Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
IV
Toute la vérité qui, pas à pas, s'est développée de cette façon détaillée, chaque étape mettant en relief un nouvel aspect de la connaissance intégrale et y fondant quelque résultat de condition et d'action spirituelles, doit maintenant prendre un tournant d'une immense importance. L'Instructeur a donc soin d'attirer d'abord l'attention sur le caractère décisif de ce qu'il s'apprête à dire, de façon que le mental d'Ardjouna puisse être éveillé et attentif. Car il va lui ouvrir l'esprit à la connaissance et à la perception de la Divinité intégrale et l'amener à la vision du onzième livre, par laquelle le guerrier de Kouroukshétra devient conscient de l'auteur et du soutien de son être, de son action et de sa mission : le Divin en l'homme et dans le monde, que rien dans l'homme ni dans le monde ne limite ni ne lie, tout découlant de Lui, étant un mouvement dans Son être infini, se poursuivant et étant supporté par Sa volonté, étant justifié en Sa divine connaissance de soi, L'ayant toujours pour origine, pour substance et pour fin. Ardjouna doit prendre conscience de lui-même et qu'il n'existe qu'en Dieu, qu'il n'agit que par le pouvoir qui est en lui, ses travaux n'étant qu'une instrumentalité de l'action divine, sa conscience égoïste qu'un voile et, pour son ignorance, qu'une représentation erronée de l'être réel en lui, étincelle et part immortelles du Divin suprême.
Quelque doute qu'il puisse encore demeurer dans son mental, cette vision doit l'enlever; elle doit le rendre fort en vue de l'action à laquelle il s'est dérobé, mais dont il reçoit l'ordre irrévocable et devant laquelle il ne peut plus reculer un recul, en effet, serait la négation et le refus de la volonté et de la sanction divines en lui, qui, déjà exprimées dans sa conscience individuelle, doivent bientôt revêtir encore l'apparence de la sanction cosmique plus grande. Car à présent lui apparaît l'Être du monde comme le corps de Dieu dont l'âme est l'éternel esprit du Temps, et qui de sa voix majestueuse et terrifiante l'envoie au fracas de la
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bataille. Il est par lui invité à la libération de son esprit, à l'accomplissement de son action dans le mystère cosmique et les deux libération et action doivent constituer un unique mouvement. Ses doutes intellectuels s'évanouissent à mesure que se déploient devant lui une plus grande lumière de connaissance de soi et la connaissance de Dieu et de la Nature. Mais la clarté intellectuelle ne suffit pas; il doit voir avec la vision intérieure qui illumine l'aveugle regard humain extérieur, de façon à pouvoir agir avec le consentement de tout son être, avec une foi parfaite en tous ses membres, shraddhâ, avec une parfaite consécration au Moi de son moi et au Maître de son être et au même Moi du monde et au même Maître de tout être dans l'univers.
Tout ce qui précède a posé les fondations de la connaissance ou en a préparé les premiers matériaux nécessaires ou l'échafaudage, mais il faut maintenant placer devant ses yeux dessillés l'entière charpente de la structure. Tout ce qui doit venir après aura une grande importance, analysant les parties de cette charpente, montrant en quoi consiste tel ou tel de ses éléments; mais en substance, la connaissance intégrale de Être qui lui parle doit maintenant être dévoilée à ses yeux de manière qu'il puisse non pas choisir mais voir. Ce qui précède lui a montré qu'il n'est point fatalement lié par le nœud de l'ignorance et de l'action égoïste où il est jusqu'ici demeuré satisfait tant que leurs solutions partielles suffisaient pour contenter son mental à présent dérouté par le conflit des apparences contraires qui constituent l'action du monde et son cœur troublé par l'embrouillement de ses œuvres auquel il ne se sent capable d'échapper qu'en renonçant à la vie et aux œuvres. On lui a montré qu'il existe deux façons opposées de travailler et de vivre, l'une dans l'ignorance de l'ego, l'autre dans la claire connaissance de soi d'un être divin. Il peut agir avec désir, avec passion, ego mené par les qualités de la Nature inférieure, soumis à l'équilibre de la vertu et du péché, de la joie et du chagrin, préoccupé des fruits et des conséquences de ses œuvres, le succès et la défaite, le bon résultat et le mauvais, lié sur la machine du monde, pris dans une grande confusion d'action, d'inaction et d'action perverse qui déconcertent le cœur, le mental et l'âme de l'homme avec leurs apparences et leurs
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masques changeants et contraires. Mais il n'est pas entièrement lié aux œuvres de l'ignorance; s'il le veut, il peut exécuter les œuvres de la connaissance. Il peut agir ici comme le penseur supérieur, le connaissant, le yogi, celui tout d'abord qui recherche la liberté, puis l'esprit libéré. Percevoir cette grande possibilité et garder sa volonté et son intelligence fixées sur la connaissance et la vision de soi qui la réaliseront et la rendront effective, tel est pour lui le chemin pour échapper au chagrin et à la perplexité, le moyen d'en finir avec l'énigme humaine.
