Essais sur la Guîtâ

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Sri Aurobindo

Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XVI

 

LA PLÉNITUDE DE L'ACTION SPIRITUELLE

 

L'idée de la Guîtâ a atteint un point de son développement où une seule question reste encore sans solution : celle de notre nature asservie et défectueuse ainsi que les moyens qu'elle a d'accomplir non seulement en principe, mais dans tous ses mouvements son évolution depuis l'être inférieur jusqu'à l'être supérieur et depuis la loi de son action présente jusqu'au Dharma immortel. Cette difficulté est contenue dans certaines des dispositions stipulées par la Guîtâ, mais il faut la mettre davantage en relief et lui donner une forme plus claire pour notre intelligence. La Guîtâ se fondait sur une connaissance psychologique familière au mental de l'époque; et en en suivant la pensée, elle pouvait ton bien abréger ses transitions, tenir beaucoup de choses pour acquises et en laisser beaucoup d'autres inexprimées, qu'il nous a fallu mettre dans une vive lumière et préciser pour nous. Au début, son enseignement déclare proposer une nouvelle source et un nouveau degré pour notre action dans le monde. C'était le point de départ, et c'est aussi ce qui fait l'objet de la conclusion. Son dessein initial n'était pas précisément d'offrir un moyen d'atteindre à la libération, môksha, mais de montrer plutôt que les œuvres sont compatibles avec l'effort de l'âme vers la libération et que la liberté spirituelle, une fois que l'on y est parvenu, l'est elle-même avec la poursuite de l'action dans le monde, mouktasya karma. Au passage, un Yoga synthétique ou une méthode psychologique pour arriver à la libération et à la perfection spirituelles se sont trouvés développés, et l'on a émis certaines affirmations métaphysiques, certaines vérités de notre être et de notre nature sur lesquelles repose la validité de ce Yoga. Mais la préoccupation originelle demeure tout du long, cette difficulté, ce problème rencontrés au début : comment Ardjouna, qu'une forte révulsion de sa pensée et de ses sentiments a arraché aux bases et aux normes d'action établies, naturelles et rationnelles,

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doit trouver pour les œuvres une norme spirituelle nouvelle et satisfaisante, ou comment il doit vivre en la vérité de l'Esprit puisqu'il ne peut plus agir selon les vérités partielles de la raison et de la nature habituelles de l'homme et comment il doit néanmoins faire le travail qui lui est assigné sur le champ de bataille de Kouroukshétra. Vivre intérieurement calme, détaché, silencieux dans le silence du Moi impersonnel et universel et toutefois accomplir dynamiquement les œuvres de la Nature dynamique, et, plus vastement, être un avec l'Éternel en nous et accomplir toute la volonté de l'Éternel dans le monde qui s'exprime au moyen d'une force sublimée, d'une divine hauteur de la nature personnelle soulevée, libérée, universalisée, faite une avec la nature divine telle est la solution de la Guîtâ.

Voyons ce qu'il en est dans les termes les plus simples et positifs et en considérant le problème qui est à la source de la difficulté d'Ardjouna et de son refus. Son devoir d'être humain et d'être social est de s'acquitter des hautes fonctions du kshatriya sans lesquelles la structure de la société ne peut être maintenue, les idéaux de la race justifiés, l'ordre harmonieux du droit et de la justice soutenu contre la violence anarchique de l'oppression, de l'illégalité et de l'injustice. Et pourtant, l'appel au devoir ne peut plus en soi satisfaire le protagoniste du combat parce que, dans la terrible réalité de Kouroukshétra, il se présente en termes âpres, ambigus et dubitatifs. L'accomplissement de son devoir social en est soudain venu à signifier le consentement à un énorme résultat de péché, de souffrance et de chagrin; les moyens coutumiers pour maintenir l'ordre social et la justice, voici qu'au contraire ils mènent à un grand désordre et au chaos. La règle de la juste revendication et du juste intérêt ce que nous appelons les droits ne lui sera ici d'aucun secours; le royaume qu'il doit remporter pour lui-même et ses frères et pour ses partisans dans la guerre est bien le leur, en effet, et de plein droit, et son affirmation équivaut à renverser la tyrannie asourique et à défendre la justice, mais une justice ensanglantée, mais un royaume possédé dans l'affliction et souillé par un grand péché, un tort monstrueux causé à la société, un véritable crime contre la race humaine. Et la règle du

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dharma, du droit éthique ne l'aidera pas davantage; car il y a ici un conflit de dharmas. Une nouvelle règle, plus grande et qu'il faut encore découvrir, est nécessaire pour résoudre le problème, Mais cette règle, quelle est-elle?

