Essais sur la Guîtâ

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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XXIV

 

L'ESSENCE DU KARMA-YOGA

 

Les six premiers chapitres de la Guîtâ forment une sorte de bloc préliminaire de l'enseignement; tout le reste, à savoir les douze autres chapitres élaborent certaines figures inachevées de ce bloc qui y sont perçues comme de simples suggestions derrière la vaste exécution des motifs principaux; mais elles sont en soi d'une importance capitale, on les réserve donc pour un traitement encore plus ample des deux autres aspects de l'œuvre. Si la Guîtâ n'était une grande Écriture que l'on doit poursuivre jusqu'à son terme, si elle était en fait le discours d'un instructeur vivant à un disciple et que l'on pût reprendre ce discours en temps voulu, une fois le disciple prêt pour une nouvelle vérité, on pourrait concevoir que l'instructeur s'arrête ici, à la fin du sixième chapitre, et dise : "Travaille d'abord à ceci; tu as beaucoup à faire pour le réaliser, et tu possèdes la plus grande base; à mesure que les difficultés s'élèveront, elles se résoudront d'elles-mêmes, ou je les résoudrai pour toi. Mais à présent, vis ce que je t'ai dit; travaille dans cet esprit." En vérité, il est ici bien des choses que l'on ne peut correctement comprendre qu'à la lumière que répand sur elles ce qui doit venir ensuite. Afin de clarifier d'immédiates difficultés et d'obvier à de possibles méprises, j'ai eu moi-même à anticiper beaucoup et, par exemple, à introduire de façon répétée l'idée du Pouroushôttama; sans quoi, en effet, il eût été impossible d'élucider certaines obscurités, que la Guîtâ accepte délibérément, sur le Moi et l'action et le Seigneur de l'action, afin que ne puisse être troublé l'aplomb des premiers pas en essayant trop tôt d'atteindre des choses trop grandes encore pour le mental du disciple humain.

Ardjouna lui-même, si l'Instructeur devait interrompre ici son discours, pourrait bien objecter : "Tu as beaucoup parlé de la destruction du désir et de l'attachement, de l'égalité, de la conquête des sens et de la tranquillisation du mental, de l'action impersonnelle et sans passion, du sacrifice des œuvres, du

 

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renoncement intérieur comme étant préférable au renoncement extérieur, et je comprends ces choses intellectuellement, si difficiles qu'elles puissent me sembler en pratique. Mais Tu as dit aussi qu'il faut s'élever au-dessus des gounas lors même que l'on demeure dans l'action, et Tu ne m'as pas dit comment fonctionnent les gounas, et tant que je ne le saurai point, il me sera difficile de les détecter et de m'élever au-dessus d'eux. En outre, Tu as parlé de la bhakti, et qu'elle est le plus grand élément du Yoga, et toutefois Tu as beaucoup parlé des œuvres et de la connaissance, mais très peu ou pas du tout de la bhakti. Mais la bhakti, cette chose suprême, à qui faut-il l'offrir? Certainement pas au Moi immobile et impersonnel, mais à Toi, le Seigneur. Dis-moi alors ce que Tu es, Toi qui, de même que la bhakti est encore plus grande que cette connaissance de soi, es plus grand que le Moi immuable, lequel toutefois est plus grand que la Nature mutable et que le monde de l'action, de même que la connaissance est plus grande que les œuvres. Quel rapport y a-t-il entre ces trois choses? entre les œuvres, la connaissance et l'amour divin? entre l'âme dans la Nature, le Moi immuable et ce qui est tout ensemble le Moi universel sans changement et le Maître de la connaissance, de l'amour et des œuvres, la suprême Divinité qui est ici avec moi dans cette grande bataille et ce massacre, mon aurige dans le char de cette action féroce et terrible?" C'est pour répondre à ces questions que le reste de la Guîtâ est écrit, et dans une solution intellectuelle complète il faut en effet les aborder sans retard et les résoudre. Mais dans une vraie sâdhanâ, on doit aller d'étape en étape, en laissant bien des choses (en fait les plus importantes) se présenter ensuite, et l'on doit les résoudre pleinement à la lumière du progrès réalisé dans l'expérience spirituelle. La Guîtâ, dans une certaine mesure, suit cette courbe de l'expérience et commence par jeter une sorte de vaste base préliminaire des œuvres et de la connaissance, qui contient un élément menant à la bhakti et à une plus grande connaissance, mais sans y arriver tout à fait. C'est cette base que nous offrent les six chapitres.

