Essais sur la Guîtâ

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Sri Aurobindo

Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XV

 

LES TROIS POUROUSHAS*

 

Du commencement à la fin, la doctrine de la Guîtâ converge, sur toutes ses lignes et par toute la flexibilité de ses tournures, vers une pensée centrale unique, à laquelle elle parvient en équilibrant et en conciliant tous les désaccords des divers systèmes philosophiques et en synthétisant soigneusement les vérités de l'expérience spirituelle, des lumières qui, souvent, sont en conflit ou qui, du moins, divergent lorsqu'on les prend séparément ou qu'on les suit de façon exclusive, selon leur arc et leur courbe extérieure de radiation, mais qui sont ici groupés en un seul foyer de vision globale. Cette pensée centrale est l'idée d'une triple conscience, qui est trois et néanmoins une, présente sur toute l'échelle de l'existence.

Il y a ici-bas un esprit qui œuvre dans le monde et qui est un sous d'innombrables apparences. C'est lui qui élabore la naissance et l'action, lui le pouvoir qui meut la vie, la conscience qui demeure dans les myriadaires mutabilités de la Nature et y organise les associations; il est la réalité constituante de tout ce mouvement dans l'Espace et le Temps; il est en soi le Temps, l'Espace et la Circonstance. Il est cette multitude d'âmes dans les mondes; il est les dieux et les hommes, les créatures et les choses, les forces, les qualités et les quantités, les pouvoirs et les présences. Il est la Nature, qui est pouvoir de l'Esprit, et il est les objets, qui sont ses phénomènes manifestés comme noms, idées et formes, et il est les existences, qui sont des portions, des naissances et des devenirs de cette entité spirituelle unique et existante en soi, l'Un, l'Éternel. Mais ce que, de façon évidente, nous voyons à l'oeuvre devant nous, n'est point cet Éternel et sa Shakti consciente; c'est une Nature qui, dans l'aveugle tension de ses travaux, ignore l'esprit qu'elle porte en son action. Son labeur est un jeu confus, ignorant et limitatif de certains modes,

 

*Guîtâ, XV.

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qualités, principes de force fondamentaux dans l'opération mécanique et la fixité ou le flux de leurs conséquences. Et toute âme qui vient à la surface dans son action, paraît elle-même ignorante, douloureuse, liée au jeu incomplet et insatisfaisant de cette Nature inférieure. Le Pouvoir inhérent en elle est autre, toutefois, que ce qu'il paraît être ainsi; car dissimulé en sa vérité, manifesté en ses apparences, il y a le Kshara, l'Âme universelle, l'esprit en la mutabilité du phénomène et du devenir cosmiques, un avec l'Immuable et le Suprême. Nous devons arriver à cette vérité cachée derrière la manifestation de ses apparences; découvrir l'Esprit derrière ces voiles et voir que l'individuel, l'universel, le transcendant, tout est l'Un, vâsoudévah sarvam iti. Chose impossible à atteindre avec quelque plénitude sur le plan de la réalité intérieure tant que nous vivons concentrés dans la Nature inférieure. Car dans ce mouvement moins important, la Nature est une ignorance, une Mâyâ; elle recèle le Divin dans ses plis, mais se Le cache, à elle et à ses créatures. Le Divin est caché par la Mâyâ de Son Yoga créateur de toute chose, Éternel représenté dans le transitoire, l'Être absorbé et recouvert par les phénomènes de sa manifestation. Dans le Kshara pris séparément comme une chose en soi, dans l'universel mutable considéré hors de l'Immuable et du Transcendant indivis, il n'y a nulle plénitude de connaissance, nulle plénitude pour notre être et, par conséquent, nulle libération.

Mais il est alors un autre esprit dont nous prenons conscience et qui n'est aucune de ces choses, qui est être pur, et cela seulement. Cet Esprit est éternel, toujours identique, jamais changé ni affecté par la manifestation, l'un, le stable, une existence en soi indivise et pas même apparemment divisée par la division des choses et des pouvoirs dans la Nature; il est inactif en l'action de la Nature, immobile en son mouvement. Il est le Moi de tout et cependant intouché, indifférent, intangible, comme si toutes ces choses qui dépendent de lui étaient non-moi, n'étaient pas ses résultats, ses pouvoirs et ses conséquences, mais constituaient une représentation de l'action se déroulant sous l'œil d'un spectateur qui ne participerait ni ne serait affecté. Car le mental qui monte la pièce et y participe, est

 

