Essais sur la Guîtâ

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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XII

 

LA VOIE ET LE BHAKTA

 

Dans le onzième chapitre de la Guîtâ, l'objet primitif de l'enseignement a été atteint et amené à une certaine plénitude. L'ordre a été donné d'exécuter un action divine pour le monde et à l'unisson de l'Esprit qui y demeure ainsi qu'en toutes ses créatures et en qui s'opère tout le fonctionnement du monde, et la vibhoûti a accepté cet ordre Le  disciple a été détourné du vieil équilibre de l'homme normal et des critères, des motifs, du point de vue, de la conscience égoïste particuliers à son ignorance, détourné de tout ce qu l'avait finalement trahi à l'heure de sa crise spirituelle. L'action même qu'en se fondant sur cette base il avait rejetée, le terrible office, le labeur épouvantable, voici qu'il a été conduit à l'admettre et à y consentir en s'appuyant sur une nouvelle assise intérieure. Une connaissance plus grande et conciliatrice, une conscience plus divine, un haut motif impersonnel, une norme spirituelle d'unité avec la volonté du Divin influant sur le monde depuis la lumière primordiale et avec la force motrice de la nature spirituelle tel est le nouveau principe intérieur des œuvres, qui doit transformer la vieille action ignorante. Une connaissance qui embrasse l'unité avec le Divin et arrive, par le Divin à une consciente unité avec toutes les choses et tous les êtres une volonté vidée de l'égoïsme et n'agissant que sur l'ordre du Maître secret des œuvres et qu'en étant son instrument; un amour divin dont la seule aspiration vise à une étroite intimité avec l'Âme suprême de toute existence; et, accomplie par unité de ces trois pouvoirs en leur perfection, une unité intérieure, et qui englobe tout, avec l'Esprit transcendant et universel, avec la Nature et avec toutes les créatures voilà la fondation offerte à l'homme libéré pour ses activités. Car depuis cette fondation, l'âme en lui peut permettre à la nature instrumental d'agir en toute sécurité; il est soulevé au-dessus de tout ce qui cause les trébuchements, délivré de l'égoïsme et de ses limitations, sauvé de toute peur du péché et

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du mal et de leurs conséquences, exhaussé hors de cet asservissement à la nature extérieur et à l'action limitée qui est le nœud de l'Ignorance. Il peut agir selon le pouvoir de la Lumière, et non plus dans un demi-jour ou dans l'obscurité; une sanction divine soutient sa conduite à chaque pas. La difficulté qu'avait soulevée l'antinomie entre la liberté de l'Esprit et la servitude de l'âme dans la Nature, s'est trouvée résolue par une lumineuse réconciliation de l'Esprit avec la Nature. Cette antinomie existe pour le mental dans l'ignorance elle cesse d'exister pour l'esprit qui sait.

Mais il est encore quelque chose à dire afin de faire ressortir toute la signification du grand changement spirituel. Le douzième chapitre nous conduit à cette connaissance encore informulée, et les six derniers chapitres qui suivent la développent jusqu'à une grandiose conclus, on finale. Cette chose qu'il demeure encore à dire est axée sur la différence entre l'idée védântique ordinaire de libération spirituelle et la liberté plus grande et globale que l'enseignement de la Guîtâ propose à l'esprit. Il y a maintenant un retour marqué à cette différence. La voie védântique ordinaire passait par la porte d'une austère connaissance exclusive. Le Yoga, "unité qu'elle reconnaissait comme moyen et comme essence absorbante de la libération spirituelle étaient un Yoga de connaissance pure et une immobile unité avec un suprême Immuable, un Indéfinissable absolu le Brahman non manifesté, infini, silencieux, intangible, distant, bien au-dessus de tout cet univers de relations. Dans la voie proposée par la Guîtâ, la connaissance est certes la fondation indispensable, mais c'est une connaissance intégrale. Les oeuvres intégrales et impersonnelles constituent le premier moyen indispensable; mais un amour et une adoration vastes et profonds, auxquels un Non-Manifesté sans relations, un Brahman distant et sans mouvement ne peuvent donner de réponse, alors que ces choses demandent que soient établies des relations et une profonde intimité personnelle, cet amour et cette adoration sont le plus puissant et le plus haut pouvoir de libération, de perfection spirituelle et d'immortel Ânanda. Le Divin avec lequel l'âme de l'homme doit connaître cette très

