Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
XV
L'AVATAR : POSSIBILITÉ ET BUT
DE SON INCARNATION
En parlant de ce Yoga où action et connaissance deviennent une seule chose, du Yoga du sacrifice des œuvres accompagnées de la connaissance et où les œuvres sont accomplies dans la connaissance, où la connaissance soutient, change et éclaire les œuvres et où œuvres et connaissance sont offertes au Pouroushôttama, la Divinité suprême qui, en nous, se manifeste comme Nârâyana, Seigneur de tout notre être et de toute notre action, qui à jamais siège en secret dans nos cœurs et même se manifeste sous la forme humaine comme Avatar, la naissance divine prenant possession de notre humanité, Krishna a déclaré au passage que ce Yoga était l'antique Yoga originel qu'il avait donné à Vivaswân, le Dieu-Soleil, et Vivaswân à Manou, le père des hommes, et Manou à Ikshwâkou, chef de la lignée solaire, et que, de la sorte, il était passé de sage royal en sage royal jusqu'à tant qu'il se perdît dans le grand écoulement du Temps et qu'il fût à présent renouvelé pour Ardjouna, parce que ce dernier est l'amant consacré, l'ami et le camarade de l'Avatar. Car ce Yoga est le suprême secret, dit Krishna, prétendant ainsi lui donner une supériorité sur toutes les autres formes de Yoga : celles-ci conduisent au Brahman impersonnel ou à une Déité personnelle, à une libération dans la connaissance sans action ou à une libération dans une béatitude recueillie, mais ce Yoga donne le suprême secret, et le secret entier; il nous conduit à la paix divine et aux œuvres divines, à la connaissance, l'action et l'extase divines unifiées en une liberté parfaite; il unit en soi tous les chemins yoguiques comme l'être le plus élevé du Divin réconcilie et fait qu'en lui-même sont un tous les pouvoirs et tous les principes différents et même contraires de Son être manifesté. Dès lors, ce Yoga de la Guîtâ n'est point seulement, comme d'aucuns le soutiennent, le Karma-Yoga, un des trois sentiers et, selon eux, le plus bas, mais un suprême Yoga
Page 158
synthétique et intégral dirigeant vers Dieu tous les pouvoirs de notre être.
Ardjouna prend la déclaration sur la transmission du Yoga dans son sens le plus physique on peut la prendre dans un autre sens et demande comment le Dieu-Soleil, l'un des premiers nés parmi les êtres, l'ancêtre de la dynastie solaire, peut avoir reçu le Yoga de l'homme Krishna qui n'est qu'à présent venu au monde. Krishna ne répond pas, comme nous aurions pu nous y attendre, que c'était en tant que Divin, source de toute connaissance, qu'il a donné le Verbe au Déva qui est sa forme de connaissance, celui qui confère toute lumière intérieure et extérieure bhargah savitour dévasya yo no dhiyah pratchôdayât. A la place, il accepte l'occasion que lui fournit Ardjouna de déclarer sa divinité cachée, déclaration en vue de laquelle il s'était préparé lorsqu'il s'était cité comme exemple divin de l'ouvrier non lié par ses œuvres, mais qu'il n'a pas encore faite de manière explicite. Maintenant, il se présente ouvertement comme le Divin incarné, l'Avatar.
