Essais sur la Guîtâ

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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XX

 

ÉGALITÉ ET CONNAISSANCE

 

Yoga et Connaissance sont, en ce début de l'enseignement de la Guîtâ, les deux ailes de l'ascension de l'âme. Par Yoga, s'entend l'union grâce aux œuvres divines accomplies sans désir, dans l'égalité de l'âme vis-à-vis de toute chose et de tout homme, en sacrifice au Suprême, tandis que la Connaissance est ce sur quoi se fondent cette absence de désir, cette égalité, ce pouvoir de sacrifice. Les deux ailes assistent en fait le vol l'une de l'autre; agissant de concert, bien qu'avec une subtile alternance dans l'entraide, tels les deux yeux qui, chez l'homme, voient ensemble parce qu'ils voient alternativement, elles s'enrichissent l'une l'autre par un mutuel échange de substance. A mesuré que les œuvres grandissent en absence de désir, en égalité d'âme, qu'elles se font davantage sacrificielles en leur esprit, la connaissance s'accroît; la connaissance s'accroissant, l'âme s'affermit en l'égalité sacrificielle et sans désir de ses œuvres. Le sacrifice de la connaissance, dit par conséquent la Guîtâ, est plus grand qu'aucun sacrifice matériel. "Serais-tu le plus grand pécheur, dépasserais-tu en péché tous les hommes, tu franchiras toute la distorsion du mal dans la nef de la connaissance... Il n'est rien au monde qui égale en pureté la connaissance." Par la connaissance, le désir et son premier-né, le péché, sont détruits. L'homme libéré peut accomplir les œuvres en sacrifice, car il est affranchi de l'attachement du fait que son mental, son cœur et son esprit sont fermement fondés en la connaissance de soi, gata-sangasya mouktasya djnânâvasthita-tchétasah. A peine accomplie, toute son œuvre s'évanouit, connaît son laya, sa dissolution, pourrait-on dire, en l'être du Brahman, pravilîyaté; elle n'entraîne aucun contrecoup pour l'âme de l'exécutant apparent. L'oeuvre est accomplie par le Seigneur au moyen de la Nature, elle n'appartient plus à l'instrument humain. L'œuvre elle-même devient simplement pouvoir de la nature du Brahman et substance de son être.

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C'est en ce sens que parle la Guîtâ, lorsqu'elle dit que toute la totalité du travail trouve sa perfection, son apogée, sa fin dans la connaissance, sarvam karmâkhilam djñâné parisamâpyaté. "De même qu'un feu allumé change en cendres son combustible, de même le feu de la connaissance change toutes les œuvres en cendres." Ce qui ne veut nullement dire qu'une fois la connaissance parachevée il y ait cessation des œuvres. Ce que l'on entend par là, la Guîtâ l'élucide lorsqu'elle dit que n'est point lié par les œuvres celui qui a détruit tous les doutes par la connaissance et, par le Yoga, abandonné toutes les œuvres et qui est en possession du Moi, yôga-sannyasta-karmânam âtmavantam na karmâni nibadhnanti, et que celui dont le moi est devenu le moi de toute existence agit et toutefois n'est point affecté par ses œuvres, n'en est point captif, n'en reçoit nulle réaction qui capture l'âme, kourvannapi na lipyaté. Dès lors, dit-elle, le Yoga des œuvres est meilleur que la renonciation physique aux œuvres; en effet, tandis que le sannyâsa est difficile pour les êtres incarnés qui doivent accomplir des œuvres tant qu'ils sont dans un corps, le Yoga des œuvres suffit entièrement; rapidement et sans mal, il amène l'âme au Brahman. Ce Yoga des œuvres est, nous l'avons vu, l'offrande de toute action au Seigneur, offrande qui culmine en un abandon intérieur et non pas extérieur, spirituel et non pas physique des œuvres dans le Brahman, dans l'être du Seigneur, brahmani âdhâya karmâni, mayi sannyasya. Lorsque de la sorte les œuvres "reposent sur le Brahman", la personnalité de l'exécutant instrumental n'existe plus; bien qu'il agisse, il ne fait rien; car il a abandonné au Seigneur non seulement les fruits de ses œuvres mais les œuvres elles-mêmes et leur exécution. Le Divin le décharge alors du faix des œuvres et s'en charge Lui-même; le Suprême devient l'exécutant, l'acte et le résultat.