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intime unité est bien, en Son mode suprême, un Impensable transcendant trop grand pour être jamais manifesté, Parabrahman; mais Il est en même temps la suprême Âme vivante de toutes choses. Il est le Seigneur suprême, le Maître des œuvres et de la nature universelle. A la fois, il dépasse et, en tant que leur moi, occupe l'âme, le mental et le corps de la créature. Il est le Pouroushôttama, Parameshwara, Paramâtman, et sous tous ces aspects égaux le même Divin éternel et unique. C'est en un éveil à cette connaissance conciliatrice intégrale qu'est le large portail de la complète libération de l'âme et d'une inimaginable perfection de la nature. C'est le Divin en l'unité de tous ses aspects vers qui nos œuvres, notre adoration et notre connaissance doivent être orientées en un constant sacrifice intérieur. C'est en cette âme suprême, Pouroushôttama, qui transcende l'univers tout en étant l'esprit qui le contient, l'habite et le possède, ainsi que le montre puissamment la vision de Kouroukshétra, c'est en cette âme que l'esprit libéré doit pénétrer, une fois qu'il a atteint à la vision et à la connaissance de ce qu'elle est en tous ses principes et pouvoirs d'existence, une fois qu'il peut saisir et savourer la multiple unité qu'elle possède, djñâtoum drashtoum tattwéna praveshtoum tcha.

La libération proposée par la Guîtâ n'est point une abolition où l'être personnel de l'âme s'oublie en l'absorption dans l'Un, sâyoudjya moukti; elle consiste en toutes sortes d'unions à la fois. Il y a une entière unification avec le Divin suprême dans l'essence de l'être, une intimité de la conscience et une identité de la béatitude, sâyoudjya car l'un des objets de ce Yoga est de devenir Brahman, brahma-bhoûta. Il y a un éternel séjour extatique en la suprême existence du Très-Haut, sâlôkya — car il est dit : "Tu auras en Moi ta demeure", nivasishyasi mayyéva. Il y a un amour et une adoration éternels en une proximité qui unit, il y a un embrassement de l'esprit libéré par son Amant divin et par le Moi enveloppant de ses infinitudes, sâmîpya. Il y a une identité de la nature libérée de l'âme avec la nature divine, sâdrishya moukti car la perfection de l'esprit libre est de devenir semblable au Divin, mad-bhâvam âgatâh, et d'être un avec Lui dans la loi de son être et la loi de son œuvre et de sa

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nature, sâdharmyam: âgatâh. Le Yoga orthodoxe de la connaissance tend à une incalculable immersion dans l'existence unique et infinie, sâyoudjya; cela seul, à son avis, est l'entière libération. Le Yoga de l'adoration voit en une habitation ou une proximité éternelles la plus grande libération, sâlôkya, sâmîpya. Le Yoga des œuvres conduit à l'unité en pouvoir d'être et de nature, sâdrishya. Mais la Guîtâ enveloppe tous ces résultats en son universelle intégralité et les fond tous en une liberté et une perfection divines qui sont les plus grandes et les plus riches.

