Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
XIX
LES GOUNAS, LE MENTAL ET LES ŒUVRES*
La Guîtâ n'a pas encore terminé son analyse de l'action à la lumière de cette idée fondamentale des trois gounas et de leur transcendance par une culmination où se dépasse la plus haute discipline sattwique. La foi, shraddhâ, la volonté de croire et d'être, de connaître, de vivre et d'incarner la Vérité que nous avons vue est le principal facteur, la force indispensable derrière une action qui se développe, surtout derrière la croissance de l'âme qui, au moyen des œuvres, accède à sa pleine stature spirituelle. Mais il y a aussi les pouvoirs mentaux, les instruments et les conditions qui aident à constituer l'élan, la direction et le caractère de l'activité et qui, par conséquent, jouent un rôle important dans une parfaite compréhension de cette discipline psychologique. La Guîtâ entre dans une analyse psychologique sommaire de ces choses avant de passer à sa grande conclusion, apogée de tout son enseignement, suprême secret, qui est d'un dépassement spirituel de tous les dharmas, d'une divine transcendance. Et il nous faut la suivre en ses brèves descriptions, cursivement, en nous étendant juste assez sur le sujet pour en saisir pleinement l'idée principale; car ce sont là des choses secondaires, mais chacune n'en a pas moins de grandes conséquences dans son contexte et pour son propos. C'est leur action coulée dans le type des gounas que nous devons mettre en lumière en partant des brèves descriptions fournies par le texte; la façon dont l'une ou l'autre, ou chacune culminera par-delà les gounas, découlera automatiquement du caractère de la transcendance générale.
Cette partie du sujet, une dernière question d'Ardjouna l'introduit, qui concerne le principe du sannyâsa, le principe du tyâga et ce en quoi ils diffèrent. La Guîtâ revient souvent sur cette distinction essentielle, elle y insiste à mainte reprise, et cela
*Guîtâ, XVIII. 1-39.
Page 542
s'est par la suite trouvé amplement justifié par l'histoire du mental indien plus récent qui, constamment, confondit ces deux choses très différentes et inclina fortement à déprécier toute activité du genre qu'enseigne la Guîtâ, y voyant au mieux un simple prélude à la suprême inaction du sannyâsa. En fait, lorsque les gens parlent de tyâga, de renoncement, c'est toujours le renoncement physique au monde qu'ils entendent ou du moins sur quoi ils insistent, alors que, tout au contraire, la Guîtâ tient que le véritable tyâga a pour base l'action et la vie dans le monde, non point une fuite dans un monastère, une caverne ou au sommet d'une montagne. Le véritable tyâga est l'action avec renoncement au désir et, cela, c'est aussi le véritable sannyâsa.
Il ne fait pas de doute qu'un esprit de renoncement doit imprégner l'activité libératrice de la discipline sattwique c'est là un élément capital; mais quel genre de renoncement, et appartenant de quelle manière à l'esprit? Non pas le renoncement aux œuvres dans le monde, ni aucun ascétisme extérieur, aucun étalage d'un visible abandon du plaisir, mais un renoncement, un rejet, tyâga, du désir vital et de l'ego vital, où l'on se dépouille, sannyâsa, de la vie personnelle séparée que mènent l'âme de désir, le mental gouverné par l'ego et la nature vitale radjasique. Telle est la vraie condition pour s'engager sur les hauteurs du Yoga, que ce soit par le moi impersonnel et l'unité brahmique, ou par le Vâsoudéva universel, ou intérieurement dans le suprême Pouroushôttama. Si on le prend d'une façon plus conventionnelle, le mot sannyâsa, dans la langue établie des sages, signifie que l'on dépose physiquement les actions attirantes, que l'on s'en dépouille; tyâga et c'est là la distinction de la Guîtâ – est le nom que donnent les sages à un renoncement mental et spirituel, à un entier abandon de tout attachement opiniâtre au fruit de nos œuvres et à l'action elle-même ou à ce qui nous fait personnellement la commencer, à l'impulsion radjasique. En ce sens, le tyâga, et non le sannyâsa, est le meilleur chemin. Ce ne sont pas les actions attirantes que l'on doit écarter, mais c'est le désir qui leur donne ce caractère qui doit être chassé de nous. Le fruit des œuvres peut venir, dispensé par le Maître des œuvres, mais l'ego ne doit pas exiger de le recevoir
Page 543
en récompense, ni en faire une condition pour accomplir les œuvres. Ou bien le fruit peut ne pas venir du tout; et il faut cependant exécuter l'œuvre comme étant la chose à faire, kartavyam karma, la chose que le Maître au-dedans exige de nous. Le succès, l'échec sont entre ses mains, et il les réglera selon sa volonté omnisciente et son insondable dessein. L'action, toute action doit en fin de compte être abandonnée, non pas physiquement par l'abstention, par l'immobilité, par l'inertie, mais spirituellement au Maître de notre être par le seul pouvoir de qui une action, quelle qu'elle soit, peut s'accomplir. Il faut renoncer à l'idée fausse que nous sommes personnellement les exécutants; car en réalité, c'est la Shakti universelle qui œuvre par l'entremise de notre personnalité et de notre ego. Le transfert spirituel de toutes nos œuvres au Maître et à sa Shakti est le véritable sannyâsa dans l'enseignement de la Guîtâ.
