Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
XIV
LE PRINCIPE DES ŒUVRES DIVINES
Tel est donc le sens de la doctrine du sacrifice de la Guîtâ. Cette pleine signification est liée à l'idée du Pouroushôttama, qui jusqu'à présent n'est pas développée nous ne la trouvons clairement exposée que bien plus loin dans le courant des dix-huit chapitres -, et quelque infidélité qu'il en ait coûté à la méthode progressive d'exposition de la Guîtâ, il nous a par conséquent fallu anticiper sur cet enseignement central. Pour le moment, l'Instructeur ne fait que donner une indication, qu'esquisser cette suprême présence du Pouroushôttama et sa relation avec le Moi immobile en qui notre premier souci, notre besoin spirituel urgent est de trouver notre état de paix et d'égalité parfaites en accédant à la condition brahmique. Jusqu'à présent, il ne parle pas du tout en termes précis du Pouroushôttama, mais de lui-même "Moi", Krishna, Nârâyana, l'Avatar, le Dieu en l'homme, qui est également le Seigneur dans l'univers, incarné sous les traits du divin aurige de Kouroukshétra. "En le Moi, puis en Moi", est la formule qu'il donne, et qui implique que transcender la personnalité individuelle en la voyant comme un "devenir" dans l'Être impersonnel existant en soi est simplement un moyen d'arriver à cette grande et secrète Personnalité impersonnelle qui, par là même, est silencieuse, calme, élevée au-dessus de la Nature dans Être impersonnel, mais aussi présente et active dans la Nature en tous ces millions de devenirs. Perdant notre personnalité inférieure individuelle en l'Impersonnel, nous arrivons finalement à l'union avec cette suprême Personnalité qui, sans être séparée ni individuelle, assume néanmoins toutes les individualités. Transcendant la nature inférieure définie par les trois gounas et plaçant l'âme en le Pourousha immobile par-delà les trois gounas, nous pouvons finalement nous hausser en la nature supérieure du Divin infini, qui, même lorsqu'il agit par l'entremise de la Nature, n'est pas lié par les trois gounas. Atteignant
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l'absence intérieure d'action du Pourousha silencieux, naïshkarmya, et laissant la Prakriti accomplir ses œuvres, nous sommes à même d'accéder suprêmement au-delà à la condition de la Maîtrise divine qui peut accomplir toutes les œuvres sans toutefois être liée par aucune. L'idée du Pouroushôttama, considéré ici comme Nârâyana incarné, Krishna, est donc la clef. Sans elle, le retrait hors de la nature inférieure en la condition brahmique conduit nécessairement à l'inaction de l'homme libéré, à son indifférence vis-à-vis des œuvres du monde; avec elle, le même retrait devient un moyen de reprendre les œuvres du monde dans l'esprit et avec la nature du Divin et en Sa liberté. Vois le Brahman silencieux comme le but, et le monde avec toutes ses activités s'en trouve fatalement abandonné; vois Dieu, le Divin, le Pouroushôttama comme le but, supérieur à l'action tout en en étant la cause spirituelle intérieure et l'objet et la volonté originelle, et le monde avec toutes ses activités s'en trouve conquis et possédé en une divine transcendance du monde. Au lieu d'une prison, il peut devenir un royaume opulent, râdjyam samriddham, conquis par nous pour la vie spirituelle en mettant à mort la limitation de l'ego tyrannique, en triomphant de l'asservissement à nos geôliers que sont les désirs et en abattant la prison de nos possessions et de nos plaisirs individuels. L'esprit libéré universalisé devient swarât, samrât, un gouverneur de soi-même et un empereur.