Nous pouvons alors nous arrêter pour considérer jusqu'où ils ont conduit la solution du problème originel sur lequel

 

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s'ouvre la Guîtâ. Il n'est pas nécessaire que le problème on peut d'ailleurs utilement le noter encore -, ait abouti en soi à toute la question de la nature de l'existence et du remplacement de la vie normale par la vie spirituelle. On aurait pu le traiter sur une base pragmatique ou éthique, ou bien d'un point de vue intellectuel ou idéal, ou encore en considérant à la fois tout cela; telle aurait été en fait notre méthode moderne pour résoudre la difficulté. En soi, le problème ne pose en premier lieu que cette question de savoir si Ardjouna doit être gouverné par le sens éthique du péché personnel dans le carnage ou par la considération tout aussi éthique de son devoir public et social, la défense de la Justice, l'opposition aux forces armées de l'injustice et de l'oppression que la voix de la conscience exige de toutes les nobles natures. Cette question a été soulevée de nos jours, et à l'heure présente, et l'on peut la résoudre comme aujourd'hui par telle ou telle de ces très diverses solutions qui, toutes, cependant relèvent de l'optique de notre vie normale et de notre mental humain normal. On peut y répondre comme à une question se posant entre la conscience personnelle et notre devoir vis-à-vis de la société et de l'État, entre un idéal et une morale pratique, entre la "force de l'âme" et la reconnaissance du fait gênant que la vie n'est pas du moins pas encore toute l'âme et que prendre les armes pour la justice dans un combat physique est parfois inévitable. Cependant, toutes ces solutions appartiennent à l'intellect, au caractère, aux émotions; elles dépendent du point de vue individuel et, au mieux, constituent notre façon personnelle d'envisager la difficulté qui nous est offerte, façon personnelle en ce qu'elle convient à notre nature et au stade où nous en sommes de notre évolution éthique et intellectuelle, à ce que nous pouvons voir et faire de mieux avec la lumière que nous possédons; elle ne conduit à aucune solution finale. Et il en est ainsi parce que cette façon de voir procède du mental normal, qui est toujours un écheveau des tendances diverses de notre être et ne peut arriver qu'à un choix ou un compromis entre elles, entre notre raison, notre être éthique, nos besoins dynamiques, nos instincts de vie, notre être émotif et ces mouvements plus rares que nous pouvons peut

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être appeler instincts de l'âme ou préférences psychiques. La Guîtâ reconnaît que, de ce point de vue, il ne peut y avoir de solution absolue, seulement une solution pratique immédiate et, après avoir offert à Ardjouna en partant des plus hauts idéaux de son temps cette simple solution pratique qu'il n'est pas d'humeur à accepter et qu'il n'est de toute évidence pas censé accepter, la Guîtâ passe à un tout autre point de vue et à une réponse bien différente.

