son existence avec le Divin. Cette libération, cette unité, ce fait de revêtir la nature divine, sâdharmya, voilà, déclare-t-elle, l'essence même de la liberté spirituelle et toute la signification de l'immortalité. Cette importance suprême accordée au sâdharmya est un point capital dans l'enseignement de la Guîtâ.

Pour l'ancien enseignement spirituel, l'immortalité n'a jamais consisté en une simple survie personnelle après la mon du corps : tous les êtres sont immortels en ce sens-là, seules périssent les formes. Les âmes qui ne parviennent pas à la libération, vivent au long des âges récurrents; toutes existent, involuées ou cachées dans le Brahman, pendant la dissolution des mondes manifestés et renaissent quand paraît un nouveau cycle. Le pralaya, la fin d'un cycle d'âges, est la désintégration temporaire d'une forme universelle d'existence et de toutes les formes individuelles qui se meuvent en ses tours, mais ce n'est qu'une pause momentanée, un intervalle silencieux que suit l'explosion d'une nouvelle création, d'une réintégration et d'une reconstruction où ces formes réapparaissent et recouvrent l'élan de leur marche. Notre mort physique est elle aussi un pralaya la Guîtâ se servira bientôt du mot pour désigner cette mort,

 

*Guîtâ, XIV.

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pralayam yâti déha-bhrit, "l'âme portant le corps arrive à un pralaya", à une désintégration de cette forme de la matière avec laquelle son ignorance identifiait son être et qui se dissout à présent dans les éléments de la nature. Mais l'âme elle-même persiste et, après un temps, reprend dans un nouveau corps formé à partir de ces éléments la ronde de ses naissances dans le cycle, exactement comme, après l'intervalle de pause et d'arrêt, l'Être universel reprend sa ronde sans fin dans les cycles d'âges. Cette immortalité dans les rondes du Temps est commune à tout esprit qui s'incarne.

L'immortalité dans le sens plus profond, est autre chose que cette survie après la mon et que ce constant retour. L'immortalité est cet état suprême où l'Esprit se connaît supérieur à la mort et à la naissance, non conditionné par la nature de sa manifestation, infini, impérissable, immuablement éternel immortel parce que, n'étant jamais né, il ne meurt jamais. Le divin Pouroushôttama, qui est le Seigneur suprême et le suprême Brahman, possède à jamais cette immortelle éternité et n'est pas affecté par le fait de prendre un corps ou de revêtir constamment des formes et des pouvoirs cosmiques, car il existe toujours en cette connaissance de soi. Sa nature même est d'être inchangeablement conscient de son éternité; il est conscient de soi sans qu'il y ait à cela ni commencement ni fin. Il est ici l'Habitant de tous les corps, mais en qualité de non-né dans chaque corps, non limité dans sa conscience par cette manifestation, non identifié avec la nature physique qu'il endosse; car cela n'est qu'un épisode mineur de son jeu universel de l'existence rendu actif. La libération, l'immortalité consiste à vivre dans cet être immuablement conscient et éternel du Pouroushôttama¹. Mais pour arriver ici-bas à cette plus grande immortalité spirituelle, l'âme incarnée doit cesser de vivre selon la loi

 

¹Il est à noter que, nulle pan dans la Guîtâ, il n'est indiqué que la dissolution de l'être spirituel individuel dans le Brahman non manifesté indéfinissable ou absolu, avyaktam anirdéshyam, soit le vrai sens ou la vraie condition de l'immortalité ou le vrai but du Yoga. Au contraire, la Guîtâ décrit plus loin l'immortalité comme le fait de demeurer dans l'îshwara en son suprême statut, mayi nivasishyasi, param dhâma, et ici comme sâdharmya, parâm siddhim, une perfection suprême, le fait de devenir un en loi d'être et en  nature avec le Suprême pour l'individu qui demeure encore dans l'existence et est conscient du mouvement universel mais au-dessus, de même que tous les sages existent encore, mounayah sarvé, non liés par la naissance dans la création, non troublés par la dissolution des cycles.

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de la nature inférieure; elle doit se conformer à la loi du suprême mode d'existence propre au Divin qui est en fait la loi réelle de son essence éternelle. Dans l'évolution spirituelle de son devenir, tout autant que dans son être originel et secret, elle doit croître à l'image du Divin.

