Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
XVI
COMMENT L'AVATÂR VIENT AU MONDE
Le mystère de l'Incarnation divine en l'homme, le fait que le Divin assume le type humain et la nature humaine, n'est, on le voit, dans l'idée de la Guîtâ, que l'autre aspect de l'éternel mystère de la naissance humaine elle-même, laquelle, en son essence, mais non pas en son apparence phénoménale, suit toujours ce même processus miraculeux. Le moi éternel et universel de chaque être humain est Dieu; même son moi personnel est une part du Divin, mamaïvânshah non point, certes, une fraction ou un fragment, puisque nous ne pouvons concevoir Dieu réparti en petits morceaux, mais une conscience partielle de l'unique Conscience, un pouvoir partiel de l'unique Pouvoir, une jouissance partielle de l'être du monde éprouvée par l'unique et universelle Joie d'être, et donc dans la manifestation ou, comme nous le disons, dans la Nature un être limité et fini de l'Être unique, infini et illimitable. Le sceau de cette limitation est une ignorance par laquelle il oublie non seulement le Divin dont il est issu, mais le Divin qui est toujours en lui, qui vit dans le cœur secret de sa nature et y brûle comme un Feu voilé sur l'autel intérieur, dans le temple qu'est sa conscience humaine.
Il est ignorant parce que, sur les yeux de son âme et de tous ses organes, sont posés les scellés de cette Nature, Prakriti, Maya, par laquelle il a été émis dans la manifestation hors de l'être éternel de Dieu; elle l'a fabriqué comme une pièce de ; monnaie dans le précieux métal de la substance divine, mais recouvert d'un placage épais où sont mélangées ses qualités phénoménales, l'a marqué au coin de sa propre estampille d'humanité animale et, bien que le signe secret de la Divinité y soit, il est d'abord impossible de le distinguer, et l'on ne peut , jamais le déchiffrer qu'avec peine, le découvrir que par cette initiation au mystère de notre être, qui différencie une humanité tournée vers Dieu d'une humanité tournée vers le monde. Chez l'Avatâr , l'Homme de naissance divine, la substance réelle brille
Page 172
à travers le revêtement; la marque du poinçon n'est là que pour la forme, la vision est celle du Divin secret, le pouvoir de vie est celui du Divin secret, qui se manifeste en brisant les sceaux de la nature humaine empruntée; le signe du Divin, un signe spirituel intérieur, non pas extérieur, non pas physique, se détache nettement pour que le lisent tous ceux qui se soucient de voir ou qui savent voir; car la nature asourique est toujours aveugle devant ces choses, elle voit le corps et non point l'âme, l'être extérieur et non point l'être intérieur, le masque et non point la Personne. Dans la naissance humaine ordinaire, l'aspect Nature du Divin universel revêtant l'humanité prévaut; dans l'incarnation, l'aspect Dieu du même phénomène s'y substitue. Dans l'un, il laisse la nature humaine prendre possession de son être partiel et le dominer; dans l'autre, il prend possession de son partiel type d'être et de sa nature et les domine divinement. Non par une évolution ou une ascension comme l'homme ordinaire, semble nous dire la Guîtâ, non en grandissant jusqu'en la naissance divine, mais par une descente directe dans le matériau de l'humanité et en en revêtant les moules.