La solution de la Guîtâ est de s'élever au-dessus de notre être naturel et de notre mental normal, au-dessus de nos perplexités intellectuelles et morales, en une autre conscience avec une autre loi d'être et donc un autre point de vue pour notre action, là où ni le désir personnel ni les émotions personnelles ne la gouvernent plus; où les dualités s'évanouissent; où l'action n'est plus nôtre et où, par conséquent, le sens de vertu personnelle et de péché personnel se trouve dépassé; où l'universel, l'impersonnel, l'esprit divin élabore par notre entremise son dessein dans le monde; où nous-mêmes, par une nouvelle et divine naissance, sommes changés en êtres de cet Être, en consciences de cette Conscience, en pouvoirs de ce Pouvoir, en béatitudes de cette Béatitude et où, ne vivant plus en notre nature inférieure, nous n'avons pas d'œuvre à œuvrer qui nous soit propre, pas de but personnel à poursuivre, mais où, si nous œuvrons tant soit peu et c'est le seul problème et la seule difficulté véritable qui demeurent -, nous n'accomplissons que les œuvres divines, celles dont notre nature extérieure n'est qu'un instrument passif et non plus la cause, dont elle ne fournit plus le mobile, la force motrice étant au-dessus de nous, dans la volonté du Maître de nos œuvres. Et cela nous est présenté comme la vraie solution, parce qu'elle remonte à la vérité réelle de notre être; et il tombe sous le sens que de vivre selon la vérité réelle de notre être représente la plus haute solution, et la seule qui soit entièrement vraie, aux problèmes de notre existence. Notre personnalité mentale et vitale est une vérité de notre existence naturelle, mais une vérité de l'ignorance, et tout ce qui s'y rattache est de même une vérité de cet ordre : valide en pratique pour les œuvres de l'ignorance, mais sans plus de

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validité lorsque nous revenons à la vérité réelle de notre être. Or, comment pouvons-nous en fait être sûrs que ce soit la vérité? Il n'en est pas question tant que nous nous satisfaisons de notre expérience mentale ordinaire; car notre expérience mentale normale est entièrement celle de cette nature inférieure emplie par l'ignorance. Nous ne pouvons connaître cette vérité qu'en la vivant, c'est-à-dire en passant par-delà l'expérience mentale dans l'expérience spirituelle : par le Yoga. Vivre l'expérience spirituelle jusqu'à tant que nous cessions d'être mentaux et devenions des esprits, jusqu'à tant que, affranchis des imperfections de notre nature présente, nous soyons capables de vivre entièrement dans notre être réel et divin, c'est en effet cela qu'en fin de compte nous entendons par Yoga.

Ce transfert ascendant du centre de notre être et la transformation, qui en découle, de toute notre existence et de toute notre conscience, avec, pour résultat, un changement dans tout l'esprit et tout le mobile de notre action, l'action demeurant souvent la même précisément que dans ses apparences extérieures, c'est cela qui constitue l'essentiel du Karma-Yoga de la Guîtâ. Change ton être, renais en l'esprit et, par cette nouvelle naissance, poursuis l'action que t'a fixée l'Esprit au-dedans, tel est, peut-on dire, le cœur de son message. Ou encore, formulé autrement, avec un sens plus profond et plus spirituel, fais de l'œuvre que tu dois accomplir ici le moyen de ta renaissance intérieure spirituelle, de la naissance divine, et, devenu divin, accomplis encore les œuvres divines comme instrument du Divin pour guider les peuples. Il est dès lors deux choses que l'on doit clairement poser et saisir clairement, le moyen de ce changement, de ce transfert ascendant, de cette nouvelle naissance divine, et la nature de l'œuvre ou plutôt l'esprit dans lequel l'accomplir, puisqu'il n'est pas besoin que la forme extérieure en change aucunement, bien qu'en réalité la portée et le but en deviennent tout différents. Mais ces deux choses sont pratiquement la même, élucider l'une revenant à élucider l'autre. L'esprit de notre action naît de la nature de notre être et de la fondation intérieure qu'elle a prise, mais aussi cette nature est elle-même affectée par la tendance et l'effet spirituel de

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notre action; un très grand changement dans l'esprit de nos œuvres change la nature de notre être et modifie la fondation qu'il a prise; il déplace le centre de force consciente à partir duquel nous agissons. Si la vie et l'action étaient entièrement illusoires, comme certains le voudraient, si l'Esprit n'avait rien à faire avec les oeuvres ou la vie, il n'en serait pas ainsi; mais l'âme en nous se développe par la vie et les œuvres; en fait, ce n'est pas tant l'action elle-même que la façon dont travaille la force intérieure de notre âme qui détermine ses relations avec l'Esprit. Ainsi, en vérité, se justifie le Karma-Yoga comme moyen pratique de la réalisation supérieure de soi.