Il y a un esprit en nous : calme, supérieur aux œuvres, égal, qui n'est pas enchaîné dans cette confusion extérieure, qui la regarde, étant son soutien, sa source, son témoin immanent, mais n'y est point mêlé. Infini, contenant tout, moi unique en tout, il observe sans partialité l'action entière de la nature et voit que c'est seulement l'action de la Nature, et non pas son action à lui. Il voit que l'ego, sa volonté et son intelligence sont un mécanisme de la Nature et que toutes leurs activités sont déterminées par la complexité des triples modes et qualités de celle-ci. L'esprit éternel est lui-même libre de ces choses. Il en est libre parce qu'il sait; il sait que la Nature et l'ego et l'être personnel de toutes ces créatures ne sont pas toute l'existence. Car l'existence n'est pas simplement le panorama glorieux ou vain, merveilleux ou lugubre d'une constante mutation du devenir. Il y a quelque chose d'éternel, d'immuable, d'impérissable, une intemporelle existence en soi, que n'affectent point les mutations de la Nature. C'est leur témoin impartial qui n'affecte ni n'est affecté, qui n'influence ni n'est influencé, ni vertueux ni pécheur, mais toujours pur, complet, grand et invulnérable. Ne se lamentant ni ne se réjouissant de tout ce qui afflige et attire l'être égoïste, il n'est l'ami de personne, l'ennemi de personne, mais le moi égal et unique de tous. L'homme, à présent, n'a pas conscience de ce moi, parce qu'il est enveloppé dans son mental tourné vers l'extérieur et qu'il ne veut pas apprendre ou n'a pas encore appris à vivre au-dedans; il ne se détache pas, ne se retire pas de son action, ne l'observe pas comme l'oeuvre de la Nature. L'ego est l'obstacle, le moyeu de la roue de l'illusion; la perte de l'ego en le moi de l'âme est la
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première condition de la liberté. Devenir l'esprit, ne plus être simplement un mental et un ego, telle est la parole sur laquelle s'ouvre ce message de libération.
Ardjouna a donc été d'abord invité à abandonner tout désir pour les fruits de ses œuvres et à devenir simplement l'exécutant impartial et sans désir de tout ce qui doit être fait laissant le fruit au maître des opérations cosmiques, quelque pouvoir que puisse être celui-ci. Lui, en effet, n'en est de toute évidence pas le maître; ce n'est pas pour la satisfaction de son ego personnel que la Nature a été mise en branle, pas pour l'assouvissement de ses désirs et de ses préférences que se vit la Vie universelle, pas pour la justification de ses opinions, de ses normes et de ses jugements intellectuels que fonctionne le Mental universel, et ce n'est pas davantage à ce tribunal insignifiant que ce Mental doit rapporter ses visées cosmiques ou sa méthode et ses desseins terrestres. Seules, peuvent avoir ces prétentions les âmes ignorantes qui vivent en leur personnalité et voient tout selon cette pauvre optique étroite. Il doit d'abord prendre du recul par rapport à ce qu'égoïstement il attend du monde et travailler seulement comme un, être parmi des millions, qui verse sa quote-part d'effort et de labeur en vue d'un résultat déterminé non pas par lui, mais par l'action et le propos universels. Et il lui faut faire encore plus, il lui faut abandonner l'idée qu'il est l'exécutant et, affranchi de toute personnalité, voir que ce sont l'intelligence, la volonté, le mental, la vie universels qui œuvrent en lui et dans tous les autres. La Nature est l'ouvrière universelle; ses œuvres à lui sont ses œuvres à elle; de même les fruits des