Les œuvres sacrificielles sont de la sorte justifiées comme moyen de libération et d'absolue perfection spirituelle, sansiddhi. Ainsi Djanaka et d'autres grands karma-yogis du puissant Yoga d'antan atteignirent-ils à la perfection, par des œuvres équanimes et sans désir accomplies en sacrifice, sans le moindre but ni le moindre attachement égoïstes karmanaïva hi sansiddhim âsthitâ djanakâdayah. Ainsi également et avec la même absence de désir, une fois atteintes la libération et la perfection, les œuvres peuvent-elles et doivent-elles être continuées par nous dans un vaste esprit divin, avec la calme nature élevée d'une royauté spirituelle. "Tu dois aussi accomplir les œuvres en vue de la cohésion des peuples, lôka-sangraham évâpi sampashyan kartoum arhasi. Quoi que fasse le Meilleur, c'est cela
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que met en pratique le genre humain inférieur; la norme qu'il crée, le peuple la suit. 0 fils de Prithâ, Je n'ai point d'œuvre qu'il Me soit besoin d'accomplir dans les trois mondes, il n'est rien que Je n'aie gagné et qu'il Me faille encore gagner. Or, en vérité. Je poursuis le chemin de l'action", varia éva tcha karmani — éva impliquant : J'y reste et ne l'abandonne pas comme le sannyâsi se croit obligé d'abandonner les œuvres. "Car si Je ne demeurais sans répit sur les chemins de l'action les hommes suivent Mon chemin de toutes les façons possibles -, ces peuples sombreraient dans la destruction si Je n'oeuvrais point, et Je serais le créateur du désordre et tuerais ces créatures. Alors que ceux qui ne savent point agissent en s'attachant à l'action, celui qui sait doit agir sans attachement et en ayant pour motif la cohésion des peuples. Il ne doit point créer de division dans la compréhension des ignorants attachés à leurs oeuvres; il doit les atteler à toutes les actions et les accomplir lui-même avec la connaissance et en Yoga." Peu de passages dans la Guîtâ sont plus importants que ces sept versets étonnants.
Mais entendons bien qu'il ne faut pas les interpréter ainsi que la tendance pragmatique d'aujourd'hui beaucoup plus intéressée par les affaires présentes du monde que par aucune possibilité spirituelle haute et lointaine cherche à le faire -, comme une simple justification philosophique et religieuse du service social, de l'effort patriotique, cosmopolite et humanitaire et de l'attachement aux cent projets et rêves sociaux passionnés qui attirent l'intellect moderne. Ce n'est pas la règle d'un ample altruisme moral et intellectuel qui est ici proclamée, mais celle d'une unité spirituelle avec Dieu et avec ce monde d'êtres qui demeurent en Lui et en qui Il demeure. C'est une injonction faite non pour subordonner l'individu à la société et à l'humanité, ou pour immoler l'égoïsme sur l'autel de la collectivité humaine, mais pour accomplir l'individu en Dieu et pour sacrifier l'ego sur le seul autel véritable de la Divinité qui contient tout. La Guîtâ se meut sur un plan d'idées et d'expériences plus hautes que celles du mental moderne qui, sans doute, en est au stade d'une lutte pour secouer les anneaux de l'égoïsme, mais est encore mondain dans son point de vue, et
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intellectuel et moral plutôt que spirituel en son tempérament. Le patriotisme, le cosmopolitisme, le service de la société, le collectivisme, l'humanitarisme, l'idéal ou la religion de l'humanité sont des aides admirables dans le sens de notre évasion hors de la condition première de l'égoïsme individuel, familial, social, national, en un stade secondaire où l'individu réalise l'unité de son existence avec l'existence d'autres êtres, autant qu'il est possible au niveau intellectuel, moral et émotif à ce niveau, il ne peut le faire entièrement de la façon juste et parfaite, selon la vérité intégrale de son être. Mais la pensée de la Guîtâ va au-delà et atteint une condition tertiaire de notre croissante conscience de nous-mêmes et sur le chemin de laquelle la condition secondaire n'est qu'une étape partielle du progrès.
