Essais sur la Guîtâ

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Sri Aurobindo

Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XVII

 

DÉVA ET ASOURA*

 

La principale difficulté dans le passage de la nature normale ignorante et enchaînée de l'homme à la liberté dynamique d'un être divin spirituel apparaîtra si nous nous demandons, plus rigoureusement, comment la transition peut s'opérer du fonctionnement entravé et embarrassé des trois qualités à l'action infinie de l'homme libéré qui n'est plus soumis aux gounas. La transition est indispensable; car il est clairement stipulé que l'homme doit être au-dessus des trois gounas, ou bien sans gounas, trigounâtîta, nistraïgounya. En revanche, il n'est pas moins clairement stipulé, et pas avec moins d'insistance, qu'en chaque existence naturelle ici-bas, sur la terre, les trois gounas sont présents dans leur inextricable jeu, et il est même dit que toute action de l'homme, ou de la créature, ou de la force est simplement l'action que ces trois modes exercent les uns sur les autres, un fonctionnement où prédomine celui-ci ou celui-là dont les autres modifient l'opération et les résultats, gounâ gounéshou variante. Comment peut-il alors exister une autre nature dynamique et cinétique, ou toute autre espèce d'œuvres? Agir, c'est être assujetti aux trois qualités de la Nature; dépasser ces conditions où elle œuvre, c'est être silencieux en l'esprit. L' Îshwara, le Suprême, qui est le maître de toutes les œuvres et fonctions de la Nature, les guide et les détermine par Son vouloir divin, est en fait au-dessus de ce mécanisme des qualités; les modes de la Nature ne Le touchent ni ne L'affectent; mais il semblerait néanmoins qu'il agit toujours par leur canal, qu'il crée des formes par le pouvoir du swabhâva et au moyen du mécanisme psychologique des gounas. Ces trois gounas sont les propriétés fondamentales de la Prakriti, les opérations nécessaires de la Nature force exécutive qui prend forme ici en nous; le djîva n'est lui-même qu'une portion du Divin dans cette

 

*Guîtâ, XVI.

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Prakriti. Si donc l'homme libéré continue d'œuvrer, de se mou voir dans le mouvement cinétique, ce doit être qu'il se meut et agit dans la Nature et par le caractère limitatif de ses qualités, soumis à leurs réactions, et non pas  dans la mesure où persiste la part de la nature en lui  dans la liberté du Divin. Mais la Guîtâ a dit exactement le contraire; elle a dit que le yogi délivré l'est des réactions des gounas et que, quoi qu'il fasse, de quelque manière qu'il vive, il se meut et agit en Dieu, dans le pouvoir de sa liberté et de son immortalité, selon la loi de l'Infini éternel et suprême, sarvathâ vartamâno'pi sa yôgî mayi vartaté. Il semblés y avoir ici une contradiction, une impasse.  

Mais c'est seulement lorsque nous nous enfermons dans les rigides oppositions logiques du mental analytique, non pas lors que nous considérons librement et de façon subtile la nature de l'esprit et l'esprit dans la Nature. Ce qui meut le monde, ce n'est pas vraiment les modes de la Prakriti — ce n'est là que l'aspect inférieur, le mécanisme de notre nature normale. La vraie force motrice est une divine Volonté spirituelle qui utilise actuelle ment ces conditions inférieures, mais n'est pas elle-même limitée, dominée, mécanisée, comme l'est la volonté humaine, par les gounas. Étant si universels dans leur action, ces modes doivent sans aucun doute procéder de quelque chose qui est inhérent au pouvoir de l'Esprit; il doit y avoir dans la divine force-de-Volonté des pouvoirs où ces aspects de la Prakriti prennent leur source. Tout, dans la nature normale inférieure, dérive en effet du pouvoir spirituel supérieur de l'être du Pouroushôttama, mattah pravartaté; cela ne voit pas le jour de novo et sans cause spirituelle. Il doit exister quelque chose dans le pouvoir essentiel de l'esprit dont la lumière et la satisfaction sattwiques, la dynamique radjasique, l'inertie tamasique de notre nature sont des dérivés et les formes imparfaites ou dégradées. Mais une fois revenus à ces sources en leur pureté, au-dessus de cette imperfection et de cette dégradation en les quelles nous vivons, nous constaterons que ces mouvements revêtent un tout autre aspect dès que nous commençons de vivre dans l'esprit. L'être et l'action, et les modes de l'être et de l'action deviennent des choses entièrement différentes, bien au

 

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dessus de leur présente apparence limitée.

