Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
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La vision du Pourousha universel est l'un des passages les plus connus et les plus puissamment poétiques de la Guîtâ, mais sa place dans la pensée n'est pas toute en surface. Elle est évidemment là comme symbole poétique et révélateur, et avant d'en saisir le sens, il nous faut voir comment et dans quel but elle est introduite, et découvrir à quoi tendent ses aspects significatifs.. C'est Ardjouna qui la provoque en son désir de voir l'image vivante, la visible grandeur du Divin invisible, la personnification même de l'Esprit, du Pouvoir qui gouverne l'univers. Il a entendu le suprême secret spirituel de l'existence : tout vient de Dieu, tout est le Divin, et caché en toutes choses demeure le Divin qui peut se révéler en chaque apparence finie. L'illusion l'a quitté, qui a une prise si tenace sur le mental et les sens de l'homme, cette idée que les choses existent tant soit peu en elles-mêmes ou par elles-mêmes, à part Dieu, ou que rien puisse se mouvoir ou se guider soi-même, de ce qui est soumis à la Nature c'était la cause de ses doutes, de son trouble et de son refus d'agir. Il connaît à présent la signification de la naissance et du trépas des êtres. Il sait que l'impérissable grandeur de la divine Âme consciente est le secret de toutes ces apparences. Tout est un Yoga de ce grand Esprit éternel dans les choses, et tout ce qui arrive est le résultat et l'expression de ce Yoga; toute la Nature est pleine du Divin secret et œuvre à Le révéler en elle. Mais significatifs. voudrait, si possible, voir aussi la forme même, le corps même de ce Divin. Il a entendu parler de Ses attributs, et compris les étapes et les moyens par lesquels Il se révèle; mais maintenant il attend de ce Maître du Yoga qu'il découvre jusqu'à Son Moi impérissable à la vision yoguique. Non pas, bien sûr, le silence sans forme de Son immuabilité sans action, mais le Suprême dont procèdent toute énergie et toute action, dont les formes sont les masques, qui révèle Sa force dans la
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vibhoûti le Maître des œuvres, le Maître de la connaissance et de l'adoration, le Seigneur de la Nature et de toutes ses créatures. Il est tenu, en effet, de demander à avoir cette vision suprême et qui embrasse tout parce que c'est ainsi de l'Esprit révélé dans l'univers qu'il doit recevoir l'ordre de prendre part à l'action universelle.
Ce que tu dois voir, répond l'Avatâr, l'œil humain ne peut le saisir car l'œil humain ne peut voir que les apparences extérieures des choses, ou n'y distingue que des formes symboliques, séparées, chacune ne représentant que quelques aspects du Mystère éternel. Mais il existe un œil divin, une vision toute profonde par quoi l'on peut contempler le Divin suprême en Son Yoga, et cet œil Je te le donne à présent. Tu verras, dit-il, Mes centaines et Mes milliers d'apparences divines, dont varient le genre, la forme et la nuance; tu verras les Âdityas, les Roudras, les Marouts et les Ashwins; tu verras mainte merveille que nul n'a contemplée; tu verras aujourd'hui le monde entier relié et unifié en Mon corps et tout ce que tu peux en outre vouloir contempler. Telle est donc la dominante, la signification centrale. C'est la vision de l'Un dans le Multiple, du Multiple dans l'Un et tous sont l'Un. C'est cette vision qui, pour l'œil du Yoga divin, libère, justifie, explique tout ce qui est, fut et sera. Une fois perçue et conservée, elle plante la brillante hache de Dieu à la racine de tous les doutes et de toutes les perplexités et anéantit tout déni et toute opposition. C'est la vision qui réconcilie et unifie. Si l'âme peut arriver à l'unité avec le Divin en cette vision ce qui n'est pas encore le cas d'Ardjouna, et c'est pourquoi nous découvrons qu'il a peur lorsqu'il voit -, tout, même ce qui est terrible en ce monde, perd son aspect de terreur. Cela aussi, constatons-nous, est un côté du Divin, et une fois que nous y avons trouvé Son dessein, sans plus nous occuper de cette seule terreur, nous pouvons accepter l'entièreté de l'existence avec une joie qui embrasse tout et avec un puissant courage, et avancer d'une démarche sûre vers l'œuvre désignée, au-delà de laquelle envisager le suprême accomplissement. Admise à la connaissance divine qui voit toute chose d'un seul regard, et non en une vision divisée, partielle et par là même
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confuse, l'âme peut faire une nouvelle découverte du monde et de tout ce qu'elle veut voir encore, yat-chânyad drashttoum itchasi; elle peut, sur la base de cette vision qui relie et unifie tout, passer d'une révélation à une autre qui la complète.
