Essais sur la Guîtâ

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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XXI

 

LE DÉTERMINISME DE LA NATURE

 

Lorsque nous pouvons vivre en le Moi supérieur grâce à l'unité des œuvres et de la connaissance de soi, nous devenons supérieurs à la méthode des opérations inférieures de la Prakriti. Nous ne sommes plus les esclaves de la Nature et de ses gounas, mais — un avec l'Îshwara — les maîtres de notre nature : nous pouvons l'utiliser sans sujétion à la chaîne du karma, pour les desseins de la Volonté divine en nous; car c'est cela qu'est en nous le Moi plus grand, il est le Seigneur des œuvres de la Nature dont ne l'affectent point les réactions en leur trouble contrainte. L'âme ignorante en la Nature est au contraire asservie par cette ignorance aux modes de la Nature, parce qu'elle y est identifiée non pas pour son bonheur avec son vrai moi, non pas avec le Divin qui se tient au-dessus d'elle, mais stupidement et pour son malheur avec le mental égoïste qui, en dépit de l'allure exagérée qu'il se donne, est un facteur subordonné dans les opérations de la Nature, un simple nœud mental, un simple point de référence pour le jeu des fonctionnements naturels. Rompre ce nœud, ne plus faire de l'ego le centre et le bénéficiaire de nos œuvres, mais tout devoir à la Super-Âme divine et tout y rapporter, tel est le moyen de devenir supérieurs à toute l'agitation des modes de la Nature. Car c'est vivre en la conscience suprême, dont le mental égoïste est une dégradation;  c'est agir en une Volonté et une Force égales et unifiées, non en le jeu inégal des gounas, qui est une quête et une lutte imparfaites, une agitation, une Maya inférieure.

D'aucuns ont compris les passages où la Guîtâ insiste sur la sujétion de l'âme égoïste à la Nature comme l'énoncé d'un déterminisme absolu et mécanique qui ne laisse de place à  aucune sorte de liberté dans le cadre de l'existence cosmique. Certes, la langue dont elle use est vigoureuse et semble très absolue. Mais ici comme ailleurs, il nous faut prendre la pensée de la Guîtâ comme un tout et n'en point forcer les affirmations

 

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dans leur sens isolé en les détachant tout à fait les unes des autres de même en fait toute vérité, pour vraie qu'elle soit en elle-même, prise séparément des autres qui à la fois la limitent et la complètent, devient-elle néanmoins un piège où se prend l'intellect et un dogme qui égare; car en réalité chacune est un fil dans une étoffe complexe et l'on ne doit séparer aucun fil de l'étoffé. Tout dans la Guîtâ est tramé de la même façon, et chaque chose doit se comprendre en son rapport avec le tout. La Guîtâ elle-même fait une distinction entre ceux qui n'ont pas la connaissance de l'ensemble, akritsna-vidah, et sont égarés par les vérités partielles de l'existence, et le yogi qui a la connaissance synthétique de la totalité, kritsna-vit. Voir toute existence d'un œil sûr et en entier et ne pas se laisser fourvoyer par ses vérités contradictoires, est de première nécessité pour la sagesse calme et complète à laquelle le yogi est invité à s'élever. Une sorte de liberté absolue est un aspect des relations de l'âme avec la Nature à un pôle de notre être complexe; une sorte de déterminisme absolu de par la Nature est l'aspect opposé à l'autre pôle; et il y a encore une image partielle et apparente, et donc irréelle, de la liberté, que capte l'âme du fait d'un reflet distordu de ces deux vérités contraires dans la mentalité qui se développe. C'est à cette image que, d'ordinaire, nous donnons, avec plus ou moins d'inexactitude, le nom de libre arbitre; mais pour la Guîtâ rien n'est liberté à moins d'une libération et d'une maîtrise complètes.

