Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
IV
LE CŒUR DE L'ENSEIGNEMENT
Nous connaissons l'Instructeur divin, nous voyons le disciple humain; il nous reste à acquérir une idée claire de la doctrine. Une conception claire, qui s'attache à l'idée essentielle, au noyau central de l'enseignement, est particulièrement nécessaire ici, parce que la Guîtâ, par suite de la richesse de sa pensée aux multiples facettes, de sa compréhension synthétique des différents aspects de la vie spirituelle et de la souplesse mouvante ci fluide de son argumentation, se laisse, plus facilement même qu'une autre Écriture, dénaturer dans un sens ou dans l'autre par un esprit de parti. Les logiciens indiens regardent la falsification inconsciente ou demi-conscience des faits, des termes et des idées pour les adapter à des notions préconçues, à des doctrines ou à des principes préférés, comme l'une des plus fécondes sources d'erreur. Elle est peut-être la plus difficile à éviter, même pour le penseur le plus probe. Car la raison humaine est sur ce point incapable de jouer continuellement envers elle-même le rôle de détective; il est de sa nature de s'emparer d'une conclusion partielle, d'une idée, d'un principe, de s'en instituer le défenseur et d'en faire la clef de toute vérité; et elle possède une infinie capacité de jouer double jeu, de façon à éviter de découvrir l'opération de cène faiblesse nécessaire et soigneusement entretenue. La Guîtâ se prête aisément à cette sorte d'erreur, car il est facile d'en faire un champion de ses propres doctrines ou dogmes, en insistant particulièrement sur l'un des aspects du livre ou même sur un passage saillant et important, et en laissant dans l'ombre le reste de ses dix-huit chapitres, ou en les présentant comme des parties subordonnées et auxiliaires de l'enseignement.
Ainsi, certains veulent que la Guîtâ n'enseigne nullement les œuvres, mais une discipline qui prépare au renoncement à la vie , et aux œuvres. L 'indifférence dans l'accomplissement des actions prescrites ou de toute tâche qui se présente, devient le
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moyen, la discipline; le seul vrai but est te renoncement final à la vie et aux œuvres. Il est très facile de justifier cette vue par des citations prises dans le corps du livre et par une combinaison appropriée du poids que l'on attache aux différentes parties de son argumentation, surtout si l'on néglige le sens particulier dans lequel sont pris certains termes, tels que sannyâsa, renoncement; mais il est tout à fait impossible de persister dans cette façon de voir, après une lecture impartiale, devant cette affirmation continuelle, répétée tout le long du livre, que l'action doit être préférée à l'inaction. Celle supériorité de l'action faite dans le Yoga à l'inaction du sannyâsa réside dans le vrai renoncement au désir, le renoncement intérieur, par l'égalité d'âme et l'abandon des œuvres au suprême Pourousha.
D'autres parlent de la Guîtâ comme si la doctrine de la dévotion était son enseignement total; ils repoussent à l'arrière plan ses éléments monistes et la place importance qu'elle accorde à l'immersion quiétiste de l'âme dans le Moi unique de toutes choses. Sans doute, l'importance qu'elle donne à la dévotion, son insistance sur l'aspect du Divin en tant que Seigneur et Pourousha, comme aussi sa doctrine du Pouroushôttama, l'Être suprême, supérieur à la fois à l'Être muable et à l'Être immuable, et qui est ce que, dans sa relation avec le monde, nous connaissons comme Dieu, sont les plus frappants parmi les éléments les plus essentiels de la Guîtâ, Mais enfin ce Seigneur est le Moi où aboutit toute connaissance; il est le Maître du sacrifice où conduit toute action; il est aussi le Seigneur de l'amour dans 1 être duquel pénètre le cœur plein de dévotion. La Guîtâ garde un équilibre parfait et elle insiste tantôt sur la connaissance, tantôt sur l'action, tantôt sur la dévotion, et cela suivant les besoins de la ligne immédiate de pensée, et non pas pour marquer une préférence envers une voie opposée aux deux autres. Celui en qui toutes trois se rencontrent et s'unissent, celui-là est l'Être suprême, le Pouroushôttama.