Et nous ne pouvons réaliser cette grande chose — nous hisser hors de la nature humaine jusqu'en la nature divine — qu'au prix d'un effort de la connaissance, de la volonté et de l'adoration tournées vers Dieu. Car l'âme émise par le Suprême comme sa portion éternelle, son représentant immortel dans les opérations de la Nature universelle est toutefois obligée par le caractère de ces opérations, avasham prakriter vashât, de s'identifier dans sa conscience extérieure avec les conditions limitatives de la Nature, de s'identifier avec une vie, un mental et un corps oublieux de leur réalité spirituelle intérieure et du Divin inné. Revenir à la connaissance de soi et à la connaissance du réel, en ce que cette double connaissance se distingue des relations apparentes de l'âme avec la Nature, connaître Dieu, nous connaître nous-mêmes et le monde en une expérience non plus physique ou extériorisée, mais spirituelle, grâce à la vérité la plus profonde de la conscience spirituelle intérieure et non grâce aux trompeuses significations phénoménales du mental sensoriel et de la compréhension extérieure, est un indispensable moyen de cette perfection. La perfection ne peut venir sans la connaissance de soi et de Dieu et sans une attitude spirituelle vis-à-vis de notre existence naturelle; c'est pourquoi l'ancienne sagesse insistait tant sur le salut par la connaissance non point une perception intellectuelle des choses, mais l'épanouissement de l'homme, l'être mental en une plus grande conscience spirituelle. Le salut de l'âme ne peut s'obtenir sans la perfection de l'âme, sans qu'elle s'épanouisse en la nature divine; le Divin, qui est impartial,  

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ne l'accomplira pas pour nous par un acte capricieux ou un sanad¹ arbitraire de Sa faveur. Les œuvres divines font beaucoup pour le salut, car elles nous conduisent vers cette perfection, nous mènent à une connaissance du moi, de la nature et de Dieu par une croissante unité avec le Maître intérieur de notre existence. L'amour divin a ce puissant effet, car nous grandissons grâce à lui à l'image de l'unique et suprême objet de notre adoration et faisons descendre en réponse l'amour du Très-Haut pour nous submerger de la lumière de sa connaissance, de la puissance et de la pureté exaltantes de son esprit éternel. Par conséquent, dit la Guîtâ, c'est là la connaissance suprême, le plus haut de tous les savoirs, car cette connaissance nous conduit à la perfection la plus élevée et au statut spirituel, parâm siddhim, et confère à l'âme la ressemblance avec le Divin, sâdharmya. C'est la sagesse éternelle, la grande expérience spirituelle par laquelle tous les sages atteignirent à cette perfection la plus haute, grandirent en une seule loi d'être avec le Divin et vivent à jamais en Son éternité, non nés dans la création, ni troublés par l'angoisse de la dissolution universelle. Cette perfection, dès lors, ce sâdharmya, est la voie de l'immortalité et la condition indispensable sans laquelle l'âme ne peut vivre consciemment dans l'Éternel.

L'âme de l'homme ne pourrait croître à la ressemblance du Divin, si en sa secrète essence elle n'était partie intégrante de Sa divinité impérissablement une avec le Divin; elle ne pourrait être ni devenir immortelle si elle était une simple créature de la Nature mentale, vitale et physique. Toute existence est une manifestation de l'existence divine, et ce qui est en nous est esprit de l'Esprit éternel. Sans doute sommes-nous descendus dans la nature matérielle inférieure et sommes-nous sous son influence, mais nous venons de la nature spirituelle supérieure; cet état inférieur imparfait est notre être apparent, mais l'autre est notre être réel. Éternel émet tout ce mouvement : c'est son auto-création. Il est à la fois le Père et la Mère de l'univers; la substance de l'Idée infinie, vidjñâna, le Mahat Brahman, est la

 

¹Diplôme, certificat (mot arabe). (N.d.T.)

