Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
DEUXIÈME PARTIE
LE SUPREME SECRET
XIII
LE CHAMP ET LE CONNAISSANT DU CHAMP*
Afin de fonder sur une connaissance claire et complète le moyen qu'a l'âme de s'élever de la nature inférieure jusqu'en la nature divine, la Guîtâ, dans ses six derniers chapitres, expose à nouveau et sous une autre forme les lumières que l'Instructeur a déjà données à Ardjouna. Essentiellement, il s'agit de la même connaissance, mais les détails et les relations sont maintenant mis en relief, et toute leur signification leur est conférée; des pensées et des vérités viennent au jour dans leur pleine valeur, auxquelles .il était seulement fait allusion en passant ou qui se trouvaient en général exposées à la clarté d'un autre dessein. Ainsi, dans les six premiers chapitres, accordait-on la première place à la connaissance qu'il faut pour distinguer entre le moi immuable et l'âme voilée dans la nature. Les références au Moi suprême et au suprême Pourousha étaient sommaires et point du tout explicites; ce Pourousha était un postulat établi afin de justifier les œuvres dans le monde, et l'on affirmait qu'il était le Maître de l'être, mais il n'y avait rien, autrement, qui indiquât ce qu'il était, et ses relations avec le reste n'étaient même pas suggérées, encore moins développées. Les chapitres qui restent ont pour but de faire toute la lumière sur cette connaissance étouffée et d'en établir avec force la prééminence. C'est au Seigneur, à l' Îshwara, c'est à la distinction entre la nature supérieure et la nature inférieure, et à la vision du Divin, origine et constituant de tout dans la Nature, c'est à l'Un dans tous les êtres qu'est attribué le premier rôle dans les six adhyâyas suivants (7-12) afin de fonder une unité radicale des œuvres et de l'amour avec la connaissance. Mais pour le moment, il est nécessaire de faire ressortir plus nettement les relations précises qui existent entre le Pourousha suprême, le Moi immuable, le djîva et la Prakriti en son action et ses gounas. A Ardjouna, dès
*Guîtâ, XIII.
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lors, de poser une question qui appelle une plus claire élucidation de ces problèmes encore mal éclairés. Il demande à être renseigné sur le Pourousha et la Prakriti; il s'enquiert du champ de l'être, du connaissant du champ, de la connaissance et de l'objet de la connaissance. Ici, se trouve contenue la somme de toute la connaissance du moi et du monde dont il est encore besoin si l'âme doit rejeter son ignorance naturelle et si, affermissant ses pas grâce à un juste usage de la connaissance, de la vie, des œuvres et de ses relations avec le Divin dans ces choses, elle doit s'élever en l'unité de l'être avec l'Esprit éternel de l'existence.
L'essence de la Guîtâ quant à ces questions a déjà été élucidée dans une certaine mesure : nous avons anticipé l'évolution finale de sa pensée; mais à son exemple, nous pouvons en faire à nouveau l'exposé du point de vue de sa préoccupation actuelle. L'action étant admise, une action divine accomplie avec la connaissance de soi étant prise comme instrument de la Volonté divine dans le cosmos et acceptée et tenue pour parfaitement conciliable avec l'état brahmique et pour une part indispensable du mouvement vers Dieu, cette action étant intérieurement élevée en un sacrifice plein d'adoration au Très-Haut, comment cette méthode affecte-t-elle dans la pratique le grand objet de la vie spirituelle, qui est de s'élever de la nature inférieure en la nature supérieure, de l'être mortel en l'être immortel? Toute la vie, toutes les œuvres sont une transaction entre l'âme et la Nature. Quel est le caractère originel de cette transaction? Que devient-elle à son apogée spirituel? À quelle perfection conduit-elle l'âme qui s'affranchit de ses motifs inférieurs et extérieurs et grandit intérieurement en le très haut équilibre de l'Esprit et la très profonde force motrice des œuvres de son énergie dans l'univers? Telles sont les questions qui se posent tacitement — il en est d'autres que la Guîtâ ne pose pas, ou auxquelles elle ne répond pas, car elles n'avaient rien d'urgent pour l'esprit humain de l'époque -, et il y est répondu dans le sens de la solution puisée dans une combinaison dont la vaste vision embrasse les points de vue du Védânta, du Sânkhya et du Yoga sur l'existence et qui est le point de départ de toute la pensée de la Guîtâ.
