Essais sur la Guîtâ

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Sri Aurobindo

Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XXII

 

PAR-DELÀ LES MODES DE LA NATURE

 

Le déterminisme de la Nature s'étend donc jusque-là, et représente ceci : l'ego à partir duquel nous agissons est lui-même un instrument de l'action de la Prakriti, en conséquence il ne peut être libre du contrôle de la Prakriti; la volonté de l'ego est une volonté déterminée par la Prakriti, c'est une partie de la nature telle que l'ont formée en nous la somme de l'action passée de la Prakriti et sa modification spontanée; notre action présente est elle aussi déterminée par la nature ainsi formée en nous et par la volonté ainsi formée en la nature. Certains disent que la première action, au commencement, correspond toujours à notre libre choix, si fort qu'elle puisse déterminer tout ce qui suit, et qu'en ce pouvoir de commencer et en son impact sur notre avenir se trouve notre responsabilité. Mais où est cette première action dans la Nature, qui n'a point derrière elle de passé qui la détermine, où cette condition présente de notre nature qui n'est point, en sa somme et ses détails, le résultat de l'action de notre nature passée? Nous avons cette impression d'un acte initial libre parce que, à chaque moment, nous vivons en allant de notre présent vers notre avenir et que nous ne régressons pas constamment de notre présent dans notre passé, de sorte que ce qui est d'une puissante intensité pour notre mental est le présent et ses conséquences tandis que nous avons une prise beaucoup moins vigoureuse sur notre présent regardé comme étant entièrement la conséquence de notre passé; nous inclinons à considérer ce dernier comme s'il était mort et que nous en eussions fini avec lui. Nous parlons et agissons comme si nous étions parfaitement libres, dans le moment pur et vierge, de faire ce que nous voulons de nous-mêmes en usant d'une absolue indépendance intérieure pour choisir. Mais cette liberté absolue n'existe point, notre choix ne connaît point cette indépendance.

Certes, la volonté en nous doit toujours choisir parmi un certain nombre de possibilités, car c'est de cette façon que la

 

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Nature agit toujours; même notre passivité, notre refus de vouloir est en soi un choix, un acte de la volonté de la Nature en nous; même en l'atome il y a une volonté toujours à l'œuvre, Toute la différence tient à la mesure où nous associons notre idée de nous-mêmes et l'action de la volonté dans la Nature; le faisons-nous, nous pensons que cette volonté est nôtre, parlons d'une volonté libre, et que c'est nous qui agissons. Erreur ou non, illusion ou non, cette idée de notre volonté, de notre action n'est point chose sans conséquence, ni utilité; tout, dans la Nature, a une conséquence et une utilité. Cette idée est plutôt le processus de notre être conscient par lequel la Nature en nous s'avise de plus en plus de la présence du Pourousha secret en elle, y répond de plus en plus et, par cette connaissance accrue, s'ouvre à une plus grande possibilité d'action; c'est avec l'aide de l'idée d'ego et de la volonté personnelle qu'elle se hisse à ses possibilités supérieures, s'élève hors de la passivité absolue ou bien prédominante de la nature tamasique jusqu'en la passions et la lutte de la nature radjasique, et hors de la passion et de la lutte de la nature radjasique jusqu'en la lumière, la pureté et le bonheur plus grands de la nature sattwique. La relative maîtrise de soi remportée sur lui-même par l'homme naturel est le contrôle des possibilités inférieures de sa nature par les possibilités supérieures, et cela se fait en lui lorsqu'il unit son idée de soi à la lutte menée par le gouna supérieur pour remporter la maîtrise, la domination sur le gouna inférieur. Le sens d'un libre  arbitre illusion ou non est un mécanisme de l'action de la Nature, nécessaire à l'homme durant son progrès, et il serait désastreux pour lui de le perdre avant d'être prêt pour une vérité supérieure. Si l'on dit, comme on l'a fait, que la Nature dupe l'homme afin qu'il exécute ses ordres, et que l'idée d'une volonté individuelle et libre est le plus puissant de ces leurres, alors il faut également dire que le leurre est pour son bien, sans lequel il ne pourrait s'élever à ses pleines possibilités.