Qu'y a-t-il, en effet, derrière tout ce dynamisme agité du cosmos, ses conflits et ses luttes? Qu'est ce qui touchant le mental, revêtant des valeurs mentales, crée les réactions de désir, d'effort, de tension, d'erreur de la volonté, de chagrin, de péché, de douleur? C'est une volonté de l'esprit en mouvement, c'est une ample volonté divine en action, qui n'est point affectée par ces choses; c'est un pouvoir¹ du libre et infini Divin conscient qui n'a point de désir, car Il jouit d'une possession universelle et d'un Ânanda spontané de son mouvement. Lassé par aucun effort ni aucune tension, Il jouit d'une libre maîtrise de Ses moyens et de Ses objets; fourvoyé par aucune erreur de la volonté, Il détient une connaissance de soi et des choses qui est la source de Sa maîtrise et de Son Ânanda; terrassé par aucun chagrin, aucun péché, ni aucune peine, Il a la joie et la pureté de Son être et la joie et la pureté de Son pouvoir. L'âme qui vit en Dieu agit selon cette Volonté spirituelle et non pas selon la volonté normale du mental non libéré : sa dynamique résulte de cette force spirituelle et non pas du mode radjasique de la Nature, précisément parce qu'elle ne vit plus dans le mouvement inférieur auquel appartient cette déformation, mais qu'en la nature divine elle est revenue au sens pur et parfait de la dynamique.

Et qu'est ce qui, d'autre part, se trouve derrière l'inertie de la Nature, derrière ce tamas qui, complet, rend l'action de la Nature semblable à l'aveugle conduite d'une machine, en fait un élan mécanique sans autre souci que du sillon où elle doit tourner sans fin et inconsciente même de la loi de ce mouvement  ce tamas qui change l'arrêt de l'action coutumière en mort et en désintégration et qui devient dans le mental un pouvoir pour l'inaction et l'ignorance? Ce tamas est une obscurité dont l'erreur est, pouvons-nous dire, de traduire l'éternel principe de calme et de repos de l'Esprit en inaction du pouvoir et inaction de la connaissance — le repos, le Divin ne le perd jamais, même lorsqu'il agit; le repos éternel supporte l'action

 

¹tapas, tchit-shakti.

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intégrale de Sa connaissance et la force de Sa volonté créatrice à la fois là dans leurs infinités et ici dans l'apparente limitation de leur fonctionnement et de leur conscience de soi. La paix du Divin n'est pas une désintégration de l'énergie non plus qu'une vide inertie; quand partout le Pouvoir cesserait pour un temps de connaître et de créer activement, elle conserverait tout ce que l'Infini a connu et accompli, qui serait recueilli et conscient de façon concentrée en un silence omnipotent. L'Éternel n'a besoin de dormir ni de se reposer; il ne se fatigue ni ne s'étiole; il n'a nul besoin de pause pour réparer et recréer ses énergies épuisées; car son énergie est inépuisablement la même, infatigable et infinie. Le Divin est calme et au repos au milieu de Son action; et si d'autre part Il arrêtait Son action, cet arrêt conserverait le plein pouvoir et toutes les potentialités de Son dynamisme. L'âme libérée pénètre dans ce calme et participe à l'éternel repos de l'esprit. Quiconque a goûté si peu que ce soit à la joie de la libération sait qu'elle contient une éternelle puissance de calme. Et cette profonde tranquillité peut demeurer au cœur même de l'action, peut se prolonger dans le plus violent mouvement de forces. Il peut y avoir un flot impétueux de pensée, d'action, de volonté, de mouvement, un déborde ment d'amour, et dans sa plus forte intensité l'émotion de l'extase spirituelle existante en soi; cela peut s'étendre à une jouissance spirituelle fougueuse et enflammée des choses et des êtres dans le monde et dans les voies de la Nature, et néanmoins cette tranquillité et ce repos seraient derrière la houle et en elle, toujours conscients de leur profondeur, toujours identiques. Le calme de l'homme libéré n'est pas indolence, incapacité, insensibilité, inertie; il est plein de pouvoir immortel, capable de toutes les actions, accordé à la plus profonde joie, ouvert à l'amour et à la compassion les plus profonds, et à tous les mode du plus intense Ânanda.