Cette connaissance dont parle la Guîtâ n'est pas une activité intellectuelle du mental; c'est une lumineuse croissance en le plus haut état d'être grâce au resplendissement de la lumière du divin soleil de Vérité, "cette Vérité, le Soleil caché dans le ténèbres" de notre ignorance, qu'évoque le Rig-Véda, tat satyam soûryam tamasi kshiyantam. Le Brahman immuable se

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tient là dans les deux de l'esprit au-dessus de cette trouble nature inférieure et duelle, touché ni par sa vertu ni par son péché, il n'accepte ni notre sens du péché ni ce que nous tenons pour notre rectitude, touché ni par sa joie ni par son affliction, indifférent à notre joie dans le succès et à notre chagrin dans l'échec, maître de tout, suprême, universel, prabhou vibhou, calme, fort, pur, égal en toute chose. Source de la Nature, non ça& auteur immédiat de nos œuvres, mais témoin de la Nature et de ses œuvres, il ne nous impose pas non plus l'illusion que nous sommes les auteurs, car cette illusion découle de l'ignorance de cette Nature inférieure. Mais cette liberté, cette maîtrise, cette pureté, nous ne pouvons les voir; l'ignorance naturelle nous égare, qui nous cache l'éternelle connaissance de soi du Brahman au tréfonds de notre être. Mais la connaissance vient à celui qui la cherche avec obstination et elle lui enlève l'ignorance naturelle où il est de soi; elle resplendit comme un soleil longtemps celé et, à notre vision, met en lumière cet être essentiel et suprême par-delà les dualités de cette existence inférieure, âdityavat prakâshayati tat param. Par un long effort assidu, en dirigeant tout notre être conscient vers cela, en faisant de cela tout notre but, tout l'objectif de notre mental de discernement et en le voyant dès lors non seulement en nous-mêmes mais partout, nous devenons une seule pensée et un seul moi avec cela, tad-bouddhayas tad-âtmânah, nous sommes lavés de toute l'obscurité et de toute la souffrance de l'homme inférieur par les eaux de la connaissance¹, djñâna-nirdhoûta-kalmashâh.

Il en résulte, dit la Guîtâ, une parfaite égalité envers toute chose et toute personne; et c'est alors seulement que nous pouvons tout à fait fonder nos œuvres en le Brahman. Car le Brahman est égal, samam brahma, et c'est seulement quand nous avons cette parfaite égalité, sâmyé sthitam manah, "voyant

 

¹Le Rig-Véda parle de même des courants de la Vérité, des eaux qui possèdent la connaissance parfaite, des eaux qui sont pleines de la divine lumière solaire, ritasya dhârâh, âpo vitchétasah swarvatîr apah. Ce qui est ici métaphores, est là symboles concrets.

 

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d'un œil égal le brahmane érudit et cultivé, la vache, l'éléphant, le chien, le paria", et connaissant que tout est un unique Brahman, que, vivant dans cette unité, nous pouvons voir, comme le fait le Brahman, nos œuvres procéder librement de la nature, sans nulle crainte d'attachement, de péché ou de servitude. Le péché ni la souillure ne peuvent alors exister; car nous avons vaincu cette création pleine de désir, ainsi que ses œuvres et ses réactions qui appartiennent à l'ignorance, taïr djitah sargah, et puisque nous vivons en la Nature suprême et divine il n'y a plus dans nos œuvres ni faute ni défaut; ceux-ci, en effet, sont créés par les inégalités de l'ignorance. Le Brahman égal est sans défaut, nirdôsham hi samam brahma, au-delà de la confusion du bien et du mal; et vivant en le Brahman, nous aussi nous nous élevons par-delà le bien et le mal; sans souillure, nous agissons dans cette pureté, avec pour égal et unique propos d'accomplir le bien de toute existence, kshîna-kalmashâh sarvabhoûta-hité ratah. Dans l'ignorance aussi, le Seigneur en notre cœur est la cause de nos actes, mais c'est par sa Maya qu'il l'est, par l'égoïsme de notre nature inférieure qui crée l'écheveau de nos actions et fait retomber sur notre égoïsme le contrecoup de leurs réactions embrouillées, nous affectant intérieurement comme péché et vertu, extérieurement comme souffrance et plaisir, mauvaise fortune et bonne fortune la grande chaîne du karma. Lorsque par la connaissance nous sommes délivrés, le Seigneur, qui n'est plus caché dans notre cœur, mais manifeste en tant que notre moi suprême, se charge de nos œuvres et nous prend comme instruments sans défauts, nimitta-mâtram, pour le secours du monde. Telle est l'union intime entre la connaissance et l'égalité; la connaissance ici dans la bouddhi est réfléchie en tant qu'égalité dans le caractère; au-dessus, sur un plan supérieur de conscience, la connaissance est réfléchie comme lumière de l'Être, l'égalité comme substance de la Nature.