Nous avons déjà eu l'occasion, en parlant de l'Instructeur divin, d'exposer brièvement la doctrine de l'existence de l'Avatar telle qu'elle nous apparaît à la lumière du Védânta lumière où la Guîtâ nous la présente. Il nous faut maintenant regarder d'un peu plus près cette idée d'Avatar et la signification de la Naissance divine dont elle est l'expression extérieure; car c'est là un chaînon d'une importance considérable dans l'enseignement intégral de la Guîtâ. Et nous pouvons commencer par traduire les mots de l'Instructeur lui-même, où la nature et le but de l'incarnation de l'Avatar sont donnés de façon sommaire, et nous rappeler aussi d'autres passages ou d'autres allusions qui y ont trait. "Nombreuses sont Mes vies, et les tiennes aussi, qui sont passées, ô Ardjouna; toutes Je les connais, mais non point toi, ô fléau de l'ennemi. Bien que Je sois le non-né, bien que Je sois impérissable, en Mon existence essentielle, bien que Je sois le Seigneur de toutes les existences, Je m'appuie sur Ma Nature et par Ma Maya viens au monde. Car à chaque fois que décline le Dharma et que s'élève l'injustice, Je me donne naissance. Pour la délivrance des bons, pour la destruction des méchants,
Page 159
pour le couronnement de la Justice, d'âge en âge Je nais. Celui qui, en leurs justes principes, connaît ainsi Ma divine naissance et Mon œuvre divine, lorsqu'il abandonne son corps, ne renaît point, il vient à Moi, ô Ardjouna. Délivrés de l'attirance et de la crainte et de la colère, pleins de Moi, prenant refuge en Moi, il en est beaucoup qui, purifiés par l'austérité de la connaissance, sont arrivés à la nature de Mon être (madbhâvam, la nature divine du Pouroushôttama). Comme les hommes M'approchent, ainsi Je les admets en Mon amour (bhadjâmi}; de quelque façon que ce soit, c'est Mon chemin que les hommes suivent, ô fils de toute-volonté"
Mais la plupart des hommes, continue la Guîtâ, désirant l'accomplissement de leurs œuvres, sacrifient aux dieux, aux diverses formes et personnalités de l'unique Divin, parce que l'accomplissement {siddhi) qui naît des œuvres des œuvres sans connaissance est très rapide et facile dans le monde des hommes; en fait, il appartient à ce seul monde. L'autre accomplissement de soi, l'accomplissement divin en l'homme par le sacrifice accompagné de la connaissance et offert au Divin suprême, est beaucoup plus difficile; ses résultats appartiennent à un plan plus élevé de l'existence et se laissent moins facilement saisir. Les hommes doivent donc suivre la quadruple loi de leur nature et des œuvres, et sur ce plan de l'action mondaine ils recherchent le Divin à travers ses diverses qualités. Mais, dit Krishna, bien que Je sois celui qui accomplit les œuvres quadruples et que Je sois le créateur de leur quadruple loi, Je n'en suis pas moins connu également comme celui qui n'agit point, l'impérissable, l'immuable Moi. "Les œuvres ne M'affectent point, et Je n'ai pas non plus de désir pour le fruit des œuvres", car Dieu est l'impersonnel par-delà cette personnalité égoïste et ce conflit des modes de la Nature, et en tant que Pouroushôttama aussi, en tant que Personnalité impersonnelle, il possède cette suprême liberté jusque dans les œuvres. Par conséquent, celui qui exécute les œuvres divines, lors même qu'il suit la quadruple loi, doit connaître cela et vivre en cela qui est au-delà, en le Moi impersonnel et, partant, dans le Divin suprême. "Celui qui ainsi Me connaît, n'est point lié par ses œuvres. Selon
Page 160
cette connaissance, était l'œuvre accomplie par les hommes d'antan, qui cherchaient la libération; dès lors, toi aussi accomplis l'œuvre de cet ordre plus ancien qu'accomplissaient les anciens hommes."