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L'Âme qui se trouve ici-bas incarnée dans la Nature a, pour sa propre expérience de soi, une triple réalité. Elle est d'abord un être spirituel que l'ignorance soumet apparemment aux fonctionnements extérieurs de la Prakriti et qui est représenté dans sa mobilité comme personnalité agissante, pensante et mutable, comme créature de la Nature, comme ego. Puis, quand elle passe derrière toute cette action et tout ce mouvement, elle découvre que sa réalité supérieure est un moi éternel et impersonnel et un immuable esprit qui n'a point de part dans l'action et le mouvement, que de les soutenir par sa présence et de les considérer comme le ferait un témoin équanime et imperturbé. Et enfin, lorsqu'elle regarde par-delà ces deux moi opposés, elle découvre une Réalité ineffable et plus grande dont procèdent les deux, l'Éternel qui est le Moi du moi et le Maître de toute la Nature et de toutes les actions, et non seulement le Maître mais l'origine, le soutien spirituel et la scène de ces opérations de son énergie dans le cosmos, et non seulement l'origine et le réceptacle spirituel, mais l'habitant spirituel dans toutes les forces, toutes les choses et tous les êtres, et non seulement l'habitant mais par les développements de cette éternelle énergie de son être que nous appelons Nature lui-même toutes les énergies et toutes les forces, toutes les choses et tous les êtres. Cette Nature est elle-même de deux sortes, l'une dérivée et inférieure, l'autre originelle et suprême. Il existe une nature inférieure du mécanisme cosmique; en s'y associant, l'âme dans la Prakriti vit en une certaine ignorance issue de la Mâyâ, traïgounya-mayî mâyâ, se conçoit comme l'ego d'un mental et d'une vie incarnés, œuvre sous la férule des modes de la Nature, se croit liée, douloureuse, limitée par la personnalité, enchaînée à l'obligation de la naissance et à la roue de l'action : une chose vouée aux désirs, transitoire et mortelle, une esclave de sa propre nature. Au-dessus de ce pouvoir inférieur de l'existence, il y a une nature plus haute et divine, celle de son être vrai; l'âme y est à jamais une portion consciente de l'Éternel et Divin, bienheureuse, libre, supérieure au masque de son devenir, immortelle, impérissable, un pouvoir du Divin. S'élever vers Éternel grâce à cette nature plus haute et au moyen de la connaissance et de
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l'amour divins et des œuvres divines fondées sur une universalité spirituelle, voilà la clef de la libération spirituelle complète. Cela en tout cas a été clarifié; nous devons maintenant voir plus en détail les considérations nouvelles qu'implique ce changement d'être, et surtout quelle différence il y a entre ces deux natures, comment notre action et le statut de notre âme son affectés par la libération. Dans ce dessein, la Guîtâ va jusqu'au bout de certains détails de la plus haute connaissance, qu'elle avait jusque-là laissés à l'arrière-plan. Elle insiste en particulier sur les rapports entre l'Être et le devenir, l'Âme et la Nature, l'action des trois gounas, la plus haute libération, le don de soi le plus grand et le plus complet de l'âme humaine à l'Esprit divin. Dans tout ce qu'elle dit au cours de ces six derniers chapitres, il est bien des choses de la plus haute importance, mais c'est l'ultime pensée sur laquelle elle s'achève qui est d'un suprême intérêt; car nous y trouverons l'idée centrale de son enseignement, la grande parole qu'elle adresse à l'âme humaine, son message suprême.