œuvres de la Nature en lui font-ils partie de la grande somme du résultat guidé par un plus grand pouvoir que son pouvoir d'homme. S'il peut faire ces deux choses spirituellement, alors la confusion et la servitude de ses œuvres tomberont loin de lui; car tout le nœud de cette servitude réside en son exigence et sa participation égoïstes. La passion et le péché, la joie et le chagrin personnels s'évanouiront de son âme, qui vivra maintenant à l'intérieur, pure, vaste, calme, égale vis-à-vis de tout être et de toute chose. L'action ne produira pas de réaction subjective et ne laissera de tache ni de marque d'aucune sorte
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sur la pureté et la paix de son esprit. Il possédera la joie intérieure, le repos et le bien-être intérieurs et l'inaliénable béatitude d'un être libre et que rien n'affecte. Ni au-dedans ni au-dehors, il n'aura plus l'ancienne petite personnalité, car il sentira consciemment qu'il est un moi unique et un unique esprit avec tout; de même sa nature extérieure sera-t-elle devenue pour sa conscience une partie inséparable du mental, de la vie et de la volonté universels. Sa personnalité égoïste séparatrice aura été reprise et se sera éteinte dans l'impersonnalité de l'être spirituel; sa nature égoïste séparatrice sera unifiée avec l'action de la Nature cosmique.
Or, cette libération dépend de deux perceptions simultanées, mais que l'on n'a pas encore réconciliées : la claire vision de l'esprit et la claire vision de la Nature. Ce n'est pas le détachement scientifique et intelligent tout à fait possible même au philosophe matérialiste qui a quelque vision claire de la Nature seule, mais n'a pas la perception de son âme et de son être essentiel. Ce n'est pas non plus le détachement intellectuel du sage idéaliste qui s'échappe des formes plus limitatives et dérangeantes de son ego par un emploi lumineux de la raison. C'est un détachement spirituel plus vaste, plus vivant, plus parfait, issu d'une vision du Suprême, lequel est davantage que la Nature et plus grand que le mental et que la raison. Mais ce détachement n'est lui-même que le secret initial de la liberté et de la claire vision de la connaissance, ce n'est pas le fin mot du mystère divin car en soi, il laisserait la Nature inexpliquée et la part naturelle et active de l'être isolée de l'essentielle existence spirituelle et quiétiste. Le détachement divin doit être l'assise d'une participation divine à la Nature, qui remplacera l'ancienne participation égoïste; le quiétisme divin doit supporter un activisme et un cinétisme divins. Cette vérité que l'Instructeur a tout le temps eue en vue, insistant dès lors sur le sacrifice des œuvres, sur la reconnaissance du Suprême comme maître de nos œuvres et sur la doctrine de l'Avatar et la naissance divine, a d'abord été subordonnée, toutefois, à la primordiale nécessité d'une libération quiétiste. Seules, les vérités qui conduisent au calme, au détachement spirituels, à l'égalité et à l'unité spirituelles, en un
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mot à la perception du moi immuable et à la façon de le devenir, ont été pleinement développées, et il leur a été donné la plus grande amplitude de pouvoir et de signification. On a laissé l'autre grande vérité nécessaire, son complément, dans une certaine obscurité, du fait d'une lumière moins grande ou relative; il y a été constamment fait allusion, mais on ne l'a pas encore développée. Dans les chapitres qui suivent, elle est maintenant exprimée rapidement.