Ardjouna est tenu de soulever la question de cette différence. On doit se rappeler que la distinction entre l'impersonnel et immuable Akshara Pourousha et l'Âme suprême qui est tout ensemble impersonnalité et la Personne divine et bien plus que l'une ou l'autre que cette distinction capitale impliquée dans les derniers chapitres et dans le divin "Je" dont Krishna n'a cessé de parler, aham, mâm, n'a été, jusqu'à maintenant, ni très précisément ni très exactement faite. Nous l'avons tout du long anticipe afin de comprendre dès le début la pleine signification du message de la Guîtâ et n'avons pas à revenir, comme nous y serions autrement obligés, sur le même terrain vu différemment et prospecté à la lumière de cette plus grande vérité. Ardjouna a d'abord reçu l'ordre d'immerger sa personnalité séparée dans la calme impersonnalité du moi unique, éternel et immuable; cet enseignement s'accordait parfaitement avec ses notions précédentes et ne présentait aucune difficulté. Mais à présent, mis en face de la vision de ce transcendant le plus grand, de ce Divin universel le plus vaste, il reçoit l'ordre de rechercher l'unité avec ce Divin au moyen de la connaissance, des œuvres et de l'adoration. C'est pourquoi, voulant que lui soit ôté un doute qui aurait autrement pu surgir, il demande ce qui vaut le mieux : "De ces adeptes qui, ainsi, par une union constante, Te recherchent, twâm, ou de ceux qui recherchent l'Immuable non manifesté, lesquels ont la plus grande connaissance du Yoga?" Ce qui rappelle la distinction faite au début par des expressions comme "en le moi, puis en Moi", âtmani atho mayi; Ardjouna souligne la distinction, twâm, aksharam avyaktam. Tu es, dit-il en substance, la Source et l'Origine

 

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suprêmes de tous les êtres, une Présence immanente en toutes choses, un Pouvoir qui, de Tes formes, imprègnes l'univers, une Personne manifestée dans Tes vibhoûtis, manifestée dans les créatures, manifestée dans la Nature, qui sièges comme Seigneur des œuvres dans le monde et dans nos cœurs grâce à Ton puissant Yoga universel. Comme tel, je dois Te connaître et T'adorer, je dois m'unir à Toi en tout mon être, toute ma conscience, mes pensées, mes sentiments, mes actes, satatayoukta. Mais qu'en est-il alors de cet Immuable qui ne se manifeste jamais, ne revêt jamais aucune forme, se tient en retrait et à l'écart de toute action, ne pénètre en aucunes relations avec l'univers ni avec rien qui soit dans l'univers, est éternellement silencieux et un, immobile et impersonnel? Selon toutes les notions courantes, ce Moi éternel est le plus grand Principe, et le Divin dans la manifestation est une représentation inférieure : c'est le non-manifesté, et non pas le manifesté, qui est l'Esprit éternel. Comment, dès lors, l'union qui admet la manifestation, qui admet ce qui est le moins important, finit-elle cependant par être la plus grande connaissance yoguique?

À cette question, Krishna répond avec force et fermeté. "Ceux qui en Moi fondent leur mental et qui, par une constante union, possédant une foi suprême, Me recherchent, ceux-là Je tiens qu'ils sont le plus parfaitement unis en Yoga." La foi suprême est celle qui cherche Dieu en tout, et à ses yeux la manifestation et la non-manifestation sont un seul Divin. L'union parfaite est celle qui trouve le Divin à chaque instant, en chaque action et avec toute l'intégralité de la nature. Mais ceux-là aussi qui, par une ascension pénible, recherchent seulement l'Immuable indéfinissable et non manifesté, dit le Divin, parviennent à Moi. Car ils ne se trompent pas sur leur but, mais ils suivent un chemin plus difficile, moins complet et moins parfait. Au mieux, pour atteindre à l'Absolu non manifesté, il leur faut escalader et traverser l'Immuable manifesté ici-bas. Cet Immuable manifesté est Mon impersonnalité et Mon silence qui baignent tout; vaste, impensable, immobile, constant, omniprésent, il supporte l'action de la personnalité mais n'y prend pas part. Il n'offre point de prise au mental; on ne peut y

 

