Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
V
LA VÉRITÉ ET LA VOIE DIVINES
Puis, la Guîtâ continue en dévoilant le secret suprême et intégral, l'unique pensée, l'unique vérité où celui qui recherche la perfection et la libération doive apprendre à vivre et l'unique loi de perfection de ses membres spirituels et de tous leurs mouvements. Ce suprême secret est le mystère du Divin transcendant qui est tout et partout, et néanmoins tellement plus grand que l'univers et toutes ses formes, et si différent, que rien, ici-bas, ne Le contient, ni ne L'exprime réellement, et qu'aucune langue empruntée aux apparences des choses de l'espace et du temps et à leurs relations ne peut suggérer la vérité de Son être inimaginable. Par conséquent, la loi de notre perfection est une adoration par toute notre nature et sa soumission à sa source divine et à son divin possesseur. Le seul moyen fondamental dont nous disposions est de changer notre existence entière dans le monde et non pas seulement telle ou telle partie de notre existence en un unique mouvement tourné vers l'Éternel. Par la puissance et le mystère d'un Yoga divin, nous sommes passés de Ses inexprimables demeures secrètes en cette nature limitée des choses phénoménales. Par un mouvement inverse du même Yoga, nous devons transcender les limites de la nature phénoménale et recouvrer la conscience plus grande par laquelle nous pouvons vivre en le Divin et Éternel
L'être suprême du Divin se situe par-delà la manifestation : sa vraie image sempiternelle n'est pas révélée dans la matière, non plus qu'elle n'est captée par la vie, ni connaissable par le mental, atchintya-roûpa avyakta-moûrti. Ce que nous voyons n'est qu'une forme, roûpa, qui s'est elle-même créée, non la forme éternelle, swaroûpa, de la Divinité. Il y a quelqu'un ou il y a quelque chose d'autre que l'univers : inexprimable, inimaginable, un Divin ineffablement infini par-delà tout ce que nos plus vastes ou nos plus subtiles conceptions de l'infinité peuvent projeter. Toute cette trame de choses à quoi nous donnons le
Page 339
nom d'univers, toute cette immense somme mouvante à laquelle nous ne pouvons fixer de limites et dans les formes et les mouvements de laquelle nous cherchons en vain quelque réalité stable, quelque fixité, quelque niveau et quelque point d'où manier un levier cosmique, a été filée, façonnée, éployée par ce suprême Infini, fondée sur son ineffable Mystère supracosmique. Elle repose sur une formulation essentielle qui est elle-même non manifestée et impensable. Toute cette masse de devenirs toujours changeants, toujours mouvants, toutes ces créatures, ces existences, ces choses, toutes ces formes qui respirent et qui vivent ne peuvent le contenir ni en leur somme ni en leur existence séparée. Il n'est pas en elles; ce n'est pas en elles, ni par elles qu'il vit, se meut ou a son être Dieu n'est pas le Devenir. Ce sont elles qui sont en lui, ce sont elles qui vivent et se meuvent en lui et puisent en lui leur vérité; elles sont ses devenirs, il est leur être¹. En l'impensable infinité intemporelle et aspatiale de son existence, il a éployé ce phénomène mineur d'un univers sans bornes dans un espace et un temps sans fin.
Et même, dire de lui que tout existe en lui, n'est pas toute la vérité en l'occurrence, pas la relation entièrement réelle, car c'est parler de lui avec l'idée d'espace, et le Divin est aspatial et intemporel. L'espace et le temps, l'immanence, l'imprégnation et le dépassement sont tous des termes et des images de sa conscience. Il existe un Yoga du Pouvoir divin, me yoga aïshwarah, par lequel le Suprême crée des phénomènes de son être dans une auto-manifestation spirituelle, et non matérielle, de son infinité épandue, expansion dont la manifestation matérielle n'est qu'une image. Il se voit un avec elle, est identifié à elle et à tout ce qu'elle abrite. En cette infinie vision de soi, qui n'est pas toute sa vision l'identité panthéiste de Dieu et de l'univers est une vue encore plus limitée -, il est un avec tout ce qui est, en même temps qu'il dépasse néanmoins tout ce qui est; mais il est autre, également, que ce moi ou que cette infinité épandue d'être spirituel qui contient et dépasse l'univers. Tout existe ici
¹matsthâni sarva-bhoûtâni na tchâham teshwavasthitah.