Nous devons toujours garder présentes à l'esprit les deux grandes doctrines qui étayent tous les enseignements de la Guîtâ sur l'âme et la Nature la vérité sânkhyenne du Pourousha et de la Prakriti, corrigée et complétée par la vérité védântique du triple Pourousha et de la double Prakriti dont la forme inférieure est la Maya aux trois gounas, et la forme supérieure la nature divine et la nature spirituelle véritable. C'est là la clef qui explique et concilie ce qu'autrement nous pourrions devoir laisser comme contradictions et discordances. Il existe, en fait, différents plans de notre existence consciente, et ce qui, sur un plan, est vérité pratique, cesse d'être vrai, revêtant une tout autre apparence, dès que nous nous hissons à un niveau supérieur

 

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d'où nous pouvons davantage voir les choses dans leur ensemble. De récentes découvertes scientifiques ont montré que l'homme, l'animal, la plante et même le métal ont essentiellement les mêmes réactions vitales et que, si chacun possédait un quelque chose que, faute d'un meilleur mot, nous devons appeler conscience nerveuse, ils posséderaient dès lors la même base de psychologie mécanique. Et pourtant, si chacun pouvait personnellement faire un compte rendu mental de ce qu'il éprouve, nous aurions quatre déclarations bien différentes et en grande partie contradictoires à propos des mêmes réactions et des mêmes principes naturels, car à mesure que nous nous élevons dans l'échelle de l'être, ces derniers changent de sens et de valeur, et l'on doit les juger selon une perspective différente. Ainsi en est-il des niveaux de l'âme humaine. Ce qu'à présent, dans notre mentalité ordinaire, nous appelons notre libre arbitre, ayant une certaine justification limitée pour le faire, apparaît néanmoins au yogi qui a grimpé par-delà et pour qui notre nuit est un jour, et notre jour une nuit, non pas du tout comme un libre arbitre mais comme une sujétion aux modes de la Nature. Il considère les mêmes faits, mais selon la perspective supérieure du tout-connaissant, kritsna-vit, tandis que nous les envisageons entièrement depuis la mentalité plus limitée de notre connaissance partielle, akritsna-vidah, qui est une ignorance. Ce dont nous nous targuons comme de notre liberté est pour lui servitude.  

Notre ignorance consiste à nous croire libres alors que nous sommes tout le temps prisonniers de cette nature inférieure; le réaliser est le point de vue auquel arrive la Guîtâ, qui contredit cette prétention ignorante et affirme la complète sujétion, sur ce plan, de l'âme égoïste aux gounas. "Alors que les actions sont entièrement accomplies par les modes de la Nature, dit-elle, celui dont le moi est désorienté par l'égoïsme pense que c'est son "je" qui les accomplit. Mais celui qui connaît les vrais principes de la répartition des modes et des œuvres, réalise que ce sont les modes qui agissent et réagissent l'un sur l'autre, et il n'y est pas pris par l'attachement. Que celui qui connaît l'ensemble ne dérange pas les notions mentales de ceux que

   

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désorientent les modes dans leur ignorance de l'ensemble. M'abandonnant tes œuvres, libre du désir et de l'égoïsme, combats, affranchi de la fièvre de ton âme." Ici la distinction est claire entre deux niveaux de conscience, deux points de vue sur l'action, celui de l'âme prise aux rets de sa nature égoïste et accomplissant les œuvres avec l'idée mais non la réalité du libre arbitre, sous l'impulsion de la Nature, et celui de l'âme délivrée de son identification avec l'ego, observant, sanctionnant et gouvernant d'en haut les œuvres de la Nature.

Nous parlons de la sujétion de l'âme soumise à la Nature; mais la Guîtâ, en revanche, distinguant les propriétés de l'âme et de la Nature, affirme que l'âme est toujours le seigneur, Ishwara, tandis que la Nature est l'exécutante. Elle parle ici du moi dérouté par l'égoïsme, mais le vrai Moi pour le védânti est le Moi divin, éternellement libre et conscient de soi. Qu'est alors ce moi que déconcerte la Nature, cette âme assujettie à la Nature? La réponse est que nous parlons ici dans la langue ordinaire de notre conception inférieure ou mentale des choses; nous parlons du moi apparent, de l'âme apparente, non pas du moi réel, non pas du vrai Pourousha. C'est en fait l'ego qui est soumis à la Nature, inévitablement, parce qu'il fait lui-même partie de la Nature, qu'il est l'un des fonctionnements de son mécanisme; mais lorsque la conscience de soi dans la conscience mentale s'identifie avec l'ego, elle crée l'apparence d'un moi inférieur, d'un moi égoïste. Et de même ce que nous pensons d'habitude être l'âme est en fait la personnalité naturelle, non pas la vraie Personne, le Pourousha, mais l'âme de désir en nous qui est un reflet de la conscience du Pourousha dans les opérations de la Prakriti; cette âme de désir, en réalité, n'est elle-même qu'une action des trois modes et fait dès lors partie de la Nature. Ainsi y a-t-il, pouvons-nous dire, deux âmes en nous, l'âme apparente ou âme de désir, qui est entièrement constituée et déterminée par les gounas et change avec eux, et le Pourousha éternel et libre, que ne limitent point la Nature et ses gounas. Nous avons deux moi, le moi apparent, qui n'est que l'ego, ce centre mental en nous qui assume cette action changeante de la Prakriti, cette changeante personnalité, et qui