La tendance sociale indienne a été de subordonner l'individu aux exigences de la société, mais la pensée religieuse indienne et la recherche spirituelle de l'Inde ont toujours été d'un individualisme altier dans leurs buts. Un système indien de pensée comme celui de la Guîtâ ne peut manquer de faire d'abord intervenir le développement individuel, le plus haut besoin de l'individu, ses titres à découvrir et à exercer sa liberté, sa grandeur, sa splendeur, sa royauté spirituelles les plus vastes son but qui est de se muer en un voyant illuminé, un roi illuminé au sens spirituel de la voyance et de la royauté -, ce qui constituait la première grande charte de l'humanité idéale promulguée par les anciens sages védiques. Le but de ceux-ci, pour l'individu, était le dépassement de soi, non en perdant toutes ses visées dans les visées d'une société humaine organisée, mais en s'élargissant, en grandissant, en s'agrandissant dans la conscience du Divin. La règle donnée ici par la Guîtâ est la règle qui vaut pour le maître-homme, le surhomme, l'être humain divinisé, le Meilleur, non au sens d'aucune surhumanité nietzschéenne, unilatérale et bancale, olympienne, apollinienne ou dionysiaque, angélique ou démoniaque, mais au sens de l'homme dont toute la personnalité a été offerte en l'être, la nature et la conscience de la Divinité une, transcendante et universelle et qui, en perdant son moi plus petit, a trouvé son moi plus grand, a été divinisée.
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S'exhausser hors de la Prakriti inférieure imparfaite, traïgounya-mayî maya, jusqu'en l'unité avec l'être divin, la conscience et la nature divines¹, madbhâvam âgatâh, est l'objet du Yoga. Mais une fois rempli ce propos, une fois l'homme installé en la condition brahmique et ne voyant plus le monde ni lui-même selon la vision égoïste et fausse, mais tous les êtres en le Moi, en Dieu, et le Moi en tous les êtres, Dieu en tous les êtres, quelle sera l'action puisqu'il y a encore action -, que résulterat-il de cette vision, et quel sera le motif cosmique ou individuel de toutes ses œuvres? C'est la question d'Ardjouna², mais à laquelle il est répondu d'un point de vue autre que celui d'où Ardjouna l'a posée. Le motif ne peut être le désir personnel au niveau intellectuel, moral, émotif, car cela a été abandonné même le motif moral a été abandonné, depuis qu'ayant franchi la distinction inférieure du péché et de la vertu l'homme vit en une pureté glorifiée par-delà le bien et le mal. Ce ne peut être l'appel spirituel en vue de son parfait développement de soi au moyen des œuvres désintéressées, car l'appel a reçu sa réponse, le développement est accompli et parfait. Le motif de son action ne peut être que la cohésion des peuples, tchikîrshour lôkasangraham. Cette grande marche des peuples vers un lointain idéal divin doit être maintenue dans la cohésion, il faut l'empêcher de tomber dans l'égarement, la confusion et le complet désaccord de l'entendement, qui mèneraient à la dissolution et à la destruction, et auxquelles le monde avançant dans la nuit ou dans le sombre crépuscule de l'ignorance serait trop aisément enclin s'il n'était maintenu dans la cohésion, guidé, attaché aux grandes lignes de sa discipline par l'illumination, par la force, par la règle et l'exemple, par la norme visible et l'invisible influence des Meilleurs. Les Meilleurs, les individus qui sont en avance sur la ligne générale et au-dessus du niveau général de la collectivité sont les guides naturels de l'humanité; ce sont eux en effet qui peuvent désigner à la race et le chemin qu'il lui faut
¹Sâyoudjya, sâlôkya et sâdrishya ou sâdharmya. Sâdharmya est devenir un en loi d'être et d'action avec le Divin.
²kim prabhâshéta kim âsîta vradjéta kim..
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suivre et la norme ou l'idéal qu'il lui faut préserver ou atteindre. Mais si l'homme divinisé est le Meilleur, ce n'est en aucun sens ordinaire du mot, et son influence, son exemple doivent posséder un pouvoir que ne puisse exercer aucun homme ordinairement supérieur. Quel exemple doit-il alors donner? Quelle règle, quelle norme soutiendra-t-il?