Et de même, par-delà la lumière et le bonheur inférieurs de cette qualité la plus pure de la Nature, sattwa, pouvoir qui travaille à l'assimilation et à l'équivalence, au juste savoir et au rapport juste, à la belle harmonie, au ferme équilibre, à la juste loi d'action et à la juste possession et qui apporte au mental une

 

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si pleine satisfaction  par-delà cette chose qui est la plus élevée de la nature normale, admirable en soi dans ses limites et tant qu'on peut la maintenir, mais précaire, obtenue par la limitation, dépendant de la règle et de la condition, il y a, en sa haute et distante origine, une lumière plus grande et une béatitude libre en la liberté de l'esprit. Cette lumière et cette béatitude ne sont point limitées, ni ne dépendent de la limitation, de la règle ou de la condition; elles existent en elles-mêmes et sont inaltérables; elles ne résultent pas de cette harmonie-ci ou de celle-là au sein des discordes de notre nature, mais elles sont la fontaine de l'harmonie et peuvent créer toutes les harmonies qu'elles désirent. Il s'agit d'une force de connaissance qui est lumineuse et spirituelle et, dans son action naturelle, directe et supramentale, djyôtih, non de notre lumière mentale modifiée et dérivée, prakâsha. C'est la lumière et la béatitude de la plus vaste existence en soi, de la connaissance de soi spontanée, de l'intime identité universelle, du plus profond interéchange de soi, et non d'une acquisition, d'une assimilation, d'une adaptation et d'une équivalence fabriquée. Cette lumière est pleine d'une lumineuse volonté spirituelle, et il n'existe ni hiatus infranchissable ni disparité entre sa connaissance et son action. Cette joie n'est pas notre bonheur mental plus pâle, soukham, mais une béatitude existante en soi, profonde, intense et concentrée, étendue à tout ce que notre être fait, envisage et crée : un stable ravissement divin, l'Ânanda. L'âme libérée participe de plus en plus profondément à cette lumière et à cette béatitude et y grandit d'autant plus parfaitement, s'unit d'autant plus intégralement avec le Divin. Et tandis que parmi les gounas de la Nature inférieure, il y a nécessairement déséquilibre, constant décalage des mesures et lutte perpétuelle pour dominer, la lumière et la béatitude plus grandes de l'Esprit, son calme et sa volonté cinétique plus grands ne s'excluent pas mutuellement, ne sont pas en guerre, ni même simplement en équilibre : chacun est un aspect des deux autres et, en leur plénitude, tous sont inséparables et un. Lorsqu'il s'approche du Divin, notre mental peut paraître entrer dans celui-ci à l'exclusion de cet autre, peut sembler par exemple atteindre le calme à l'exclusion du mouvement  

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de l'action, mais c'est parce que nous abordons le Divin par l'intermédiaire de l'esprit sélectif dans le mental. Plus tard, lorsque nous sommes capables de nous élever même au-dessus du mental spirituel, nous pouvons voir que chaque pouvoir divin contient tout le reste et peut se débarrasser de son erreur initiale¹.

Nous voyons alors que l'action est possible sans que l'âme soit soumise à l'habituel fonctionnement dégradé des modes de la Nature. Ce fonctionnement dépend de la limitation mentale, vitale et physique dont nous sommes pétris; c'est une déformation, une incapacité, une valeur fausse ou amoindrie que nous imposent le mental et la vie dans la matière. Lorsque nous grandissons en l'esprit, ce dharma, loi inférieure de la Nature, est remplacé par le dharma immortel de l'esprit; il y a l'expérience d'une libre action immortelle, d'une divine connaissance illimitable, d'un pouvoir transcendant, d'un insondable repos. Mais demeure encore la question de la transition; car il doit y avoir une transition, une avance par étapes, puisque rien, dans les opérations de Dieu en ce monde, n'est le produit d'une action abrupte, sans méthode ni fondement. Ce que nous cherchons, nous l'avons en nous, mais pratiquement il nous faut l'exprimer des formes inférieures de notre nature². Dès lors, dans l'action même des modes, il doit y avoir un certain moyen,

 

¹La description donnée ici des formes spirituelles suprêmes et des formes supramentales de l'action de la plus haute Nature correspondant aux gounas ne vient pas de la Guîtâ, mais découle de l'expérience spirituelle. La Guîtâ ne donne aucun détail sur l'action de la Nature la plus haute, rahasyam outtamam; elle laisse au chercheur le soin d'en faire la découverte grâce à sa propre expérience spirituelle. Elle indique simplement la nature du tempérament et de l'action sattwiques élevés par lesquels doit s'atteindre ce suprême mystère, et elle insiste en même temps sur le dépassement du sattwa et la transcendance des trois gounas.

