Essais sur la Guîtâ

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Sri Aurobindo

Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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III

 

LE DIVIN SUPRÊME*

 

Ce qui a été dit dans le septième chapitre nous fournit déjà le point de départ de notre nouvelle et plus complète position et l'établit avec une précision suffisante. En substance, il s'agit de ceci: nous devons intérieurement nous diriger vers une plus grande conscience et une existence suprême, non par une totale exclusion de notre nature cosmique, mais par un accomplissement spirituel supérieur de tout ce qu'à présent nous sommes essentiellement. Seulement, il faut que notre mortelle imperfection se mue en une divine perfection de l'être. La première idée sur laquelle repose cette possibilité, est la conception que l'âme individuelle en l'homme est, dans son essence éternelle et son pouvoir originel, un rayon de l'Ame suprême, du Divin dont elle est ici une manifestation voilée -, un être de Son être, une conscience de Sa conscience, une nature de Sa nature, mais que, dans l'obscurité de son existence mentale et physique, elle oublie sa source, sa réalité, son vrai caractère. La seconde idée est celle de la double nature de l'Ame dans la manifestation sa nature originelle où elle est une avec son vrai être spirituel, et sa nature dérivée où elle est soumise à la confusion de l'égoïsme et de l'ignorance. On doit rejeter cette dernière et recouvrer intérieurement la nature spirituelle, l'accomplir, la rendre dynamique et active. En nous accomplissant intérieurement, en entrant dans un nouvel état, en naissant à un nouveau pouvoir, nous retournons à la nature de l'Esprit et redevenons une part du Divin dont nous sommes descendus en cette mortelle représentation de l'être.

D'emblée, il y a ici séparation d'avec la ligne générale de la pensée indienne de l'époque, une attitude moins négative, une plus grande affirmation. A la place de son obsédante idée de la Nature s'annulant elle-même, nous avons un aperçu d'une solution

 

*Guîtâ, VIL 29-30, VIII.

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plus ample, le principe d'un accomplissement de soi dans la Nature divine. Il y a même au moins une prémonition des développements ultérieurs des religions de bhakti. Notre première expérience de ce qui est au-delà du mode normal de notre être, de ce qui est caché derrière l'être égoïste en lequel nous vivons est encore, pour la Guîtâ, le calme d'un vaste moi impersonnel et immuable en l'égalité et l'unité duquel nous perdons notre petite personnalité égoïste et en la tranquille pureté duquel nous rejetons tous nos motifs étroits de désir et de passion. Mais plus complète, notre seconde vision nous révèle un Infini vivant, un Etre divin immesurable dont découle tout ce que nous sommes et à qui tout ce que nous sommes appartient, moi et nature, monde et esprit. Lorsque nous sommes un avec lui en le moi et l'esprit, nous ne nous perdons pas mais bien plutôt recouvrons en lui notre vrai moi reposant en la suprématie de cet Infini. Et cela se fait en un même et unique temps grâce à trois mouvements simultanés : une intégrale découverte de soi par les œuvres fondées en sa nature spirituelle et la nôtre, un intégral devenir de soi par la connaissance de l'Etre divin en qui tout existe et qui est tout et le mouvement le plus souverain et décisif de tous un intégral don de soi à ce Tout et à ce Suprême par l'amour et la dévotion de tout notre être attiré vers le Maître de nos œuvres, vers l'Habitant de notre cœur, vers le réceptacle de toute notre existence consciente. À lui qui est la source de tout ce que nous sommes, nous donnons tout ce que nous sommes. Notre persistante consécration change en connaissance de lui tout ce que nous connaissons, et en lumière de son pouvoir toute notre action. La passion de l'amour en notre don de nous-mêmes nous exhausse vers lui et nous ouvre le mystère du tréfonds de son être. L'amour finit de tresser la triple corde du sacrifice, parachève la clef tri-une du suprême secret, outtamam rahasyam.