D'abord, il faut considérer l'existence entière comme un champ où l'âme construit et agit au milieu de la Nature. La Guîtâ explique le kshétram le champ en disant que c'est ce corps que l'on appelle le champ de l'esprit, et qu'en ce corps il y a quelqu'un qui prend conscience du champ, kshétradjña, le connaissant de la Nature. Cependant, il ressort des définitions qui suivent que le champ n'est pas seulement le corps physique, mais aussi tout ce que soutient le corps, le fonctionnement de la nature, la mentalité, l'action naturelle de l'objectivité et de la subjectivité de notre être¹. Ce plus vaste corps n'est lui aussi que le champ individuel; il existe un corps plus grand, universel, à l'échelle du monde, un champ mondial du même connaissant. Car dans chaque créature incarnée, se trouve ce Connaissant unique; en chaque existence, il utilise surtout et de façon centrale ce seul résultat extérieur du pouvoir de sa nature qu'il a
¹L'Oupanishad parle d'un corps ou fourreau quintuple de la Nature: physique, vital, mental, idéal [supramental] et divin. C'est cela que l'on peut considérer comme la totalité du champ, kshétram.
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formé pour y habiter, îshâ vâsyam idam sarvam yat kintcha; il fait de chaque nœud distinct et soutenu de son Énergie mobile la première base et le premier domaine de ses croissantes harmonies. Dans la Nature, il connaît le monde comme il affecte la conscience et comme il y est réfléchi en cet unique corps limité; le monde existe pour nous comme il est vu dans notre seul mental et finalement, même, cette conscience incarnée apparemment petite peut s'élargir de façon à contenir l'univers entier, âtmani vishwa-darshanam. Mais physiquement, c'est un microcosme dans un macrocosme, et le macrocosme aussi, le vaste monde aussi est un corps et un champ qu'habite le connaissant spirituel.
Cela devient évident lorsque la Guîtâ poursuit en exposant le caractère, la nature, la source, les déformations, les pouvoirs de cette incarnation sensible de notre être. Nous voyons alors que c'est tout le fonctionnement de la Prakriti inférieure qui est entendu par kshétra. Cette totalité est le champ de l'action de l'esprit incarné en nous ici-bas, le champ dont il prend conscience. Pour une connaissance diversifiée et détaillée de tout ce monde de la Nature en son action essentielle telle qu'on la voit du point de vue spirituel, nous sommes renvoyés aux versets des anciens voyants, les voyants du Véda et de l'Oupanishad, où nous trouvons l'explication inspirée et intuitive de ces créations de l'Esprit, et aux Brahma Soûtras qui nous en donneront l'analyse rationnelle et philosophique. La Guîtâ se contente d'un bref exposé pratique de la nature inférieure de notre être dans les termes des penseurs sânkhyens. Il y a d'abord l'Énergie indivise et non manifestée dont est sortie l'évolution objective des cinq états élémentaux de la matière, ainsi que l'évolution subjective des sens, de l'intelligence et de l'ego; il y a également cinq objets des sens, ou plutôt cinq façons différentes de prendre sensoriellement conscience du monde, cinq pouvoirs développés par l'énergie universelle afin d'entretenir des relations avec toutes les formes des choses qu'elle a créées à partir des cinq états élémentaux revêtus de sa substance originelle objective — relations organiques par lesquelles l'ego doué d'intelligence et de sensibilité influe sur les formations du
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cosmos. Telle est la constitution du kshétra. Vient ensuite une conscience générale qui inspire, puis illumine l'Énergie en ses œuvres; il existe une faculté de cette conscience grâce à laquelle l'Énergie maintient les relations des objets; il existe également une continuité, une persistance des relations subjectives et objectives de notre conscience avec ses objets. Tels sont les pouvoirs nécessaires du champ; ce sont tous des pouvoirs communs et universels qui appartiennent à la fois à la Nature mentale, vitale et physique. Le plaisir et la douleur, l'attirance et le dégoût sont les principales déformations de ce Kshétra. Du point de vue védântique, nous pouvons dire que le plaisir et la douleur sont les déformations vitales ou sensorielles données par l'énergie inférieure à l'Ânanda, à la joie spontanée de l'esprit quand il est mis en contact avec ce que fait la Nature. Et du même point de vue, nous pouvons dire que l'attirance et le dégoût sont les déformations mentales correspondantes qu'elle donne à la Volonté réactive de l'esprit qui détermine la réponse aux contacts de la Nature. Ces dualités sont les termes positifs et négatifs où l'âme-ego de la nature inférieure jouit de l'univers. Les termes négatifs douleur, dégoût, chagrin, répulsion et le reste — sont des réponses perverses ou au mieux inversées par ignorance; les termes positifs le goût, le plaisir, la joie, l'attirance -, des réponses dévoyées ou au mieux insuffisantes et de caractère inférieur à celles de l'expérience spirituelle authentique.