Se dégager de l'œuvre, en effet prendre refuge en une sainte inactivité et abandonner le monde imparfait à lui-même et à ses méthodes et ses motifs insatisfaisants, est une solution possible et qu'il est facile d'envisager et d'exécuter, mais c'est précisément la façon de trancher le nœud que l'Instructeur a instamment proscrite. L'action est exigée de l'homme, ainsi le veut le Maître du monde qui est le maître de toutes les œuvres de l'homme et dont le monde est un champ d'action, que les œuvres soient accomplies au moyen de l'ego et dans l'ignorance ou à la lumière incomplète de la raison humaine limitée, ou bien qu'elles proviennent d'un plus haut plan de vision et d'inspiration et d'où l'on ait une vue plus vaste. D'autre part, abandonner cette action particulière comme mauvaise, serait une solution d'un autre genre, le facile recours du mental moralisateur en sa myopie; mais à cette évasion-là aussi, l'Instructeur refuse de donner son accord. Qu'Ardjouna s'abstienne, et il s'ensuivrait un péché, un mal beaucoup plus grands. Pour peu que cela ait un effet, cela signifierait le triomphe du mal et de l'injustice, et qu'il rejette sa mission d'instrument des œuvres divines. Une violente crise dans les destinées de la race humaine a été provoquée non par aucun mouvement aveugle de forces ni seulement par l'obscur conflit d'idées, d'intérêts, de passions, d'égoïsmes humains, mais par une Volonté qui est derrière ces apparences extérieures. Cette vérité, il faut qu'Ardjouna soit amené à la voir; il doit apprendre à agir d'une façon impersonnelle et sans que rien puisse le troubler, en instrument non de ses petits désirs personnels et de ses dérobades d'homme faible, mais d'un Pouvoir plus vaste et lumineux, d'une Volonté plus grande, toute sage, divine et universelle. Il doit agir impersonnellement et universellement en une haute union de son âme avec le Divin intérieur et extérieur, youkta, en un calme Yoga avec son Moi suprême et avec le Moi qui imprègne l'univers.

Mais cette vérité ne peut être vue correctement, ce genre

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d'action ne peut être correctement entrepris, ne peut devenir réel tant que l'homme est gouverné par l'ego, fût-ce l'ego sattwique, à demi éclairé mais sans illumination, de la raison et de l'intelligence mentale. Cette vérité, en effet, est vérité de l'esprit, cette action procède d'une base spirituelle. Une connaissance spirituelle, et non pas intellectuelle, est la condition sine qua non pour suivre cette voie des œuvres, sa seule lumière, son seul véhicule, son seul stimulant possibles. L'Instructeur commence donc par indiquer que toutes ces idées et tous ces sentiments qui troublent Ardjouna, le déroutent et le déconcertent la joie et le chagrin, le désir et !e péché, la tendance qu'a le mental à gouverner l'action d'après les résultats extérieurs de l'action, le recul humain devant ce qui semble terrible et formidable dans les rapports de l'Esprit universel avec le monde — sont des choses issues de la sujétion de notre conscience à l'ignorance naturelle, de la façon de travailler d'une nature inférieure où l'âme, qui y est imbriquée, se voit sous l'aspect d'un ego séparé répondant à l'action que les choses ont sur celui-ci par les réactions duelles de douleur et de plaisir, de vertu et de vice, de justice et d'injustice, de bonne et de mauvaise fortune. Ces réactions créent un inextricable écheveau de perplexités où l'âme se perd, égarée par sa propre ignorance; elle doit se guider elle-même grâce à des solutions partielles et imparfaites dont les trébuchements suffisent d'habitude dans la vie ordinaire, mais qui échouent à l'épreuve d'une plus vaste vision et d'une expérience plus profonde. Pour comprendre le vrai sens de l'action et de l'existence, il faut se retirer, derrière toutes ces apparences, dans la vérité de l'esprit; il faut fonder la connaissance de soi avant de pouvoir préparer la base d'une juste connaissance du monde.