Afin d'indiquer plus parfaitement ce qu'il veut dire, l'Instructeur divin, l'Avatar donne son propre exemple, sa propre norme à Ardjouna. "Je demeure dans la voie de l'action, semble-t-il dire, la voie que suivent tous les hommes; toi aussi, dois demeurer dans l'action. De la façon dont J'agis, de cette façon tu dois aussi agir. Je suis au-dessus de la nécessité des œuvres, car il n'est rien que J'aie à y gagner; Je suis le Divin qui possède toute chose et tout être dans le monde et Je suis Moi-même par-delà le monde aussi bien qu'en lui et, pour aucun objet, ne dépends de rien ni de personne en aucun des trois mondes; et toutefois, J'agis. Telle doit être aussi ta façon de travailler, et tel l'esprit dans lequel travailler. Moi, le Divin, suis la règle et la norme; c'est Moi qui trace le chemin qu'empruntent les hommes; Je suis le chemin et le but. Or, Je fais tout cela amplement, universellement, visiblement pour une part, mais Je fais bien davantage invisiblement; et les hommes ne savent pas vraiment la façon dont J'œuvre. Toi, lorsque tu sauras et verras, lorsque tu seras devenu l'homme divinisé, tu dois être le pouvoir individuel de Dieu, l'exemple humain et cependant divin, de même que Je le suis dans Mes Avatars. La plupart des hommes demeurent dans l'ignorance, le voyant de Dieu demeure dans la connaissance; mais qu'il ne sème point la confusion dans le mental des hommes par un exemple dangereux en rejetant, dans sa supériorité, les œuvres du monde; qu'il ne rompe point le fil de l'action avant que celui-ci ne soit filé, qu'il n'embrouille ni ne fausse les étapes et les gradations des chemins que J'ai frayés. Toute l'étendue de l'action humaine a été décrétée par Moi afin que l'homme progresse de la nature inférieure à la nature supérieure, du non-divin apparent au Divin conscient. Le champ des œuvres humaines doit être tout entier celui où se meut le connaissant de Dieu. Toute action individuelle, toute
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action sociale, toute œuvre de l'intellect, du cœur et du corps sont toujours siennes non plus isolément pour lui, mais pour Dieu dans le monde, Dieu dans tous les êtres, et de sorte que tous ces êtres puissent avancer, comme il a avancé, par la voie des œuvres, vers la découverte du Divin en eux-mêmes. Vues de l'extérieur, ses actions peuvent paraître ne pas différer essentiellement des leurs; la bataille et le gouvernement aussi bien que l'enseignement et la pensée, tout le commerce varié de l'homme avec l'homme peut tomber dans son domaine. Mais l'esprit dans lequel il le fait doit être très différent; et cet esprit, par son influence, doit être la grande attraction qui élève les hommes à son niveau à lui, le grand levier qui soulève plus haut la masse des hommes en leur ascension."