Mais actuellement, en tait depuis que l'esprit moderne s'est mis à apprécier la Guîtâ et à s'en occuper, la tendance dominante est plutôt, en prenant avantage de son insistance continuelle sur l'action, de subordonner à celle-ci les éléments de
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connaissance et de dévotion de ce livre, à le considérer comme un traité de Karma-Yoga, comme un évangile des œuvres. Sans doute, la Guîtâ est bien un évangile des œuvres, mais des œuvres qui aboutissent à la connaissance, c'est-à-dire à la réalisation spirituelle et à la quiétude d'âme, des œuvres ayant comme mobile la dévotion, c'est-à-dire l'abandon conscient et total de soi d'abord entre les mains du Suprême, puis dans son être même; il ne s'agit donc pas du tout des œuvres telles que les comprend l'esprit moderne, d'une action dictée par des motifs, des principes ou des idéaux, qu'ils soient égoïstes ou altruistes, personnels, sociaux ou humanitaires. Et pourtant c'est cela que l'interprétation moderne cherche à voir dans la Guîtâ. Des voix autorises nous répètent continuellement que la Guîtâ, s'opposant en ceci à l'habituelle tendance ascétique et quiétiste de la pensée et de la spiritualité indiennes, prêche, sans équivoque possible, l'évangile de l'action humaine, l'idéal de l'accomplissement désintéressé des devoirs sociaux, et même, à ce qu'il paraît, l'idéal tout moderne du service social. À tout cela je puis seulement répondre que, de toute évidence et même en surface, la Guîtâ n'enseigne rien de pareil, que c'est là une mésinterprétation, une interprétation d'un livre ancien par l'esprit moderne, une explication par l'intellect européen ou européanisé d'aujourd'hui d'un enseignement tout à fait antique et profondément oriental et indien. L'action qu'enseigne la Guîtâ est l'action divine, non l'humaine; non l'accomplissement de devoirs sociaux, mais l'abandon de tout principe de conduite ou de devoir pour un accomplissement sans égoïsme de la volonté divine opérant par l'intermédiaire de notre nature; non un service social, mais l'action des meilleurs, des possédés de Dieu, des maîtres hommes, action accomplie impersonnellement pour l'amour du monde et en sacrifice à Celui qui se tient derrière l'homme et la nature.
En d'autres termes, la Guîtâ n'est pas un guide de morale pratique, mais de vie spirituelle L'esprit moderne est pour le moment l'esprit européen, tel qu'il est devenu après avoir abandonné non seulement l'idéalisme philosophique de la plus haute culture gréco-romaine d'où il est sorti, mais encore la dévotion
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chrétienne du Moyen Âge. Il les a remplacés par un idéalisme pratique et un dévouement social, patriotique et philanthropique Il s'est débarrassé de Dieu ou ne l'a conservé que pour un usage dominical et, à Sa place, a érigé l'homme comme déité et la société comme idole visible. Sous son meilleur ¦jour, l'esprit moderne est actif, pratique, moral, social, altruiste et humanitaire. Certes, toutes ces tendances sont bonnes; elles sont nécessaires, surtout à l'heure actuelle; elles s'accordent avec la volonté divine, sans quoi elles ne seraient pas ainsi devenues si dominantes dans l'humanité. Il n'y a d'ailleurs pas de raison pour que l'homme divin, l'homme qui vit dans la conscience brahmique, dans l'Être divin, ne présente pas dans son action toutes ces caractéristiques; il les aura, si elles forment le plus haut idéal de son temps, le youga-dharma, et s'il n'y a pas à établir d'idéal plus élevé encore, de grand changement à effectuer. Car l'homme divin est, comme l'indique l'Instructeur à son disciple, le meilleur, celui qui doit être le modèle pour les autres; et en fait, Ardjouna a pour mission de vivre selon les plus hauts idéaux de son époque et selon la culture régnante, mais en toute connaissance, avec la compréhension des vérités cachées derrière, et non comme l'homme ordinaire, qui suit simplement les règles et les usages dominants.
Mais le point important ici, c'est que l'esprit moderne a exclu de sa puissance motrice pratique les deux principes essentiels : Dieu fou l'Éternel) et la spiritualité (ou l'état divin), qui sont les deux conceptions maîtresses de la Guîtâ, L'homme moderne ne vit que dans l'humain, et la Guîtâ voudrait que nous vivions en Dieu, "quoique dans le monde, mais en Dieu"; il ne vit que dans sa chair, son cœur et son intellect, et la Guîtâ voudrait que nous vivions dans l'Esprit; il vit dans l'Être muable qui est "toutes les créatures", mais la Guîtâ voudrait que nous vivions aussi dans l'Immuable et le Suprême; il vit dans le cours changeant du temps alors que la Guîtâ demande que nous vivions dans l'Éternel. Ou s'il commence à reconnaître, d'une manière vague, ces plus hautes valeurs, ce n'est que pour les subordonner à l'homme et à la société; pourtant Dieu et la spiritualité existent de leur propre cher et non à titre d'accessoires.