Tout d'abord, il faut secouer les ailes de l'âme pour la libérer du désir, de la passion, des émotions qui troublent et de toute cette atmosphère d'agitation et de distorsion du mental humain et la faire entrer dans un éther d'égalité sans passion, dans un ciel de calme impersonnel, dans un sentiment et une vision sans ego des choses. Ce n'est en effet que dans cet air supérieur et transparent, dans ces étendues libres de toute

 

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tempête et de tout nuage, que peut venir la connaissance de soi et que la loi du monde et la vérité de la Nature peuvent être vues sans décalage, d'un œil panoramique et dans une lumière imperturbée qui englobe et pénètre tout. Derrière cette petite personnalité qui est un instrument débile, une marionnette passive, ou qui résiste en vain, de la Nature, et une forme représentée dans les créations de cette Nature, il existe un moi impersonnel, unique en tout, qui voit et connaît toutes choses; il y a une présence égale, impartiale, universelle qui supporte la création, une conscience-témoin qui permet à la Nature d'élaborer le devenir des choses dans leur type particulier, swabhâva, mais ne s'empêtre ni ne se perd dans l'action dont elle est l'origine. Se retrancher de l'ego et de la personnalité agitée dans ce Moi calme, égal, éternel, universel, impersonnel est le premier pas vers une action visionnaire dans le Yoga, vers une action accomplie en union consciente avec l'Être divin et l'infaillible Volonté qui, si obscurs qu'ils nous soient à présent, se manitestent dans l'univers.

Lorsque nous vivons tranquillement établis dans ce moi d'impersonnelle ampleur, alors du fait qu'il est vaste, calme, paisible, impersonnel, notre autre moi, qui est petit et faux, notre ego d'action disparaît en son étendue, et nous voyons que c'est la Nature qui agit, non pas nous, que toute action est celle de la Nature et ne peut rien être d'autre. Et cette chose que nous nommons Nature est un Pouvoir exécutif universel d'existence éternelle, un Pouvoir en mouvement qui prend différentes formes et différents aspects dans cette classe de ses créatures ou dans cette autre et en chaque individu de l'espèce suivant son type d'existence naturelle et la fonction et la loi qui en résultent pour ses œuvres. Chaque créature doit agir selon sa nature et ne peut se conformer à rien d'autre. L'ego, la volonté et le désir personnels ne sont rien de plus que les formes intensément conscientes et que les opérations naturelles limitées d'une Force universelle qui, elle-même sans forme et infinie, les dépasse de beaucoup; la raison, l'intelligence, le mental, les sens, la vie et le corps et tout ce dont nous nous targuons ou que nous croyons nôtre, sont des instruments et des créations de la Nature. Mais

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le Moi impersonnel n'agit point, ni ne fait partie de la Nature; de derrière et d'en haut, il observe l'action et demeure le souverain de lui-même, un connaissant et un témoin libres et impassibles. L'âme qui vit en cette impersonnalité n'est pas affectée par les actions dont notre nature est un instrument; elle n'y répond pas, non plus qu'à leurs effets, par le chagrin et la joie, le désir et le recul, l'attirance et la répulsion, ou l'une quelconque des cent dualités qui nous tirent, nous ébranlent et nous affligent. Elle considère tous les hommes, toutes les choses et tous les événements d'un œil égal, regarde les modes ou qualités de la Nature agir sur les modes ou qualités, voit tout le secret du mécanisme, mais est elle-même par-delà ces modes et qualités — être essentiel, pur et absolu, impassible, libre, en paix. La Nature élabore son action; et l'âme, impersonnelle et universelle, la soutient, mais n'est pas imbriquée, n'est pas attachée, n'est pas empêtrée, n'est pas agitée, n'est pas déroutée. Si nous pouvons vivre dans ce moi égal, nous aussi sommes en paix; nos œuvres se poursuivent tant que l'impulsion de la Nature se prolonge dans nos instruments, mais il y a liberté spirituelle et quiétude.