Donnée ici en substance, la seconde portion de ces passages explique la nature des œuvres divines, divyam karma, dont nous avons dû étudier le principe dans le dernier chapitre; la première section, qui a été traduite en entier, explique le comment de la naissance divine, divyam djanma, la nature de l'Avatar. Mais il nous faut soigneusement remarquer que soutenir le Dharma dans le monde n'est pas l'unique objet de la descente de l'Avatar, ce grand mystère du Divin qui se manifeste dans l'humanité; car soutenir le Dharma n'est pas en soi un objet qui suffise à tout, n'est pas le suprême but possible pour la manifestation d'un Christ, d'un Krishna, d'un Bouddha; ce n'est que la condition générale d'un but plus élevé et d'une utilité plus suprême et divine. La naissance divine a en effet deux aspects; l'un est une descente, la naissance de Dieu dans l'humanité, le Divin se manifestant sous la forme et dans la nature humaines, l'Avatar éternel; l'autre est une ascension, la naissance de l'homme en le Divin, l'homme s'élevant jusqu'en la nature et la conscience divines, madbhâvam âgatah; c'est l'être qui naît de nouveau, en une seconde naissance, celle de l'âme. C'est cette nouvelle naissance que le fait de l'Avatar et le soutien du Dharma ont pour propos de servir. Ce double aspect de l'existence de l'Avatar, dans la doctrine de la Guîtâ, le lecteur hâtif a tendance à le manquer, qui se satisfait, comme le font la plupart, d'une vue superficielle de ses profonds enseignements; et le commentateur formel le manque également, pétrifié qu'il est dans la rigidité des écoles. Néanmoins, il est sûrement nécessaire à la pleine signification de la doctrine. Autrement, l'idée d'Avatar ne serait qu'un dogme, une superstition populaire, ou une déification née de l'imagination ou de la mystique de surhommes historiques ou légendaires, non pas ce dont la Guîtâ fait tout son enseignement, une profonde vérité philosophique et religieuse et une part essentielle du mystère suprême entre tous, rahasyam outtamam, ou une étape sur le chemin qui y conduit.
Page 161
N'était cette élévation de l'homme en le Divin à laquelle doit aider la descente de Dieu dans l'humanité, l'existence de l'Avatar dans l'intérêt du Dharma serait un phénomène superfétatoire, puisque la divine omnipotence peut toujours soutenir la simple rectitude, la simple justice ou les simples normes de la vertu par des moyens ordinaires, par de grands hommes ou de grands mouvements, par la vie et l'œuvre de sages, de rois et d'instructeurs religieux, sans aucune incarnation de fait. L'Avatar vient manifester la nature divine en la nature humaine, révéler sa qualité de Christ, de Krishna, de Bouddha, afin que la nature humaine puisse se transfigurer en la nature divine, en modelant ses principes, ses pensées, sa façon de sentir, ses actes, son être d'après les lignes de cette qualité de Christ, de Krishna, de Bouddha. La loi, le Dharma qu'établit l'Avatar est surtout donné dans ce but; le Christ, Krishna, le Bouddha se tiennent en son centre et figurent la porte; ils font passer par eux le chemin que doivent suivre les hommes. C'est pourquoi chaque Incarnation s'offre aux hommes en exemple et déclare être personnellement le chemin et la porte; déclare aussi l'unicité de son humanité avec l'être divin, déclare que le Fils de l'Homme et le Père au-dessus dont il est descendu sont un, que Krishna en le corps humain, mânoushîm tanoum âshritam, et le suprême Seigneur et Ami de toutes les créatures ne sont que deux révélations du même divin Pouroushôttama, révélé là en son être et ici dans le type de l'humanité.
Que la Guîtâ ait pour noyau ce deuxième et véritable objet de l'incarnation de l'Avatar, ressort déjà avec évidence même de ce seul passage si on le considère correctement; mais cela devient beaucoup plus clair si, au lieu de le prendre séparément ce qui est toujours la mauvaise façon de traiter les textes de la Guîtâ -, nous le prenons en sa juste et intime relation avec d'autres passages et avec l'enseignement tout entier. Il nous faut nous rappeler et unir sa doctrine du Moi unique en tout, du Divin qui siège dans le cœur de toutes les créatures, son enseignement sur les rapports entre le créateur et sa créature, son idée fortement soulignée de la vibhoûti en notant également le langage dans lequel l'Instructeur donne son propre exemple
Page 162
divin pour les œuvres désintéressées, exemple qui s'applique aussi bien au Krishna humain qu'au divin Seigneur des mondes, et en donnant leur juste poids à des passages comme celui-ci, dans le chapitre neuf : "Les esprits joués par l'illusion Me méprisent logé dans le corps humain, parce qu'ils ne connaissent point la nature suprême de Mon être, Seigneur de toutes les existences." Et c'est à la lumière de ces idées que nous devons lire ce passage que nous trouvons devant nous et où il est déclaré que, par la connaissance de Sa divine naissance et de Ses œuvres divines, les hommes viennent au Divin et accèdent à Sa nature et à Son rang, madbhâvam, en s'emplissant de Lui, en devenant comme Lui et en prenant refuge en Lui. Car alors nous comprendrons la naissance divine et son but, non comme un phénomène isolé et miraculeux, mais en lui donnant sa place exacte dans tout le plan de la manifestation mondiale; sans cela, au lieu d'arriver à son divin mystère, nous la dédaignerons tout à fait ou bien l'accepterons comme des êtres ignorants et peut-être superstitieux, ou encore tomberons dans les mesquines idées superficielles que nourrit à son sujet le mental moderne et qui la dépouillent de toute sa salutaire signification intérieure.