Prises ensemble, toutes ces choses constituent le caractère fondamental de nos premières transactions avec le monde de la Nature, mais ce n'est évidemment pas l'entière description de notre être; c'est ce qu'actuellement nous sommes, ce n'est pas la limite de nos possibilités. Il est, au-delà, quelque chose à connaître, djñéyam, et c'est quand le connaissant du champ se détourne du champ proprement dit pour s'informer de lui-même en le champ et de tout ce qui est derrière les apparences, que débute la vraie connaissance, djñânam la vraie connaissance du champ non moins que du connaissant. Ce n'est qu'en se tournant vers l'intérieur que l'on est délivré de l'ignorance. Plus nous nous intériorisons, en effet, plus les réalités que nous
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saisissons sont grandes et pleines et plus nous comprenons la vérité complète à la fois de Dieu et de l'âme et du monde et de ses mouvements. Par conséquent, dit le divin Instructeur, c'est la connaissance à la fois du champ et de son connaissant, kshétra-kshétradjñayor djñanam, une connaissance de soi et du monde unie et même unifiée, qui est l'illumination réelle et la seule sagesse. Car l'âme et la nature sont toutes deux le Brahman, mais seul le sage libéré qui possède aussi la vérité de l'esprit, peut découvrir la vraie vérité du monde de la Nature. Un Brahman unique, une réalité unique en le Moi et en la Nature, tel est l'objet de toute connaissance.
Puis, la Guîtâ nous dit ce qu'est la connaissance spirituelle, ou plutôt elle nous dit quelles sont les conditions de la connaissance, les marques, les signes de l'homme dont l'âme est tournée vers la sagesse intérieure. Ces signes sont les caractéristiques reconnues et traditionnelles du sage son cœur se détourne avec force de l'attachement aux choses extérieures et mondaines, son esprit est intériorisé et méditatif, son mental est ferme, et il jouit d'une calme égalité, sa pensée et sa volonté sont fixement établies sur les plus profondes et les plus grandes vérités, sur les choses réelles et éternelles. Apparaît d'abord une certaine condition morale, un gouvernement sattwique de l'être naturel. Et en lui sont fixés une totale absence d'arrogance et d'orgueil mondains, une âme candide, un cœur tolérant, longanime et bienveillant, une pureté du mental et du corps, une fermeté et une résolution tranquilles, la maîtrise de soi, un gouvernement magistral de la nature inférieure et le culte qui voue le cœur à l'Instructeur, que ce soit l'Instructeur divin au-dedans ou le Maître humain en qui est incarnée la Sagesse divine car c'est là le sens du respect que l'on porte au gourou. Viennent ensuite une attitude plus noble et plus libre de parfait détachement et de parfaite égalité, une ferme suppression de l'attirance de l'être naturel pour les objets des sens et un affranchissement radical vis-à-vis des prétentions de ce sens de l'ego, cette idée d'ego, ce motif égoïste qui, vociférant sans trêve, tyrannisent l'homme normal. On ne s'agrippe plus à l'attachement et à l'absorption de la famille et du foyer. À la
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place de ces mouvements vitaux et animaux, il y a une volonté, une sensibilité, une intelligence détachées, une perception aiguë de la nature défectueuse de la vie ordinaire de l'homme physique avec sa sujétion douloureuse et sans but à la naissance, à la mort, à la maladie, à l'âge, une égalité constante à l'égard de tous les événements agréables ou désagréables — car l'âme siège au-dedans, indifférente aux chocs des événements extérieurs et un mental méditatif tourné vers la solitude et détourné du vain bruit des foules et des assemblées humaines. Enfin, on se tourne fortement au-dedans vers les choses qui comptent vraiment, et il y a une perception philosophique du vrai réel et des grands principes de l'existence, une tranquille continuité de la connaissance et de la lumière spirituelles intérieures, le Yoga d'une indéfectible dévotion, l'amour de Dieu, la profonde et constante adoration du cœur pour la Présence universelle et éternelle.