Mais c'est pour aider à cette ascension, à cette évolution que se produit la descente, ou qu'elle est acceptée; cela, la Guîtâ l'exprime très clairement. Elle a pour but, pourrions-nous dire, d'illustrer la possibilité que le Divin se manifeste en l'être humain, de sorte que l'homme puisse voir de quoi il s'agit et s'armer du courage de grandir en ce sens. Elle a aussi pour but de laisser l'influence de cette manifestation vibrer dans la nature terrestre et l'âme de cette manifestation présider à l'effort d'ascension de la nature terrestre. De donner un moule spirituel d'humanité divine en lequel l'âme humaine qui cherche puisse se couler. De donner un dharma, une religion non pas simplement un article de foi, mais une méthode de vie intérieure et extérieure -, une méthode, une règle et une loi pour se façonner soi-même par lesquels l'homme puisse croître vers la divinité. Et puisque cette croissance, puisque cette ascension n'est pas un simple phénomène isolé et individuel mais ainsi que toutes choses dans les divines activités de l'univers une affaire collective, un travail et même le travail pour la race, elle a aussi pour
Page 173
but de soutenir la marche humaine, d'en préserver la cohésion lors des grandes crises, de briser les forces de la gravitation descendante lorsqu'elles deviennent trop pressantes, d'étayer ou de restaurer dans la nature humaine le grand Dharma de la loi qui oriente vers Dieu, de préparer même, si éloignés qu'ils soient, le royaume de Dieu, la victoire des chercheurs de lumière et de perfection, sâdhoûnâm, et le renversement de ceux qui combattent pour le maintien du mal et de l'obscurité. Tous ces objectifs sont les objectifs reconnus de la descente de l'Avatâr , et c'est généralement par son travail que la masse des hommes cherche à le distinguer et pour son travail qu'elle incline à lui vouer un culte. Seuls, les hommes spirituels voient que cette nature extérieure de l'Avatâr est un signe, dans le symbole de la vie humaine, de l'éternelle Divinité intérieure, se rendant manifeste en le domaine de leur mental et de leur corps humains de façon qu'ils puissent grandir en unité avec cela et en être possédés. La divine manifestation d'un Christ, d'un Krishna, d'un Bouddha dans l'humanité extérieure a pour vérité intérieure la même manifestation de l'éternel Avatâr intérieur dans notre humanité intérieure. Ce qui a été fait dans la vie humaine extérieure de la terre, peut se répéter dans la vie intérieure de tous les êtres humains.
Tel est l'objet de l'incarnation. Mais quelle en est la méthode? Nous avons d'abord l'idée rationnelle et réductrice de la nature de l'Avatâr , qui fait simplement de celui-ci une manifestation extraordinaire des qualités morales, intellectuelles et dynamiques plus divines par lesquelles l'humanité moyenne se trouve surpassée. Il y a une certaine vérité dans cette idée. L'Avatâr est en même temps la vibhoûti. Ce Krishna qui, en son être divin intérieur, est la Divinité sous une forme humaine, est en son être humain extérieur le guide de son époque, le grand homme des Vrishnis. Cela du point de vue de la Nature, non de l'âme. Le Divin se manifeste au moyen des qualités infinies de Sa nature, et c'est leur pouvoir et leur accomplissement qui mesurent l'intensité de Sa manifestation. La vibhoûti du Divin est dès lors, sur le plan impersonnel, le pouvoir manifeste de Sa nature, c'est Sa coulée, sous quelque forme que ce soit, de
Page 174
Connaissance, d'Énergie, d'Amour, de Force et du reste; sur le plan personnel, c'est en la forme mentale et l'être animé que s'accomplit ce pouvoir et qu'il exécute ses grandes œuvres. Une prééminence en cet accomplissement intérieur et extérieur, un grand pouvoir d'exprimer le caractère divin, une énergie effective, tel est toujours le signe. La vibhoûti humaine est le héros du combat de la race en vue de l'accomplissement divin, le héros selon la définition que Carlyle a donnée de l'héroïsme, un pouvoir de Dieu en l'homme. "Je suis Vâsoudéva (Krishna) d'entre les Vrishnis, dit le Seigneur dans la Guîtâ, Dhanañdjaya (Ardjouna) d'entre les Pândavas, Vyâsa d'entre les sages, le poète-voyant Oushanas d'entre les poètes-voyants", le premier de chaque catégorie, le plus grand de chaque groupe, le plus puissant représentant des qualités et des œuvres où se manifeste le pouvoir d'âme caractéristique de ce groupe ou de cette catégorie. Cette élévation des pouvoirs de l'être est une étape très nécessaire dans le développement de la manifestation divine. Chaque grand homme qui s'élève au-dessus de notre niveau moyen, élève par là même notre commune humanité; il est une divine assurance de nos possibilités divines, une promesse du Divin, une lueur de la divine Lumière et un souffle du Pouvoir divin.