 

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dit : "Je suis cette personnalité, je suis cet être naturel qui accomplit ces œuvres" mais 'l'être naturel est simplement la Nature, un composé des gounas et le vrai moi qui est, en vérité, le soutien, le possesseur et le seigneur de la Nature et qui est représenté en elle, mais n'est pas lui-même la changeante personnalité naturelle. Pour être libre, il faut alors se débarrasser des désirs de cette âme de désir et de la fausse notion de soi de cet ego. "T'étant libéré du désir et de l'égoïsme, s'exclame l'Instructeur, combats, toute la fièvre de ton âme t'ayant quitté", nirâshîr nirmamo bhoûtwâ.

Cette notion de notre être découle de l'analyse sânkhyenne du principe duel en notre nature, Pourousha et Prakriti. Le Pourousha est inactif, akartâ; la Prakriti active, kartrî; le Pourousha est l'être plein de la lumière de la conscience; la Prakriti' est la Nature mécanique, reflétant toutes ses œuvres dans la conscience-témoin, ou Pourousha. La Prakriti œuvre au moyen de l'inégalité de ses trois modes, les gounas, qui s'entre choquent, s'entremêlent, se modifient perpétuellement les uns les autres; par son agent qu'est le mental égoïste, elle conduit le Pourousha à s'identifier avec tout ce travail; elle crée ainsi la personnalité active, mutable, temporelle dans l'éternité silencieuse du Moi. L'impure conscience naturelle obnubile la pure conscience de l'âme; le mental oublie la Personne dans l'ego et la personnalité; nous permettons que l'intelligence discriminante soit emportée par le mental sensoriel et ses fonctions tournées vers l'extérieur et par le désir de la vie et du corps. Tant que le Pourousha consent à cette action, l'ego, le désir et l'ignorance doivent gouverner l'être naturel.

Mais si c'était tout, le seul remède serait de retirer tout à fait le consentement et, par ce retrait, d'autoriser ou de forcer toute notre nature à tomber dans un équilibre immobile des trois gounas et à cesser ainsi toute action. Or bien que c'en soit indubitablement un, et qui, pourrait-on dire, abolit le malade avec la maladie, c'est là précisément le remède que la Guîtâ décourage constamment. Surtout, recourir à une inaction tamasique est exactement ce que feront les ignorants si cette vérité leur est à toute force imposée; le mental discriminant en eux

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tombera dans une fausse division, une fausse opposition, bouddhi-bhéda; leur nature active et leur intelligence seront divisées l'une contre l'autre et créeront une agitation et une confusion sans véritable issue, une fausse ligne d'action où l'on se trompe soi-même, mithyâtchâra, ou bien entraîneront tout simplement une inertie tamasique, une cessation des œuvres, une diminution de la volonté de vivre et d'agir, non point, par conséquent, une libération, mais bien plutôt une soumission au plus bas des trois gounas, au tamas, le principe de l'ignorance et de l'inertie. Ou encore ils ne pourront pas du tout comprendre; cet enseignement supérieur, ils le critiqueront, lui opposeront leur présente expérience mentale, leur notion ignorante de libre arbitre. Et tout en voyant, grâce à la plausibilité de leur logique, leur égarement ainsi que la tromperie de l'ego et du désir davantage confirmés, ils perdront leur chance de libération en une confirmation plus profonde et plus obstinée de l'ignorance.