²Cela du point de vue de notre nature s'élevant par la conquête de soi, l'effort et la discipline. Doit aussi intervenir de plus en plus une descente de la Lumière, de la Présence et de la Puissance divines dans l'être afin de le transformer; sans quoi le changement, au point culminant et au-delà, ne peut avoir lieu. C'est pourquoi entre en jeu comme ultime mouvement la nécessité d'une absolue soumission de l'âme.

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un certain levier, un certain point d'appui¹ grâce auquel nous puissions effectuer cette transformation. La force-de-Volonté le trouve dans le plein développement du gouna sattwique : en sa puissante expansion, il atteint un point où il peut se dépasser et disparaître en sa source. La raison en est évidente; le sattwa est un pouvoir de lumière et de bonheur, une force qui prépare au calme et à la connaissance; à son point le plus haut, il peut arriver à réfléchir dans une certaine mesure la lumière et la béatitude spirituelles dont il dérive et presque à s'identifier mentalement avec elles. Les deux autres gounas ne peuvent connaître cette transformation, le radjas ne peut se transformer en la divine volonté cinétique, ni le tamas en le divin repos et le calme divin, sans l'intervention du pouvoir sattwique en la Nature. Le principe de l'inertie demeurera toujours une inerte inaction de la puissance, ou une incapacité de la connaissance jusqu'à tant que son ignorance s'évanouisse dans une illumination et que sa torpide incapacité se perde dans la lumière et la force de l'omnipotente volonté divine de repos. Alors, et seule ment alors, nous pouvons avoir le calme suprême. Par conséquent, le tamas doit être dominé par le sattwa. Pour la même raison, le principe du radjas doit toujours demeurer un fonctionnement troublé, agité, fiévreux ou malheureux, car il ne possède point la connaissance juste; son mouvement naturel est une action erronée et perverse  – perverse du fait de l'ignorance. Notre volonté doit se purifier grâce à la connaissance; elle doit de plus en plus parvenir à une action juste et lumineusement inspirée avant de pouvoir se convertir en la divine volonté cinétique. Cela aussi rend nécessaire l'intervention du sattwa. La qualité sattwique est un premier médiateur entre la nature supérieure et la nature inférieure. A un certain point, elle doit à vrai dire se transformer ou s'échapper à elle-même, se débander et se dissoudre en sa propre source; sa lumière, qui cherche, est conditionnée et dérivée, son action soigneusement construite; toutes deux doivent se muer en la libre et directe dynamique et en la lumière spontanée de l'esprit. Mais entre-temps, un haut

 

¹En français dans le texte.

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accroissement de pouvoir sattwique nous affranchit largement de l'incapacité tamasique et radjasique; et une fois que nous ne sommes plus trop tirés vers le bas par le radjas et le tamas, sa propre inaptitude peut être surmontée beaucoup plus facile ment. Développer le sattwa jusqu'au point où il est empli de lumière, de calme et de bonheur spirituels, telle est la première condition de cette discipline préparatoire de la nature.