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autre que le Moi qui, indifférent, contient l'action. L'esprit est  intemporel, bien que nous le voyions dans le Temps; il n'est pas étendu dans l'espace, bien qu'il nous semble imprégner l'espace. Nous en prenons conscience dans la mesure où nous nous retirons de l'extérieur vers l'intérieur, ou bien dans la mesure où, derrière l'action et le mouvement, nous cherchons quelque chose d'éternel et de stable, ou encore dans la mesure où nous quittons le temps et sa création pour passer dans l'incréé, où  nous quittons le phénomène pour passer dans l'être, le personnel pour passer dans l'impersonnalité, le devenir pour passer dans l'inaltérable existence en soi. Tel est l'Akshara, l'immuable en le  mutable, l'immobile en le mobile, l'impérissable en les choses périssables. Ou plutôt, puisqu'il n'y a qu'apparence d'imprégnation, c'est l'immuable, l'immobile, l'impérissable en quoi se  déroule toute la mobilité des choses mutables et périssables.

L'esprit kshara, qui nous est visible sous la forme de toute existence naturelle et de la totalité de toutes les existences, se meut et s'infuse en son action dans l'immobile Akshara éternel. Ce Pouvoir mobile du Moi agit dans cette stabilité fondamentale du Moi; il est alors le second principe de la Nature matérielle, Vâyou, avec sa force de contact qui agrège et sépare, attire et repousse; il soutient la force formatrice qui est dans les  mouvements ignés (radiants, gazeux, électriques) et les autres mouvements élémentaux, et s'étend par imprégnation dans la stabilité subtilement massive de l'éther. Cet Akshara est le moi supérieur à la bouddhi il dépasse même ce suprême principe subjectif de la Nature dans notre être, l'intelligence libératrice, grâce à laquelle l'homme, franchissant son mental mouvant et agité et retournant à son moi spirituel éternel et calme, est enfin libre de la continuelle naissance et de la longue chaîne de l'action, du karma. Ce moi en son statut le plus élevé, param dhâma, est un non-manifeste par-delà même le principe non manifesté de la Prakriti cosmique et originelle, Avyakta, et si l'âme se tourne vers cet Immuable, l'emprise du cosmos et de la Nature se détache d'elle et, dépassant la naissance, elle gagne une existence éternelle et inaltérable. Les deux sont alors les deux esprits que nous voyons dans le monde; l'un émerge au

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premier plan dans son action, l'autre demeure en retrait, fermement établi en ce silence perpétuel d'où provient l'action et où cessent toutes les actions, s'évanouissant en l'être intemporel, nirvana. Dwâvimaou pouroushaou lôké ksharahtchâkshara éva tcha.

La difficulté qui déconcerte notre intelligence est celle-ci : les deux semblent irréductiblement opposés, sans rien qui les relie vraiment, ni aucune transition qui se fasse de l'un à l'autre, si ce n'est par un mouvement intolérant de séparation. Le Kshara agit, ou du moins stimule l'action isolément dans l'Akshara; l'Akshara se tient à l'écart, centré sur lui-même, isolé, dans son inactivité, du Kshara. A première vue, cela semblerait presque mieux, plus logique, plus compréhensible, si, avec les sânkhyens, nous admettions une dualité originelle et éternelle Pourousha-Prakriti, voire même une éternelle pluralité d'âmes. Notre expérience de l'Akshara serait alors simplement un retrait de chaque Pourousha en lui-même, se détournant de la Nature et dès lors de tout contact avec les autres âmes dans les relations de l'existence; car chaque âme se suffit à elle-même, est infinie et complète en son essence. Or, tout compte fait, l'expérience finale est celle d'une unité de tous les êtres, qui n'est point seulement une communauté d'expérience, une sujétion commune à une force de la Nature, mais une unité dans l'esprit, une vaste identité de l'être conscient par-delà toute cette infinie variété de déterminations, derrière tout cet apparent séparatisme de l'existence relative. La Guîtâ prend pour base cette suprême expérience spirituelle. Elle paraît sans doute admettre une éternelle pluralité d'âmes soumises à leur unité éternelle qui, en même temps, les soutient, car le cosmos existe à jamais et la manifestation suit des cycles sans fin; pas davantage n'affirme-t-elle nulle part ni n'emploie-t-elle aucune expression qui indiquerait une absolue disparition, laya, l'annulation de l'âme individuelle dans l'Infini. Mais elle affirme en même temps, et en y insistant fortement, que l'Akshara est le moi unique de toutes ces multiples âmes, et il est par suite évident que ces deux esprits sont un statut duel d'une unique existence éternelle et universelle. C'est là une doctrine très ancienne, qui

