Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
XI
ŒUVRES ET SACRIFICE
Le Yoga de la volonté intelligente et sa culmination en l'état brahmique, qui occupent toute la fin du second chapitre, contiennent en germe une grande partie de l'enseignement de la Guîtâ sa doctrine des œuvres sans désir, de l'égalité, du rejet du renoncement extérieur, de la dévotion au Divin. Mais pour l'heure, tout cela est ténu et obscur. Ce sur quoi il est jusqu'à présent le plus insisté, c'est le retrait de la volonté hors du motif ordinaire des activités humaines le désir -, hors du tempérament normal de l'homme, fait d'une pensée et d'une volonté qui, avec leurs passions et leur ignorance, courent après les sens et inclinent par habitude aux idées et aux désirs turbulents et multiplement ramifiés, afin de gagner la calme unité sans désir et la sérénité sans passion de l'équilibre brahmique. Cela du moins, Ardjouna l'a compris. Rien de cela ne lui est étranger; c'est en substance l'enseignement courant qui dirige l'homme vers le sentier de la connaissance et vers le renoncement à la vie et aux œuvres, les lui donnant comme voie de sa perfection. L'intelligence se retirant des sens et du désir et de l'action humaine, et se tournant vers le Suprême, vers l'Un, vers le Pourousha inactif, vers le Brahman immobile et sans traits, telle est assurément la semence éternelle de la connaissance. Il n'y a point de place ici pour les œuvres, puisque les œuvres appartiennent à l'Ignorance; l'action est précisément le contraire de la connaissance; la graine en est le désir, et le fruit l'esclavage. C'est la doctrine philosophique orthodoxe, et Krishna semble bien l'admettre quand il dit que les œuvres sont de beaucoup inférieures au Yoga de l'intelligence. Et pourtant, les œuvres sont désignées avec insistance comme une partie du Yoga; en sorte qu'il semble y avoir dans cet enseignement une inconsistance radicale. Ce n'est pas tout, car un certain genre de travail peut sans nul doute persister pour un temps, le travail minimum, le plus inoffensif; mais il s'agit ici d'un travail incompatible avec la
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connaissance, avec la sérénité et la paix immobile de l'âme qui se réjouit en elle-même une œuvre terrible, voire monstrueuse, un sanglant combat, une bataille sans merci, un massacre géant. Or, c'est cela qui est prescrit, cela que l'on cherche à justifier par l'enseignement de la paix intérieure et de l'égalité sans désir et de l'assise en le Brahman! Voici pour le coup une contradiction aux termes irréconciliés. Ardjouna se plaint que lui ait été donnée une doctrine contradictoire et déroutante, et non la route claire, rigoureusement une, par laquelle l'intelligence humaine puisse aller droit et nettement au bien suprême. C'est en réponse à cette objection que la Guîtâ commence aussitôt à développer plus clairement sa doctrine positive et impérieuse des Œuvres.
L'Instructeur fait d'abord une distinction entre les deux moyens de salut sur lesquels, en ce monde, les hommes peuvent se concentrer de façon exclusive, le Yoga de la connaissance et le Yoga des œuvres, l'un, suppose-t-on d'habitude, impliquant la renonciation aux œuvres en tant qu'obstacle au salut, l'autre acceptant les œuvres comme moyen de salut. Il n'insiste encore fortement sur aucune fusion des deux, sur aucune réconciliation de la pensée qui les divise, mais commence par montrer que le renoncement des sânkhyens, le renoncement physique, sannyâsa, n'est ni la seule voie, ni en aucune façon la meilleure Naïshkarmya, une calme vacance d'œuvres, est sans doute ce à quoi doit atteindre l'âme, le Pourousha; car c'est la Prakriti qui exécute l'oeuvre, et l'âme doit s'élever au-dessus de l'emmêlement dans les activités de l'être et atteindre à une libre et sereine stabilité, observant les opérations de la Prakriti mais sans en être affectée. C'est cela, et non la cessation de l'oeuvre de la Prakriti, que l'on entend en réalité par naïshkarmya de l'âme. C'est donc une erreur de croire qu'en ne s'engageant dans aucune espèce d'action, on puisse accéder à cet état inactif de l'âme et en jouir. Simplement renoncer aux œuvres n'est pas pour le salut un moyen suffisant, ni même aucunement adéquat. "Ce n'est point en s'abstenant des œuvres qu'un homme jouit de l'inaction, non plus qu'en renonçant simplement (aux œuvres) il n'atteint à sa perfection" à la siddhi, l'accomplissement
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des buts de sa discipline de soi par le Yoga.