Une connaissance intégrale dans notre don de nous-mêmes est la première condition de sa force effective. Dès lors, nous devons en premier lieu connaître ce Pourousha en tous les pouvoirs et principes de son existence divine, tattwatah, en toute son harmonie, en son essence éternelle et son vivant

 

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processus. Mais pour la pensée ancienne, toute la valeur de cette connaissance, tattwa-djñâna, résidait en son pouvoir de nous affranchir de notre vie mortelle et de nous faire passer dans l'immortalité d'une existence suprême. Par conséquent, la Guîtâ continue en montrant comment cette libération aussi, au degré le plus élevé, est un résultat final de son propre mouvement d'accomplissement spirituel de soi. La connaissance du Pouroushôttama, dit-elle en effet, est la parfaite connaissance du Brahman. Ceux qui Me prennent pour refuge, mâm âshritya, pour lumière divine, pour libérateur, pour celui qui reçoit et abrite leurs âmes ceux qui se tournent vers Moi en leur effort spirituel pour se libérer de l'âge et de la mort, de l'être mortel et de ses limitations, dit Krishna, finissent par connaître ce Brahman et toute l'intégralité de la nature spirituelle et l'entièreté du karma. Et parce qu'ils Me connaissent et qu'en même temps ils connaissent la nature matérielle et divine de l'être et la vérité du Maître du sacrifice, ils conservent aussi la connaissance de Moi au moment critique où ils quittent l'existence physique et, à ce moment-là, toute leur conscience est unie à Moi. Par conséquent, ils parviennent à Moi. Déliés de l'existence mortelle, ils atteignent au suprême statut du Divin tout aussi réellement que ceux qui perdent leur personnalité séparée dans le Brahman impersonnel et immuable. Ainsi la Guîtâ termine-t-elle cet important, ce décisif septième chapitre.

Nous avons ici certaines expressions qui, en leur brièveté, nous donnent les principales vérités essentielles sur la manifestation du Divin suprême dans le cosmos. Tous les aspects d'origine et de réalité de cette manifestation sont là, tout ce qui concerne l'âme en son retour à l'intégrale connaissance de soi. Il y a d'abord ce Brahman, tad brahma; en second lieu, adhyâtma, le principe du moi dans la Nature; puis adhi-bhoûta et adhi-daïva, le phénomène objectif et le phénomène subjectif de l'être; enfin adhi-yadjña, le secret du principe cosmique des œuvres et du sacrifice. Moi, le Pouroushôttama (mâm vidouh), dit en effet Krishna, Moi qui suis au-dessus de toutes ces choses, il faut néanmoins que l'on Me cherche et Me connaisse par toutes ces

 

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choses ensemble et au moyen de leurs relations c'est la seule voie complète pour la conscience humaine qui cherche son chemin de retour vers Moi. Mais en eux-mêmes, ces termes ne sont d'abord pas tout à fait clairs, ou du moins se prêtent-ils à différentes interprétations; il en faut préciser la nuance, et adhi-yadjña le disciple demande aussitôt à ce qu'ils soient élucidés. Krishna répond très brièvement nulle part, la Guîtâ ne s'attarde très longtemps sur une explication purement métaphysique; ici elle ne donne que ce qu'il faut et de la façon qu'il faut pour qu'on puisse juste saisir leur vérité et que l'âme passe à l'expérience. Par "ce Brahman", expression qui est plus d'une fois utilisée dans les Oupanishads pour désigner l'être existant en soi par opposition à l'être phénoménal, la Guîtâ veut dire, semble-t-il, l'immuable existence en soi qui est la plus haute expression de soi du Divin et sur l'inaltérable éternité de laquelle est fondé tout le reste, tout ce qui bouge et qui évolue, aksharam paramam. Par adhyâtma, elle entend swabhâva, la voie et la loi spirituelles de l'âme en la Nature suprême. Karma, dit-elle, est le nom donné à l'impulsion et à l'énergie créatrices, visargah, qui libère les choses de ce premier devenir essentiel de soi, ce swabhâva, et effectue, crée, élabore sous son influence le devenir cosmique de l'existence dans la Prakriti. Par adhi-bhoûta, il faut comprendre tout le résultat du devenir mutable, ksharo bhâvah. Par adhi-daïva, est entendu le Pourousha, l'âme dans la Nature, l'être subjectif qui observe et savoure comme objet de sa conscience tout ce qui est ce devenir mutable de son existence essentielle élaboré ici par le karma dans la Nature. Par adhi-yadjña, le Seigneur des œuvres et du sacrifice, dit Krishna, J'entends : Moi-même, le Divin, la Divinité, le Pouroushôttama ici-bas secrètement dans le corps de toutes ces existences incarnées. Par conséquent, tout ce qui est, correspond à cette formule.

