Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
Puisque la connaissance, l'absence de désir, l'impersonnalité, l'égalité, puisque la paix et la béatitude intérieures et existantes en soi, la liberté ou du moins la supériorité sur l'inextricable entrecroisement des trois gounas de la Nature sont les signes de l'âme libérée, elles doivent l'accompagner dans toutes ses activités. Elles sont la condition du calme inaltérable que cette âme préserve en tout le mouvement, tout le choc, tout le conflit de forces qui l'entourent dans le monde. Ce calme reflète la lisse immuabilité du Brahman au milieu de toutes les mutations et appartient à l'indivisible et impartiale Unité pour jamais immanente dans toutes les multiplicités de l'univers. Car un esprit égal et qui égalise tout est cette Unité au cœur des millions de différences et d'inégalités du monde; et l'égalité de l'esprit est la seule égalité véritable. En tout ce qui existe d'autre, il ne peut en effet y avoir que similarité, adaptation, équilibre; mais même dans les plus grandes similarités du monde, nous trouvons la différence de l'inégalité et celle de la dissemblance, et il n'est possible d'adapter les équilibres du monde qu'en combinant et en ajustant des poids inégaux.
D'où l'immense importance que la Guîtâ, dans ses éléments de Karma-Yoga, attache à l'égalité, point épineux des libres relations de l'esprit libre avec le monde. La connaissance de soi, l'absence de désir, l'impersonnalité, la béatitude, la liberté par rapport aux modes de la Nature, lorsqu'elles se retirent en elles-mêmes, qu'elles sont en elles-mêmes absorbées, inactives, n'ont nul besoin de l'égalité; car elles ne prennent point connaissance des choses où s'élève l'opposition entre l'égalité et l'inégalité. Mais dès lors que l'esprit prend connaissance et s'occupe des multiplicités, des personnalités, des différences, des inégalités de l'action de la Nature, il lui faut réaliser ces autres signes de son libre statut en se servant de cet unique signe qui rend les choses évidentes : l'égalité. La connaissance est la conscience de
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l'unité avec l'Un; et en relation avec les multiples êtres différents, les multiples existences différentes de l'univers, elle doit se signaler par une égale unité avec tous. L'impersonnalité est la supériorité qu'a l'esprit unique et immuable sur les variations de sa multiple personnalité dans le monde; dans ses rapports avec les personnalités de l'univers, elle doit se signaler par l'esprit égal et impartial de son action vis-à-vis de tous, si diverse que l'action puisse être rendue par la variété des relations en les quelles elle est façonnée, ou des conditions dans lesquelles elle doit avoir lieu. Ainsi Krishna, dans la Guîtâ, dit-il que nul ne lui est cher, et nul haï de lui, que pour tous il est égal en son esprit; et pourtant, l'amant de Dieu est le réceptacle particulier de sa Grâce, parce que la relation qu'il a créée est différente et que, tout de même, l'unique et impartial Seigneur de tous rencontre chaque âme selon la façon qu'elle a de s'approcher de lui. L'absence de désir est la supériorité qu'a l'Esprit illimitable sur l'attrait limitatif des objets de désir séparés qui sont dans le monde; lorsqu'il lui faut entrer en relation avec ces objets, il doit faire montre de cette absence de désir par une égale et impartiale indifférence vis-à-vis de leur possession, ou par une joie égale et impartiale, une joie sans attachement goûtée en tous et un même amour pour tous, joie et amour qui, existants en soi, ne dépendent de la possession ni de la non-possession, mais sont, en leur essence, imperturbés et immuables. Car la béatitude de l'esprit réside en l'esprit, et si cette béatitude doit entrer en relation avec les choses et les créatures, ce n'est que de cette façon qu'elle peut manifester sa libre nature spirituelle, Traïgounâtîtya, la transcendance des gounas, est la supériorité imperturbée qu'a l'esprit sur ce flot d'action des modes de la Nature, lequel a pour constante d'être troublé et inégal; si l'esprit doit entrer en relation avec les activités discordantes et inégales de la Nature, si l'âme libre doit tant soit peu permettre l'action à sa nature, ils doivent faire montre de leur supériorité par une impartiale égalité vis-à-vis de toutes les activités, de tous les résultats ou de tous les événements.