Mais ce doit être du moins un moyen nécessaire, indispensable, impératif? Si les œuvres de la Prakriti continuent, comment l'âme peut-elle en effet éviter d'y être mêlée? Comment puis-je combattre et toutefois ne point penser ni sentir en mon âme que moi, l'individu, je combats, ne point désirer la victoire, ni être intérieurement touché par la défaite? L'enseignement des sânkhyens est que l'intelligence de l'homme qui s'engage dans les activités de la Nature, est prise aux rets de l'égoïsme, de l'ignorance et du désir et, par là, entraînée à l'action; par contre, si l'intelligence se retire, alors l'action doit cesser avec la cessation du désir et de l'ignorance. L'abandon de la vie et des œuvres est donc une part nécessaire, une circonstance inévitable et un moyen ultime et indispensable du mouvement vers la libération. Cette objection d'une logique courante l'egoïsme ne l'exprime pas, mais il y pense, ainsi que le montrent ses propos par la suite -, l'Instructeur la prévient aussitôt. Non, dit-il, ce renoncement-là, loin d'être indispensable, n'est même pas possible. "Car personne, ne fût-ce qu'un moment, n'est sans accomplir d'œuvres; chacun de par les modes issus de la Prakriti est sans recours tenu d'agir." La forte perception de la grande action cosmique, de l'activité et de la puissance éternelles de l'énergie cosmique sur laquelle insista tellement par la suite l'enseignement des shâktas tantriques, pour qui la Prakriti ou la Shakti était même supérieure au Pourousha, est un trait fort remarquable de la Guîtâ. Bien qu'il n'apparaisse ici que sur le mode mineur, il est néanmoins assez ton, apparié qu'il est avec ce que nous pourrions nommer les éléments théistes et dévotionnels de sa pensée, pour introduire cet activisme qui modifie si puissamment dans le plan de son Yoga les tendances quiétistes de l'ancien Védânta métaphysique. Pas un moment, pas une seconde l'homme incarné dans le monde naturel ne peut cesser d'agir; son existence même ici-bas est. une action; l'univers entier est un acte de Dieu, même le simple fait de vivre est Son mouvement.
Notre vie physique, son maintien, sa continuation sont un voyage, un pèlerinage du corps, sharîra-yâtrâ, qui ne peut
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s'effectuer sans action. Quand un homme pourrait laisser son corps sans subsistance ni but pratique, quand il pourrait demeurer toujours immobile comme un arbre, ou inerte comme une pierre, tishthati cette immobilité végétale ou matérielle ne le sauverait pourtant pas des mains de la Nature; il ne serait pas libéré de ses opérations. Car ce ne sont pas nos seuls mouvements et activités physiques que l'on entend par œuvres, par karma; notre existence mentale aussi est une grande action complexe, elle est même la part la plus grande et la plus importante des œuvres de l'inépuisable énergie la cause subjective et l'élément déterminant de l'existence physique. Nous n'avons rien gagné si, réprimant l'effet, nous retenons l'activité de la cause subjective. Les objets des sens ne sont qu'une occasion de notre servitude, l'accent qu'y met le mental en est le moyen, la cause instrumentale. Un homme peut contrôler ses organes d'action et refuser de leur accorder leur jeu naturel, mais il n'a rien gagné si son mental continue de se souvenir des objets des sens et d'y fixer son attention. Cet homme s'est fourvoyé avec ces fausses notions de discipline de soi; il n'en a pas compris l'objet ni la vérité, ni n'a compris les premiers principes de sa propre existence subjective; par conséquent, toutes ses méthodes de discipline de soi sont fausses et nulles¹. Les actions du corps, même les actions du mental ne sont rien en soi, ni un esclavage, ni la première cause de l'esclavage. Ce qui est vital, c'est la puissante énergie de la Nature, qui veut suivre son idée et poursuivre son jeu dans son vaste domaine du mental, de la vie et du corps; ce qui est dangereux en elle, c'est le pouvoir qu'ont ses trois gounas, modes ou qualités, de troubler et d'égarer l'intelligence et, par là, d'obscurcir l'âme. Ainsi que nous le verrons plus tard, c'est là tout le problème épineux de l'action et de la libération pour la Guîtâ. Sois libre de l'obscurcissement et de l'égarement dus aux trois gounas, et
¹Je ne puis croire que mithyâtchâra désigne un hypocrite. Comment un homme est-il un hypocrite, qui s'inflige une privation si sévère et complète? Il se trompe, il est le jouet d'une illusion, vimoûdhâtmâ et son âtchâra, sa méthode de discipline de soi avec sa règle formelle est une méthode fausse et vaine c'est assurément tout ce que veut dire la Guîtâ.