De ce bref exposé, la Guîtâ passe immédiatement à l'élaboration de l'idée suggérée dans le dernier shlôka du chapitre précédent de la libération finale par la connaissance. En fait, elle reviendra plus tard à sa pensée afin de donner la lumière supplémentaire qu'il faut pour l'action et une réalisation intérieure,

 

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et nous pouvons attendre jusque-là une plus complète connaissance de tout ce que ces termes indiquent. Mais avant d'aller plus loin, il est nécessaire, dans la mesure où nous y sommes justifiés par notre entendement, de tirer de ce passage même et de ce qui le précède tout le lien qui existe entre ces choses. Car l'idée que se fait la Guîtâ du processus du cosmos est indiquée ici. D'abord, il y a le Brahman, l'être suprême immuable et existant en soi que sont toutes les existences derrière le jeu de la Nature cosmique dans l'espace, le temps et la causalité, désha-kâla-nimitta. Car c'est seulement par cette existence en soi que l'espace, le temps et la causalité peuvent exister, et sans cet inaltérable support omniprésent et pourtant indivisible ils ne pourraient vaquer à leurs divisions, leurs résultats et leurs mesures. Mais de lui-même, le Brahman immuable ne fait rien, ne provoque rien, ne détermine rien; il est impartial, égal, soutient tout, mais ne choisit ni n'engendre. Qu'est-ce, alors, qui engendre, qu'est-ce qui détermine, qu'est-ce qui donne l'impulsion divine du Suprême? Qu'est-ce qui gouverne le karma et déploie activement le devenir cosmique dans le Temps à partir de l'être éternel? C'est la Nature en tant que swabhâva. Le Suprême, le Divin, le Pouroushôttama est là et son éternelle immuabilité soutient l'action de Sa Shakti spirituelle supérieure. Il révèle l'Etre divin, la Conscience, la Volonté ou la Puissance divines, yayédam dhâryaté djagat : c'est la Para Prakriti. La conscience de soi de l'Esprit en cette suprême Nature perçoit à la lumière de la connaissance de soi l'idée dynamique, la vérité authentique de tout ce qu'il sépare en son être, et l'exprime dans le swabhâva, la nature spirituelle du djîva. La vérité et le principe inhérents du moi de chaque djîva, ce qui s'élabore dans la manifestation, la nature divine essentielle en tout qui demeure constante derrière toutes les conversions, les perversions, les retours en arrière, tel est le swabhâva. Tout ce qui est dans le swabhâva est libéré dans la Nature cosmique pour que celle-ci en fasse ce qu'elle peut sous l'œil intérieur du Pouroushôttama. À partir du swabhâva constant, à partir de la nature essentielle et du principe essentiel de l'être de chaque devenir, elle crée les mutations variées par

 

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lesquelles elle s'efforce de l'exprimer, déploie tous ses changements dans le nom et la forme, dans le temps et l'espace et dans ces successions de conditions qui se développent à partir l'une de l'autre dans l'espace et le temps et que nous appelons causalité, nimitta.

Tout ce développement, tout ce continuel passage d'un état à l'autre sont le karma, l'action de la Nature, l'énergie de la Prakriti, ouvrière et déesse des processus. C'est d'abord une libération du swabhâva en son action créatrice, visargah. La création est une création d'existences dans le devenir, bhoûta-karah. Tout bien considéré, c'est une constante naissance de choses dans le Temps, oudbhava, dont l'énergie créatrice du karma est le principe. Tout ce devenir mutable émerge par une combinaison des pouvoirs et des énergies de la Nature, adhi-bhoûta, qui constitue le monde et est l'objet de la conscience de l'âme. L'âme y est la Déité qui, dans la Nature, savoure et observe; les divins pouvoirs du mental et de la volonté et des sens, tous les pouvoirs de son être conscient par lesquels elle réfléchit ce fonctionnement de la Prakriti sont ses divinités, adhi-daïva. Cette âme dans la Nature est donc le kshara pourousha, c'est l'âme mutable, l'éternelle activité du Divin : la même âme dans le Brahman, retirée de la Nature, est l'akshara pourousha, le moi immuable, le silence éternel du Divin. Mais dans la forme et le corps de l'être mutable, habite le Divin suprême. Possédant à la fois le calme de l'existence immuable et le plaisir de l'action mutable, le Pouroushôttama réside en l'homme. Il n'est pas uniquement éloigné de nous en quelque statut suprême au-delà, mais il est ici-bas également, dans le corps de chaque être, dans le cœur de l'homme et dans la Nature. Là, il reçoit en sacrifice les œuvres de la Nature et attend le conscient don de soi de l'âme humaine; mais toujours, même en l'ignorance et l'égoïsme de la créature humaine, Il est le Seigneur de son swabhâva et le Maître de toutes ses œuvres, présidant à la loi de la Prakriti et du karma. Issue de Lui, l'âme est entrée dans le jeu des mutations de la Nature; et l'âme, en passant par l'immuable existence essentielle, retourne à Lui, le suprême statut du Divin, param dhâma.

