Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
LIVRE DEUX
PREMIERE PARTIE
LA SYNTHÈSE DES ŒUVRES, DE L'AMOUR
ET DE LA CONNAISSANCE
I
LES DEUX NATURES*
On a traité les six premiers chapitres de la Guîtâ comme un seul corpus d'enseignement, base primordiale de sa connaissance et de sa pratique; on peut de la même façon traiter les douze derniers comme deux ensembles intimement reliés développant le reste de la doctrine à partir de cette base première. Du septième au douzième, ils formulent un vaste exposé métaphysique de la nature de l'Être divin et, sur cette fondation, unissent étroitement et synthétisent la connaissance et la dévotion, tout comme la première partie de la Guîtâ réunissait et synthétisait les œuvres et la connaissance. La vision du Pourousha universel intervient au onzième chapitre et donne une tournure dynamique à cette étape de la synthèse qu'elle relie vigoureusement aux œuvres et à la vie. Ainsi tout se trouve-t-il à nouveau ramené puissamment à la question initiale d'Ardjouna, autour de laquelle l'exposition entière gravite et accomplit sa révolution. Après quoi, la Guîtâ passe à la différenciation du Pourousha et de la Prakriti pour élaborer ses idées sur l'action des gounas, sur l'ascension par-delà les gounas et sur l'apogée des œuvres faites sans désir et en accord avec la connaissance, apogée où se produit la fusion avec la bhakti la connaissance, les œuvres et l'amour devenant une seule chose -, et de là elle s'élève vers son grand final, le secret de la soumission au Maître de l'Existence.
Dans cette seconde partie de la Guîtâ, nous arrivons à un exposé d'un genre plus concis et plus simple que ce que nous avons eu jusqu'à présent. Dans les six premiers chapitres, les définitions n'ont pas encore été fournies, qui donnent la clef de la vérité sous-jacente; on affronte et l'on résout des difficultés; on progresse à grand-peine, on passe par plusieurs détours et retours en arrière; beaucoup de choses sont sous-entendues, dont la portée n'est pas claire encore. Ici, il semble que nous
*Guîtâ, VII. 1-14.
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atteignions un terrain plus clair et que nous mettions la main sur une expression plus serrée, plus pénétrante. Mais du fait même de cette concision, il nous faut toujours avancer prudemment afin d'éviter l'erreur et de ne pas laisser échapper le sens véritable. Car ici, nous ne sommes plus fermement placés sur le terrain sûr de l'expérience psychologique et spirituelle, mais devons traiter de déclarations intellectuelles à propos d'une vérité spirituelle et souvent supracosmique. Un exposé métaphysique est toujours entouré d'incertitude et dangereux en ce qu'il tente de définir à notre mental ce qui est en réalité infini; et s'il faut la faire, cette tentative ne peut jamais être entièrement satisfaisante, ni vraiment définitive ou ultime. On peut vivre la plus haute vérité spirituelle, on peut la voir, mais on ne peut la formuler que partiellement. Plus profondes, la méthode et la langue des Oupanishads avec leur libre recours à l'image et au symbole, la forme intuitive de leur discours où la dure précision limitative de l'expression intellectuelle est brisée et où il est permis aux implications des mots de se dérouler dans une vague illimitable de suggestion, sont en ces domaines la seule méthode et la seule langue justes. Mais la Guîtâ ne peut recourir à cette forme, car elle est conçue pour éclaircir une difficulté intellectuelle; elle répond à un état d'esprit où la raison l'arbitre auquel nous devons référer les conflits de nos impulsions et de nos sentiments est en guerre contre elle-même et a les mains liées pour arriver à une conclusion. Il faut conduire la raison à une vérité qui la dépasse, mais par ses propres moyens et à sa façon. Si on lui offre une solution spirituellement psychologique à partir de données dont elle n'a pas l'expérience, elle ne peut s'assurer de sa validité que si on la convainc par un exposé intellectuel des vérités d'être sur lesquelles repose cette solution.
