Essais sur la Guîtâ

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Sri Aurobindo

Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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LE YOGA DE LA VOLONTÉ INTELLIGENTE

Il m'a fallu faire une digression dans les deux derniers chapitres et entraîner avec moi le lecteur dans les régions arides du dogme métaphysique bien que de façon cursive et en un traitement fort insuffisant et superficiel -, de sorte que nous puissions comprendre pourquoi la Guîtâ suit la ligne particulière de développement qu'elle a prise, élaborant d'abord une vérité partielle et n'en laissant qu'à demi entendre la signification plus profonde, puis revenant à ses indications et en exprimant le sens jusqu'au moment où elle s'élève à sa dernière grande suggestion, son suprême mystère qu'elle n'élabore pas du tout, mais laisse à vivre, ainsi que les âges récents de la spiritualité indienne s'y sont essayés en de grandes vagues d'amour, de soumission, d'extase. Elle a toujours en vue sa synthèse, et tous ses thèmes ne font que graduellement préparer le mental à sa sublime note finale.

Je t'ai fait connaître, selon le Sânkhya, l'équilibre d'une intelligence qui se libère, dit l'Instructeur divin à Ardjouna. Je vais à présent te faire connaître un autre équilibre selon le Yoga. Tu recules devant les résultats de tes œuvres, tu désires d'autres résultats et te détournes de ton droit chemin dans la vie parce qu'il ne t'y conduit point. Mais cette idée des œuvres et de leur résultat, le désir du résultat comme motif, l'œuvre comme moyen de satisfaire le désir, voilà l'esclavage de l'ignorant qui ne sait point ce que sont les œuvres, ni n'en connaît la vraie source, non plus que leur fonctionnement réel, ni leur haute utilité. Mon Yoga te délivrera de tout esclavage de l'âme vis-à-vis de ses œuvres, karma-bandham prahâsyasi. Tu as peur de bien des choses, peur du péché, peur de la souffrance, peur de l'enfer et du châtiment, peur de Dieu, peur de ce monde-ci, peur de l'autre monde, peur de toi-même. Que ne crains-tu en ce moment, toi, le combattant aryen, le grand héros du monde? Mais c'est là la grande crainte qui assaille l'humanité, sa crainte

 

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du péché et de la souffrance maintenant et après, sa crainte – en un monde dont elle ignore la vraie nature d'un Dieu dont elle n'a pas davantage vu l'être vrai et dont elle ne comprend pas le dessein cosmique. Mon Yoga te délivrera de la grande peur, et ne fût-ce qu'un peu de ce Yoga t'apportera la délivrance. Une fois que tu auras pris ce chemin, tu t'apercevras qu'aucun pas n'est vain; le moindre mouvement te rapportera; tu n'y trouveras nul obstacle qui puisse s'opposer à ton avance. Promesse hardie et absolue, et promesse à laquelle le mental hésitant et craintif, assailli et trébuchant sur tous ses chemins ne peut aisément accorder une ferme créance; et promesse dont la grande et pleine vérité n'est pas apparente, à moins qu'avec ces cinq mots du message de la Guîtâ nous ne lisions aussi les derniers : "Abandonne toutes les lois de conduite et prends refuge en Moi seul; Je te délivrerai de tout péché et de tout mal; ne t'afflige point."