L'égalité est le signe et aussi, pour l'aspirant, le test. Là où existe l'inégalité dans l'âme, là existe de façon évidente un jeu
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inégal des modes de la Nature, mouvement de désir, jeu de la volonté personnelle, du sentiment et de l'action, activité de la joie ou du chagrin, ou ce délice troublé et troublant qui n'est point une béatitude spirituelle véritable, mais une satisfaction mentale entraînant inévitablement à sa suite une contrepartie, ou un recul d'insatisfaction mentale. Là où existe l'inégalité de l'âme, là on s'écarte de la connaissance, et il y a perte de la solide assise en l'unicité brahmique qui embrasse et réconcilie tout et perte de l'unité des choses. Par son égalité, le karma-yogi, alors même qu'il agit, connaît qu'il est libre.
C'est la nature spirituelle de l'égalité prescrite, haute et universelle en son caractère et sa compréhension, qui donne, en cette matière, sa note distinctive à l'enseignement de la Guîtâ. Sinon, ce n'est en rien le propre de la Guîtâ d'enseigner simplement que l'état le plus souhaitable pour le mental, les sentiments et le caractère est l'égalité en soi où nous nous hissons et dominons la faiblesse humaine. L'égalité a toujours été proposée à l'admiration comme idéal philosophique et tempérament particulier des sages. Et certes, la Guîtâ reprend cet idéal philosophique, mais elle le pousse bien au-delà en une région supérieure où nous nous retrouvons respirant un air plus vaste et plus pur. L'équilibre stoïcien, l'équilibre philosophique de l'âme n'en sont que la première et la seconde étapes dans une ascension qui, partant du tourbillon des passions et des ballottements du désir, gagne une sérénité et une béatitude qui appartiennent non point aux dieux, mais au Divin Lui-même en Sa suprême maîtrise de soi. L'égalité stoïcienne, faisant du caractère son pivot, se fonde sur la maîtrise de soi par une austère endurance; plus heureuse et plus sereine, l'égalité philosophique préfère la maîtrise de soi par la connaissance, par le détachement, par une haute indifférence intellectuelle sise au-dessus des perturbations auxquelles notre nature incline, oudâsînavad âsînah, comme le dit la Guîtâ; il y a aussi l'égalité religieuse ou chrétienne qui est un perpétuel agenouillement ou une résignation et une soumission prosternées devant la volonté de Dieu. Tels sont les trois stades, les trois recours sur le chemin de la paix divine; l'endurance héroïque, la sage indifférence, la
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pieuse résignation, titikshâ, oudâsînatâ, namas ou nati. À sa vaste manière synthétique, la Guîtâ les prend toutes et les introduit dans le mouvement ascendant de l'âme, mais à chacune elle donne une racine plus profonde, une plus ample perspective, un sens plus universel et transcendant. Car elle donne à chacune les valeurs de l'esprit, le pouvoir de l'être spirituel par-delà la tension du caractère, par-delà le difficile équilibre de la compréhension, par-delà l'astreinte des émotions.