Jusqu'à présent, les vérités justificatives qu'on lui a offertes sont celles dont elle a déjà l'habitude et ne suffisent que comme point de départ. Il y a d'abord la distinction entre le Moi et l'être individuel dans la Nature. Cette distinction a été utilisée pour indiquer que l'être individuel dans la Nature est nécessairement soumis tant qu'il vit enfermé dans l'action de l'ego aux opérations des trois gounas qui, par leurs mouvements
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instables, composent tout le champ et toute la méthode de la raison, du mental, de la vie et des sens dans le corps. Et à l'intérieur de ce cercle, il n'est point de solution. Il faut donc trouver la solution en s'élevant hors du cercle, au-dessus de cette nature marquée par les gounas, vers le Moi unique et immuable et l'Esprit silencieux, parce qu'on dépasse alors cette action de l'ego et du désir, racine de toute la difficulté. Mais ceci paraissant en soi mener droit à l'inaction, du fait qu'il n'existe point, par-delà la Nature, d'instrumentalité de l'action ni de cause ou de déterminant de l'action le Moi immuable, en effet, est inactif, impartial et égal envers toute chose, toute opération et tout événement -, on introduit l'idée yoguique de l'Îshwara, du Divin comme maître des œuvres et du sacrifice, et l'on suggère, mais sans le spécifier expressément, que ce Divin dépasse même le Moi immuable et qu'en Lui se trouve la clef de l'existence cosmique. Dès lors, en nous élevant jusqu'à Lui par l'intermédiaire du Moi, il nous est possible d'être spirituellement libérés de nos œuvres et de poursuivre cependant les œuvres de la Nature. Mais on n'a pas encore précisé qui est ce Suprême, incarné ici dans l'instructeur divin, dans l'aurige des actions, ni quels sont ses rapports avec le Moi et avec l'être individuel dans la Nature. Pas davantage ne voit-on clairement comment la Volonté d'œuvrer qui est issue de Lui peut être différente de la volonté dans la nature définie par les trois gounas. Et s'il n'y a que cette volonté, alors l'âme qui y obéit ne peut guère manquer d'être assujettie aux gounas dans son action, sinon dans son esprit, et en ce cas la liberté promise devient aussitôt illusoire ou incomplète. La volonté semble un aspect de la part exécutive de l'être, le pouvoir et la force active de la nature, Shakti, Prakriti. Est-il alors une Nature plus haute que celle que définissent les trois gounas? Est-il un pouvoir de création, de volonté, d'action pragmatiques autre que le pouvoir de l'ego, du désir, du mental, des sens, de la raison et de l'impulsion vitale?
En cette incertitude, ce qu'il faut donc faire à présent, c'est donner plus complètement la connaissance sur laquelle on doit fonder les œuvres divines. Et ce ne peut être que la connaissance
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complète, la connaissance intégrale du Divin, lequel est la source des œuvres et en l'être duquel l'ouvrier devient libre par la connaissance; car il connaît l'Esprit libre dont procède toute œuvre et il participe à sa liberté. De surcroît, cette connaissance doit apporter une lumière qui justifie l'affirmation sur laquelle s'achève la première partie de la Guîtâ. Elle doit établir la suprématie de la bhakti sur tous les autres motifs et pouvoirs de la conscience spirituelle et de l'action; elle doit être une connaissance du suprême Seigneur de toutes les créatures; à Lui seul, l'âme peut s'offrir en la parfaite soumission qui est la plus haute cime de tout l'amour et de toute la dévotion. C'est ce que l'Instructeur propose de donner dans les vers liminaires du septième chapitre, où s'amorce le développement qui occupe tout le reste du livre. "Entends, dit-il, comment en pratiquant le Yoga avec un mental qui M'est attaché et en Me prenant pour âshraya (la base entière, la demeure, le soutien de l'être conscient et de l'action) tu Me connaîtras sans que subsiste aucun doute, intégralement, samagram mâm. Je te dirai sans rien omettre ni rien retenir, ashéshatah (car autrement, il peut rester un terrain pour le doute), la connaissance essentielle, ainsi que toute la connaissance globale, et en la connaissant il n'y aura plus rien ici-bas qu'il faille encore savoir." Ce qu'implique la phrase, c'est que l'Être divin est tout, vâsoudévah sarvam, et par conséquent si on le connaît intégralement dans tous ses pouvoirs et tous ses principes, alors tout est connu, non seulement le Moi pur, mais le monde et l'action et la Nature. Il n'y a alors rien d'autre ici-bas qui reste à connaître, car tout est l'Existence divine. C'est seulement parce que notre point de vue, ici, n'est pas intégral de cette manière, parce qu'il repose sur le mental et la raison qui divisent, sur l'idée séparatrice de l'ego, que notre perception mentale des choses est une ignorance. Il nous faut quitter cette vision égoïste et mentale et en venir à la vraie connaissance unificatrice; celle-ci possède deux aspects, la connaissance essentielle, djñâna, et la connaissance globale, vidjñâna, la perception spirituelle directe de Être suprême et la juste connaissance intime des principes de son existence, Prakriti, Pourousha, et le reste, par quoi tout ce qui est peut être
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connu en son origine divine et en la suprême vérité de sa nature. Cette connaissance intégrale, dit la Guîtâ, est chose rare et difficile; "sur des milliers d'hommes, il en est un, ça et là, qui s'évertue à la perfection; et sur ceux qui s'évertuent à la perfection et y atteignent, il en est un, ça et là, qui Me connaît dans tous les principes de Mon existence, tattwatah."