En fait, ces vérités supérieures ne peuvent être qu'une aide, car elles ne sont vraies que pour l'expérience et ne peuvent être vécues que là, sur un plus haut et plus vaste plan de conscience et d'être. Les envisager d'en bas, c'est mal les voir, les comprendre mal et probablement les mal utiliser. C'est une vérité supérieure que la distinction du bien et du mal est au fond un fait pratique et une loi qui vaut pour la vie humaine égoïste, étape de transition de l'animal au divin, mais que sur un plan supérieur nous nous élevons par-delà le bien et le mal, sommes à l'instar de Dieu au-dessus de leur dualité. Or, le mental qui n'est pas mûr, se saisissant de cette vérité sans s'élever depuis la conscience inférieure où, pratiquement, elle n'est pas valable, en fera simplement une excuse commode pour se laisser aller à ses tendances asouriques pour nier tout à fait la distinction entre le bien et le mal et, à force de complaisance pour soi, pour s'enfoncer plus profondément dans le bourbier de la perdition, sarva-djñâna-vimoûdhân nashtân atchétasah. De même encore pour cette vérité du déterminisme de la Nature; on la verra et on l'utilisera mal, comme l'utilisent mal ceux qui déclarent qu'un homme est ce que sa nature a voulu qu'il soit et qu'il ne peut agir que comme sa nature l'y oblige. C'est vrai en un sens, mais

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non pas dans le sens que l'on y attache d'habitude, non pas dans le sens que le moi égoïste peut prétendre pour lui à l'irresponsabilité et à l'impunité dans ses œuvres; car il a une volonté, il a un désir, et tant qu'il agit selon sa volonté et son désir, quand bien même serait-ce sa nature qui le fait, il doit supporter les réactions de son karma. Il est pris dans un filet, si l'on veut, un piège qui peut bien paraître déroutant, illogique, injuste, terrible à son expérience présente, à sa connaissance limitée de lui-même, mais c'est un piège qu'il a choisi, un filet qu'il a tissé.

La Guîtâ dit en fait : "Toutes les existences suivent leur nature, à quoi servirait-il de contraindre celle-ci?", ce qui, pris en soi, a tout l'air d'une affirmation désespérément absolue de l'omnipotence de la Nature par rapport à l'âme; "même l'homme de connaissance agit selon sa nature". Et elle fonde là-dessus le commandement de suivre fidèlement, dans notre action, la loi de notre nature. "Mieux vaut sa propre loi des œuvres, swadharma, fût-elle en soi défectueuse, qu'une loi étrangère bien ouvrée; mourir selon sa propre loi est mieux, il est périlleux de suivre une loi étrangère." Ce qui au juste est entendu par swadharma, il nous faut, pour le voir, attendre d'être arrivés aux conclusions plus élaborées sur le Pourousha, la Prakriti et les gounas, dans les derniers chapitres; mais cela ne veut certes pas dire que nous devions suivre n'importe quelle impulsion, même mauvaise, que nous dicte ce que nous appelons notre nature. Car entre ces deux versets, la nature ajoute cette autre injonction : "Dans l'objet de ce sens ou de cet autre, l'attirance et la répulsion se tiennent en embuscade; ne tombe point en leur pouvoir, car ce sont elles qui assaillent l'âme sur son chemin." Et aussitôt après, en réponse à l'objection d'Ardjouna qui lui demande, étant donné qu'il n'y a pas de mal à suivre notre Nature, ce que nous devons dire alors de ce qui en nous conduit l'homme à pécher, comme par force, au besoin contre sa propre volonté qui se défend, l'Instructeur répond que c'est le désir et sa compagne la colère, tous deux enfants du radjas, le deuxième gouna, le principe de la passion, que ce désir est le grand ennemi de l'âme et qu'il faut le tuer. S'abstenir de faire le mal, déclare la là-dessus, est la première condition de la

 

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libération, et toujours elle prescrit la maîtrise de soi, le contrôle de soi, sañyama, le contrôle du mental, des sens, de tout l'être inférieur.