Nous partons de cette base : la présente vie intérieure de l'homme, dépendante qu'elle est presque entièrement de sa nature vitale et physique, ne la dépassant que par un jeu limité d'énergie mentale, n'est pas toute son existence possible, pas même toute son existence réelle présente. Il existe au-dedans de lui un Moi caché, dont sa nature actuelle n'est qu'une apparence extérieure ou qu'un partiel résultat dynamique. La Guîtâ semble tout au long admettre sa réalité dynamique et ne pas adopter le point de vue plus sévère des védântis extrémistes pour qui elle n'est qu'une apparence, point de vue qui frappe à  leur racine même toute œuvre et toute action. La façon qu'elle a de formuler cet élément de sa pensée philosophique il serait possible de le faire d'une autre façon est d'admettre la distinction sânkhyenne entre Être et la Nature, le pouvoir qui connaît, soutient et anime et le pouvoir qui œuvre, agit, fournit toutes les variations d'instrument, de moyen et de méthode. Simplement, elle prend Être libre et immuable des sânkhyens, l'appelle en langue védântique l'unique Moi ou Brahman immuable et omniprésent, et la distingue de cette autre âme imbriquée dans la Nature, qui est notre être mutable et dynamique, l'âme multiple des choses, la base de la variation et de la personnalité. Mais en quoi consiste alors cette action de la Nature?

Elle consiste en un pouvoir d'action, Prakriti, qui est l'interaction des trois modes fondamentaux de son fonctionnement, des trois qualités, ou gounas. Et quel en est le moyen?

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C'est le système complexe de l'existence créé par une évolution graduelle des instruments de la Prakriti; à mesure qu'ils se réfléchissent ici dans l'expérience que l'âme a de ses opérations, nous pouvons les appeler successivement la raison et l'ego, le mental, les sens et les éléments de l'énergie matérielle qui sont à la base de ses formes. Tous sont mécaniques : une machine complexe de la Nature, yantra, et selon notre optique moderne, nous pouvons dire qu'ils sont tous involués dans l'énergie matérielle et s'y manifestent à mesure que l'âme en la Nature prend conscience d'elle-même par une évolution ascendante de chaque instrument, mais dans l'ordre inverse de celui que nous avons constaté, la matière d'abord, puis la sensation, puis le mental, ensuite la raison et enfin la conscience spirituelle. La raison qui ne s'occupe d'abord que des opérations de la Nature, peut plus tard détecter leur caractère fondamental, peut ne les voir que comme un jeu des trois gounas où l'âme est empêtrée, peut faire la distinction entre ces opérations et l'âme; l'âme alors a une chance de se dépêtrer et de retourner à sa liberté originelle et à son existence immuable. Dans la langue védântique, elle voit l'esprit, l'être; elle cesse de s'identifier avec les instruments et les opérations de la Nature, avec son devenir; elle s'identifie avec son vrai Moi et son être vrai et recouvre son immuable existence spirituelle essentielle. C'est alors, selon la Guîtâ, depuis cette existence spirituelle essentielle que, librement et en souveraine de son être, en Ishwara, elle peut soutenir l'action de son devenir.

Si nous regardons les seuls faits psychologiques sur lesquels reposent ces distinctions philosophiques la philosophie, n'est qu'une façon de nous formuler intellectuellement à nous-mêmes et dans leur signification essentielle les faits psychologiques et physiques de l'existence et leurs rapports avec toute réalité fondamentale susceptible d'exister -, nous pouvons dire qu'il y a deux vies qu'il nous est loisible de mener, la vie de l'âme absorbée dans les opérations de sa nature active, identifiée avec ses instruments psychologiques et physiques, limitée par eux, bornée par sa personnalité, soumise à la Nature, et la vie de l'Esprit, supérieure à ces choses, vaste, impersonnelle, universelle,

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libre, illimitée, transcendante, soutenant avec une égalité infinie son être et son action naturels, mais les dépassant par sa liberté et son infinitude. Nous pouvons vivre dans ce qui est à présent notre être naturel et nous pouvons vivre dans notre être plus grand, notre être spirituel. Telle est la première grande .distinction sur laquelle est fondé le Karma-Yoga de la Guîtâ.