Pour commencer et afin de fonder cette connaissance intégrale, la Guîtâ fait alors cette distinction profonde et capitale qui est la base pratique de tout son Yoga, la distinction entre les deux Natures, la Nature phénoménale et la Nature spirituelle. "Les cinq éléments (conditions de l'être matériel), le mental, la raison, l'ego, telle est Mon octuple Nature divisée. Mais différente de celle-ci, connais Mon autre Nature, la suprême Nature qui devient le djîva et par laquelle le monde est soutenu." C'est là la première idée métaphysique nouvelle de la Guîtâ, qui l'aide à prendre son point de départ dans les notions de la philosophie sânkhyenne et cependant à les dépasser et à donner à leurs termes, qu'elle conserve et élargit, une signification védântique. Une octuple Nature composée de cinq bhoûtas éléments, comme le disent les traductions, mais plutôt conditions élémentales ou essentielles de l'être matériel, auxquelles on donne les noms concrets de terre, eau, feu, air et éther -, du mental avec ses sens et ses organes variés; de la volonté raisonnante et de l'ego, telle est la description sânkhyenne de la Prakriti. Le Sânkhya s'arrête là, et parce qu'il s'arrête là, il doit établir une infranchissable division entre l'Âme et la Nature; il doit poser ces dernières comme deux entités primordiales tout à fait distinctes. S'arrêterait-elle là, la Guîtâ elle aussi devrait formuler la même incurable antinomie entre le Moi et la Nature cosmique, qui ne serait alors que la Mâyâ aux trois gounas, et toute cette existence cosmique serait simplement le résultat de cette Mâyâ; elle ne pourrait rien être d'autre. Mais il y a autre chose, il y a un principe plus élevé, une nature de l'esprit, para prakritir mé. Il y a une suprême nature du Divin qui est la source réelle de l'existence cosmique, sa force créatrice fondamentale et son énergie effective et dont l'autre Nature, inférieure et ignorante, n'est qu'un dérivé et une ombre obscure. Dans cette suprême
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dynamis, le Pourousha et la Prakriti sont un, la Prakriti n'étant que la volonté et le pouvoir exécutif du Pourousha, le fait de son être non une entité séparée, mais lui-même en tant que Pouvoir.
Cette suprême Prakriti n'est pas simplement une présence du pouvoir de l'être spirituel immanent en les activités cosmiques. Car alors elle ne pourrait être que la présence inactive du Moi qui imprègne tout, immanent en toutes choses ou les contenant toutes, imposant d'une certaine façon l'action universelle mais sans être lui-même actif. Pas davantage cette suprême Prakriti n'est-elle l'avyakta des sânkhyens, le primordial état non manifesté de semence de l'octuple et active nature manifestée des choses, l'unique force productrice originelle de la Prakriti à partir de laquelle évoluent ses nombreux pouvoirs instrumentaux et exécutifs. Il ne suffit pas non plus d'interpréter cette idée d'avyakta dans le sens védântique et de dire que cette suprême Nature est le pouvoir involué inhérent à l'Esprit ou Moi non manifesté d'où vient le cosmos et en lequel il retourne. C'est cela, sans doute, mais beaucoup plus que cela; car cela, c'est seulement l'un de ses états spirituels. C'est l'intégral pouvoir-conscient de Être suprême, Tchit-Shakti, qui est derrière le moi et le cosmos. Dans le Moi immuable, la suprême Prakriti est involuée en l'Esprit; elle est là, mais en nivritti ou rétention de l'action; dans le moi mutable et le cosmos, elle s'exprime dans l'action, pravritti. Là, par sa présence dynamique, elle développe dans l'Esprit toutes les existences et apparaît en elles comme leur nature spirituelle essentielle, la vérité persistante derrière le jeu de leurs phénomènes subjectifs et objectifs. Elle est la qualité et la force essentielles, swabhâva, le principe du moi de tout leur devenir, le principe inhérent et le pouvoir divin derrière leur existence phénoménale. L'équilibre des gounas n'est qu'un jeu quantitatif et tout à fait dérivé, qui se développe à partir de ce Principe suprême. Toute cette activité des formes, tout cet effort du mental, des sens, de l'intelligence de la part de la nature inférieure ne sont qu'un phénomène, qui ne pourrait aucunement exister sans cette force spirituelle et ce pouvoir d'être; il en provient et n'existe qu'en eux et par eux. Si
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nous demeurons dans la seule nature phénoménale et que nous voyions les choses d'après les seules notions dont elle nous imprègne, nous ne parviendrons pas à la vérité réelle de notre existence active. La vérité réelle est ce pouvoir spirituel, cette divine force de l'être, cette qualité essentielle de l'esprit dans les choses ou plutôt de l'esprit en lequel sont les choses et d'où elles tirent tous leurs pouvoirs et les semences de leurs mouvements. Que l'on atteigne cette vérité, ce pouvoir, cette qualité, et l'on arrivera à la loi réelle de notre devenir et au principe divin de notre vie, à sa source et à ce qui la sanctionne dans la Connaissance, et non pas seulement à son processus dans l'Ignorance.