Le fait de donner l'exemple de Dieu Lui-même à l'homme libéré est profondément significatif; car cela révèle toute la base de la philosophie des œuvres divines selon la Guîtâ. L'homme libéré est celui qui s'est exhaussé dans la nature divine, et ses actions doivent se conformer à cette nature divine. Mais qu'est-ce que la nature divine? Ce n'est pas entièrement et uniquement celle de l'Akshara, le moi immobile, inactif, impersonnel; car cela conduirait en soi l'homme libéré à l'immobilité sans action. Ce n'est pas spécifiquement celle du Kshara, le multiple, le personnel, le Pourousha soumis spontanément à la Prakriti; car en soi cela conduirait l'homme à s'assujettir de nouveau à sa personnalité, ainsi qu'à la nature inférieure et à ses attributs. C'est la nature du Pouroushôttama, lequel contient ensemble l'une et l'autre natures et, par sa suprême divinité, les réconcilie en une divine réconciliation, qui est le plus haut secret de son être, rahasyam hyétad outtamam. Il n'est pas l'auteur des œuvres au sens personnel de notre action imbriquée dans la Prakriti; car Dieu œuvre par Son pouvoir, Sa nature consciente, Sa force effective Shakti, Maya, Prakriti -, mais en étant néanmoins au-dessus, sans y être mêlé, sans y être soumis; Il peut s'élever par-delà les lois, les fonctionnements, les habitudes d'action qu'elle crée, Il n'est ni affecté ni lié par eux. Il n'est pas incapable, comme nous, de se distinguer des fonctionnements de la vie, du mental et du corps. Il est l'auteur des œuvres qui n'agit point,
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kartâram akartâram. "Connais-Moi, dit Krishna, comme l'exécutant de ceci (la quadruple loi des opérations humaines), Moi qui pourtant suis l'impérissable non-exécutant. Les œuvres ne se fixent point sur Moi (na limpanti), et Je n'ai point de désir pour les fruits de l'action." Mais il n'est pas non plus le Témoin inactif, impassible, impuissant, qui ne serait rien d'autre; car c'est lui qui œuvre dans les pas et les cadences de son pouvoir; tous les mouvements de celui-ci, toutes les particules du monde d'êtres qu'il forme sont animés par la présence de Dieu, emplis de Sa conscience, lancés par Sa volonté, façonnés par Sa connaissance.
Il est, en outre, le Suprême sans qualités, qui possède toutes les qualités, nirgouno gounî1. Il n'est lié par aucun mode de la nature ou de l'action, ni ne consiste, comme notre personnalité, en une somme de qualités, de modes de la nature, d'opérations caractéristiques de l'être mental, moral, émotif, vital, physique; mais Il est la source de tous les modes et qualités, capable de révéler l'un ou l'autre à son gré de n'importe quelle façon et à quelque degré qu'il le veuille; Il est l'être infini dont ils sont les manières de devenir, Il est l'immesurable quantité et l'ineffable non lié dont ils sont les mesures, les nombres et-les figures, qu'ils semblent mettre en rythme et en arithmétique selon les normes de l'univers. Pas davantage, pourtant, Il n'est simple, ment un indéterminé impersonnel, ni un simple matériau d'existence consciente d'où toutes les déterminations et toutes les personnalisations puissent tirer leurs éléments; mais Il est un Être suprême, l'Existant unique, originel et conscient, la parfaite Personnalité capable de toutes les relations jusques et y compris les relations les plus humaines, les plus concrètes et les plus intimes; car Il est l'ami, le camarade, l'amant, le compagnon de jeux, le guide, l'instructeur, le maître, le ministre de la connaissance ou celui de la joie, lié toutefois par aucune relation, libre et absolu. Cela aussi, l'homme divinisé le devient dans la mesure de son accomplissement, impersonnel en sa personnalité, non lié par la qualité ou par l'action lors même qu'il
1 Oupanishad.
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entretient les relations les plus personnelles et les plus intimes avec les hommes, lié par aucun dharma lors même qu'en apparence il suit ce dharma ou cet autre. Ni le dynamisme de l'homme cinétique ni la lumière sans action de l'ascète ou du quiétiste, ni la véhémente personnalité de l'homme d'action ni l'indifférente impersonnalité du sage philosophique ne sont le complet idéal divin. Ce sont les deux normes opposées de l'homme de ce monde et de l'ascète ou du philosophe quiétiste, l'un plongé dans l'action du Kshara, l'autre s'efforçant de résider entièrement dans la paix de l'Akshara; mais l'idéal divin complet procède de la nature du Pouroushôttama qui transcende ce conflit et concilie toutes les possibilités divines.