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l'action peut continuer, comme elle doit continuer, fût-ce l'action la plus ample, la plus riche, ou la plus énorme et la plus violente; cela n'a pas d'importance, car rien ne touche alors le Pourousha, l'âme possède le naïshkarmya.
Mais pour le moment, la Guîtâ ne se dirige pas vers ce point plus important. Puisque le mental est la cause instrumentale, puisque l'inaction est impossible, ce qui est rationnel, nécessaire, le juste chemin, c'est une action contrôlée de l'organisme subjectif et objectif. Le mental doit placer les sens sous son contrôle et en faire l'instrument de la volonté intelligente, et les organes de l'action être alors utilisés pour leur juste fonction, pour l'action, mais pour l'action accomplie comme Yoga. Quelle est cependant l'essence de cette maîtrise de soi, qu'entend-on par action accomplie comme Yoga, karma-yôga? C'est le non-attachement : exécuter les œuvres sans s'accrocher avec le mental aux objets des sens, ni au fruit des œuvres. Ce n'est pas la complète inaction, laquelle est une erreur, une confusion où l'on s'abuse, une impossibilité, c'est l'action pleine et libre, accomplie sans assujettissement aux sens et à la passion, ce sont les œuvres sans désir ni attachement qui constituent le premier secret de la perfection. Ainsi maître de toi, accomplis l'action, dit Krishna, niyatam kourou karma twam; J'ai dit que la connaissance, que l'intelligence est plus grande que les œuvres, djyâyasî karmano bouddhih, mais Je ne voulais pas dire que l'inaction soit plus grande que l'action; c'est le contraire qui est la vérité, karma djyâyo hyakarmanah. Connaissance, en effet, ne signifie pas renoncement aux œuvres, cela signifie égalité et non-attachement au désir et aux objets des sens; et cela signifie équilibre de la volonté intelligente en l'egoïsme libre, établie bien au-dessus de l'instrumentation inférieure de la Prakriti et contrôlant les opérations du mental, des sens et du corps grâce au pouvoir de la connaissance de soi et du délice de soi délice pur et sans objet qui appartiennent à la réalisation spirituelle, niyatam karma¹. Le bouddhi-yôga arrive à son aboutissement par
¹Là non plus, je ne puis accepter l'interprétation courante de niyatam karma, qui veut en faire les œuvres fixes et de pure forme et l'équivalent du nitya-karma védique, les œuvres régulières sacrificielles, le cérémonial, là règle quotidienne de la vie védique. Niyata reprend sûrement le niyamya du dernier verset. Krishna déclare : "celui qui, maîtrisant les sens par le mental, s'engage avec les organes d'action dans le Yoga de l'action, celui-là excelle", manasâ niyamya ârabhaté karma-yôgam, et il poursuit aussitôt en tirant de cette déclaration un commandement qui la résume et la convertit en une règle. "Accomplis une action maîtrisée", niyatam kourou karma twam; niyatam reprend niyamya; kourou karma reprend ârabhaté karma-yôgam. L'enseignement de la Guîtâ réside non dans des œuvres de pure forme fixées par une règle extérieure, mais dans des œuvres sans désir maîtrisées par la bouddhi délivrée.
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le karma-yôga, le Yoga de la volonté intelligente qui se libère elle-même prend tout son sens grâce au Yoga des œuvres sans désir. Ainsi la Guîtâ fonde-t-elle son enseignement de la nécessité des œuvres sans désir, nishkâma karma, et unit-elle la pratique subjective des sânkhyens tout en rejetant leur règle purement physique à la pratique du Yoga.