C'est toujours dans ce sens d'une suprême connaissance de soi que l'on entend ce mot djñâna utilisé dans la philosophie indienne et le Yoga, c'est la lumière par laquelle nous nous épanouissons en notre être vrai, non la connaissance par laquelle nous augmentons notre savoir et nos richesses intellectuelles;

 

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il ne s'agit pas d'une connaissance scientifique ou psychologique ou philosophique ou éthique ou esthétique ou mondaine ou pratique. Certes, ces connaissances-là aussi nous secondent dans notre croissance, mais dans le seul devenir, et non point dans l'être; elles n'entrent dans la définition de la connaissance yoguique que si nous nous en servons comme de soutiens pour connaître le Suprême, le Moi, le Divin la connaissance scientifique, lorsque nous pouvons passer à travers le voile des processus et des phénomènes et voir l'unique Réalité derrière, qui les explique tous; la connaissance psychologique, lorsque nous en usons pour nous connaître nous-mêmes et distinguer l'inférieur du supérieur, de sorte que nous puissions renoncer à celui-là et croître en celui-ci; la connaissance philosophique, lorsque nous la braquons comme une lumière sur les principes essentiels de l'existence, afin de découvrir ce qui est éternel et d'y vivre; la connaissance éthique, lorsque ayant grâce à elle distingué le péché de la vertu nous reléguons l'un et que nous nous élevons au-dessus de l'autre en la pure innocence de la Nature divine; la connaissance esthétique, lorsque par elle nous découvrons la beauté du Divin; la connaissance du monde, lorsqu'elle nous permet de voir comment le Seigneur se comporte avec ses créatures et que nous l'employons pour le service du Divin dans l'homme. Même alors, ce ne sont que des aides; la connaissance réelle est celle qui, pour le mental, est un secret, dont le mental n'obtient que des reflets, et qui vit en l'esprit.

La Guîtâ, en décrivant la façon dont nous obtenons cette connaissance, dit que nous y sommes d'abord initiés par les hommes de connaissance qui en ont vu les vérités essentielles, non par ceux qui n'en ont qu'un savoir intellectuel; mais sa réalité vient du dedans de nous-mêmes : "avec le temps, l'homme que le Yoga a rendu parfait, la trouve de lui-même en le moi", autrement dit elle grandit en lui, et il grandit en elle à mesure qu'il croît en absence de désir, en égalité, en consécration au Divin. C'est seulement de la connaissance suprême que ceci peut être vraiment dit; le savoir qu'amasse l'intellect de l'homme, est péniblement recueilli à l'extérieur par les sens et la

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raison. Pour obtenir cette autre connaissance, existante en soi, intuitive, s'éprouvant elle-même et par elle-même se révélant, il nous faut avoir conquis et maîtrisé notre mental et nos sens, sañyaténdriyah, de façon que nous ne soyons plus le jouet de leurs illusions, mais que, bien plutôt, le mental et les sens deviennent son pur miroir; il nous faut avoir fixé tout notre être conscient sur la vérité de cette suprême réalité en laquelle tout existe, tat-parâh, de façon qu'elle puisse révéler en nous sa lumineuse existence essentielle.