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Né dans le monde, l'homme tourne entre monde et monde dans l'action de la Prakriti et du karma. Le Pourousha dans la Prakriti est sa formule : ce que l'âme en lui pense, considère et fait, cela il le devient toujours. Tout ce qu'il avait été, a déterminé sa naissance présente, et tout ce qu'il est, pense, fait dans cette vie jusqu'au moment de sa mort détermine ce qu'il deviendra dans les mondes au-delà et dans les vies à venir. Si la naissance est un devenir, la mort aussi est un devenir, non pas du tout une cessation. Le corps est abandonné, mais l'âme poursuit son chemin, tyaktwâ kalévaram. Beaucoup dépend alors de ce que l'homme est au moment critique de son départ. En effet, sur quelque forme de devenir que sa conscience soit fixée au moment de la mort, de quelque forme de devenir qu'elle ait été emplie et qui est toujours là, dans son mental et sa pensée, devant la mort, il doit atteindre à cette forme, puisque la Prakriti, par le karma, élabore les pensées et les énergies de l'âme et que c'est en réalité tout son travail. Par conséquent, si l'âme en l'être humain désire atteindre au statut du Pouroushôttama, il y a deux nécessités, deux conditions qu'il lui faut satisfaire avant que ce ne soit possible. Elle doit avoir façonné dans le sens de cet idéal toute sa vie intérieure durant son existence terrestre; et elle doit être fidèle à son aspiration et à sa volonté au moment de son départ. "Quiconque quitte son corps et s'en va, dit Krishna, en se souvenant de Moi à son heure dernière, parvient à Mon bhâva", celui du Pouroushôttama, le statut de Mon être. Il est uni à l'être originel du Divin, et c'est là l'ultime devenir de l'âme, paro bhâvah, le dernier résultat du karma en son retour sur soi et vers sa source. L'âme qui a suivi le jeu de l'évolution cosmique où se voile ici-bas sa nature spirituelle essentielle, sa forme originelle de devenir, swabhâva, et qui est passée par toutes ces autres formes de devenir de sa conscience, lesquelles ne sont que ses phénomènes, tam tam bhâvam, retourne à cette nature essentielle et, trouvant par ce retour son vrai moi et son esprit réel, parvient au statut originel de l'être qui, du point de vue du retour, est un devenir suprême, mad-bhâvam. D'une certaine manière, nous pouvons dire qu'elle devient Dieu, puisqu'elle s'unit à la nature du Divin en une dernière transformation

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de sa nature et de son existence phénoménales.