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constitue toute l'assise de la vision majeure des Oupanishads ainsi, lorsque l'Îsha Oupanishad nous dit que le Brahman est à la fois le mobile et l'immobile, l'Un et le Multiple, est le Moi et toutes les existences, âtman, sarva-bhoûtâni, est la Connaissance et l'Ignorance, est l'éternelle condition de non-né et aussi la naissance des existences, et qu'insister sur une seule de ces choses en en rejetant l'éternelle contrepartie est une obscurité de la connaissance exclusive ou une obscurité de l'ignorance. Comme la Guîtâ, l'Îsha tient à ce que l'homme connaisse et embrasse les deux et découvre le Suprême en son entièreté samagram mâm, dit la Guîtâ afin de jouir de l'immortalité et de vivre en l'Éternel. L'enseignement de la Guîtâ et cet aspect de l'enseignement des Oupanishads sont jusque-là d'accord; car ils considèrent et admettent les deux côtés de la réalité et cependant arrivent à l'identité qu'ils tiennent pour la conclusion de l'existence et sa plus haute vérité.

Mais si vraies qu'elles soient, et si puissamment qu'elles attirent notre vision la plus haute, cette connaissance et cette expérience plus grandes doivent encore se débarrasser d'une très réelle et pressante difficulté, d'une contradiction tout à la fois pratique et logique qui semble au premier abord persister jusqu'aux suprêmes hauteurs de l'expérience spirituelle, Éternel est autre que cette expérience mobile subjective et objective, il existe une conscience plus grande, na idam yad oupâsaté¹; et pourtant, tout ceci est en même temps Éternel, tout ceci est en même temps l'éternelle vision de soi de l'Être, sarvam khalou idam brahma², ayam âtmâ brahma³. Éternel est devenu toutes les existences, âtmâ abhoût sarva-bhoûtâni4; comme le dit la Shwétâshwatara Oupanishad : "Tu es ce garçon et, là-bas, cette jeune fille et ce vieillard qui, pour marcher, s'appuie sur son bâton." De même, dans la Guîtâ, le Divin dit-Il qu'il est Krishna et Ardjouna et Vyâsa et Oushanas, et le lion et

 

¹Kéna Oupanishad.

²Tchhândôgya Oupanishad : En vérité, tout ceci qui est, est le Brahman.

³Mândoûkya Oupanishad : Le Moi est le Brahman.

4Îsha Oupanishad.

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l'arbre ashwattha, et la conscience et l'intelligence et toutes les qualités et le moi de toutes les créatures. Mais comment les deux sont-ils le même, lorsqu'ils semblent non seulement si opposés en nature, mais encore si difficiles à unifier en expérience? En effet, lorsque nous vivons en la mobilité du devenir, si nous pouvons prendre conscience de l'immortalité de l'intemporelle existence en soi, il ne nous est guère possible d'y vivre. Et lorsque nous nous établissons en l'être intemporel, le Temps, l'Espace et la circonstance se détachent de nous et commencent d'apparaître comme un rêve agité dans l'Infini. À première vue, la conclusion la plus convaincante serait que la mobilité de l'esprit dans la Nature est une illusion, une chose qui n'a de réalité que quand nous y vivons, mais qui n'est pas réelle en essence : c'est pourquoi, lorsque nous retournons dans le moi, elle se détache de notre essence incorruptible. C'est ainsi que, d'habitude, on tranche le nœud de l'énigme, brahma satyam djagan mithyâ.

La Guîtâ ne prend pas refuge en cette explication, qui présente d'énormes difficultés, sans compter qu'elle ne parvient pas à justifier l'illusion. Cette explication, en effet, se contente de dire que tout est une Mâyâ mystérieuse et incompréhensible nous pourrions tout aussi bien dire que tout est une double réalité mystérieuse et incompréhensible, l'esprit se cachant de l'esprit. La Guîtâ, elle, parle de la Mâyâ, mais seulement comme d'une conscience partielle et déroutante qui n'a plus de prise sur la réalité complète, vit dans le phénomène de la Nature mobile et ne voit point l'Esprit dont elle est le pouvoir d'action, mé prakritih. Lorsque nous transcendons cette Mâyâ, le monde ne disparaît pas; simplement, tout le sens en est centralement modifié. Dans la vision spirituelle, nous ne découvrons pas que tout ceci n'a pas d'existence réelle, mais plutôt que tout est, bien que dans un tout autre sens que sa présente signification erronée : tout est le moi, l'âme, la nature du Divin, tout est Vâsoudéva. Pour la Guîtâ, le monde est réel, c'est une création du Seigneur, un pouvoir de Éternel, une manifestation issue du Parabrahman, et même cette nature inférieure de la triple Mâyâ dérive de la suprême Nature divine. Pas davantage ne pouvons-nous