C'est là couler le sens de la Guîtâ en une langue adaptée à notre moderne façon de penser; mais si nous regardons sa description de la Para Prakriti, nous constaterons que c'est bien la substance de ce qu'elle dit. D'abord, en effet, cette autre Prakriti, cette Prakriti supérieure est, dit Krishna, "Ma suprême nature, prakritim me parâm". Et ce Je, ici, c'est le Pouroushôttama, Être suprême, l'Âme suprême, l'Esprit transcendant et universel. La nature originelle et éternelle de l'Esprit et sa Shakti transcendante et génératrice, voilà ce que l'on entend par Para Prakriti. Car en parlant d'abord de l'origine du monde du point de vue du pouvoir actif de sa Nature, Krishna déclare solennellement : "C'est la matrice de tous les êtres, étad-yônîni bhoûtâni." Et au vers suivant du shlôka, exposant de nouveau le même fait selon l'optique de l'Âme qui engendre, il poursuit : "Je suis la naissance du monde entier et Je suis aussi sa dissolution; il n'existe rien de suprême au-delà de Moi." Ici, l'Âme suprême, le Pouroushôttama, et la suprême Nature, Parâ Prakriti, sont donc identifiés; ils sont proposés comme deux façons de considérer la même et unique réalité. Lorsque Krishna déclare être la naissance du monde et sa dissolution, il est évident, en effet, que c'est cette Para Prakriti, cette suprême Nature de son être qui est ces deux choses. L'Esprit est Être suprême dans sa conscience infinie, et la suprême Nature est l'infinité de pouvoir ou de volonté d'être de l'Esprit c'est Sa conscience infinie en sa divine énergie inhérente et en sa divine
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action céleste. La naissance est le mouvement d'évolution de cette Énergie consciente à partir de l'Esprit, parâ prakritir djîva-bhoûtâ, son activité dans l'univers mutable; la dissolution est le retrait de cette activité par involution de l'Énergie dans l'existence immuable et dans la puissance recueillie de l'Esprit. C'est donc cela qu'à l'origine on entend par suprême Nature.
La suprême Nature, para prakritih, est donc l'infini et intemporel pouvoir conscient de l'Être existant en soi à partir duquel toutes les existences dans le cosmos sont manifestées et passent du non-temps dans le Temps. Mais afin de fournir une base spirituelle à ce multiple et universel devenir dans le cosmos, la suprême Nature se formule sous l'aspect du djîva. En d'autres termes, l'éternelle âme multiple du Pouroushôttama apparaît comme existence individuelle et spirituelle dans toutes les formes du cosmos. Toutes les existences sont animées par la vie de l'Esprit unique et indivisible; toutes sont soutenues en leur personnalité, en leurs actions et leurs formes par la multiplicité éternelle de l'unique Pourousha. Mais nous devons soigneusement éviter l'erreur de penser que cette suprême Nature est identique au djîva manifesté dans le Temps, qu'en ce sens il n'y aurait rien d'autre ou qu'elle serait seulement la nature du devenir et non pas du tout la nature de l'être: ce ne pourrait alors être la suprême Nature de l'Esprit. Même dans le temps, elle est quelque chose de plus; car autrement, elle aurait pour seule vérité dans le cosmos la nature de la multiplicité, et il n'y aurait aucune nature de l'unité dans le monde. Ce n'est pas ce que dit la Guîtâ; elle ne dit pas que la suprême Prakriti est, dans son essence, le djîva, djîvâtmakâm, mais qu'elle est devenue le djîva, djîva-bhoûtâm; et cette expression implique que, derrière sa manifestation ici en tant que djîva, elle est à l'origine quelque chose d'autre et de plus élevé, qu'elle est la nature de l'unique Esprit suprême. Le djîva, comme on nous le dit plus loin, est le Seigneur, Îshwara, mais dans sa manifestation partielle, mamaïvânshah; même tous les multiples êtres dans l'univers ou dans les univers sans nombre ne pourraient être, en leur devenir, le Divin intégral, mais seulement une manifestation partielle de l'Un infini. En eux, réside le Brahman, l'existence une et indivisible
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comme si elle était divisée, avibhaktam tcha bhoûtéshou vibhaktam iva tcha sthitam. L'unité est la vérité plus grande, la multiplicité la moindre vérité, cependant toutes deux sont des vérités, aucune n'est illusion.