Car de toutes les idées venues d'Orient qui s'infiltrent dans la conscience humaine rationalisée, la notion d'Avatar est, pour le mental moderne, l'une des plus difficiles à accepter ou à saisir. Au mieux, il incline à la prendre pour une simple représentation de quelque haute manifestation de pouvoir, de caractère, de génie humains, de grande œuvre accomplie pour le monde ou dans le monde, et au pire à la regarder comme une superstition pour le païen une ineptie, et pour les Grecs un écueil. Nécessairement, le matérialiste ne peut même pas l'envisager, puisqu'il ne croit pas en Dieu; pour le rationaliste ou le déiste, c'est une folie et un objet de dérision; pour le dualiste intransigeant qui voit un infranchissable abîme entre la nature humaine et la nature divine, elle a tout d'un blasphème. Le rationaliste objecte que Dieu, s'il existe, est extracosmique ou supracosmique et qu'il n'intervient pas dans les affaires du monde, mais permet qu'elles soient gouvernées par un dispositif donné de lois Il est en fait une sorte de lointain monarque
Page 163
constitutionnel ou de roi Soliveau¹ de la spiritualité, au mieux un Esprit inactif et indifférent derrière l'activité de la Nature, comme un Pourousha témoin généralisé ou abstrait à la façon sânkhyenne; il est pur Esprit et ne peut revêtir de corps, infini et ne peut être fini comme l'être humain est fini, Il est le créateur à jamais sans naissance et ne peut être la créature née dans le monde ces choses-là sont impossibles même à Son omnipotence absolue. À ces objections, le dualiste consommé ajouterait qu'en Sa personne, Son rôle et Sa nature, Dieu est différent et séparé de l'homme : le parfait ne peut revêtir l'imperfection humaine; le Dieu personnel et non né ne peut naître comme personnalité humaine; le Gouverneur des mondes ne peut être limité en une action humaine qu'impose la nature et en un corps humain périssable. Ces objections, à première vue si formidables pour la raison, semblent avoir été présentes à l'esprit de l'Instructeur de la Guîtâ lorsqu'il dit que, tout en étant sans naissance, impérissable en Son existence essentielle, tout en étant le Seigneur de tous les êtres, néanmoins le Divin vient au monde par un suprême recours à l'action de Sa Nature et par la force de Sa Maya; que celui que méprisent les victimes de l'illusion parce qu'il est logé dans un corps humain, est en vérité en son être suprême le Seigneur de tout; qu'il est en l'action de la conscience divine le créateur de la quadruple Loi et l'auteur des œuvres du monde, et simultanément en le silence de la conscience divine le témoin impartial des œuvres de sa propre Nature par-delà et le silence et l'action, c'est lui qui est toujours, lui, le suprême Pouroushôttama. Et la Guîtâ peut affronter toutes ces oppositions et concilier tous ces contraires du fait qu'elle part du point de vue védântique de l'existence, de Dieu et de l'univers.