Ce n'est pas, cependant, avec cette profonde, cette émouvante parole de Dieu à l'homme, mais plutôt avec les premiers et nécessaires rayons de lumière sur le chemin, dirigés non vers l'âme comme cette parole, mais vers l'intellect, que commence l'exposition. Et ce n'est pas l'Ami et Amant qui parle tout d'abord, c'est le Guide et Instructeur, lequel doit supprimer en l'homme l'ignorance où celui-ci est de son vrai moi, de la nature du monde et des ressorts de son action. Car agissant dans l'ignorance, avec une intelligence défectueuse et donc une volonté fautive en ces questions, l'homme est, ou semble lié par ses œuvres; autrement, les œuvres ne sont pas un esclavage pour l'âme libre. C'est à cause de cette intelligence défectueuse qu'il connaît l'espérance et la crainte, la colère et le chagrin et la joie éphémère; autrement les œuvres sont possibles dans une sérénité et une liberté parfaites. Dès lors, c'est le Yoga de la bouddhi, l'intelligence, qui est en premier lieu prescrit à Ardjouna. Agir avec l'intelligence juste et, partant, une juste volonté, être fixés en l'Un, conscients du moi unique en tous qui agit depuis son égale sérénité, ne pas courir dans diverses directions sous les mille impulsions de notre moi mental superficiel : en cela consiste le Yoga de la volonté intelligente.

 

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Il existe, dit la Guîtâ, deux sortes d'intelligence dans l'être humain. La première est concentrée, équilibrée, une, homogène, dirigée seulement vers la Vérité; l'unité est sa caractéristique, la fixité concentrée son être même. Dans l'autre, il n'y a pas de volonté unique, pas d'intelligence unifiée, mais seulement un nombre infini d'idées aux multiples ramifications, courant ça et là, c'est-à-dire dans cette direction-ci ou celle-là à la poursuite des désirs qui lui sont proposés par la vie et le milieu. Bouddhi, le mot employé, signifie, à proprement parler, le pouvoir mental de compréhension, mais il est de toute évidence utilisé par la Guîtâ dans un vaste sens philosophique pour toute l'action du mental de discrimination et de décision, qui détermine l'orientation et l'usage de nos pensées en même temps que l'orientation et l'usage de nos actes. La pensée, l'intelligence, le jugement, le choix perceptif et le but sont inclus dans son fonctionnement. Pour ce qui caractérise l'intelligence unifiée, ce n'est pas seulement la concentration du mental qui connaît, mais surtout la concentration du mental qui décide et persiste dans sa décision, vyavasâya, tandis que le signe de l'intelligence dissipée n'est pas tant, même, l'aspect vagabond des idées et des perceptions que l'aspect vagabond des buts et des désirs et, par conséquent, de la volonté. La volonté, dès lors, et la connaissance sont les deux fonctions de la bouddhi. La volonté intelligente unifiée est fixée dans l'âme éclairée, elle est concentrée dans une connaissance de soi intérieure; la volonté intelligente multiplement ramifiée et variée, occupée à de nombreuses choses, insoucieuse de la seule qui soit nécessaire est, au contraire, soumise à l'action sans trêve et vagabonde du mental, dispersée dans la vie extérieure, les œuvres et leurs fruits. "Les œuvres sont inférieures, et de loin, dit l'Instructeur, au Yoga de l'intelligence; désire plutôt le refuge de l'intelligence; ce sont de pauvres âmes misérables, celles qui font du fruit de leurs œuvres l'objet de leurs pensées et de leurs activités."

Nous devons nous rappeler 'l'ordre psychologique du Sânkhya, qu'accepte la Guîtâ. D'une pan, il y a le Pourousha, l'âme calme, inactive, immuable, une, qui n'évolue pas; de l'autre, il y a la Prakriti ou Nature-force, inerte sans l'âme

 

