Essais sur la Guîtâ

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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XIII

 

Le Seigneur Du Sacrifice

 

Avant de pouvoir aller plus loin, il nous faut résumer en ses principes essentiels tout ce qui a été dit. L'évangile des œuvres de la Guîtâ repose entièrement sur son idée du sacrifice et contient en fait l'éternelle vérité qui relie Dieu, le monde et les œuvres. Le mental humain ne saisit d'habitude que des notions et des points de vue fragmentaires d'une éternelle et multiple vérité de l'existence et, sur cette base, édifie ses diverses théories de la vie, de l'éthique et de la religion, soulignant ce symbole ou cet autre, cette apparence ou cette autre. Mais il doit toujours viser à reprendre conscience d'une certaine entièreté de cette vérité chaque fois qu'en un âge de grande lumière il revient à quelque relation complète et synthétique de sa connaissance du monde avec sa connaissance de Dieu et sa connaissance de soi. L'évangile de la Guîtâ repose sur cette vérité védântique fondamentale que tout être est l'unique Brahman, et toute existence la roue du Brahman, un mouvement divin se déployant à partir de Dieu et retournant à Dieu. Tout est l'activité où s'exprime la Nature, et la Nature est un pouvoir du Divin élaborant ce qui est dans la conscience et la volonté de l'Âme divine, laquelle est la maîtresse des œuvres de la Nature et réside en ses formes. C'est pour la satisfaction du Divin que la Nature descend et s'absorbe en les formes des choses et des œuvres de la vie et du mental et qu'à nouveau elle revient, par le mental et la connaissance de soi, à la possession consciente de l'Ame qui demeure en elle. Il y a d'abord un mouvement d'involution du moi et de tout ce qu'il est ou représente en une évolution de phénomènes; il y a ensuite une évolution du moi, une révélation de tout ce qu'il est et représente, de tout ce qui est caché et néanmoins suggéré par la création phénoménale. Ce cycle de la Nature ne pourrait être ce qu'il est si le Pourousha ne revêtait et ne maintenait simultanément trois états éternels dont chacun est nécessaire à la totalité de cette action. Il doit se

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manifester dans le mutable, et nous l'y voyons sous l'aspect du fini, du multiple, de toutes les existences, sarva-bhoûtâni. Il nous apparaît comme la personnalité finie de ces millions de créatures avec leurs diversités infinies et leurs relations variées, et, derrière, comme l'âme et la force de l'action des dieux – c'est-à-dire des pouvoirs et des qualités cosmiques du Divin qui président aux opérations de la vie de l'univers et constituent pour notre perception différentes formes universelles de l'unique Existence, ou, peut-être, diverses expressions spontanées de la personnalité de la Personne suprême unique. Puis, caché derrière et en toutes les formes et toutes les existences, nous percevons aussi un immuable, un infini, un intemporel, un impersonnel, un unique et invariable esprit d'existence, un indivisible Moi de tout ce qui est, en quoi toute cette multitude se trouve être réellement un être. Et dès lors, en revenant à cela, la personnalité active finie de l'être individuel découvre qu'elle peut s'affranchir en une silencieuse vastitude universelle et en la paix et l'assise d'une immuable, d'une indépendante unité avec tout ce qui procède de cet Infini indivisible et est soutenu par lui. L'individu peut même y échapper à l'existence individuelle. Mais le plus haut secret de tous, outtamam rahasyam, est le Pouroushôttama. C'est lui le Divin suprême, Dieu, qui possède à la fois l'infini et le fini et en qui le personnel et l'impersonnel, le Moi unique et les multiples existences, l'être et le devenir, l'action universelle et la paix supracosmique, pravritti et nivritti, se rejoignent, s'unissent, sont possédés ensemble et l'un en l'autre. En Dieu, toute chose trouve sa secrète vérité et sa réconciliation absolue.