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Et dans la pratique, ce qu'il y a d'inférieur en nous doit apprendre à exister pour le supérieur, afin que le supérieur en nous puisse exister consciemment pour l'inférieur et ainsi l'élever à sa propre hauteur.
C'est donc une erreur d'interpréter la Guîtâ du point de vue de la mentalité actuelle et de lui faire à toute force enseigner l'accomplis sèment désintéressé du devoir comme la loi la plus haute, qui suffit à tout. Si l'on veut bien considérer un instant la situation dont traite la Guîtâ , on s'apercevra aisément que telle ne peut être son intention. Car tout le sujet de l'enseignement, ce qui lui donne naissance et qui force le disciple à chercher le maître, est précisément le conflit inextricable des différentes conceptions apparentées du devoir, conflit qui se termine par l'écroulement de tout l'édifice utilitaire, intellectuel et moral, érigé par l'esprit humain Dans la vie humaine, une espèce de conflit s'élève assez souvent, comme par exemple entre les devoirs domestiques et l'appel du pays et d'une cause, ou encore entre l'appel du pays et le bien de l'humanité ou quelque principe religieux ou moral plus vaste. Une situation intérieure peut même naître, comme ce fut le cas pour le Bouddha, où tous les devoirs doivent être abandonnés, piétines et jetés au loin pour suivre l'appel intérieur de Dieu. Je ne peux pas penser que la Guîtâ eût résolu un pareil problème intérieur en renvoyant le Bouddha à sa femme, à son père et au gouvernement de l'État des Shâkyas, ni qu'elle eût ordonné à Râmakrishna de devenir un pandit dans une école de son pays natal pour y enseigner d'une manière désintéressée leurs leçons aux petits enfants, ou imposé à Vivékânanda de soutenir sa famille et, dans ce but, d'exercer sans passion le droit ou la médecine, ou d'embrasser le journalisme. La Guîtâ n'enseigne pas l'accomplissement désintéressé des devoirs, mais elle enseigne de suivre la vie divine, d'abandonner tous les dharmas, sarva-dharmân, pour prendre refuge dans le Suprême seul; l'activité toute divine d'un Bouddha, d'un Râmakrishna, d'un Vivékânanda est parfaitement conforme à cet enseignement. Bien plus, quoique la Guîtâ préfère l'action à l'inaction, elle n'exclut pas le renoncement aux œuvres, mais l'admet comme une des voies menant à Dieu,
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Si Dieu ne peut être atteint que par le renoncement aux œuvres, à la vie active et à tous les devoirs et si l'appel intérieur est puissant, alors que tout soit jeté dans le brasier; nul n'y peut rien. L'appel de Dieu est impératif et ne peut être contrebalancé par aucune considération.
Mais ici la difficulté s'augmente du fait que l'acte que doit commettre État est de ceux devant lesquels son sens moral recule. Vous dites que c'est son devoir de combattre? Mais maintenant ce devoir est devenu à ses yeux un terrible péché. En quoi cela l'aiderait-il, comment cela résoudrait-il sa difficulté de lui conseiller de faire son devoir, avec désintéressement et sans passion? Il voudra savoir quel est son devoir, et comment il peut être de son devoir de détruire par un massacre sanguinaire ses proches, sa race et son pays tout entier. On lui a dit qu'il avait le bon droit de son côté, mais cela ne le satisfait pas, ne peut pas le satisfaire, car son point de vue est que le bien-fondé de ses prétentions ne justifie pas de les soutenir par un massacre sans pitié qui détruirait l'avenir de son peuple. Doit-il donc agir sans passion, dans ce sens qu'il n'a pas à s'inquiéter s'il commet un péché ou quelles en seront les conséquences, pourvu qu'il fasse son devoir de soldat? Ceci peut être une doctrine État, ou celle d'hommes politiques, de Juristes ou de casuistes; mais ce ne peut jamais être l'enseignement d'un grand ouvrage religieux ou philosophique qui se propose de résoudre dans sa racine le problème de la vie et de l'action. Et si c'était cela le dernier mot de la Guîtâ sur ce problème moral et spirituel si poignant, il nous faudrait la rayer de la liste des Écritures sacrées du monde et, tout au plus, la ranger dans notre bibliothèque de science politique ou de casuistique morale.