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matrice en laquelle il projette la semence de sa propre conception de soi. Sur-Âme, il projette la semence; Mère, Âme-Nature, Énergie emplie de son pouvoir conscient, il la reçoit en cette infinie substance d'être grosse de son Idée illimitable et qui pourtant se limite elle-même. En cette Vastitude de conception de soi, il accueille l'embryon divin et, le développant, le change en une forme mentale et physique de l'existence, née de l'acte originel de la création conceptive. Tout ce que nous voyons sourd de cet acte créateur; mais ce qui naît ici est seulement une idée et une forme finies du non-né et de l'infini. L'Esprit est éternel et supérieur à toute sa manifestation : la Nature, éternelle, sans commencement dans l'Esprit, se poursuit à jamais au rythme des cycles par l'acte sans fin de la création et celui, qui n'est pas une conclusion, de la cessation; l'Âme, de son côté, qui revêt telle ou telle formé en la Nature, n'est pas moins éternelle, anâdî oubhaou api. Lors même qu'en la Nature elle suit l'incessante ronde des cycles, elle est dans Éternel dont elle provient à jamais hissée au-dessus des termes de naissance et de mort et, même en sa conscience apparente ici-bas, peut se rendre compte de cette transcendance constante et innée.

Qu'est-ce, alors, qui fait la différence, qu'est-ce qui entraîne l'âme dans le simulacre de la naissance, de la mort et de la servitude car il est évident qu'il ne s'agit que d'un simulacre? C'est un acte ou un état subordonnés de la conscience, c'est une identification accompagnée d'un oubli de soi avec les modes de la Nature dans les opérations limitées de cette mise en mouvement inférieure et avec ce nœud enveloppé par le moi et borné par l'ego, nœud qui représente l'action du mental, de la vie et du corps. Nous élever au-dessus des modes de la Nature, être traïgounâtîta, est indispensable, si nous devons retourner en notre être pleinement conscient, loin du pouvoir obsédant de l'action inférieure et revêtir la nature libre de l'esprit et son éternelle immortalité. Cette condition du sâdharmya est ce que la Guîtâ va ensuite développer. Elle y a déjà fait allusion et l'a stipulée en y insistant brièvement dans un chapitre précédent; mais il lui faut maintenant indiquer plus précisément ce que sont ces modes, ces gounas, comment ils enchaînent l'âme et la

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coupent de la liberté spirituelle, et ce que l'on entend par s'élever au-dessus des modes de la Nature.

Les modes de la Nature sont tous qualitatifs en leur essence; c'est pour cette raison qu'on les appelle ses gounas ou qualités. Dans toute conception spirituelle de l'univers, il en est fatalement ainsi, car ce qui relie l'esprit à la matière doit être la psyché, le pouvoir de l'âme, et l'action primordiale doit être psychologique et qualitative, non point physique et quantitative; la qualité est en effet l'élément immatériel et le plus spirituel dans toute l'action de l'Énergie universelle, sa première force motrice. La prédominance de la Science physique nous a habitués à une vue différente de la Nature; là, en effet, la première chose qui nous frappe est l'importance donnée à l'aspect quantitatif de ses opérations et la dépendance où elle se trouve par rapport à des combinaisons et des dispositions quantitatives pour créer des formes. Même là, cependant, en découvrant que la matière est une substance ou un acte de l'énergie au lieu que l'énergie soit une force motrice de la substance matérielle existant en soi ou un pouvoir inhérent agissant dans la matière, on en est venu à ressusciter jusqu'à un certain point une plus ancienne façon de lire la Nature universelle. L'analyse des anciens penseurs indiens, sans rejeter l'action quantitative de la Nature, mâtrâ, considérait que cette action était propre à son fonctionnement plus objectif et formellement exécutif, tandis que le pouvoir qui, idéatif et exécutif de façon innée, dispose les choses selon la qualité de leur être et de leur énergie, gouna, swabhâva, est le déterminant premier, sous-jacent dans toutes les dispositions quantitatives extérieures. Si cela n'apparaît pas à la base du monde physique, c'est seulement parce que l'esprit idéatif sous-jacent, le Mahat Brahman, est recouvert et dissimulé par le mouvement de la Matière et de l'énergie matérielle. Mais même dans le monde physique, les divers résultats miraculeux des différentes combinaisons et quantités d'éléments autrement identiques les uns aux autres n'admettent pas d'explication concevable s'il n'existe un pouvoir supérieur de la qualité suscitant la variation, et dont ces dispositions matérielles ne sont que les commodes subterfuges mécaniques. Ou