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consciente, active mais seulement par juxtaposition à cette conscience, par contact avec elle, dirions-nous, non pas tant une au début qu'indéterminée, triple en ses qualités, capable d'évolution et d'involution. Le contact de l'âme et de la nature engendre le jeu de la subjectivité et de l'objectivité, qui constitue notre expérience de l'existence; ce qui est pour nous subjectif évolue d'abord, parce que l'âme-conscience est la première cause, la Nature-force inconsciente seulement la cause seconde et subordonnée; mais c'est quand même la Nature et non l'Ame qui fournit les instruments de notre subjectivité, Dans l'ordre, viennent d'abord la bouddhi, le pouvoir discriminant ou déterminatif qui évolue à partir de la Nature-force et,  dépendant de la bouddhi; le pouvoir de l'ego auto-discriminant.  Puis, évolution secondaire, s'élève de ces pouvoirs celui qui saisit la discrimination des objets, le mental-sens ou manas – nous devons retenir les noms indiens, car les mots qui leur correspondent en français ne sont pas vraiment équivalents. Évolution tertiaire, à partir du mental-sens nous avons les sens organiques de spécialisation, au nombre de dix, cinq de perception, cinq d'action; puis les pouvoirs de chaque sens de perception, le son, la forme, l'odeur, etc. qui, pour le mental, donnent leur valeur aux objets et font des choses ce qu'elles sont pour notre subjectivité et leur fournissant une base substantielle, les conditions premières des objets des sens, les cinq éléments de l'ancienne philosophie ou plutôt les cinq conditions élémentaires de la Nature, pañtcha bhoûta, qui, par leurs combinaisons diverses, constituent les objets.

Réfléchis dans la pure conscience du Pourousha, ces degrés et ces pouvoirs de la Nature-force deviennent le matériau de notre subjectivité impure, impure du fait que son action dépend des perceptions du monde objectif et de leurs réactions subjectives. La bouddhi, qui est simplement le pouvoir déterminatif qui détermine tout de façon inerte à partir de la Force inconsciente indéterminée, prend pour nous la forme de l'intelligence et de la volonté. Le manas, la force inconsciente qui saisit les discriminations de la Nature par l'action et la réaction objectives et, soumis à leur attraction, tente de les accaparer, devient,

 

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perception sensorielle et désir, les deux termes grossiers, les deux dégradations de l'intelligence et de la volonté devient le mental sensoriel de sensation, d'émotion, de volition au sens, inférieur, de souhait, espoir, appétit, passion, impulsion vitale, toutes les déformations (vikâras} de la volonté. Les sens deviennent les instruments du mental sensoriel, les cinq sens de perception de notre connaissance sensorielle, les cinq sens d'action de nos impulsions et de nos habitudes vitales, médiateurs entre le subjectif et l'objectif; le reste est constitué par les objets de notre conscience, vishayas des sens.

Cet ordre de l'évolution semble contraire à celui que nous percevons comme ordre de l'évolution matérielle; mais si nous nous rappelons que même la bouddhi est en soi une action inerte de la Nature inconsciente et qu'en ce sens il y a certainement une volonté et une intelligence inconscientes, une force discriminante et déterminative jusque dans l'atome, si nous observons le grossier matériau inconscient de la sensation, de l'émotion, de la mémoire, de l'impulsion dans la plante et dans les formes subconscientes de l'existence, si nous regardons ces pouvoirs de la Nature-force revêtus des formes de notre subjectivité dans la conscience en évolution de l'animal et de l'homme, nous verrons que le système du Sânkhya cadre suffisamment bien avec tout ce que l'investigation moderne a mis au jour par son observation de la Nature matérielle. Dans l'évolution de l'âme retournant de la Prakriti au Pourousha, il faut prendre l'ordre inverse de celui de l'évolution de la Nature à l'origine, et c'est ainsi que les Oupanishads et la Guîtâ, qui suit et cite quasiment les Oupanishads, exposent l'ordre ascendant de nos pouvoirs subjectifs. "Suprêmes, disent-elles, par-delà leurs objets sont les sens, suprême par rapport aux sens le mental, suprême par rapport au mental la volonté intelligente; ce qui est suprême par rapport à la volonté intelligente, cela, c'est lui" – c'est le moi conscient, le Pourousha. Par conséquent, dit la Guîtâ, c'est ce Pourousha, cette cause suprême de notre vie subjective que nous devons comprendre et dont nous devons prendre conscience par l'intelligence; en cela il nous faut fixer notre volonté. Gardant ainsi en un ferme équilibre notre moi

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subjectif inférieur dans la Nature, l'ayant ainsi tranquillisé par  moi plus grand et réellement conscient, nous pouvons détruit l'ennemi agité, toujours actif, de notre paix et de notre maîtrise de nous-mêmes, le désir du mental. 