Cette dualité du Moi et de la Nature, du calme Pourousha et de la Prakriti active, n'est pas, cependant, tout notre être. Ces deux termes ne sont pas vraiment les deux derniers mots sur la question. S'il en était ainsi, toute œuvre serait parfaitement indifférente à l'âme, et cette action ou cette autre ou cette abstention de l'action serait due à un caprice des perpétuelles variations des gounas : l'impulsion radjasique dans les instruments inciterait Ardjouna à se battre, ou l'inertie tamasique ou l'indifférence sattwique l'en dissuaderait. Ou bien, s'il est vrai qu'il doit agir, et agir de cette façon seulement, ce serait du fait d'un déterminisme mécanique de la Nature. De surcroît, puisque l'âme en sa retraite serait amenée à vivre dans le Moi impersonnel et paisible et cesserait de vivre si peu que ce soit dans la Nature active, le résultat final serait la paix, l'inaction, la cessation, l'inertie, non pas l'action imposée par la Guîtâ. Enfin, cette dualité n'explique pas réellement pourquoi l'âme est tant soit peu tenue de s'imbriquer dans la Nature et ses œuvres; car

 

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il est impossible que l'unique esprit conscient de soi et à jamais non imbriqué dans la Nature s'y perde et perde la connaissance de soi et qu'il doive retourner à cette connaissance. Ce Moi pur, cet Atman est au contraire toujours là, toujours le même, toujours l'unique Témoin conscient de soi, impersonnel et distant, ou l'impartial soutien de l'action. C'est cette lacune, ce vide impossible qui nous oblige à supposer deux Pouroushas ou deux attitudes de l'unique Pourousha : l'un secret dans le Moi observant tout depuis son existence en soi ou peut-être n'observant rien -, l'autre spontanément projeté dans la Nature, se prêtant à l'action et s'identifiant avec les créations de la Nature. Mais même ce dualisme du Moi et de la Prakriti ou de la Mâyâ corrigé par le dualisme des deux Pouroushas n'est pas tout le credo philosophique de la Guîtâ, qui dépasse ceux-ci pour atteindre à la suprême unité universelle d'un Pourousha supérieur, le Pouroushôttama.

La Guîtâ affirme qu'il existe un suprême Mystère, une suprême Réalité qui soutient et concilie la vérité de ces deux manifestations différentes. Il existe un ultime et suprême Moi, Seigneur et Brahman, qui est à la fois l'impersonnel et le personnel, mais autre et plus grand que celui-ci ou celui-là, et autre et plus grand que les deux ensemble. Il est le Pourousha, le Moi et l'âme de notre être, mais il est aussi la Prakriti; car la Prakriti est le pouvoir de la Toute-Âme, le pouvoir de l'Éternel et Infini spontanément incité à l'action et à la création. Ineffable suprême, Personne universelle, il devient par sa Prakriti toutes ces créatures. Suprême Atman et Brahman, il manifeste par sa Mâyâ de connaissance de soi et sa Mâyâ d'ignorance la double vérité de l'énigme cosmique. Seigneur suprême, maître de sa Force, de sa Shakti, il crée, anime et gouverne toute cette Nature et toute la personnalité, tout le pouvoir et toutes les œuvres de ces innombrables existences. Chaque âme est un être partiel de cet Un qui existe en soi, une âme éternelle de cette Toute-Âme, une manifestation partielle de ce Seigneur suprême et de sa Nature universelle. Tout, ici-bas, est ce Divin, cette Déité, Vâsoudéva; car au moyen de la Nature et de l'âme dans la Nature, il devient tout ce qui est, et tout provient de lui et vit en lui ou par lui,

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bien qu'il soit lui-même plus grand que la manifestation la plus vaste, que l'esprit le plus profond et qu'aucune représentation cosmique. Telle est la vérité complète de l'existence, et tel l'entier secret de l'action universelle que nous avons vus se dégager des derniers chapitres de la Guîtâ.