C'est là, comme nous le verrons, tout le propos des derniers chapitres de la Guîtâ. Mais préludant d'abord à la considération de ce mouvement illuminateur, elle distingue deux sortes d'êtres, le déva et l'asoura; car le déva est capable d'une haute action sattwique qui se transforme, tandis que l'asoura en est incapable. Nous devons voir quel est l'objet de cette introduction, et l'exacte portée de cette distinction. La nature générale de tous les êtres humains est la même; c'est un mélange des trois gounas; il semblerait donc qu'en tous doive exister la capacité de développer et de fortifier l'élément sattwique et de le tourner vers les sommets de la transformation divine. Notre tendance habituelle à faire, en réalité, de notre raison et de notre volonté les domestiques de notre égoïsme radjasique ou tamasique, les ministres de notre désir cinétique agité et mal assuré, ou de notre indolence satisfaite et de notre inertie statique, cette tendance ne peut être, penserait-on, qu'une caractéristique temporaire de notre être spirituel non développé, une inexpérience propre à son évolution imparfaite, et elle doit disparaître quand notre conscience s'élève dans l'échelle spirituelle. Mais au vrai, nous voyons que les hommes, du moins les hommes au dessus d'un certain niveau, se répartissent grosso modo en deux classes, ceux qui ont pour trait dominant une force de caractère sattwique tournée vers la connaissance, la maîtrise de soi, la bienfaisance, la perfection et ceux chez qui domine une force de caractère radjasique tournée vers la grandeur égoïste, la satisfaction du désir, la complaisance à l'égard de leur forte volonté et de leur personnalité qu'ils cherchent à imposer au monde, non pour le service de l'homme ou de Dieu, mais pour leur orgueil, leur gloire et leur bon plaisir. Ce sont les représentants humains des dévas et des dânavas, ou asouras, des dieux et des titans.

 

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C'est là une très ancienne distinction que fait le symbolisme religieux de l'Inde. L'idée fondamentale du Rig Véda est une lutte entre les dieux et leurs sombres adversaires, entre les Maîtres de la Lumière, fils de l'Infini, et les enfants de la Division et de la Nuit, une bataille à laquelle l'homme prend part et qui se reflète dans toute sa vie intérieure et son action. C'était aussi un principe fondamental de la religion de Zoroastre. La même idée est très évidente dans la littérature ultérieure. Dans son projet sur le plan éthique, le Râmâyana est la parabole d'un énorme conflit entre le déva sous une forme humaine et le râkshasa incarné, entre le représentant d'une haute culture et d'un dharma élevé et une force colossale effrénée, une gigantesque civilisation de l'Ego démesuré. Le Mahâbhârata, dont la Guîtâ est une section, prend pour sujet un choc, qui dure une vie, entre dévas et asouras humains, les hommes de pouvoir, fils des dieux, que gouverne la lumière d'un haut dharma éthique, et les autres, qui sont les titans incarnés, les hommes de pouvoir qui se dressent pour le service de leur ego intellectuel, vital et physique. Plus ouvert que le nôtre à la vérité des choses derrière le voile physique, le mental des anciens voyait derrière la vie de l'homme de grands Pouvoirs cosmiques ou des êtres qui représentaient certains aspects ou certains degrés de la Shakti universelle : divins, titanesques, gigantesques, démoniaques. Les hommes qui personnifiaient puissamment ces types de la nature étaient eux-mêmes considérés comme des dévas, des asouras, des râkshasas, des pishâtchas. Pour des motifs personnels, la expérience reprend cette distinction et développe la différence entre ces deux sortes d'êtres, dwaou bhoûta-sargaou. Elle a précédemment parlé de la nature asourique et râkshasique qui fait obstacle à la connaissance de Dieu, au salut et à la perfection; elle la met à présent en contraste avec la nature daïvique, qui, elle, est tournée vers ces choses.

Ardjouna, dit l'Instructeur, appartient à la nature des dévas. Il n'a pas besoin de s'affliger en pensant que, s'il accepte la bataille et le carnage, il cédera aux impulsions asouriques. L'action autour de laquelle tourne toute l'affaire, la bataille que doit

 