Cependant, une difficulté essentielle n'est toujours pas résolue. Le désir est le motif ordinaire de toutes les actions humaines, et si l'âme est libre du désir, alors l'action n'a plus de raison d'être. Nous pouvons être contraints à certaines œuvres pour maintenir le corps, mais même cela est une sujétion au désir du corps dont il nous faut nous débarrasser si nous devons atteindre la perfection. Et en admettant que cela ne puisse se faire, il n'est que de fixer une règle d'action en dehors de nous-mêmes, que rien dans notre subjectivité n'aura dictée, le nitya-karma de la règle védique, la routine du sacrifice cultuel, de la conduite quotidienne et du devoir social, que l'homme en quête de libération peut suivre simplement parce qu'elle lui est prescrite; cela, il n'a pas de motif personnel ni d'intérêt subjectif à le faire, il le fait avec une indifférence absolue, non parce qu'il y est tenu par sa nature mais parce que le Shâstra l'ordonne. Cependant, si le principe de l'action doit être non pas extérieur à la nature, mais subjectif, si, même dans le cas de l'homme libéré et du sage, leur nature doit contrôler et déterminer leurs actions, swabhâva-nityam, alors le seul principe subjectif d'action est le désir, quel qu'en soit le caractère : convoitise
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charnelle, ou bien émotion du cœur, ou encore visée basse ou noble du mental, mais toutes choses de toute façon soumises aux gounas de la Prakriti. Donnons alors au niyata-karma de la Guîtâ le sens du nitya-karma de la règle védique, à son kartavyakarma ou travail qui doit être fait le sens de la loi aryenne de devoir social, et considérons également que son travail fait comme sacrifice désigne simplement ces sacrifices védiques et ce fixe devoir social exécuté avec désintéressement et sans but personnel. C'est ainsi que l'on interprète souvent la doctrine de la Guîtâ des œuvres sans désir. Mais il me semble que l'enseignement de la Guîtâ n'est pas si grossier ni si simple, pas si limité dans l'espace et le temps, ni si étroit que tout cela. Il est vaste, libre, subtil et profond; il vaut pour toutes les époques et tous les hommes, non pour un âge et un pays particuliers. Surtout, il s'évade toujours des formes extérieures, des détails, des notions dogmatiques et retourne aux principes et aux grands faits de notre nature et de notre être. C'est une œuvre de vaste vérité philosophique et de vaste spiritualité pratique, non de formules religieuses et philosophiques forcées et de dogmes stéréotypés.
La difficulté est celle-ci : notre nature étant ce qu'elle est et le désir étant le principe commun de son action, comment est-il possible d'instituer une action réellement sans désir? Car ce que nous appelons d'habitude action désintéressée n'est point réellement sans désir; c'est seulement le remplacement de certains intérêts personnels plus petits par d'autres désirs plus grands, qui n'ont que l'apparence de l'impersonnalité: vertu, patrie, humanité. Toute action, de surcroît, comme Krishna y insiste, est accomplie par les gounas de la Prakriti, par notre nature; en agissant selon le Shâstra, nous agissons encore selon notre nature — même si cette action shâstrique, contrairement à l'ordinaire, n'est pas une simple couverture pour nos désirs, nos préjugés, nos passions, nos égoïsmes, nos vanités, nos préférences et sentiments sectaires, personnels et nationaux. Mais même autrement, même dans le cas le plus pur, nous obéissons encore à un choix de notre nature, et si notre nature était différente et que les gounas agissaient sur notre intelligence et
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notre volonté suivant quelque autre combinaison, nous n'accepterions pas le Shâstra, mais vivrions à notre fantaisie ou en accord avec nos notions intellectuelles, ou bien nous nous évaderions de la loi sociale afin de vivre la vie du solitaire ou de l'ascète. Nous ne pouvons devenir impersonnels en obéissant à quelque chose en dehors de nous, car ce n'est pas ainsi que nous pouvons sortir de nous-mêmes; ce n'est qu'en nous élevant jusqu'à ce qui est le plus haut en nous, dans notre l'egoïsme libre, notre Moi libre qui unique est le même en tous et n'a dès lors aucun intérêt personnel, jusqu'au Divin en notre être, qui se possède en Sa transcendance du cosmos et n'est donc pas lié par Ses œuvres cosmiques ni Son action individuelle. C'est ce qu'enseigne la Guîtâ, et l'absence de désir n'est qu'un moyen en vue de cette fin, non pas un but en soi. Oui, mais comment y arriver? En accomplissant toutes les œuvres avec le sacrifice pour unique objet, c'est la réponse de l'Instructeur divin. "En accomplissant les œuvres autrement que pour le sacrifice, ce monde des hommes est l'esclave des œuvres; pour le sacrifice, accomplis les œuvres, ô fils de Kounti, devenant libre de tout attachement." Il est évident que toutes les œuvres, et non point seulement le sacrifice et les devoirs sociaux, peuvent s'accomplir dans cet esprit; toute action peut s'accomplir soit à partir du sens de l'ego étroit ou élargi, soit pour le Divin. Tout être, toute action n'existent que pour le Divin; de cela, ils procèdent, par cela ils subsistent, vers cela ils s'orientent. Or, tant que nous sommes dominés par le sens de l'ego, nous ne pouvons percevoir cette vérité, ni agir dans son esprit, mais agissons pour la satisfaction de l'ego et dans l'esprit de l'ego, autrement que pour le sacrifice. L'égoïsme est le nœud de la servitude. En agissant tournés vers Dieu sans nulle pensée de l'ego, nous desserrons ce nœud et parvenons finalement à la liberté.