C'est cette vérité qui se trouve derrière l'humaine et naturelle tendance à déifier les grands esprits et les personnages héroïques; elle ressort avec une clarté suffisante en l'habitude du mental indien qui voit aisément un Avatâr partiel (ansha) dans les grands saints, les grands instructeurs, les grands fondateurs, ou de façon plus significative en la croyance des vaïshnavas du Sud qu'en certains de leurs saints s'étaient incarnées les vivantes armes symboliques de Vishnou car c'est cela que sont tous les grands esprits : de vivants pouvoirs et des armes vivantes du Divin dans la marche ascendante et la bataille. Cette idée est inévitable et inhérente à toute vision mystique ou spirituelle de la vie, qui ne tire pas inexorablement une ligne entre l'être et la nature du Divin et l'être et la nature de notre humanité; c'est le sens du divin dans l'humanité. Mais la vibhoûti n'est pas pour autant l'Avatâr ; autrement, Ardjouna,
Page 175
Vyâsa, Oushanas seraient des Avatâr s aussi bien que Krishna, fût-ce à un moindre degré de puissance de la nature d'Avatâr . La qualité divine ne surfit pas; il doit y avoir la conscience intérieure du Seigneur et du Moi gouvernant la nature humaine par sa présence divine. L'élévation du pouvoir des qualités fait partie du devenir, bhoûta-grâma, est une ascension dans la manifestation ordinaire; chez l'Avatâr , il y a la manifestation spéciale, la naissance divine d'en haut, l'éternel et universel Divin descendu en une forme de l'humanité individuelle, âtmânam sridjâmi, et consciente non seulement derrière le voile mais dans la nature extérieure.
Il existe une idée intermédiaire, une notion plus mystique de la nature de l'Avatâr , qui suppose qu'une âme humaine invite cette descente en elle-même et qu'elle est possédée par la conscience divine ou qu'elle en devient un reflet ou un chenal effectifs. Cette notion repose sur certaines vérités de l'expérience spirituelle. La naissance divine en l'homme, son ascension, cela c'est en soi un épanouissement de la conscience humaine en la conscience divine, où se perd son moi séparé quand cet épanouissement est à son plus intense apogée. L'âme immerge son individualité en un être infini et universel ou la perd dans les hauteurs d'un être transcendant; elle devient une avec le Moi, le Brahman, le Divin ou, comme on le dit parfois de façon plus absolue, elle devient le Moi unique, le Brahman, le Divin. La Guîtâ, elle-même, parle de l'âme qui devient le Brahman, brahma-bhoûta, et qui, dès lors, réside en le Seigneur, en Krishna, mais il est à remarquer qu'elle n'en dit pas qu'elle devient le Seigneur ou le Pouroushôttama, bien qu'elle déclare que le djîva lui-même est toujours l'îshwara, l'être partiel du Seigneur, mamaïvânshah. Car cette union la plus grande, ce devenir le plus haut fait encore partie de l'ascension; alors que c'est à la naissance divine qu'accède chaque djîva, ce n'est pas à la descente de la Divinité, pas à la qualité d'Avatâr , tout au plus à la qualité de Bouddha si l'on en croit la doctrine des bouddhistes ; l'âme est tirée de sa présente individualité mondaine et éveillée à une supra-conscience infinie. Ce qui n'a pas besoin d'être accompagné de la conscience intérieure ni de l'action
Page 176
caractéristique de l'Avatâr .
En revanche, cette entrée dans la conscience divine peut aller de pair avec une action réflexe du Divin pénétrant ou passant à l'avant dans les parties humaines de notre être, se déversant dans la nature, les activités, le mental et même le corps de l'homme; et cela peut bien être du moins un état partiel d'Avatâr . Le Seigneur se tient dans le cœur, dit la Guîtâ ce par quoi, bien sûr, elle entend le cœur de l'être subtil, le nœud des émotions, des sensations, de la conscience mentale, où le Pourousha individuel réside également -, mais il s'y tient voilé, enveloppé par sa Maya. Au-dessus, toutefois, sur un plan qui est en nous mais à présent supra-conscient pour nous, et appelé ciel par les anciens mystiques, le Seigneur et le djîva sont ensemble, révélés comme étant en être d'une essence unique, le Père et le Fils de certains symbolismes, l'Être divin et l'Homme divin qui est issu de Lui, né de la divine Nature supérieure¹, la vierge mère, para prakriti, para maya, en la nature inférieure ou humaine. Il semble que le contenu de la doctrine chrétienne de l'incarnation soit celui-ci : en la Trinité qu'elle présente, le Père est au-dessus, dans le Ciel intérieur; le Fils ou suprême Prakriti devient le djîva de la fraction, descend en tant que l'Homme divin sur la terre, dans le corps mortel; le Saint Esprit, le Moi pur, la conscience brahmique, est ce qui fait qu'ils sont un et ce en quoi également ils communiquent; car on nous parle de l'Esprit Saint qui descend sur Jésus, et c'est la même descente qui amène les pouvoirs de la conscience supérieure dans la simple humanité des apôtres.