La question se pose encore de savoir quelles œuvres seront exécutées. Même les tenants d'une renonciation physique finale ne sont pas d'accord sur cette question difficile. Il en est qui voudraient que toutes les œuvres soient extirpées de notre vie, comme si c'était chose possible. Mais tel n'est pas le cas tant que nous sommes dans un corps et vivants; pas davantage le salut ne peut-il consister à réduire par la transe notre moi actif à l'immobilité sans vie de la motte de terre ou du caillou. Le silence du samâdhi n'annule pas la difficulté : dès que le souffle revient dans le corps, en effet, nous sommes une fois de plus dans l'action, tombés des hauteurs de ce salut dû à un sommeil spirituel. Mais le vrai salut, la libération par renoncement intérieur à l'ego et l'union avec le Pouroushôttama demeurent bien établis dans quelque état que ce soit, persistent en ce monde, ou hors de ce monde, en n'importe quel monde, ou hors de tout monde, existent en soi, sarvathâ vartamânô'pi, et ne dépendent ni de l'action ni de l'inaction. Quelles sont alors les actions qu'il faut faire? Extrême, la réponse de l'ascète dont la Guîtâ ne fait pas mention : peut-être n'était-elle pas si courante à l'époque pourrait bien être que, parmi les activités volontaires, les seules que l'on doive autoriser sont celles qui consistent à mendier, manger et méditer, sans compter les actions nécessaires au
Page 544
corps. Mais la solution plus libérale et globale était évidemment de poursuivre les trois activités sattwiques : sacrifice, don et ascèse. Et il est certain, dit la Guîtâ, qu'il faut les poursuivre, car elles purifient le sage. Mais d'une façon plus générale, et si l'on prend ces trois choses dans leur sens le plus large, c'est l'action réglée justement, niyatam karma, que l'on doit faire, l'action réglée par le Shâstra, par la science et l'art de la juste connaissance, des œuvres justes, de la juste façon de vivre, ou réglée par la nature essentielle, swabhâva-niyatam karma, ou, finalement et mieux que tout, réglée par la volonté du Divin au-dedans et au-dessus de nous. Cette dernière est la véritable et unique action de l'homme libéré, mouktasya karma. Renoncer aux œuvres n'est pas un mouvement juste la Guîtâ, pour finir, le déclare nettement et catégoriquement, niyatasya tou sannyâsah karmano nôpapadyaté. Y renoncer en étant confiant, par ignorance, que ce retrait suffit pour obtenir la vraie libération, voilà un renoncement tamasique. Les gounas, nous le voyons, nous suivent dans le renoncement aux œuvres aussi bien que dans les œuvres. Un renoncement accompagné d'attachement à l'inaction, sangah akarmani, serait également un retrait tamasique. Et abandonner les œuvres parce qu'elles sont cause de chagrin, ou qu'elles incommodent la chair ou lassent le mental, ou avec le sentiment que tout est vanité et tracas de l'esprit, voilà un renoncement radjasique, et qui n'apporte pas le haut fruit spirituel; cela non plus n'est pas le vrai tyâga. C'est un résultat du pessimisme intellectuel ou de la lassitude vitale, il a ses racines dans l'ego. Nulle liberté ne peut venir d'un renoncement gouverné par ce principe égocentrique.