Finalement, il nous faut avoir une foi que nul doute intellectuel ne doive pouvoir troubler, shraddhâvân labhaté djñânam. "L'ignorant qui n'a point de foi, l'âme de doute va à sa perte; ni ce monde, ni le monde suprême, non plus qu'aucun bonheur ne sont pour l'âme emplie de doutes." Aussi bien est-il vrai que, sans la foi, il ne peut rien s'accomplir de décisif, que ce soit dans ce monde ou pour posséder le monde au-dessus, et que l'homme doit d'abord posséder une base sûre et un soutien positif pour atteindre à certaine mesure de réussite terrestre ou céleste, de satisfaction et de bonheur; l'esprit simplement sceptique se perd dans le vide. Mais dans la connaissance inférieure,  le doute et le scepticisme n'en ont pas moins leur temporaire  utilité; dans la connaissance supérieure, ce sont des écueils; là,  en effet, tout le secret n'est pas l'harmonisation de la vérité et de l'erreur, mais une réalisation en progression constante de la vérité révélée. Dans la connaissance intellectuelle, il y a toujours un mélange de fausseté ou d'imperfection dont il faut se défaire en soumettant la vérité elle-même aux doutes d'une enquête; mais dans la connaissance supérieure, la fausseté ne peut pénétrer, et de l'apport de l'intellect qui s'attache à cette opinion-ci ou à celle-là on ne peut se défaire par un simple interrogatoire, cela tombera plutôt de soi-même par la persistance dans la réalisation. Quelque imperfection qu'il y ait dans la connaissance atteinte, on doit s'en débarrasser non en mettant en doute les racines de ce qui a déjà été réalisé, mais en passant à une réalisation plus poussée et plus complète par une vie plus profonde, plus haute et plus vaste en l'Esprit. Et ce qui n'est pas encore réalisé doit se préparer par la foi, non par un

 

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interrogatoire sceptique, car cette vérité est une vérité que ne peut fournir l'intellect et qui, en fait, s'oppose souvent complètement aux idées où s'embrouille le mental logique et raisonnant; ce n'est pas une vérité qu'il faille prouver, mais une vérité qui doit se vivre intérieurement, une plus grande réalité que nous devons devenir. C'est en soi, finalement, une vérité qui existe d'elle-même et qui serait par elle-même évidente, n'étaient les sorcelleries de l'ignorance où nous vivons. Les doutes, les perplexités qui nous empêchent de l'accepter et de la suivre, naissent de cette ignorance, de ce cœur et de ce mental désorientés par les sens, déroutés par l'opinion, vivant comme ils le font dans une vérité inférieure et phénoménale et dès lors révoquant en doute les réalités supérieures, adjñâna-sambhoûtam hritstham sanshayam. Il faut les trancher avec l'épée de la connaissance, dit la Guîtâ, avec la connaissance qui réalise, en recourant constamment au Yoga, c'est-à-dire en vivant l'union avec le Suprême dont la vérité, si on la connaît, fait que tout est connu, yasmin vidjñâté sarvam vidjñâtam.

La connaissance supérieure que nous obtenons ici est ce qui, pour le connaissant du Brahman, est constante vision des choses dès lors qu'il vit sans interruption dans le Brahman, brahmavid brahmani sthitah. Ce n'est point une vision ni une connaissance ni une conscience du Brahman à l'exclusion de tout le reste, mais une perception de toute chose en le Brahman et que toute chose est le moi. Car, est-il dit, la connaissance par laquelle nous nous élevons au-delà de toute rechute dans l'égarement de notre nature mentale, est "ce par quoi tu verras toute existence sans exception dans le Moi, puis en Moi". Ailleurs, la Guîtâ dit plus amplement : "Partout égal en sa vision, il voit le Moi en toute existence et toute existence en le Moi. Celui qui Me voit partout et qui en Moi voit tout et chacun, n'est jamais perdu pour Moi, ni Moi pour lui. Celui qui est parvenu à l'unité et M'aime en tous les êtres, ce yogi, de quelque manière qu'il vive et agisse, vit et agit en Moi. 0 adjñâna-sambhoûtam, celui qui en tout lieu voit avec égalité que tout est lui-même, que ce soit le bonheur ou la souffrance, je le tiens pour le suprême yogi." C'est là la vieille connaissance védântique des Oupanishads que la Guîtâ, constamment,

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expose devant nous; mais celle de la Guîtâ l'emporte sur d'autres formulations ultérieures de cette connaissance, du fait qu'elle la change sans cesse en une grande philosophie pratique d'existence divine. La Guîtâ insiste toujours sur la relation entre cette connaissance de l'unité et le Karma-Yoga, et donc sur la connaissance de l'unité comme base d'une action libérée dans le monde. A chaque fois qu'elle parle de la connaissance, elle oriente aussitôt son discours vers l'égalité, qui en est le résultat; et à chaque fois qu'elle parle de l'égalité, vers la connaissance également, qui en est la base. L'égalité qu'elle prescrit ne commence ni ne finit dans une condition statique de l'âme et qui ne vaudrait que pour la libération de soi; c'est toujours une base des œuvres. La paix du Brahman dans l'âme libérée est la fondation; la vaste action libre, égale, universelle du Seigneur en la nature libérée propage le pouvoir qui découle de cette paix; les deux devenues une synthétisent les œuvres divines et la connaissance de Dieu.