C'est par l'unité de cette nature spirituelle que le monde est soutenu, yayédam dhâryaté djagat, et de même est-ce de cette nature spirituelle qu'il naît avec tous ses devenirs, étad-yônîni bhoûtâni sarvâni, et c'est elle qui ramène en elle le monde entier et ses existences à l'heure de la dissolution, aham kritsnasya djagatah prabhavah pralayas tathâ. Mais dans la manifestation qui est ainsi émise en l'Esprit, soutenue en son action, retirée en sa périodique cessation d'activité, le djîva est la base de l'existence multiple; c'est l'âme multiple, si nous pouvons l'appeler ainsi, ou, si nous préférons, l'âme de la multiplicité dont nous faisons ici-bas l'expérience. Il est toujours un avec le Divin en son être, n'en diffère que dans le pouvoir de son être il en diffère non point dans le sens qu'il ne s'agit pas du tout du même pouvoir, mais en ce sens qu'il soutient seulement le pouvoir unique en une action partielle et multiplement individualisée. Dès lors, toutes les choses, à l'origine, en définitive et aussi dans le principe de leur durée, sont l'Esprit. La nature fondamentale de tout est la nature de l'Esprit, et ce n'est que dans leurs phénomènes différentiels inférieurs que les choses semblent différentes, qu'elles semblent être la nature du corps, de la vie, du mental, de la raison, de l'ego et des sens. Mais ce sont là des dérivés phénoménaux, et non la vérité essentielle de notre nature et de notre existence.
La suprême nature de l'être spirituel nous donne alors une vérité originelle et un pouvoir d'existence par-delà le cosmos en même temps qu'une première base de vérité spirituelle pour la manifestation dans le cosmos. Mais où est le lien entre cette suprême nature et la nature phénoménale inférieure? Sur Moi, dit Krishna, tout ceci, tout ce qui est ici sarvam idam, l'expression habituelle des Oupanishads pour la totalité des phénomènes dans la mobilité de l'univers est enfilé comme perles sur un fil. Mais ce n'est qu'une image que nous ne pouvons pousser bien loin; car les perles ne sont maintenues en contact les unes
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avec les autres que par le fil et n'ont d'autre unité ni d'autre relation avec le collier que leur dépendance à son égard pour ce rapport mutuel. Passons alors de l'image à ce qu'elle représente. C'est la suprême nature de l'Esprit, l'infini pouvoir conscient de son être, conscient de soi, conscient de tout, tout-sage, qui maintient ces existences phénoménales en relation les unes avec les autres, les pénètre, demeure en elles, les soutient et les insère dans le système de sa manifestation. Ce pouvoir suprême unique ne se manifeste pas seulement en tout en tant que l'Un, mais en chacun en tant que djîva, la présence spirituelle individuelle; il se manifeste aussi comme l'essence de toute qualité de la Nature. Tels sont donc les pouvoirs spirituels cachés derrière tous les phénomènes. Cette suprême qualité n'est point le fonctionnement des trois gounas, lequel est un phénomène de qualité et non son essence spirituelle. Cette suprême qualité est plutôt le pouvoir intérieur inhérent, unique et néanmoins variable de toutes ces variations superficielles. C'est une vérité fondamentale du Devenir, une vérité qui soutient et donne un sens spirituel et divin à toutes ses apparences. Les opérations des gounas ne sont que les devenirs superficiels et instables de la raison, du mental, des sens, de l'ego, de la vie et de la matière, sâttwikâ bhâvâ râdjasâs-tâmasâsh-tcha; mais c'est plutôt le pouvoir intime essentiel, stable et originel du devenir, swabhâva. C'est ce qui détermine la loi primordiale de tous les devenirs et de chaque djîva; ce qui constitue l'essence et développe le mouvement de la nature. C'est un principe en chaque créature, qui dérive du divin Devenir transcendant, celui de l'Îshwara, mad-bhâvah, et qui y est directement rattaché. En ces rapports du bhâva divin avec le swa-bhâva, et du swa-bhâva avec les bhâvâh superficiels, de la Nature divine avec la nature essentielle individuelle et de la nature essentielle en sa pure qualité originelle avec la nature phénoménale en tout son jeu mêlé et confus de qualités, nous trouvons le chaînon qui relie cette existence suprême et cette existence inférieure. Les pouvoirs et valeurs dégradés de la Prakriti inférieure découlent de pouvoirs et valeurs absolus de la Shakti suprême et doivent leur revenir pour trouver leur source, leur vérité et la loi essentielle de leurs
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opérations et de leur mouvement. De même l'âme, ou djîva, involuée ici-bas dans le pauvre jeu inférieur entravé des qualités phénoménales, si elle veut s'en échapper et être divine et parfaite, doit, en recourant à la pure action de la qualité essentielle de son swabhâva, revenir à cette loi supérieure de son être où elle peut découvrir la volonté, le pouvoir, le principe dynamique, le suprême fonctionnement de sa nature divine.