 

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nous réfugier tout à fait dans cette distinction selon laquelle il y a une réalité double : d'une part, inférieure, active et temporelle et, de l'autre, supérieure, calme, immobile et éternelle au-delà de l'action; distinction selon laquelle notre libération consiste à passer de cet état partiel à cette grandeur, de l'action au silence. La Guîtâ y insiste en effet : nous pouvons et devons, lors même que nous vivons, être conscients dans le moi et dans son silence, et cependant agir puissamment dans le monde de la Nature. Et de donner l'exemple du Divin Luimême que ne lie pas la nécessité de naître, qui est libre et supérieur au cosmos et, néanmoins, demeure éternellement dans l'action, varia éva tcha karmani. C'est dès lors en revêtant une apparence de la nature divine dans sa plénitude que l'unité de cette double expérience devient entièrement possible. Mais quel est le principe de cette unité?

La Guîtâ le trouve dans sa suprême vision du Pouroushôttama, car selon sa doctrine, c'est le type de l'expérience complète la plus haute, la connaissance des connaissants intégraux, kritsna-vidah. L'Akshara est para, suprême, par rapport aux éléments et à l'action de la Nature cosmique. C'est l'immuable Moi de tous, et l'immuable Moi de tous est le Pouroushôttama, L'Akshara est, lui, dans la liberté de son existence en soi que n'affecte point l'action de son pouvoir dans la Nature, que ne heurte point l'élan de son devenir, que ne dérange point le jeu de ses qualités. Mais pour grand qu'il soit, ce n'est là qu'un aspect de la connaissance intégrale. Le Pouroushôttama, cependant, est plus grand que l'Akshara, parce qu'il est plus que cette immuabilité et qu'il n'est pas limité même par le plus haut statut éternel de son être, param dhâma. C'est néanmoins par le canal de tout ce qui est immuable et éternel en nous que nous arrivons à ce statut suprême dont on ne revient pas pour naître; telle était la libération que recherchaient les hommes avisés d'antan, les anciens sages. Mais poursuivie au moyen du seul Akshara, cette tentative de libération devient la recherche de l'Indéfinissable, chose bien difficile pour notre nature, incarnés que nous sommes ici-bas dans la Matière. L'Indéfinissable, auquel l'Akshara, le moi pur et intangible en nous, ici-bas, s'élève en son élan

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séparateur, est un certain Non-Manifeste suprême, parah avyaktah, et ce suprême Akshara non manifesté est encore le Pouroushôttama. Dès lors, comme la Guîtâ l'a dit, ceux-là aussi qui poursuivent l'Indéfinissable viennent à Moi, le Divin éternel. Mais il est quand même davantage qu'un suprême Akshara non manifesté, davantage que n'importe quel Absolu négatif, néti néti, parce qu'on doit aussi le connaître comme suprême Pourousha déployant en sa propre existence tout cet univers. Il est un suprême et mystérieux Tout, un ineffable Absolu positif de toutes choses ici-bas. Il est le Seigneur dans le Kshara, le Pouroushôttama non seulement là, mais ici dans le cœur de chaque créature,  Îshwara. Et là aussi, même en son statut éternel le plus élevé, parah avyaktah, il est le Seigneur suprême, Parameshwara, non pas un Indéfinissable lointain et sans relations, mais l'origine, le père, la mère, la prime fondation, la demeure éternelle du moi et du cosmos, le Maître de toutes les existences, qui prend plaisir à l'ascèse et au sacrifice. C'est en le connaissant à la fois dans l'Akshara et le Kshara, c'est en connaissant en lui le Non-Né qui se manifeste partiellement dans toutes les naissances et descend même personnellement et constamment comme Avatâr, c'est en le connaissant en son entièreté, samagram mâm, que l'âme s'affranchit aisément des apparences de la Nature inférieure et que, par une vaste et soudaine croissance et une ample, une immesurable ascension, elle retourne en l'être divin et la suprême Nature. Car la vérité du Kshara est elle aussi une vérité du Pouroushôttama. Le Pouroushôttama est dans le cœur de chaque créature et se manifeste dans ses innombrables vibhoûtis; le Pouroushôttama est l'esprit cosmique dans le Temps, et c'est lui qui commande l'action divine de l'esprit humain libéré. Il est tout ensemble l'Akshara et le Kshara, et cependant il est autre, car il est davantage et il est plus grand que l'un ou l'autre de ces opposés. Outtamah pouroushas twanyah paramâtmétyoudâhritah, yô lôka-trayam âvishya bibhartyavyaya îshwarah, "Mais autre que ces deux est l'esprit le plus haut, que l'on appelle le Moi suprême, qui pénètre en les trois mondes et les soutient, le Seigneur impérissable." Ce verset est le mot-clef par lequel la Guîtâ

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réconcilie ces deux aspects apparemment contraires de notre existence.