Il y a donc une distinction à faire entre ce qui est essentiel en la nature, son action native et inévitable, qu'il est tout à fait inutile de réprimer, d'étouffer, de contraindre et ce qui est accidentel en la nature, ses errances, ses confusions, ses perversions, dont nous devons certainement acquérir la maîtrise. Une distinction est également sous-entendue entre coercition, répression, nigraha, et maîtrise accompagnée de l'utilisation juste et du juste gouvernement, sañyama La première est une violence faite à la nature par la volonté, violence qui finit par diminuer les pouvoirs naturels de l'être, âtmânam avasâdayet; la seconde est le contrôle du moi inférieur par le moi supérieur, qui confère avec bonheur à ces pouvoirs leur action juste et leur efficacité maximale yôgah karmasou kaoushalam. Cette nature du sañyama, la là-dessus l'élucide parfaitement au début de son sixième chapitre : " Par le moi, tu dois délivrer le moi, tu ne dois point affaiblir et décourager le moi (que ce soit par complaisance ou par répression); car le moi est l'ami du moi, et le moi est l'ennemi. Son moi est un ami pour l'homme en qui le moi (intérieur) a été conquis par le moi (supérieur); mais pour celui qui ne possède point son moi (supérieur), le moi (inférieur) est comme un ennemi et agit en ennemi." Lorsque l'on a conquis son moi et accédé au calme d'une parfaite maîtrise de soi, d'une parfaite possession de soi, alors le moi suprême en l'homme a sa fondation stable même en son être humain extérieurement conscient, samâhita. En d'autres termes, maîtriser le moi inférieur au moyen du moi supérieur, le moi naturel au moyen du moi spirituel est le chemin de la perfection et de la libération de l'homme.

Se présente alors une très grande qualification du déterminisme de la Nature, une limitation précise de son sens et de son étendue. Pour voir le mieux comment s'élabore le passage de la sujétion à la maîtrise, il faut observer de bas en haut le fonctionnement des gounas dans l'échelle de la Nature. En bas, se trouvent les existences où le principe du tamas a la suprématie,

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les êtres qui n'ont pas encore atteint à la lumière de la conscience de soi et que mène entièrement le courant de la Nature. Il y a une volonté même en l'atome, mais nous voyons assez clairement que ce n'est pas une volonté libre, parce qu'elle est mécanique et que l'atome ne possède pas la volonté, mais est possédé par elle. Ici, la bouddhi, l'élément d'intelligence et de volonté dans la Prakriti, est en fait et de toute évidence ce que le Sânkhya affirme qu'elle est, djada, un principe mécanique, voire inconscient où la lumière de l'Ame consciente ne s'est encore frayé aucun chemin vers la surface : l'atome n'est pas conscient  d'une volonté intelligente; le tamas, principe de l'inertie et de l'ignorance, l'a sous son contrôle, contient le radjas, cache en lui le sattwa et manifeste à fond sa souveraineté, la Nature obligeant sans doute cette forme d'existence à agir avec une force stupéfiante, mais en tant qu'instrument mécanique, yantrâroùdham mâyayâ. Puis, dans la plante, le principe du radjas s'est frayé un chemin vers la surface, avec sa puissance de vie, avec sa capacité de réactions nerveuses qui se reconnaissent en nous sous la forme du plaisir et de la souffrance, mais le sattwa est tout à fait involué, il n'a pas encore émergé pour éveiller la lumière d'une volonté consciente et intelligente; tout est encore mécanique, subconscient ou à demi conscient, le tamas plus fort que le radjas, tous deux les geôliers du sattwa prisonnier.

Dans l'animal, bien que le tamas soit encore puissant, bien qu'à nos yeux il puisse encore appartenir à la création tamasique, tâmasa sarga, le radjas, cependant, l'emporte beaucoup plus sur le tamas, apporte son pouvoir développé de vie, de désir, d'émotion, de passion, de plaisir, de souffrance, tandis que le sattwa émergeant mais dépendant encore de l'action inférieure, procure à ceux-ci la première lumière du mental conscient, le sens mécanique de l'ego, la mémoire consciente, un certain genre de pensée, et surtout les merveilles de l'instinct et de l'intuition animale. Mais jusqu'à présent, la bouddhi, la volonté intelligente, n'a pas développé la pleine lumière de la conscience; on ne peut dès lors attribuer à l'animal aucune responsabilité pour ses actes. On ne peut pas plus blâmer le tigre de tuer et de dévorer que l'atome de se mouvoir