Page 340
en son infini conscient de l'univers, mais celui-ci est à son tour soutenu comme conception de soi par la réalité supracosmique du Divin qui dépasse tous nos termes d'univers, d'être et de conscience. C'est là le mystère de son être : il est supracosmique et toutefois n'est extracosmique en aucun sens exclusif. Car il imprègne tout l'univers en tant qu'il est son moi; il y a une lumineuse présence, qui n'est pas involuée, de l'être essentiel de Dieu, marna âtmâ; elle est en relation constante avec le devenir et, par cette simple présence, il entraîne la manifestation de toutes les existences¹. Nous avons dès lors ces termes d'Être et de devenir, d'existence en soi, âtman, et d'existences qui dépendent de cette existence, bhoûtâni, d'êtres mutables et d'être immuable. Mais la plus haute vérité de ces deux relations et la solution de leur antinomie doit être trouvée dans ce qui dépasse celle-ci; c'est le Divin suprême qui, par le pouvoir de Sa conscience spirituelle, yôga-mâyâ, manifeste à la fois le moi qui contient et Ses phénomènes y contenus. Et ce n'est que par l'union avec Lui en notre conscience spirituelle que nous pouvons arriver à nos vraies relations avec Son être.
Exposée métaphysiquement, telle est l'intention de ces versets de la Guîtâ qui, cependant, ne reposent point sur quelque spéculation intellectuelle, mais sur une expérience spirituelle; ils représentent une synthèse du fait qu'ils découlent globalement de certaines vérités de la conscience spirituelle. Lorsque nous tentons de nous mettre en relation consciente avec quelque Être suprême ou universel qu'il y ait et qui existe caché ou manifeste en le monde, nous arrivons à une expérience très diverse, et l'une ou l'autre variante de cette expérience se voit changée par différentes conceptions intellectuelles en leur idée fondamentale de l'existence. Nous avons, pour commencer, l'expérience brute d'un Divin qui est quelque chose de bien différent de nous et de bien plus grand que nous, de bien différent de l'univers où nous vivons et de bien plus grand que cet univers; et ainsi en est-il, et pas davantage, tant que nous vivons seulement dans notre moi phénoménal et que nous ne voyons autour de nous que le visage
¹bhoûta-bhrin na tcha bhoûtastho mamâtmâ bhoûta-bhâvanah.
Page 341
phénoménal du monde. Car la plus haute vérité du Suprême est supracosmique, et tout ce qui est phénoménal semble être une chose différente de l'infinité de l'esprit conscient de soi, semble être, sinon une illusion, du moins l'image d'une vérité inférieure. Lorsque nous nous fixons en cette seule différence, nous considérons le Divin comme s'il était extracosmique. Cela, Il ne l'est qu'au sens où, supracosmique, Il n'est pas contenu dans le cosmos et ses créations, mais non pas au sens où cosmos et créations seraient en dehors de Son être car il n'y a rien en dehors de l'unique Éternel et Réel. Nous réalisons cette première vérité du Divin spirituellement lorsque nous avons l'expérience que nous vivons, que nous nous mouvons et avons notre être en Lui seul, que, si différents de Lui que nous puissions être, nous dépendons de Lui pour notre existence, et que l'univers lui-même n'est qu'un phénomène et qu'un mouvement dans l'Esprit.