Tout du long, Krishna, l'Avatar, l'Instructeur, l'aurige de l'âme humaine en l'action du monde, a préparé la révélation du secret que lui-même représente : le plus profond secret de la Nature. Toujours, il a fait retentir une note au fil de son chant préparatoire et toujours l'a introduite comme un avertissement, comme un prélude à l'ultime et plus vaste harmonie de sa Vérité intégrale. Cette note, c'était l'idée d'un Divin suprême qui demeure en l'homme et en la Nature tout en étant plus grand que l'homme et la Nature, que l'on trouve grâce à l'impersonnalité du moi, mais dont le moi impersonnel n'est pas toute la signification. Nous voyons à présent pourquoi il y revenait avec cette forte insistance. C'était cet unique Divin, le même dans le moi universel et dans l'homme et la Nature qui, par la voix de l'Instructeur dans le char, préparait le terrain pour faire reconnaître son titre absolu à être entièrement le voyant éveillé des choses et l'auteur des œuvres. "Moi qui suis en toi, disait-il, moi qui suis ici dans ce corps humain, moi pour qui tout existe, agit, lutte, je suis le secret à la fois de l'esprit existant en soi et de l'action cosmique. Ce "je" est le je plus grand dont la personnalité humaine la plus ample n'est qu'une manifestation partielle et fragmentaire, et la Nature qu'une opération inférieure. Maître de l'âme, maître de toutes les œuvres du cosmos, Je suis l'unique Lumière, le seul Pouvoir, Être unique. Ce Divin au-dedans de toi est l'Instructeur, le Soleil, celui qui élève le clair flamboiement de la connaissance où tu réalises ce qui distingue ton moi immuable de ta nature mutable. Mais, par-delà cette lumière même, regardes-en la source; alors tu connaîtras l'Âme suprême où est recouvrée la vérité spirituelle de la personnalité et de la Nature. Vois alors le moi unique en tous les êtres afin de
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pouvoir Me voir en tous les êtres; vois tous les êtres en un unique moi spirituel, une unique réalité spirituelle, car c'est le moyen de voir tous les êtres en Moi; connais un seul Brahman en tous, afin de pouvoir voir Dieu qui est le Brahman suprême. Connais-toi toi-même, sois toi-même, afin de pouvoir être uni à Moi dont ce moi intemporel est la claire lumière ou le voile transparent. Moi, le Divin, Je suis la plus haute vérité du moi et de l'esprit."
Ardjouna doit voir que le même Divin est aussi la vérité supérieure non seulement du moi et de l'esprit mais de la Nature, et de sa propre personnalité, le secret à la fois de l'individu et de l'univers. Telle était la Volonté partout dans la Nature, plus grande que les actes de la Nature qui proviennent de lui, la Volonté à laquelle appartiennent les actions de la Nature et celles de l'homme ainsi que leurs fruits. Dès lors, il doit exécuter ses œuvres en sacrifice, car telle en est la vérité, ainsi que de toute œuvre. C'est la Nature qui œuvre, et non l'ego, mais la Nature n'est qu'un pouvoir de l'Être, lequel est l'unique maître de toutes les œuvres et de tous les énergismes de la Nature et de tous les éons du sacrifice cosmique. Par conséquent, et puisque ses œuvres sont celles de cet Être, il doit abandonner toutes ses actions au Divin qui est en lui et dans le monde et par qui elles sont accomplies dans le divin mystère de la Nature. C'est là la double condition de la naissance divine de l'âme, de sa libération, hors du caractère mortel de l'ego et du corps, en le spirituel et l'éternel connaissance d'abord de notre moi immuable et intemporel et union, de ce fait, avec le Divin intemporel, mais connaissance aussi de ce qui vit derrière l'énigme du cosmos, du Divin dans toutes les existences et leurs fonctionnements. Ainsi seulement pouvons-nous aspirer, grâce à l'offrande de toute notre nature et de tout notre être, à une vivante union avec l'Un qui, dans le Temps et l'Espace, est devenu tout ce qui existe. C'est là que se situe la bhakti dans le plan du Yoga d'une intégrale libération de soi. C'est une adoration et une aspiration vers ce qui est plus grand que le moi impérissable et que la Nature changeante. Toute connaissance devient alors une adoration et une aspiration, mais toutes les
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œuvres aussi deviennent une adoration et une aspiration. Les œuvres de la Nature et la liberté de l'âme sont unifiées en cette adoration et deviennent une seule élévation du moi vers l'unique Divin. La libération finale, ou mort à la nature inférieure et passage à la source du devenir spirituel supérieur, n'est pas une extinction de l'âme seule, sa forme d'ego s'éteint -, mais un départ de tout notre moi de connaissance, de volonté et d'amour pour qu'il réside en sa réalité non plus universelle, mais supracosmique; c'est un accomplissement, non pas une annulation.