Mais ce n'est pas absolument un leurre, ce n'est qu'une erreur de point de vue et de position. L'ego pense qu'il est le moi réel et agit comme s'il était le centre véritable de 1'action et que tout existât pour lui, et là il commet une erreur de point de

 

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vue et de position. Il n'a pas tort de penser qu'il y a quelque chose ou quelqu'un en nous, en cette action de notre nature, qui est le vrai centre de l'action de celle-ci et pour qui tout existe; mais ce n'est pas l'ego, c'est le Seigneur secret en notre cœur, le Pourousha divin, et le djîva, différent de l'ego, qui est une portion de l'être du Pourousha. La présomption du sens de l'ego est l'ombre brisée et déformée, en notre mental, de la vérité qu'il existe en nous un Moi réel, maître de tout et pour qui et sur l'ordre de qui la Nature vaque à ses travaux. De même l'idée que l'ego a d'un libre arbitre est-elle un sens déformé et déplacé de la vérité qu'il existe un Moi libre en nous, et la volonté dans la Nature n'est-elle qu'un reflet partiel et modifié de sa volonté, partiel et modifié parce qu'elle vit dans la succession des moments du Temps et agit par une constante série de modifications qui oublient une grande pan de ce qui les précède et ne sont qu'imparfaitement conscientes de leurs conséquences et de leurs buts. Mais la Volonté au-dedans, dépassant les moments du Temps, connaît tout cela, et l'action de la Nature en nous est une tentative, pourrions-nous dire, pour élaborer dans les difficiles conditions d'une ignorance naturelle et égoïste ce qui est prévu dans la pleine lumière supramentale par la Volonté et la Connaissance intérieures.

Or, un temps doit venir dans notre progrès, où nous serons prêts à ouvrir les yeux sur la réelle vérité de notre être, et l'erreur de notre égoïste libre arbitre devra alors se détacher de nous. Le rejet de l'idée de cet égoïste libre arbitre n'implique pas que cesse l'action, la Nature est en effet l'exécutante et elle accomplit son action après que ce mécanisme a cessé d'avoir son utilité, comme elle le faisait avant qu'il ne fût en usage au cours de son évolution. Chez l'homme qui a rejeté cette idée, il se peut même que la Nature développe une plus grande action; car son mental peut être plus conscient de tout ce qu'est sa nature de par la formation du passé, plus conscient des pouvoirs qui entourent sa nature et travaillent dessus afin d'en aider ou d'en entraver la croissance, plus conscient aussi des plus grandes possibilités latentes qu'elle contient en vertu de tout ce qui en elle est inexprimé et cependant capable d'expression; et ce

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mental peut être un chenal plus libre pour la sanction que donne le Pourousha aux plus grandes possibilités qu'il voit et un plus libre instrument pour la réponse de la Nature, pour la tentative qui en résulte de les développer et de les réaliser. Mais le rejet du libre arbitre ne doit pas être un simple fatalisme ni une idée de déterminisme naturel dans la compréhension sans aucune vision du Moi réel en nous; car alors l'ego continue d'être notre seule idée du Moi et, comme il est toujours l'instrument de la Prakriti, nous continuons d'agir en instruments de la Prakriti, par l'ego et avec notre volonté; l'idée n'apporte en nous aucun changement véritable, mais simplement une modification de notre attitude intellectuelle. Nous aurons accepté cette vérité phénoménale : c'est la Nature qui détermine notre être et notre action égoïstes; nous aurons vu notre sujétion; mais nous n'aurons pas vu le Moi non né au-dedans qui est au-dessus de l'action des gounas; nous n'aurons pas vu où se trouve la porte de notre liberté. La Nature et l'ego ne sont pas tout ce que nous sommes; il y a aussi l'âme libre, le Pourousha.  