Ici, la Guîtâ insiste fortement sur la pensée et l'état du mental à l'heure de la mort, et nous comprendrons malaisément cette insistance si nous ne reconnaissons pas ce que l'on peut appeler le pouvoir d'auto-création de la conscience. Ce sur quoi la pensée, le regard intérieur, la foi, shraddhâ, se fixent avec une ténacité précise et sans défaut, en cela notre être intérieur incline à se muer. Cette tendance devient une force décisive lorsque nous passons à ces expériences spirituelles et spontanées supérieures qui dépendent moins des choses du dehors que notre psychologie ordinaire, asservie qu'est cette dernière à la Nature extérieure. Nous pouvons alors nous voir tranquillement devenir ce sur quoi notre mental demeure fixé et à quoi nous aspirons constamment. Là, toute défaillance de la pensée, toute infidélité de la mémoire signifient donc toujours un retard dans le changement, ou une chute dans son processus et une rétrogression vers ce que nous étions auparavant du moins tant que nous n'avons pas solidement et irrévocablement établi notre nouveau devenir. Lorsque nous y sommes parvenus, lorsque nous en avons fait une chose normale pour notre expérience, la mémoire en demeure d'elle-même, car c'est à présent la forme naturelle de notre conscience. Au moment critique de quitter le plan mortel de l'existence, l'importance de ce qui est alors notre état de conscience devient évidente. Mais ce n'est point un souvenir sur le lit de mort en contradiction avec toute la pente de notre vie et de notre subjectivité passée, ou insuffisamment préparé par cette orientation, qui peut avoir ce pouvoir salvateur. La pensée de la Guîtâ diffère en cela des indulgences et des facilités de la religion populaire; elle n'a rien en commun avec les grossières fantaisies qui font de l'absolution et de l'extrême onction du prêtre une édifiante mort "chrétienne" après une vie profane peu édifiante, ou de la précaution ou de l'accident qu'est une mort dans la sainte Bénarès ou dans le Gange sacré un mécanisme suffisant pour le salut. Il faut que le devenir subjectif divin sur lequel le mental doit être fermement fixé au moment de la mort physique, yam smaran bhâvam tyadjati anté kalévaram, ait été quelque chose en quoi l'âme ait

 

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à chaque instant grandi intérieurement durant la vie physique, sadâ tad-bhâva-bhâvitah. "Dès lors, dit l'Instructeur divin, souviens-toi à tout moment de Moi et combats; car si ton mental et ton entendement sont toujours fixés sur Moi et Me sont toujours abandonnés, mayi arpita-manô-bouddhih, à Moi tu viendras sûrement. Car c'est en pensant toujours à lui avec une conscience unie à lui en un Yoga sans fléchissement et pratiqué constamment que l'on parvient au divin et suprême Pourousha."

Nous arrivons ici à la première description de ce suprême Pourousha le Divin qui est davantage même que l'Immuable et plus grand que Lui et à qui, par la suite, la Guîtâ donne le nom de Pouroushôttama. Lui aussi, en son intemporelle éternité, est immuable et bien au-delà de toute cette manifestation; et ici, dans le Temps, ne se font jour en nous que de faibles aperçus de son être que transmettent maints symboles et déguisements variés, avyaktô'ksharah. Et pourtant, il n'est pas qu'une existence sans traits ou indiscernable, anirdéshyam; ou s'il est indiscernable, c'est seulement parce qu'il est plus subtil que l'ultime subtilité dont le mental soit conscient et parce que la forme du Divin dépasse notre pensée, anor anîyânsham atchintya-roûpam. Cette Ame, ce Moi suprême est le Voyant, l'Ancien des Jours et, en son éternelle vision de soi et sa sagesse éternelle, le Maître et le Gouverneur de toute existence, qui met à leur place en son être toutes les choses qui sont, kavim pourânam anoushâsitâram sarvasya dhâtâram. Cette Ame suprême est l'immuable Brahman existant en soi dont parlent les connaissants du Véda, et c'est en quoi ceux qui font une ascèse pénètrent lorsqu'ils ont franchi les dispositions du mental mortel, et pour le désir de quoi ils pratiquent le contrôle des passions corporelles¹. Cette éternelle réalité est le degré, le lieu, l'appui (padam) suprêmes de l'être; c'est dès lors le but le plus élevé du mouvement de l'âme dans le Temps, cette réalité n'étant pas elle-même un mouvement mais un état originel, sempiternel et suprême, paramam sthânam âdyam.

La Guîtâ décrit le dernier état du mental du yogi où, par la

 

¹Le langage, ici, est tout entier tiré des Oupanishads.