Nécessairement, afin de rendre cette connaissance claire pour le mental celle-ci, l'Instructeur divin commence par supprimer la source de deux difficultés qui demeurent encore : l'antinomie entre le moi impersonnel et la personnalité humaine, et l'antinomie entre le moi et la Nature. Tant que persistent ces deux difficultés, le Divin dans la Nature et dans l'homme reste une chose obscure, irrationnelle et incroyable. On a représenté la Nature comme l'esclavage mécanique des gounas, l'âme comme l'être égoïste soumis à cet esclavage. Mais si c'est là toute leur vérité, l'âme ni la Nature ne sont ni ne peuvent être divines. La Nature, ignorante et mécanique, ne peut être un pouvoir de Dieu; car un Pouvoir divin doit être libre en ses opérations, spirituel en son origine, spirituel en sa grandeur. L'âme enchaînée et égoïste en la Nature, l'âme seulement mentale, vitale, physique ne peut être ni une part du Divin ni elle-même un être divin; un être divin, en effet, doit être précisément de la nature du Divin, libre, spirituel, se développer et exister spontanément, surpasser le mental, la vie et le corps. Ces deux difficultés et les obscurités qu'elles introduisent sont enlevées par un seul rayon illuminateur de la vérité. La Nature mécanique n'est qu'une vérité inférieure; c'est la formule d'une action phénoménale inférieure. Il en est une supérieure, qui est la Nature spirituelle, et celle-là est la nature de notre personnalité spirituelle, notre personne vraie. Dieu est à la fois impersonnel et personnel. Son impersonnalité est, pour notre réalisation psychologique, un infini d'existence, de conscience et de joie d'être intemporelles; sa personnalité se représente ici sous l'aspect d'un pouvoir conscient d'être, d'un
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centre conscient de connaissance et de volonté, se représente aussi comme la joie d'une multiple manifestation de soi. Nous sommes cette impersonnalité unique en l'essence statique de notre être; chacun de nous, en sa personne spirituelle, est la multitude de ce pouvoir essentiel. Mais la distinction n'existe que pour les besoins de la manifestation de soi; l'impersonnalité divine, lorsque l'on passe derrière, est tout ensemble un Lui infini, une âme et un esprit suprêmes. C'est le grand "Je" sô'ham, je suis Lui dont découlent toute personnalité et toute nature, qui se réjouissent ici-bas diversement sous les traits d'un monde impersonnel. Le Brahman est tout ceci qui est, dit l'Oupanishad, car le Brahman est le moi unique qui se voit en quatre positions successives de la conscience. Vâsoudéva, l'Être éternel est tout, dit la Guîtâ. Il est le Brahman, soutient tout et engendre tout consciemment depuis sa nature spirituelle supérieure, devient consciemment ici-bas toute chose en une nature d'intelligence, de mental, de vie, de sens et de phénomène objectif d'existence matérielle. Le djîva est lui en cette nature spirituelle de l'Éternel, son éternelle multiplicité, sa vision de soi depuis de multiples centres d'essentiel pouvoir conscient. Dieu, la Nature et le djîva sont les trois termes de l'existence, et à eux trois ils sont un seul être.
Comment cet être se manifeste-t-il dans le cosmos? D'abord comme le moi immuable et intemporel, omniprésent et qui soutient tout, qui en son éternité est être et non point devenir. Puis, renfermé en cet être, il y a un pouvoir essentiel ou un principe spirituel de devenir de soi, swabhâva, au moyen duquel, par la vision spirituelle de soi, il détermine et exprime, crée en le délivrant tout ce qui est latent ou contenu en sa propre existence. Le pouvoir ou l'énergie de ce devenir de soi projette dans l'action universelle, karma, tout ce qui est ainsi déterminé dans l'esprit. Toute création est cette action, est cette opération de la nature essentielle, est karma. Mais elle est développée ici-bas dans une Nature mutable d'intelligence, de mental, de vie, de sens et d'objectivité formelle de phénomènes matériels, et cette Nature est en fait coupée de la lumière absolue et limitée par l'Ignorance. Toutes ses opérations de
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viennent ici un sacrifice de l'âme en la Nature à l'Âme suprême secrète en elle, et dès lors le Divin suprême réside en tous comme le Maître de leur sacrifice, que gouvernent Sa présence et Son pouvoir et que reçoivent Sa connaissance de soi et Son délice d'être. Le savoir, c'est posséder la juste connaissance de l'univers et la vision de Dieu dans le cosmos, et c'est trouver la porte par laquelle échapper à l'Ignorance. Car cette connaissance, rendue effective pour l'homme par l'offrande de ses œuvres et de toute sa conscience au Divin en tout, lui permet de revenir à son existence spirituelle et, partant, à la Réalité supracosmique éternelle et lumineuse au-dessus de cette Nature mutable.