Mais comment cette vérité plus grande modifie-t-elle, ou comment affecte-t-elle le principe de l'action spirituelle? Elle le modifie pour commencer en ceci, qui est fondamental : tout le sens de la relation du Moi, de l'âme et de la Nature se trouve changé, s'ouvre à une nouvelle vision, remplit les blancs qui restaient, acquiert une plus grande amplitude, revêt une signification vraie, spirituellement positive et d'une intégralité sans défaut. Le monde n'est plus une action et une détermination qualitatives purement mécaniques de la Nature opposées à la quiétude d'une impersonnelle existence en soi qui n'a ni qualité ni pouvoir d'auto-détermination, ni capacité ni impulsion de créer. Un pont est jeté sur l'abîme que laisse ce dualisme insatisfaisant, et une unité toute d'élévation se révèle entre la connaissance et les œuvres, l'âme et la Nature. Le Moi paisible et impersonnel est une vérité c'est la vérité du calme du Divin, du silence de Éternel, de la liberté du Seigneur de toute naissance, de tout devenir, de toute action et de toute création; c'est la vérité de la calme et infinie liberté de son existence en soi que n'enchaîne, n'affecte, ni ne trouble sa création, que ne touchent pas l'action et la réaction de sa Nature. Dès lors, la Nature elle-même n'est plus une inexplicable illusion, un phénomène séparé et contraire, mais un mouvement de Éternel; tout le mouvement, toute l'activité et la multiplicité de la Nature ont pour base et point d'appui la tranquillité de l'observateur détaché qui est le propre d'un moi et d'un esprit immuables. Le Seigneur de la Nature demeure ce moi immuable lors même qu'il est tout ensemble l'âme unique et multiple de l'univers et devient, en une manifestation partielle, toutes ces forces, tous ces pouvoirs, ces consciences, ces dieux, ces animaux, ces choses, ces hommes. La Nature déterminée par les gounas est une action inférieure, et qui se limite elle-même, du pouvoir du Seigneur; c'est la nature d'une manifestation imparfaitement

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consciente et, par conséquent, d'une certaine ignorance. La vérité du moi, de même que la vérité du Divin, est à l'arrière, soustraite à la force frontale absorbée ici-bas en son action extérieure beaucoup à la façon dont l'être plus profond de l'homme est retenu à l'arrière, soustrait au savoir de sa conscience de surface — jusqu'au moment où l'âme en la Nature se tourne pour trouver cette chose cachée, rentre en elle-même et découvre ses propres vérités réelles, ses sommets et ses profondeurs. C'est pourquoi l'âme doit se retirer de son petit moi personnel et égoïste et passer dans son ample Moi impersonnel, immuable et universel, afin d'être à même de se connaître. Cependant, le Seigneur est là, non seulement dans ce Moi, mais dans la Nature. Il est dans le cœur de toutes les créatures et, par sa présence, guide les tours de ce grand mécanisme naturel. Il est présent en tout, tout vit en lui, tout est lui parce que tout est un devenir de son être, une portion, ou une représentation de son existence. Mais tout se poursuit ici-bas dans un fonctionnement inférieur et partiel issu d'une secrète nature, plus haute, plus grande et plus complète, de la Divinité : la nature éternelle et infinie ou l'absolu pouvoir en soi du Divin, dévâtmashakti. Éternelle portion de la Déité, être spirituel de l'Être divin éternel, l'âme parfaite intégralement consciente, cachée dans l'homme peut s'ouvrir en nous et peut également nous ouvrir au Divin si nous vivons constamment dans cette vérité vraie de Son action et de notre existence. Celui qui cherche le Divin doit revenir à la réalité de son moi impersonnel immuable et éternel et, en même temps, voir partout le Divin de qui il procède, voir qu'il est tout, Le voir dans l'ensemble de cette Nature mutable, dans chaque partie et chaque résultat et chaque fonctionnement de la Nature, et là aussi il doit se faire un avec Dieu, là aussi vivre en Dieu, là aussi pénétrer dans la divine unité. En cette intégralité, il unit la liberté et le calme divins de son existence essentielle profonde et un pouvoir suprême d'action instrumentale de son moi divinisé qui appartient à la Nature.