Car il y a évidemment deux possibilités pour l'action de la volonté intelligente. Elle peut s'orienter vers le bas et l'extérieur  dans le sens d'une action vagabonde des perceptions et de la volonté en le triple jeu de la Prakriti, ou bien elle peut s'orienter  vers le haut et l'intérieur dans le sens d'une paix et d'une égalité bien établies en la calme et immuable pureté de l'âme consciente et silencieuse qui n'est plus soumise .aux diversions de la  Nature. Dans le premier cas, l'être subjectif est à la merci des  objets des sens, il vit dans le contact extérieur des choses. Cette vie est la vie de désir. Car les sens excités par leurs objets créent une perturbation fiévreuse ou souvent violente, un mouvement puissant, voire impétueux vers l'extérieur pour capturer ces objets et en jouir, et ils emportent le mental sensoriel "comme les vents emportent un navire sur la mer"; le mental soumis aux émotions, aux passions, aux appétits, aux impulsions qu'éveille ce mouvement des sens vers l'extérieur emporte pareillement la volonté intelligente, qui perd dès lors son pouvoir de calme a discrimination et de maîtrise. La soumission de l'âme au jeu confus des trois gounas de la Prakriti dans l'éternel écheveau de leur entrelacement et de leur lutte, l'ignorance, une vie fausse, sensuelle, objective de l'âme, l'asservissement au chagrin et à la colère, à l'attachement et à la passion sont les résultats de cette tendance descendante de la bouddhi c'est la vie inquiète de l'homme ordinaire, sans lumière ni discipline. Ceux qui, à l'image des védavâdis, font du plaisir des sens l'objet de l'action, et de son obtention le plus haut but de l'âme, sont des guides qui égarent. La joie en soi, la joie intérieure et subjective, la joie indépendante des objets est notre but véritable et la haute et vaste assise de notre paix et de notre libération.

Par conséquent, c'est l'orientation ascendante et intérieure de la volonté intelligente qu'il nous faut résolument choisir avec une concentration et une persévérance assurées, vyavasâya; nous devons l'établir fermement dans la calme connaissance de 

 

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soi du Pourousha. Notre premier mouvement doit évidemment être de nous débarrasser du désir qui est toute la racine du mal et de la souffrance; et afin de nous débarrasser du désir, nous devons mettre fin à la cause du désir, à la ruée des sens pour s'emparer et jouir de leurs objets. Nous devons les rappeler quand ils tendent ainsi à se précipiter au-dehors, les écarter de leurs objets de même que la tortue rentre ses membres dans la carapace, de même réintègrent-ils leur source, reposant dans le mental, le mental reposant dans l'intelligence, l'intelligence reposant dans l'âme et sa connaissance de soi, observant l'action de la Nature, mais sans y être soumise, sans rien désirer de ce que peut donner la vie objective.

Ce n'est pas un ascétisme extérieur, ce n'est pas la renonciation physique aux objets des sens que J'enseigne, suggère immédiatement Krishna pour éviter une méprise qui risque aussitôt de surgir. Ce n'est pas le renoncement des sânkhyens, ni les austérités de l'ascète inflexible, avec ses jeûnes, les macérations de son corps, sa tentative pour se passer même de nourriture; telles ne sont pas la discipline de soi, ni l'abstinence que J'entends, car Je parle d'un retrait intérieur, d'une renonciation au désir. L'âme incarnée, ayant un corps, doit le soutenir normalement au moyen de la nourriture pour son action physique normale; en s'abstenant de nourriture, elle ne fait qu'éloigner d'elle le contact physique avec l'objet des sens, mais ne se débarrasse point de la relation intérieure qui rend ce contact pénible. Elle retient le plaisir sensoriel dans l'objet, le rassa, le goût et le dégoût car le rassa est à deux faces -, l'âme doit au contraire pouvoir endurer le contact physique sans souffrir intérieurement cette réaction des sens. À défaut de quoi, il y a nivritti, cessation de l'objet, vishayâ vinivartanté, mais non pas cessation subjective, non pas nivritti du mental; or, les sens appartiennent au mental, ils sont subjectifs, et la cessation subjective du rassa est le seul indice réel de maîtrise. Mais comment ce contact sans désir avec les objets, cet usage non sensuel des sens est-il possible? Il est possible, param drishtwâ, par la vision du suprême param, l'Âme, le Pourousha et si l'on vit en Yoga, en union ou dans l'unité de tout l'être subjectif avec cela,

