Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
XXIII
LE NIRVANA ET LES ŒUVRES DANS LE MONDE
L'union de l'âme avec le Pouroushôttama par un Yoga de l'être entier et non pas seulement l'union avec le Moi immuable comme dans la doctrine plus étroite qui suit la voie exclusive de la connaissance -, tel est l'enseignement complet de la Guîtâ. C'est pourquoi, une fois effectuée la réconciliation de la connaissance et des œuvres, la Guîtâ peut développer par la suite l'idée d'amour et de dévotion unifiés tout ensemble avec les œuvres et la connaissance, et la présenter comme la cime la plus haute de la voie vers le suprême secret. Ce qui ne serait pas du tout possible en effet si l'union avec le Moi immuable était l'unique secret ou le plus haut; car alors, à un moment donné, la base intérieure de notre amour et de notre dévotion, non moins que l'assise intérieure de nos œuvres, s'effriterait et s'affaisserait. L'union absolue et exclusive avec le seul Moi immuable signifie l'abolition de tout le point de vue de l'être muable, non seulement dans son action ordinaire et inférieure mais dans ses racines mêmes, dans tout ce qui rend son existence possible, non seulement dans les œuvres de son ignorance mais dans les œuvres de sa connaissance. Elle signifierait qu'est abolie toute cette différence dans l'immobilité consciente et l'activité consciente qui existe entre l'âme humaine et le Divin et qui rend possible le jeu du Kshara -, car l'action du Kshara deviendrait alors entièrement un jeu de l'ignorance sans aucune racine ni aucune base de réalité divine en lui. Au contraire, l'union par le Yoga avec le Pouroushôttama signifie la connaissance et la jouissance de notre unité avec Lui dans notre être existant en soi et d'une certaine différenciation dans notre être actif. C'est la persistance de ce dernier dans un jeu d'oeuvres divines lancées par la force motrice de l'amour divin et constituées par une Nature divine parachevée, c'est la vision du Divin dans le monde harmonisée avec une réalisation du Divin dans le moi,
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qui rendent l'action et la dévotion possibles à l'homme libéré, et non seulement possibles mais inévitables en le mode parfait de son être.
Mais le chemin direct de l'union passe par la ferme réalisation du Moi immuable, et c'est l'insistance avec laquelle la Guîtâ en fait la première nécessité — après quoi seulement les œuvres et la dévotion peuvent acquérir tout leur sens divin — qui rend possible notre méprise sur son orientation. Car si nous considérons les passages où elle insiste le plus rigoureusement sur cette nécessité, et que nous négligions d'observer toute la séquence de pensée où ils figurent, nous pouvons conclure aisément que la Guîtâ enseigne bel et bien l'absorption sans action comme ultime état de l'âme, et que l'action est un simple moyen préliminaire en vue de l'immobilité en l'Immuable sans mouvement. C'est à la fin du cinquième chapitre et tout au long du sixième que cette insistance est la plus forte et qu'elle englobe le plus de choses. C'est là que nous trouvons la description d'un Yoga qui, à première vue, semblerait incompatible avec les œuvres et là aussi que nous trouvons l'emploi répété du mot nirvana pour décrire le statut auquel parvient le yogi,
La marque de ce statut est la paix suprême d'une calme extinction de soi, shântim nirvâna-paramâm, et comme pour montrer tout à fait clairement que ce n'est point le nirvana des bouddhistes en une extatique négation de l'être, mais la perte védântique d'un être partiel en un être parfait qu'elle entend, la Guîtâ use toujours de l'expression brahma-nirvâna, extinction en le Brahman; et ici, le Brahman semble bien désigner l'Immuable, indiquer du moins au début le Moi intérieur intemporel retiré de l'active participation — fût-elle immanente — au caractère extérieur de la Nature. Il nous faut voir alors quelle est ici la tendance de la Guîtâ, et surtout si cette paix est la paix d'une absolue cessation dépourvue d'activité, si l'extinction de soi dans l'Akshara signifie l'excision absolue de toute connaissance et de toute conscience du Kshara et de toute action dans le Kshara. Nous avons en fait accoutumé de considérer que le nirvana est incompatible avec quelque genre que ce soit d'existence et d'action dans le monde, et nous pourrions incliner à
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prouver que l'emploi du mot est en soi décisif et tranche la question. Mais regardons de près le bouddhisme, et nous nous demanderons si en fait l'incompatibilité absolue existait même pour les bouddhistes; et si nous regardons de près la Guîtâ, nous verrons que cette incompatibilité ne fait pas partie de ce suprême enseignement védântique.