Toute la question et toute la méthode résident alors dans la libération de l'âme hors des limitations de notre être naturel présent. Dans notre vie naturelle, le premier fait dominant est notre sujétion aux formes de la Nature matérielle, aux contacts extérieurs des choses. Ces formes et ces contacts se présentent à notre vie par l'intermédiaire des sens; et la vie, par l'intermédiaire des sens, fait immédiatement retour à ces objets pour s'en emparer et s'en occuper, elle désire, elle s'attache, elle cherche des résultats. Le mental, dans toutes ses sensations, réactions, émotions intérieures, dans toutes ses habitudes de percevoir, de penser et de sentir, obéit à cette action des sens; la raison aussi, emportée par le mental s'abandonne à cette vie des sens, cette vie où l'être intérieur est soumis au caractère extérieur des choses et, pas un moment, ne peut s'élever vraiment au-dessus, ni sortir du cercle de son action sur nous et des résultats et réactions psychologiques qui s'ensuivent en nous. Le mental ne peut les dépasser parce qu'il y a le principe de l'ego par lequel la raison différencie la somme de l'action de la Nature sur notre mental, notre volonté, nos sens, notre corps, de son action dans d'autres mentaux, d'autres volontés, d'autres organismes nerveux, d'autres corps; et la vie ne signifie pour nous que la façon dont elle affecte notre ego et la façon dont notre ego répond à ses contacts. Nous ne connaissons rien d'autre, nous semblons n'être rien d'autre; l'âme elle-même paraît alors n'être qu'une masse séparée de mental, de volonté, de réception et de réaction émotives et nerveuses. Nous pouvons agrandir notre ego, nous identifier avec la famille, le clan, la classe, le pays, la nation, l'humanité même, mais l'ego demeure encore, sous tous ces déguisements, la racine de nos actions; simplement, il trouve une plus grande manifestation de son être séparé du fait de ces plus amples rapports avec les choses extérieures.

 

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Ce qui agit en nous est encore la volonté de l'être naturel s'emparant des contacts du monde extérieur afin de satisfaire les différentes phases de sa personnalité, et la volonté dans cette prise de possession est toujours une volonté de désir, de passion et d'attachement à nos œuvres et à leurs résultats, la volonté de la Nature en nous; notre volonté personnelle, disons-nous, mais notre personnalité égoïste est'une création de la Nature; elle n'est ni ne peut être notre moi libre, notre être indépendant. Tout cela est l'action des modes de la Nature. Ce peut être une action tamasique, et nous avons alors une personnalité inerte, soumise à la ronde mécanique des choses et qui y trouve sa satisfaction, incapable du moindre effort vigoureux en vue d'une action et d'une maîtrise plus libres. Ou ce peut être l'action radjasique, et nous avons alors la personnalité active et remuante qui se jette sur la Nature et tente de la mettre au service de ses besoins et de ses désirs, mais ne voit point que son apparente maîtrise est une servitude, puisque ses besoins et ses désirs sont ceux de la Nature et que, tant que nous y sommes soumis, il ne peut exister pour nous de liberté. Ou ce peut être une action sattwique, et nous avons alors la personnalité éclairée qui essaie de vivre selon la raison ou de réaliser, en fonction de ses préférences, un idéal de bien, de vérité ou de beauté; mais cette raison est encore soumise aux apparences de la Nature, et ces idéaux ne sont que les phases changeantes de notre personnalité, nous n'y trouvons pour finir aucune règle sûre ni aucune satisfaction permanente. Nous sommes encore emportés sur une roue de mutation, et dans nos girations obéissons, par l'ego, à un Pouvoir qui est en nous et en tout ceci. niais nous ne sommes pas nous-mêmes ce Pouvoir, ni en union et en communion avec lui. Il n'y a pas encore de liberté, pas encore de vraie maîtrise.