Mais d'autre part, nous avons l'expérience plus poussée et plus transcendante où notre existence essentielle est une avec la Sienne. Nous percevons un moi unique pour tout et en possédons la conscience et la vision; nous ne pouvons plus dire ni penser que nous différons entièrement de Lui : il y a le moi et il y a le phénomène de l'existant en soi; tout est un dans le moi, mais tout est variation dans le phénomène. Par une exclusive intensité d'union avec le moi, nous pouvons même en venir à faire l'expérience que le phénomène est une chose onirique et irréelle. Mais en revanche, par une intensité double, nous pouvons avoir aussi la double expérience que nous sommes un avec Lui, suprêmement et en une union qui existe en soi, et que néanmoins, en une forme persistante qui dérive authentiquement de Son être, nous vivons avec Lui et avons de nombreuses relations avec Lui. L'univers et notre existence dans l'univers nous deviennent une forme constante et réelle de l'existence consciente de soi du Divin. En cette moindre vérité, nous avons nos relations de différence entre nous et Lui et tous ces autres pouvoirs vivants ou inanimés de Éternel et nos rapports avec Son moi cosmique dans la nature de l'univers. Ces relations sont autres que la vérité supracosmique, ce sont des créations dérivées,
Page 342
les créations d'un certain pouvoir de la conscience de l'esprit, et parce qu'elles sont autres, parce qu'elles sont des créations, les chercheurs exclusifs de l'Absolu supracosmique les taxent d'irréalité relative ou complète. Et pourtant, c'est de l'Absolu qu'elles proviennent, elles sont des formes qui existent et qui dérivent de son être, non des fictions créées à partir de rien. Car c'est toujours lui-même et des images de lui-même, et non point des choses qui diffèrent totalement de lui, que l'Esprit voit partout. Pas davantage ne pouvons-nous dire qu'il n'existe absolument rien dans le supracosmique qui corresponde à ces relations. Nous ne pouvons pas dire que ce soient des dérivés de la conscience jaillis de cette source, mais sans rien toutefois qui, en la source, les supporte ou les justifie tant soit peu, qui soit la réalité éternelle et le principe céleste de ces formes de son être.
Par ailleurs, si nous soulignons d'une autre manière encore la différence qu'il y a entre le moi et les formes du moi, nous pouvons finir par considérer que le Moi les contient et qu'il y est immanent, nous pouvons admettre la vérité de l'esprit omniprésent; mais les formes de l'esprit, les moules où est coulée sa présence peuvent toutefois nous affecter non seulement comme quelque chose qui diffère de lui, non seulement comme quelque chose de transitoire, mais comme des images irréelles. Nous avons l'expérience de l'Esprit, de Être divin immuable et contenant à jamais dans sa vision les mutabilités de l'univers; nous avons aussi l'expérience séparée, simultanée ou coïncidente du Divin immanent en nous-mêmes et dans toutes les créatures. Et cependant, l'univers peut n'être pour nous qu'une forme empirique de Sa conscience et de la nôtre, ou qu'une image ou qu'un symbole de l'existence par lesquels il nous faut construire nos relations expressives avec Lui et peu à peu devenir conscients de Lui. Mais d'un autre côté, nous avons une autre expérience spirituelle révélatrice où nous sommes tenus de voir que toutes choses non seulement cet Esprit qui réside, immuable, dans l'univers et dans ses innombrables créatures, mais tout ce devenir intérieur et extérieur sont précisément le Divin. Tout est alors pour nous une Réalité divine qui Le
Page 343
manifeste en nous et dans le cosmos. Si cette expérience est exclusive, nous avons l'identité panthéiste, l'Un qui est tout; mais la vision panthéiste n'est qu'une façon partielle de voir les choses. Cet univers éployé n'est pas tout ce qu'est l'Esprit; il existe un Éternel qui est plus grand, et c'est par lui seul qu'est possible l'existence de l'univers. Le cosmos n'est pas le Divin dans Sa réalité totale et entière, mais une expression de soi parmi d'autres, un mouvement réel mais mineur de Son être. Toutes ces expériences spirituelles, pour différentes ou opposées qu'elles soient à première vue, peuvent néanmoins se concilier, si nous cessons d'insister sur l'une ou l'autre exclusivement et que nous voyions cette simple vérité ; la Réalité divine est quelque chose de plus grand que l'existence universelle, mais toutes les choses universelles et particulières sont pourtant ce Divin et rien d'autre elles l'expriment, pouvons-nous dire, mais ne sont entièrement Cela en aucune partie, ni en aucune somme de leur apparence, et pourtant elles ne pourraient l'exprimer si elles étaient quelque chose d'autre, si elles n'étaient pas un terme et un matériau de l'existence divine. Cela, est le Réel; mais elles, elles sont ses réalités expressives¹.