La Forme suprême est alors rendue visible. C'est celle du Divin infini dont les visages sont partout et en qui sont tout les étonnements de l'existence, qui multiplie sans trêve toutes les nombreuses et merveilleuses révélations de Son être, une Divinité vaste comme le monde, qui voit avec des yeux sans nombre, qui parle par d'innombrables bouches, brandissant pour la bataille d'innombrables armes divines, resplendissant de divins ornements de beauté, couverte d'un céleste vêtement de déité, adorable avec ses guirlandes de fleurs divines, embaumant de parfums divins. La lumière de ce corps de Dieu est telle que l'on dirait que mille soleils se sont levés à la fois dans le ciel. Le monde entier, infiniment divisé et toutefois unifié, est visible dans le corps du Dieu des dieux. Ardjouna le voit, voit Dieu magnifique et beau et terrible, le Seigneur des âmes qui, dans la gloire et la grandeur de son esprit, a manifesté ce monde sauvage, monstrueux, ordonné, merveilleux, doux et terrible. Et terrassé par la stupeur, la joie et la crainte, Ardjouna se prosterne et, avec des mots d'effroi, adore, les mains jointes, la terrible vision. "Je vois, crie-t-il, tous les dieux dans Ton corps, ô Dieu, et bien des théories d'êtres, je vois Brahmâ le seigneur de la création qui trône en le Lotus, et les rishis et la race des Serpents divins. Je vois des bras et des ventres et des yeux des visages sans nombre, je vois de tous côtés Tes formes infinies, mais je ne vois point Ta fin, ni Ton milieu ni Ton commencement, ô Seigneur de l'univers, ô Forme universelle. Je Te vois couronné et armé de Ta masse et de Ton disque, mais il est difficile de Te distinguer, car Tu es une nue d'énergie radiante tout autour de moi, un flamboiement qui englobe tout, un Incommensurable qui brille ainsi que le soleil et que le feu. Tu es le suprême Immuable que nous devons connaître, Tu es la haute fondation et la demeure de l'univers, Tu es l'impérissable gardien des lois éternelles, Tu es l'âme sempiternelle de l'existence."
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Mais dans la grandeur de cette vision, il y a aussi la terrifiante image du Destructeur. Cet Incommensurable sans fin ni milieu ni commencement est celui en qui toutes choses commencent, existent et finissent. Ce Divin qui, de Ses bras innombrables, étreint les mondes et qui détruit de Ses millions de mains, dont les yeux sont les soleils et les lunes, a une face de feu ardent et, sans trêve, dévore dans la flamme de Son énergie l'univers tout entier. Sa forme est farouche et merveilleuse, et à Lui seul Il emplit toutes les régions et occupe tout l'espace entre la terre et le ciel. Les théories des dieux pénètrent en Lui avec un sentiment d'effroi et d'adoration; les rishis et les siddhas en criant : "Puisse-t-il y avoir paix et prospérité" Le louent de bien des façons; les yeux des dieux, des titans et des géants sont fixés sur Son être surprenant. Il possède d'énormes yeux flamboyants; des bouches qui s'ouvrent grand pour dévorer, et que leurs crocs destructeurs rendent terribles; des visages pareils aux flammes de la Mort et du Temps. Les rois, les chefs et les héros des deux côtés de la bataille du monde se précipitent entre Ses mâchoires aux défenses formidables et l'on en voit, la tête écrasée, sanglante, qui sont pris entre les dents de Son pouvoir; les nations, à une allure irrémédiable, se ruent vers leur destruction dans le feu de Ses bouches ainsi que des fleuves hâtant leur cours vers l'océan ou que des papillons se jetant sur la flamme. De ces bouches ardentes, la Forme d'Effroi lèche toutes régions alentour; le monde entier est plein de Ses énergies incendiaires et brûle sous Son éclat féroce. Le monde et ses nations tremblent d'angoisse, terrorisés par la destruction, et Ardjouna partage l'égarement et la panique qui règnent autour de lui; son âme en lui est douloureuse et troublée, il ne trouve ni bonheur ni paix. A l'effroyable Divinité, il crie : "Déclare-moi qui Tu es, ô Toi qui portes cette forme farouche. Je Te salue, ô grand Dieu, incline Ton cœur à la grâce. Je voudrais savoir qui Tu es, ô Toi qui fus dès le commencement, car je ne connais point la volonté qui préside à Tes ouvrages."