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livrer Ardjouna avec, pour aurige, le Divin incarné, lorsque l'ordonne le Maître du monde sous la forme de l'Esprit du Temps, est un combat qui a pour but d'établir le royaume du Dharma, l'empire de la Vérité, du Droit et de la Justice. Lui même est né dans la catégorie des dévas; il a développé en lui l'être sattwique, au point d'être maintenant capable d'une haute transformation, d'un affranchissement du traïgounya et donc de la nature sattwique elle-même La distinction entre déva et asoura ne concerne pas toute l'humanité, ne peut s'appliquer rigidement à tous les individus. Pas davantage n'est-elle nette ment tranchée à tous les stades de l'histoire morale ou spirituelle de la race humaine, ni dans toutes les phases de l'évolution individuelle. L'homme tamasique, qui tient un si grand rôle dans l'ensemble, ne se range dans une catégorie ni dans l'autre, telle que la description en est ici donnée; il peut cependant avoir les deux éléments en lui à un degré peu élevé; le plus souvent, il sert mollement les qualités inférieures. L'homme normal est d'habitude un mélange; mais chez lui, une tendance est plus prononcée que l'autre, incline à le rendre surtout radjaso tamasique ou sattwo-radjasique et le prépare, peut-on dire, à culminer en l'une ou en l'autre, en la clarté divine ou en l'agitation titanesque. Ici, en effet, ce dont il s'agit, c'est une certaine culmination dans l'évolution de la nature qualitative, comme la description donnée dans le texte le rendra évident. D'un côté, il peut y avoir une sublimation de la qualité sattwique, la culmination ou la manifestation du déva non né; de l'autre, une sublimation de l'aspect radjasique de l'âme dans la nature, la complète naissance de l'asoura. L'une conduit vers ce mouvement de libération sur lequel la eux-mêmes va maintenant insister; elle permet au sattwa de se dépasser grandement et rend possible une transformation à l'image de l'être divin, vimôkshâya. L'autre détourne de cette potentialité universelle et précipite vers une exagération de notre asservissement à l'ego, Voilà tout le sens de cette distinction.

La nature du déva se distingue par un apogée des habitudes et qualités sattwiques; maîtrise de soi, sacrifice, esprit religieux, netteté et pureté, franchise et rectitude, vérité, calme et abnégation,  

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compassion à l'égard de tous les êtres, modestie, douceur, pardon, patience, constance, une grave absence douce et pro fonde de toute agitation, de toute frivolité, de toute versatilité, sont ses attributs naturels. Les traits asouriques  colère, convoitise, ruse, traîtrise, attitude délibérément blessante envers autrui, orgueil, arrogance, prétention excessive  n'entrent point dans sa composition. Mais sa douceur, son abnégation et, sa maîtrise de soi sont exempts, par ailleurs, de toute faiblesse. La nature du déva possède l'énergie, la force de l'âme, une puissante résolution, l'intrépidité de l'esprit qui vit dans la justice et selon la vérité, et son incapacité à faire du mal, tédjah, abhayam, dhritih, ahinsâ, satyam. Tout l'être, tout le tempérament est intégralement pur; il y a poursuite de la connaissance, et l'on demeure, de façon calme et fixe, en la connaissance. Telle est la richesse, la plénitude de l'homme né dans la nature du déva.

La nature asourique a elle aussi sa richesse, la plénitude de sa force, mais d'un genre très différent, puissant et mauvais. Les hommes asouriques ne possèdent pas la vraie connaissance de la façon d'agir ou de s'abstenir, de suivre leur nature ou de la réprimer. La vérité n'est pas en eux, ni l'action propre, ni la fidèle observance. Ils ne voient tout naturellement dans le monde qu'un jeu colossal de la satisfaction du moi; leur monde est un monde qui a le Désir pour cause, pour semence, pour force directrice et pour loi, un monde du Hasard, un monde dépourvu des relations justes et de l'enchaînement du karma, un monde sans Dieu, qui n'est pas vrai, pas fondé dans la Vérité. Ils peuvent posséder les meilleurs dogmes intellectuels ou des dogmes religieux supérieurs, cela seul est le véritable credo de leur mental et de leur volonté en action; ils suivent toujours le culte du Désir et de l'Ego. Ils s'appuient en réalité sur cette façon de voir la vie, dont la fausseté perd leur âme et leur raison. L'homme asourique devient le centre ou l'instrument d'une action féroce, titanesque et violente, un pouvoir de destruction dans le monde, une source de maux et d'injustices. Arrogants, pleins d'amour-propre, ivres d'orgueil, les hommes asouriques sont des âmes dévoyées qui s'illusionnent, persistent dans des visées fausses et tenaces et s'abandonnent à l'exigence inexorable