Toute vérité des œuvres doit dépendre de la vérité de l'être. Toute existence active doit être, en sa réalité la plus intime, un sacrifice des œuvres offert par la Prakriti au Pourousha, la Nature offrant à l'Âme suprême et infinie le désir de la multiple Ame finie qui est en elle. La vie est un autel où elle apporte ses œuvres et les fruits de ses œuvres; elle les dépose devant tel aspect de la Divinité que la conscience en elle a atteint et en escompte le résultat du sacrifice que le désir de l'âme vivante peut saisir comme son bien immédiat ou le plus haut. Le degré

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de conscience et d'être auquel l'âme est parvenue dans la Nature, sera la norme de la Divinité qu'elle adore, de la joie qu'elle recherche et de l'espoir au nom duquel elle accomplit le sacrifice. Et dans le mouvement du Pourousha mutable en la Nature tout est et doit être échange; car l'existence est une, et ses divisions doivent se fonder sur quelque loi d'interdépendance, chacun croissant grâce à chacun, et chacun vivant par tous. Là où le sacrifice n'est pas offert de bon gré, la Nature l'exige par la force, elle satisfait sa loi de vie. Donner et recevoir en un mouvement réciproque, telle est la loi de la Vie sans laquelle elle ne peut un seul instant durer, et cela, c'est le sceau de la divine Volonté créatrice sur le monde qu'elle a manifesté en son être, la preuve qu'en leur donnant le sacrifice comme compagnon éternel le Seigneur des créatures a créé toutes ces existences. La loi universelle du sacrifice est le signe que le monde est chose de Dieu et appartient à Dieu et que la vie est son territoire et la demeure de son culte, et non pas un domaine où doive se satisfaire l'ego indépendant. L'expérience de la vie doit en définitive amener non au contentement de l'ego ce n'est que notre obscur et grossier commencement -, mais à la découverte de Dieu, au culte et à la recherche du Divin et de l'Infini par un sacrifice de plus en plus vaste, culminant dans un parfait don de soi fondé sur une parfaite connaissance de soi.

Mais l'être individuel débute avec l'ignorance et persiste longtemps dans l'ignorance. Intensément conscient de lui-même, il voit en l'ego, et non en le Divin, la cause et tout le sens de la vie. Se voyant lui-même comme celui qui accomplit les oeuvres, il ne voit point que toutes les opérations de l'existence, y compris ses propres activités intérieures et extérieures, sont les opérations d'une unique Nature universelle et rien d'autre. Il se voit lui-même comme celui qui jouit des œuvres, et s'imagine que tout existe pour lui et que la Nature doit le satisfaire et obéir à sa volonté personnelle; il ne voit point qu'elle ne s'occupe aucunement de le satisfaire, ni ne se soucie de sa volonté, mais qu'elle obéit à une volonté universelle supérieure et cherche à satisfaire une Divinité qui la transcende, elle, ses œuvres et ses créations; son être fini, sa volonté et ses satisfactions

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sont à elle et non à lui, et elle les offre à tout moment en sacrifice au Divin dont le dessein en elle trouve par elle en tout ceci sa secrète instrumentation. Du fait de cette ignorance dont le sceau est l'égoïsme, la créature ignore la loi du sacrifice et cherche à prendre tout ce qu'elle peut pour elle-même et ne donne que ce que, par une pression intérieure ou extérieure, la Nature l'oblige à donner. En fait, elle ne peut rien prendre, que ce que la Nature lui permet de recevoir comme sa part, ce que les Pouvoirs divins en la Nature concèdent à son désir. L'âme égoïste, en un monde de sacrifice, est pareille à un voleur, à un larron prenant ce que lui apportent ces Pouvoirs et n'ayant pas idée de donner quoi que ce soit en retour. Le vrai sens de la vie lui échappe et, puisqu'elle ne se sert pas de la vie et des œuvres pour élargir ni élever son être par le sacrifice, elle vit en vain.