L'âme humaine ordinaire prend plaisir aux agitations coutumières de sa vie naturelle; c'est parce qu'elle connaît ce plaisir et que, le connaissant, elle donne son consentement au jeu trouble de la nature inférieure que le jeu continue perpétuellement; la Prakriti ne fait rien, en effet, qui ne soit pour l'agrément et avec l'accord de celui qui l'aime et qui, en elle, trouve sa joie, le Pourousha. Nous ne reconnaissons pas cette vérité, car sous le choc bien réel des troubles adverses, violenté par le chagrin, la douleur, l'inconfort, la malchance, l'échec, la défaite, le blâme, le déshonneur, le mental recule devant le coup tandis qu'il bondit avidement vers l'étreinte des délectables agitations opposées, la joie, le plaisir, les satisfactions de toutes sortes, la prospérité, le succès, la victoire, la gloire, la louange; mais cela ne modifie pas la vérité du plaisir que l'âme trouve en la vie, qui demeure constant derrière les dualités du mental. Le guerrier n'éprouve pas de plaisir physique à être blessé, ni ne tire de satisfaction mentale de ses défaites; mais il trouve une joie complète en la divinité de la bataille qui lui octroie la défaite et les plaies aussi bien que la joie de la victoire, et il accepte les risques de la première et l'espoir en la seconde comme faisant partie de l'étoffé métissée de la guerre, la chose que poursuit le délice qui est en lui. Les blessures lui procurent même rétrospectivement joie et fierté complètes lorsqu'en est passée la. souffrance, mais bien souvent elles sont assez présentes lors même que la souffrance est là, qui en réalité les nourrit. La défaite conserve pour lui la joie et la fierté de l'indomptable résistance à un adversaire supérieur ou, s'il est d'une espèce plus basse, les passions de la haine et de la vengeance qui ont aussi
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leurs plaisirs plus obscurs et cruels. Ainsi en est-il de l'âme dans le jeu normal de notre vie.
Par la douleur et l'aversion, le mental recule devant les coups adverses de la vie; c'est le stratagème de la Nature pour imposer un principe d'auto-protection, djougoupsâ, de façon que les parties nerveuses et corporelles vulnérables en nous puissent ne pas indûment se ruer sur l'auto-destruction et l'embrasser. Le mental tire sa joie des contacts favorables de la vie; c'est l'appât du plaisir radjasique offert par la Nature, de façon que la force dans la créature puisse vaincre les tendances tamasiques à l'inertie et à l'inactivité, et être pleinement propulsée vers l'action, le désir, la lutte, le succès et, par son attachement à ces choses, exécuter les fins visées par la Nature. Notre âme secrète prend plaisir à ce conflit et à cet effort, voire à l'adversité et à la souffrance, un plaisir qui peut être suffisamment complet aux yeux du souvenir, mais qui sur le moment est également présent par-derrière et souvent s'élève même à la surface du mental affligé pour le soutenir en sa passion; mais ce qui attire réellement l'âme, c'est l'étoffé métissée de la chose que nous appelons vie avec tout son tumulte de combat et de recherche, ses attirances et ses répulsions, son offre et sa menace, ses variétés de toutes sortes. Pour l'âme radjasique de désir en nous, un plaisir monotone, le succès, sans la lutte, la joie sans ombre doivent après un temps devenir lassants, insipides, écœurants; elle a besoin d'un arrière-plan d'obscurité pour donner une pleine valeur à sa jouissance de la lumière; car le bonheur qu'elle recherche et savoure appartient justement à cette nature, il est relatif en son essence même et dépend de la perception et de l'expérience de son contraire. La joie de l'âme en les dualités est le secret du plaisir que le mental éprouve dans la vie.