Mais la conscience divine supérieure du Pouroushôttama peut aussi descendre elle-même dans l'humanité, et celle du djîva y disparaître. C'est ce qui, selon ses contemporains, est arrivé dans les transfigurations sporadiques de Tchaïtanya lorsque lui qui, en sa conscience normale, n'était que l'amant et
¹Dans la légende bouddhique, le nom de la mère du Bouddha rend le symbolisme clair; dans la légende chrétienne le symbole semble avoir été rattaché, par un processus courant dans la formation des mythes, à la vraie mère humaine de Jésus de Nazareth.
Page 177
l'adorant du Seigneur et rejetait toute déification, devenait en ces moments anormaux le Seigneur lui-même et, en tant que tel, parlait et agissait avec tout le débordement de lumière, d'amour et de puissance de la Présence divine. En supposant que ce soit là la condition normale, que le réceptacle humain ne soit rien de plus qu'un vase de cette divine Présence et de cette Conscience divine, nous aurions l'Avatâr au sens de cette idée intermédiaire de l'incarnation. Cela se recommande aisément comme possibilité à nos notions humaines; car si l'être" humain peut élever sa nature de façon à percevoir une unité avec l'être du Divin et à sentir qu'il n'est qu'un canal de cette conscience, de cette lumière, de ce pouvoir, de cet amour, que sa volonté et sa personnalité sont perdues en cette volonté et cet être et c'est là un statut spirituel reconnu -, alors il n'y a plus d'impossibilité inhérente pour que l'action réflexe de cette Volonté, de cet Être, de ce Pouvoir, de cet Amour, de cette Lumière, de cette Conscience occupe l'entière personnalité du djîva humain. Et ce ne serait pas seulement une ascension de notre humanité en la naissance divine et la divine nature, mais une descente du divin Pourousha en l'humanité, un Avatâr.
La Guîtâ, cependant, va beaucoup plus loin. Elle parle clairement de la naissance du Seigneur lui-même; Krishna parle de ses nombreuses naissances qui sont passées, et ses paroles mettent en évidence que ce n'est pas simplement de l'être humain réceptif mais du Divin qu'il l'affirme, se servant du propre langage du Créateur, le même qu'il utilisera lorsqu'il devra décrire sa création du monde. "Bien que Je sois le Seigneur non né des créatures, Je crée (projette) Mon être par Ma Maya", présidant aux actions de Ma Prakriti. B n'est pas question, ici, du Seigneur et du djîva humain, ou du Père et du Fils, l'Homme divin, mais seulement du Seigneur et de Sa Prakriti. Le Divin, par l'effet de Sa Prakriti, descend et vient au monde en la forme et le type humains qu'elle Lui offre et quoique consentant, quoique voulant bien agir dans la forme, le type et le moule de l'humanité, il y apporte la Conscience divine et le Pouvoir divin et en tant qu'âme qui réside au-dedans et au-dessus, adhisthâya, il gouverne dans le corps les actions de la Prakriti. D'en haut, il
Page 178
gouverne toujours, en fait, car il gouverne ainsi toute la nature, y compris la nature humaine; du dedans aussi il gouverne toujours, mais caché, toute la nature; la différence est ici qu'il est manifesté, que la nature est consciente de la Présence divine comme Seigneur, comme Habitant, et que ce n'est pas par sa secrète volonté d'en haut, "la volonté du Père qui est dans les cieux", mais par sa volonté tout évidente et directe qu'il meut la nature. Et il semble ici n'y avoir point de place pour l'intermédiaire humain; car c'est en recourant à sa propre nature, prakritim swâm, et non à la nature particulière du djîva que le Seigneur de toute existence se recouvre ainsi de la naissance humaine.