Lorsque l'être individuel commence de percevoir et de reconnaître en ses actes la valeur du moi qui est dans les autres ainsi que le pouvoir et les besoins de son propre ego, qu'il commence, derrière ses propres opérations, de percevoir la Nature universelle et qu'à travers les divinités cosmiques il a une vue fugitive de l'Un et de l'Infini, alors seulement il est en voie de transcender la limitation que lui impose l'ego et de découvrir son âme. Il commence de découvrir une autre loi que celle de ses désirs, à laquelle ses désirs doivent de plus en plus se subordonner et se soumettre; il transforme l'être purement égoïste en l'être moral qui comprend. Il commence de donner davantage de valeur aux droits du moi dans les autres, et moins aux revendications de son ego; il reconnaît le conflit entre l'égoïsme et l'altruisme et, en développant ses tendances altruistes, prépare l'élargissement de sa conscience et de son être. Il commence de percevoir la Nature et les Pouvoirs divins dans la Nature à qui il doit sacrifice, adoration, obéissance, car c'est par eux et leur loi que sont contrôlés les fonctionnements tout ensemble du monde mental et du monde matériel, et il apprend que c'est seulement en intensifiant leur présence et leur grandeur en sa pensée, sa volonté et sa vie qu'il peut lui-même augmenter ses pouvoirs, sa connaissance, son action juste et les satisfactions que lui apportent ces choses. Ainsi ajoute-t-il le

 

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sens religieux et supraphysique au sens matériel et égoïste de la vie et se prépare-t-il à s'élever, par le fini, vers l'Infini.

Mais ceci n'est qu'une longue étape intermédiaire. Elle est encore soumise à la loi du désir, au caractère de centralité que revêt toute chose dans les conceptions et les besoins de l'ego humain, au contrôle de l'être ainsi que des œuvres de l'homme par la Nature, bien qu'il s'agisse d'un désir modéré et dominé, d'un ego clarifié et d'une Nature rendue de plus en plus subtile, éclairée par le principe sattwique, le principe naturel le plus haut. Tout ceci est encore dans le domaine, bien qu'un domaine très agrandi, du mutable, du fini et du personnel. La vraie connaissance de soi et, par conséquent, la juste voie des œuvres sont au-delà; car le sacrifice accompli avec la connaissance est le sacrifice le plus haut, et lui seul entraîne une parfaite façon de travailler. Ce qui peut seulement se produire lorsque l'homme perçoit que le moi en lui et le moi en les autres sont un seul être, et que ce moi est quelque chose de supérieur à l'ego, une infinie, une impersonnelle, une universelle existence en laquelle tous se meuvent et ont leur être – lorsqu'il perçoit que tous les dieux cosmiques à qui il offre son sacrifice sont des formes de la Divinité une et infinie et lorsque, laissant toutes ses conceptions limitées et limitatives de ce Divin unique, il perçoit d'autre part que celui-ci est la suprême et ineffable Déité qui est à la fois le fini et l'infini, le moi unique et le multiple, par-delà la Nature tout en se manifestant au moyen de la Nature, par-delà la limitation due aux qualités tout en formulant le pouvoir de son être au moyen de la qualité infinie. C'est le Pouroushôttoma à qui le sacrifice doit être offert, non pour obtenir des œuvres aucun fruit personnel et transitoire, mais pour que l'âme possède Dieu et afin de vivre en harmonie et en union avec le Divin.