Le principe sattwique du renoncement est de se retirer non de l'action, mais de l'exigence personnelle, du facteur ego qui est derrière elle. C'est d'accomplir des œuvres dictées non par le désir mais par la loi de la juste façon de vivre ou par la nature essentielle, sa connaissance, son idéal, sa foi en elle-même et en la Vérité qu'elle voit, sa shraddhâ. Ou bien sur un plan spirituel supérieur, elles sont dictées par la volonté du Maître et accomplies avec le mental en yoga, sans aucun attachement personnel à l'action ni au fruit de l'action. Il doit y avoir un complet
Page 545
renoncement à tout désir et à tout choix, à toute impulsion égoïstes et égocentriques et finalement à cet égoïsme beaucoup plus subtil de la volonté qui dit : "L'œuvre est mienne, je suis l'exécutant", ou même : "L'œuvre est à Dieu, mais c'est moi l'exécutant." Il ne doit y avoir aucun attachement à l'oeuvre agréable, attirante, lucrative ou promise au succès, et l'on ne doit point la faire parce qu'elle l'est en sa nature; mais ce genre de travail aussi doit être fait et fait totalement, sans égoïsme, avec l'assentiment de l'esprit lorsque c'est l'action exigée au-dessus et d'au-dedans de nous, kartavyam karma. Il ne doit y avoir aucune aversion pour l'action déplaisante, ingrate ou qui ne provoque pas le désir, ou pour l'œuvre qui entraîne ou est susceptible d'entraîner la souffrance, le danger, de rudes conditions, des conséquences funestes; car on doit l'accepter aussi, totalement, sans égoïsme, avec une profonde compréhension de sa nécessité et de son sens, lorsque c'est l'œuvre qu'il faut faire, kartavyam karma. L'homme sage écarte les dégoûts et les hésitations de l'âme de désir et les doutes de l'intelligence humaine ordinaire, qui ont pour mesures de petites normes personnelles et conventionnelles ou bien limitées. A la lumière du mental pleinement sattwique et avec le pouvoir d'un renoncement intérieur qui exhausse l'âme à l'état impersonnel, l'élève vers Dieu, vers l'universel et l'éternel, il suit la suprême loi idéale de sa nature ou la volonté du Maître des œuvres dans son esprit secret. Il n'accomplira point l'action pour un résultat personnel, ni pour une récompense en cette vie, ni en ayant de l'attachement pour la réussite, le profit ou les conséquences; pas davantage ses œuvres ne seront-elles entreprises pour obtenir un fruit en l'invisible au-delà ni ne demanderont-elles de récompense en d'autres vies ou d'autres mondes au-delà, ces prix dont a faim le mental religieux sans maturité. Les trois espèces de résultat plaisant, déplaisant, mélangé en ce monde ou en d'autres, en cette vie ou une autre, sont pour les esclaves du désir et de l'ego; ces choses ne s'accrochent pas à l'esprit libre. L'ouvrier libéré qui, par le sannyâsa intérieur, a abandonné ses œuvres à un Pouvoir supérieur est libre du karma. Il accomplira l'action, car un certain genre d'action, peu ou prou, petite ou grande, est
Page 546
inévitable, naturelle et juste pour l'âme incarnée l'action fait partie de la loi divine de la vie, est la haute dynamique de l'Esprit. En son essence, le renoncement, le vrai tyâga, le vrai sannyâsa n'a rien d'une règle empirique de l'inaction, mais réside en une âme désintéressée, un mental sans égoïsme, la transition de l'ego à la vraie nature impersonnelle et spirituelle. L'esprit de ce renoncement intérieur est la première condition mentale de la plus haute discipline sattwique parvenue à son sommet.
La Guîtâ parle alors des cinq causes ou conditions sine qua non pour accomplir les œuvres selon les lignes du Sânkhya. Ces cinq causes sont d'abord la structure que constituent le corps, la vie et le mental, base, ou aire de l'âme dans la Nature, adhishthâna, puis l'exécutant, kartâ, en troisième lieu l'instrumentation variée de la Nature, karana, en quatrième lieu les nombreux genres d'efforts qui composent la force de l'action, tcheshtâh, et enfin le Destin, daïvam, c'est-à-dire l'influence du Pouvoir ou des pouvoirs autres que les facteurs humains, autres que le mécanisme visible de la Nature, et qui se tiennent derrière ceux-ci, modifient l'œuvre et en disposent les fruits dans les phases de l'acte et de ses conséquences. Ces éléments constituent à eux cinq toutes les causes efficientes, karana, qui déterminent la mise en forme et le résultat de toute œuvre que l'homme entreprend avec son mental, son langage et son corps.