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et impure de leurs appétits. Ils s'imaginent que le désir et le plaisir sont tout le but de la vie et, dans leur insatiable poursuite démesurée, ils sont la proie d'un souci, d'une pensée, d'une angoisse, d'un effort incessants et sans bornes qui les rongent jusqu'à l'heure de leur mort. Liés par cent liens, dévorés par la colère et la convoitise, sans relâche occupés à amasser d'injustes gains qui puissent servir leur plaisir et l'assouvissance de leur faim, ils pensent toujours : "Aujourd'hui, j'ai gagné cet objet de désir; demain, j'aurai cet autre; aujourd'hui, je possède cette richesse, j'aurai davantage demain. J'ai tué cet ennemi que j'avais, les autres aussi je les tuerai. Je suis un seigneur et un roi des hommes, je, suis parfait, accompli, puissant, heureux, for tune, je suis un jouisseur privilégié du monde; je suis riche, je suis de haut lignage; qui peut prétendre m'égaler? Je sacrifierai, je donnerai, je jouirai." Ainsi absorbés par mainte idée égoïste, bernés, accomplissant les œuvres mais de la mauvaise manière, agissant puissamment, mais pour eux-mêmes, pour le désir, pour la jouissance et non pour Dieu en eux, non pour Dieu en l'homme, ils tombent dans l'enfer abject de leur mal. Ils sacrifient et donnent, mais avec suffisance et ostentation, avec vanité, avec un fol et rigide orgueil. Dans l'égoïsme de leur force et de leur puissance, dans la violence de leur colère et de leur arrogance, ils haïssent, méprisent, et rabaissent le dieu caché en eux et le dieu en l'homme. Et parce qu'ils nourrissent cette haine et ce mépris orgueilleux pour le bien et pour Dieu, parce qu'ils sont cruels et mauvais, le Divin les précipite sans cesse en des naissances plus asouriques. Ne Le cherchant point, ils ne Le trouvent point et, perdant tout à fait pour finir le chemin qui mène à Lui, ils sombrent dans l'état le plus bas de la nature de l'âme, adhamâm gatim.  

Cette description imagée, si elle donne toute sa valeur à la distinction qu'elle veut faire, ne doit cependant pas être poussée au point qu'elle exprime plus qu'elle n'implique. Lorsque l'on  dit qu'il y a deux créations d'êtres dans ce monde matériel, les  dévas et les asouras¹, cela ne signifie pas que les âmes humaines

 

¹La distinction entre les deux créations revêt pleinement sa vérité dans les plans supraphysiques, où la loi de l'évolution spirituelle ne gouverne pas le mouvement. Il y a les mondes des dévas, les mondes des asouras, et, dans ces mondes situés derrière nous, il existe des types constants d'êtres qui sou tiennent l'entièreté du jeu divin de la création indispensable à la marche de l'univers et qui projettent aussi leur influence sur la terre, sur la vie et la nature de l'homme dans ce plan physique de l'existence.

 

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sont ainsi créées par Dieu dès le début, chacune avec sa course inévitable dans la Nature. Pas davantage n'entend-on une rigide prédestination spirituelle et que celles qui, depuis le commencement, sont rejetées par le Divin sont aveuglées par Lui, de façon à pouvoir être précipitées dans la perdition éternelle et l'impureté de l'Enfer. Toute âme est une éternelle portion du Divin; l'asoura comme le déva, tous peuvent parvenir au salut; même le plus grand pécheur peut se tourner vers le Divin. Mais l'évolution de l'âme en la Nature est une aventure dont toujours le swabhâva et le karma que gouverne le swabhâva sont les principaux pouvoirs; si un excès dans la manifestation du swa bhâva, ou devenir essentiel de l'âme, si un désordre intervenu dans son expression tourne la loi de l'être du côté de la perversion, si le commandement est donné aux qualités radjasiques et que celles-ci soient cultivées au détriment du sattwa, alors la tendance du karma et ses résultats, au lieu de s'élever aux sommets sattwiques  qui sont capables de mouvement libérateur , culminent dans la suprême exagération des perversités de la nature inférieure. S'il ne s'arrête pas net et n'abandonne pas la voie de l'erreur qu'il suit, l'homme finit par voir la pleine naissance de l'asoura en lui, et une fois qu'il s'est à ce point détourné de la Lumière et de là Vérité, il ne peut plus faire machine arrière, il est entraîné par la vitesse fatale de sa course, du fait même de l'immensité du pouvoir divin en lui dont il abuse jusqu'à tant qu'il ait sondé les profondeurs où il tombe, touché le fond et vu où le chemin l'a conduit, jusqu'à tant que le pouvoir soit épuisé et gaspillé et que lui-même soit dans l'état le plus bas de la nature de l'âme, qui est l'Enfer. C'est seulement lorsqu'il comprend et se tourne vers la Lumière, qu'intervient cette autre vérité de la Guîtâ : que même le plus grand pécheur, 

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même le criminel le plus impur et le plus violent est sauvé dès lors qu'il se tourne pour adorer et suivre le Divin en lui. Par ce simple retournement, il accède alors très vite à la voie sattwique qui mène à la perfection et à la liberté.