Qu'on demande à l'âme de désir de se hisser hors de tout ce tumulte jusqu'à la joie sans mélange de la pure âme de béatitude, qui, tout le temps, soutient en secret sa force dans la lutte et rend possible la continuité de sa propre existence elle se soustraira aussitôt à l'appel. Elle ne croit pas en une telle existence; ou elle croit que ce ne serait pas la vie, que ce ne
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serait aucunement cette existence variée du monde autour d'elle^ où elle a coutume de prendre son plaisir; ce serait une chose sans arôme ni saveur. Ou bien elle sent que l'effort serait trop grand pour elle; elle recule devant la lutte de l'ascension, bien qu'en réalité le changement spirituel ne soit nullement plus difficile que la réalisation des rêves que poursuit l'âme de désir et que, pour l'accomplir, il ne faille pas davantage de lutte et de labeur que dans le formidable effort que déploie l'âme de désir en sa chasse passionnée aux éphémères objets de plaisir et de désir. Si elle se montre récalcitrante, c'est en fait qu'on lui demande de s'élever au-dessus de sa propre atmosphère et de respirer un air de vie plus rare et plus pur, dont elle ne peut réaliser la béatitude ni la puissance à peine si elle peut même concevoir la réalité de celles-ci -, tandis que la joie de cette trouble nature inférieure est pour elle l'unique chose familière et tangible. Aussi bien cette satisfaction inférieure n'est-elle pas en soi chose mauvaise et stérile; c'est plutôt la condition de l'évolution ascendante de notre nature humaine à partir de l'ignorance et de l'inertie tamasiques auxquelles l'être matériel est surtout soumis; c'est l'étape radjasique de l'ascension graduelle de l'homme vers la suprême connaissance de soi, vers le pouvoir et la félicité suprêmes. Mais si nous nous éternisons sur ce plan, la madhyamâ gatih de la Guîtâ, notre ascension de meure inachevée, et incomplète l'évolution de l'âme. Traversant l'être et la nature sattwiques, tournée vers cela qui dépasse les trois gounas, s'étend la voie de l'âme vers sa propre perfection.
Le mouvement qui nous guidera hors des agitations de la nature inférieure doit être nécessairement un mouvement tourné vers l'égalité dans le mental, dans le tempérament émotif, dans l'âme. Mais il faut noter que, même si pour finir nous devons arriver à une supériorité sur les trois gounas de la nature inférieure, ce n'en est pas moins, au commencement, par un recours à l'un ou l'autre des trois que doit s'opérer le mouvement Il faut qu'en son début l'égalité soit sattwique, radjasique ou tamasique (car il y a, dans la nature humaine, une possibilité d'égalité tamasique). Elle peut être purement tamasique: la lourde placidité d'un tempérament vital rendu inerte et incapable
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de répondre aux chocs de l'existence du fait d'une morne insensibilité et d'une indifférence à la joie de la vie; ou elle peut résulter d'une fatigue des émotions et des désirs accumulés, fatigue provoquée par un excès de plaisir et par l'assouvissance, ou bien au contraire par une déception, un dégoût et un recul devant la douleur de vivre, une lassitude, une crainte, une horreur et une aversion pour le monde; c'est alors en sa nature un mouvement mélangé, radjaso-tamasique, mais la qualité inférieure prédomine. Ou se rapprochant du principe sattwique, elle peut s'aider de la perception intellectuelle que les désirs de la vie ne peuvent être satisfaits, que l'âme est trop faible pour maîtriser la vie, que tout cela n'est que chagrin et qu'effort transitoire et ne possède aucune vérité réelle, aucun bon sens, aucune lumière ni aucun bonheur; c'est le principe sattwo-tamasique de l'égalité, qui n'a pas grand-chose à voir avec l'égalité bien qu'il y puisse conduite, tout comme l'indifférence ou le refus tranquille. Essentiellement, le mouvement d'égalité tamasique est une généralisation du principe de djougoupsâ ou recul auto-protecteur, qui se trouve dans la Nature et va de l'esquive devant certains effets pénibles à la fuite devant toute la vie de la Nature en tant qu'elle conduit finalement à souffrir et se tourmenter, et non à se réjouir comme l'exige l'âme.