Le seul objet vers lequel doive se tourner le mental qui a la connaissance spirituelle, est l'Éternel; fixée sur lui, l'âme obnubilée ici-bas et enveloppée dans les brumeuses bandelettes de la Nature recouvre et goûte sa conscience native originelle qui est d'immortalité et de transcendance. Être fixé sur le transitoire, être limité par le phénomène, c'est accepter l'état mortel; la vérité constante en les choses qui périssent, est cela qui est intérieur et immuable. Quand elle se laisse tyranniser par les apparences de la Nature, l'âme se manque et tourbillonne au hasard dans le cycle des naissances et des morts de ses corps. Y suivant passionnément et sans fin les mutations de la personnalité et ses intérêts, elle ne peut se retirer pour posséder son existence essentielle, impersonnelle et non née. En être capable, c'est se trouver soi-même et revenir à son être vrai qui assume ces naissances mais ne périt pas lorsque périssent ses formes. Goûter l'éternité dont la naissance et la vie ne sont que des circonstances extérieures, telle est la véritable immortalité de l'âme et sa vraie transcendance. Cet Éternel, ou cette Éternité est le Brahman. Le Brahman est Cela qui est transcendant et Cela qui est universel; c'est l'esprit libre qui, à l'avant, soutient le jeu de l'âme avec la nature et qui, derrière, assure leur
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impérissable unité; c'est à la fois le mutable et l'immuable, le Tout qui est l'Un. En son suprême statut supracosmique, le Brahman est une Éternité transcendante sans origine ni changement, bien au-dessus des oppositions phénoménales de l'existence et de la non-existence, de la persistance et de l'éphémère, entre lesquelles se meut le monde extérieur. Mais une fois qu'on l'a vu dans la substance et la lumière de cette éternité, le monde lui aussi devient autre qu'il ne semble au mental et aux sens; car alors nous ne voyons plus l'univers comme un tourbillon de mental, de vie et de matière, ni comme la masse des déterminations de l'énergie et de la substance, mais comme cet éternel Brahman lui-même. Un esprit qui, incommensurablement, remplit de soi, entoure de soi tout ce mouvement car, en fait, le mouvement aussi est lui et qui, sur tout ce qui est fini, jette la splendeur de son vêtement d'infinité, un esprit qui n'a pas de corps et en a des millions, dont les mains puissantes et les pieds rapides nous encerclent de tous côtés, dont les têtes et les yeux et les visages sont les innombrables faces que nous voyons, de quelque côté que nous nous tournions, dont partout l'oreille écoute le silence de l'éternité et la musique des mondes, est Être universel en l'étreinte de qui nous vivons.
Toutes les relations de l'Âme et de la Nature sont des circonstances dans l'éternité du Brahman; le sens et la qualité, ce qui les réfléchit et les constitue, sont les moyens qu'a cette Âme suprême pour représenter les opérations que son énergie dans les choses libère sans cesse dans le mouvement. Le Brahman est lui-même au-delà de la limitation des sens et voit toutes choses mais pas avec les yeux physiques, entend toutes choses mais pas avec les oreilles physiques, est conscient de tout mais pas avec le mental limitatif le mental qui représente sans être vraiment capable de savoir. Déterminé par aucune qualité, il possède et détermine en sa substance toutes les qualités et jouit de cette action qualitative de sa Nature. Il n'est attaché à rien, lié par rien, fixé à rien de ce qu'il fait; calme, il supporte en une vaste liberté immortelle toute l'action, tout le mouvement, toute la passion de sa Shakti universelle. Il devient tout ce qui est dans l'univers; ce qui est en nous est lui, et tout ce dont