L'idée du Pouroushôttama a été préparée, suggérée, ébauchée, tenue même pour établie depuis le début, mais c'est seulement maintenant, au quinzième chapitre, qu'elle est expressément formulée et que la distinction porte un nom illuminateur. Et il est instructif de voir comment elle est directement abordée et développée. Pour s'élever en la nature divine, on nous l'a dit, il faut d'abord s'établir en une parfaite égalité spirituelle et se hisser au-dessus de la nature inférieure marquée par les trois gounas. Transcendant ainsi la Prakriti inférieure, nous nous fixons en l'impersonnalité, en l'imperturbable supériorité sur toute action, en la pureté vis-à-vis de toute définition, de toute limitation imposées par la qualité, en cela qui constitue un aspect de la nature manifestée du Pouroushôttama, sa manifestation d'éternité et d'unité du moi, ou Akshara. Mais il y a aussi une ineffable et éternelle multiplicité du Pouroushôttama, une suprême vérité, qui est la vérité la plus vraie,  derrière le mystère primordial de la manifestation de l'âme.  L'Infini possède un éternel pouvoir, une action sans commencement ni fin de sa Nature divine, et dans cette action le miracle de la personnalité de l'âme émerge d'un jeu de forces apparemment impersonnelles, prakritir djîva-bhoûtâ. Ce qui est possible du fait que la personnalité est elle aussi un caractère du Divin et trouve en l'Infini sa vérité et sa signification spirituelles les plus hautes. Mais la Personne dans l'Infini n'est point la personnalité égoïste, séparatrice et sans mémoire qui est dans la Prakriti inférieure; c'est quelque chose d'élevé, d'universel et de transcendant, d'immortel et de divin. Ce mystère de la Personne suprême est le secret de l'amour et de la dévotion. La personne spirituelle, pourousha, l'âme éternelle en nous s'offre, elle et tout ce qu'elle a et est, à l'éternel Divin, à la Personne suprême, à la Divinité suprême, dont elle est une portion, ansha. La plénitude de la connaissance se trouve en cette offrande de soi, en cette élévation de notre nature personnelle par l'amour et l'adoration pour l'ineffable Maître de notre personnalité et de ses actes; le sacrifice des œuvres est ainsi consommé et parfaitement sanctionné.

 

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C'est donc par ces choses que l'âme humaine s'accomplit le plus totalement dans cet autre secret dynamique, cet autre grand aspect intime de la nature divine, et qu'elle possède, par cet accomplissement, la fondation de l'immortalité, la suprême félicité et le Dharma éternel. Et ayant ainsi exposé cette double condition : l'égalité dans le moi unique, l'adoration de l'unique Seigneur, tout d'abord séparément comme s'il s'agissait de deux moyens différents de parvenir au statut brahmique, brahmabhoûyâya l'une prenant la forme d'un sannyâsa quiétiste, l'autre une forme d'amour divin et d'action divine -, la Guîtâ continue à présent en unissant le personnel et l'impersonnel dans le Pouroushôttama et en définissant leurs relations. Car l'objet de la Guîtâ est de se débarrasser des exclusions et des exagérations séparatrices et de fondre ces deux aspects de la connaissance et de l'expérience spirituelle en une seule voie parfaite vers la suprême perfection.

Vient d'abord une description de l'existence cosmique selon l'image védântique de l'arbre ashwattha. Cet arbre de l'existence cosmique n'a ni commencement ni fin, nânto na tchâdih, dans l'espace ou le temps; car il est éternel et impérissable, avyaya. Nous n'en pouvons percevoir la forme réelle en ce monde matériel où l'homme est incarné, pas davantage n'a-t-il de durable fondation apparente ici-bas; il est mouvement infini, et sa base est au-dessus, dans le suprême de l'Infini. Il a pour principe l'ancien et sempiternel besoin d'agir, pravritti, qui à jamais découle sans début et sans fin de l'Âme originelle de toute existence, âdyam pourousham yatah pravrittih prasritâ pourânî. Par conséquent, sa source originelle est au-dessus, par-delà le Temps, dans Éternel, mais ses branches s'éploient au-dessous, et il étend et plonge ses autres racines les solides et tenaces racines de l'attachement et du désir, avec leurs conséquences, qui sont toujours plus de désir et une action se développant sans fin -, les plonge vers le bas, ici, dans le monde des hommes. Les hymnes du Véda sont comparés à ses feuilles, et l'homme qui connaît cet arbre du cosmos est le connaissant du Véda. Ici, nous voyons le sens de cette notion plutôt déprédatrice du Véda, ou du moins du Védavâda, qu'il nous a fallu