C'est ce que l'on entend par l'expression, vâsoudévah sarvam itî; le Divin est tout ce qui est l'univers et tout ce qui est dans l'univers et tout ce qui est plus que l'univers. La Guîtâ souligne d'abord Son existence supracosmique. Sans quoi, en effet, le mental manquerait son but le plus haut et demeurerait tourné vers le seul cosmique, ou bien attaché à quelque expérience partielle du Divin dans le cosmos. La Guîtâ met ensuite l'accent sur Son existence universelle en laquelle tout se meut et agit.
¹Même si, dans le mental, nous sentons qu'elles sont comparativement irréelles en face de l'absolument Réel. Lorsqu'on le réduit aux termes de l'expérience spirituelle, le Mâyâvâda de Shankara, mis à part son échafaudage logique, ne se résout à rien de plus qu'une expression exagérée de cette relative irréalité. Au-delà du mental, la difficulté disparaît, n'ayant, là, jamais existé. Les expériences séparées qui se trouvent derrière les différences des sectes religieuses et des écoles de philosophie ou de Yoga, une fois transmués, une fois rejetés leurs enchaînements mentaux divergents, sont harmonisées et, exaltées à leur plus haute intensité commune, sont unifiées dans l'infini supramental.
Page 344
C'est là, en effet, la justification de l'effort cosmique, et c'est là la vaste conscience spirituelle de soi où le Divin qui se voit comme Esprit du Temps accomplit Ses œuvres universelles. Non sans une certaine puissance austère, la Guîtâ insiste ensuite sur l'acceptation de la Déité comme habitant divin du corps humain. Car étant l'Immanent dans toutes les existences, si l'habitant divin n'est point reconnu, non seulement la divine signification de l'existence individuelle sera manquée, non seulement l'élan vers nos suprêmes possibilités spirituelles sera privé de sa force la plus grande, mais les relations d'âme à âme en l'humanité resteront sans caractère, limitées et marquées par l'ego. Enfin, la Guîtâ insiste longuement sur la manifestation divine en toute chose dans l'univers et affirme que tout ce qui est, dérive de la nature, du pouvoir et de la lumière de l'unique Divin. Car cette optique aussi est essentielle à la connaissance de Dieu; y sont fondées la disposition intégrale de tout l'être et de toute la nature dans le sens de Dieu, l'acceptation par l'homme des œuvres de la Puissance divine en le monde et la possibilité qu'il a de remodeler sa personnalité mentale et sa volonté selon les lignes de l'action de Dieu, transcendante en son origine, cosmique en son motif, transmise par l'individu, le djîva.
La Déité suprême, le Moi immuable derrière la conscience cosmique, la Divinité individuelle dans l'être humain et le Divin secrètement conscient ou partiellement manifesté dans la Nature cosmique et dans toutes ses œuvres et toutes ses créatures, sont alors une seule réalité, un seul Divin. Mais les vérités que nous pouvons avancer avec le plus d'assurance sur l'un des statuts de Être unique se changent en leur contraire ou voient leur sens modifié lorsque nous tentons de les appliquer à d'autres. Ainsi le Divin est-Il toujours le Seigneur, Îshwara; mais il ne s'ensuit pas que nous puissions crûment appliquer aux quatre domaines l'idée de Sa souveraineté et de Sa maîtrise essentielles de la même manière, exactement, et sans y rien changer. Divin manifesté en la Nature cosmique, Il agit en parfaite identité avec la Nature. Lui-même est alors la Nature, en quelque sorte, mais avec, en les œuvres de celle-ci, un esprit qui prévoit et prédétermine, comprend et impose, force à
Page 345