On suppose d'ordinaire que l'exécutant est notre personnalité égoïste de surface, mais c'est une idée fausse de l'entendement qui n'est pas parvenu à la connaissance. L'ego est l'exécutant visible, mais l'ego et sa volonté sont les créations et les instruments de la Nature avec lesquels la compréhension ignorante identifie à tort notre moi; ils ne sont même pas les seuls à déterminer l'action humaine, et moins encore sa tournure et ses suites. Lorsque nous sommes libérés de l'ego, notre moi réel, qui est derrière, vient en avant, impersonnel et universel, et en sa vision spontanée de l'unité avec l'Esprit universel il voit que c'est la Nature universelle qui exécute l'œuvre et qu'à l'arrière la Volonté divine est la souveraine de la Nature universelle. Seulement, tant que nous n'avons pas cette connaissance, nous
Page 547
sommes liés par le caractère d'exécutants de l'ego et de sa volonté, nous faisons le bien et le mal et avons la satisfaction de notre nature tamasique, radjasique ou sattwique. Mais une fois que nous vivons dans cette connaissance plus grande, le caractère et les conséquences de l'œuvre ne peuvent faire de différence pour la liberté de l'esprit. Extérieurement, l'œuvre peut être une action terrible comme cette grande bataille, ce carnage de Kouroukshétra; mais bien que l'homme libéré tienne son rôle dans la lutte et quand il tuerait tous ces peuples, il ne tue personne ni n'est lié par son œuvre, car l'œuvre est celle du Maître des Mondes, et c'est Lui qui, en Sa secrète volonté omnipotente, a déjà tué toutes ces armées. Cette œuvre de destruction était nécessaire pour que l'humanité pût avancer vers une autre création et un nouveau but et, comme en un feu, pût se défaire de son karma passé de perversion, d'injustice et d'oppression et se diriger vers un royaume du Dharma. L'homme libéré exécutant l'œuvre qui lui est assignée est l'instrument vivant un en esprit avec l'Esprit universel. Et sachant que tout cela doit être et regardant au-delà de l'apparence extérieure, il agit non pour lui-même mais pour Dieu et pour l'homme, pour l'ordre humain et l'ordre cosmique'; en fait, il n'agit pas lui-même, mais est conscient de la présence et du pouvoir de la Force divine en ses actes et leur résultat. Il sait que, dans son corps mental, vital et physique, adhishthâna, la suprême Shakti exécute et est l'unique exécutante de ce que fixe un Destin qui, en vérité, n'est pas un Destin, pas une dispensation mécanique, mais la sage Volonté qui voit tout et qui est à l'œuvre derrière le karma humain. Cette "œuvre terrible", pivot de tout l'enseignement de la Guîtâ, est un exemple extrême d'action en apparence inauspicieuse, akoushalam, bien que, au-delà de l'apparence, se trouve un grand bien. Elle doit être exécutée de façon impersonnelle par l'homme divinement désigné pour la cohésion du dessein mondial, lôka-sangrahârtham,
1L'ordre cosmique entre en ligne de compte du fait que le triomphe de l'asoura dans l'humanité implique dans une même proportion le triomphe de l'asoura 'dans l'équilibre des forces universelles.
Page 548
sans but ni désir personnel, parce que c'est le service assigné.
Il est dès lors évident que l'œuvre n'est pas la seule chose qui compte; la connaissance à partir de laquelle nous exécutons les œuvres fait une immense différence sur le plan spirituel. Il y a trois choses, dit la Guîtâ, qui concourent à créer l'impulsion mentale pour les œuvres, et ce sont la connaissance dans notre volonté, l'objet de la connaissance et celui qui connaît; et toujours, dans la connaissance entre en jeu le fonctionnement des trois gounas. C'est cet élément des gounas qui fait toute la différence pour notre notion de la chose connue et pour l'esprit dans lequel le connaissant exécute son œuvre. La connaissance tamasique ignorante est une façon petite, étroite, paresseuse oui maussadement obstinée de regarder les choses; elle ne considère pas la nature réelle du monde, ni la chose accomplie, ni son champ, ni l'acte, ni ses conditions. Le mental tamasique ne cherche pas la cause réelle, ni l'effet véritable, mais s'absorbe en un mouvement unique ou une seule routine en s'y attachant obstinément; il ne peut voir que la petite section de l'activité personnelle qu'il a sous les yeux et ne sait pas vraiment ce qu'il fait; il laisse aveuglément l'impulsion naturelle exprimer peu à peu, grâce à son action, des résultats qu'il ne conçoit ni ne prévoit, pas plus qu'il n'en a une intelligente compréhension. La connaissance radjasique est celle qui voit la multiplicité des choses, mais seulement en ce qu'elles sont séparées et opèrent différemment dans toutes ces existences; elle est incapable de découvrir un vrai principe d'unité ou de coordonner correctement sa volonté et son action, elle suit la pente de l'ego et du désir, l'activité de sa volonté égoïste et multiplement ramifiées, des mobiles divers et mêlés en réponse à la sollicitation des impulsions et des forces intérieures et environnantes. Cette façon de connaître aboutit à un fatras de portions de connaissance -. souvent de connaissance décousue mises à toute force bout à bout par le mental afin de tracer une espèce de chemin à travers la confusion de notre demi-connaissance et de notre demi-ignorance. Ou bien c'est une multiple action cinétique sans repos et sans idéal supérieur solide qui la gouverne, ni loi inhérente et sûre de lumière vraie et de vrai pouvoir en elle. La