Mais comment s'y prendre? Cela peut se faire tout d'abord grâce à un esprit juste dans notre volonté d'œuvrer. Le chercheur doit considérer toute son action comme un sacrifice au

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Seigneur des œuvres qui est Être éternel et universel, son propre Moi suprême et le Moi de tous les autres, et le Divin suprême qui demeure en tout, contient tout, gouverne tout dans l'univers. Toute l'action de la Nature est un tel sacrifice d'abord offert, sans doute, aux Pouvoirs divins qui meuvent la Nature et se meuvent en elle, mais ces pouvoirs ne sont que des formes et des noms limités de l'Un, de l'inimitable. D'ordinaire, l'homme, ouvertement ou de façon dissimulée, offre son sacrifice à son ego; son oblation est l'action fausse de sa volonté obtuse et de son ignorance. Ou bien il offre sa connaissance, son action, son aspiration, les œuvres de son énergie, son effort aux dieux pour des motifs partiels, temporels et personnels. Tout au contraire, l'homme de connaissance, l'âme libérée offre toutes ses activités à l'unique Divin éternel sans nul attachement à leurs fruits ou à la satisfaction de ses désirs inférieurs personnels. Il travaille pour Dieu, non pour lui-même, pour le bien universel, pour l'Âme du monde et non pour un quelconque objet particulier qu'il créerait lui-même ou pour une quelconque construction de sa volonté mentale, un quelconque objet de ses appétits vitaux, il travaille en tant qu'agent divin et non comme bénéficiaire principal et autonome dans le commerce universel. Et, il faut le noter, c'est là une chose qui ne peut se faire réellement que dans la mesure où le mental arrive à l'égalité, à l'universalité, à une vaste impersonnalité et parvient à s'affranchir nettement de chaque déguisement de l'ego opiniâtre; sans ces choses, en effet, professer agir ainsi est une prétention ou une illusion. Toute l'action du monde est l'affaire du Seigneur de l'univers et regarde l'Esprit existant en soi dont c'est la création incessante, le devenir progressif, la manifestation significative et le vivant symbole dans la Nature. Les fruits lui appartiennent, les résultats sont ceux qu'il détermine, et notre action personnelle n'est qu'une contribution mineure régie ou rejetée dans la mesure où la motive une prétention égoïste par ce Moi, cet Esprit en nous qui est le Moi et l'Esprit en tout et qui gouverne les choses pour les fins universelles et le bien universel, et non pour notre ego. Travailler de façon impersonnelle, sans désir ni attachement aux fruits de notre travail, pour

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Dieu et le monde, pour le Moi plus grand et l'accomplissement de la volonté universelle, tel est le premier pas vers la libération et la perfection.

Mais au-delà de cette étape, se trouve cet autre mouvement plus grand, la soumission intérieure de toutes nos actions à la Divinité en nous. Car c'est la Nature infinie qui donne l'impulsion à nos œuvres et une divine Volonté en elle et au-dessus d'elle qui exige que nous agissions; le choix et le tour qu'y donne notre ego sont un apport de notre qualité tamasique, radjasique, sattwique, une déformation dans la Nature inférieure. La déformation vient de ce que l'ego se considère comme l'auteur; le caractère de l'acte prend la forme de la nature personnelle limitée, et l'âme y est enchaînée, ainsi qu'à ses étroites représentations, elle ne laisse pas l'acte s'écouler librement et purement du pouvoir infini qui est en elle. Et l'ego est enchaîné à l'acte et à son résultat; il doit supporter les conséquences et les réactions personnelles tout autant qu'il s'attribue l'origine et la responsabilité de l'action et qu'il prétend l'avoir personnellement voulue. Il y a travail libre et parfait quand on commence par référer et que l'on finit par soumettre entièrement l'action et sa mise en train au divin Maître de notre existence; car nous sentons qu'une suprême Présence en nous s'en charge peu à peu, que l'âme est attirée en une profonde intimité et une étroite unité avec un Pouvoir et un Divin intérieurs, et que le travail naît directement du Moi plus grand, delà force toute sage, infinie, universelle d'un être éternel, et non pas de l'ignorance du petit ego personnel. L'action est choisie et façonnée selon la nature, mais entièrement par la Volonté divine dans la nature et par conséquent elle est libre et parfaite intérieurement, quelle qu'en soit l'apparence extérieure; elle se présente, porteuse du sceau spirituel intérieur de l'Infini indiquant qu'elle est la chose à faire, le mouvement et la marche décrétés dans les voies du Maître omniscient de l'action, kartavyam karma. L'âme de l'homme libéré est libre en son impersonnalité, lors même que cet homme fournit comme moyen et occasion de l'action la création personnelle et instrumentale de son moi, la volonté particulière et le pouvoir particulier de sa

 

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nature. Cette volonté et ce pouvoir ne lui appartiennent plus en propre d'une façon égoïste et séparée, mais constituent une force du Divin suprapersonnel qui agit en ce devenir de Son moi, en cette personnalité parmi des myriades d'autres, au moyen de la forme caractéristique de l'être naturel, le swabhâva; C'est là le haut secret, le haut mystère, outtamam rahasyam, de l'action de l'homme libéré. C'est à cela qu'aboutissent la croissance de l'âme humaine en une Lumière divine et l'union de sa nature avec une suprême nature universelle.