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accéder que par une impersonnalité et un silence spirituel sans mouvement, et ceux qui le poursuivent de manière exclusive doivent suspendre tout à fait et même complètement réabsorber l'action du mental et des sens. Mais cependant, par l'égalité de leur compréhension, par leur vision d'un moi unique en toutes choses et par la tranquille bienveillance de leur volonté silencieuse en vue du bien de toutes les existences, eux aussi Me trouvent en tous les objets et toutes les créatures. Tout autant que ceux qui s'unissent avec le Divin dans toutes leurs façons d'exister, sarva-bhâvéna, et pénètrent amplement et pleinement dans l'impensable et vivante source des choses universelles, divyam pourousham atchintya-roûpam, ces chercheurs-là aussi, qui traversant cette plus difficile unité exclusive grimpent vers un Absolu non manifesté et sans relations, trouvent pour finir le même Éternel. Mais leur chemin est moins direct et plus ardu; ce n'est pas le plein mouvement naturel de la nature humaine spiritualisée.

Et l'on ne doit pas s'imaginer que, plus ardue, cette méthode soit fatalement plus haute et plus efficace. La voie plus facile de la Guîtâ conduit plus rapidement, plus naturellement et normalement à la même libération absolue. Si elle accepte la Personne divine, en effet, cela n'implique nullement qu'elle s'attache aux limitations mentales et sensuelles de la Nature incarnée. Au contraire, cette acceptation a tôt fait de briser efficacement les fers qui retiennent à la servitude phénoménale de la naissance et de la mort. Le yogi de la connaissance exclusive s'impose, lui, un pénible combat avec les multiples exigences de sa nature; il leur dénie même leur satisfaction la plus élevée et va jusqu'à se couper de ses impulsions spirituelles tournées vers le haut, quand elles impliquent des relations ou qu'elles ne peuvent atteindre un absolu négatif. Au contraire, la voie vivante de la Guîtâ trouve le moyen d'orienter le plus intensément vers le haut tout notre être et, en le tournant vers Dieu, emploie la connaissance, la volonté, le sentiment et l'instinct de perfection comme autant d'ailes puissantes pour une libération ascendante. En son unité indéfinissable, le Brahman non manifesté est une chose à laquelle les âmes incarnées ne

 

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peuvent parvenir, et encore, que par une constante mortification, une souffrance de tous les membres due à leur répression, une âpre difficulté et une angoisse de la nature, douhkham avâpyaté, klésho'dhikataras téshâm. L'indéfinissable Unité accepte tout ce qui grimpe vers elle, mais n'offre l'aide d'aucunes relations, ni ne fournit aucune prise au grimpeur. Tout doit s'accomplir au prix d'une sévère austérité et d'un effort individuel âpre et solitaire. Comme les choses changent pour ceux qui poursuivent le Pouroushôttama selon la voie de la Guîtâ! Lorsqu'ils méditent sur Lui en un Yoga qui ne voit nul autre, puisqu'il considère que tout est Vâsoudéva, le Pouroushôttama vient à eux à chaque endroit, à chaque instant, tout le temps sous des formes et des visages sans nombre, élève la lampe de la connaissance intérieure et inonde toute l'existence de son éclat heureux et divin. Illuminés, ils discernent l'Esprit suprême en chaque forme et chaque visage, arrivent tout de suite par toute la Nature au Seigneur de la Nature, arrivent par tous les êtres à l'Âme de tout être, arrivent par eux-mêmes au Moi de tout ce qu'ils sont; ils pratiquent immédiatement cent ouvertures à la fois en cela dont tout tire son origine. L'autre méthode, celle d'une difficile immobilité sans relations, essaie de se retirer de toute action, même si cela est impossible aux créatures incarnées. Ici, toute action est abandonnée au suprême Maître de l'action; et lui, en tant que Volonté suprême, reçoit la volonté de sacrifice, la décharge de son fardeau et se charge pour lui-même des œuvres de la Nature divine en nous. Et quand également, dans sa haute passion d'amour, le disciple de l'Amant et Ami de l'homme et de toutes les créatures projette sur lui tout son cœur plein de conscience et toute sa faim d'éprouver la joie, alors le Suprême vient à lui rapidement sous les traits du sauveur et du libérateur et, par un heureux embrassement de son mental, de son cœur et de son corps, l'élève au-dessus des vagues de l'océan de la mort, le faisant ainsi passer de cette nature mortelle à la sécurité du sein de l'Éternel.