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nous faisons hors de nous l'expérience est lui. L'intérieur et l'extérieur, le lointain et le proche, le mouvant et le non-mouvant, tout cela il l'est à la fois. Il est la subtilité du subtil qui dépasse notre connaissance comme il est la densité de la force et de la substance qui s'offrent à la compréhension de notre mental. Il est indivisible et il est l'Un, mais semble se diviser en formes et en créatures et apparaît comme toutes ces existences séparées. Toutes choses peuvent rentrer en lui, peuvent en l'Esprit retourner à l'indivisible unité de leur existence en soi. Tout naît éternellement de lui, est soutenu en son éternité, repris éternellement en son unité. Il est la lumière de toutes les lumières, il est lumineux par-delà toute l'obscurité de notre ignorance. Il est la connaissance et l'objet de la connaissance. La connaissance spirituelle supramentale qui inonde le mental illuminé et le transfigure, est cet esprit se manifestant dans la lumière à l'âme qu'obscurcit la force et qu'il a émise dans l'action de la Nature. Cette Lumière éternelle est dans le cœur de tous les êtres; c'est lui le connaissant secret du champ, kshétradjña, et, en tant que Seigneur, il préside dans le cœur des choses à cette province et à tous ces royaumes de son devenir et de son action manifestés. Lorsque l'homme voit en lui-même ce Divin éternel et universel, lorsqu'il prend conscience de l'âme en toutes choses et qu'il découvre l'esprit dans la Nature, lorsqu'il sent tout l'univers comme une vague s'élevant en cette Éternité et tout ce qui est comme une unique existence, alors il revêt la lumière du Divin et il est libre au milieu des mondes de la Nature. Le secret de la grande libération spirituelle réside en une connaissance divine et en ce que l'on se tourne parfaitement et avec adoration vers ce Divin. La liberté, l'amour et la connaissance spirituelle nous élèvent depuis la nature mortelle jusqu'à l'être immortel.
L'Âme et la Nature ne sont que deux aspects du Brahman éternel, une dualité apparente sur quoi reposent les opérations de son existence universelle. L'Âme est sans origine et elle est éternelle; la Nature elle aussi est sans origine et éternelle; mais les modes de la Nature et les formes inférieures qu'elle revêt pour notre expérience consciente ont une origine dans les
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transactions de ces deux entités. Ils viennent d'elle, portent de son fait la chaîne extérieure de la cause et de l'effet, de l'action et de ses résultats, de la force et de ses opérations, de tout ce qui est ici-bas transitoire et mutable. Ils ne cessent de changer, et l'âme et la Nature semblent changer avec eux, mais ces deux pouvoirs sont en soi éternels et toujours les mêmes. La Nature crée et agit, l'Âme jouit de sa création et de son action; mais dans cette forme inférieure de son action, la Nature change cette jouissance en les obscures et mesquines figures de la douleur et du plaisir. L'âme, le Pourousha individuel est à toute force attiré par les opérations qualitatives de la Nature, et cette attraction des qualités l'entraîne sans cesse en des naissances de toutes sortes où il savoure la variation et les hauts et les bas, le bien et le mal de l'existence dans la Nature. Mais ce n'est que l'expérience extérieure de l'âme conçue comme étant mutable par identification avec la Nature mutable. Siégeant dans ce corps, se trouve notre Divinité, qui est celle de la Nature aussi bien, le Moi suprême, Paramâtman, l'Âme suprême, le puissant Seigneur de la Nature, qui observe son action, sanctionne ses opérations, soutient tout ce qu'elle fait, commande à sa multiple création, jouit avec la joie universelle qui lui est propre de ce jeu des figures de son être qu'elle lui propose. Telle est la connaissance de soi à laquelle nous devons accoutumer notre mentalité avant de pouvoir vraiment nous connaître comme éternelles portions de l'Éternel. Une fois cela établi, peu importe comment l'âme en nous peut se comporter extérieurement dans ses transactions avec la Nature; quoi qu'elle puisse sembler faire, ou si fort qu'elle puisse sembler revêtir telle ou telle représentation de la personnalité, de la force active et de l'ego incarné, elle est libre en soi, n'est plus liée à la naissance, car elle est, grâce à l'impersonnalité du moi, une avec l'esprit intérieur et non né de l'existence. Cette impersonnalité est notre union avec le suprême Je sans ego de tout ce qui est dans le cosmos.