Seule, la connaissance peut produire ce changement. Une juste connaissance du moi, de Dieu et du monde est nécessaire, et il est également nécessaire de vivre et de croître en la conscience plus grande à laquelle nous introduit cette connaissance. Nous savons maintenant ce qu'est la connaissance. Il suffit de se rappeler qu'elle repose sur une vision autre et plus vaste que celle du mental humain, sur une vision et une expérience changées et par lesquelles on est en premier lieu affranchi des limitations du sens de l'ego et de ses contacts, tandis que l'on sent et voit le moi unique en tout, tout en Dieu, et tous les êtres comme Vâsoudéva, comme les réceptacles du Divin et soi-même comme un être représentatif de ce Divin unique et une âme manifestant Son pouvoir; elle traite dans une conscience spirituelle unificatrice tous les événements de la vie des autres comme s'ils étaient ceux de sa propre vie; elle ne permet aucun mur de séparation et vit en une sympathie universelle avec toutes les existences tandis qu'au milieu du mouvement du monde on accomplit encore l'œuvre qu'il faut accomplir pour le bien de tous, sarva-bhoûta-hité, selon la voie qu'assigne le Divin et dans la mesure qu'impose le commandement de l'Esprit, qui est le Maître du Temps. Vivant et agissant ainsi dans la connaissance, l'âme de l'homme s'unit à Éternel dans la personnalité et l'impersonnalité, vit dans Éternel tout en agissant dans le Temps, comme le fait l'Éternel; et elle est libre, parfaite et extatique, quelles que puissent être la forme et la détermination de l'œuvre accomplie dans la Nature.

L'homme libéré possède la connaissance complète et totale, kritsna-vid, et accomplit toutes les œuvres sans aucune des

 

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restrictions que fait le mental, kritsna-krit, selon la force, la liberté et le pouvoir infini de la volonté divine en lui. Étant uni à Éternel, il possède aussi la pure joie spirituelle et illimitable de son existence éternelle. Avec adoration, il se tourne vers le Moi dont il est un fragment, vers le Maître de ses œuvres, l'Amant divin de son âme et de sa nature. Il n'est pas qu'un impassible et calme spectateur; il n'élève pas que sa connaissance et sa volonté vers Éternel, mais aussi son cœur plein d'amour, d'adoration et de passion. Car sans cette élévation du cœur, sa nature n'est pas tout entière accomplie et unie à Dieu; l'extase du calme de l'esprit a besoin d'être transformée par l'extase de l'Ânanda de l'âme. Par-delà le djîva personnel et le Brahman ou Atman impersonnel, il atteint au Pouroushôttama supracosmique qui est immuable dans l'impersonnalité, s'accomplit dans la personnalité et nous attire à lui par ces deux moyens différents. Le chercheur libéré se hisse personnellement à ce suprême Noumène grâce à l'amour et à la joie que son âme trouve en Dieu et grâce à l'adoration de la volonté en lui pour le Maître de ses œuvres; la paix et l'amplitude de sa connaissance impersonnelle et universelle sont parachevées par la joie que donne la réalité existante en soi, intégrale et très intime de ce Divin sans pareil et universel. Cette joie glorifie sa connaissance, qu'elle unit à la joie éternelle de l'Esprit en son essence et en sa manifestation; elle rend parfaite, aussi, sa personnalité en la suprapersonne du divin Pourousha, et fait que son être naturel et son action sont un avec la beauté éternelle, l'éternelle harmonie, l'amour et l'Ânanda éternels. 