Ayant évoqué la parfaite égalité du connaissant du Brahman qui s'est élevé en la conscience brahmique, brahmavid brahmani sthitah, la Guîtâ développe en les neuf versets suivants son idée du brahma-yoga et du nirvana dans le Brahman. "Lorsque l'âme n'est plus attachée aux contacts des choses extérieures, dit-elle pour commencer, alors on trouve le bonheur qui existe en le Moi; celui-là jouit d'un bonheur impérissable, dont le moi est en yoga, youkta, par le Yoga avec le Brahman." Le non-attachement est essentiel, dit-elle, si l'on veut être libre des attaques du désir, de la colère et de la passion, liberté sans laquelle le vrai bonheur n'est pas possible. Ce bonheur et cette égalité, l'homme doit les conquérir entièrement dans le corps; il ne doit point souffrir que le moindre vestige de soumission à la nature inférieure agitée demeure sous forme de l'idée que la parfaite libération viendra du rejet du corps; une parfaite liberté spirituelle doit être remportée ici-bas, sur la terre, possédée et savourée dans la vie humaine, prâk sharîra-vimôkshanât. Et la Guîtâ de poursuivre : "Celui qui possède le bonheur intérieur, la détente et le repos intérieurs et la lumière intérieure, ce yogi là devient le Brahman et atteint à l'extinction de soi dans le Brahman, brahma-nirvânam." Ici, très clairement, nirvana désigne l'extinction de l'ego dans le Moi intérieur, le Moi supérieur spirituel, ce qui est à jamais intemporel, aspatial, non lié par la chaîne de la cause et de l'effet ni par les changements de la mutation universelle, bienheureux en soi, en soi illuminé et pour toujours paisible. Le yogi cesse d'être l'ego, la petite personne limitée par le mental et le corps; il devient le Brahman; il est unifié en conscience avec l'immuable divinité du Moi éternel qui est immanent dans son être naturel.
Mais s'agit-il de pénétrer dans quelque profond sommeil de samâdhi à l'écart de toute conscience du monde, ou est-ce là le
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mouvement préparatoire en vue d'une dissolution de l'être naturel et de l'âme individuelle en quelque Moi absolu situé totalement et pour jamais par-delà la Nature et ses œuvres, laya, môkshaî? Ce retrait est-il nécessaire avant que nous ne puissions entrer en nirvana, ou le nirvana est-il, comme semble le suggérer le contexte, un état qui peut exister simultanément avec cette conscience du monde et même, à sa façon, l'inclure? Apparemment, c'est cette dernière proposition la bonne, car dans le verset suivant, la Guîtâ poursuit : "Les sages conquièrent le nirvana dans le Brahman, ceux en qui les salissures du péché sont effacées, et le nœud du doute tranché, maîtres de leur moi, dont l'occupation est de faire le bien à toutes les créature, sarva-bhoûta-hité ratâh." Cela semblerait presque vouloir dire qu'être ainsi c'est être dans le nirvana. Mais le verset suivant est fort clair et décisif: "Pour les yatis (ceux qui pratiquent la maîtrise de soi par le Yoga et l'austérité) qui sont délivrés du désir et de la colère et qui ont acquis la maîtrise de soi, le nirvana dans le Brahman existe tout,autour d'eux, les encercle, ils y vivent déjà parce qu'ils ont la connaissance du Moi." Autrement dit, connaître et posséder le moi, c'est exister en nirvana. De toute évidence, c'est beaucoup élargir l'idée de nirvana. L'affranchissement de toutes les souillures de la passion, la maîtrise de soi du mental équanime sur lequel se fonde cet affranchissement, l'égalité vis-à-vis de tous les êtres, sarvabhoûtéshou, et l'amour bienfaisant pour tous, la destruction finale de ce doute et de cette obscurité de l'ignorance à cause de quoi nous sommes séparés du Divin qui unifie tout et la connaissance du Moi unique en nous et en tous sont manifestement les conditions du nirvana que stipulent ces versets de la Guîtâ elles contribuent à former ce nirvana et lui donnent sa substance spirituelle.