l'action, gouverne sans conteste dans le résultat. Moi silencieux et unique de tout, Il est le non-exécutant, et la Nature seule exécute. Il lui laisse l'exécution de toutes ces œuvres selon la loi de notre être, swabhâvas tou pravartaté, et toutefois Il est encore le seigneur, prabhou, vibhou, car Il voit et soutient notre action et, par Son accord silencieux, permet à la Nature d'oeuvrer. Grâce à Son immobilité, Il transmet le pouvoir du Divin suprême par la force de Sa Présence qui, sans bouger, imprègne tout; Il en supporte le fonctionnement par le regard égal de Son Moi témoin en toute chose. Suprême Divin supracosmique, Il est à l'origine de tout; Il est au-dessus de tout, force tout à se manifester, mais ne se perd pas dans ce qu'il crée, ni ne s'attache aux œuvres de Sa Nature. Il est la libre et tutélaire Volonté d'être qui précède toutes les nécessités de l'action naturelle. Dans l'individu, Il est, au temps de l'ignorance, la secrète Divinité en nous qui contraint tout à tourner sur la machine de la Nature sur laquelle l'ego est emporté comme une partie du mécanisme, à la fois entrave et commodité. Mais tout le Divin étant en chaque être, nous pouvons nous élever au-dessus de cette relation en transcendant l'ignorance. Car nous pouvons nous identifier avec le Moi unique, soutien de toute chose, et devenir le témoin et le non-exécutant. Ou bien nous pouvons placer notre être individuel dans les justes rapports de l'âme humaine avec le Divin suprême en nous et en faire, dans ses parties naturelles, la cause directe et l'instrument, nimitta, et, dans son moi et sa personne spirituels, un haut participant à la maîtrise suprême, libre et sans attache de ce Noumène intérieur. C'est une chose qu'il nous faut clairement voir dans la Guîtâ; nous devons tenir compte de cette variation du sens de la même vérité selon le problème posé par les rapports où elle devient opérante. A défaut de quoi, nous verrons simplement contradiction et illogisme là où il n'en existe point, et serons déroutés comme Être par ce qui nous fera l'effet de propos énigmatiques.
Ainsi la Guîtâ commence-t-elle par affirmer que le Suprême contient toute chose en Lui-même, mais sans être en aucune, matsthâni sarva-bhoûtâni, "toutes sont situées en Moi, non point
Page 346
Moi en elles". Et toutefois, elle poursuit aussitôt en disant : "Cependant, les existences ne sont point situées en Moi, Mon être porte en lui toutes les existences et n'est point situé dans les existences." Par ailleurs, semblant se contredire, elle insiste sur le fait que le Divin s'est logé, a pris demeure en le corps humain, mânoushîm tanoum âshritam, et qu'il est nécessaire de reconnaître cette vérité pour libérer l'âme par la voie intégrale des œuvres, de l'amour et de la connaissance. Ces déclarations ne sont qu'apparemment antinomiques. C'est en tant que Divin supracosmique qu'il n'est pas dans les existences, non plus, d'ailleurs, qu'elles ne sont en Lui; car la distinction que nous faisons entre Être et devenir ne s'applique qu'à la manifestation dans l'univers phénoménal. Dans l'existence supracosmique, tout est l'Être éternel, et à supposer qu'il y ait là aussi une multiplicité quelconque, tous sont des êtres éternels; l'idée spatiale d'immanence ne peut intervenir, un être absolu et supracosmique n'étant pas affecté par les concepts de temps et d'espace qui sont créés ici-bas par la Yogamâyâ du Seigneur. Là, ce qui doit être la fondation, c'est une coexistence spirituelle et non pas spatiale ou temporelle, une identité et une coïncidence spirituelles. Mais en revanche, dans la manifestation cosmique, il y a déploiement de l'univers dans l'espace et le temps par Être suprême non manifesté et supracosmique, et dans ce déploiement Il apparaît d'abord comme un moi qui supporte toutes les existences, bhoûta-bhrit, Il les porte en Son existence essentielle qui imprègne tout. Et l'on peut même dire que, par ce moi omniprésent, le Moi suprême aussi, le Paramâtman porte l'univers; Il en est l'assise spirituelle invisible et Il est la cause spirituelle cachée du devenir de toutes les existences. Il porte l'univers comme l'esprit secret en nous porte nos pensées, nos œuvres, nos mouvements. Il semble imprégner et contenir le mental, la vie et le corps, les soutenir par Sa présence; mais cette imprégnation elle-même n'est pas matérielle, c'est un acte de la conscience; le corps lui-même n'est qu'un acte constant de la conscience de l'esprit.