Cette vérité est le secret de l'être que la Guîtâ va maintenant appliquer dans l'amplitude de son résultat à notre vie intérieure et à nos œuvres extérieures. Ce qu'elle va dire est la chose la plus secrète de toutes¹. C'est la connaissance de l'entière Divinité, samagram mâm, que le Maître de son être a promise à Être, cette connaissance essentielle accompagnée de la complète connaissance du Divin en tous Ses principes, après quoi il ne restera rien qu'il faille encore connaître. Le nœud de l'ignorance qui a déconcerté son mental humain et fait reculer sa volonté devant l'œuvre assignée divinement aura été tranché tout entier. C'est la sagesse de toutes les sagesses, le secret de tous les secrets, la maîtresse connaissance, le royal secret. C'est une pure et suprême lumière que l'on peut vérifier par l'expérience spirituelle directe et que l'on peut voir en soi-même comme la vérité; c'est la connaissance juste et correcte, la loi même de l'être. Il est facile de la mettre en pratique une fois qu'on s'en est saisi, qu'on la voit, qu'on essaie fidèlement d'y vivre.
Mais la foi est nécessaire; si la foi est absente, si l'on se fie à l'intelligence critique que guident les faits extérieurs et qui met jalousement en doute la connaissance révélatrice parce que celle-ci ne cadre pas avec les divisions et les imperfections de la nature apparente, qu'elle semble dépasser, et parce qu'elle
¹Guîtâ, IX. 1-3.
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semble constater quelque chose qui nous entraîne par-delà les premiers faits pratiques de notre existence actuelle, par-delà son chagrin, sa douleur, son mal, son défaut, son erreur non divine et ses trébuchements, ashoubham, il n'y a alors aucune possibilité de vivre cette plus grande connaissance. L'âme qui ne peut avoir foi en la vérité et la loi supérieures doit retourner au chemin de la vie mortelle ordinaire soumise à la mort, à l'erreur et au mal; elle ne peut croître en le Divin qu'elle nie. Car c'est une vérité qui doit se vivre et se vivre en la grandissante lumière de l'âme, non pas être discutée dans l'obscurité du mental. On doit y grandir, on doit la devenir c'est le seul moyen de la vérifier. Ce n'est qu'en dépassant le moi inférieur que nous pouvons devenir le moi divin réel et vivre la vérité de notre existence spirituelle. Toutes les vérités apparentes que l'on y peut opposer sont des apparences de la Nature inférieure. La libération hors du mal et du défaut de la Nature inférieure, ashoubham, ne peut se produire que si l'on accepte une connaissance supérieure où il est prouvé que tout ce mal apparent est au fond irréel, et montré qu'il est une création de notre ténèbre. Mais pour grandir ainsi en la liberté de la Nature divine, nous devons accepter le Divin qui réside secrètement dans notre actuelle nature limitée et croire en Lui. Car la raison pour laquelle la pratique de ce Yoga devient possible et facile, est qu'en la suivant nous remettons l'entier fonctionnement de ce que nous sommes par nature entre les mains de ce Divin Pourousha intérieur. Le Divin élabore en nous la naissance divine progressivement, simplement, infailliblement, en reprenant notre être en le Sien et en l'emplissant de Sa propre connaissance et de Son propre pouvoir, djñâna-dîpéna bhâswatâ; Il s'empare de notre obscure nature ignorante qu'il transforme en Sa lumière et Sa vastitude. Ce en quoi nous croyons avec une foi entière et sans égoïsme, ce que poussés par Lui nous voulons être, le Dieu intérieur l'accomplira sûrement. Mais le mental et la vie égoïstes qu'apparemment nous sommes à présent, doivent d'abord se soumettre pour la transformation, se livrer aux mains de cette secrète Divinité qui réside en nous.
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