Sans aucun doute, la Guîtâ, comme les Oupanishads, enseigne l'égalité d'âme qui s'élève au-dessus du vice et de la vertu, au-delà du bien et du mal, mais seulement, en tant que partie de la connaissance brahmique, pour l'homme assez avancé sur la voie pour suivre la règle suprême. Elle ne prêche pas l'indifférence à l'égard du bien et du mal dans la vie ordinaire de l'homme, où une pareille doctrine entraînerait des suites les plus pernicieuses; au contraire, elle affirme que celui qui commet le
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mal n'atteindra pas Dieu. C'est pourquoi si État cherche simplement à suivre au mieux la loi ordinaire de la vie humaine, l'accomplissement désintéressé de ce qu'il sent être un péché, une œuvre de l'enfer, ne peut lui erre d'aucun secours, même si ce péché est son devoir de soldat. Il doit s'abstenir de l'acte que sa conscience réprouve, dussent de ce fait mille devoirs être mis en pièces.
Nous devons nous rappeler que le devoir est une idée qui repose en fait sur des conceptions sociales Il nous est loisible d'étendre le sens du terme au-delà de sa signification propre et de parler de notre devoir vis-à-vis de nous-mêmes; nous pouvons dire, si nous voulons, dans un sens transcendant, que ce fut le devoir du Bouddha de tout abandonner, ou même que c'est le devoir de l'ascète de rester assis sans bouger dans sa caverne. Mais c'est évidemment' jouer sur les mots. Le devoir est une notion relative et dépend de notre relation avec les autres hommes. C'est le devoir d'un père, en tant que père, de nourrir et d'éduquer ses enfants; c'est celui d'un avocat de défendre son client, même s'il le sait coupable et s'il sait sa plaidoirie mensongère; celui d'un soldat de combattre et, sur ordre, de tirer, même s'il tue un des siens ou un compatriote; c'est le devoir d'un juge d'envoyer le coupable en prison et le meurtrier à la potence. Et, tant que ces positions sont acceptées, le devoir reste clair; c'est une question de fait, qui va de soi, même quand n'intervient pas le point d'honneur ou l'affection, et qui annule la loi absolue religieuse ou morale. Mais qu'advient-il si les vues intimes sont changées, si l'avocat se rend compte soudain de l'absolue culpabilité du mensonge, si le juge acquiert la conviction que la peine de mort est un crime contre l'humanité, si l'homme appelé sur le champ de bataille sent, comme le sent un objecteur de conscience aujourd'hui, ou un Tolstoï, qu'en aucune circonstance il n'est permis de prendre la vie humaine pas plus qu'il n'est permis de manger la chair humaine? Il est évident qu'ici la loi morale, qui surpasse tous les devoirs relatifs, doit prévaloir; et cette loi morale ne dépend d'aucun rapport social, ni d'aucune conception du devoir, mais uniquement de la perception interne éveillée de l'homme, être moral.
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Il y a dans le monde, en fait, deux lois de conduite très différentes, chacune valable sur son propre plan, l'une qui dépend principalement de la position sociale, et l'autre indépendante de cette position, mais relevant entièrement de la pensée et de la conscience. La Guîtâ ne nous enseigne pas à subordonner le plan supérieur au plan inférieur; elle ne demande pas que la conscience morale qui s'éveille, se suicide sur l'autel du devoir, victime sacrifiée aux lois de l'état social. Elle nous appelle plus haut et non plus bas; pour sortir de ce conflit des deux plans, elle nous engage à nous élever jusqu'à l'équilibre suprême qui domine à la fois le plan principalement pratique et le plan purement éthique, jusqu'à la conscience brahmique. La Guîtâ remplace la conception de devoir social par celle d'obligation divine. La sujétion à la loi externe cède la place à un certain principe d'auto-détermination interne de l'action, principe qui, par la liberté de l'âme, se dégage peu à peu de l'enchevêtrement des règles d'action. Et cela la conscience brahmique, la liberté de l'âme vis-à-vis des œuvres et la détermination des œuvres dans la nature par le Seigneur en nous et au-dessus de nous — est, comme nous le verrons plus loin, le noyau de l'enseignement de la Guîtâ en ce qui concerne l'action.