Dans la vision védântique des choses, en effet, toutes ces objections apparemment formidables sont, dès le début, nulles et non avenues. L'idée d'Avatar, en fait, n'est pas indispensable à son plan, mais y intervient naturellement comme une conception
¹Allusion à la fable d'Ésope reprise par La Fontaine sous le titre "Les grenouilles qui demandent un roi". (N.d.T.)
Page 164
parfaitement rationnelle et logique. Car tout ici est Dieu, est l'Esprit, ou l'Existence du Moi, est le Brahman, ékamévâdwitîyam il n'y a rien d'autre, ni rien qui en diffère et il ne peut rien y avoir d'autre, ni rien qui en diffère; la Nature est et ne peut rien être d'autre qu'un pouvoir de la conscience divine; tous les êtres sont et ne peuvent rien être d'autre que des formes spirituelles et des formes corporelles intérieures et extérieures, subjectives et objectives de l'être divin, -et qui existent en le pouvoir de sa conscience ou en résultent. Loin que l'Infini soit incapable de revêtir la finitude, l'univers entier n'est rien d'autre que cela; de quelque façon que nous le regardions, nous ne pouvons absolument rien voir d'autre dans tout le vaste monde que nous habitons. Loin que l'Esprit soit incapable d'une forme ou qu'il dédaigne de s'associer à une forme matérielle ou à un mental et d'assumer une nature limitée ou un corps, tout ici-bas n'est que cela, le monde n'existe que par cette association, cette prise de possession. Loin que le monde soit un mécanisme de lois sans âme ni esprit qui interviennent dans le mouvement de ses forces ou dans l'action de ses mentaux et de ses corps avec seulement un Esprit originel indifférent qui existe passivement quelque part au-dessus ou en dehors -, le monde entier, au contraire, et chacune de ses particules ne sont que la force divine en action, et cette force divine détermine et gouverne le moindre de ses mouvements, demeure en la moindre de ses formes, possède ici-bas chaque âme et chaque mental; tout est en Dieu et en Lui se meut et a son être; en tout Il est, agit et révèle Son être; chaque créature est Nârâyana déguisé.
Loin que l'être non né soit incapable de naître, tous les êtres sont, même en leur individualité, des esprits non nés, éternels, sans début ni fin. En leur existence essentielle et leur universalité, tous sont l'unique Esprit non né pour qui la naissance et la mort ne sont qu'un phénomène lié à la prise de possession des formes et à leur changement. Le parfait revêt l'imperfection : tel est tout le phénomène mystique de l'univers; mais l'imperfection apparaît dans la forme et l'action du mental ou du corps qui ont été revêtus, elle subsiste dans le phénomène. En ce qui les revêt, il n'existe pas plus d'imperfection qu'en le Soleil qui
Page 165
illumine toutes choses il n'existe de défaut de lumière ou de vision il n'en existe que dans les capacités de l'organe individuel de la vision. Et Dieu ne gouverne pas le monde depuis quelque ciel éloigné, Il le gouverne par Son intime omniprésence; chaque opération finie de force est un acte de la Force infinie et non point d'une énergie limitée, séparée et existant en soi qui oeuvrerait selon sa propre puissance inhérente; en chaque opération finie de volonté et de connaissance, nous pouvons découvrir, lui servant de soutien, un acte de la toute-volonté et de la toute-connaissance infinies. Le gouvernement de Dieu n'est point absentéiste, étranger ni extérieur; Dieu gouverne tout parce qu'il dépasse tout, mais aussi parce qu'il demeure en tous les mouvements et qu'il en est l'âme et l'esprit absolus. Il n'est dès lors pas une des objections qu'oppose notre raison à la possibilité qu'existe un Avatar, qui puisse tenir en son principe; car le principe est une vaine division faite par la raison intellectuelle que tout le phénomène et toute la réalité du monde s'emploient à chaque instant à contredire et réfuter.