Cette doctrine est, pour la raison humaine, une parole ardue, une chose difficile à accepter; et ce pour un motif évident : à cause de l'humanité manifeste de l'Avatâr . L'Avatâr est toujours un phénomène duel de divinité et d'humanité; le Divin prend sur Lui la nature humaine avec toutes ses limitations extérieures dont il fait les circonstances, les moyens, les instruments de la conscience divine et du pouvoir divin, un réceptacle de la naissance divine et des œuvres divines. Mais il doit sûrement en être ainsi, puisque, autrement, l'objet de la naissance de l'Avatâr n'est pas rempli; cet objet, en effet, est précisément de montrer que, de la naissance humaine avec toutes ses limitations, on peut faire ce moyen et cet instrument de la naissance divine et des œuvres divines, précisément de montrer que le type humain de conscience peut être compatible avec l'essence divine de la conscience rendue manifeste, peut être converti en son réceptacle, lui devenir plus intimement conforme grâce à un changement de moule et à une élévation de ses pouvoirs de lumière, d'amour, de force et de pureté; et de montrer aussi comment cela peut se faire. Si l'Avatâr devait agir d'une façon entièrement supranormale, cet objet ne serait pas rempli. Un Avatâr simplement supranormal ou miraculeux serait une absurdité sans rime ni raison; non pas que soit nécessaire une entière absence de l'usage de pouvoirs supranormaux comme dans ce que l'on appelle les miracles de guérison du Christ, car l'emploi de pouvoirs supranormaux est tout à fait possible à la
Page 179
nature humaine; mais il n'en est aucun besoin, et ce n'est en aucun cas le fond du problème; d'ailleurs, cela n'avancerait à rien si la vie de l'Avatâr n'était qu'un feu d'artifice supranormal. L'Avatâr ne vient pas en tant que thaumaturge, mais comme le divin guide de l'humanité, et le modèle d'une humanité divine. Il doit assumer même l'affliction humaine et la souffrance physique et en user de façon à montrer, d'abord, comment cette souffrance peut être un moyen de rédemption ainsi que le fit le Christ -, ensuite comment, cette souffrance ayant été assumée par l'âme divine en la nature humaine, elle peut aussi être vaincue dans la même nature comme le fit le Bouddha. Le rationaliste qui, paraît-il, aurait crié au Christ : "Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix", ou qui sagacement indique que l'Avatâr n'était point divin parce qu'il mourut, et de maladie encore comme un chien ne sait pas ce qu'il dit : car il a manqué le fond de tout le problème. L'Avatâr de l'affliction et de la souffrance doit même venir avant que ne puisse exister l'Avatâr de la joie divine; il faut assumer la limitation humaine afin qu'il soit montré comment on peut la vaincre; et le mode et l'étendue de cette victoire, qu'elle soit seulement intérieure ou extérieure aussi, dépendent du stade de l'avance humaine; elle ne doit pas venir d'un miracle non humain.