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du moins disons tout de suite qu'il doit y avoir une secrète capacité idéative de l'énergie universelle, vidjñâna quand même supposerions-nous que cette énergie et son idée instrumentale, bouddhi, sont elles-mêmes mécaniques dans leur nature -, qui fixe les mathématiques et décide des résultantes de ces dispositions extérieures; c'est l'omnipotente Idée en l'esprit qui invente ces processus et y recourt. Et dans l'existence vitale et mentale, la qualité apparaît d'emblée et ouvertement comme le pouvoir premier; la quantité d'énergie n'est qu'un facteur secondaire. Mais en fait, l'existence mentale, l'existence vitale, l'existence physique sont toutes trois soumises aux limitations de la qualité toutes trois gouvernées par ses déterminations, cette vérité semblât-elle de plus en plus obscurcie à mesure que nous descendons l'échelle de l'existence. Seul, l'Esprit qui, par le pouvoir de son idée-être et de son idée-force nommées l'une mahat et l'autre vidjñâna, établit ces conditions n'est pas déterminé de la sorte, ni soumis à aucune limitation que ce soit de qualité ou de quantité, car son immesurable et indéterminable infinité est supérieure aux modes qu'il développe et utilise pour sa création.

Mais d'autre part, toute l'action qualitative de la Nature, si infiniment compliquée en ses détails et sa diversité, apparaît coulée dans le moule de trois modes généraux de qualité partout présents, entrelacés, quasiment inextricables, sattwa, radjas, tamas. Ces modes ne sont décrits dans la Guîtâ qu'en fonction de leur action psychologique en l'homme, ou incidemment dans des choses comme la nourriture pour autant qu'elles aient un effet psychologique ou vital sur les êtres humains. Si nous cherchons une définition plus générale, nous en aurons peut-être un aperçu dans l'idée symbolique de la religion hindoue qui attribue respectivement chacune de ces qualités à l'un des membres de la trinité cosmique, le sattwa à Vishnou le préservateur, le radjas à Brahmâ le créateur, le tamas à Roudra le destructeur. En cherchant derrière une telle idée le fondement rationnel de cette triple attribution, nous pourrions définir les trois modes ou qualités dans les termes de la dynamique de Énergie universelle comme les trois pouvoirs inséparables et

 

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concomitants de la Nature : équilibre, mouvement, inertie. Mais cela n'est que leur apparence en termes d'action extérieure de la Force. Il en va autrement si nous considérons la conscience et la force comme termes jumeaux de l'Existence unique, toujours coexistants dans la réalité de l'être, quand bien même, dans le prime phénomène extérieur de la Nature matérielle, la lumière de la conscience pourrait-elle sembler disparaître en la vaste action d'une énergie sans clarté ni connaissance, tandis qu'à l'opposé, dans le calme spirituel, l'action peut sembler disparaître en l'immobilité de la conscience qui observe, ou conscience-témoin. Ces deux conditions sont les deux extrêmes du Pourousha et de la Prakriti apparemment séparés; or, à son point extrême l'un n'abolit pas l'autre; tout au plus cache-t-il son éternel compagnon dans les profondeurs du mode d'être qui lui est particulier. Dès lors, puisqu'il y a toujours conscience même en une Force apparemment inconsciente, nous devons découvrir un pouvoir psychologique correspondant de ces trois qualités, pouvoir qui inspire leur action exécutive plus extérieure. Du point de vue psychologique, les trois qualités peuvent se définir ainsi : le tamas est le pouvoir de nescience de la Nature, le radjas son pouvoir d'ignorance active qui cherche et qu'éclairent le désir et l'impulsion, le sattwa son pouvoir de connaissance qui possède et harmonise.