Nous voyons aussitôt quel profond élargissement nous gagnons ici pour les idées qu'aussi bien la Guîtâ possède en commun avec d'autres systèmes philosophiques, éthiques ou religieux d'existence. L'endurance, l'indifférence philosophique, la résignation sont l'assise, avons-nous dit, de trois sortes d'égalité; mais la vérité que la Guîtâ donne de la connaissance ne fait pas que les rassembler toutes trois, elle leur donne un sens d'une infinie profondeur et d'une magnifique amplitude. La connaissance stoïcienne est celle du pouvoir qu'a l'âme de se maîtriser par le courage intérieur et par une égalité acquise en luttant avec sa nature, maintenue grâce à une vigilance et un contrôle constants exercés contre les rébellions naturelles; elle  accorde une noble paix, un bonheur austère, mais non pas la joie suprême du moi libéré, vivant non selon une règle mais  dans la pure perfection facile et spontanée de son être divin en sorte que "quels que puissent être ses actes et sa vie, il agit et vit en le Divin", parce que, en ce cas, la perfection n'est pas seulement atteinte mais possédée de son plein droit, et il n'est plus besoin de la maintenir par l'effort, car elle est devenue la nature même de l'être de l'âme. La Guîtâ accepte l'endurance et

 

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la longanimité dans notre lutte avec la nature inférieure comme mouvement préliminaire; mais si une certaine maîtrise s'obtient par notre force individuelle, la liberté de la maîtrise ne s'obtient, elle, que par notre union avec Dieu, que si notre personnalité s'immerge ou demeure en l'unique Personne divine, et que si la volonté personnelle se perd dans la Volonté divine. Il y a un Maître divin de la Nature et de ses œuvres, qui, situé au-dessus d'elle bien qu'il réside en elle, est notre être le plus haut et notre moi universel; être un avec lui, c'est nous rendre nous-mêmes divins. Par l'union avec Dieu, nous pénétrons en une suprême liberté et une maîtrise suprême. L'idéal du stoïcien, du sage qui est roi parce qu'en se gouvernant il devient maître, aussi, des conditions extérieures, ressemble superficiellement à l'idée védântique du souverain de soi-même et souverain de tout, swarât, samrât; mais il se situe sur un plan inférieur. La souveraineté stoïcienne est maintenue par une force placée sur le moi et le milieu; la souveraineté tout à fait libérée du yogi existe naturellement de par la royauté éternelle de la nature divine, de par une union avec son universalité sans entraves : il réside finalement de manière spontanée en la supériorité de cette nature divine sur la nature instrumentale au moyen de laquelle elle agit. La maîtrise du yogi sur les choses naît de ce qu'il est devenu un en âme avec toutes. Pour prendre une image qui appartient aux institutions romaines, la liberté stoïcienne est celle du libertus, de l'affranchi, qui en réalité dépend encore du pouvoir qui le tint jadis en esclavage; c'est une liberté qu'autorise la Nature parce qu'il l'a méritée. La liberté de la Guîtâ est celle de l'homme libre, la vraie liberté de la naissance en la nature supérieure, existant en soi dans sa divinité. Quoi qu'elle fasse et de quelque façon qu'elle vive, l'âme libre vit dans le Divin; elle est l'enfant privilégié de la maison, bâlavat, et ne peut errer ni déchoir, tout ce qu'elle est et fait étant plein du Parfait, du Tout Extatique, du Tout Aimant, de la Toute Beauté. Le royaume dont elle jouit, râdjyam samriddham, est un doux, un heureux territoire dont on peut dire, selon la riche expression du penseur grec : "Le royaume appartient à l'enfant."