La question se pose alors et c'est la seule vraie difficulté, car ici l'intellect vacille et se cogne à ses propres limites de savoir comment sont revêtus ce corps et ce mental humains. En effet, ils ne furent pas créés subitement et d'une seule pièce, mais par une sorte d'évolution, physique ou spirituelle, ou bien les deux. La descente de l'Avatâr, de même que la naissance divine qui provient de l'autre côté, est essentiellement et sans aucun doute un phénomène spirituel, comme l'indique l'âtmânam sridjâmi de la Guîtâ, c'est une naissance de l'âme; mais encore y a-t-il ici naissance physique simultanée. Comment ce mental et ce corps humains de l'Avatâr furent-ils donc créés? Si nous supposons que le corps est toujours créé par l'évolution héréditaire, par la Nature inconsciente et, immanent en elle, par son esprit de Vie, sans l'intervention de l'âme individuelle, la question devient simple. Un corps physique et mental est préparé
Page 180
pour l'incarnation divine par une pure ou une grande hérédité, et le Dieu qui descend en prend possession. Mais justement dans ce passage, la Guîtâ applique assez hardiment la doctrine de la réincarnation à l'Avatâr lui-même. Or, dans l'habituelle théorie de la réincarnation, l'âme qui se réincarne détermine elle-même, par son évolution spirituelle et psychologique passée, et d'une certaine manière prépare son propre corps mental et physique. L'âme prépare son corps, le corps n'est pas préparé pour elle sans référence à l'âme. Faut-il alors que nous imaginions un Avatâr éternel ou continuel développant lui-même, pourrions-nous dire, le corps mental et physique qui convient aux besoins et à l'allure de l'évolution humaine et apparaissant ainsi d'âge en âge, yougué yougué? Il en est qui interpréteraient dans cet esprit les dix incarnations de Vishnou, d'abord sous des formes animales, puis dans l'homme animal, puis dans l'âme de l'homme-nain, Vâmana, dans l'homme violent et asourique, Rama à la hache, dans l'homme à la nature divine qu'est un plus grand Rama, dans l'homme spirituel éveillé, le Bouddha, et, le précédant dans le temps, mais placé à la fin, la divine humanité complète, Krishna car le dernier Avatâr , Kalki, ne fait que parachever l'œuvre commencée par Krishna, il accomplit dans toute sa puissance le grand combat que les Avatâr s précédents ont préparé dans toutes ses potentialités. C'est pour notre mentalité moderne une chose difficile à considérer comme vraie, mais le langage de la Guîtâ semble l'exiger. Ou bien, la Guîtâ ne résolvant pas expressément le problème, nous pouvons, nous, le résoudre d'une autre manière en disant que le corps est préparé par le djîva mais revêtu dès la naissance par la Divinité, ou qu'il est préparé par l'un des quatre Manous, tchatwâro manavah, de la Guîtâ, les Pères spirituels de chaque mental et de chaque corps humains. C'est là s'engager loin dans le domaine mystique, ce pour quoi la raison moderne a encore de l'aversion; mais nous y avons déjà pénétré en admettant la réalité de l'Avatâr , et dès lors que nous y avons pénétré nous pouvons tout aussi bien y avancer d'un pas décidé.
En cela réside la doctrine de l'incarnation de l'Avatâr selon la Guîtâ. Il nous a fallu nous reporter longuement à cet aspect
Page 181
de sa méthode, comme nous l'avons fait pour la question de savoir si cette incarnation est possible, car il est nécessaire de le considérer et d'affronter les difficultés que le mental raisonnant est susceptible d'y opposer. Il est vrai que le caractère physique de l'Avatâr n'occupe pas une grande place dans la Guîtâ; encore tient-il une place précise dans l'enchaînement de ses enseignements et est-il sous-entendu dans l'ensemble du plan, s'articulant autour de l'idée que l'Avatâr conduit l'homme qui s'est élevé aux plus hautes cimes de la simple humanité, la vibhoûti, à la naissance divine et aux œuvres divines. Il ne fait non plus pas de doute que la descente intérieure du Divin pour élever en Luimême l'âme humaine est la chose principale c'est le Christ intérieur, c'est le Krishna ou le Bouddha intérieur qui compte, Mais tout comme la vie extérieure est d'une immense importance pour le développement intérieur, de même l'incarnation extérieure de l'Avatâr est-elle d'une importance considérable pour cette grande manifestation spirituelle. Cet accomplissement dans le symbole mental et physique aide à la croissance de la réalité intérieure; ensuite de quoi la réalité intérieure s'exprime avec un plus grand pouvoir en une plus parfaite symbolisation d'elle-même par la vie extérieure. Entre les deux, entre la réalité spirituelle et l'expression mentale et physique, qui ne cessent de s'influencer alternativement, la manifestation du Divin dans l'humanité a choisi de se mouvoir toujours en les cycles où elle se voile et se révèle tour à tour.
Page 182
Home
Sri Aurobindo
Books
SABCL
French
Share your feedback. Help us improve. Or ask a question.