Cette voie-là est donc la plus rapide, la plus vaste et la plus grande. Sur Moi, dit le Divin à l'âme de l'homme, fais reposer tout ton mental, et loge en Moi toute ta compréhension :

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baignés dans le feu céleste de l'amour divin, de la volonté et de la connaissance divines, Je les soulèverai jusqu'à Moi, dont découlent ces choses. N'en doute point, tu auras ta demeure en Moi au-dessus de cette existence mortelle. La chaîne de la nature terrestre limitative ne peut retenir l'esprit immortel exhaussé par la passion, la puissance et la lumière de l'amour, de la volonté et de la connaissance éternels. Sans nul doute, il existe des difficultés sur ce chemin aussi; car il y a la nature inférieure avec sa farouche ou sa morne gravitation vers le bas qui résiste et lutte contre le mouvement ascendant et entrave les ailes de l'exaltation et du ravissement vers le haut. Même si on l'a déjà trouvée en l'émerveillement de hauts moments ou en de calmes et splendides périodes, on ne peut retenir tout à fait ni rappeler à volonté la conscience divine; on éprouve souvent une incapacité à garder la conscience personnelle fixée fermement sur le Divin; il est des nuits de long exil loin de la Lumière, il est des heures ou des moments de révolte, de doute, ou d'échec. Mais cependant, par la pratique de l'union, et par la constante répétition de l'expérience, cet esprit suprême a davantage d'influence sur l'être et prend de façon permanente possession de la nature. Est-ce aussi à cause du pouvoir et de la persistance du mouvement mental tourné vers l'extérieur que l'on trouve cela trop difficile? Alors, il y a un moyen très simple : accomplir toutes les actions pour le Seigneur de l'action, de façon que chaque mouvement mental tourné vers l'extérieur soit associé à la vérité spirituelle intérieure de l'être et rappelé, en son élan même, à la réalité éternelle et relié à sa source. Alors la présence du Pouroushôttama influencera davantage l'homme naturel, jusqu'à ce qu'il en soit empli et devienne une divinité et un esprit; toute la vie deviendra un constant souvenir de Dieu, la perfection elle aussi croîtra, ainsi que l'unité de toute l'existence de l'âme humaine avec l'Existence suprême.

Mais nous souvenir constamment de Dieu et constamment élever nos œuvres vers lui peut paraître dépasser le pouvoir du mental limité, car le mental, en son oubli, se tourne vers l'acte et son objet extérieur, il ne se souviendra pas qu'il doit regarder au-dedans et déposer tous nos mouvements sur l'autel divin de

 

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l'Esprit. Il convient en ce cas de maîtriser le moi inférieur dans l'action et d'exécuter les œuvres sans en désirer le fruit. On doit renoncer à tous les fruits, les abandonner au Pouvoir qui dirige l'œuvre, et cependant l'œuvre doit être exécutée, que ce Pouvoir impose à la nature. De cette façon, en effet, l'obstacle diminue régulièrement et disparaît sans mal, le mental a toute licence de se rappeler le Seigneur et de se fixer en la liberté de la conscience divine. Et ici, la Guîtâ donne une échelle des forces ascendantes et décerne la palme d'excellence à ce Yoga de l'action sans désir. Abhyâsa, la pratique d'une méthode, la répétition d'un effort et d'une expérience est quelque chose de grand et de puissant; mais la connaissance est meilleure, où la pensée se tourne victorieusement et lumineusement vers la Vérité qui est derrière les choses. Cette connaissance par la pensée est à son tour dépassée par une silencieuse et complète concentration sur la Vérité de façon que la conscience finisse par y vivre et soit toujours une avec elle. Mais encore plus puissant est l'abandon du fruit des œuvres, car cela détruit aussitôt tous les motifs de trouble, entraîne et préserve automatiquement un calme et une paix intérieurs. Or, le calme et la paix sont la base sur laquelle tout le reste devient une possession parfaite et sûre pour l'esprit tranquille. La conscience peut alors être à l'aise, se fixer avec bonheur en le Divin et s'élever sans trouble vers la perfection. Alors, la connaissance, la volonté et la dévotion peuvent aussi élever leurs cimes depuis un ferme terrain de calme solide jusqu'en l'éther de l'Éternité.