Page 549
connaissance sattwique, au contraire, voit l'existence comme un tout indivisible en toutes ces divisions, un impérissable être unique en tous les devenirs; elle maîtrise le principe de son action et ce qui relie l'action particulière au dessein total de l'existence; elle met à la juste place chaque étape du processus complet. Au sommet le plus haut de la connaissance cette vision devient la connaissance de l'esprit unique dans le monde, unique dans toutes ces multiples existences, du Maître unique de toutes les œuvres, des forces du cosmos comme expressions du Divin et de l'œuvre elle-même comme étant l'opération de cette volonté et de cette sagesse suprêmes en l'homme, en sa vie et sa nature essentielle. La volonté personnelle est maintenant tout à fait consciente, illuminée, spirituellement éveillée; elle vit et œuvre dans l'Un, dont elle remplit de plus en plus parfaitement le suprême mandat, elle devient de plus en plus un impeccable instrument de sa lumière et de son pouvoir en la personne humaine. Cette culmination de la connaissance sattwique débouche sur la suprême action libérée.
Il y a encore trois choses, l'exécutant, l'instrument et l'œuvre exécutée qui font la cohésion de l'action et la rendent possible. Et là encore, c'est la différence des gounas qui détermine le caractère de chacun de ces éléments. Toujours en quête d'une juste harmonie et d'une connaissance juste, le mental sattwique est l'instrument capital de l'homme sattwique et meut tout le reste de la machine. Une égoïste volonté de désir soutenue par l'âme de désir est le principal instrument de l'ouvrier radjasique. Un instinct ignorant ou l'impulsion non éclairée du mental physique et de la nature vitale grossière est la force instrumentale la plus importante de l'exécutant tamasique de l'action. L'instrument de l'homme libéré est une lumière spirituelle et un pouvoir spirituel plus grands, de loin supérieurs à la plus haute intelligence sattwique et qui œuvrent en lui par une descente enveloppante depuis un centre supraphysique et prennent pour clair chenal de leur force un mental, une vie et un corps purifiés et réceptifs.
L'action tamasique est celle que l'on accomplit avec un mental confus, leurré, ignorant, par obéissance mécanique aux
Page 550
instincts, aux impulsions, aux idées irréfléchies, sans considérer la force ni la capacité ni le gaspillage et la perte de l'aveugle effort mal appliqué, ni ce qui précède et ce qui suit l'élan, l'effort ou le labeur, et quelles en sont les justes conditions. Inaction radjasique est celle qu'un homme entreprend sous l'empire du désir, les yeux fixés sur son travail et le fruit qu'il en attend, et sur rien d'autre, ou avec un sens égoïste de sa personnalité dans l'action; elle est exécutée avec un effort excessif avec peine et passion, en bandant et tendant beaucoup la volonté personnelle afin d'obtenir l'objet qu'elle convoite. L'action sattwique est celle qu'un homme exécute calmement à la claire lumière de la raison et de la connaissance et avec un sens impersonnel du droit ou du devoir ou de ce qu'exige un idéal; c'est la chose qu'il faut faire, quel qu'en puisse être pour lui le résultat en ce monde ou en un autre; une œuvre accomplie sans attachement, sans attirance ni dégoût à l'égard de ce qui en elle éperonne ou freine, pour le seul contentement de la raison et du sens de la justice, de l'intelligence lucide, de la volonté éclairée, du mental pur et désintéressé et du haut esprit satisfait. Sur la ligne de culmination du sattwa, elle se transformera et deviendra une suprême action impersonnelle dictée par l'esprit en nous, et non plus par l'intelligence, une action mue par la plus haute loi de la nature, libre de l'ego inférieur et de son équipement lourd ou léger ainsi que de la limitation, celle-ci fût-elle issue de la meilleure opinion, du désir le plus noble, de la volonté personnelle la plus pure ou de l'idéal mental le plus élevé. Nul de ces impedimenta n'existera; ils seront remplacés par une claire connaissance de soi, une illumination spirituelle, le sens intime et impératif d'un pouvoir infaillible qui agit et de l'œuvre qu'il faut accomplir pour le monde et pour le Maître du monde.