Cela ressort clairement du passage qui vient aussitôt après, où la Guîtâ donne un certain nombre d'exemples pour montrer comment le Divin, en le pouvoir de Sa suprême nature, se manifeste et agit dans les existences animées et les existences prétendues inanimées de l'univers. Nous pouvons les dégager de l'ordre lâche et libre qu'impose l'exigence de la forme poétique et les placer dans la série philosophique qui leur convient. D'abord, la Puissance et la Présence divines œuvrent dans les cinq conditions élémentales de la Matière. "Je suis le goût dans les eaux, le son dans l'éther, le parfum dans la terre, l'énergie de la lumière dans le feu", et, pour être plus complet, on peut ajouter : le toucher ou le contact dans l'air. Autrement dit, le Divin Lui-même en Sa Para Prakriti, est l'énergie qui se trouve à la base des diverses relations sensorielles et dont, selon l'ancien système sânkhyen, les conditions éthérique, rayonnante, électrique, gazeuse, liquide, ainsi que les autres conditions élémentales de la matière sont l'agent physique. Les cinq conditions élémentales de la matière sont l'élément quantitatif ou matériel dans la nature inférieure et constituent la base des formes matérielles. Les cinq tanmâtrâs le goût, le toucher, le parfum et les autres sont l'élément qualitatif. Ces tanmâtrâs sont les énergies subtiles dont l'action met la conscience sensorielle en relation avec les formes grossières de la matière ils sont la base de toute la connaissance phénoménale. Du point de vue matériel, la matière est la réalité, et les relations sensorielles sont des dérivés; mais du point de vue spirituel, c'est le contraire qui est la vérité. La matière et les agents matériels sont eux-mêmes des pouvoirs dérivés et, au fond, ne sont que des moyens concrets ou bien des conditions concrètes où les opérations de la qualité de la Nature dans les choses se manifestent à la conscience
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sensorielle du djîva. Le seul fait originel et éternel est l'énergie de la Nature, le pouvoir et la qualité de l'être qui se manifestent ainsi à l'âme par l'intermédiaire des sens. Et ce qui est essentiel dans les sens, ce qui est le plus spirituel, le plus subtil est en soi le matériau de cette qualité et de ce pouvoir éternels. Mais l'énergie ou le pouvoir de l'être dans la Nature, c'est cela le Divin Lui-même en Sa Prakriti; chaque sens à l'état pur est donc cette Prakriti, chaque sens est le Divin en Sa force consciente dynamique.
Cela, nous le déduisons mieux des autres termes de la série. "Je suis la lumière du soleil et de la lune, la virilité dans l'homme, l'intelligence de l'intelligent, l'énergie de l'énergique, la force du fort, la puissance ascétique de ceux qui pratiquent l'ascèse, tapasyâ." "Je suis la vie en toutes les existences." Dans chaque cas, c'est l'énergie de la qualité essentielle dont chacun de ces devenirs dépend pour ce qu'il est devenu, qui est donnée comme le signe particulier indiquant la présence du Pouvoir divin dans sa nature. Et aussi : "Je suis le pranava dans tous les Védas", c'est-à-dire la syllabe fondamentale ÔM, qui est la base de tous les puissants sons créateurs du verbe révélé; ÔM est la formulation unique et universelle de l'énergie du son et de la parole, ce qui contient et résume, synthétise et libère tout le pouvoir spirituel et toute la potentialité de la vâk et du shabda et dont les autres sons, dans l'étoffé desquels sont tissés les mots du langage, sont censés être les développements évolutifs. Cela rend les choses tout à fait claires. Ce ne sont pas les développements phénoménaux des sens ou de la vie ou de la lumière, de l'intelligence, de l'énergie, de la force, de la virilité, de la force ascétique qui sont propres à la suprême Prakriti. C'est la qualité essentielle en son pouvoir spirituel qui constitue le swabhâva. La force de l'esprit se manifestant de la sorte, la lumière de sa conscience et le pouvoir de son énergie dans les choses révélées en un pur signe original c'est cela, la nature essentielle. Cette force, cette lumière, ce pouvoir sont la graine éternelle dont toutes les autres choses sont les développements, les dérivés, les variabilités et les circonstances plastiques. Dès lors, la Guîtâ ajoute, et c'est la déclaration la plus générale de la série : "Sache
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que Je suis la semence éternelle de toute existence, ô fils de Prithâ." Cette semence éternelle est le pouvoir de l'être spirituel, la volonté consciente dans l'être, la graine, ainsi qu'il est dit ailleurs, que le Divin jette dans le grand Brahman, dans la vastitude supramentale et dont tous naissent à l'existence phénoménale. C'est cette semence de l'esprit qui se manifeste comme qualité essentielle en tous les devenirs et constitue leur swabhâva.