Les trois modes qualitatifs de la Nature sont inextricablement entremêlés dans toute existence cosmique. Le tamas, ou principe de l'inertie, est une nescience passive et inerte qui souffre tous les chocs et tous les contacts sans du tout s'efforcer d'avoir une réaction qui les maîtrise; par elle-même, cette nescience conduirait à une désintégration de toute l'action de l'énergie et à une dispersion radicale de la substance. Mais le pouvoir cinétique du radjas la pousse et, même dans la nescience de la Matière, un principe préservateur, inné mais non possédé, d'harmonie, d'équilibre et de connaissance entre en contact avec elle et l'absorbe. L'énergie matérielle semble tamasique en son action fondamentale, djada, nesciente, mécanique, et désintégrante en son mouvement. Mais elle est dominée par une force et une impulsion énormes de muette kinésis

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radjasique qui, même en et par sa dispersion et sa désintégration, la conduit à édifier et à créer et, d'un autre côté, par un élément sattwique idéatif dans sa force apparemment inconsciente qui, toujours, impose une harmonie et un ordre préservateur aux deux tendances opposées. Le radjas, ou principe d'effort créateur, de mouvement et d'impulsion en la Prakriti, de kinésis, pravritti, perçu ainsi dans la Matière apparaît plus évidemment comme une passion consciente ou à demi consciente de recherche, de désir et d'action dans le caractère dominant de la Vie : car cette passion est la nature de toute existence vitale. Et par lui-même, le radjas mènerait, en sa propre nature, à une vie, une activité et une création toujours changeantes et instables, sans nul résultat définitif. Mais confrontée d'un côté par le pouvoir désintégrateur du tamas avec la mort, la déchéance et l'inertie, son action ignorante est, de l'autre côté de son fonctionnement, établie, harmonisée, soutenue par le pouvoir du sattwa, subconscient dans les formes inférieures de la vie, de plus en plus conscient dans l'émergence de la mentalité, très conscient dans l'effort de l'intelligence évoluée que représentent la volonté et la raison chez l'être mental pleinement développé. Le sattwa, ou principe de la connaissance qui comprend et de l'assimilation, de la mesure et de l'équilibre qui harmonisent, ne mènerait en soi qu'à une durable concorde d'harmonies fixes et lumineuses; mais dans les mouvements du monde, il est tenu de suivre la lutte et l'action mutables de la kinésis éternelle, et constamment terrassé ou borné par les forces de l'inertie et de la nescience. Ainsi apparaît ce monde que gouverne le jeu des trois modes qualitatifs de la Nature en leur entrelacement où chacun impose aux autres des limites.

La' Guîtâ applique cette analyse généralisée de Énergie universelle à la nature psychologique de l'homme dans son esclavage vis-à-vis de la Prakriti et dans la réalisation de la liberté spirituelle. Par la pureté de sa qualité, le sattwa, nous dit-elle, est cause de lumière et d'illumination, et la vertu de cette pureté fait qu'il ne produit ni maladie ni morbidité, ni souffrance dans la nature. Lorsque par toutes les portes du corps,

 

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entre une marée de lumière, comme si les portes et les fenêtres d'une maison fermée étaient ouvertes au soleil une lumière de compréhension, de perception, de connaissance -, lorsque l'intelligence est alerte et illuminée, les sens vivifiés, toute la mentalité satisfaite et emplie de brillance et l'être nerveux calmé et plein d'un bien-être illuminé et de clarté, prasâda, on doit comprendre qu'il s'est produit un fort accroissement et une élévation du gouna sattwique en la nature. Car la connaissance, un bien-être, un plaisir, un bonheur harmonieux sont les résultats caractéristiques du sattwa. Le plaisir sattwique n'est pas seulement ce contentement qu'apporte une clarté intérieure due à la satisfaction de la volonté et de l'intelligence, mais aussi tout le délice et toute la joie qui viennent de ce que l'âme se possède dans la lumière ou bien de ce qu'existe un accord, un équilibre satisfaisant et véritable entre l'âme qui regarde, la Nature qui entoure et les objets qu'elle offre au désir et à la perception.

Par ailleurs, le radjas, nous dit la exécutive, a pour essence l'inclination et la vive attirance. Le radjas est enfant de l'attachement de l'âme au désir des objets; il naît de la soif qu'a la nature pour une satisfaction point possédée. Il est dès lors plein d'agitation et de fièvre, de convoitise, d'avidité et d'excitation, d'impulsions chercheuses, et tout cela s'élève en nous, quand augmente le gouna intermédiaire. C'est la force du désir qui est derrière toute initiative personnelle ordinaire d'action et tout ce remuement, cette recherche et cette propulsion de notre nature, composantes de l'élan vers l'action et les œuvres, pravritti. Le radjas est donc évidemment la force cinétique parmi les modes de la Nature. Il a pour fruit le désir passionné de l'action, mais aussi le chagrin, la douleur, toutes sortes de souffrances; car il ne possède pas son objet de la bonne façon en fait, le désir implique la non-possession et même le plaisir qu'il goûte dans la possession acquise est instable et troublé, car sa connaissance n'est pas claire, et il ne sait comment posséder ni ne peut trouver le secret de l'harmonie et de la juste jouissance. Toute recherche ignorante et passionnée de la vie appartient au mode radjasique de la Nature.