. L'auteur tamasique de l'action est celui qui ne se met pas vraiment dans son travail, mais qui agit avec un mental mécanique, ou obéit à la pensée la plus vulgaire du troupeau, suit le trantran commun ou épouse une erreur et un préjugé aveugles. Il est une stupidité opiniâtre, s'entête dans son erreur et s'enorgueillit sottement de son action ignorante; une ruse
Page 551
étroite et évasive lui tient lieu d'intelligence vraie; il nourrit un mépris insolent et stupide pour ceux avec qui il a affaire, surtout pour les hommes plus sages et meilleurs que lui. Une morne paresse, la lenteur, les atermoiements, le relâchement, le manque de vigueur ou de sincérité marquent son action. D'ordinaire, l'homme tamasique est lent à agir, traînasse, se déprime facilement, est vite prêt à abandonner sa tâche si elle exige trop de sa force, de sa diligence ou de sa patience. L'auteur radjasique de l'action est au contraire passionnément attaché au travail, veut l'achever rapidement, en désire fiévreusement le fruit, la récompense et les suites, son cœur est avide, son mental impur, il est souvent violent, cruel et brutal dans les moyens dont il use, il se soucie peu de savoir s'il blesse quelqu'un et dans quelle mesure il blesse autrui tant qu'il obtient ce qu'il veut, satisfait ses passions et sa volonté, justifie les prétentions de son ego. Il déborde de joie dans le succès, est atteint par l'échec, dont il se plaint amèrement. L'exécutant sattwique est libre de tout cet attachement, de cet égoïsme, de cette force violente ou de cette faiblesse passionnée; il est un mental et une volonté que n'exalte point le succès, que ne déprime point l'échec, pétri d'une fixe résolution impersonnelle, d'un zèle calme et droit ou d'un enthousiasme élevé, pur et désintéressé dans l'oeuvre qu'il faut accomplir. Lorsque culmine le sattwa, et au-delà, cette résolution, ce zèle, cet enthousiasme deviennent le fonctionnement spontané du tapas spirituel et, pour finir, une suprême force de l'âme, l'immédiat Pouvoir de Dieu, le puissant et ferme mouvement d'une énergie divine dans l'instrument humain, les pas assurés d'une volonté visionnaire, l'intelligence gnostique et, en même temps, la vaste joie de l'esprit libre dans les œuvres de la nature libérée.
La raison armée de la volonté intelligente œuvre en l'homme de quelque manière ou dans quelque mesure qu'il puisse posséder ces dons humains; et en conséquence elle est juste ou pervertie, obscurcie ou lumineuse, étroite et petite ou grande et vaste selon le mental de son possesseur. C'est le pouvoir de compréhension dans sa nature, bouddhi, qui choisit l'œuvre pour lui ou, plus souvent, approuve et sanctionne telle ou telle
Page 552
des nombreuses suggestions de ses complexes instincts, de ses impulsions, de ses idées et de ses désirs. C'est cela qui détermine pour ce qui est juste ou faux, ce qu'il faut faire ou ne pas faire, le dharma ou l'adharma. Et la persistance de la volonté¹ est cette force continue de la Nature mentale qui soutient l'œuvre et lui donne consistance et persistance. Là encore, interviennent les gounas. La raison tamasique est un instrument faux, ignorant et obscurci qui nous réduit à voir toutes choses dans une lumière inexacte et sans éclat, un nuage de conceptions erronées, une stupide ignorance de la valeur des choses et des gens. Cette raison appelle la lumière obscurité et l'obscurité lumière, prend ce qui n'est pas la vraie loi et l'érigé en loi, persiste dans ce qu'il ne faut pas faire et l'expose à nos yeux comme la seule chose juste qu'il faille faire. Son ignorance est invincible, et la persistance de sa volonté est une persistance dans la satisfaction et la morne fierté de son ignorance. Cela pour son aspect d'action aveugle; mais elle est également poursuivie par une lourde contrainte d'inertie et d'impotence, une persistance dans la maussaderie et le sommeil, une aversion pour le changement et le progrès du mental, une insistance sur les craintes, les peines et les dépressions du mental qui nous entravent sur notre chemin ou nous enchaînent à un comportement bas, faible et veule. La timidité, l'esquive, l'évasion, l'indolence, la justification par le mental de ses peurs et de ses faux doutes, de ses prudences, de ses refus du devoir, de ses manquements et de ses refus de l'appel de notre nature supérieure, une adhésion sans risque à la ligne où la résistance est la moindre de façon qu'il y ait, à remporter le fruit de notre labeur, le moins de problèmes, d'effort et de péril et, dit cette raison, plutôt pas de fruit ou un fruit maigre qu'une grande et noble tâche harassante ou qu'une tentative et une aventure exigeantes et dangereuses -, telles sont les caractéristiques de la volonté et de l'intelligence tamasiques.