Ainsi le nirvana est-il clairement compatible avec la conscience du monde et l'action dans le monde. Car les sages qui le possèdent sont conscients du Divin dans l'univers mutable et par les œuvres en intime relation avec Lui. Leur occupation consiste à faire du bien à toutes les créatures, sarva-bhoûta-hité. Ils n'ont pas renoncé aux expériences du Kshara Pourousha, ils les ont
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divinisées; car le Kshara, nous dit la Guîtâ, est toutes les existences, sarva-bhoûtâni, et faire le bien universel à tous est une action divine dans la mutabilité de la Nature. Cette action dans le monde n'est pas incompatible avec la vie dans le Brahman, elle en est plutôt l'inévitable condition et le résultat extérieur, parce que le Brahman en qui nous trouvons le nirvana la conscience spirituelle en laquelle nous perdons la conscience séparatrice de l'ego — n'est pas seulement en nous mais en toutes ces existences, n'existe pas seulement au-dessus et en dehors de tous ces événements universels, mais les imprègne, les contient et est en eux répandu. Dès lors, par nirvana dans le Brahman on doit entendre une destruction ou une extinction de la conscience séparatrice limitée qui falsifie et qui divise et que suscitent à la surface de l'existence la Maya inférieure et ses trois gounas; l'entrée dans le nirvana est un passage en cette autre conscience, vraie et unificatrice, qui est le cœur de l'existence et la contient et est toute sa vérité originelle, éternelle et ultime qui contient et soutient tout. Le nirvana, lorsque nous le conquérons, lorsque nous y pénétrons, n'est pas seulement en nous mais tout autour, abhito vartaté, parce que ce nirvana n'est pas seulement la conscience brahmique qui vit secrètement en nous, mais la conscience brahmique où nous vivons. C'est le Moi que nous sommes au-dedans, le Moi suprême de notre être individuel, mais aussi le Moi que nous sommes au-dehors, le Moi suprême de l'univers, le moi de toutes les existences. En vivant dans ce moi, nous vivons en tout, et non plus dans notre seul être égoïste; par l'unité avec ce moi, une ferme unité avec tout ce qui est dans l'univers devient la nature même de notre être et le statut fondamental de notre conscience active, le motif radical de toute notre action.
Mais d'autre part, nous avons, tout de suite après, deux versets qui pourraient sembler nous écarter de cette conclusion. "Ayant rejeté tous les contacts extérieurs et concentré la vision entre les sourcils et rendu égaux le prâna et l'apâna qui circulent dans les narines, ayant maîtrisé les sens, le mental et l'entendement, le sage consacré à la libération, qu'ont quitté le désir, la colère et la crainte, est toujours libre." Nous avons ici une
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méthode de Yoga qui introduit un élément apparemment bien différent du Yoga des œuvres et différent, même, du pur Yoga de la connaissance par la discrimination et la méditation; en toutes ses caractéristiques, cette méthode relève du système du Râdja-Yoga dont elle introduit l'ascèse psycho-physique. Il y a la conquête de tous les mouvements du mental, tchitta-vritti-nirôdha; il y a la maîtrise de la respiration, prânâyâma; il y a le retrait des sens et de la vision. Ce sont tous là des processus qui conduisent à la transe intérieure du samâdhi, leur objet à tous est le môksha, et dans la langue ordinaire le môksha signifie le renoncement non seulement à la conscience séparatrice de l'ego, mais à toute la conscience active, une dissolution de notre être en le Brahman suprême. Devons-nous supposer que la Guîtâ donne cette méthode dans ce sens comme le dernier mouvement d'un affranchissement par dissolution, ou seulement comme un moyen particulier et une aide puissante pour vaincre le mental tourné vers l'extérieur? Est-ce là la conclusion, l'apothéose, le dernier mot? Nous aurons des raisons d'y voir à la fois un moyen particulier, une aide, et en tout cas une porte ouverte sur un départ final non par dissolution, mais par une élévation jusqu'à l'existence supracosmique. Car même ici, dans ce passage, ce n'est pas le dernier mot; le dernier mot, la conclusion, l'apothéose viennent dans un verset qui suit et qui est le dernier shlôka du chapitre. "Lorsqu'un homme a reconnu en Moi Celui qui prend plaisir au sacrifice et à la tapasyâ (de toute ascèse et de tout énergisme), le puissant seigneur de tous les mondes, l'ami de toutes les créatures, il obtient la paix." Le pouvoir du Karma-Yoga fait sa réapparition; la connaissance du Brahman actif, de la Super-Âme cosmique, se voit mise en évidence parmi les conditions de la paix dans le nirvana.