Le tamas, enfin, naît de l'inertie et de l'ignorance; le fruit en

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est aussi l'ignorance et l'inertie. C'est l'obscurité du tamas qui obscurcit la connaissance et cause toute la confusion, toute l'illusion. Le tamas est par conséquent le contraire du sattwa, car l'essence du sattwa est la mise en lumière, prakâsha, et l'essence du tamas est l'absence de lumière, la nescience, aprakâsha, Mais le tamas fait que l'on est incapable ou que l'on néglige d'agir, et entraîne également l'incapacité et la négligence dues à l'erreur, à l'inattention et à la méprise ou à l'incompréhension; l'indolence, la langueur et le sommeil relèvent de ce gouna. Dès lors, il est aussi le contraire du radjas; car l'essence du radjas est le mouvement, l'impulsion, la kinésis, pravritti, tandis que l'essence du tamas est l'inertie, apravritti. Le tamas est l'inertie de la nescience et l'inertie de l'inaction, une double négation.

Ces trois qualités de la Nature sont évidemment présentes et actives dans tous les êtres humains, et l'on ne peut dire de personne qu'il soit tout à fait dépourvu de deux ou même d'aucune des trois; nul n'est coulé dans le moule d'un seul gouna à l'exclusion des autres. Tous les hommes ont en eux, à quelque degré que ce soit, l'impulsion radjasique du désir et de l'activité, et possèdent le don sattwique de la lumière et du bonheur, un certain équilibre, une certaine adaptation du mental à lui-même, à son milieu et à ses objets, et tous ont leur part d'incapacité et d'ignorance ou de nescience tamasiques. Mais ces qualités ne sont constantes chez aucun homme dans l'action quantitative de leur force ni dans la combinaison de leurs éléments. Variables, elles sont en effet continuellement dans un état d'impact réciproque, de déplacement, d'interaction. Tantôt l'une mène, tantôt une autre s'accroît et prédomine, et chacune nous soumet à son action caractéristique et à ses conséquences. Ce n'est qu'en vertu d'une prédominance générale et ordinaire de telle ou telle qualité que l'on peut dire d'un homme qu'il est sattwique, radjasique ou tamasique en sa nature; mais ce ne peut être qu'une description globale : rien d'exclusif, ni d'absolu. Les trois qualités sont un triple pouvoir dont l'interaction décide du caractère et de la disposition qui, à leur tour par leurs divers élans, déterminent les actions de l'homme naturel. Mais ce triple pouvoir est en même temps une triple corde

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de servitude. "Les trois gounas issus de la Prakriti, dit la exécutive, enchaînent dans le corps l'impérissable habitant du corps." D'une certaine manière, nous pouvons voir immédiatement qu'il doit y avoir servitude à suivre l'action des gounas; car ils sont tous les trois limités, étant finis en qualité et en fonctionnement, et ils causent la limitation. Le tamas est, sous ses deux aspects, une incapacité; de toute évidence, il enchaîne donc à la limitation. Le désir radjasique, incitant à l'action, est un pouvoir plus positif; mais cependant, nous pouvons assez bien voir qu'avec sa mainmise sur l'homme, mainmise limitative et absorbante, le désir doit toujours être une servitude. Mais comment le sattwa, le pouvoir de connaissance et de bonheur, devient-il une chaîne? C'est parce qu'il est un principe de la nature mentale, un principe de la connaissance limitée et limitative et d'un bonheur qui dépend de la juste poursuite ou du juste accomplissement de cet objet ou de cet autre, ou bien d'états particuliers de la mentalité, d'une lumière du mental qui ne peut être qu'un demi-jour plus ou moins clair. Son plaisir ne peut être qu'une intensité passagère ou qu'un confort qualifié. Tout autres sont l'infinie connaissance spirituelle et la libre joie existante en soi de notre être spirituel.