L'égalité tamasique ne présente pas en soi de libération réelle; mais on peut en faire un puissant point de départ si, comme dans l'ascétisme indien, on la transforme en l'égalité sattwique en percevant l'existence plus grande, le vrai pouvoir, la joie supérieure du Moi immuable au-dessus de la Nature. Ce mouvement, toutefois, est naturellement tourné vers le sannyâsa, la renonciation à la vie et aux œuvres, plutôt que vers ce que préconise la Guîtâ, ce renoncement intérieur au désir uni à une activité ininterrompue dans le monde de la Nature. La Guîtâ néanmoins admet ce mouvement et lui accorde une place; elle permet qu'au départ il y ait un recul dû à la perception des défauts de l'existence universelle, la naissance et la maladie et la mort, la vieillesse, le chagrin, point de départ historique du Bouddha, djanma-mrityou-djarâ-vyâdhi-douhkha
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dôshânoudarshanam, et elle accepte l'effort de ceux dont la discipline de soi a pour motif un désir d'être libérés, fût-ce en cet esprit, de la malédiction de l'âge et de la mort, djarâ-marana-môkshâya mâm âshritya yatanti yé. Mais pour être tant soit peu profitable, cette perception doit s'accompagner de la perception sattwique d'un état supérieur, il faut en même temps puiser sa joie et prendre refuge en l'existence du Divin, mâm âshritya. L'âme, alors, par son recul, vient à un plus grand état d'être, elle est exhaussée par-delà les trois gounas et libre de la naissance et de la' mort, de l'âge et de la peine, et jouit de l'immortalité de son existence, djanma-mrityou-djarâ-douhkhairvimoukto'mritam ashnouté. Par elle-même, la répugnance tamasique à accepter la douleur et l'effort de la vie est en fait une chose qui affaiblit et dégrade; et là réside le danger de prêcher à tous sans distinction l'évangile de l'ascétisme et du dégoût du monde, c'est apposer le sceau d'une faiblesse et d'un recul tamasiques sur des âmes faites pour autre chose, troubler leur compréhension, bouddi-bhédam djanayet, diminuer l'aspiration soutenue, la confiance en la vie, le pouvoir de l'effort dont a besoin l'âme de l'homme dans son salutaire, son nécessaire combat radjasique pour maîtriser son milieu, sans lui proposer vraiment — car il n'en est pas encore capable un but plus élevé, une plus grande tentative, une victoire plus puissante. Mais chez les âmes fortes, ce recul peut servir un utile dessein spirituel en tuant leur attirance radjasique, leur avide préoccupation de vie inférieure qui empêchent l'éveil sattwique à une possibilité plus haute. Cherchant alors refuge en le vide qu'elles ont créé, elles peuvent entendre l'appel divin. "O âme qui te trouves dans ce monde éphémère et malheureux, tourne-toi vers Moi et place en Moi ton délice", anityam asoukham lôkam imam prâpya bhadjaswa mâm.
Dans ce mouvement, toutefois, l'égalité consiste en un simple recul égal devant tout ce qui constitue le monde; elle arrive à l'indifférence et à l'éloignement mais n'inclut pas ce pouvoir d'accepter avec égalité, sans attachement ni agitation, tous les contacts plaisants ou douloureux du monde, et qui est un élément nécessaire dans la discipline de la Guîtâ. Par conséquent, même si nous débutons avec le recul tamasique — ce qui
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n'est pas du tout nécessaire —, celui-ci ne peut représenter qu'une première incitation à une plus grande tentative, non un pessimisme permanent. La discipline réelle commence avec le mouvement qui vise à maîtriser ces choses que d'abord nous inclinions tout simplement à fuir. C'est là qu'intervient la possibilité d'une sorte d'égalité radjasique, laquelle, à son degré le plus bas, est une robuste fierté de la nature qui se domine, maîtresse d'elle-même, supérieure à la passion et à la faiblesse; mais l'idéal stoïcien se saisit de ce point de départ et en fait la clef d'une complète délivrance, pour l'âme, de la sujétion à toute faiblesse de sa nature inférieure. De même que le recul intérieur tamasique généralise le principe naturel de la djougoupsâ ou auto-protection vis-à-vis de la souffrance, de même le mouvement ascendant radjasique généralise-t-il l'autre principe de la Nature, celui qui accepte la lutte et l'effort et