Nous revenons à la grande idée de la Guîtâ, l'idée du Pouroushôttama bien que ce nom ne soit pas prononcé jus qu'à la fin ou presque, c'est toujours cela qu'entend Krishna par son "Je" et son "Moi", le Divin présent comme moi unique en notre être intemporel et immuable, présent aussi dans le monde, dans toutes les existences, dans toutes les activités, le maître du silence et de la paix, le maître du pouvoir et de l'action, qui s'est
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incarné ici-bas sous les traits de l'aurige divin dans le conflit colossal, le Transcendant, le Moi, le Tout, le maître de tous les êtres individuels. Il est celui à qui agréent tout sacrifice et toute tapasyâ, c'est pourquoi le chercheur de la libération accomplira les œuvres en tant que sacrifice et tapasyâ; il est le seigneur de tous les mondes, manifesté dans la Nature et dans ces êtres, dès lors l'homme libéré continuera d'accomplir les œuvres pour le juste gouvernement et la conduite des peuples dans ces mondes, lôka-sangraha; il est l'ami de toutes les existences, le sage qui a trouvé le nirvana en lui et alentour s'occupe donc encore et toujours du bien de toutes les créatures de même, le nirvâna du bouddhisme mahâyâna prenait pour indice suprême les œuvres d'une universelle compassion. C'est pourquoi également, même lorsqu'il a trouvé l'unité avec le Divin dans son moi intemporel et immuable, il est encore capable puisqu'il embrasse aussi les relations du jeu de la Nature d'amour divin pour l'homme et d'amour pour le Divin, de bhakti.
Tel est le sens contenu ici, cela devient plus évident une fois sondé le sens du sixième chapitre, ample commentaire et complet développement de l'idée figurant dans ces versets qui concluent le cinquième ce qui montre l'importance que leur attache la Guîtâ. Nous allons donc aussi brièvement que possible passer en revue les éléments majeurs de ce sixième chapitre. Pour commencer, l'Instructeur reprend en la soulignant et c'est très significatif sa solennelle et fréquente déclaration sur l'essence réelle du sannyâsa : il s'agit d'un renoncement intérieur et non pas extérieur. "Quiconque accomplit l'oeuvre qui doit être accomplie sans en viser les fruits, celui-là est le sannyâsi et le yogi, non l'homme qui n'allume point le feu du sacrifice et n'accomplit point les œuvres. Ce que l'on a appelé renoncement (sannyâsa), sache qu'en vérité c'est le Yoga; car nul ne devient yogi, qui n'ait renoncé à la volonté du désir dans le mental." Il faut accomplir les œuvres, mais dans quel dessein et dans quel ordre? Il faut d'abord les accomplir tandis que l'on escalade la montagne du Yoga, car alors les œuvres sont la cause, kâranam. La cause de quoi? La cause de la perfection de soi, de la libération, du nirvana dans le Brahman; car si l'on
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accomplit les œuvres en pratiquant résolument le renoncement intérieur, cette perfection, cette libération, cette conquête du mental de désir, du moi égoïste de la nature inférieure s'accomplissent aisément.