L'entendement radjasique, lorsqu'il ne choisit pas délibérément l'erreur et le mal pour l'amour de l'erreur et du mal, peut
¹dhriti.
Page 553
faire des distinctions entre ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, entre ce que l'on doit faire et ne pas faire, mais en se trompant, et il en force plutôt et en déforme les vraies mesures, et il dévie constamment les valeurs. Cela parce que sa raison et sa volonté sont une raison de l'ego et une volonté du désir et que ces pouvoirs dénaturent et faussent la vérité et la justice afin de les mettre au service de leurs propres desseins égoïstes. Ce n'est que si nous sommes libres de l'ego et du désir et que nous regardons résolument avec un mental calme, pur et désintéressé intéressé seulement par la vérité et ses suites que nous pouvons espérer voir correctement les choses et les apprécier à leur juste valeur. Mais la volonté radjasique fixe avec persistance son attention sur la satisfaction de ses tenaces attachements et de ses désirs tandis qu'elle poursuit l'intérêt, le plaisir et ce qu'elle pense ou choisit de penser être le droit et la justice, dharma. Elle est toujours portée à mettre sur ces choses la construction qui flattera et justifiera le plus ses désirs et à soutenir que sont justes ou légitimes les moyens qui l'aideront le mieux à obtenir les fruits convoités de son travail et de son effort. Là, réside la cause des trois quarts de la fausseté et du dévoiement de la raison et de la volonté humaines. Le radjas, avec sa véhémente mainmise sur l'ego vital, est le grand pécheur et le vrai fourvoyeur.
La compréhension sattwique voit à leur juste place, sous leur juste forme, dans leur juste mesure le mouvement du monde, la loi d'action et la loi d'abstention de l'action, ce qu'il faut faire et ne pas faire, ce qui est sans danger pour l'âme et ce qui est périlleux, ce qu'il faut craindre et fuir et ce que doit embrasser la volonté, ce qui lie l'esprit de l'homme et ce qui le libère. Ce sont là les choses qu'elle suit ou qu'elle évite grâce à la persistance de sa volonté consciente selon le degré de sa lumière et le stade de l'évolution où elle est parvenue en son ascension vers le suprême moi et Esprit. L'apogée de cette intelligence sattwique s'atteint grâce à une haute persistance de la bouddhi en son aspiration une fois qu'elle s'est fixée sur ce qui dépasse la raison ordinaire et la volonté mentale, et qu'elle vise les sommets, qu'elle se tourne vers une ferme maîtrise des sens et de la vie et
Page 554
vers une union, par le Yoga, avec le plus haut Moi de l'homme, le Divin universel, l'Esprit transcendant. C'est là qu'arrivant par le gouna sattwique on peut dépasser les gounas, grimper par-delà les limitations du mental, de sa volonté et de son intelligence, et que le sattwa peut lui-même s'évanouir en ce qui est au-dessus des gounas et au-delà de cette nature instrumentale. Là, l'âme a pour sanctuaire la lumière, elle est intronisée en une stable union avec le Moi, l'Esprit, le Divin. Parvenus sur cette cime, nous pouvons laisser le Suprême guider la Nature en nos membres dans la libre spontanéité d'une action divine; car il n'existe là ni fonctionnement faux ou confus, ni élément d'erreur ou d'impuissance pour obscurcir ou défigurer la lumineuse perfection et le pouvoir lumineux de l'Esprit. Toutes ces conditions inférieures, toutes ces lois, tous ces dharmas cessent d'avoir prise sur nous; l'Infini agit dans l'homme libéré, et il n'existe point de loi, nul karma, nulle espèce de servitude, mais la vérité et le droit immortels du libre esprit.
