Essais sur la Guîtâ

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Sri Aurobindo

Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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IX

 

LA THÉORIE DE LA VIBHOÛTI

 

L'importance de ce chapitre de la Guîtâ est bien plus grande qu'il ne semble à première vue ou à l'œil du préjugé qui ne cherche dans le texte que le credo de l'ultime transcendance et du détachement où l'âme humaine se détourne du monde et envisage un distant Absolu. Le message de la Guîtâ est l'évangile de la Divinité en l'homme qui, par !a force d'une croissante union, se déploie hors du voile de la Nature inférieure et révèle à l'âme humaine son esprit cosmique, révèle ses transcendances absolues, se révèle en l'homme et en tous les êtres. Le résultat potentiel ici-bas de cette union, de ce Yoga divin — l'homme croissant vers la Divinité, la Divinité devenant manifeste dans l'âme humaine et pour la vision intérieure humaine — est notre libération hors de l'ego limité et notre élévation vers la nature supérieure d'une humanité divine. Car, demeurant en cette nature spirituelle plus grande et non point en cette trame mortelle, en le complexe écheveau des trois gounas, l'homme, un avec Dieu par la connaissance, l'amour et la volonté et par l'abandon de tout son être en le Divin, peut en fait s'élever à l'absolue Transcendance, et agir également sur le monde, non plus dans l'ignorance, mais dans les justes relations de l'individu vis-à-vis du Suprême, dans la vérité de l'Esprit, accompli dans l'immortalité, pour Dieu dans le monde et non plus pour l'ego. Appeler Ardjouna à cette action, le rendre conscient de l'être et du pouvoir qu'il est et de l'Être et du Pouvoir dont la volonté agit par son intermédiaire, est le propos du Divin incarné. C'est à cette fin que le divin Krishna est son aurige; à cette fin que se sont abattus sur lui ce grand découragement et cette profonde insatisfaction à l'égard des motifs humains, moins importants, de son travail; pour y substituer le motif spirituel plus vaste, cette révélation lui est donnée au suprême moment de l'œuvre qui lui a été assignée. La vision du Pourousha universel et l'ordre divin d'agir, tel est le point culminant auquel il était

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conduit, qui est d'ores et déjà tout proche; mais sans la connaissance qui lui est à présent donnée au moyen du Yoga de la vibhoûti, le sens complet n'en serait pas fourni.

Le mystère de l'existence universelle est en partie révélé par la Guîtâ. En partie : qui, en effet, en épuisera les profondeurs infinies, ou quel article de foi, quelle philosophie diront avoir éclairé en un espace étroit, ou enfermé en un système bref toutes les significations du miracle -cosmique? Mais dans la mesure où cela est essentiel au propos de la Guîtâ, ce mystère nous est révélé. Nous avons la façon dont le monde tire de Dieu son origine, l'immanence du Divin dans le monde et du monde dans le Divin, l'unité essentielle de toute existence, les relations avec le Divin de l'âme humaine obscurcie dans la Nature, son  éveil à la connaissance de soi, sa naissance en une plus grande conscience, son ascension en ses propres altitudes spirituelles. Mais une fois acquises cette nouvelle vision de soi et cette nouvelle conscience à la place de l'ignorance originelle, comment  l'homme libéré verra-t-il le monde autour de lui, quelle sera son attitude vis-à-vis de la manifestation cosmique dont il possède à présent le secret central? Il aura d'abord la connaissance de l'unité de l'existence et l'œil éveillé de cette connaissance. En tout, autour de lui, il verra des âmes, des formes et des pouvoirs de l'unique Être divin. Désormais, cette vision sera le point de départ de toutes les opérations intérieures et extérieures de sa conscience; ce sera la vision fondamentale, la base spirituelle de toutes ses actions. Toutes les choses et toutes les créatures, il les  verra vivre, se mouvoir et agir dans l'Un, contenues en la divine  Existence éternelle. Mais il verra également cet Un comme  Celui qui habite en tous, leur Moi, l'Esprit essentiel en eux, sans  qui, s'il n'était secrètement présent dans leur nature consciente,  ils ne pourraient nullement vivre, se mouvoir ni agir, et sans la  volonté, le pouvoir, la sanction ou le tacite consentement de qui  aucun de leurs mouvements, à aucun moment, ne serait si peu  que ce soit possible. Il les verra eux-mêmes aussi, leur âme, leur  mental, leur vie et leur moule physique comme le simple résultat  du pouvoir, de la volonté et de la force de ce Moi unique, de cet unique Esprit. Tous seront pour lui des devenirs de cet Être 