La Guîtâ ne peut être comprise, et de même tout autre grand écrit de cette sorte, qu'en l'étudiant dans son ensemble, comme une argumentation qui se développe Tout au contraire, les interprètes modernes, à partir du grand écrivain Bankim Chandra Chatterji, qui le premier donna à la Guîtâ cette nouvelle signification d'évangile du devoir, ont insisté presque exclusivement sur les premiers trois ou quatre chapitres et, dans ceux-là, sur l'idée d'équanimité, sur l'expression kartavyam karma, l'œuvre, l'action qui doit être faite, qu'ils rendent par le mot "devoir", et sur la phrase : "Tu as droit à l'action, mais non aux fruits de l'action", qui est maintenant communément citée comme la grande parole, mahâvâkya, de la Guîtâ, Au reste des dix-huit chapitres avec leur haute philosophie, ils donnent une importance secondaire, sauf pourtant à la grande vision du onzième chapitre. Tout cela est assez naturel à l'esprit moderne
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qui est ou était jusqu'à hier peu enclin à la patience devant les subtilités métaphysiques et les recherches spirituelles lointaines, pressé qu'il est de se mettre à l'œuvre et intéressé surtout, comme État lui-même, par une règle d'action pouvant être mise en pratique, un dharma. Mais c'est la mauvaise manière de traiter cette Écriture.
Cette égalité d'âme que prêche la Guîtâ n'est pas le désintéressement, car le grand commandement donné à État après que les fondements de l'enseignement ont été jetés et la principale structure érigée : "Lève-toi, mets à mort tes ennemis et jouis de ton, royaume prospère", ne rend pas le son d'un altruisme intransigeant ni d'une abnégation immaculée et sans passion. C'est un état intime d'équilibre et d'ampleur qui est le fondement de la liberté spirituelle. Dans cet équilibre, dans cette liberté, nous avons à faire "l'œuvre qui doit être faite", phrase que la Guîtâ emploie dans le sens le plus étendu et qui comprend toutes les œuvres, sarva-karmâni, et excède de beaucoup, quoiqu'elle puisse les inclure, le devoir social et l'obligation morale. Ce n'est pas le choix individuel qui doit déterminer quelle est l'action à faire; pas davantage le droit à l'action et le rejet de toute prétention à ses fruits ne sont-ils l'ultime parole de la Guîtâ, mais seulement une formule préliminaire qui gouverne le premier état du disciple lorsqu'il commence l'ascension du Yoga. En fait, cette règle se trouve invalidée à un stade suivant. Car ta Guîtâ poursuit en affirmant avec force que l'homme n'est pas l'auteur de l'action qu'il accomplit; c'est la Prakriti, c'est la Nature, la grande Force en ses trois modes d'action, qui opère par lui et il faut qu'il apprenne à voir que ce n 'est pas lui qui agit, Par conséquent "le droit à l'action" est une idée valable seulement tant que nous restons dans l'illusion d'agir nous-mêmes; elle doit nécessairement, ainsi que "la prétention aux fruits de l'action", quitter notre esprit dès que nous cessons, à notre propre conscience, d'en être l'auteur. Alors disparait cette tendance égoïste de tout ramener à soi, qu'il s'agisse du droit à l'action ou à ses fruits.