Ce Moi divin contient toutes les existences; toutes sont situées en lui, non pas matériellement en essence, mais dans
Page 347
cette vaste conception spirituelle de l'être en soi dont notre trop rigide notion d'un espace matériel et éthérique n'est qu'une adaptation dans les termes du mental physique et des sens. En réalité, tout, même ici, est coexistence, identité et coïncidence spirituelles; mais c'est une vérité fondamentale que nous ne pouvons pas appliquer tant que nous n'avons pas fait retour à la conscience suprême. Jusque-là, une telle idée ne serait qu'un concept intellectuel auquel rien ne correspond dans notre expérience pratique. Nous devons dire alors, nous servant de ces termes de relations dans l'espace et le temps, que l'univers et tous ses êtres existent dans le divin Existant en soi comme tout le reste existe dans le prime état spatial qu'est l'éther. "De même que le grand principe de l'air qui baigne tout réside en le principe de l'éther, de même en Moi toutes les existences résident-elles, c'est ainsi qu'il te faut le concevoir", dit ici l'Instructeur à Être L'existence universelle imprègne tout, elle est infinie, et l'Existant en soi lui aussi imprègne tout et est infini; mais l'infinité existante en soi est stable, statique, immuable; l'universel, lui, est un mouvement qui imprègne tout, sarvatragah. Le Moi est un, non pas multiple; mais l'universel s'exprime en tant que toute existence et, comme il y paraît, il est la somme de toutes les existences. L'un est Être; l'autre est Pouvoir Être se mouvant, créant et agissant dans l'existence de l'Esprit fondamental qui soutient et est immuable. Le Moi ne demeure pas dans toutes ces existences, ni en aucune d'elles; autrement dit, nulle ne le contient de même l'éther n'est-il ici contenu par aucune forme, bien qu'au bout du compte toutes les formes dérivent de l'éther. Et toutes les existences ensemble ne le contiennent pas davantage, ni ne le constituent pas plus que l'éther n'est contenu dans le mobile déploiement du principe aérien, ni constitué par la somme de ses formes ou de ses forces. Mais dans le mouvement aussi est toutefois le Divin, lequel réside en la multiplicité comme Seigneur de chaque être, En lui, ces deux types de relations sont vrais au même moment, L'un est d'existence en soi vis-à-vis du mouvement universel; l'autre, l'immanence, d'existence universelle vis-à-vis de ses propres formes. L'un est une vérité d'être en son immuabilité
Page 348
qui contient tout, existante en soi; l'autre est une vérité de Pouvoir du même être manifesté en le gouvernement et l'inspiration des mouvements où il se voile et se révèle.