Mais en plus de la possibilité, il y a encore la question de savoir comment le Divin agit en fait de savoir si réellement la conscience divine apparaît, passant de derrière le voile en avant, afin d'agir tant soit peu directement dans le phénoménal, le fini, le mental et le matériel, le limité, l'imparfait. Le fini n'est en réalité qu'une définition, qu'une valeur frontale des représentations de soi de l'Infini pour ses propres variations de conscience; la valeur réelle de chaque phénomène fini est un infini en son existence essentielle, quoi qu'il puisse être en l'action de sa nature phénoménale, de sa représentation temporelle de soi. Lorsque nous y regardons de près, l'homme n'est pas seulement lui-même, pas seulement un individu existant en soi et rigidement séparé, mais l'humanité dans un corps et un mental issus de celle-ci; et l'humanité non plus n'est pas une espèce ou une famille existant en soi et rigidement séparée, c'est la Toute-Existence, le Divin universel se représentant dans le type de l'humanité; là. Il élabore certaines possibilités, développe, déploie, comme on dit aujourd'hui, certains pouvoirs de Ses manifestations. Ce qu'il déploie, c'est Lui-même, c'est l'Esprit.
Page 166
Car ce que nous entendons par Esprit est l'être existant en soi, doté d'un infini pouvoir de conscience et savourant une joie inconditionnée dans son être; c'est cela ou rien, ou du moins rien qui ait à voir avec l'homme et le monde, ou avec quoi, par conséquent, l'homme ou le monde aient à voir. La Matière, le corps est simplement un mouvement concentré de la force de l'être conscient utilisé comme point de départ pour les relations variables de la conscience œuvrant par l'entremise de son pouvoir sensoriel; et nulle part la Matière n'est réellement vide de conscience, car même dans l'atome, même dans la cellule, comme la Science moderne l'a, malgré elle, abondamment élucidé, il y a un pouvoir de volonté, une intelligence à l'œuvre; mais ce pouvoir est le pouvoir de volonté et d'intelligence du Moi, de l'Esprit ou Divin au-dedans; ce n'est pas la volonté ou l'idée séparées, spontanément dérivées de la cellule ou de l'atome mécaniques. Involuées, cette volonté et cette intelligence universelles développent leurs pouvoirs de forme en forme, et du moins sur terre c'est en l'homme qu'elles se rapprochent le plus de ce qui est pleinement divin, et là que, pour la première fois, elles deviennent, même dans l'intelligence extérieure de la forme, obscurément conscientes de leur divinité. Mais là encore, il existe néanmoins une limitation, il y a cette imperfection de la manifestation qui empêche les formes inférieures de se savoir identiques au Divin. Car en chaque être limité, la limitation de l'action phénoménale s'accompagne d'une limitation, également, de la conscience phénoménale qui définit la nature de l'être et fait la différence intérieure de créature à créature. Certes, le Divin œuvre par-derrière et gouverne Sa manifestation particulière au moyen de cette conscience et de cette volonté extérieures et imparfaites, mais Il est Lui-même secrètement dans la caverne, gouhâyâm, comme le dit le Véda; ou comme l'exprime la Guîtâ : "Au cœur de toutes les existences, réside le Seigneur, qui fait tourner par Maya toutes les existences comme si elles étaient montées sur une machine." Ce travail secret du Seigneur qui, dans le cœur, se cache de la conscience naturelle égoïste par laquelle Il œuvre, est la méthode universelle de Dieu avec les créatures. Pourquoi devons-nous
Page 167
alors supposer que, sous une forme quelconque, Il vienne en avant dans la conscience frontale et phénoménale pour une action plus directe et consciemment divine? De toute évidence, s'il le fait tant soit peu, c'est alors pour déchirer le voile qui existe entre Lui et l'humanité et que l'homme limité dans sa nature ne pourrait jamais soulever.