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mort, il passe de la vie à cette suprême et divine existence. Un mental immobile, une âme armée de la force du Yoga, une union avec Dieu dans la bhakti l'union par l'amour, ici, n'est pas reléguée par l'unification sans traits que procure la connaissance, jusqu'à la fin elle fait partie de la suprême force du Yoga -, et la force de vie entièrement tirée vers le haut et bloquée entre les sourcils au siège de la vision mystique. Toutes les portes des sens sont closes, le mental est enfermé dans le cœur, la force de vie enlevée à son mouvement diffus et envoyée dans la tête, l'intelligence concentrée dans l'expression de la syllabe sacrée ÔM et la pensée conceptuelle dans le souvenir du Divin suprême, mâm anousmaran. Telle est la façon classique dont s'en vont les yogis, ultime offrande de tout l'être à l'Éternel, au Transcendant. Mais ce n'est là néanmoins qu'une méthode; la condition essentielle réside en le souvenir constant et indéfectible du Divin dans la vie, fût-ce dans l'action et la bataille mâm anousmara youdhya tcha — et en la métamorphose de tout l'acte de vivre en un Yoga ininterrompu, nitya yoga. Quiconque fait cela, trouve qu'il est facile de M'atteindre, dit le Divin, il est la grande âme qui parvient à la suprême perfection.

L'état auquel l'âme accède lorsqu'elle quitte ainsi la vie est supracosmique. Les plus hauts cieux du plan cosmique sont soumis à un retour à la re-naissance; mais il n'est point de renaissance imposée à l'âme qui part rejoindre le Pouroushôttama. Dès lors, quelque fruit que l'on puisse tenir de l'aspiration de la connaissance au Brahman indéfinissable, on peut aussi l'acquérir par cette autre aspiration, celle-ci globale, au moyen de la connaissance, des œuvres et de l'amour, au Divin existant en soi qui est le Maître des œuvres et l'Ami de l'humanité et de tous les êtres. Le connaître ainsi et ainsi le chercher ne lie pas à la renaissance, ni à la chaîne du karma; l'âme peut satisfaire son désir d'échapper de façon permanente à la condition transitoire et pénible de notre être mortel. Et ici, la Guîtâ, afin de rendre plus précis pour le mental ce circuit des naissances et le moyen d'y échapper, adopte l'ancienne théorie des cycles cosmiques, qui devint un élément fixe des notions cosmologiques indiennes. Il y a un cycle éternel de périodes alternatives de manifestation et de

 

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non-manifestation cosmiques, chaque période étant respectivement appelée l'une un jour et l'autre une nuit du créateur, Brahmâ, chacune de longueur égale dans le Temps, la longue éternité de ses travaux qui dure mille âges, la longue éternité de son sommeil mille autres âges silencieux. Lorsque vient le Jour, toutes les manifestations naissent du non-manifesté; lorsque vient la Nuit, toutes s'y évanouissent ou s'y dissolvent. Ainsi toutes ces existences alternent-elles sans recours dans le cycle du devenir et du non-devenir; elles reviennent encore et encore dans le devenir, bhoûtwâ bhoûtwâ, et constamment retournent au non-manifesté. Mais ce non-manifesté n'est point la divinité originelle de l'Etre; il existe un autre mode de son existence, bhâvô'nyah, par-delà cette non-manifestation cosmique, un  non-manifesté supracosmique qui est toujours établi en soi, qui n'est pas un contraire du statut cosmique de manifestation mais se trouve bien au-dessus et en est différent, qui ne change pas, qui est éternel, qui n'est point tenu de périr lorsque périssent toutes ces existences. "On l'appelle le  non-manifesté immuable, on en parle comme de l'âme suprême et du statut suprême, et ceux qui y atteignent ne reviennent point; c'est là le lieu suprême de Mon être, paramam dhâma" Car l'âme qui y atteint a échappé au cycle de la manifestation et de la non-manifestation cosmiques.

Que nous retenions cette notion cosmologique, ou que nous la rejetions — ce qui dépend de la valeur que nous penchons à accorder à la connaissance des "connaissants du jour et de la nuit" —, l'important est le tour que la Guîtâ y donne. On pourrait aisément imaginer que cet Etre éternellement non manifesté, dont le statut semble ne rien avoir à faire avec la manifestation ni avec la non-manifestation, doit être l'Absolu à jamais indéfini et indéfinissable, et que le juste moyen d'y atteindre est de nous défaire de tout ce que nous sommes devenus dans la manifestation, non d'y élever toute notre conscience intérieure en une concentration combinée de la connaissance du mental, de l'amour du cœur, de la volonté yoguique, de la force de vie vitale. La bhakti surtout paraît inapplicable à l'Absolu qui est vide de toute relation, avyavahârya. "Mais, insiste la Guîtâ — bien que cette condition soit supracosmique et bien qu'elle soit éternellement

 