La connaissance du philosophe est celle de la vraie nature de

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l'existence mondaine, de la précarité des choses extérieures, de la vanité des différences et des distinctions du monde, de la supériorité du calme, de la paix, de la lumière, de l'autonomie intérieurs. C'est une égalité d'indifférence philosophique; elle amène un calme élevé, mais non pas la joie spirituelle plus grande; c'est une liberté d'isolement, une sagesse pareille à celle du sage de Lucrèce qui se sent supérieur au sommet de la falaise d'où il regarde les hommes ballottés par les eaux tempétueuses auxquelles il a échappé en fin de compte, quelque chose de lointain et d'inefficace. La Guîtâ admet comme mouvement préliminaire le motif philosophique de l'indifférence; mais l'in différence à laquelle elle parvient pour finir à supposer qu'en fait ce mot inadéquat puisse tant soit peu s'appliquer n'a rien en soi de l'éloignement philosophique. C'est à vrai dire une position semblable à celle ,de quelqu'un qui est situé au-dessus, oudâsînavat; mais comme le Divin est situé au-dessus : n'ayant absolument aucun besoin au monde, pourtant Il accomplit toujours les œuvres et est partout présent, soutenant, aidant, guidant le labeur des créatures. Cette égalité a pour fondement l'unité avec tous les êtres. Elle introduit ce qui fait défaut à l'égalité philosophique; car si son âme est l'âme de paix, c'est aussi l'âme d'amour. Elle voit tous les êtres sans exception dans le Divin, elle est un seul moi avec le Moi de toutes les existences et dès lors est suprêmement en sympathie avec toutes. Sans exception, ashéshéna, non pas seulement avec tout ce qui est bon et beau et qui plaît; rien ni personne, si vil, si déchu, si criminel, si repoussant qu'il soit en apparence, ne peut être exclu de cette sympathie universelle de toute l'âme, ni de cette unité spirituelle. Il n'y a point de place ici non seulement pour la haine ou la colère ou le manque de charité, mais pour la distance, le dédain ou une mesquine notion de supériorité. Une divine compassion pour l'ignorance du mental qui lutte, une volonté divine de déverser sur lui toute la lumière et tout le pouvoir et tout le bonheur, c'est ce qu'il y aura en fait pour l'homme apparent; mais pour l'Âme divine en lui, il y aura davantage, il y aura l'adoration et l'amour. Car du fond de tous, du voleur et de la courtisane et du paria comme du saint et du

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sage, le Bien-Aimé nous regarde et nous crie : "Celui-là est moi." "Celui qui M'aime en tous les êtres" quelle parole de pouvoir plus grande pour les intensités et les profondeurs extrêmes de l'amour divin et universel a été prononcée par une philosophie ou une religion?

La résignation constitue la base d'une sorte d'égalité religieuse, la soumission à la volonté divine, une aptitude à patiemment porter sa croix, une humble longanimité. Dans la Guîtâ, cet élément prend la forme plus ample d'une entière soumission de tout l'être à Dieu. Ce n'est pas simplement une soumission passive, mais un actif don de soi; une façon non seulement de voir et d'accepter la Volonté divine en toute chose, mais d'abandonner sa propre volonté pour être l'instrument du Maître des œuvres, et ce non avec l'idée plus faible d'être un serviteur de Dieu mais l'idée, du moins pour finir, de Lui abandonner tout ensemble la conscience et les œuvres d'une manière si complète que notre être en devienne un avec Son être et que la nature rendue impersonnelle soit seulement un instrument et rien d'autre. Tout résultat, bon ou mauvais, plaisant ou déplaisant, heureux ou malheureux, est accepté comme appartenant au Maître de nos actions, en sorte que, finalement, le chagrin et la souffrance sont non seulement supportés, mais bannis; une parfaite égalité du mental émotif est établie. Il n'y a point, dans l'instrument, intervention de la volonté personnelle; on voit que tout est déjà élaboré en la prescience omnisciente et l'omnipotent pouvoir effectif du Divin universel et que l'égoïsme des hommes ne peut modifier les opérations de cette Volonté. Dès lors, l'attitude finale est celle qui est préconisée à Ardjouna dans un chapitre ultérieur : "Tout a déjà été fait par Moi en Ma divine volonté et Ma divine prévision; deviens seulement l'occasion, ô Ardjouna", nimitta-mâtram bhava savya-sâtchin. Cette attitude doit finalement aboutir à une union absolue de la volonté personnelle avec la Volonté divine et, la connaissance grandissant, entraîner une réponse infaillible de l'instrument à la Puissance et à la Connaissance divines. Une parfaite, une absolue égalité dans la soumission, la mentalité devenue un chenal passif de la Lumière et du Pouvoir divins,

 

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l'être actif un instrument puissamment efficace pour leur œuvre dans le monde, tel sera l'équilibre réalisé par cette suprême union du Transcendant, de l'universel et de l'individuel.