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universel unique. Il verra que leur conscience dérive entièrement de sa conscience, que leur pouvoir et leur volonté se puisent en son pouvoir et sa volonté et en dépendent, que le phénomène partiel de leur nature résulte de sa Nature divine plus grande, cela se présentât-il au mental, dans l'immédiate actualité des choses, comme une manifestation ou un déguisement, une figuration ou une défiguration du Divin. Nulle apparence défavorable ou déroutante des choses ne diminuera le moins du monde la totalité de cette vision, ni n'entrera en conflit avec elle. Elle est la base essentielle de la conscience plus grande en laquelle il s'est élevé, elle est la lumière indispensable qui s'est faite autour de lui et la seule façon parfaite de voir, la Vérité unique qui rend toutes les autres possibles.

Mais le monde n'est qu'une manifestation partielle du Divin, il n'est pas lui-même cette Divinité. Le Divin est infiniment plus grand qu'aucune manifestation de la Nature ne peut l'être. De par Son infinité, précisément, de par l'absolue liberté de celle-ci, Il existe au-delà de toute possibilité de formulation intégrale en quelque système de mondes que ce soit ou en quelque expansion que ce soit de la Nature cosmique, si vastes, si complexes, si infiniment variés que ce monde et tous les mondes puissent nous sembler nâsti anto vistarasya me —, si infinis qu'ils paraissent à notre vision finie. Dès lors, par-delà le cosmos, l'œil de l'esprit libéré verra le Divin au suprême degré. Il verra le cosmos comme une forme tirée de la Divinité qui dépasse toute forme, comme un terme mineur constant dans l'existence absolue. Tout ce qui est relatif et fini lui apparaîtra comme une forme de l'Absolu et Infini divins, et tout ensemble au-delà de tous les finis et par le canal de chaque fini il arrivera à cela seul, verra toujours cela par-delà chaque phénomène, chaque créature de la Nature et chaque action relative, par-delà toutes les qualités et tous les événements; regardant chacune de ces choses et au-delà, il en trouvera dans la Divinité la signification spirituelle.

Pour son mental, ces choses ne seront pas des concepts intellectuels, ni cette attitude à l'égard du monde une simple façon de penser ou un dogme pragmatique. En effet, si sa connaissance n'est que conceptuelle, c'est une philosophie, une

 

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construction intellectuelle, non pas une connaissance et une vision spirituelles, non pas un état de conscience spirituel. La  vision spirituelle de Dieu et du monde n'est pas qu'idéative, pas  même principalement ou d'abord idéative. C'est une expérience directe, et aussi réelle, vivante, proche, constante, effective, intime que le sont pour le mental sa vision et sa perception sensorielles des images, des objets et des personnes. C'est seulement le mental physique qui pense que Dieu et l'esprit sont des conceptions abstraites qu'il ne peut visualiser ni se représenter autrement que par des mots et des noms, des images et des fictions symboliques. L'esprit voit l'esprit, la conscience divinisée voit Dieu aussi directement et plus directement, aussi intimement et plus intimement que la conscience corporelle voit la matière. Elle voit, perçoit, pense, sent le Divin. Car toute existence manifestée apparaît à la conscience spirituelle comme un monde de l'esprit, et non comme un monde de la matière, non comme un monde de la vie, non pas même comme un  monde du mental; pour sa vision, ces autres choses ne sont que la pensée de Dieu, la force de Dieu, la forme de Dieu. C'est ce  qu'entend la Guîtâ par vivre et agir en Vâsoudéva, mayi vartaté. La conscience spirituelle est instruite du Divin grâce à cette intime connaissance par identité qui est tellement plus formidablement réelle qu'aucune perception mentale de ce qui se pense, ou aucune expérience sensorielles de ce qui se sent. Ainsi est-elle instruite même de l'Absolu qui est derrière et par-delà toute l'existence universelle, qui l'engendre et la surpasse et qui échappe pour jamais à ses vicissitudes. Et de la même façon par identité, du fait de l'unité de ce moi avec notre intemporel et inaltérable esprit immortel, cette conscience est instruite du moi immuable de ce Divin qui, de Son inaltérable éternité, imprègne et soutient les mutations du monde. De la même façon encore, elle est instruite de la Personne divine qui se connaît en toutes ces choses et toutes ces personnes, devient en sa conscience toutes ces choses et ces personnes, façonne leurs pensées, forme et gouverne leurs actions de par sa volonté immanente. Elle est intimement consciente de Dieu absolu, de Dieu en tant que moi, de Dieu en tant qu'esprit, âme et nature. Elle connaît même