L'homme cinétique n'est satisfait d'aucun idéal qui ne repose sur l'accomplissement de cette nature cosmique, le jeu des trois qualités de cette nature, l'humaine activité du mental, du cœur et du corps. Le plus haut accomplissement de cette activité, peut-il dire, est mon idée de la perfection humaine, de la possibilité divine en l'homme; seul un idéal qui satisfait l'intellect, le cœur, l'être moral, seul un idéal de notre nature humaine ' en son action peut satisfaire l'être humain; celui-ci doit avoir quelque chose qu'il puisse chercher dans les opérations de son mental, de sa vie et de son corps. Car c'est cela, sa nature, son dharma, et comment peut-il s'accomplir en dehors de sa nature? Chaque être en effet est lié à sa nature et doit y chercher sa perfection. Notre perfection humaine doit se conformer à notre nature humaine; et chaque homme doit s'efforcer d'y atteindre selon la ligne de sa personnalité, son swadharma, mais dans la vie, dans l'action, non point hors de la vie et de l'action. Oui, répond la Guîtâ, il y a en cela une vérité; l'accomplissement de Dieu en l'homme, le jeu du Divin dans la vie fait partie de la perfection idéale. Mais si vous ne le recherchez que dans ce qui est extérieur, dans la vie, dans le principe de l'action, vous ne le trouverez jamais; car alors non seulement vous agirez selon votre nature, ce qui est en soi une règle de perfection, mais vous serez — et ceci est une règle de l'imperfection éternellement soumis à ses modes, ses dualités de goût et de répulsion, de peine et de plaisir, et surtout au mode radjasique avec son
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principe du désir et son piège que représentent la colère, le chagrin et l'envie éperdue le principe sans repos, et qui dévore tout, du désir, l'insatiable feu qui assiège votre action dans le monde, l'éternel ennemi de la connaissance par lequel elle est recouverte ici-bas dans votre nature, comme un feu par la fumée ou un miroir par la poussière, et que vous devez tuer afin de vivre en la calme, la claire, la lumineuse vérité de l'esprit. Les sens, le mental et l'intellect sont le siège de cette cause éternelle d'imperfection, et c'est toutefois à l'intérieur de ces sens, de ce mental et de cet intellect, de ce jeu de la nature inférieure que vous voudriez limiter votre recherche de la perfection! Vain effort. Le côté cinétique de votre nature doit d'abord chercher à s'adjoindre le côté quiétiste; vous devez vous exhausser par-delà cette nature inférieure jusqu'à cela qui est au-dessus des trois gounas, cela qui a sa fondation dans le principe suprême, dans l'âme. Lorsque vous avez atteint à la paix de l'âme, c'est alors, et pas avant, que vous pouvez devenir capable d'une action libre et divine.
En revanche, le quiétiste, l'ascète ne peuvent voir de possibilité de perfection où pénètrent la vie et l'action. Ces dernières ne sont-elles pas le siège même de l'esclavage et de l'imperfection? Toute action n'est-elle pas imparfaite en sa nature, tel un feu qui fatalement produit de la fumée; le principe de l'action n'est-il pas lui-même radjasique, le père du désir, une cause qui a fatalement pour effet d'obscurcir la connaissance, qui a sa ronde d'appétit et de succès et d'échec, ses oscillations de joie et de chagrin, sa dualité de vertu et de péché? Dieu peut être dans le monde, mais Il n'est pas de ce monde; Il est un Dieu de renoncement, et non le Maître ou la cause de nos œuvres; le maître de nos œuvres est le désir, et la cause de nos œuvres est l'ignorance. Si le monde, le Kshara, est, en un sens, une manifestation ou une lîlâ du Divin, c'est un jeu imparfait avec l'ignorance de la Nature, un obscurcissement plutôt qu'une manifestation. Ce qui est certes évident dès notre premier coup d'oeil sur la nature du monde. Et la plus complète expérience du monde ne nous enseigne-t-elle pas toujours la même vérité? N'est-il pas une roue de l'ignorance enchaînant l'âme à une