La Guîtâ explique l'imparfaite action ordinaire de la créature par sa soumission au mécanisme de la Prakriti, et sa limitation par les représentations de soi de la Maya. Ces deux termes ne font que désigner deux aspects complémentaires d'une seule et même force effective de la conscience divine. Maya n'est pas essentiellement illusion l'élément ou l'apparence d'illusion n'intervient que du fait de l'ignorance de la Prakriti inférieure, la Maya des trois modes de la Nature c'est la conscience divine en son pouvoir d'auto-représentation variée de son être tandis que la Prakriti est la force effective de la conscience œuvrant pour élaborer chaque auto-représentation selon sa loi propre, sa propre idée fondamentale, swabhâva et swadharma, en sa propre qualité et sa propre force d'action particulière, gouna-karma. "Appuyant pressant sur ma Nature (Prakriti), Je crée (Je projette en l'être varié) toute cette multitude d'existences, toutes soumises sans recours au gouvernement de la Nature." Ceux qui ne connaissent pas le Divin logé dans le corps humain, n'en ont point connaissance, car ils sont grossièrement soumis à ce mécanisme de la Prakriti, soumis sans recours à ses limitations mentales et y consentant, et ils demeurent dans une nature asourique qui se sert du désir pour leurrer et de l'égoïsme pour dérouter la volonté et l'intelligence, môhinîm prakritim âshritâh. Car le Pouroushôttama au-dedans ne se manifeste pas volontiers aux yeux de tout le monde et de n'importe qui; Il se cache dans une épaisse nuée de ténèbres ou une brillante nue de lumière, Il s'enveloppe et se drape complètement dans sa Yogamâyâ¹. "Ce monde tout entier, dit la Guîtâ, parce qu'il est dérouté par les trois états d'être que déterminent les modes de la Nature, manque à Me reconnaître;
¹nâham prakâshah sarvasya yôgamâyâ-samâvritah.
Page 168
car il est malaisé de passer au-delà de Ma divine Maya que définissent les modes de la Nature; ceux-là qui M'approchent la franchissent; mais ceux qui résident en la nature d'être asourique, leur connaissance leur est arrachée par la Maya." En d'autres termes, il y a la conscience inhérente du divin en tout, car le Divin demeure en tout; mais c'est recouvert par Sa Maya qu'il y demeure, et l'essentielle connaissance de soi est arrachée aux êtres, changée en l'erreur de l'égoïsme par l'action de la Maya, l'action du mécanisme de la Prakriti. Toutefois, en se retirant du mécanisme de la Nature et en se tournant vers le Maître intérieur et secret de cette Nature, l'homme peut prendre conscience de la Divinité au-dedans.
Or, il est remarquable qu'avec une légère mais importante variante dans les mots la Guîtâ décrit de la même manière et l'action du Divin lorsqu'il provoque la naissance ordinaire des créatures et Son action lorsqu'il naît en tant qu'Avatar. "M'appuyant sur Ma Nature, prakritim swâm avashtabhya, dira-t-elle plus tard, Je projette diversement, visridjâmi, cette multitude de créatures soumises sans recours aux ordres de la Prakriti, avasham prakriter vashât." "Me tenant sur Ma Nature, dit-elle ici, Je nais par la Maya de Mon être, prakritim swâm adhishthâya... âtma-mâyayâ. Je me projette, âtmânam sridjâmi." L'action impliquée dans le mot avashtabhya est une vigoureuse pression vers le bas par laquelle l'objet maîtrisé est vaincu, terrassé, bloqué ou limité dans son mouvement ou son fonctionnement et soumis sans recours au pouvoir qui maîtrise, avasham vashât; la Nature en cette action devient mécanique, et la multitude de ses créatures est maintenue sans recours dans le mécanisme : elles ne sont pas maîtresses de leurs actions. En revanche, l'action impliquée dans le mot adhishthâya est celle de demeurer en la Nature, et aussi de se tenir sur la Nature et au-dessus d'elle, c'est une maîtrise et un gouvernement conscients par la Divinité inhérente, adhishthâtrî dévatâ, où le Pourousha n'est pas le jouet impuissant de la Prakriti du fait de l'ignorance, mais où plutôt la Prakriti est pleine de la lumière et de la volonté du Pourousha. Par conséquent, ce qui est projeté créé, comme nous disons dans la naissance normale, c'est la multitude des