D'au-dessus de l'existence cosmique, le Suprême, est-il dit ici, s'appuie, ou presse sur sa Nature pour en exprimer en une éternelle récurrence cyclique tout ce qu'elle contient, tout ce qui, jadis manifeste, est devenu latent. Toutes les existences agissent dans l'univers, soumises à cet élan moteur et aux lois de l'être manifesté par quoi est traduit en harmonies cosmiques le phénomène de la divine Toute-Existence. Le djîva suit le cycle de son devenir dans l'action de cette Nature divine, prakritim mâmikâm, swâm prakritim, la "nature propre" du Divin. À mesure qu'elle progresse en ses révolutions, il devient une personnalité ou une autre; il suit toujours la courbe de sa propre loi d'être comme manifestation de la Nature divine, que ce soit dans le mouvement supérieur et direct ou dans le mouvement inférieur et dérivé de celle-ci, que ce soit dans l'ignorance ou la connaissance; sortant de l'action de la Nature, il retourne à l'immobilité et au silence de celle-ci quand se termine le cycle. Ignorant, il est soumis à son tourbillon cyclique, il n'est pas maître de lui-même, mais dominé par elle, avashah prakriter vashât; ce n'est qu'en retournant à la conscience divine qu'il peut atteindre à la maîtrise et à la liberté. Le Divin également suit le cycle, non point en y étant soumis, mais en en étant l'Esprit qui anime et qui guide, non point en y ayant tout Son être mêlé, mais en l'accompagnant et en le modelant avec Son pouvoir d'être. Il contrôle l'action de Sa Nature et y préside, adhyaksha — Il est non un esprit né en elle, mais l'esprit créateur qui l'incite à produire tout ce qui apparaît dans la manifestation. Si en Son pouvoir, Il l'accompagne et cause tout ce qu'elle fait, Il est aussi en dehors d'elle, comme quelqu'un qui siégerait au-dessus de l'action universelle de la Nature dans la maîtrise supracosmique, attaché à elle par aucun désir qui engage et qui maîtrise et dès lors lié par rien de ce qu'elle fait, car Il dépasse infiniment les œuvres qu'elle exécute et Il les précède, Il est le même avant, pendant et après tout leur cortège dans les cycles du Temps. Toutes leurs mutations ne changent rien pour
Page 349
Son être immuable. Le moi silencieux qui imprègne et soutient le cosmos n'est pas affecté par les changements de celui-ci, car,tout en en étant le soutien, il n'y participe pas. Ce Moi le plus grand, ce Moi supracosmique suprême n'en est pas non plus affecté, car il les dépasse et éternellement les transcende.
Mais aussi, puisque cette action est l'action de la Nature divine, swâ prakritih, et que la Nature divine ne peut jamais être séparée du Divin, en toute chose qu'elle crée le Divin doit être immanent. C'est là un genre de relation qui n'est pas toute la vérité de l'être divin, mais ce n'est pas davantage une vérité que nous puissions si peu que ce soit nous permettre d'ignorer. Il est logé dans le corps humain. Ceux qui ignorent Sa présence, qui méprisent, à cause de ses masques, la divinité sous la forme humaine, sont égarés et joués par les apparences de la Nature et ne peuvent réaliser qu'existe le Divin secret au-dedans, qu'il soit conscient dans l'humanité ainsi dans l'Avatar ou voilé par Sa Maya. Ceux qui possèdent une grande âme, qui ne sont pas enfermés dans leur idée d'ego, qui s'ouvrent au divin hôte intérieur, savent que l'esprit secret en l'homme, qui paraît ici-bas borné par la nature humaine limitée, est la même ineffable splendeur qu'au-delà nous adorons comme Divinité suprême, Ils prennent conscience de son plus haut statut en lequel il est maître et seigneur de toutes les existences et ils voient cependant que, dans chaque existence, il est encore la Déité suprême et le Divin immanent. Tout le reste est une limitation de soi en vue de manifester les variations de la Nature dans le cosmos. Ils voient également que, du fait que c'est la Nature du Divin qui est devenue tout ce qui est dans l'univers, tout ici-bas, dans sa réalité intérieure, n'est autre que le Divin unique, tout est Vâsoudéva, et ils L'adorent non seulement comme le Divin suprême au-delà, mais ici-bas dans le monde, en Son unité et en chaque être séparé. Ils voient cette vérité et, en cette vérité, vivent et agissent; ils L'adorent, Le vivent, Le servent à la fois comme le Transcendant par rapport aux choses, comme Dieu dans le monde et comme le Divin dans tout ce qui est; ils Le servent par les œuvres sacrificielles, Le recherchent par la connaissance, ne voient nulle part rien d'autre que Lui et haussent
Page 350
tout leur être vers Lui à la fois en Son moi et en toute Sa nature intérieure et extérieure. Ils savent que cela est la grande et parfaite voie; car c'est la voie de l'entière vérité de l'unique Divin suprême, universel et individuel¹.
¹Guîtâ, IX. 4-11, 13-15, 34.
Page 351
Home
Sri Aurobindo
Books
SABCL
French
Share your feedback. Help us improve. Or ask a question.