Mais quand on est arrivé au sommet? Alors, les œuvres ne sont plus la cause; obtenu par les œuvres, c'est le calme de la maîtrise de soi et de la possession de soi qui devient la cause. Là encore, la cause de quoi? De la fixité en le Moi, en la conscience brahmique, et de la parfaite égalité où s'accomplissent les œuvres divines de l'homme libéré. "Lorsque l'on ne s'attache point aux objets des sens ni aux œuvres et que l'on a renoncé à toute volonté du désir dans le mental, alors en effet il est dit que l'on a atteint la cime du Yoga." C'est, nous le savons déjà, l'esprit dans lequel l'homme libéré accomplit les œuvres; il les accomplit sans désir ni attachement, sans l'égoïste volonté personnelle ni la recherche mentale, qui sont parentes du désir. Il a conquis son moi inférieur, accédé au calme parfait où son moi le plus haut lui est évident, ce moi le plus haut qui est toujours concentré en son être propre, samâhita, en samâdhi, non pas seulement dans la transe de la conscience intériorisée, mais toujours dans l'état de veille du mental aussi bien, lorsqu'il est en butte aux causes de désir et de perturbation, au chagrin et au plaisir, à la chaleur et au froid, à l'honneur et à la disgrâce, à toutes les dualités shîtôshna-soukha-douhkhéshou tathâ mânâpamânayoh. Ce moi supérieur est l'Akshara, koûtastha, qui se tient au-dessus des changements et des perturbations de l'être naturel, et l'on dit que le yogi est en Yoga avec lui lorsqu'il est à son image, koûtastha, lorsqu'il est supérieur à toutes les apparences et à toutes les mutations, lorsqu'il se satisfait de la connaissance de soi, lorsqu'il présente un mental égal à toute chose, tout événement, et tout être.
Mais somme toute, ce Yoga n'est pas chose facile à acquérir, comme le suggère en fait Ardjouna peu après, car le mental agité peut toujours être arraché à ces cimes par les attaques des choses extérieures et retomber aux mains puissantes du chagrin, de la passion et de l'inégalité. Il semblerait donc que la Guîtâ continue en nous donnant, en plus de sa méthode générale qui
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recourt à la connaissance et aux œuvres, une voie particulière de méditation râdja-yoguique, un vigoureux mode d'emploi, abhyâsa, un robuste moyen pour parachever la maîtrise du mental et de toutes ses opérations. Ce processus enjoint au yogi de pratiquer sans trêve l'union avec le Moi de façon que celui-ci puisse devenir sa conscience normale. Il doit s'asseoir à l'écart et seul, tout désir et toute idée de possession bannis de son mental, maître de soi en tout son être et toute sa conscience. "Il doit en un endroit pur établir fermement son siège, ni trop haut ni trop bas non plus, et le recouvrir d'une étoffe, d'une peau de daim, d'herbe sacrée; et installé là, le mental concentré, les opérations de la conscience mentale et les sens placés sous contrôle il doit pratiquer le Yoga pour la purification de soi, âtma-vishouddhayé." La posture qu'il prend doit être celle, immobile et droite, qui ressortit à la pratique du Râdja-Yoga; la vision doit être ramenée à l'intérieur et fixée entre les sourcils, "sans regarder les régions". On doit conserver un mental calme et libre de la crainte et observer le vœu de brahmatcharya; toute la mentalité maîtrisée doit être consacrée au Divin et tournée vers Lui en sorte que l'action inférieure de la conscience soit immergée dans la paix supérieure. Car l'objectif qu'il s'agit d'atteindre est la paix immobile du nirvana. "Se mettant ainsi toujours en Yoga par le contrôle de son mental, le yogi accède à la paix suprême du nirvana qui a sa fondation en Moi, shântim nirvâna-paramâm mat-sansthâm."