l'impulsion innée de la vie vers la maîtrise et la victoire; mais il transporte la bataille sur le seul champ où une complète victoire est possible. Au lieu d'une lutte pour des buts épars et extérieurs et pour des succès éphémères, il ne propose rien de moins que la conquête de la Nature et du monde lui-même par un combat spirituel et une victoire intérieure. Le recul tamasique se détourne à la fois des peines et des plaisirs du monde pour leur échapper; le mouvement radjasique leur fait face pour les supporter, les maîtriser et leur devenir supérieur. La discipline de soi des stoïciens appelle à son étreinte de lutteuse le désir et la passion et les écrase entre ses bras, comme bouddi-bhédam, dans l'épopée, écrasa l'effigie en fer de Bhîma. Elle endure le choc de ce qui est pénible et de ce qui est plaisant, les causes des affections physiques et mentales de la nature et en brise les effets; elle est complète lorsque l'âme peut supporter tous les contacts sans souffrance ni attirance, excitation ni trouble. Elle cherche à faire de l'homme le conquérant et le roi de sa nature.
La Guîtâ en appelle à la nature guerrière d'Ardjouna et commence par ce mouvement héroïque. Elle en appelle à lui pour qu'il affronte le grand ennemi qu'est le désir et le tue. Sa première description de l'égalité est celle du philosophe
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stoïcien. "Celui dont le mental ne s'agite pas au milieu des chagrins et des plaisirs, est libre du désir; celui qu'ont quitté l'aversion, la peur et le courroux, est le sage au ferme entendement. Celui qui en toutes choses est sans affection, bien que le visitent ce bien et puis ce mal, et qui ne hait ni ne se réjouit, son intelligence est solidement fondée dans la sagesse." Si 1'on se prive de nourriture, dit-elle, donnant un exemple physique, l'objet sensoriel cesse d'affecter, mais l'affection sensorielle elle-même, le rassa, demeure; l'âme atteint seulement son plus haut niveau quand elle peut se retenir de poursuivre sa visée sensuelle dans l'objet, artha, et abandonner le sentiment d'être affectée et le désir pour le plaisir du goût, alors même que 1es sens sont actifs. C'est en appliquant les organes du mental sur les objets, "en parcourant les objets avec les sens", vishayân indriyaïsh-tcharan, mais avec des sens soumis au moi, libérés du goût et du dégoût, que l'on accède à une vaste et douce clarté de l'âme et du caractère, où la passion et l'affliction n'ont point de place. Tous les désirs doivent pénétrer dans l'âme, comme 1es eaux dans la mer, et l'âme, cependant, demeurer inébranlable, emplie mais point troublée; ainsi peut-on en fin de compte abandonner tous les désirs. Être affranchi de la colère et de la passion, de la peur et de l'attirance on répète avec force que c'est là une condition nécessaire à l'état de libéré, et à cet effet il nous faut apprendre à en supporter les chocs, ce qui ne peut se faire sans que nous nous exposions à ce qui les cause. "Celui qui peut ici dans le corps supporter l'impétuosité du courroux et du désir, est le yogi, l'homme heureux." Titikshâ, la volonté et le pouvoir d'endurer, est le moyen. "Les contacts matériels qui causent la chaleur et le froid, le bonheur et la souffrance, les choses transitoires qui viennent et s'en vont, apprends à les endurer. Car l'homme qu'elles ne troublent ni n'affligent, l'homme fort et sage qui est égal dans le plaisir et la souffrance, se rend apte à l'immortalité." L'équanime doit supporter la souffrance et non pas haïr, recevoir le plaisir et non pas se réjouir. Il faut que l'endurance vienne à bout même des affections physiques, et cela aussi fait partie de la discipline stoïcienne. L'âge, la mort, la souffrance, la peine ne sont pas
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éludés, mais acceptés et vaincus par une haute indifférence¹. Le vrai instinct de la nature forte, pourousharshabha, de l'âme léonine parmi les hommes est non pas de s'enfuir, épouvantée, de la Nature dans ses déguisements inférieurs, mais de l'affronter et de la conquérir. Ainsi forcée, elle jette le masque et révèle à l'homme quelle nature il possède en vérité : il est l'âme libre, non pas son sujet, mais son roi et son seigneur, swarât, samrât.