Quelle sera alors la nature divine, quel sera l'état supérieur de conscience et d'être pour le bhakta qui a suivi ce sentier et choisi l'adoration de l'Éternel? Dans nombre de versets, la Guîtâ répète de toutes les façons possibles sa première exigence pressante, l'égalité, l'absence de désir, la liberté de l'esprit. Cela doit toujours être la base et c'est pourquoi il y fut tant insisté au début. Et dans cette égalité, la bhakti, l'amour et l'adoration du Pouroushôttama, doivent élever l'esprit vers quelque très haute et très grande perfection dont cette calme égalité soit la vaste fondation. Plusieurs formules de cette équanime conscience de base sont données ici. D'abord, une absence

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d'égoïsme, de sens du je et du mien, nirmamo nirahankârah. Le bhakta du Pouroushôttama est celui qui a un cœur et un mental universels, affranchis des murs étroits de l'ego. Un amour universel demeure en son cœur dont s'écoule une universelle compassion comme une mer qui embrasse tout. Il aura pitié et amitié pour tous les êtres, n'aura de haine pour aucune chose vivante, car il est patient, longanime, endurant : un puits de pardon. Un contentement sans désir le définit, une tranquille égalité vis-à-vis du plaisir et de la douleur, de la souffrance et du bonheur, l'inflexible maîtrise de soi et la volonté, la résolution fermes et inébranlables du yogi, un amour et une dévotion qui abandonnent tout le mental et toute la raison au Seigneur, au maître de sa conscience et de sa connaissance. Ou simplement, il sera celui qui est libéré de la nature inférieure trouble et agitée, de ses vagues de joie, de crainte, d'angoisse, de ressentiment et de désir, un esprit de calme par qui le monde n'est affligé ni dérangé, non plus qu'il n'est, lui, affligé ni dérangé par le monde, une âme de paix avec qui tous sont en paix.

Ou bien il sera celui qui a abandonné tout désir et toute action au Maître de son être, celui qui est pur et tranquille, indifférent à tout ce qui vient, peiné, ni affligé par aucun résultat ni aucun événement, celui qui a rejeté de lui toute initiative égoïste, personnelle et mentale tant pour l'acte intérieur que pour l'acte extérieur, celui qui laisse la volonté divine et la connaissance divine se répandre par son canal sans que les dévoient ses résolutions, ses préférences et ses désirs personnels et qui, cependant, pour cette raison même, est vif et habile en toutes les actions de sa nature, car cette unité sans défaut avec la volonté suprême, cette pure instrumentation est la condition de la plus grande habileté dans les œuvres. D'autre part, il sera celui qui ne désire les choses agréables ni ne se réjouit de leur contact, non plus qu'il n'abhorre les choses désagréables ni ne se chagrine de leur fardeau. Il a aboli les distinctions entre les événements heureux et malheureux, car des mains de son éternel Amant et Maître sa dévotion reçoit mêmement toutes choses comme bonnes. L'amant de Dieu, cher à Dieu, est une âme de vaste égalité; il est égal devant l'ami et l'ennemi, égal devant