Mais le déterminisme de la Prakriti n'est pas encore le dernier mot de la Guîtâ L'égalité de la volonté et le refus des
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bénéfices de l'action ne sont que des moyens d'entrer, d'esprit, de cœur et d'intelligence, dans la divine conscience et d'y vivre; la Guîtâ dit expressément que ce sont les moyens à employer tant que le disciple est par lui-même incapable de vivre ainsi ou même de développer graduellement par la pratique cet état supérieur. Et qu'est donc ce Divin que Krishna déclare être lui-même? C'est le Pouroushôttama — le suprême Pourousha — au-delà du Moi qui n'agit pas, au-delà de la Prakriti qui agit, fondement de l'un, maître de l'autre, le Seigneur de qui toutes choses sont la manifestation, qui siège au cœur de ses créatures, même dans leur actuelle sujétion à la Maya, et qui dirige de là les oeuvres de la Prakriti; lui par qui les armées rassemblées sur le champ de Kouroukshétra ont déjà été tuées, tandis qu'elles vivent encore, et qui utilise État comme un instrument ou comme une occasion immédiate de ce grand massacre La Prakriti n'est que sa force d'exécution. Le disciple doit s'élever au-dessus de cette force et de ses trois modes ou gounas; il doit devenir trigounâtîta. Ce n'est pas à elle qu'il doit remettre ses actions, sur lesquelles il n'a plus ni "prétention" ni "droit", mais à l'Être suprême. Reposant en ce dernier son esprit et son intelligence, son cœur et sa volonté, en toute connaissance de soi, de Dieu et du monde, avec un parfait équilibre, une parfaite dévotion, un complet abandon de soi, il a à accomplir ses œuvres en offrande au Maître de toutes tes énergies et de tous les sacrifices, identifié en volonté, conscient de par cette conscience en lui; Cela prendra la décision et l'initiative de l'action. Telle est la solution que le divin Instructeur propose à son disciple.
Ce qu'est la grande, la suprême parole de la Guîtâ, son mahâvâkya, nous n'avons pas à te chercher; car dans sa dernière phrase, note dominante du grand accord, la Guîtâ la révèle elle-même : "De tout ton être, prends refuge dans le Seigneur qui siège dans ton cœur; par sa grâce tu atteindras la paix suprême et l'état éternel. Je t'ai révélé une connaissance plus secrète que la connaissance occulte. Écoute encore ma parole suprême, la plus secrète : l'esprit fixé sur moi, sois-moi dévoué, offre-moi le sacrifice et l'adoration; infailliblement tu viendras à moi, car tu
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m'es cher. Renonce à toute règle de conduite et prends refuge en moi seul. Je te délivrerai du péché; ne t'afflige pas."
Le système de la Guîtâ se résout en trois degrés par lesquels l'action s'élève du plan humain au plan divin et quitte l'esclavage de la loi inférieure pour la liberté de la loi supérieure. D'abord, il faut que, par le renoncement au désir et une parfaite égalité d'âme, l'homme, tant qu'il se croit l'auteur de l'acte, accomplisse les œuvres comme un sacrifice, un sacrifice à une divinité qui est le seul et suprême Moi, quoiqu'il ne l'ait pas encore réalisé en lui-même. Tel est le premier degré. Ensuite l'homme doit abandonner, non seulement le désir du fruit de l'action, mais aussi la prétention d'en être l'auteur, et reconnaître le Moi comme le principe toujours égal, inactif, immuable, et toutes les œuvres comme de simples opérations de la Force universelle, de l'âme de la Nature, de Prakriti, la puissance inégale, active et muable. Enfin, le suprême Moi doit être vu comme le suprême Pourousha gouvernant cette Prakriti, comme le principe dont l'âme dans la Nature est une manifestation partielle et par qui toutes les actions sont régies, en une parfaite transcendance, par l'intermédiaire de la Nature. À Lui doivent être offerts l'amour, l'adoration et le sacrifice des œuvres; l'être humain tout entier doit s'abandonner à Lui et la conscience entière doit s'élever jusqu'à vivre dans cette conscience divine, de telle sorte que l'âme humaine puisse participer à Sa divine transcendance, au-delà de la Nature et de Ses œuvres, et puisse agir en parfaite liberté spirituelle.
Le premier degré est le Karma-Yoga, le sacrifice des œuvres faites sans égoïsme; et ici la Guîtâ met l'accent sur l'action. Le second degré est le Djnâna-Yoga, la découverte du Moi et la connaissance de sa vraie nature et de celle du monde; et ici l'accent est placé sur la connaissance, mais le sacrifice des œuvres reste en vigueur et la voie des œuvres se confond, sans disparaître, avec la voie de la connaissance,. Le troisième degré est le Bhakti-Yoga, l'adoration et la recherche du suprême Moi en tant qu'Être divin. Ici l'accent est sur la dévotion; pourtant la connaissance ne lui est pas subordonnée; au contraire par la dévotion elle est surélevée, vitalisée, accomplie, tandis que le
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sacrifice des œuvres se poursuit; la double voie devient la triple voie de la connaissance, des œuvres et de la dévotion. Et le fruit du sacrifice est atteint, cet unique fruit qui reste offert au chercheur : l'union avec l'Être divin et. l'unité réalisée avec la suprême Nature divine.
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