Mais à la même condition qu'elle accepte le recul tamasique, la Guîtâ accepte cette discipline stoïcienne, cette philosophie héroïque : elle doit avoir au-dessus d'elle la vision sattwique de la connaissance, à sa racine viser la réalisation de soi et s'élever graduellement vers la Nature divine. Une discipline stoïcienne qui se contenterait d'écraser les affections communes de notre nature humaine — tout en étant moins dangereuse qu'une lassitude tamasique de la vie, qu'un pessimisme infécond et qu'une stérile inertie, car elle augmenterait du moins le pouvoir et la maîtrise de soi de l'âme — ne serait néanmoins pas un bien sans mélange, puisqu'elle pourrait conduire à l'insensibilité et à un isolement inhumain sans procurer la vraie libération spirituelle. L'égalité stoïcienne se justifie comme élément dans la discipline de la Guîtâ, parce qu'elle peut être associée et peut aider à la réalisation de l'immuable Moi libre en l'être humain mobile, param drishtwâ, et à l'intronisation dans cette nouvelle conscience de soi, éshâ brâhmî sthitih. "Par la compréhension t'éveillant au Suprême qui est au-delà même du mental de discernement, par le moi mets la force sur le moi pour le rendre ferme et tranquille, et tue cet ennemi qu'il est si dur de prendre d'assaut, le Désir." Le recul tamasique dans la fuite et le mouvement radjasique de lutte et de victoire ne se justifient tous les deux qu'au moment où, grâce au principe sattwique, ils regardent au-delà d'eux-mêmes vers la connaissance de soi qui légitime à la fois le recul et la lutte.
¹Dhiras taira na mouhyati, dit la différents; l'âme forte et sage n'est pas déroutée, troublée ni émue par eux. Mais ils sont néanmoins acceptés dans le seul but d'être conquis, djarâ-marana-môkshâya yatanti.
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Non seulement le pur philosophe, le penseur, le sage de naissance se fie au principe sattwique en lui comme à son ultime justification, mais il en use dès le début comme de l'instrument de sa maîtrise de soi. Il part de l'égalité sattwique. Lui aussi observe le caractère transitoire du monde matériel et extérieur, et voit que ce monde est incapable de satisfaire les désirs ou de donner la vraie joie, mais cela ne provoque en lui ni chagrin, ni peur, ni déconvenue. Il observe tout d'un œil de tranquille discernement et fait son choix sans répulsion ni perplexité. "Les jouissances nées des divers contacts des choses entraînent 1'affliction, elles ont un commencement et une fin; par conséquent, le sage, l'homme à la compréhension éveillée, boudhah, n'y établit point sa joie." "Le moi en lui n'est pas attaché aux contacts des choses extérieures; il trouve son bonheur en lui-même."Il voit, comme dit la différents, qu'il est lui-même son propre ennemi et son propre ami, et il prend donc soin de ne pas se détrôner en jetant son être entre les mains du désir et de la passion nâtmânam avasâdayet, il se délivre au contraire de cet emprisonnement par son pouvoir intérieur, ouddhared âtmanâtmânam; quiconque, en effet, a conquis son moi inférieur, trouve en son moi supérieur son meilleur ami et allié. Il commence de trouver son contentement dans la connaissance, d'être le maître de ses sens, un yogi par l'égalité sattwique — car l'égalité est yoga, samatwam yoga outchyaté —, considérant mêmement la motte de terre, la pierre et l'or, tranquille et fort de l'équilibre du moi dans la chaleur et le froid, la souffrance et le bonheur, l'honneur et la disgrâce. Il est égal en son âme vis-à-vis de l'ami et de l'ennemi, du neutre et de l'indifférent, car il voit que ce sont des relations transitoires nées des changeantes conditions de la vie. Même les prétentions à l'érudition, à la pureté et à la vertu ne le fourvoient pas, non plus que les titres à la supériorité que les hommes fondent sur ces choses. Il a une âme égale pour tous, pour le pécheur et le saint, pour le brahmane vertueux érudit et cultivé et pour le paria déchu. Toutes ces descriptions sont celles que la différents donne de l'égalité sattwique, et elles résument assez bien ce en quoi le monde a accoutumé de voir la calme égalité philosophique du sage.