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cette Nature extérieure par identité et par l'expérience de soi, mais c'est une identité qui admet librement la variation, qui admet les relations, qui admet des degrés plus grands et des degrés moins grands de l'action de l'unique pouvoir d'existence. Car la Nature est le pouvoir qu'a Dieu de varier son être dans le devenir, âtma-vibhoûti.

Mais cette conscience spirituelle de l'existence universelle ne verra point la Nature dans le monde comme le mental normal de l'homme la voit dans l'ignorance ou ne la verra pas seulement telle qu'elle se présente dans les effets de l'ignorance. Toute chose qui, en cette Nature, relève de l'ignorance, toute chose imparfaite, pénible, perverse ou repoussante n'existe pas comme si elle était absolument le contraire de la nature du Divin, mais retourne à quelque chose qui se trouve derrière elle, retourne à un pouvoir rédempteur de l'esprit en lequel elle peut trouver son être vrai et son salut. Il y a une suprême Prakriti originelle et qui est l'origine; en elle, la puissance et la volonté divines d'exister goûtent leur qualité absolue et leur pure révélation. Là, se trouve la parfaite, la plus haute de toutes les énergies que nous voyons dans l'univers. C'est cela qui se présente à nous comme la nature idéale du Divin, une nature d'absolue connaissance, de pouvoir et de volonté absolus, d'absolu amour et de joie absolue. Et toutes les infinies variations de sa qualité et de son énergie, ananta-gouna, aganana-shakti, y sont des libres formulations de soi merveilleusement diverses, admirablement et spontanément harmonisées de cette sagesse, cette volonté, ce pouvoir, cette joie et cet amour absolus. Tout y est une libre unité plurielle d'infinis. En la nature divine idéale, chaque énergie, chaque qualité est pure, parfaite, souveraine d'elle-même et harmonieuse en son action; rien n'y lutte pour son propre accomplissement séparé et limité, tout y agit en une inexprimable unité. Tous les dharmas, toutes les lois d'être le dharma, la loi d'être, n'est qu'une action caractéristique de l'énergie et de la qualité divines, gouna-karma y sont un seul Dharma libre et plastique. L'unique et divin Pouvoir d'être¹ œuvre avec une immesurable liberté et, lié à

 

¹tapas, tchit-shakti.

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aucune loi exclusive, limité par aucun système astreignant, se réjouit en le jeu de son infinité et ne bute jamais dans la vérité de son auto-expression définitivement parfaite.