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naissance continuelle de par l'impulsion du désir et de l'action jusqu'à ce qu'enfin cette impulsion soit épuisée ou rejetée? On doit rejeter non seulement le désir, mais l'action également; sise en le moi silencieux, l'âme passera alors dans le Brahman immobile, inactif, imperturbable, absolu. La Guîtâ répond encore plus soigneusement à cette objection que fait le quiétiste de l'impersonnalisation, qu'à celle de l'homme du monde, de l'individu cinétique. Car ce quiétisme disposant d'une vérité plus haute et plus puissante, mais qui n'est pas encore la vérité entière et suprême, sa diffusion comme idéal universel, complet, suprême de la vie humaine risque d'entraîner pour le progrès de la race humaine vers son but plus de désordre et de désastre que l'erreur d'un cinétisme exclusif. Une forte vérité unilatérale, quand elle est exposée comme l'entière vérité, crée une forte lumière, mais également une grande confusion; car la force même de son élément de vérité accroît la force de son élément d'erreur. L'erreur de l'idéal cinétique ne peut que prolonger l'ignorance et que retarder le progrès de l'humanité en la lançant à la recherche de la perfection là où la perfection ne peut se trouver; mais l'erreur de l'idéal quiétiste contient en soi le principe même de la destruction du monde. Me fonderais-je sur cet idéal, dit Krishna, Je détruirais les peuples et serais l'auteur du désordre; et bien que l'erreur de l'individu humain, fût-il un homme presque divin, ne puisse détruire toute la race, elle peut engendrer une vaste confusion susceptible, en sa nature, de détruire le principe de la vie humaine et de déranger la ligne tracée pour son progrès.
Dès lors, il faut obliger la tendance quiétiste en l'homme à reconnaître qu'elle est incomplète et à admettre sur le même pied qu'elle la vérité qui se trouve derrière la tendance cinétique : l'accomplissement de Dieu en l'homme et la présence du Divin dans toute l'action de la race humaine. Dieu est là, non seulement dans le silence, mais dans l'action; le quiétisme de l'âme impassible, inaffectée par la Nature, et le cinétisme de l'âme se donnant à la Nature de façon que le grand sacrifice universel, le Pourousha-yadjña, puisse être accompli, ne sont pas une réalité et un mensonge perpétuellement aux prises l'un
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avec l'autre, ni même deux réalités hostiles, l'une supérieure, l'autre inférieure, fatales l'une à l'autre; ils constituent le double terme de la manifestation divine. L'Akshara seul n'est pas toute la clef de leur accomplissement ni le dernier et le plus haut secret. On doit chercher le double accomplissement, la réconciliation dans le Pouroushôttama représenté ici par Krishna, à la fois Être suprême, le Seigneur des mondes et l'Avatar. L'homme divinisé, une fois revêtu de sa nature divine, agira comme à présent; il ne s'abandonnera pas à l'inaction. Le Divin est à l'œuvre en l'homme dans l'ignorance et à l'œuvre en l'homme dans la connaissance. Le connaître est le plus haut bien-être de notre âme et la condition de sa perfection, mais Le connaître et Le réaliser comme une paix et un silence transcendants n'est pas tout; le secret qu'il faut apprendre est tout ensemble le secret du Divin éternel et non né et le secret de la naissance divine et des œuvres divines, djanma karma tcha mé divyam. L'action qui découle de cette connaissance, sera libre de toute servitude. "Celui qui Me connaît ainsi, dit l'Instructeur, n'est pas lié par les œuvres." Si l'évasion hors de l'obligation des œuvres et du désir et hors de la roue de la re-naissance doit être le but et l'idéal, il faut alors tenir cette connaissance pour le vrai, l'ample moyen de s'évader; car "celui qui connaît en leurs justes principes Ma naissance divine et Mes œuvres divines, dit la Guîtâ, lorsqu'il quitte son corps ne renaît pas, mais vient à Moi, ô Ardjouna". Par la connaissance et la possession de la naissance divine, il vient au Divin non né et impérissable qui est le moi de tous les êtres, adjô'vyaya âtmâ; par la connaissance et l'exécution des œuvres divines, il vient au Maître des œuvres, au seigneur de tous les êtres, bhoûtânâm îshwarah. û vit en cet être non né; ses œuvres sont celles de cette Maîtrise universelle.
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