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aveuglément, le feu de brûler et de consumer, ou la tempête de détruire. S'il pouvait répondre à la question, le tigre, en fait, dirait tout comme l'homme qu'il avait son libre arbitre; il aurait l'égoïsme de l'exécutant, il dirait : "Je tue, je dévore." Toutefois, nous pouvons assez nettement voir que ce n'est pas vraiment le tigre, mais la Nature en le tigre qui tue, la Nature en le tigre qui dévore; et s'il se retient de tuer ou de dévorer, c'est qu'il est repu, ou qu'il a peur, ou c'est par indolence, cela vient d'un autre principe de la Nature en lui, de l'action du gouna nommé tamas. De même que c'était la Nature en l'animal qui tuait, de même est-ce la Nature en l'animal qui s'est retenue de tuer. Quelle que soit l'âme en lui, elle sanctionne passivement l'action de la Nature, est aussi passive en sa passion et son activité qu'en son indolence et son inaction. L'animal, à l'instar de l'atome, agit suivant le mécanisme de sa Nature, et pas autrement, sadrisham tcheshtaté swasyâh prakritéh, comme monté sur une machine, yantrâroûdho mâyayâ.

Soit. Mais dans l'homme du moins y a-t-il une autre action, une âme libre, un libre arbitre, un sens de la responsabilité, un exécutant réel autre que la Nature, autre que le mécanisme de Maya? C'est ce qu'il semble, parce qu'il y a en l'homme une volonté consciente et intelligente; la bouddhi est pleine de la lumière du Pourousha témoin qui, par son intermédiaire, semble observer, comprendre, approuver ou désapprouver, donner ou refuser son accord, semble à vrai dire commencer d'être enfin le seigneur de sa nature. L'homme n'est pas comme le tigre ou le feu ou la tempête; il ne peut pas tuer et donner pour justification suffisante : "J'agis selon ma nature"; et il ne peut le faire parce qu'il n'a pas la même nature et donc pas la même loi d'action, le même swadharma, que le tigre, la tempête ou le feu. Il a une volonté consciente et intelligente, une bouddhi, et il doit y rapporter ses actions. S'il ne le fait pas, s'il agit aveuglément selon ses impulsions et ses passions, alors la loi de son être n'est pas correctement accomplie, swa-dharmah souanoushthitah, il n'a pas agi selon la pleine mesure de son humanité, mais comme pourrait le faire un animal. Il est vrai que le principe du radjas ou le principe du tamas s'empare de sa

 

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bouddhi et l'induit à se justifier absolument pour toute action qu'il accomplit ou évite d'accomplir; mais la justification ou du moins la référence à la bouddhi n'en doit pas moins exister avant ou après l'action. Et en outre, le sattwa en l'homme est éveillé; il n'agit pas seulement comme intelligence et volonté intelligente, mais comme recherche de la lumière, de la connaissance juste et de l'action juste conformément à cette connaissance, comme perception sympathique de l'existence et des droits d'autrui, comme tentative pour connaître la loi supérieure de sa nature, que le principe sattwique crée en lui, et pour y obéir, et comme conception de la paix et du bonheur plus grands que la vertu, la connaissance et la sympathie entraînent à leur suite. Il sait plus ou moins imparfaitement qu'il lui faut gouverner sa nature radjasique et tamasique à l'aide de sa nature sattwique et qu'en ce sens tend la perfection de son humanité normale.

Mais la condition de la nature à prédominance sattwique est-elle la liberté, et cette volonté en l'homme est-elle une volonté libre? Cela, du point de vue d'une conscience supérieure, seul séjour d'une vraie liberté, la Guîtâ le réfute. La bouddhi ou volonté consciente et intelligente est encore un instrument de la Nature, et lorsqu'elle agit, fût-ce dans le sens le  plus sattwique, c'est encore la Nature qui agit, et l'âme est emportée sur la roue par la Maya. De toute façon, les neuf dixièmes au moins de la liberté de notre vouloir sont une fiction manifeste; ce vouloir est créé et déterminé non par sa propre action spontanée à tel ou tel moment, mais par notre passé, notre hérédité, notre éducation, notre milieu, tout l'ensemble formidable et complexe que nous nommons karma, qui, derrière nous, est toute l'action passée de la Nature sur nous et sur le monde convergeant dans l'individu, déterminant ce qu'il est, déterminant ce que sera sa volonté à un moment donné et, pour autant que puisse le voir l'analyse, déterminant même, à ce moment-là, l'action de sa volonté. L'ego s'associe toujours avec son karma et dit. "J'ai fait" et "Je veux" et "Je souffre", mais qu'il se regarde et voie comment il est fait, force lui est alors de dire de l'homme comme de l'animal : "La Nature a fait cela en

 