Mais dans l'univers où nous vivons, il existe un principe séparateur de sélection et de différenciation. Là, nous voyons que chaque énergie, chaque qualité émise pour exprimer quelque chose, œuvre comme pour son propre compte, essaie de s'exprimer personnellement tant qu'elle peut et de toutes les façons possibles, et adapte tant bien que mal cet effort à l'effort concomitant ou rival d'autres énergies et d'autres qualités qui  cherchent à s'exprimer de leur côté. L'Esprit, le Divin réside dans cette nature universelle en conflit et lui impose une certaine harmonie de par la 'loi inaliénable de la secrète unité intérieure sur laquelle est basée l'action de tous ces pouvoirs. Mais c'est une harmonie relative qui semble résulter d'une division originelle, émerger du choc de la division et subsister par lui au lieu qu'il s'agisse d'une unité originelle. Ou du moins l'unité semble-t-elle réprimée et latente, et ne pas se trouver elle-même, ne jamais se dépouiller de ses masques déroutants. Et en fait, elle ne se trouve pas tant que l'être individuel, dans cette nature universelle, ne découvre pas en lui-même cette divine Prakriti supérieure dont dérive ce mouvement moindre. Toutefois, les qualités et les énergies à l'oeuvre dans le monde, opérant diversement dans l'homme, l'animal, la plante, la chose inanimée, sont toujours, quelque forme qu'elles puissent prendre, des qualités et des énergies divines. Énergies et qualités sont toutes des pouvoirs du Divin. Chacune naît là de la divine Prakriti, œuvre pour s'exprimer ici dans la Prakriti inférieure, accroît sa puissance d'affirmation et ses valeurs réalisées dans ces conditions impropices et, en atteignant les sommets du pouvoir essentiel, se rapproche de l'expression visible de la Divinité et, s'élevant, se dirige vers son propre absolu dans la suprême, l'idéale, la divine Nature. Car chaque énergie est être et pouvoir du Divin, et le déploiement et l'expression de soi de l'énergie sont toujours le déploiement et l'expression du Divin.

On pourrait même dire qu'à un certain degré d'intensité chaque force en nous force de connaissance, force de volonté, 

 

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force d'amour, force de joie peut aboutir à une explosion qui brise la coquille de la formulation inférieure et libère l'énergie hors de son action séparatrice pour l'unir à la liberté et au pouvoir infinis de Être divin. Une suprême tension orientée vers Dieu libère le mental grâce à une vision absolue de la connaissance, libère le cœur grâce à un amour et une joie absolus, libère toute l'existence grâce à une concentration absolue de la volonté dans le sens d'une existence plus grande. Mais la percussion et le choc libérateur viennent de ce que le Divin touche notre nature actuelle, toucher qui, détournant l'énergie de son action normale limitée et séparatrice et de ses objets, la dirige vers l'Éternel, l'Universel et le Transcendant, l'oriente vers le Divin absolu et infini. Sur cette vérité de l'omniprésence dynamique du divin Pouvoir d'être, repose la théorie de la vibhoûti.

La divine Shakti infinie est partout présente et supporte en secret la formulation inférieure, para prakritir me yayâ dhâryaté djagat, mais elle se tient en retrait, cachée dans le cœur de chaque existence naturelle, sarva-bhoûtânâm hrid-déshé, jusqu'au moment où le voile de la Yoga-Mâyâ est déchiré par la lumière de la connaissance. L'être spirituel de l'homme, le djîva, possède la Nature divine. Il est une manifestation de Dieu dans cette Nature, para prakritir djîva-bhoûtâ, et il a en lui, à l'état latent, toutes les énergies et qualités divines, la lumière, la force, le pouvoir d'être du Divin. Mais en cette Prakriti inférieure où nous vivons, le djîva suit le principe de sélection et de détermination finie; et quelque combinaison d'énergie, quelque qualité ou quelque principe spirituel qu'il y apporte en naissant ou qu'il y émane comme semence de son expression de soi, cela devient une partie agissante de son swabhâva, la loi de son devenir, et détermine son swadharma, sa loi d'action. Et si cela était tout, il n'y aurait rien de déconcertant ni de difficile; la vie de l'homme serait un lumineux déploiement de divinité. Mais cette énergie inférieure de notre monde est une nature d'ignorance et d'égoïsme, une nature définie par les trois gounas. Du fait que c'est une nature d'égoïsme, le djîva se conçoit comme l'ego séparateur : il élabore égoïstement son expression de soi

 