La distinction pratique entre ce pouvoir originel de qualité essentielle et les dérivés phénoménaux de la nature inférieure, entre la chose elle-même dans sa pureté et la chose dans ses apparences inférieures, est très clairement indiquée à la fin de la série. "Je suis la force du fort dénué d'attirance et de désir", dépouillé de tout attachement au plaisir phénoménal des choses, "Je suis dans les êtres le désir qui n'est point contraire à leur dharma". Et quant aux devenirs subjectifs secondaires de la Nature, bhâvâh (états d'esprit, altérations causées par le désir, mouvements passionnels, les réactions des sens, le jeu duel et limité de la raison, les tournures du sentiment et du sens moral) qui sont sattwiques, radjasiques et tamasiques, quant au fonctionnement des trois gounas, ils ne sont pas eux-mêmes, dit la Guîtâ, la pure action de la suprême nature spirituelle, ils en sont des dérivés; "ils sont en vérité de Moi", matta éva, ils n'ont pas d'autre origine "mais Je ne suis pas en eux, ce sont eux qui sont en Moi". Voici donc une distinction forte et néanmoins subtile. "Je suis, dit le Divin, la lumière, la force, le désir, le pouvoir, l'intelligence essentiels, mais en Mon essence Je ne suis pas leurs dérivés, et pas davantage ne suis-Je en eux, et pourtant tous sont de Moi et ils sont tous en Mon être." C'est donc sur la base de ces déclarations que nous devons envisager le passage des choses de la nature supérieure à la nature inférieure et, en sens inverse, de la nature inférieure à la nature supérieure.
La première déclaration ne présente aucune difficulté. Malgré la nature divine du principe de force qui est en lui, l'homme fort tombe dans l'esclavage du désir et de l'attachement, trébuche dans le péché, s'efforce vers la vertu. Mais c'est parce que, en toute son action dérivée, il descend se mettre sous la
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coupe des trois gounas et que cette action il ne la gouverne point d'en haut, depuis sa nature divine essentielle. La nature divine de sa force n'est pas affectée par ces dérivés, elle demeure la même en son essence malgré chaque obscurcissement et chaque faux pas. Le Divin est là en cette nature; Il soutient l'homme grâce à Sa force à travers les confusions de son existence inférieure jusqu'à tant qu'il puisse recouvrer la lumière, illuminer entièrement sa vie avec le vrai soleil de son être et gouverner sa volonté et les actes de celle-ci par la pure puissance de la volonté divine en sa nature supérieure. Mais comment le Divin peut-Il être désir, kâma? Car ce désir, ce kâma, on a déclaré qu'il est notre seul grand ennemi, celui qu'il faut mettre à mort. Mais ce désir-là était le désir de la nature inférieure définie par les gounas, et il a son origine dans l'être radjasique, radjôgouna-samoudbhavah ; c'est en effet ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de désir. Cet autre désir, le spirituel, est une volonté qui n'est point contraire au dharma.
Veut-on dire que le kâma spirituel est un désir vertueux, éthique en sa nature, un désir sattwique — car la vertu est toujours sattwique en son origine et sa force motrice? Mais il y aurait alors ici une contradiction évidente : pas plus loin que le vers suivant, en effet, il est déclaré que toutes les dispositions sattwiques sont non pas le Divin, mais seulement des dérivés inférieurs. Il ne fait pas de doute que l'on doit abandonner le péché si l'on veut se rapprocher tant soit peu de la Divinité; mais il faut de même dépasser la venu si l'on veut pénétrer dans Être divin. Il faut atteindre la nature sattwique, mais c'est pour la dépasser ensuite. L'action éthique n'est qu'un moyen de purification grâce auquel nous pouvons nous élever vers la nature divine, mais cette nature est elle-même exhaussée par-delà les dualités et en fait, il ne pourrait autrement y avoir de pure présence divine ni de force divine en l'homme fort qui est soumis aux passions radjasiques. Le dharma, au sens spirituel, n'est point la morale ni l'éthique. Le dharma, dit ailleurs la Guîtâ, c'est l'action gouvernée par le swabhâva, la loi essentielle de la nature. Et profondément, ce swabhâva est la pure qualité de l'esprit en son pouvoir inhérent de volonté consciente et en
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sa force d'action caractéristique. Le désir dont on parle ici est donc la volonté arrêtée du Divin en nous qui cherche et découvre non pas le plaisir de la Prakriti inférieure, mais l'Ânanda de Son propre jeu et de Son propre accomplissement; c'est le désir de la divine Joie de l'existence déployant sa force consciente d'action selon la loi du swabhâva.