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Où est alors la différence entre cette égalité et celle, plus ample, enseignée par la différents? Elle réside en la différence qu'il y a entre le discernement intellectuel et philosophique et le discernement spirituel, la connaissance védântique de l'unité sur laquelle la différents fonde son enseignement. Le philosophe maintient son égalité par le pouvoir de la bouddhi, le mental de discernement; même ce dernier, cependant, est en soi une fondation douteuse. Bien que, dans l'ensemble, maître de lui-même grâce à une attention constante ou à une habitude acquise du mental, le philosophe, en effet, n'est pas réellement libre de sa nature inférieure, laquelle s'affirme bel et bien de maintes façons et peut à tout moment se venger violemment d'être rejetée et réprimée. Car le jeu de la nature inférieure est toujours un jeu triple, et toujours la qualité radjasique et la qualité tamasique sont embusquées pour guetter l'homme sattwique. "Même le mental de l'homme sage qui s'évertue à la perfection est entraîné par la véhémente insistance des sens." La sécurité parfaite ne peut s'obtenir qu'en recourant à quelque chose de plus haut que la qualité sattwique, à quelque chose de plus haut que le mental de discernement, au Moi — non au moi intelligent du philosophe, mais au moi spirituel du sage, qui dépasse les trois gounas. Tout doit s'accomplir par une naissance divine en la nature spirituelle supérieure.
Et l'égalité du philosophe est comme celle du stoïcien, comme celle de l'ascète qui fuit le monde, une liberté intérieure et solitaire, loin des hommes et à l'écart; cependant, l'homme né à la naissance divine, n'a pas trouvé le Divin qu'en lui-même, mais en tous les êtres. Il a réalisé son unité avec tous, et son égalité est donc pleine de sympathie et marquée par ce sens de l'un. Il voit tous les êtres comme lui-même et ne s'absorbe pas dans son salut solitaire; il prend même sur lui le fardeau de leur bonheur et de leur chagrin, qui personnellement ne l'affecte ni ne le subjugue plus. Le sage parfait, la différents le répète plus d'une fois, s'emploie toujours, avec une vaste égalité, à faire du bien à toutes les créatures, il y trouve son occupation et sa joie, sarva-bhoûta-hité ratah. Le parfait yogi n'est point un solitaire méditant sur le Moi dans la tour d'ivoire de son isolement
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spirituel, mais youktah kritsna-karma-krit, un ouvrier universel et polyvalent œuvrant pour le bien du monde, pour Dieu dans le inonde. Car il est un bhakta, et un adorant du Divin, tout autant qu'un sage et qu'un yogi, un amant qui aime Dieu où qu'il Le trouve et qui trouve Dieu en tout lieu; ce qu'il aime, il ne dédaigne pas de le servir, et l'action ne l'éloigné pas de la béatitude de l'union, puisque tous ses actes procèdent de l'Un en lui et que vers l'Un en tous ils sont dirigés. L'égalité de la différents est une vaste égalité synthétique où tout est exhaussé en l'intégralité de l'être divin et de la nature divine.
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