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comme une volonté d'être qui, séparatrice, se trouve en conflit tout autant qu'associée avec la même volonté d'être en autrui. Il tente de posséder le monde par la lutte, et non par unité et l'harmonie; il insiste sur une discorde égocentrique. Du fait que c'est une nature d'ignorance, une vision aveugle et une expression de soi imparfaite ou partielle, il ne se connaît pas, ne connaît pas sa loi d'être, mais la suit d'instinct, sous la coercition mal comprise de l'énergie universelle, et ce non sans lutte, non sans un grand combat intérieur, non sans une très grande possibilité de déviation. Du fait que c'est une nature définie par les trois gounas, cette expression de soi confuse et tendue revêt diverses formes d'incapacité, de perversion, d'incomplète découverte de soi. Dominé par le gouna du tamas, le mode de l'obscurité et de l'inertie, le pouvoir d'être œuvre dans la faiblesse et la confusion, dans une incapacité majeure, une dépendance sans aspiration vis-à-vis de l'aveugle mécanisme des forces de l'Ignorance. Dominé par le gouna du radjas, le mode de l'action, du désir et de la possession, il y a lutte, il y a effort, il y a croissance de pouvoir et de capacité, mais cela trébuche, cela est douloureux, véhément, dévoyé par des notions, des méthodes et des idéaux erronés, poussé à mal utiliser, à corrompre et à pervertir les notions, les méthodes ou les idéaux justes et penche surtout vers une grande et souvent énorme exagération de l'ego. Dominé par le gouna du sattwa, le mode de la lumière, de l'équilibre et de la paix, il y a une action plus harmonieuse, un juste rapport avec la nature, mais qui n'est juste que dans les limites d'une lumière individuelle et d'une capacité impuissante à dépasser les formes meilleures de cette volonté et de cette connaissance mentales inférieures. Échapper à cet écheveau, s'élever par-delà l'ignorance, l'ego et les gounas, est le premier pas véritable vers la perfection divine. Par cette transcendance le djîva trouve sa propre nature divine et son existence vraie.

Libéré, l'œil de la connaissance dans la conscience spirituelle ne voit pas uniquement cette Nature inférieure qui lutte lorsqu'il envisage le monde. Si nous, nous ne percevons que le fait extérieur apparent de notre nature et de la nature d'autrui, c'est que nous regardons avec l'œil de l'ignorance et ne pouvons

 

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connaître également Dieu en tous, dans la créature sattwique, la créature radjasique, la créature tamasique, dans le dieu et le titan, dans le saint et le pécheur, dans le sage et l'ignorant, dans le grand et le petit, dans l'homme, l'animal et la plante et l'existence inanimée. La vision libérée voit que trois choses à la fois constituent l'entière vérité occulte de l'être naturel. Tout d'abord, et en premier lieu, elle voit la divine Prakriti en tous, secrète, présente, attendant le moment de se révéler dans l'évolution; elle la voit comme le pouvoir réel en toutes choses, ce qui donne sa valeur à toute cette action apparente de qualités et de forces diverses et elle lit le sens de ces derniers phénomènes non dans leur langue marquée par l'ego et l'ignorance, mais à la lumière de la Nature divine. Dès lors, et en second lieu, elle voit aussi les différences de l'action apparente dans le déva et le râkshasa, dans l'homme et la bête, l'oiseau et le reptile, le bon et le méchant, l'ignorant et l'érudit, mais comme le jeu de la qualité et de l'énergie divines dans ces conditions données et sous ces masques. Elle n'est point leurrée par le masque, mais détecte le Divin derrière chaque masque. Elle remarque la perversion ou l'imperfection, mais les franchit pour atteindre la vérité de l'esprit qui est derrière; elle découvre jusque dans la perversion et l'imperfection cette vérité qui s'aveugle, lutte pour se trouver, tâtonne à travers diverses formes où elle s'exprime et s'expérimente sur le chemin de la complète connaissance de soi, de son propre infini et de son propre absolu. L'œil libéré n'insiste pas indûment sur la perversion et l'imperfection, mais peut tout voir avec un complet amour et une charité complète dans le cœur, une complète compréhension dans l'intelligence, une complète égalité dans l'esprit. Finalement, il voit l'élan ascendant des pouvoirs de la Volonté d'être qui s'efforcent vers le Divin; il respecte, accueille, encourage toutes les hautes manifestations de l'énergie et de la qualité, les langues flamboyantes de la Divinité, les grandeurs montantes de l'âme, du mental et de la vie qui, en leurs intensités, s'exhaussent depuis les niveaux de la nature inférieure vers des sommets de sagesse et de connaissance lumineuses, de pouvoir, de force, de capacité, de courage, d'héroïsme puissants, vers les sommets de la douceur