Ce dernier cri d'Ardjouna indique le double but de la vision. C'est la forme de l'Être suprême et universel, de l'Ancien des Jours qui existe à jamais, sanâtanam pourousham pourânam,
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c'est lui qui crée à jamais, car Brahmâ le Créateur est l'une des Divinités visibles en son corps, lui qui conserve le monde toujours en vie, car il est le gardien des lois éternelles, mais lui aussi qui détruit afin de pouvoir créer à nouveau, qui est le Temps, qui est la Mort, qui est Roudra le Danseur de la calme danse d'effroi, qui est Kâlî enguirlandée de crânes, piétinant, nue, dans la bataille et maculée du sang des titans massacrés, qui est le cyclone, le feu, le tremblement de terre, la douleur, la famine, la révolution, la ruine et l'océan qui engloutit. Et c'est ce dernier aspect qu'à l'heure actuelle il met en avant. Aspect dont se détourne volontiers le mental humain, qui, à l'instar de 1'autruche, se cache la tête de façon que, peut-être, ne voyant pas, il ne puisse être vu par le Terrible. La faiblesse du cœur humain ne désire que de jolies vérités réconfortantes ou, à défaut, des fables plaisantes; il ne possédera point la vérité entière, car elle contient bien des éléments qui ne sont ni clairs, ni plaisants, ni confortables, et il est difficile de les comprendre et encore plus difficile de les supporter. L'esprit religieux sans expérience, le penseur superficiel et optimiste, l'idéaliste sentimental, l'homme soumis à l'influence de ses sensations et de ses émotions tombent d'accord pour se soustraire aux conclusions plus implacables, aux aspects plus âpres et plus féroces de l'existence universelle. On a par ignorance reproché à la religion hindoue de ne point participer à ce jeu général de cache-cache; et c'est qu'au contraire elle a édifié et placé devant elle les symboles terribles du Divin tout autant que les doux et les beaux. Mais au vrai, la profondeur et l'ampleur de son antique pensée et de son antique expérience spirituelle l'empêchent d'éprouver ce genre de chancelantes dérobades ou d'y consentir.
La spiritualité indienne sait que Dieu est Amour et Paix, Calme et Éternité — la Guîtâ qui nous offre ces terribles images, parle du Divin qui s'y incarne comme de l'amant et de l'ami de toutes les créatures. Mais il y a aussi l'aspect plus rigoureux de. Son divin gouvernement du monde, et nous y sommes confrontés depuis le début; c'est l'aspect de destruction, que nous ne pouvons ignorer sans manquer la pleine réalité de l'Amour, de la Paix, de Éternité, et du Calme divins, sans y projeter, même,
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un aspect de partialité et d'illusion, car la forme exclusive et réconfortante où nous Le mettons n'est pas confirmée par la nature du monde où nous vivons. Ce monde, théâtre de notre combat et de notre labeur, est féroce et dangereux; il détruit et dévore; la vie y est précaire; l'âme et le corps de l'homme s'y meuvent parmi d'énormes périls; c'est un monde où, que nous le voulions ou non, chaque pas en avant écrase et brise quelque chose, où chaque souffle de vie est également un souffle de mort. Mettre la responsabilité de tout ce qui nous semble mal ou terrible sur le dos d'un Diable à moitié omnipotent, ou bien l'écarter en en faisant une partie de la Nature, créant ainsi une infranchissable opposition entre la nature du monde et celle de Dieu, comme si la Nature était indépendante de Dieu, ou encore rejeter la responsabilité sur l'homme et ses péchés, comme s'il avait voix au chapitre pour la fabrication de ce monde ou qu'il pût rien créer contre la volonté de Dieu, ce sont là des tours de passe-passe maladroitement confortables où la pensée religieuse de l'Inde ne s'est jamais réfugiée. Il nous faut regarder courageusement la réalité en face, et voir que c'est Dieu, et personne d'autre, qui a fait ce monde dans son être et qu'il l'a bien fait tel. Il nous faut voir que la Nature qui dévore ses enfants, le Temps qui engloutit les vies des créatures, la Mort universelle et inéluctable et la violence des forces de Roudra dans l'homme et la Nature sont aussi le Divin suprême sous l'un de Ses aspects cosmiques. Il nous faut voir que Dieu le Créateur munificent et prodigue, Dieu le secourable, le puissant, le gracieux préservateur est aussi Dieu le dévorateur et le destructeur. Les tourments sur la couche de douleur et de mal où nous sommes écartelés sont l'œuvre de Sa main tout autant que le bonheur, la douceur et le plaisir. Ce n'est que si, pour voir, nous avons les yeux de l'union complète et que nous sentions cette vérité dans les profondeurs de notre être, que nous pouvons, derrière ce masque aussi, découvrir entièrement le calme et beau visage du Divin tout béatifique et, en Son toucher qui met notre imperfection à l'épreuve, le toucher de l'ami et du bâtisseur de l'esprit dans l'homme. Les désaccords des mondes sont des discordes de Dieu, et ce n'est qu'en les acceptant et en
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les traversant que nous pouvons parvenir aux concordes plus grandes de sa suprême harmonie, aux sommets et aux vibrantes vastitudes de son Ânanda transcendant et de son Ânanda cosmique.