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moi, la Nature veut cela en moi", et s'il la qualifie en disant "ma Nature", cela signifie seulement "la Nature telle qu'elle se détermine en cette créature individuelle". C'est la puissante perception de cet aspect de l'existence qui obligea les bouddhistes à déclarer que tout est karma et qu'il n'y a pas de moi dans l'existence, que l'idée de moi n'est qu'un leurre du mental égoïste. Lorsque l'ego pense : "Je choisis et veux cette action vertueuse et non point cette action mauvaise", il ne fait que s'associer un peu comme la mouche du coche, ou plutôt comme le pourrait faire un rouage ou toute autre partie d'un mécanisme s'il était conscient avec une vague prédominante ou un courant formé de principe sattwique par quoi la Nature choisit, au moyen de la bouddhi, un type d'action de préférence à un autre. La Nature se forme en nous et veut en nous, dirait le Sânkhya, pour le plaisir du Pourousha témoin inactif.

Mais quand il faudrait modifier cet exposé extrême, et nous verrons plus tard dans quel sens, la liberté de notre volonté individuelle, pour autant que nous choisissions de lui donner ce nom, est néanmoins très relative et presque infinitésimale, tant elle est mêlée à d'autres éléments déterminants. Son pouvoir le plus fort n'équivaut pas à la maîtrise. On ne peut s'y fier pour résister à la puissante vague des circonstances ou d'une autre nature qui l'écrase ou la modifie ou s'y mêle ou, au mieux, l'abuse et la joue subtilement. Même la volonté la plus sattwique est si dépassée par les gounas radjas et tamas, ou y est si mêlée, ou ils la dupent tellement qu'elle n'est qu'en partie sattwique; d'où cet élément assez ton de tromperie de soi, cette façon bien involontaire, voire innocente de feindre et de se cacher de soi-même, que l'œil impitoyable du psychologue détecte jusque dans la meilleure action humaine. Lorsque nous croyons agir en toute liberté, des pouvoirs se dissimulent derrière notre acte, échappant à l'introspection la plus rigoureuse; lorsque nous croyons être libres de l'ego, l'ego est là, dissimulé, dans le mental du saint comme dans celui du pécheur. Lorsque nos yeux s'ouvrent réellement sur notre acte et ses ressorts, nous sommes tenus de dire avec la Guîtâ : "gounâ gounéshou variante, c'étaient les modes de la Nature qui agissaient sur les modes."

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Dès lors, même une haute prédominance du principe sattwique ne constitue pas la liberté. Car, ainsi que le fait remarquer la Guîtâ, le sattwa enchaîne autant que les autres gounas, et enchaîne exactement de la même façon, par le désir, par l'ego : un désir plus noble, un ego plus pur mais tant que, sous quelque forme que ce soit, ils ont prise sur l'être, il n'y a point de liberté. L'homme de vertu, l'homme de connaissance a son ego d'homme vertueux, son ego de connaissance, et c'est cet ego sattwique qu'il cherche à satisfaire; c'est pour lui-même qu'il recherche la vertu et la connaissance. Lorsqu'il cesse de satisfaire l'ego, de penser et de vouloir à partir de l'ego, du "je" limité en nous, alors seulement existe une vraie liberté. En d'autres termes, la liberté, la plus haute maîtrise de soi commencent lorsque, au-dessus du moi naturel, nous voyons et tenons le Moi suprême, que l'ego voile et obture et dont il est une ombre aveuglante. Et cela ne se peut que quand nous voyons le Moi unique en nous siéger au-dessus de la Nature et que notre être individuel devient un avec lui en être et en conscience et, en sa nature individuelle agissante, simplement l'instrument d'une suprême Volonté, de la seule Volonté qui soit réellement libre. Nous devons à cet effet nous élever bien au-dessus des trois gounas, devenir trigounâtîta; car ce Moi est par-delà même le principe sattwique. Il nous faut nous y hisser à l'aide du sattwa, mais nous n'y atteignons qu'une fois dépassé le sattwa; nous pouvons y tendre depuis l'ego, mais n'y accédons qu'en laissant l'ego. Nous y sommes attirés par le plus haut, le plus passionné, le plus stupéfiant et le plus extatique de tous les désirs; mais nous ne pouvons y vivre en toute sécurité qu'une fois tout désir tombé de nous. A un certain stade, nous devons nous libérer même du désir de notre libération.

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