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gracieuse et de l'ardeur et de la grandeur de l'amour et du don de soi, les sommets de vertu prééminente, d'action noble, de beauté et d'harmonie captivantes, de belle et divine création. L'œil de l'esprit voit en la grande vibhoûti la divinité levante de l'homme et en trace la silhouette. 

C'est là reconnaître le Divin comme Pouvoir, mais pouvoir au sens le plus large, pouvoir non seulement de la force, mais de la connaissance, de la volonté, de l'amour, du travail, de la pureté, de la douceur, de la beauté. Le Divin est existence, conscience et joie, et tout, dans le monde, se projette et  se retrouve par l'énergie de l'existence, l'énergie de la conscience et l'énergie de la joie; ce monde est un monde des œuvres de la divine Shakti, laquelle se donne forme ici-bas en d'innombrables sortes d'êtres, dont chacun a ses pouvoirs caractéristiques propres issus de sa force à elle. Chaque pouvoir est le Divin Lui-même dans cette forme, dans le lion comme dans la biche, dans le titan comme dans le dieu, dans le soleil inconscient qui flambe à travers l'éther comme dans l'homme qui pense sur la terre. La déformation qu'apportent les gounas est l'aspect mineur, non pas réellement l'aspect majeur; l'essentiel est le pouvoir divin qui trouve à s'exprimer. C'est le Divin qui se manifeste dans le grand penseur, le héros, le meneur d'hommes, le grand instructeur, le sage, le prophète, le fondateur de religion, le saint, l'amant de l'homme, le grand poète, le grand artiste, le grand savant, l'ascète qui se dompte, et l'homme qui dompte les choses, les événements et les forces. L'œuvre elle-même, le poème élevé, la forme parfaite de la beauté, l'amour profond, l'action noble, F accomplissement di vin sont des mouvements de la divinité; c'est le Divin qui se manifeste.

C'est là une vérité que toutes les anciennes cultures reconnaissaient et respectaient, mais il y a un côté du mental moderne auquel répugne cette idée, qui y voit un culte simplement de la force et du pouvoir, un culte du héros, culte ignorant ou dans lequel on se dégrade, ou bien une doctrine du surhomme asourique. Certes, il existe une façon ignorante de considérer cette vérité, comme toute vérité; mais elle a sa place à

 

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elle, sa fonction indispensable dans l'économie divine de la Nature. La Guîtâ la met à sa juste place et dans sa juste perspective. Elle doit avoir pour base la reconnaissance du moi divin en tous les hommes et toutes les créatures, être compatible avec un cœur égal vis-à-vis de la manifestation grande ou petite, éminente ou obscure. Il faut voir et aimer Dieu dans l'ignorant, l'humble, le faible, le vil, le hors-caste. Dans la vibhoûti elle-même, ce n'est pas, sauf en tant que symbole, l'individu extérieur que l'on doit ainsi reconnaître et placer haut, mais l'unique Divin qui se révèle dans le pouvoir. Cependant, il n'en existe pas moins une échelle ascendante dans la manifestation, et, dans les degrés de son expression de soi, la Nature s'élève depuis ses symboles tâtonnants, obscurs ou réprimés vers les premières expressions visibles du Divin. Chaque grand être, chaque grand accomplissement est l'indice qu'elle a le pouvoir de se dépasser et la promesse du dépassement final et suprême. L'homme représente lui-même un degré supérieur de la manifestation naturelle par rapport à la bête et au reptile, bien qu'en ces deux derniers se trouve l'égal et unique Brahman. Mais l'homme n'a pas atteint les plus hauts sommets de son dépassement de soi, et il faut entre-temps reconnaître en chaque signe du grand pouvoir de la Volonté d'être qui est en lui une promesse et une indication. Le respect pour la divinité en l'homme, en tous les hommes, n'est pas diminué, mais haussé, et on lui donne une plus riche signification en levant les yeux vers le sillage des grands Pionniers qui le guident ou le dirigent par quelque étape que ce soit dans l'accession à la surhumanité.