Cette connaissance vient par une méditation intérieure grâce à laquelle le moi éternel nous devient apparent dans notre existence essentielle. Ou elle vient par le Yoga des sânkhyens, la séparation de l'âme d'avec la nature. Ou elle vient par le Yoga
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des œuvres dans lequel la volonté personnelle se dissout grâce à l'ouverture de notre mental, de notre cœur et de toutes nos forces actives au Seigneur qui assume l'ensemble de nos œuvres dans la nature. La connaissance spirituelle peut être éveillée par la pression de l'esprit en nous, par son appel à tel ou tel Yoga, tel ou tel chemin vers l'unité. Ou elle peut nous venir de ce que nous entendons d'autres personnes parler de la vérité et de ce que le mental est alors façonné selon le sens de ce qu'il écoute avec foi et concentration. Mais de quelque manière que nous y accédions, cette connaissance nous transporte au-delà de la mort vers l'immortalité. Bien au-dessus des transactions mutables de l'âme avec le caractère mortel de la nature, elle nous montre notre Moi le plus haut sous l'aspect du suprême Seigneur des actions de la nature, un et égal en tous les objets et toutes les créatures, non né quand un corps est revêtu, non soumis à la mort quand périssent tous ces corps. Telle est la vraie vision, la vision de ce qui, en nous, est éternel et immortel. En percevant de plus en plus cet esprit égal en toutes choses, nous passons dans cette égalité de l'esprit; en demeurant de plus en plus en cet être universel, nous devenons nous-mêmes des êtres universels; en devenant de plus en plus conscients de cet éternel, nous revêtons notre propre éternité et sommes à jamais. Nous nous identifions avec l'éternité du moi, et non plus avec la limitation et la détresse de notre ignorance mentale et physique. Nous voyons alors que toutes nos œuvres sont un mouvement évolutif et une opération de la Nature et que notre moi réel est non point l'exécutant, mais le libre témoin et le seigneur de l'action, et celui qui en jouit sans y être attaché. Toute cette surface de mouvement cosmique est un devenir divers d'existences naturelles dans Être éternel unique, tout est épandu, manifesté, déployé par Énergie universelle à partir des semences de son Idée à elle dans les profondeurs de son existence à lui; mais l'esprit, même s'il assume les opérations qu'elle exécute en notre corps, et même s'il en jouit, n'est pas affecté par l'état mortel: il est éternel, par-delà la naissance et la mort; il n'est pas limité par les personnalités multiples qu'il endosse en elle, car il est le moi suprême et unique de toutes ces personnalités;
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les mutations de la qualité ne le modifient pas, car il n'est pas déterminé par la qualité; il n'agit pas, même dans l'action, kartâram api akartâram, car il supporte l'action de la nature en étant spirituellement et parfaitement libre de ses effets; il est en réalité l'origine de toutes les activités, mais n'est en rien modifié ni affecté par le jeu de sa Nature. De même que l'éther qui imprègne tout est inaffecté par les multiples formes qu'il revêt, et demeure inchangé, demeure toujours la même substance originelle subtile et pure, de même cet esprit, lorsqu'il a fait et est devenu toutes les choses possibles, demeure-t-il tout du long la même pure essence immuable, subtile et infinie. Telle est la suprême condition de l'âme, para gatih, tel est l'être divin, telle est la nature divine, mad-bhâva, et quiconque accède à la connaissance spirituelle, se hausse à cette suprême immortalité de Éternel
Ce Brahman, ce connaissant éternel et spirituel du champ de son propre devenir naturel, cette Nature perpétuelle énergie du Brahman qui se convertit en ce champ, cette immortalité de l'âme dans la nature mortelle: ces choses font ensemble toute la réalité de notre existence. L'esprit au-dedans, lorsque nous nous tournons vers lui illumine de toute la splendeur des rayons de sa vérité le champ entier de la Nature. A la lumière de ce soleil de la connaissance, l'œil de la connaissance s'ouvre en nous; nous vivons dans cette vérité, et non plus dans cette ignorance. Nous percevons alors que de nous limiter à notre présente nature mentale et physique était une erreur de l'obscurité, nous sommes alors affranchis de la loi de la Prakriti inférieure, de la loi du mental et du corps, nous atteignons alors à la suprême nature de l'esprit. Ce splendide, ce haut changement est le dernier, le devenir infini et divin où l'on se dépouille de la nature mortelle et où l'on revêt l'existence immortelle.
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