Toutefois, la Guîtâ commence par reprendre l'énoncé védique de l'idée de sacrifice et formuler la loi du sacrifice en ses termes ordinaires. Cela, elle le fait dans un but précis. Nous avons vu que la querelle entre le renoncement et les œuvres a deux formes : l'opposition entre Sânkhya et Yoga qui, en principe, est déjà résolue, et l'opposition entre védisme et védântisme,
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que l'Instructeur a encore à réconcilier. La première est un exposé plus important de l'opposition, et l'idée des œuvres y est générale et vaste. Le Sânkhya part de la notion du statut divin comme étant celui du Pourousha immuable et inactif que chaque âme est en réalité, et marque une opposition entre l'inactivité du Pourousha et l'activité de la Prakriti; son aboutissement logique est donc la cessation de toute œuvre. Le Yoga part de la notion du Divin en tant qu'Ishwara, seigneur des opérations de la Prakriti et leur étant par conséquent supérieur, et son aboutissement logique est non point la cessation des œuvres, mais la supériorité de l'âme sur toutes les œuvres et sa liberté lors même qu'elle les accomplit. Dans l'opposition entre védisme et védântisme, les œuvres, karma, sont réduites aux œuvres védiques et parfois même au sacrifice védique et aux œuvres ritualisées, tout le reste étant exclu et jugé inutile au salut. Le védisme des mîmânsakas les présenta avec insistance comme le moyen, le védântisme s'appuyant sur les Oupanishads les regarda comme de simples préliminaires appartenant à l'état d'ignorance et qu'il faut à la fin surmonter et rejeter : un obstacle pour l'homme en quête de libération. Le védisme célébrait les dévas, les dieux, par le sacrifice et les tenait pour les pouvoirs qui aident à notre salut. Le védântisme inclina à les considérer comme des pouvoirs du monde mental et matériel opposés à notre salut (les hommes, dit l'Oupanishad, sont le bétail des dieux, qui ne désirent point que l'homme connaisse et soit libre); il vit en le Divin le Brahman immuable qu'il faut atteindre non par les œuvres sacrificielles et cultuelles, mais par la connaissance. Les œuvres ne font que conduire à des résultats matériels et à un Paradis inférieur; il faut donc y renoncer.
La Guîtâ résout cette opposition en soulignant que les dévas sont seulement des formes de l'unique Déva, nous-mêmes, le seigneur de tout Yoga et de toute adoration, de tout sacrifice et de toute austérité. S'il est vrai que le sacrifice offert aux dévas ne mène qu'à des résultats matériels et qu'au Paradis, il est également vrai que le sacrifice offert à l'Îshwara conduit, par-delà les dévas, à la grande libération. Car le Seigneur et le Brahman immuable ne sont pas deux êtres différents, mais un seul et
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même Être, et quiconque s'efforce vers l'un ou l'autre s'efforce vers cette unique Existence divine. Toutes les œuvres en leur totalité trouvent leur culmination et leur plénitude en la connaissance du Divin, sarvam karmâkhilam pârtha djñâné parisamâpyaté. Ils ne sont pas un obstacle, mais le chemin de la suprême connaissance. Ainsi cette opposition également est-elle réconciliée grâce à un grand éclaircissement donné au sens du sacrifice. En fait son conflit n'est qu'une forme réduite de l'opposition plus importante qu'il y a entre Yoga et Sânkhya. Le védisme est une forme étroite et spécialisée du Yoga; le principe des védântis est identique à celui des sânkhyens, car pour les uns comme pour les autres le mouvement salvateur réside en le recul de l'intelligence, bouddhi, devant les pouvoirs différentiateurs de la Nature, devant l'ego, le mental, les sens, devant le subjectif et l'objectif, et en son retour à l'indifférencié et à l'immuable. C'est avec le projet de cette réconciliation en tête que l'Instructeur aborde au commencement son exposé de la doctrine du sacrifice; mais tout du long, et même depuis le tout début, il concentre son attention non point sur le sens védique restreint du sacrifice et des œuvres, mais sur leur sens plus vaste et universel élargissant des notions étroites et conformistes pour admettre les grandes vérités générales qu'elles limitent indûment, car telle est toujours la méthode de la Guîtâ.
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