La Prakriti asourique est la Prakriti radjasique portée à son comble; elle aboutit à l'esclavage de l'âme dans la Nature, au désir, à la colère et à la convoitise, les trois pouvoirs de l'ego radjasique, qui sont les triples portes de l'Enfer  l'Enfer où tombe l'être naturel, lorsqu'il s'abandonne à l'impureté, au mal et à l'erreur de ses instincts inférieurs ou pervertis. Ces trois pouvoirs sont par ailleurs les portes d'une grande obscurité, et se referment sur le tamas, le pouvoir caractéristique de l'Ignorance originelle; car la force effrénée de la nature radjasique, une fois épuisée, retombe dans la faiblesse, la débâcle, les ténèbres, l'incapacité du pire statut tamasique de l'âme. Pour échapper à cette chute, on doit se débarrasser de ces trois forces mauvaises et se tourner vers la lumière de la qualité sattwique, se conformer à la justice, vivre dans les vraies relations selon la Vérité et la Loi; on suit alors ce que l'on a comme bien supé rieur et l'on parvient à la condition la plus élevée de l'âme, Suivre la loi du désir n'est pas la vraie règle de notre nature; il y a une norme plus haute et plus juste pour ses œuvres. Mais où est-elle incarnée et comment la trouver? Tout d'abord, la race humaine a toujours recherché cette Loi juste et haute, et tout ce qu'elle a pu découvrir a pris corps en son Shâstra, sa règle pour la science et pour la connaissance, sa règle morale, sa règle religieuse, sa règle pour vivre le mieux possible en société, sa règle qui gouverne les justes relations avec l'homme, Dieu et la Nature. Le Shâstra ne signifie pas un ramassis de coutumes, les unes bonnes, les autres mauvaises, suivies sans intelligence par l'habituel mental routinier de l'homme tamasique. Le Shâstra est la connaissance et l'enseignement établis par l'intuition, l'expérience et la sagesse, la science et l'art et l'éthique de la vie, les meilleures normes dont puisse disposer la race. L'homme à demi éveillé qui cesse d'en observer la règle pour se laisser guider par ses instincts et ses désirs, peut trouver le plaisir, mais non le bonheur, car le bonheur intérieur ne peut venir que

 

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d'une juste façon de vivre. Cet homme-là ne peut marcher vers la perfection, ne peut acquérir le suprême statut spirituel. La loi de l'instinct et du désir semble venir en premier dans le monde animal, mais l'humanité de l'homme grandit à poursuivre la vérité, la religion, la connaissance et une vie équitable. Le Shâstra, le Droit reconnu qu'il a édifié pour gouverner ses membres inférieurs au moyen de sa raison et de sa volonté intelligente doit donc être observé pour commencer et devenir l'autorité qui juge de la conduite et des œuvres, de ce qu'il faut faire ou ne pas faire, jusqu'à ce que l'instinctive nature de désir soit éduquée, tempérée, réprimée par l'habitude de la maîtrise de soi, et que l'homme soit prêt d'abord à se guider lui-même plus librement et intelligemment, puis à suivre au plus haut degré la suprême loi et la liberté suprême de la nature spirituelle.

Car le Shâstra, dans son aspect ordinaire, n'est point cette loi spirituelle; à son apogée, lorsqu'il devient une science et un art de vivre spirituellement, adhyâtma-shâstra  la elle-même décrit elle-même son propre enseignement comme le shâstra le plus élevé et le plus secret , il formule cependant une règle de transcendance de soi de la nature sattwique et développe la discipline qui mène à la transmutation spirituelle. Mais un Shâstra est édifié sur quantité de conditions préparatoires, dharmas; il est un moyen, non une fin. La fin suprême est la liberté de l'esprit quand, abandonnant tous les dharmas, l'âme se tourne vers Dieu pour en recevoir sa seule loi d'action, agit directement par la volonté divine et vit en la liberté de la nature divine, non dans la Loi, mais dans l'Esprit. Tel est le développement de l'enseignement que prépare la question suivante d'Ardjouna.

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