Ardjouna lui-même est une vibhoûti; c'est un homme haut situé dans l'évolution spirituelle, une figure saillante dans la foule de ses contemporains, un instrument choisi du divin Nârâyana, le Divin dans l'humanité. À un endroit, l'Instructeur, parlant comme le Moi suprême, égal en tous, déclare qu'il n'est personne qui Lui soit cher ou qu'il haïsse; mais à d'autres endroits, Il dit Ardjouna Lui est cher, qu'il est Son bhakta et que, dès lors, il est guidé, qu'il est à l'abri entre ses mains, élu pour la vision et la connaissance. La contradiction n'est ici qu'apparente. Comme moi du cosmos, le Pouvoir est égal pour

 

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tous; il donne donc à chacun selon les œuvres de sa nature; mais il y a aussi les relations personnelles du Pouroushôttama avec l'être humain, relations où il est particulièrement proche de l'homme qui s'est rapproché de lui. Tous ces héros, tous ces hommes de puissance qui se sont engagés dans la bataille dans la plaine de Kouroukshétra sont des vaisseaux de la Volonté divine et, par l'intermédiaire de chacun d'entre eux, Il œuvre  selon sa nature, mais derrière le voile de son ego. Énergies est arrivé à ce point où le voile peut être déchiré et où le Divin incarné peut révéler à Sa vibhoûti le mystère de Son action, Il est même essentiel que se fasse cette révélation. Énergies est l'instrument d'une grande œuvre, d'une œuvre terrible en apparence mais nécessaire pour que soit fait un grand pas en avant dans la marche de la race, un mouvement décisif dans son combat pour gagner le royaume de la Justice et de la Vérité, dharma-râdjya. L'histoire des cycles de l'homme est un progrès vers le dévoilement du Divin dans l'âme et la vie de l'humanité; chacun des grands événements, chacune des étapes qui jalonnent cette histoire est une manifestation divine. Énergies, le principal instrument de la Volonté cachée, le grand protagoniste, doit devenir l'homme divin capable de réaliser l'œuvre consciemment comme l'action du Divin. Ce n'est que de cette manière que cette action peut devenir psychiquement vivante, prendre sa valeur spirituelle et recevoir la lumière et le pouvoir de sa secrète signification. Appelé à la connaissance de soi, il doit voir Dieu comme Maître de l'univers et origine des créatures et des événements du monde, tout voir comme l'expression de soi du Divin en la Nature, voir Dieu en tous, Dieu en lui-même en tant qu'il est un homme et une vibhoûti, Dieu dans les bas-fonds de l'être et sur ses sommets, Dieu sur les cimes les plus hautes, et l'homme aussi sur les sommets comme vibhoûti et s'élevant vers les cimes ultimes en la libération et l'union suprêmes. En le Temps qui crée et qui détruit, il doit voir l'image du Divin avançant pas à pas des pas qu'accomplissent les cycles du cosmos. Et sur les spires de ce mouvement du cosmos, l'esprit divin dans le corps humain s'élève vers les suprêmes transcendances en réalisant comme vibhoûti l'œuvre

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du Divin dans le monde. Cette connaissance a été donnée; il faut à présent que soit révélé le Divin sous l'apparence du Temps; et des millions de bouches de cette image, viendra l'ordre pour l'action assignée à la vibhoûti libérée.

 

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