Mais en quoi consiste cette liberté du Pourousha? Le Pourousha de la philosophie sânkhyenne courante est libre en l'essence de son être, mais parce qu'il est le non-exécutant, akartâ; et dans la mesure où il permet à la Nature de projeter sur l'Âme inactive l'ombre qu'est son action, il est phénoménalement enchaîné par les actions des gounas et ne peut recouvrer sa liberté que s'il se dissocie d'avec elle et si elle cesse ses activités. Si un homme rejette alors l'idée qu'il est lui-même l'exécutant ou que les œuvres sont les siennes, si, comme le prescrit la Guîtâ, il se fixe en la vision ou il est le non-exécutant inactif, âtmânam akartâram, et où toute action est non pas à lui mais à la Nature, est le jeu de ses gounas, ne s'ensuivra-t-il pas un résultat similaire? Le Pourousha sânkhyen est celui qui donne l'assentiment, mais ce n'est qu'un assentiment passif, anoumati, l'œuvre est en entier celle de la Nature; essentiellement, il est le  témoin et le support, non point la conscience souveraine et  active de l'universelle Divinité. Il est l'Âme qui voit et accepte, comme un spectateur accepte la représentation d'une pièce qu'il regarde, non point l'Âme qui tout ensemble gouverne et regarde

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la pièce ourdie par elle et montée dans son être même. S'il retire alors son assentiment, s'il refuse de reconnaître l'illusion d'être l'exécutant, illusion par laquelle la pièce continue, il cesse aussi d'être le support, et l'action s'arrête, puisque c'est pour le seul plaisir de l'Âme-témoin consciente que la Nature en donne la représentation et seulement s'il la soutient qu'elle peut la maintenir. Il est dès lors évident que la conception qu'a la Guîtâ des relations entre le Pourousha et la Prakriti n'est pas celle du Sânkhya, étant donné que le même mouvement conduit à un résultat tout différent : dans un cas, la cessation des œuvres; ans l'autre, une grande action divine sans ego ni désir. Dans le Sânkhya, l'Âme et la Nature sont deux entités différentes; dans la Guîtâ, ce sont deux aspects, deux pouvoirs de l'être unique et existant en soi; l'âme ne fait pas que donner son consentement, mais elle est l'Ishwara, le seigneur de la Nature prenant par elle plaisir au jeu du monde, par elle exécutant la volonté et la connaissance divines selon un plan des choses que soutient son accord et qui existent de par sa présence immanente, qui existent dans son être, gouvernées par la loi de son être et par la volonté consciente qui s'y trouve contenue. Connaître l'être divin et la nature divine de cette Âme, y répondre et y vivre est l'objet du retrait hors de l'ego et de son action. On s'élève alors au-dessus de la nature inférieure des gounas jusqu'à la divine nature supérieure.

Le mouvement qui détermine cette ascension, résulte du complexe équilibre de l'Âme en ses relations avec la Nature et dépend de l'idée qu'offre la Guîtâ du triple Pourousha. L'Âme qui inspire directement l'action, les mutations, les devenirs successifs de la Nature est le Kshara, cela qui semble changer avec les changements, se mouvoir dans le mouvement de la Nature, la Personne qui, en sa propre idée de son être, suit les changements qu'en sa personnalité entraîne l'action continue du karma de la Nature. La Nature est ici le Kshara, un mouvement et un changement constants dans le Temps, un constant devenir. Mais cette Nature n'est que le pouvoir exécutif de l'Âme elle-même; la Nature ne peut en effet devenir que grâce à ce qui est l'Âme, ne peut agir qu'en fonction des possibilités du