Le problème soulevé par la Guîtâ et la solution qu'elle y apporte exigent ce caractère de la vision de l'Esprit universel. C'est le problème d'un grand conflit, d'une ruine et d'un massacre provoqués par la Volonté qui guide tout et où l'Avatâr éternel est personnellement descendu comme aurige du protagoniste dans la bataille. Le voyant qui a la vision est lui-même le protagoniste; il représente l'âme humaine,qui livre combat et doit abattre les pouvoirs de tyrannie et d'oppression qui bloquent la voie de son évolution, il doit établir le royaume d'un droit supérieur et d'une plus noble loi d'être, et en avoir la jouissance. Dérouté par le terrible aspect de la catastrophe où le proche frappe le proche, où des nations entières doivent périr et où la société semble elle-même condamnée à sombrer dans un abîme de confusion et d'anarchie, il a reculé, regimbé devant la tâche du destin et voulu savoir de son divin Ami et Guide pourquoi lui était assigné un travail aussi terrible, kim karmani ghôré mâm niyôdjayasi. On lui a alors montré comment s'élever individuellement au-dessus du caractère apparent de toutes les œuvres qu'il pouvait accomplir, comment voir que c'est la Nature, la force exécutive, qui accomplit l'œuvre, que son être naturel est l'instrument, et Dieu le maître de la Nature et des œuvres: il doit offrir ses œuvres à Dieu en sacrifice, sans désir ni choix égoïste. On lui a montré, aussi, que le Divin qui est au-dessus de toutes ces choses, et inaffecté par elles, se manifeste néanmoins dans l'homme et la Nature et dans leur action et qui tout est un mouvement dans les cycles de cette divine manifestation. Mais à présent qu'il est confronté avec l'incarnation de cette vérité, il y voit, accru par l'image de la grandeur divine, cet aspect de terreur et de destruction qui l'épouvante et lui est difficilement supportable. Pourquoi faut-il en effet que ce soit de cette manière que le Tout-Esprit se manifeste en la Nature? Que veut dire cette flamme qui crée et dévore et qui est l'existence mortelle? Que veulent dire ce combat à l'échelle du
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monde, ces constantes et désastreuses révolutions, ce travail, cette angoisse, ce labeur ardu, cette mort des créatures? Il pose la vieille question et formule l'éternelle prière: "Dis-moi qui Tu es, ô Toi qui viens à nous sous cette forme féroce. Je voudrais savoir qui Tu es, ô Toi qui fus depuis le commencement, car je ne connais point la volonté qui est dans Tes ouvrages. Incline Ton cœur à la grâce."