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l'honneur et l'insulte, le plaisir et la douleur, la louange et le blâme, le chagrin et le bonheur, la chaleur et le froid, devant tout ce qui dérange la nature ordinaire par des affections opposées. Il n'aura d'attachement ni pour les personnes ni pour les choses, ni pour les lieux ni pour le foyer; il sera content et pleinement satisfait de tout ce qui pourra l'entourer, de toutes les relations que les hommes pourront adopter avec lui, de tout ce qui lui sera réservé comme position ou comme sort. Il conservera en toutes choses un mental ferme, ce dernier siégeant dans le moi le plus haut et étant à jamais fixé sur l'unique objet de son amour et de son adoration. L'égalité, l'absence de désir et la liberté par rapport à l'égoïste nature inférieure et à ses prétentions constituent toujours la seule et parfaite assise qu'exige la Guîtâ pour la grande libération. Jusqu'à la fin, sont répétés avec insistance son premier enseignement de base et ses visées premières : l'âme calme de connaissance qui voit le moi unique en toutes choses, la tranquille égalité sans ego qui résulte de cette connaissance, l'action sans désir offerte en cette égalité au Maître des œuvres, la soumission de toute la nature mentale de l'homme à l'esprit plus puissant qui demeure au-dedans. Et couronnant cette égalité, l'amour fondé sur la connaissance, accompli dans l'action instrumentale, étendu à toutes les choses et tous les êtres, un vaste amour qui absorbe et contient tout, amour pour le Moi divin qui est le Créateur et le Maître de l'univers, souhridam sarva-bhoûtânâm sarva-lôka-maheshwaram. C'est par cette assise, par cette condition, par ce moyen que doit se gagner la suprême perfection spirituelle, et tous ceux qui en sont d'une façon ou d'une autre les possesseurs Me sont chers, dit le Divin, bhaktimân me priyah. Mais particulièrement chères, atîva me priyah, sont ces âmes très proches de la Divinité, dont l'amour de Moi est parachevé par la perfection encore plus vaste et grande dont Je viens de te montrer la voie et la méthode. Ceux-là sont les bhaktas, qui font du Pouroushôttama leur unique et suprême but et qui suivent avec une foi et une exactitude sans défaut le Dharma immortalisateur que décrit cet enseignement. Dans la langue de la Guîtâ, le Dharma désigne la loi innée de l'être et de ses œuvres, ainsi qu'une action découlant

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de la nature intérieure et déterminée par elle, swabhâva-niyatam karma. Dans l'ignorante conscience inférieure du mental, de la vie et du corps, il existe bien des dharmas, des règles, des normes et des lois, car il existe, pour la nature mentale, vitale et physique, bien des déterminations et des types variables. Le Dharma immortel est un; c'est celui de la divine conscience spirituelle la plus haute et de ses pouvoirs, parâ prakritih. Il dépasse les trois gounas; et pour y atteindre, il faut abandonner tous ces dharmas inférieurs, sarva-dharmân parityadjya. Seule, l'unique conscience-et-puissance de Éternel, libératrice et unificatrice, doit les remplacer et devenir la source infinie et le moule de notre action, devenir déterminante et exemplaire. Nous hisser hors de notre égoïsme inférieur personnel, pénétrer en le calme égal et impersonnel de l'immuable et éternel Akshara Pourousha qui imprègne tout et, depuis ce calme, aspirer par une parfaite soumission de toute notre nature et de toute notre existence à cela qui est autre que l'Akshara et plus haut que lui, telle est la première nécessité de ce Yoga. Dans la force de cette aspiration, nous pouvons nous élever jusqu'au Dharma immortel. Là, devenu un en être, en conscience, en divine béatitude avec le plus grand Outtama Pourousha, devenu un avec sa suprême nature-force dynamique, swâ prakritih, l'esprit libéré peut connaître sans fin, aimer sans limites, agir sans erreur selon l'authentique, puissance d'une immortalité qui est la plus haute et d'une parfaite liberté. Le reste de la Guîtâ est écrit pour jeter une lumière plus complète sur ce Dharma immortel.

 

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