 

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noter au commencement. Car la connaissance que le Véda nous  donne est une connaissance des dieux, des principes et des pouvoirs du cosmos, et les fruits en sont les fruits d'un sacrifice offert avec désir, les fruits de la jouissance et de la souveraineté dans la nature des trois mondes, la terre, le ciel et le monde entre la terre et le ciel. Les branches de cet arbre cosmique s'étendent à la fois au-dessous et au-dessus, au-dessous dans le plan matériel, au-dessus dans le plan supraphysique; elles grandissent selon les gounas de la Nature, car le triple gouna est tout le sujet des Védas, traïgaunya-vishayâ védâh. Les rythmes védiques, tchandânsi, sont les feuilles, tandis que les objets sensibles du désir que remporte suprêmement un juste accomplissement du sacrifice sont le constant bourgeonnement de la  frondaison. Dès lors, tant qu'il jouit du jeu des gounas et qu'il est attaché au désir, l'homme est retenu dans les anneaux de pravritti, dans le mouvement de la naissance et de l'action et tourne sans cesse entre la terre, les plans intermédiaires et les cieux, sans pouvoir regagner ses suprêmes infinitudes spirituelles. Cela, les sages en eurent la perception. Pour atteindre à la libération, ils suivirent le sentier de nivritti, ou cessation du besoin originel d'agir, laquelle cessation se résolvait, en son accomplissement, dans la cessation de la naissance elle-même et un statut transcendant dans la suprême étendue supracosmique de Éternel Mais à cet effet, il est nécessaire de trancher ces vieilles racines du désir avec la robuste épée du détachement et de chercher alors ce but suprême dont, une fois que l'on y est parvenu, il n'est pas obligatoire de retourner à la vie mortelle. Être libre de l'égarement où jette cette Mâyâ inférieure, sans égoïsme, la grande faute de l'attachement étant conquise, tous les désirs réduits au silence, la dualité de la joie et du chagrin rejetée, être toujours établi dans une pure conscience spirituelle, telles sont les étapes sur le chemin de ce suprême Infini. Là, nous trouvons l'être intemporel que n'illuminent ni le soleil, ni la lune, ni le feu, mais qui est lui-même la lumière de la présence de l'éternel Pourousha. Je me détourne, dit le verset védântique, afin de chercher cette Âme originelle seule et de parvenir jusqu'à elle lors du grand passage. Tel est le plus haut statut

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du Pouroushôttama, son existence supracosmique.

Mais il semblerait qu'on puisse l'atteindre vraiment bien, et même mieux, d'une façon prééminente et directe, grâce à la tranquillité du sannyâsa. Il semblerait que son chemin désigné soit la voie de l'Akshara, un complet renoncement aux œuvres et à la vie, une réclusion ascétique, une ascétique inaction. Où y situer l'ordre d'agir, ou du moins où en trouver l'appel, et la nécessité, et qu'a à faire tout cela avec le maintien de l'existence cosmique, lôka-sangraha, le carnage de Kouroukshétra, les voies de l'Esprit dans le Temps, la vision du Seigneur aux millions de corps et son commandement superbe : "Debout, mets à mort l'ennemi, jouis d'un opulent royaume"? Et qu'est alors cette âme dans la Nature? Cet esprit aussi, ce Kshara, celui-là qui jouit de notre existence mutable, c'est le Pouroushôttama; c'est lui en son éternelle multiplicité, telle est la réponse de la Guîtâ. "C'est une éternelle portion de Moi qui devient le djîva dans un monde de djîvas." C'est là une désignation, une déclaration dont la teneur et les suites sont immenses. Cela veut dire en effet que chaque âme, chaque être en sa réalité spirituelle est le Divin même, quelque partielle qu'en soit en fait la manifestation dans la Nature. Et cela veut dire également, si tant est que les mots aient un sens, que chacun des multiples esprits qui se manifestent, est un individu éternel, un pouvoir éternel, non né et immortel de l'unique Existence. Cet Esprit qui se manifeste, nous l'appelons djîva, car il prend ici l'apparence d'une créature vivante en un monde de créatures vivantes, et nous parlons de cet esprit dans l'homme comme de l'âme humaine et n'y pensons que dans les termes de l'humanité. Mais il est en vérité quelque chose de plus grand que sa présente apparence, et sa nature humaine ne le lie point : moindre manifestation que l'être humain par le passé, il peut devenir beaucoup plus grand, dans le futur, que l'homme mental. Et lorsque cette âme s'élève au-dessus de toute les limitations ignorantes, alors elle revêt sa nature divine, dont son humanité n'est qu'un voile temporaire, une chose à la signification fragmentaire et incomplète. L'esprit individuel existe et a toujours existé au-delà, dans Éternel, car il est lui-même perpétuel, sanâtana. Cette idée de l'individu