L'harmonie et l'ordre sont les qualités caractéristiques du mental et du tempérament sattwiques, un bonheur tranquille, un clair et calme contentement, un bien-être et un paix intérieurs. Le bonheur est en fait la seule chose qu poursuive universellement, de façon déclarée ou par des moyens détournés, notre nature humaine le bonheur ou ce qui le suggère ou le contrefait, quelque plaisir, quelque jouissance, quelque satisfaction du mental, de la volonté, des passions ou du corps. La douleur est une expérience que doit accepter notre nature quand il le faut, contre sa volonté comme une chose nécessaire, un incident inéluctable de la Nature universelle, ou volontairement comme un moyen d'obtenir ce que nous recherchons, mais non point comme une chose désirée pour elle-même sauf quand on la recherche dans la perversité ou en mettant à souffrir une ardeur enthousiaste pour recevoir le toucher de farouche plaisir qu'elle apporte ou pour la force intense qu'elle engendre. Mais il existe différentes sortes de bonheur ou de plaisir selon le gouna qui domine dans notre nature. Ainsi le mental tamasique peut-il trouver un plaisir durable dans son indolence et son inertie, sa stupeur et son sommeil, son aveuglement
Page 555
et son erreur. La Nature l'a amie du privilège d'une suffisance, d'une satisfaction issues de sa stupidité et de son ignorance, de ses pâles lumières de la caverne, de son inerte contentement, de ses joies mesquines ou basses et de ses plaisirs vulgaires. L'illusion est le commencement de cette satisfaction et l'illusion en est la conséquence; il n'empêche, un plaisir morne et en aucune façon admirable, mais un plaisir suffisant en ses leurres est procuré à l'habitant de la caverne. Il y a un bonheur tamasique fondé sur l'inertie et l'ignorance.
Le mental de l'homme radjasique boit à une coupe plus enflammée, plus enivrante; le plaisir aigu, mobile, actif des sens et du corps, la volonté et l'intelligence embrouillées par les sens, ou ardemment cinétiques sont pour lui toute la joie de la vie et la signification même de l'existence. Au premier contact, cette joie est pour les lèvres un nectar, mais il y a un poison secret au fond de la coupe, et vient ensuite l'amertume : déception, satiété, fatigue, révolte, dégoût, péché, souffrance, perte et précarité. Et il doit en être ainsi parce que, sous leur aspect extérieur, ces plaisirs ne sont point les choses que l'esprit en nous exige réellement de la vie; il existe quelque chose derrière et par-delà le caractère transitoire de la forme, quelque chose de durable et de satisfaisant et qui n'a besoin de rien d'autre. Dès lors, ce que recherche la nature sattwique, c'est la satisfaction du mental supérieur et de l'esprit; et une fois qu'elle a remporté ce vaste objet de sa quête, un clair et pur bonheur de l'âme se fait jour, un état de plénitude, un bien-être et une paix durables. Ce bonheur ne dépend pas de choses extérieures, mais de nous seuls et de la floraison de ce qui est le meilleur en nous et le plus intérieur. Mais au début, ce n'est pas normalement notre possession; il nous faut le conquérir par la discipline de soi, un labeur de l'âme, un effort élevé et ardu. Cela signifie d'abord une perte importante du plaisir habituel, bien des souffrances et des luttes, un poison issu du barattage de notre nature, un pénible conflit de forces, beaucoup de révolte et d'opposition au changement du fait de la mauvaise volonté des membres ou de l'insistance des mouvements vitaux; mais pour finir, le nectar d'immortalité s'élève et remplace toute cette amertume et, à
Page 556
mesure que nous nous hissons vers la nature spirituelle supérieure, nous arrivons au terme du chagrin, à l'extinction de l'affliction et de la peine. Tel est le bonheur imposant qui descend sur nous lorsque nous arrivons au point ou sur la ligne où culmine la discipline sattwique.
Le dépassement de soi de la nature sattwique se produit lorsque, par-delà le grand mais inférieur plaisir sattwique, par-delà les plaisirs de la connaissance, de la vertu et de la paix mentales, nous atteignons au calme éternel du moi et à l'extase spirituelle de la divine unité. Cette joie spirituelle n'est plus le bonheur sattwique, soukham, mais l'Ânanda absolu. L'Ânanda est le secret délice dont naissent toutes choses, par lequel est maintenu l'existence de tout et auquel tout peut se hisser en la culmination spirituelle. Il n'est possible de le posséder que lorsque l'homme délivré, libre de l'ego et de ses désirs, est enfin un avec son moi suprême, un avec tous les êtres et un avec Dieu en une absolue béatitude de l'esprit.
Page 557
Home
Sri Aurobindo
Books
SABCL
French
Share your feedback. Help us improve. Or ask a question.