Mais se pose alors cette question : comment notre esprit infini et impérissable, même imbriqué dans la Nature, en arrive-t-il à se limiter à l'action inférieure de la Prakriti et à subir cet esclavage, et comment — à l'instar de l'esprit suprême dont il est une portion n'est-il pas libre en son infinité lors même qu'il savoure les limitations spontanées de son évolution active? La raison, dit la Guîtâ, en est notre attachement aux gounas et au résultat de leurs opérations. Le sattwa, dit-elle, attache au bonheur, le radjas attache à l'action, le tamas recouvre la connaissance et attache à la négligence née de l'erreur et de l'inaction. Ou encore : "Le sattwa enchaîne par l'attachement à la connaissance et par l'attachement au bonheur, le radjas enchaîne l'esprit incarné par l'attachement aux œuvres, le tamas enchaîne par la négligence, l'indolence et le sommeil." En d'autres termes, par attachement au plaisir tiré des gounas et de leurs résultats, l'âme concentre sa conscience sur l'action inférieure

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et extérieure de la vie, du mental et du corps dans la Nature, s'emprisonne dans la forme de ces choses et oublie sa conscience plus grande qui est à l'arrière, dans l'esprit; elle n'est pas consciente du libre pouvoir et du domaine du Pourousha libérateur. Afin d'être délivrés et parfaits, nous devons évidemment nous retirer de ces choses, nous éloigner des gounas, nous placer au-dessus et retourner au pouvoir de cette libre conscience spirituelle au-dessus de la Nature.

Mais cela semblerait impliquer un arrêt de toute action, puisque ce sont les gounas, puisque c'est la Nature qui, par le chenal de ses modes, accomplit toute action naturelle. L'âme ne peut agir par elle-même, elle ne peut agir qu'au moyen de la Nature et de ses modes. Et pourtant, la Guîtâ, tout en exigeant que l'on se libère des modes, insiste sur la nécessité de l'action. On voit ici combien il est important qu'elle souligne le rôle de l'abandon des fruits; car le désir pour les fruits de l'action est la cause la plus puissante de l'esclavage de l'âme; et en y renonçant, l'âme peut être libre dans l'action. L'ignorance est le résultat de l'action tamasique, la douleur la conséquence des œuvres radjasiques : la douleur réactive due à la déception, à l'insatisfaction, ou au caractère transitoire des choses. Dès lors, l'attachement aux fruits de ce genre d'activité, accompagnés qu'ils sont de ces réactions indésirables, ne présente aucun avantage. Mais le fruit des œuvres accomplies de la façon juste est pur et sattwique, le résultat intérieur en est la connaissance et le bonheur. Il faut néanmoins abandonner entièrement jusqu'à l'attachement à ces choses délectables : tout d'abord, ce sont dans le mental des formes limitées et limitatives, et en second lieu la jouissance en est une source de perpétuelle insécurité, du fait que le sattwa s'embrouille constamment avec le radjas et le tamas dont il subit l'assaut et qui peuvent à chaque instant le dominer. Mais serait-on libre de tout attachement au fruit, il peut y avoir un attachement au travail lui-même, soit pour l'amour du travail, et c'est le lien radjasique essentiel, ou à causé d'une veule sujétion à la Nature qui nous mène, et c'est le lien tamasique, ou pour l'attirante justesse de la chose accomplie, et c'est le mobile sattwique de l'attachement qui exerce son

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pouvoir sur le vertueux, ou sur l'homme de connaissance. Et ici, le recours se trouve évidemment dans cette autre injonction de la Guîtâ : abandonner l'action elle-même au Seigneur des œuvres et n'être qu'un instrument sans désir et équanime de sa volonté. Voir que les modes de la Nature sont à eux seuls l'agent et la cause de nos œuvres, connaître ce qui est suprême au-dessus des gounas, et vers cela se tourner, tel est le moyen de nous élever au-dessus de la nature inférieure. C'est de cette manière seulement que nous pouvons atteindre au mouvement et au statut du Divin, mad-bhâva, grâce auxquels, libre de la sujétion à la naissance et à la mort et à leur escorte — le déclin, la vieillesse, la souffrance -, l'âme libérée jouira enfin de l'immortalité et de tout ce qui est éternel.