En d'autres termes, pour l'homme, la voie de la libération et de la perfection réside en une croissante impersonnalité. Telle est son ancienne et constante expérience, que plus il s'ouvre à l'impersonnel et infini, à cela qui est pur et haut, un et commun en toute chose et tout être, à l'impersonnel et infini dans la Nature, l'impersonnel et infini dans la vie, l'impersonnel et infini dans sa propre subjectivité, moins il est limité par son ego

 

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et par le cercle du fini, plus il éprouve un sens de vastitude, de paix, de pur bonheur. Le plaisir, la joie, la satisfaction que le fini par lui-même peut donner, ou auxquels l'ego de son plein droit peut atteindre, sont transitoires, insignifiants et incertains. Demeurer entièrement dans le sens de l'ego et dans ses conceptions, ses pouvoirs, ses satisfactions finis, c'est trouver ce monde à jamais empli d'impermanence et de souffrance, anityam asoukham. La vie finie est toujours sujette à un certain sens de la vanité pour cette raison fondamentale que le fini n'est pas l'entière ni la plus haute vérité de la vie; la vie n'est pas complètement réelle tant qu'elle ne débouche pas sur le sens de l'infini. C'est pourquoi la Guîtâ, au seuil de son évangile des œuvres, insiste sur la conscience brahmique, la vie impersonnelle, ce grand objet de la discipline des anciens sages. Car l'impersonnel, l'infini, l'Un en quoi toute l'activité impermanente, mutable, multiple du monde trouve, au-dessus d'elle-même, la base de sa permanence, de sa sécurité et de sa paix, est le Moi immobile, l'Akshara, le Brahman. Si nous voyons cela, nous verrons que la première nécessité spirituelle est d'élever sa conscience et la position de son être hors de la personnalité limitée jusqu'en ce Brahman infini et impersonnel. La vision de tous les êtres en ce Moi unique est la connaissance qui exhausse l'âme hors de l'ignorance égoïste, de ses œuvres et de leurs résultats; vivre en cette connaissance, c'est acquérir la paix et une ferme assise spirituelle.

Pour amener cette grande transformation, on suit un double chemin; car il y a la voie de la connaissance, et il y a la voie des œuvres, et la Guîtâ les combine en une synthèse vigoureuse. La voie de la connaissance consiste à détourner la compréhension, la volonté intelligente de sa descendante absorption dans les fonctionnements du mental et des sens et à la tourner vers le haut, vers le moi, le Pourousha ou Brahman; consiste à la fixer toujours sur l'unique idée du Moi unique et non dans les conceptions multiplement ramifiées du mental ni dans les multiples courants des impulsions du désir. En soi, ce chemin semblerait conduire au complet renoncement aux œuvres, à une immobile passivité et à la séparation de l'âme d'avec la Nature.

 

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Mais en réalité, un renoncement, une passivité et une séparation aussi absolus sont impossibles. Le Pourousha et la Prakriti sont des principes jumeaux de l'être qui ne peuvent être séparés, et tant que nous demeurons dans la Nature nos opérations dans la Nature doivent continuer, quand bien même pourraient-elles prendre une forme différente ou plutôt un sens différent de la forme et du sens des opérations de l'âme non éclairée. Le vrai renoncement car il doit y avoir renoncement, sannyâsa – n'est point de s'évader des œuvres, mais de mettre à mort l'ego et le désir. Le moyen est d'abandonner l'attachement au fruit des œuvres alors même qu'on les accomplit, et le moyen est de reconnaître la Nature comme l'agent, de la laisser accomplir ses œuvres et de vivre dans l'âme en témoin et en support, l'observant et la soutenant, mais attaché ni à ses actions ni à leurs fruits. L'ego, l'inquiète personnalité limitée, est alors apaisé et plongé dans la conscience du Moi impersonnel unique, tandis que les œuvres de la Nature continuent, pour notre vision, de jouer par l'intermédiaire de tous ces "devenirs" ou existences que nous voyons maintenant vivre et agir et se mouvoir, entièrement sous l'impulsion de la Nature, en cet Être infini unique; en notre propre existence finie est vue et ressentie seulement l'une de ces existences, et en ses fonctionnements, vus et ressentis ceux de la Nature, non ceux de notre moi réel qui est, lui, la silencieuse unité impersonnelle. L'ego les revendiquait comme ses actions propres, et nous pensions donc qu'ils étaient nôtres; mais maintenant l'ego est mort et désormais ils ne sont plus à nous, mais à la Nature. En tuant l'ego, nous avons réalisé l'impersonnalité dans notre être et notre conscience; en renonçant au désir, nous avons réalisé l'impersonnalité dans les œuvres de notre nature. Nous sommes libres non seulement dans l'inaction, mais dans l'action; notre liberté ne dépend pas d'une immobilité ni d'une vacance du physique et du tempérament, et nous ne déchoyons pas de la liberté dès que nous agissons. Même en un plein courant d'action selon la nature, l'âme impersonnelle en nous demeure calme, immobile et libre.