La destruction, répond le Divin, est ta volonté qui est dans Mes ouvrages et avec laquelle Je me tiens ici sur ce champ de Kouroukshétra, le champ où s'élabore le Dharma, le champ de l'action humaine — ainsi pourrait-on symboliquement traduire la formule expressive, dharma-kshétré kourou-kshétré une destruction aux dimensions du monde, qu'entraîne le cours de l'Esprit du Temps. Je poursuis un dessein visionnaire qui se réalise infailliblement; ni la participation ni l'abstention d'aucun être humain ne peut y obvier, le changer ni le modifier; par Moi, tout est accompli déjà pour l'œil éternel de Ma volonté avant que l'homme ne puisse tant soit peu l'exécuter sur la terre. Mon rôle de Temps veut que Je détruise les vieilles structures et que J'édifie un nouveau royaume, puissant et magnifique. Ton rôle d'instrument humain de la Puissance et de la Sagesse divines veut que, dans cette lutte que tu ne peux empêcher, tu combattes pour le droit, en mettes à mort et en conquières les opposants. Toi aussi, l'âme humaine dans la Nature, dois savourer dans la Nature le fruit que Je donne, l'empire du droit et de la justice. Que cela te suffise être un avec Dieu dans ton âme, recevoir son commandement, accomplir sa volonté, voir calmement un objectif suprême exécuté dans le monde. "Je suis le Temps qui ravage les peuples levés et accrus; la volonté dans Mes ouvrages est ici de détruire les nations. Même sans toi, tous ces guerriers vont cesser d'être, qui sont dans les rangs des armées adverses. Aussi lève-toi, couvre-toi de gloire, conquiers tes ennemis et jouis d'un opulent royaume. Par Moi et par nul autre, ils sont déjà tués, ne deviens que l'occasion, ô Savya-sâtchin. Tue-les, ceux qui, par Moi, sont tués, Drôna, elles-mêmes, Jayadratha, Karna et les autres combattants héroïques; ne sois ni peiné ni troublé. Combats, tu conquerras l'adversaire dans la
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bataille." Le fruit de la grande œuvre terrible est promis, prophétisé, non en tant que fruit après lequel soupire l'individu — car pour celui-là, il ne doit y avoir aucun attachement —, mais comme le résultat de la volonté divine, la gloire et la réussite de la chose à faire, à accomplir, la gloire que se donne le Divin en Sa vibhoûti. Tel est, à la fin et dans toute sa force astreignante, l'ordre d'agir qui est donné au protagoniste de la bataille du monde.
C'est de l'Intemporel manifesté comme Temps et comme Esprit universel que vient l'ordre d'agir. Il est certain, en effet, que le Divin, lorsqu'il dit: "Je suis le Temps, le Destructeur des êtres", ne veut pas dire qu'il est seulement l'Esprit du Temps, ni que toute l'essence de l'Esprit du Temps soit la destruction. Simplement, c'est cela, l'actuel vouloir dans ses œuvres, pravritti. La destruction est toujours un élément, simultané ou alterné, qui avance au même rythme que la création; et c'est en détruisant et en renouvelant que le Maître de la Vie accomplit son long travail de préservation. Bien plus, la destruction est la première condition de progrès. Intérieurement, l'homme qui ne détruit pas les formations inférieures de son être, ne peut s'élever à une plus grande existence. Extérieurement aussi, la nation, la communauté ou la race qui se dérobent trop longtemps à la destruction et au remplacement de leurs vieilles formes de vie, sont elles-mêmes détruites, pourrissent et périssent, et, de leurs ruines, naissent de nouvelles nations, de nouvelles communautés, de nouvelles races. En détruisant les occupants gigantesques de jadis, l'homme s'est fait une place sur la terre. En détruisant les titans, les dieux maintiennent la continuité de la Loi divine dans le cosmos. Quiconque veut trop tôt se débarrasser de cette loi de la bataille et de la destruction, lutte en vain contre la volonté plus grande de l'Esprit universel. Quiconque est assez faible en ses parties inférieures pour s'en détourner, comme le fit Ardjouna au commencement c'est pourquoi sa dérobade fut condamnée comme petite et fausse pitié, comme sensiblerie et impotence spirituelle, klaïbyam, kshoudram hridaya-daour-balyam, sans gloire, sans rien d'aryen ni de céleste-, fait preuve non de vertu véritable, mais d'un manque de courage spirituel
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pour affronter les vérités plus exigeantes de la Nature et de l'action et de l'existence. L'homme ne peut dépasser la loi de la bataille qu'en découvrant la loi plus grande de son immortalité. Il y a ceux qui la recherchent là où elle existe toujours et où l'on doit d'abord la trouver, dans les espaces supérieurs de l'esprit pur, et qui, pour la trouver, se détournent d'un monde gouverné par la loi de la Mort. C'est une solution individuelle qui ne change rien pour le monde et l'humanité; ou plutôt, la seule différence est que le monde et l'humanité sont privés d'autant de pouvoir spirituel qui aurait pu les aider à progresser dans la pénible marche de leur évolution.