Cependant, la liberté est possible. À cet effet, il nous faut d'abord rentrer en nous pour nous éloigner de l'action qu'exerce le monde extérieur sur nos sens; autrement dit, nous devons vivre intérieurement et être capables d'empêcher la course naturelle des sens après leurs objets extérieurs. Une maîtrise des sens, une aptitude à nous passer de tout ce après quoi ils

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soupirent, voilà la première condition de la vraie vie de l'âme; c'est ainsi seulement que nous commençons de sentir qu'existe en nous une âme différente des mutations du mental en sa réception des contacts des choses extérieures, une âme qui en ses profondeurs remonte à quelque chose d'existant en soi, d'immuable, de tranquille et maître de soi, de grandiose, de serein et d'auguste, souverain de soi-même et inaffecté par les avides ruées de notre nature extérieure. Mais ceci ne peut se faire tant que nous sommes les sujets du désir. Car c'est le désir, principe de toute notre vie superficielle, qui se satisfait de la vie des sens et trouve entièrement son compte dans le jeu des passions. Nous devons alors nous débarrasser du désir et, une fois détruite cette inclination de notre être naturel, les passions qui en sont les résultats émotifs s'apaiseront; car la joie et le chagrin de la possession et de la perte, du succès et de l'échec, des contacts plaisants et déplaisants, qui les entretiennent quitteront notre âme. Alors, sera acquise une calme égalité. Et puisqu'il nous faut encore vivre et agir dans le monde et que dans l'action notre nature nous porte à rechercher les fruits de nos œuvres, nous devons changer cette nature et accomplir les œuvres sans attachement à leurs fruits, à défaut de quoi le désir et tous ses résultats demeurent. Mais comment pouvons-nous changer cette nature de l'exécutant des œuvres en nous? En dissociant les œuvres de l'ego et de la personnalité, en voyant au moyen de la raison que tout ceci est le jeu des gounas de la Nature et en dissociant notre âme du jeu, en en faisant tout d'abord l'observatrice des opérations de la Nature et en laissant ces œuvres au Pouvoir qui, en réalité, est derrière elles, au quelque chose dans la Nature qui est plus grand que nous-mêmes, non pas notre personnalité, mais le Maître de l'univers. Le mental, cependant, ne permettra point tout cela; sa nature est de s'élancer au-dehors et de courir après les sens en entraînant avec lui la raison et la volonté. Nous devons en conséquence apprendre à tranquilliser le mental. Nous devons atteindre à cette paix et cette immobilité absolues où nous prenons conscience du Moi en nous qui est calme, immobile, plein de béatitude, éternellement imperturbé et inaffecté par les

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contacts des choses, qui se suffit à lui-même et trouve en lui-même seulement sa satisfaction éternelle.

Ce Moi est notre être existant en soi. Il n'est pas limité par notre existence personnelle. Il est le même en toutes les existences, imprégnant toutes choses, égal pour toutes, soutenant toute l'action universelle de par son infinité, mais limité par rien de ce qui est fini, modifié en rien par les changements de la Nature et de la personnalité. Lorsque ce Moi est révélé en nous, lorsque nous en éprouvons la paix et le silence, nous pouvons le devenir; nous pouvons faire passer notre âme de sa position inférieure immergée dans la Nature en sa position initiale dans le Moi. Et nous le pouvons par la force des choses que nous avons atteintes, le calme, l'égalité, l'impersonnalité sans passion. A mesure, en effet, que nous grandissons en ces choses, que nous les menons à leur plénitude, que nous leur soumettons toute notre nature, nous devenons ce Moi calme, égal, sans passion, impersonnel et omnipénétrant. Nos sens retombent dans cette quiétude et reçoivent avec une suprême tranquillité les contacts dont nous atteint le monde; notre mental retombe dans cette quiétude et devient le calme témoin universel; notre ego se dissout dans cette existence impersonnelle. Nous voyons toute chose en ce moi que nous sommes en nous-mêmes devenus; et nous voyons ce moi en tout; nous devenons un être avec tous les êtres dans la base spirituelle de leur existence. Accomplies dans cette tranquillité sans ego et dans cette impersonnalité, nos œuvres cessent d'être nôtres, cessent de nous lier ou de nous troubler avec leurs réactions. Au moyen de ses gounas, la Nature tisse la toile de ses œuvres, mais sans affecter notre tranquillité, qui ne connaît nul chagrin et qui existe en soi. Tout est abandonné en cet unique Brahman égal et universel.