 

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grâce au Yoga de l'intelligence; car l'Âme unique est calme, satisfaite en sa propre joie, et dès lors que nous voyons cette chose suprême en nous et y fixons notre mental et notre volonté, cette joie, libre de la dualité, peut prendre la place et des plaisirs sensoriels attachés aux objets et des répulsions du mental. Tel est le vrai chemin de la libération.

Celtes, la discipline de soi, la maîtrise de soi ne sont jamais faciles. Tous les êtres humains intelligents savent qu'il leur faut exercer un certain contrôle sur eux-mêmes, et rien n'est plus commun que ce conseil de dominer ses sens; mais d'habitude il n'est donné et suivi qu'imparfaitement, de la façon la plus limitée et la plus insuffisante. Même le sage, l'homme à l'âme claire, avisée, discriminante qui tâche à acquérir une complète maîtrise de soi se trouve néanmoins talonné et emporté par les sens. C'est parce que le mental se prête naturellement aux sens; intérieurement intéressé, il observe les objets des sens, s'y fixe et en fait l'objet d'une pensée absorbante pour l'intelligence et d'un puissant intérêt pour la volonté. De cela vient l'attachement, de l'attachement le désir, du désir l'anxiété, la passion et la colère quand le désir n'est pas satisfait, ou qu'il est mis en échec ou rencontre une opposition, et par la passion l'âme est obscurcie, l'intelligence et la volonté oublient de voir et de siéger en l'âme calme qui observe; il y a une chute depuis la mémoire du vrai moi, et par ce glissement la volonté intelligente est elle aussi obscurcie, voire détruite. Pour le moment, elle n'existe plus en effet pour la mémoire que nous avons de nous mêmes, elle disparaît dans un nuage de passion; nous devenons passion, colère, chagrin et cessons d'être le moi et l'intelligence et la volonté. À cela, il faut donc obvier, et l'on doit entièrement placer tous les sens sous contrôle; car c'est uniquement par une absolue maîtrise des sens que la sage et calme intelligence peut être fermement établie en sa juste demeure.

Cela ne peut pas s'obtenir parfaitement par l'action de l'intelligence elle-même, par une discipline de soi simplement mentale; cela ne peut s'obtenir que par le Yoga, avec quelque chose de plus haut que l'intelligence et à quoi sont inhérents le calme et la domination de soi. Et ce Yoga ne peut être couronné

 

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de succès que si l'on dédie, si l'on consacre, si l'on abandonne tout son être au Divin, "à Moi", dit Krishna; car le Libérateur est en nous, mais ce n'est point notre mental, ni notre intelligence, ni notre volonté personnelle qui ne sont que des instruments. C'est le Seigneur en qui, nous est-il dit à la fin, nous devons entièrement prendre refuge. Et pour cela, il nous faut d'abord faire de lui l'objet de tout notre être, et par notre âme rester en contact avec lui. Tel est le sens de la phrase "il doit être fermement établi en Yoga, entièrement abandonné à Moi"; mais jusqu'à présent c'est la plus simple des suggestions incidentes, à la manière de la Guîtâ, trois mots seulement qui contiennent en germe toute la substance du suprême secret, qu'il reste encore à développer, youkta âsîta matparah.