Mais d'autre part, qu'entend-on lorsque l'on dit que le Divin n'est pas dans les devenirs, les formes ni les dispositions, fussent-elles sattwiques, de la nature inférieure, bien que tous soient en Son être? Dans un sens, Il doit évidemment être en eux, autrement ils ne pourraient exister. Mais ce que l'on entend, c'est que la vraie, la suprême nature spirituelle du Divin n'y est pas emprisonnée; ils ne sont que des phénomènes dans Son être et créés à partir de Son être par l'action de l'ego et de l'ignorance. L'ignorance nous présente tout en une vision inversée et pour le moins dans une expérience partiellement falsifiée. Nous imaginons que l'âme est dans le corps, qu'elle est quasiment un résultat et un dérivé du corps; nous en avons même le sentiment, mais c'est le corps qui est dans l'âme et qui est un résultat et un dérivé de l'âme. Nous pensons que l'esprit est une petite partie de nous-mêmes le Pourousha pas plus gros que le pouce dans cette grande masse de phénomènes matériels et mentaux; en réalité, cette masse, compte tenu de son imposante apparence, est une très petite chose dans l'infinité de l'être de l'Esprit. De même ici : à peu près dans le même sens, ces choses sont dans le Divin plutôt que le Divin n'est dans ces choses. Cette nature inférieure que définissent les trois gounas et qui crée une vision si fausse des choses et leur attribue un caractère inférieur, est une Mâyâ, un pouvoir d'illusion; ce qui signifie non point qu'elle n'existe pas du tout, ou qu'elle soit une pourvoyeuse d'irréalités, mais qu'elle désoriente notre connaissance, crée de fausses valeurs, nous enveloppe dans l'ego, la mentalité, les sens, la physicalité, l'intelligence limitée et y dérobe à notre vue la vérité suprême de notre existence. Cette Mâyâ de l'illusion nous cache le Divin que nous sommes, l'esprit infini et impérissable. "Par ces trois sortes de devenir qui sont de la nature des gounas, ce monde tout entier est dérouté, et il
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ne reconnaît point que Je les dépasse suprêmement et suis impérissable." Si nous pouvions voir que ce Divin est la vérité réelle de notre existence, tout le reste changerait aussi pour notre vision, revêtirait son caractère véritable; notre vie ainsi que notre action acquerraient les valeurs divines et suivraient la loi de la nature divine.
Mais alors, pourquoi, si le Divin, après tout, est là et si la nature divine est à la source même de ces dérivés déconcertants, si nous sommes le djîva et si le djîva est cela, pourquoi cette Mâyâ est-elle si difficile à vaincre, mâyâ douratyayâ? Parce que c'est encore la Mâyâ du Divin, daïvî hyéshâ gounamayî mama mâyâ, "c'est ma divine Mâyâ des gounas". Elle est elle-même divine et se développe à partir de la nature du Divin, mais du Divin dans la nature des dieux; elle est daïvî, des déités ou, si l'on veut, de la Déité, mais de la Déité en ses aspects cosmiques divisés, subjectifs et inférieurs, sattwique, radjasique et tamasique. C'est un voile cosmique que le Divin a tissé autour de notre entendement, Brahmâ, Vishnou et Roudra en ont entrecroisé les fils complexes; la Shakti, la suprême Nature est à la base et se cache dans chaque fibre de ce voile. Nous devons l'éployer peu à peu en nous et nous en servir pour nous orienter, puis nous en détourner, la laissant derrière nous une fois son utilité révolue, nous détourner des dieux pour nous tourner vers le Divin originel et suprême en qui nous découvrirons à la fois le sens ultime des dieux et de leurs œuvres et les vérités spirituelles les plus profondes de notre existence impérissable. "Ceux-là seuls qui se tournent vers Moi et viennent à Moi, franchissent cette Mâyâ."
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