Page 169
créatures ou des devenirs, bhoûta-grâmam; dans la naissance divine, ce qui est projeté, ce qui est créé par soi-même, c'est l'être conscient de soi, existant en soi, âtmânam; car la distinction védântique entre âtmâ et bhoûtâni est celle que fait la philosophie européenne entre l'Être et ses devenirs. Dans les deux cas, la Maya est le moyen de la création ou manifestation; toutefois, dans la naissance divine, il s'agit de la Maya du Moi, âtma-mâyayâ; non de l'involution dans la Maya inférieure de l'ignorance, mais de l'action consciente, dans Son autoreprésentation phénoménale, du Divin existant en soi qui sait parfaitement comment les choses se passent et quel est le but poursuivi ce que la Guîtâ, autre part, appelle Yogamâyâ. Dans la naissance ordinaire, la Yogamâyâ est utilisée par le Divin pour s'envelopper et se cacher de la conscience inférieure, ainsi devient-elle pour nous le moyen de l'ignorance, avidyâmâyâ; mais c'est par la même Yogamâyâ qu'également la connaissance de soi est rendue manifeste dans le retour de notre conscience au Divin, elle est alors le moyen de la connaissance, vidyâ-mâyâ; et dans la naissance divine, c'est ainsi qu'elle opère en tant que connaissance contrôlant et éclairant les oeuvres qui, d'ordinaire, sont accomplies dans l'Ignorance.
La langue de la Guîtâ montre donc que la naissance divine est celle de la Divinité consciente en notre humanité, et l'inverse essentiellement de la naissance ordinaire, les mêmes moyens y fussent-ils employés; ce n'est point, en effet, la naissance en l'Ignorance, mais la naissance de la connaissance, non point un phénomène physique, mais une naissance de l'âme. C'est la venue au monde de l'Âme en tant qu'Être existant en soi, gouvernant consciemment son devenir, au lieu d'être perdu pour la connaissance de soi dans le nuage de l'ignorance. L'Ame née dans le corps en tant que Seigneur de la Nature, se tient au-dessus de celle-ci et y opère librement par sa propre volonté, au lieu d'être prise dans le mécanisme et d'y tourner impuissamment en rond, car cette Âme œuvre dans la connaissance et non, comme la plupart, dans l'ignorance. C'est l'Ame secrète en tous qui, de sa position maîtresse irrévélée derrière le voile, passe en avant afin de posséder totalement, dans un type humain mais en
Page 170
tant que Divin, la naissance que d'habitude elle ne possède que de derrière le voile en qualité d'Ishwara, tandis que la conscience extérieure devant le voile en est possédée plutôt qu'elle ne la possède, parce que, en ce cas-là, elle est un être partiellement conscient, le djîva perdu pour la connaissance de soi et enchaîné dans ses œuvres par une soumission phénoménale à la Nature. Œuvre de Krishna, l'Âme divine, l'Avatar¹ est donc une manifestation directe en l'humanité de cette divine condition de l'être à laquelle Ardjouna, l'âme humaine, le type d'être humain le plus haut une vibhoûti est appelé par l'Instructeur à s'élever, et à laquelle il ne peut s'élever qu'en se hissant hors de l'ignorance et de la limitation de son humanité ordinaire. C'est d'en haut la manifestation de ce que d'en bas nous devons développer; c'est la descente de Dieu en cette divine naissance de l'être humain, en laquelle nous, créatures mortelles, devons nous hisser; c'est l'attirant exemple divin donné par Dieu à l'homme dans le type et la forme mêmes et dans le modèle mené à sa perfection de notre existence humaine.
¹Le mot avatar signifie descente; c'est une descente du Divin au-dessous de la ligne qui sépare le monde ou statut divin du monde ou statut humain.
Page 171
Home
Sri Aurobindo
Books
SABCL
French
Share your feedback. Help us improve. Or ask a question.