Mais il y a ici deux difficultés. D'abord, il semble exister une antinomie entre ce Moi tranquille et immuable et l'action de la Nature. Comment, alors, l'action existe-t-elle tant soit peu, ou comment peut-elle se poursuivre une fois que nous avons pénétré dans l'immuable existence du Moi? Et là, où se trouve la volonté d'oeuvrer qui rendrait possible l'action de notre nature? Si nous disons avec le Sânkhya que la volonté est dans la Nature,

 

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et non dans le Moi, encore faut-il dans la Nature un motif ainsi que le pouvoir d'attirer l'âme en ses opérations par l'intérêt, l'ego et l'attachement, et que, lorsque ces choses ne se réfléchissent plus dans la conscience de l'âme, le pouvoir de la Nature cesse, et qu'avec lui disparaisse le motif des œuvres. Mais la Guîtâ n'accepte pas ce point de vue, qui semble en fait nécessiter l'existence de nombreux Pouroushas et non d'un unique Pourousha universel autrement, l'expérience séparée de l'âme et sa libération séparée, tandis que des millions d'autres sont encore retenues dans les mailles du filet, seraient inintelligibles. La Nature n'est pas un principe séparé, c'est le pouvoir du Suprême se projetant dans la création cosmique. Toutefois, si le Suprême n'est que ce Moi immuable et si l'individu est seulement quelque chose qui en a été émis dans la Puissance, alors dès le moment où il retourne en le moi et y reprend assise, tout doit cesser, qui n'est pas la suprême unité et le calme suprême. En second lieu, même si l'action continue encore de quelque façon mystérieuse, néanmoins, puisque le Moi est égal pour toute chose, il ne peut importer que les œuvres soient accomplies ou, si elles le sont, le genre de travail qui est fait ne peut avoir d'importance. Pourquoi, alors, cette insistance sur la forme d'action la plus violente et la plus désastreuse, pourquoi ce char, cette bataille, ce guerrier, cet aurige divin?

La Guîtâ répond en présentant le Suprême comme quelque chose de plus grand même que le Moi immuable, et qui contient davantage, un qui est à la fois ce Moi et le Maître des œuvres dans la Nature. Mais il dirige les œuvres de la Nature avec le calme éternel, l'égalité, la supériorité sur les œuvres et la personnalité qui sont le propre de l'immuable. C'est, pouvons-nous dire, l'équilibre de l'être à partir duquel il dirige les œuvres, et en y grandissant nous grandissons en son être et en l'équilibre des œuvres divines. Il s'en élance comme Volonté et Pouvoir de Son être dans la Nature, se manifeste en toutes les existences, naît comme Homme dans le monde, est là dans le cœur de tous les hommes, se révèle comme l'Avatar, la naissance divine en l'homme; et à mesure que l'homme grandit en Son être, c'est en la naissance divine qu'il grandit. On doit

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accomplir les œuvres en sacrifice à ce Seigneur de nos œuvres, et en devenant peu à peu le Moi nous devons réaliser notre unité avec Lui dans notre être et voir en notre personnalité une de Ses manifestations partielles en la Nature. Un en être avec Lui, nous devenons un avec tous les êtres dans l'univers et accomplissons les œuvres divines, non comme les nôtres, mais comme les opérations qu'il réalise par notre intermédiaire pour le maintien et la conduite des peuples.

C'est là l'essentiel de ce qu'il faut faire, et une fois cela accompli, les difficultés qui se présentent à Ardjouna disparaîtront. Le problème n'est plus un problème concernant notre action personnelle, car ce qui fait notre personnalité devient une chose temporelle et subordonnée; la question concerne alors les seules opérations que, par notre canal, la Volonté divine réalise dans l'univers. Pour le comprendre, il nous faut savoir ce qu'est cet Être suprême en Lui-même et en la Nature, ce que sont les opérations de la Nature et à quoi elles conduisent, et l'intime relation entre l'âme dans la Nature et cette âme suprême, dont la bhakti associée à la connaissance est la fondation. Élucider ces questions est le sujet du reste de la Guîtâ.

 

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