Si l'on fait cela, il devient alors possible de se mouvoir parmi les objets des sens, d'être en contact avec eux, d'agir sur eux, mais avec les sens sous le complet contrôle du moi subjectif non pas à la merci des objets, de leur contact et des réactions qu'ils suscitent et ce moi lui-même obéissant au moi le plus haut, le Pourousha. Libres alors des réactions, les sens seront délivrés des maux de la sympathie et de l'antipathie, échapperont à la dualité du désir positif et négatif, et le calme, la paix, la clarté, la tranquillité heureuse, âtma-prasâda, s'établiront en l'homme. Cette claire tranquillité est la source de la félicité de l'âme; le chagrin commence à perdre son pouvoir de toucher l'âme en paix; l'intelligence est rapidement établie dans la paix du moi; la souffrance est détruite. C'est à cette fixité calme, sans désir ni chagrin, de la bouddhi en son équilibre essentiel et sa connaissance de soi, que la Guîtâ donne le nom de samâdhi.

Le signe de l'homme en samâdhi n'est pas qu'il perd conscience des objets et de son entourage, de son moi mental et physique, et qu'on ne peut l'y rappeler ni en brûlant ni en torturant le corps idée ordinaire de la question. La transe est une intensité particulière, non l'indice essentiel. C'est par l'expulsion de tous les désirs, par leur impuissance à atteindre le mental, que la preuve est fournie, par l'état intérieur dont s'élève cette liberté, par la joie de l'âme recueillie en elle-même, le mental étant égal, tranquille et en un équilibre élevé bien

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au-dessus des attirances et des répulsions, des alternances de soleil, d'orage et de tension de la vie extérieure. L'âme est retirée au-dedans alors même qu'elle agit extérieurement; elle est concentrée en soi alors même qu'à l'extérieur elle regard intensément les choses; elle est entièrement dirigée vers le Divin alors même qu'elle est, pour la vision extérieure des autres, occupée et absorbée par les affaires du monde. Ardjouna, parlant au nom du mental humain moyen, demande un signe extérieur, physique et que l'on puisse discerner pratiquement, de ce grand samâdhi : comment un tel homme parle-t-il, comment s'assied-il, comment marche-t-il? De tels signes ne peuvent être donnés, et l'Instructeur n'essaie pas de les fournir; car le seul moyen d'en mettre la possession à l'épreuve est intérieur, et il y a quantité de forces psychologiques hostiles qui' se présentent à cet effet. L'égalité est le grand signe de l'âme libérée et, de cette égalité, les indices les plus discernables eux-mêmes sont encore subjectifs. "Un homme dont le mental n'est point remué par les chagrins, qui en a fini du désir pour les plaisirs, de qui l'antipathie, la colère et la crainte se sont dépris, tel est le sage dont l'entendement a pris assise en la stabilité." Il est "sans la triple action des qualités de la Prakriti, sans les dualités, toujours fondé en son être vrai, sans rien qu'il obtienne ou qu'il ait, possédant son moi". Qu'est-ce que l'âme libre a en effet à obtenir ou à avoir? Une fois que nous possédons le Moi, nous sommes en possession de toutes choses.

Et pourtant, il ne cesse ni d'oeuvrer ni d'agir. En cela, réside l'originalité et la puissance de la Guîtâ : ayant affirmé pour l'âme libérée cette condition statique, cette supériorité sur la nature, cette vacuité même de tout ce qui d'ordinaire constitue l'action de la Nature, elle peut encore faire valoir des droits pour l'âme, lui enjoindre même de continuer à œuvrer, et ainsi éviter le grand défaut des philosophies simplement quiétistes et ascétiques le défaut dont nous les voyons aujourd'hui tenter de s'échapper. "Tu as droit à l'action, mais à l'action seulement, jamais à ses fruits; que les fruits de tes œuvres ne soient point ton mobile, que pas davantage il n'y ait en toi d'attachement à l'inactivité." Par conséquent, ce ne sont pas les œuvres exécutées  