La libération qu'accorde cette parfaite impersonnalité est réelle, est complète, est indispensable; mais est-ce le dernier

 

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mot, la fin de toute l'affaire? Toute la vie, toute l'existence universelle, avons-nous dit, est le sacrifice offert par la Nature au Pourousha, l'âme une et secrète en la Nature, et en cette âme ont lieu toutes les opérations de la Nature; mais le sens véritable en est obscurci en nous par l'ego, par le désir, par notre personnalité limitée, active et multiple. Nous nous sommes élevés hors de l'ego et du désir et de la personnalité limitée, et par l'impersonnalité, qui en est le grand correctif, avons trouvé le Divin impersonnel; nous avons identifié notre être avec le moi, avec l'âme unique en quoi tout existe. Le sacrifice des œuvres continue, non plus conduit par nous, mais par la Nature – la Nature opérant au moyen de la part finie de notre être : le mental, les sens, le corps, mais en notre être infini. Mais à qui, alors, le sacrifice est-il offert, et dans quel dessein? Car l'impersonnel n'a d'activité ni de désir, ni d'objet à gagner, ni ne dépend aucunement de tout ce monde des créatures; il existe pour lui-même, en son délice de soi, en son immuable être éternel. Il se peut que nous ayons à exécuter des œuvres sans désir et que ce soit un moyen de parvenir à cette existence et cette joie impersonnelles et spontanées, mais une fois ce mouvement accompli, c'en est fini de l'objet des œuvres; le sacrifice n'est plus nécessaire. Il se peut même que les œuvres continuent alors parce que la Nature continue, elle et ses activités; mais il n'y a plus à l'avenir de raison d'œuvrer. L'unique motif pour que nous continuions d'agir après la libération est purement négatif; c'est la pression exercée par la Nature sur nos parts finies que sont le mental et le corps. Mais si c'est là tout, alors et en premier lieu on peut bien diminuer les œuvres et les réduire à un minimum, les limiter à ce que la contrainte de la Nature obtiendra fatalement de nos corps; et en second lieu même si elles ne sont pas réduites à un minimum puisque l'action ne compte pas et que l'inaction n'est pas non plus un but, alors la nature des œuvres ne compte pas davantage. Une fois atteinte la connaissance, Ardjouna peut continuer de livrer la bataille de Kouroukshétra, en suivant son ancienne nature de kshatriya ou il peut l'abandonner et vivre la vie du sannyâsi, en suivant son impulsion nouvelle de quiétiste. Laquelle de ces choses accomplir est désormais sans aucune

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importance. Ou plutôt la seconde représente la voie la meilleure, du fait qu'elle découragera plus vite les impulsions de la Nature qui ont encore prisé sur son mental à cause d'une tendance créée par le passé et, lorsque son corps se détachera de lui, il partira en toute sécurité dans l'Infini et Impersonnel sans nulle nécessité de revenir encore à la confusion et à la folie de la vie en ce monde transitoire que marque le chagrin, anityam asoukham imam lôkam.