On accède à cette paix du nirvana lorsque toute la conscience mentale est parfaitement maîtrisée et affranchie du désir et qu'elle demeure immobile en le Moi, lorsque sans plus bouger que la lumière d'une lampe dans un endroit sans vent, elle arrête son action agitée, qu'elle est coupée de son mouvement extérieur, et que, par le silence et l'immobilité du mental, le Moi est vu au-dedans non pas défiguré comme dans le mental, mais dans le Moi; non pas tel que le traduit faussement ou partiellement le mental et qu'il nous est représenté par l'entremise de l'ego, mais dans la perception spontanée du Moi, swa-prakâsha. L'âme, alors, est satisfaite et connaît sa vraie béatitude qui surpasse tout, non pas le bonheur inquiet qui est la part du
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mental et des sens, mais une félicité intérieure et sereine où, à l'abri des perturbations du mental, elle ne peut plus déchoir de la vérité spirituelle de son être. Même le plus brûlant assaut de chagrin mental ne peut la déranger; car le chagrin mental nous vient de l'extérieur, est une réaction à des touchers extérieurs, tandis que ce bonheur est le bonheur intérieur, existant en soi de ceux qui n'acceptent plus l'esclavage des instables réactions mentales aux touchers extérieurs. C'est le rejet du contact avec la douleur, le divorce du mental jadis marié au chagrin, douhkh-sañyôgat-viyôgam. La ferme conquête de cette inaliénable béatitude spirituelle est le Yoga, c'est l'union divine; c'est le plus grand de tous les gains et le trésor à côté duquel tous les autres perdent leur valeur. Il faut donc pratiquer le Yoga résolument, sans céder à aucun découragement dû à la difficulté ou à l'échec jusqu'à la libération, jusqu'à tant que la béatitude du nirvâna soit une possession éternelle assurée.
Ici, l'accent est surtout mis sur la tranquillisation du mental émotif, du mental de désir et des sens, réceptacles des touchers extérieurs et qui y répondent par leurs habituelles réactions émotives; mais il faut immobiliser jusqu'à la pensée mentale en le silence de l'être existant en soi. Il faut d'abord abandonner entièrement, sans exception ni résidu, tous les désirs nés de la volonté de désir, et que le mental refrène les sens, de façon qu'ils ne se précipitent pas de tous côtés, dans le désordre et l'agitation dont ils sont coutumiers; mais il faut ensuite que la bouddhi saisisse le mental lui-même et le tire à l'intérieur. On doit lentement arrêter l'action mentale grâce à une bouddhi maintenue fermement dans l'étreinte de la fixité; et ayant fixé le mental dans le moi supérieur, on ne doit penser absolument à rien. Chaque fois que le mental turbulent et agité se projette en avant, on doit le maîtriser et l'assujettir au Moi. Quand le mental est tout à fait calmé, alors est octroyée au yogi la suprême béatitude immaculée et sans passion de l'âme devenue le Brahman. "Ainsi délivré de la souillure de la passion et se et mettant constamment en yoga, le yogi éprouve aisément et heureusement le contact du Brahman qui est une félicité dépassant tout."