Que doit faire alors le maître-homme, l'ouvrier divin, le canal ouvert de la Volonté universelle, lorsqu'il découvre que l'Esprit universel est tourné vers quelque immense catastrophe, représente sous ses yeux le Temps destructeur levé et grandi pour détruire les nations et que lui-même est placé là, en première ligne, combattant doté d'armes physiques, ou bien chef et guide, ou encore inspirateur des hommes, ce qu'il ne peut manquer d'être, du fait de sa nature et du pouvoir en lui, swa bhâvadjéna swéna karmanâ? S'abstenir, s'asseoir en silence, protester par la non-intervention? Mais l'abstention n'y fera rien, n'empêchera pas la Volonté destructrice de s'accomplir; bien plutôt, par le manque ainsi engendré; elle augmentera la confusion. Même sans toi, proclame le Divin, Ma volonté de détruire s'accomplirait encore, rité'pi twâm. Si Ardjouna devait s'abstenir, ou que la bataille de significatifs. dût même ne pas être livrée, cette évasion ne ferait que prolonger et aggraver la confusion, le désordre, la ruine qui s'approchent et que rien ne peut éviter. Car ces choses ne sont pas un accident, elles sont une inéluctable semence qui a été semée, une récolte qui doit être récoltée. Qui sème le vent, récolte la tempête. Et au fond, sa nature ne permettra pas à Ardjouna de s'abstenir réellement, prakritis twâm niyôkshyati. Cela, l'Instructeur le lui dit pour finir: "Tu penses dans ton égoïsme: Je ne combattrai point; mais ta résolution est vaine. La Nature t'attellera à ton travail. Lié par ton action qui est issue de la loi de ton être, ce que, dans ton égarement, tu désires ne pas faire, cela tu le feras, quand ce
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serait par la force." Donner, alors, une autre tournure, recourir à une sorte de force d'âme, de méthode et de puissance spirituelles, et non à des armes physiques? Mais ce n'est qu'une autre forme de la même action; la destruction aura lieu néanmoins, et la tournure donnée sera ce que veut non pas l'ego individuel, mais l'Esprit universel. La force de destruction peut même se nourrir de cette nouvelle puissance, en tirer un plus formidable élan, et Kâlî se dresser en emplissant le monde d'un plus terrible rire. Il ne peut y avoir de paix réelle tant que le cœur de l'homme ne mérite pas la paix; la loi de Vishnou ne peut prévaloir tant que n'est pas payée la dette à Roudra. Se détourner, alors, et prêcher à une humanité qui n'est pas encore évoluée la loi d'amour et d'unité? Il doit y avoir des instructeurs de cette loi d'amour et d'unité, car c'est de cette façon que doit venir le salut final. Mais la réalité intérieure et ultime ne peut l'emporter sur la réalité extérieure et immédiate tant que l'Esprit du Temps dans l'homme n'est pas prêt. Le Christ et le Bouddha sont venus et repartis, mais c'est toujours Roudra qui tient le monde dans le creux de sa main. Et pendant ce temps-là, dans son féroce labeur de progrès, l'humanité que tourmentent et oppressent les pouvoirs profiteurs de la force égoïste, aidé de leurs serviteurs, appelle à grands cris l'épée du Héros de la bataille et la parole du prophète.
Le plus haut chemin qui lui. soit désigné est d'exécutera la Volonté de Dieu sans égoïsme, en étant l'occasion et l'instrument humains de ce qui, à ses yeux, est décrété, avec, comme soutien, le souvenir constant du Divin en lui-même et en l'homme, mâm anousmaran, et de toutes les façons que lui assigne le Seigneur de sa Nature. Nimitta-mâtram bhava savya-sâtchin. Il ne chérira point l'inimitié personnelle, la colère, la haine, non plus que le désir et la passion égoïstes, ne précipitera le combat ni ne recherchera la violence et la destruction, tel le farouche asoura, mais il fera son .travail, lôka-sangrahaya. Par-delà l'action, il tendra son regard vers ce à quoi mène l'action, et ce pour quoi il lutte. Car Dieu, l'Esprit du Temps ne détruit pas pour le plaisir de la destruction, mais afin de frayer, au cours du processus cyclique, les voies d'une règle plus grande et
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d'une manifestation qui progresse, râdjyam samriddham. Il acceptera — en leur sens plus profond, que ne voit pas le mental superficiel la grandeur du combat, la gloire de la victoire et, s'il le faut, de la victoire qui vient sous les dehors de la défaite. Il conduira l'homme également à la jouissance de son opulent royaume. Il ne sera pas épouvanté par le visage du Destructeur, mais y verra l'Esprit éternel, impérissable en tous ces corps périssables, et, derrière ce visage, celui de l'Aurige, du Guide de l'homme, de l'Ami de toutes les créatures, souhridam sarva-bhoûtânâm. Une fois vue et reconnue cette formidable Forme universelle, c'est vers cette rassurante vérité que s'oriente le reste du chapitre révélant pour finir un visage et un corps plus intimes de l'Éternel.
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