S'il en était ainsi, la Guîtâ perdrait tout son sens; car son objectif premier et central serait mis en échec. Mais la Guîtâ souligne que la nature de l'action compte bel et bien, et qu'il existe une sanction positive pour que soient continuées les œuvres, et non pas seulement cette raison toute négative et mécanique, la contrainte sans objet de la Nature. Une fois l'ego conquis, il y a encore un Seigneur divin et qui jouit du sacrifice, bhôktâram yadjña-tapasâm, et il y a encore un but dans le sacrifice. Le Brahman impersonnel n'est pas le tout dernier mot, pas tout à fait le secret suprême de notre être; car impersonnel et personnel, fini et infini se révèlent être seulement deux aspects opposés et néanmoins concomitants d'un Être divin que ne limitent pas ces distinctions, qui est ces deux choses à la fois. Dieu est un Infini à jamais non manifesté qui à jamais s'invite à se manifester dans le fini; il est la grande Personne impersonnelle dont les personnalités sont des apparences partielles; il est le Divin qui se révèle dans l'être humain, le Seigneur qui siège dans k cœur de l'homme. La connaissance nous enseigne à voir tous les êtres dans le moi impersonnel unique car nous sommes ainsi libérés du sens de l'ego séparateur — puis, grâce à cette impersonnalité libératrice, à les voir alors en ce Dieu, âtmani atho mayi, "en le Moi, puis en Moi". Notre ego, nos personnalités limitatives font obstacle à notre reconnaissance du Divin qui est en tous et en qui tous ont leur être; car, soumis à la personnalité, nous ne voyons de Lui que tels aspects fragmentaires que les apparences finies des choses nous concèdent. Il nous faut arriver à lui au moyen non de notre personnalité inférieure, mais de la haute part infinie et impersonnelle de notre être, que nous trouvons en devenant ce moi unique en.

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tous et en l'existence duquel est contenu le monde entier. Cet infini comprenant toutes les apparences finies, ne les excluant point, cet impersonnel admettant toutes les individualités et toutes les personnalités, ne les rejetant point, cet immobile soutenant, imprégnant, contenant tout le mouvement de la Nature, ne s'en tenant point à l'écart, est le clair miroir où le Divin révélera Son être. Dès lors, c'est à l'Impersonnel qu'il nous faut en premier lieu atteindre; par l'intermédiaire des seules déités cosmiques, des seuls aspects du fini, la parfaite connaissance de Dieu ne peut s'obtenir totalement. Mais pas davantage la silencieuse immobilité du Moi impersonnel, conçu comme enfermé en lui-même et divorcé d'avec tout ce qu'il soutient, contient et imprègne, n'est-elle toute la vérité du Divin, révélatrice de tout et en tout point satisfaisante. Pour le voir, notre regard doit franchir ce silence et aller jusqu'au Pouroushôttama, qui, lui, en sa grandeur divine, possède tout ensemble Être et le Kshara; il siège en l'immobilité, mais se manifeste en le mouvement et en toute l'action de la Nature cosmique; c'est à lui que, même après la libération, le sacrifice des œuvres en la Nature continue d'être offert.

Le but véritable du Yoga est alors une union vivante, où le moi s'accomplit, avec le divin Pouroushôttama, et non pas simplement une immersion, où s'annule le moi, en Être impersonnel. Élever notre existence entière vers l'Être divin, demeurer en lui (mayyéva nivasishyasi), être un avec lui, unifier notre conscience avec la sienne, faire de notre nature fragmentaire un reflet de sa nature parfaite, être inspiré entièrement en notre pensée et notre sensibilité par la connaissance divine, être animé tout à fait et sans erreur dans la volonté et dans l'action par la volonté divine, perdre le désir en son amour et sa joie, telle est notre perfection d'homme; c'est cela que la Guîtâ décrit comme le suprême secret. C'est le vrai but et l'ultime signification de la vie humaine, et l'étape la plus haute dans notre grandissant sacrifice des œuvres. Car Être divin demeure jusqu'à la fin le maître des œuvres et l'âme du sacrifice.

 

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