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Et pourtant, le résultat, tant que l'on vit, n'est pas un nirvana qui écarte toute possibilité d'action dans le monde, toute relation avec les êtres du monde. Il semblerait d'abord qu'il doive en être ainsi. Lorsque se sont éteints tous les désirs et toutes les passions, lorsqu'il n'est plus permis au mental de se jeter au-dehors par la pensée, lorsque la pratique de ce Yoga silencieux et solitaire est devenue la règle, quelle autre action ou quelle autre relation avec le monde des contacts extérieurs et des apparences mutables est encore possible? Sans doute le yogi demeure-t-il pour un temps dans son corps, mais la caverne, la forêt, le sommet de la montagne semblent maintenant être la scène la plus appropriée, la seule possible pour continuer de vivre, et la transe constante du samâdhi être sa seule joie et son unique occupation. Mais d'abord, tandis qu'est poursuivi ce Yoga solitaire, la Guîtâ ne recommande pas que l'on renonce à toute autre action. Ce Yoga, dit-elle, n'est point pour l'homme qui abandonne le sommeil et la nourriture et le jeu et l'action, non plus qu'il n'est pour ceux qui s'adonnent avec excès à ces choses de la vie et du corps; mais le sommeil et la veille, la nourriture, le jeu, l'effort mis dans les travaux, tout cela doit être youkta. Ce que l'on interprète d'habitude ainsi : tout doit être modéré, réglé, fait en une juste mesure, et il se peut en effet que tel soit le sens. Mais en tout cas, lorsque l'on est parvenu au Yoga, tout cela doit être youkta dans un autre sens, le sens ordinaire qu'a le mot partout ailleurs dans la Guîtâ. Dans tous les états, veillant et dormant, se nourrissant et jouant et agissant, le yogi sera alors en yoga avec le Divin, et il fera tout dans la conscience que le Divin est le moi et le Tout et ce qui soutient et contient sa vie et son action. Le désir et l'ego, la volonté personnelle et la pensée du mental ne sont motifs d'action que dans la nature inférieure; lorsque l'ego est perdu et que le yogi devient le Brahman, lorsqu'il vit dans une conscience transcendante et universelle, et qu'il est même cette conscience, l'action en découle spontanément; la connaissance lumineuse supérieure à la pensée mentale en découle, un pouvoir autre et plus puissant que la volonté personnelle en découle afin d'accomplir ses œuvres pour lui et d'en produire les fruits : l'action
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personnelle a cessé, tout a été repris dans le Brahman et assumé par le Divin, mayi sannyasya karmâni.
En effet, quand la Guîtâ décrit la nature de cette réalisation de soi et le résultat du Yoga¹ qui naît du nirvana (en la conscience brahmique) du mental égoïste séparateur et des mobiles de sa pensée, de ses sentiments et de son action, elle inclut le sens cosmique, bien qu'exhaussé en une nouvelle espèce de vision. "L'homme dont le moi est en yoga, voit le moi dans tous les êtres et tous les êtres dans le moi, il voit tout d'une vision égale." Tout ce qu'il voit lui est le Moi, tout est son moi, tout est le Divin. Mais s'il demeure si peu que ce soit dans la mutabilité du Kshara, ne court-il pas le danger de perdre tous les résultats de ce Yoga difficile, de perdre le Moi et de retomber dans le mental, n'est-il pas possible que le Divin le perde et que le monde le récupère, ne risque-t-il pas de perdre le Divin et de récupérer à la place l'ego et la nature inférieure? Non, dit la Guîtâ. "Celui qui Me voit partout et voit tout en Moi, Je ne me perds pas pour lui, et lui non plus ne se perd pas pour Moi." Car cette paix du nirvana, bien qu'elle soit conquise au moyen de l'Akshara, repose sur l'être du Pouroushôttama, matsansthâm, et celui-ci est répandu, le Divin, le Brahman est également répandu dans le monde des êtres et, tout en lui étant transcendant, n'est pas emprisonné dans Sa transcendance. On doit voir que toutes choses sont Lui, vivre et agir entièrement selon cette vision : tel est le fruit parfait du Yoga.
Mais pourquoi agir? N'est-il pas plus sûr de s'asseoir dans sa solitude et, si l'on veut, de considérer le monde en le voyant dans le Brahman, dans le Divin, mais sans y prendre part, sans s'y mouvoir, sans y vivre, sans y agir, bien plutôt en vivant d'ordinaire dans le samâdhi intérieur? Cela ne doit-il pas être la loi, la règle, le dharma de cette suprême condition spirituelle? Non, une fois encore, pour le yogi libéré, il n'est d'autre loi, d'autre règle, d'autre dharma que de vivre en le Divin, d'aimer le Divin et d'être un avec tous les êtres; sa liberté est une liberté absolue et non pas contingente, elle existe en soi et ne dépend
¹yôga-kshémam vahâmyaham.