 

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éternel conduit évidemment la Guîtâ à éviter toute expression qui tant soit peu suggère une dissolution complète, laya, et à parler plutôt d'un état suprême de l'âme, d'un état où l'âme demeure dans le Pouroushôttama, nivasishyasi mayyéva. Si elle semble, lorsque nous parlons de l'unique Moi de tous, employer le langage de l'Adwaïta, cette durable vérité de l'individu éternel, mamânshah sanâtanah, ajoute néanmoins quelque chose qui introduit une qualification et paraît presque accepter la vision du Vishishtâdwaïta — bien que nous ne devions pas en profiter pour nous hâter de conclure que cela seul est la philosophie de la Guîtâ ou que sa doctrine est identique à celle, ultérieure, de Râmânoudja. Mais ceci, en tout cas, est clair : il y a un principe de multiplicité éternel et réel, et non pas simplement illusoire, dans l'être spirituel de l'unique Existence divine.

Cet individu éternel n'est autre que le Pourousha divin, ou bien il n'est en aucune façon réellement séparé de lui. C'est le Seigneur lui-même, l'îshwara qui, par la vertu de l'éternelle multiplicité de son unité tout n'est-il pas une traduction de cette vérité de l'Infini? -, existe à jamais comme âme immortelle en nous, a revêtu ce corps et quitte ce cadre transitoire lorsque celui-ci est rejeté pour disparaître dans les éléments de la Nature. Il introduit et cultive les pouvoirs subjectifs de la Prakriti, le mental et les cinq sens, afin de jouir des objets du mental et des sens, et lorsqu'il s'en va les emporte avec lui, de même que le vent emporte les parfums d'un vase. Mais l'identité du Seigneur et de l'âme dans la Nature mutable nous est cachée par l'apparence extérieure et se perd dans la foule des mouvantes tromperies de cette Nature. Ceux qui se laissent gouverner par les représentations de la Nature, par la représentation humaine ou par toute autre forme, ne la verront jamais; ils ignoreront et mépriseront le Divin logé dans le corps humain. Leur ignorance ne peut Le percevoir lorsqu'il entre, s'en va ou demeure et qu'Il savoure et revêt la qualité; elle ne voit que ce que peuvent voir le mental et les sens, et non la vérité plus grande que seul peut entrevoir l'œil de la connaissance. S'y efforceraient-ils, ils ne peuvent Le voir tant qu'ils n'apprennent pas à écarter les limitations de la conscience extérieure, tant qu'ils n'édifient pas en

 

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eux-mêmes leur être spirituel, qu'ils ne créent pour lui, en quelque sorte, une forme dans leur nature. Pour se connaître, l'homme doit être kritâtmâ, coulé dans le moule spirituel et y être complet, et la vision spirituelle doit l'éclairer. Les yogis qui possèdent cet œil de la connaissance, voient Être divin que nous sommes en leur propre réalité sans fin, en l'éternité de leur esprit. Illuminés, ils voient le Seigneur en eux-mêmes et sont affranchis des grossières limitations matérielles, de la forme de la personnalité mentale, de la formulation de la vie transitoire; immortels, ils demeurent en la vérité du moi et de l'esprit. Mais ils ne voient pas le Seigneur qu'en eux-mêmes, ils le voient dans tout le cosmos également. En la lumière du soleil qui illumine tout ce monde, ils reconnaissent la lumière du Divin qui est en nous; la lumière de la lune et du feu est la lumière du Divin. C'est le Divin qui est entré dans cette forme qu'est la terre, qui est l'esprit de la force matérielle de la terre et qui, par Son pouvoir, soutient ces multitudes. Le Divin est la divinité du Sôma qui, par le rassa, la sève de la terre-mère, nourrit les plantes et les arbres dont sa surface est recouverte. Nul autre que le Divin n'est la flamme de vie qui soutient le corps physique des créatures vivantes et change sa nourriture en aliment de leur force vitale. Il est logé dans le cœur de tout ce qui respire; la mémoire, la connaissance et les débats de la raison viennent de Lui. Il est ce qui est connu par les Védas et toutes les formes de connaissance; Il est celui qui connaît le Véda et qui fait le Védânta. En d'autres termes, le Divin est à la fois l'Âme de la matière, l'Âme de la vie et l'Âme du mental aussi bien que l'Âme de la lumière supramentale qui est par-delà le mental et son intelligence raisonnante et limitée.