Mais, demande Ardjouna, à quoi reconnaît-on un tel homme? Comment agit-il et comment, même dans l'action, est-il, à ce que l'on dit, au-dessus des trois gounas? Le signe, répond Krishna, c'est cette égalité dont J'ai si constamment parlé; le signe, c'est qu'intérieurement il considère le bonheur et la souffrance d'un même regard, que l'or, la boue et la pierre ont pour lui la même valeur et qu'à ses yeux l'agréable et le désagréable, la louange et le blâme, l'honneur et l'insulte, la conjuration de ses amis et la cabale de ses ennemis se valent. Il est fermement établi en un calme et une quiétude intérieurs pleins de sagesse que rien ne peut perturber ni modifier. Il n'entreprend nulle action, mais laisse aux gounas de la Nature toutes les œuvres à faire. Le sattwa, le radjas ou le tamas peuvent s'élever ou s'arrêter dans sa mentalité extérieure ou dans ses mouvements physiques, avoir leurs résultats d'illumination, d'impulsion au travail ou d'inaction et obscurcir l'être mental et nerveux, mais il ne se réjouit point, lorsque cela se produit ou s'arrête; pas davantage n'abhorre-t-il en revanche l'opération ou la cessation de ces choses ni ne s'y dérobe-t-il. Il s'est établi dans la lumière consciente d'un autre principe que la nature constituée par les gounas et cette plus grande conscience demeure ferme en lui, au-dessus de ces pouvoirs, inébranlée par leurs mouvements, tel le soleil au-dessus des nuages pour celui qui s'est élevé dans une atmosphère supérieure. De cette hauteur, il voit que ce sont les

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gounas qui sont en action et que leur tempête ou leur accalmie ne sont pas lui, mais simplement un mouvement de la Prakriti; son moi au-dessus ne peut être remué, et son esprit ne participe pas à cette mouvante mutabilité des choses instables. Telle est l'impersonnalité de la condition brahmique; car ce principe supérieur, cette plus grande conscience vaste et haut située,  koûtastha, est le Brahman immuable.  

Mais de toute évidence, il existe là un double statut, une scission de l'être entre deux opposés; un esprit libéré dans le Moi, le Brahman immuable, observe l'action d'une Nature non libérée et mutable Akshara et Kshara. N'existe-t-il aucun statut plus grand, aucun principe de perfection plus absolue? Cette division est-elle la plus haute conscience possible dans le corps, et le Yoga a-t-il pour fin de laisser tomber la nature mutable et les gounas issus de l'incarnation dans la Nature et de disparaître en l'impersonnalité et l'éternelle paix du Brahman? Ce laya, cette dissolution du Pourousha individuel, est-ce donc la plus grande libération? Il semblerait y avoir autre chose, car la Guîtâ dit à la fin, revenant toujours à cette unique note finale : "Celui  qui M'aime et Me recherche avec un amour et une adoration qui ne fléchissent point, celui-là aussi franchit les trois gounas et il est préparé à devenir le Brahman." Ce "Moi", c'est le Pouroushôttama qui est la fondation du Brahman silencieux et de l'immortalité, de l'impérissable existence spirituelle, du Dharma éternel et d'un bonheur extatique absolu. Il y a donc un statut plus grand que la paix de l'Akshara observant, sans en être touché, la lutte des gounas. Il y a une expérience et une fondation spirituelles suprêmes au-dessus de l'immuabilité du Brahman, il y a un Dharma éternel plus grand que l'impulsion  radjasique vers les oeuvres, pravritti, il y a un délice absolu que n'affecte pas la souffrance radjasique et qui se trouve au-delà du bonheur sattwique; on découvre ces choses et on les possède en demeurant en l'être et le pouvoir du Pouroushôttama. Mais cela s'acquérant par la bhakti, le statut doit en être la joie divine, l'Ânanda, en quoi s'éprouvent l'union de l'amour absolu¹ et la

 

¹niratishaya-prémâspadatwam ânanda-tattwam.

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possession dans l'unité, couronnement de la bhakti. Et s'élever en cet Ânanda, en cette inexprimable unité doit être le parachèvement de la perfection spirituelle et l'accomplissement de l'éternel Dharma d'immortalité.

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