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non manifestée -, ce suprême Pourousha doit se gagner par une bhakti tournée vers lui seul en qui existent tous les êtres et par qui tout cet univers a été éployé dans l'espace." En d'autres termes, le suprême Pourousha n'est pas un Absolu entièrement sans relation, à l'écart de nos illusions, mais il est le Voyant, le Créateur et le Gouverneur des mondes, kavim anoushâsitâram, dhâtâram, et c'est en le connaissant et en l'aimant comme l'Un et comme le Tout, vâsoudévah sarvam iti, que, par une union avec lui de tout notre être conscient en toutes les choses, toutes les énergies, toutes les actions, nous devons chercher l'accomplissement suprême, la parfaite perfection, la libération absolue.

Vient alors une pensée plus curieuse, que la Guîtâ a prise aux mystiques du Védânta des débuts. Elle donne les différents moments auxquels le yogi doit quitter son corps selon qu'il souhaite de chercher ou d'éviter la re-naissance. Le feu et la lumière et la fumée ou la brume, le jour et la nuit, la quinzaine brillante du mois lunaire et la quinzaine sombre, le solstice du nord et le solstice du sud, tels sont les opposés. Par le premier de chaque paire, les connaissants du Brahman vont au Brahman; mais par le second, le yogi atteint la "lumière lunaire" et, plus tard, retourne à la naissance humaine. Ce sont le sentier brillant et l'obscur sentier, nommés la voie des dieux et la voie des pères dans les Oupanishads, et le yogi qui les connaît ne se fourvoie en nulle erreur. Quelque fait psycho-physique ou bien quelque symbolisme qu'il puisse y avoir derrière cette notion¹– elle nous vient de l'âge des mystiques qui voyaient en chaque chose physique un symbole effectif de la chose psychologique et qui trouvaient partout une interaction et une sorte d'identité de l'extérieur et de l'intérieur, de la lumière et de la connaissance, du principe igné et de l'énergie spirituelle -, nous n'avons besoin

 

¹L'expérience yoguique montre en fait qu'il y a une vérité psycho-physique réelle, bien qu'elle ne soit certes pas absolue dans son application, derrière cette idée, à savoir que, dans la lutte intérieure entre les pouvoirs de la Lumière et les pouvoirs de l'Obscurité, ceux-là tendent naturellement à dominer durant les périodes brillantes du jour ou de l'année, ceux-ci durant les périodes sombres, et que cet équilibre peut durer jusqu'à tant que soit remportée la victoire à la base.

 

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d'observer que la façon dont la Guîtâ clôt le passage : "Dès lors, sois à tout moment en Yoga."

Car cela est après tout l'essentiel : que l'être entier soit un avec le Divin, de toutes les façons et si complètement qu'il soit naturellement et constamment fixé en l'union, et que toute l'existence, non seulement la pensée et la méditation, mais l'action, le labeur, la bataille soient ainsi souvenance de Dieu. "Souviens-toi de Moi et combats" signifie ne pas perdre un seul instant la pensée toujours présente de l'Éternel dans le conflit des choses temporelles, qui normalement absorbe notre mental, et cela semble suffisamment difficile, presque impossible. En fait, ce n'est entièrement possible que si les autres conditions sont remplies. Si, en notre conscience, nous sommes devenus un moi avec tout, un moi qui pour notre pensée est toujours le Divin, et si même nos yeux et nos autres sens voient et perçoivent partout l'Etre divin de telle sorte qu'il ne nous est à aucun moment possible de rien sentir ou de penser à rien comme le font simplement les sens non éclairés, mais ne perçoivent que le Divin à la fois caché et manifesté en cette forme, et si notre volonté est une en conscience avec une volonté suprême et que nous sentions que tous les actes de la volonté, du mental, du corps en sont issus, en sont les mouvements, animés par elle ou identiques à elle, alors ce qu'exige la Guîtâ peut se faire intégralement. Le souvenir de l'Etre divin devient non plus un acte intermittent du mental, mais la condition naturelle de nos activités et, d'une certaine manière, la substance même de notre conscience. Le djîva a pris possession de ses rapports justes et naturels, de ses rapports spirituels avec le Pouroushôttama, et toute notre vie est un Yoga, une unité accomplie et qui, cependant, ne cesse de s'accomplir éternellement.

 

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