 

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avec désir par les védavâdis, ce n'est pas l'exigence que le mental énergique et remuant soit satisfait par une activité constante, exigence que fait valoir l'homme pratique ou cinétique, que l'on enjoint ici. "Fixé dans le Yoga, accomplis tes actions, ayant abandonné l'attachement, étant devenu égal dans l'échec et le succès; car c'est l'égalité que l'on entend par Yoga." L'action est dégradée par le choix entre un bien et un mal relatifs, par la peur du péché et l'effort difficile vers la vertu? Mais l'homme libéré qui a uni au Divin sa raison et sa volonté rejette loin de lui, ici même, en ce monde des dualités, les bonnes actions avec les mauvaises; car il s'élève à une loi supérieure, par-delà le bien et le mal, fondée dans la liberté de la connaissance de soi. Cette action sans désir ne peut être déterminante ni efficace, ne peut avoir de cause efficiente, de grand ni de vigoureux pouvoir créateur? Que si : l'action faite en Yoga n'est pas seulement la plus haute mais la plus sage, la plus puissante et la plus efficace même pour les affaires du monde; car elle est pétrie de la connaissance et de la volonté du Maître des œuvres : "Le Yoga est l'habileté dans les œuvres." Mais toute action dirigée vers la vie éloigne du but universel du yogi, qui, admet-on communément, est d'échapper à la servitude de cette vie humaine marquée par l'angoisse et le chagrin? Pas davantage; les sages qui accomplissent les œuvres sans désir pour les fruits et en Yoga avec le Divin sont libérés de l'esclavage de la naissance et atteignent cet autre état, parfait celui-là, où il n'existe aucun des maux qui affligent le mental et la vie d'une humanité souffrante.

L'état auquel atteint le yogi est la condition brahmique; il parvient à une ferme assise en le Brahman, brâhmî sthiti. C'est un renversement complet du point de vue, de l'expérience, de la connaissance, des valeurs, de la vision qu'ont les créatures attachées à la terre. Cette vie des dualités qui est pour elles leur jour, leur veille, leur conscience, leur brillante condition d'activité et de connaissance, est pour lui une nuit, un sommeil agité et une ténèbre de l'âme; cet état supérieur qui pour eux est une nuit, un sommeil où cessent toute connaissance et toute volonté, est pour le sage maître de lui-même sa veille, son lumineux jour

 

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d'existence vraie, de connaissance et de pouvoir vrais. Les créatures sont des eaux agitées et bourbeuses que trouble la moindre irruption de désir; le sage est un océan d'existence vaste et de vaste conscience qui toujours se remplit et cependant est toujours immobile en le grand équilibre de son âme; tous les désirs du monde pénètrent en lui ainsi que des eaux dans la mer, et toutefois il n'a aucun désir, non plus qu'il n'est troublé. Car tandis que les créatures sont emplies du troublant sens de l'ego et du mien et du tien, il est un avec le Moi unique en tous et n'a ni "moi" ni "mien". Il agit comme les autres, mais a abandonné tous les désirs et leurs appétits. Il accède à la grande paix et n'est pas déconcerté par les apparences des choses; il a éteint son ego individuel dans l'Un, vit en cette unité et, au moment de sa fin établi en ce mode d'être, peut atteindre à l'extinction dans le Brahman, dans le nirvana non point la négative annihilation de soi des bouddhistes, mais la grande immersion du moi personnel séparé dans la vaste réalité de l'Existence impersonnelle infinie et unique.

Unifiant subtilement Sânkhya, Yoga et Védânta, telle est la première fondation de l'enseignement de la Guîtâ. C'est loin d'être tout, mais c'est la première et l'indispensable synthèse pratique de la connaissance et des œuvres avec une indication,  déjà, du troisième élément de la plénitude de l'âme, le plus intense et qui la couronne, l'amour divin et la dévotion. 

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