Ainsi le Divin est-Il manifesté en l'âme double de Son mystère, en un double pouvoir, dwâvimaou pouroushaou. Il supporte à la fois l'esprit des choses mutables qui est toutes ces existences, ksharah sarvâni bhoûtâni, et l'esprit immuable qui se tient au-dessus d'elles en l'imperturbable immobilité de Son silence et de Son calme éternels. Et c'est par la force du Divin en elles que ces deux esprits comme deux pôles magnétiques contraires et inconciliables, l'un tenant à annuler l'autre, attirent si

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puissamment dans différentes directions le mental, le cœur et la volonté de l'homme. Mais le Divin n'est entièrement ni le seul Kshara, ni l'Akshara seul. Il est plus grand que le Moi immuable et beaucoup plus grand que l'Âme des choses mutables. S'Il peut être les deux ensemble, c'est parce qu'il en est différent, anyah, qu'il est le Pouroushôttama au-dessus de tout le cosmos et cependant déployé dans le monde et déployé dans le Véda, dans la connaissance de soi et dans l'expérience cosmique. Et quiconque le connaît ainsi et voit en Lui le Pouroushôttama, n'est plus dérouté par l'apparence du monde ni par l'attraction divergente de ces deux pôles apparemment contraires. Tout d'abord, ces deux pôles se confrontent ici en lui comme un positif de l'action cosmique et comme son négatif dans le Moi qui ne prend aucune part à l'action, laquelle appartient ou semble appartenir entièrement à l'ignorance de la Nature. Ou bien ils défient sa conscience sous l'aspect d'un positif d'existence en soi pure, indéterminable, stable, éternelle et de son négatif : un monde de déterminations et de relations, d'idées et de formes insaisissables, un perpétuel et instable devenir, et  l'écheveau, créateur et destructeur, de l'action et de l'évolution, de la naissance et de la mort, de l'apparition et de la disparition. Il les embrasse et s'en échappe, vainc leurs oppositions et devient tout-connaissant, sarva-vid, un connaissant intégral. Il voit le sens complet à la fois du moi et des choses; il restaure la réalité intégrale du Divin¹; il unit le Kshara et l'Akshara dans le Pouroushôttama. Il aime, vénère, adore fidèlement le Moi suprême de son existence et de toute existence, l'unique Seigneur de ses énergies et de toutes les énergies, Éternel proche et lointain dans le monde et au-delà. Et cela non plus, il ne le fait pas seulement avec un aspect ou une portion de lui-même, avec un mental spiritualisé exclusif, ou avec l'aveuglante lumière du cœur, intense et pourtant divorcée de l'ampleur, ou avec l'aspiration de la volonté dans les œuvres; il le fait dans toutes les voies parfaitement illuminées de son être et de son devenir, de son âme et de sa nature. Divin en l'égalité de son imperturbable

 

¹samagram mâm.

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existence en soi, un en elle avec tous les objets et toutes les créatures, il fait descendre cette égalité sans bornes, cette profonde unité dans son mental, son cœur, sa vie et son corps et, en une indivisible intégralité, y fonde la trinité de l'amour divin, des œuvres divines et de la connaissance divine. Telle est, selon la Guîtâ, la voie du salut.

Et après tout, n'est-ce pas aussi le véritable Adwaïta qui ne crée pas la moindre scission dans l'Existence éternelle et unique? Ce monisme absolu et qui ne divise point, voit l'un comme l'un jusque dans les multiplicités de la Nature, sous tous les aspects dans la réalité du moi et du cosmos autant que dans cette suprême réalité du supracosmique qui est la source du moi et la vérité du cosmos et que ne lie aucune affirmation de l'universel devenir ni aucune négation universelle ou absolue. Tel est du moins l'Adwaïta de la Guîtâ. C'est le Shâstra le plus secret, dit l'Instructeur à Ardjouna; c'est l'enseignement et la science suprêmes qui nous conduisent au cœur du plus haut mystère de l'existence. D'une façon absolue le connaître, le saisir dans la connaissance, le sentiment, la force et l'expérience, c'est atteindre à la perfection dans la compréhension transformée, être divinement satisfait dans le cœur et réussir dans le sens et l'objectif suprêmes de toute volonté, de toute action et de toute œuvre. C'est le moyen d'être immortel, de s'élever vers la nature divine la plus haute et d'épouser le Dharma éternel.

 

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