Mais tout ce changement implique un entier passage de la nature humaine inférieure à la nature divine supérieure. C'est une élévation de tout notre être ou du moins de tout notre être mental qui veut, sait et sent — par-delà ce que nous sommes, en quelque suprême conscience spirituelle, quelque satisfaisant pouvoir d'existence parfaitement plein, quelque joie très profonde et très vaste de l'esprit. Et cela se peut fort bien grâce à une transcendance de notre présente vie naturelle, cela se peut fort bien en quelque état céleste par-delà l'existence terrestre, ou au-delà encore, en une supraconscience supracosmique; cela  

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peut venir d'une transition conduisant à un pouvoir et un statut absolus et infinis de l'Esprit. Mais tant que nous sommes ici-bas dans un corps, ici-bas dans la vie, ici-bas dans l'action, qu'advient-il de la nature inférieure au cours de ce changement? Car à présent, toutes nos activités sont déterminées, dans leur tendance et leur forme, par la nature, et cette Nature ici-bas est celle des trois gounas, et dans tous les êtres de la Nature et toutes les activités de la Nature existe le triple gouna : le tamas avec son ignorance et son inertie, le radjas avec son dynamisme et son action, sa passion, son chagrin et sa perversion, le sattwa avec sa lumière et son bonheur, et la servitude qu'entraînent ces choses. Et en admettant que, dans le moi, l'âme devienne supérieure aux trois gounas, comment, dans sa nature instrumentale, échappe-t-elle à leur fonctionnement, à leur résultat et à leur esclavage? Car même l'homme de connaissance, dit la Guîtâ, doit agir selon sa nature. Il ne suffit pas de sentir et de supporter les réactions des gounas dans la manifestation extérieure, et d'en être quand même libre, de leur être quand même supérieur dans le moi conscient, qui, de derrière, observe; car il reste encore un dualisme liberté-sujétion, une contradiction entre ce que nous sommes au-dedans et ce que nous sommes au-dehors, entre notre moi et notre pouvoir, ce que nous savons que nous sommes et ce que nous voulons et faisons. Où est la libération ici, où la pleine transformation, la pleine élévation vers la nature spirituelle supérieure, le Dharma immortel, la loi propre à l'infinie pureté et au pouvoir infini d'un être divin? Si ce changement ne peut se faire quand on est dans le corps, alors il faut dire que la nature ne peut pas être changée tout entière et que doit demeurer une irréductible dualité tant que le type mortel de l'existence ne tombe pas, tel une coquille rejetée de l'esprit. Mais dans ce cas, l'évangile des œuvres ne peut pas être exactement le bon évangile, ou du moins ce ne peut être le dernier : une quiétude parfaite, en tout cas aussi parfaite qu'il est possible, un sannyâsa progressif, un progressif renoncement aux œuvres semblerait encore être le vrai moyen pour atteindre à la perfection comme l'affirme d'ailleurs le mâyâvâdi, pour qui la voie de la son moi est sans doute aucun la voie juste aussi longtemps

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que nous restons dans l'action, mais pour qui les œuvres sont néanmoins une illusion, et la quiétude la voie suprême, Agir dans cet esprit, c'est bien, mais ce n'est qu'une transition avant le renoncement à toute œuvre, avant l'arrêt, avant une quiétude absolue.

C'est là la difficulté à laquelle la Guîtâ doit encore faire face afin de justifier les œuvres aux yeux de celui qui cherche l'Esprit. Sans quoi, elle doit dire à Ardjouna : "Agis momentanément de cette façon, mais cherche plus tard la voie supérieure du renoncement aux œuvres." Or, elle a dit au contraire que le meilleur chemin n'est point la cessation des œuvres, mais le renoncement au désir; elle a parlé de l'action de l'homme libéré, mouktasya karma. Elle a même insisté, disant qu'il faut accomplir toutes les actions, sarvâni karmâni, kritsna-krit; de quelque façon que vive et agisse le yogi achevé, a-t-elle dit, il vit et agit en Dieu. Cela ne se peut que si la nature aussi, en sa dynamique et ses opérations, devient divine : un pouvoir imperturbable, intangible, inviolé, pur et inaffecté par les réactions de la Prakriti inférieure. Comment et par quelles étapes doit s'effectuer cette très difficile transformation? Quel est ce dernier secret de la perfection de l'âme? Quel est le principe ou le processus de cette transmutation de notre nature humaine et terrestre?

 

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