Il y aura aussi égalité par rapport à l'action des autres sur nous. Rien de ce qu'ils peuvent faire ne modifiera l'unité intérieure, l'amour, la sympathie que suscite la perception du Moi unique en tous, du Divin en tous les êtres. Mais une patience et une soumission résignées à ce qu'ils sont et font, une non-résistance passive ne feront pas nécessairement partie de l'action; cela n'est pas possible puisqu'une constante obéissance instrumentale à la Volonté divine et universelle se traduit nécessairement, dans le choc des forces antagonistes qui remplissent le monde, par un conflit avec les volontés personnelles qui recherchent plutôt leur satisfaction égoïste. En conséquence, Ardjouna reçoit l'ordre de résister, de combattre, de conquérir; mais de combattre sans haine ni désir personnel, sans inimitié ni antagonisme personnels, puisque ces sentiments sont impossibles à l'âme libérée. Agir pour le lôka-sangraha, impersonnellement, pour maintenir et guider les peuples sur le sentier du but divin, est une règle qui découle obligatoirement de l'unité de l'âme avec le Divin, l'Être universel, puisque c'est là tout le sens et toute la tendance de l'action universelle. Et cela ne s'oppose point à notre unité avec tous les êtres, même avec ceux qui se présentent ici comme adversaires et comme ennemis. Car le but divin est également leur but, étant celui qu'en secret vise tout le monde, même ceux dont le mental extérieur, fourvoyé par l'ignorance et l'égoïsme, s'écarterait du chemin et résisterait à l'impulsion. La résistance et la défaite sont le meilleur service extérieur qui puisse leur être rendu. Par cette perception, la Guîtâ évite la conclusion limitative que l'on pourrait tirer d'une doctrine de l'égalité faisant fi de manière impratique de toutes les relations, et d'un aveulissant amour sans connaissance, cependant qu'elle préserve de tout dommage l'unique chose essentielle. Pour l'âme l'unité avec tout, pour le cœur l'amour, la sympathie, la compassion calmes et universels, mais pour les mains la liberté d'oeuvrer impersonnellement non au bien de cette personne ou de celle-là seulement, sans souci du plan

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divin ou à son détriment, mais pour le propos de la création, le bien-être progressif et le salut des hommes, le bien total de toutes les existences.

L'unité avec Dieu, l'unité avec tous les êtres, la réalisation, partout, de l'éternelle réalité divine, la conduite des hommes vers cette unité, telle est la loi de vie issue des enseignements de la Guîtâ. Il n'en peut être de plus grande, de plus vaste, de plus profonde. Libéré, vivre en cette unité, aider l'humanité sur le chemin qui y conduit et, cependant, accomplir toutes les œuvres pour Dieu tout en aidant l'homme aussi à accomplir avec joie et bonne grâce toutes les œuvres auxquelles il est lui-même appelé, kritsna-karma-krit, sarva-karmâni djôshayan, il ne peut être offert de règle des œuvres divines plus grande ni plus libérale. Cette liberté et cette unité sont le but secret de notre nature humaine et l'ultime volonté en l'existence de la race. C'est ce vers quoi celle-ci doit se tourner pour trouver le bonheur que toute l'humanité cherche en vain à présent, une fois que les hommes auront levé leurs yeux et leur cœur pour voir le Divin en eux et autour d'eux, en tout et partout, sarvéshou sarvatra, et pour apprendre que c'est en Lui qu'ils vivent, tandis que cette nature inférieure de la division n'est qu'un mur de prison qu'ils doivent abattre, ou au mieux un jardin d'enfants qu'ils doivent dépasser afin de pouvoir devenir adultes en leur nature et libres en leur esprit. Faire un avec Dieu au-dessus et Dieu en l'homme et Dieu dans le monde est le sens de la libération et le secret de la perfection.

 

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