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plus d'aucune règle de conduite, d'aucune loi de vie ni d'aucune limitation d'aucune sorte. Il n'a plus besoin d'une méthode de Yoga, car maintenant il est perpétuellement en yoga. "Le yogi qui a établi son assise sur l'unité et M'aime en tous les êtres, de quelque façon qu'il vive et agisse, vit et agit en Moi." Spiritualisé, passé d'une expérience des sens à une expérience de l'âme, l'amour du monde est fondé sur l'amour de Dieu, et il n'est point en cet amour de péril ni de déficience. La crainte et le dégoût du monde peuvent souvent être nécessaires au recul devant la nature inférieure, car c'est en réalité la crainte et le dégoût de notre ego qui se réfléchissent en le monde. Mais voir Dieu en le monde, c'est ne rien redouter, c'est tout embrasser dans l'être de Dieu; voir tout comme le Divin, c'est ne haïr et n'abhorrer personne, c'est aimer Dieu dans le monde et le monde dans Dieu.
Mais du moins évitera-t-on et craindra-t-on les choses de la Nature inférieure que le yogi s'est donné tant de peine pour surmonter? Pas davantage; tout est embrassé dans l'égalité de la vision de soi. "Celui-là, ô Ardjouna, qui d'un œil égal voit toute chose à l'image de Moi, que ce soit le chagrin ou le bonheur, Je le tiens pour le yogi suprême." Ce qui ne signifie nullement qu'il tombera lui-même de sa béatitude spirituelle sans chagrin et qu'il éprouvera de nouveau le malheur mondain, fût-ce dans la peine d'autrui; mais voyant en autrui le jeu des dualités qu'il a lui-même laissé et surmonté, il continuera de tout voir comme étant lui-même, son moi en tout, Dieu en tout et, ni troublé ni déconcerté par les apparences de ces choses, mû seulement par elles pour aider et guérir, pour s'occuper du bien de tous les êtres, pour conduire les hommes à la béatitude spirituelle, pour œuvrer au progrès du monde vers Dieu, il vivra la vie divine, tant que sur terre lui seront échus des jours. L'amant de Dieu qui peut le faire, qui peut ainsi embrasser toute chose en Dieu, qui peut regarder calmement la nature inférieure et les œuvres de la Maya des trois gounas et agir en elles et sur elles sans trouble ni dérangement, depuis la cime et la puissance de l'unité spirituelle, libre en la vastitude de la vision de Dieu, doux et grand et lumineux en la force de la nature de Dieu, celui-là on
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peut certes dire qu'il est le yogi suprême. Il a en vérité conquis la création, djitah sargah.
Ici comme toujours, la Guîtâ introduit la bhakti comme sommet du Yoga, sarva-bhoûta-sthitam yo mâm bhadjati ékatwam âsthitah; c'est ce que l'on peut presque dire pour résumer tout le résultat final de l'enseignement de la Guîtâ — quiconque aime Dieu en tout et a son âme fondée sur l'unité divine, de quelque façon qu'il vive et agisse, vit et agit en Dieu, Et pour le souligner encore plus, après une intervention d'Ardjouna et une réponse à son doute sur la façon dont un Yoga si difficile est tant soit peu possible au mental agité de l'homme, l'Instructeur divin revient à cette idée et en fait sa déclaration suprême. "Le yogi est plus grand que ceux qui pratiquent l'ascèse, plus grand que les hommes de connaissance, plus grand que les hommes d'action; aussi deviens le yogi, ô Ardjouna", le yogi, celui qui, par l'action et la connaissance et l'ascèse, ou par tout autre moyen, ne se satisfaisant même pas de la connaissance ni du pouvoir spirituel ni d'aucune de ces choses pour ce qu'elles sont, mais poursuit et atteint l'union avec Dieu seul; car en cette union tout le reste est contenu, exhaussé, dépassé, accède à une signification suprêmement divine. Mais parmi les yogis eux-mêmes, le plus grand est le bhakta. "De tous les yogis, celui qui, M'ayant abandonné tout son être intérieur, a pour Moi amour et foi, shraddhâvân bhadjaté. Je le tiens pour le plus étroitement uni à Moi en Yoga." Telle est l'ultime parole de ces six premiers chapitres, et elle porte en soi la semence de tout le reste, de ce qui demeure encore informulé et n'est nulle part entièrement exprimé; car cela est toujours et demeure une sorte de mystère et de secret, rahasyam, le suprême mystère spirituel et le secret divin.
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