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devenir de l'Âme; elle élabore le devenir de l'être de l'Âme. Son karma, c'est le swabhâva, la nature propre, la loi du devenir spontané de l'Âme, qui le détermine, quand bien même l'action, étant l'agent et l'exécutant du devenir, semblerait-elle plutôt déterminer souvent la Nature. Nous agissons en fonction de ce que nous sommes, et par notre action développons, élaborons ce que nous sommes. La Nature est l'action, la mutation, le devenir, et elle est le Pouvoir qui les exécute tous; mais l'Âme est l'Être conscient dont procède ce Pouvoir, en la lumineuse substance de conscience duquel elle a puisé la volonté variable qui change et qui exprime ses changements dans ses actions à elle. Et cette Âme est une et multiple; elle est l'unique être de Vie dont toute vie est constituée, et elle est tous ces êtres vivants; elle est l'Existant cosmique et elle est toute cette multitude d'existences cosmiques, sarva-bhoûtâni, car elles sont toutes une; tous les nombreux Pouroushas sont en leur être originel le seul et unique Pourousha. Mais le mécanisme du sens de l'ego dans la Nature qui fait partie de l'action de celle-ci, induit le mental à identifier la conscience de l'âme avec le devenir limité du moment, avec la somme de la conscience active de la Nature dans un domaine donné d'espace et de temps, de moment en moment avec le résultat de la somme des actions passées de la Nature. Il est possible, en un sens, de réaliser l'unité de tous ces êtres dans la Nature même et de prendre conscience d'une Âme cosmique manifeste dans toute l'action de la Nature cosmique, la Nature manifestant l'Âme, l'Âme constituant la Nature. Mais ce n'est prendre conscience que du grand Devenir cosmique, qui n'est ni faux ni irréel, mais dont la connaissance ne suffit pas à nous donner la vraie connaissance de notre Moi; car notre vrai Moi est toujours quelque chose de plus que ceci et qui le dépasse.

Par-delà l'Âme manifestée en la Nature et lié à son action, il existe en effet un autre statut du Pourousha, qui est entièrement un état d'être et pas du tout une action; c'est le Moi silencieux; immuable, omnipénétrant, existant en soi, immobile, sarvagatam atchalam, l'Être immuable et non le Devenir, l'Akshara. Dans le Kshara, l'Âme est imbriquée dans l'action de la Nature;

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dès lors, elle se concentre, se perd en quelque sorte dans les moments du Temps, dans les vagues du Devenir, non pas réellement, mais en apparence seulement et en suivant le courant; dans l'Akshara, la Nature s'abandonne au silence et au repos de l'Âme et prend dès lors conscience de son Être immuable. Le Kshara est le Pourousha du Sânkhya lorsqu'il reflète les fonctionnements variés des gounas de la Nature et qu'il se connaît comme le Sagouna, le Personnel; l'Akshara est le Pourousha du Sânkhya lorsque ces gounas sont tombés dans un état d'équilibre et qu'il se connaît comme le Nirgouna, l'Impersonnel. Tandis que le Kshara, s'associant avec le travail de la Prakriti, semble être l'exécutant des œuvres, kartâ, l'Akshara dissocié de toutes les opérations des gounas est donc le non-exécutant inactif, akartâ, et le témoin. L'Âme de l'homme, lorsqu'elle prend la position du Kshara, s'identifie avec le jeu de la personnalité et obscurcit de son plein gré sa connaissance de soi au moyen du sens de l'ego dans la Nature, en sorte que l'homme en son ego s'imagine être l'auteur des œuvres; lorsque son Âme prend position dans l'Akshara, elle s'identifie avec l'Impersonnel et s'aperçoit que la Nature est l'exécutant et qu'elle-même est le Moi témoin inactif, akartâram. Le mental de l'homme doit tendre vers l'une ou l'autre de ces positions, ce sont pour lui les termes d'une alternative : ou la Nature l'enchaîne à l'action dans les mutations de la qualité et de la personnalité, ou bien il est libre de ses opérations dans l'impersonnalité immuable.

Mais les deux, l'état statique et l'immuabilité de l'Âme, d'une part, et, de l'autre, l'action de l'Âme et sa mutabilité dans la Nature, coexistent en fait. Et ce serait une irréductible anomalie, sauf pour quelque théorie dans le genre de celle de la Maya ou bien d'un être double et divisé, s'il n'y avait une suprême réalité de l'existence de l'Âme dont les deux sont les aspects contraires, mais que ni l'un ni l'autre ne limitent. Nous avons vu que la Guîtâ trouve ceci dans le Pouroushôttama. L'Âme suprême est l'îshwara, Dieu, le Maître de tous les êtres, sarva-bhoûta-maheshwara. Il met en avant sa nature active, sa Prakriti swâm prakritim, dit la Guîtâ -, manifestée dans le

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djîva, élaborée par le swabhâva, le "devenir propre" de chaque djîva selon la loi de l'être divin en lui, dont chaque djîva doit suivre les grandes lignes, mais élaborée aussi dans la nature égoïste par la déroutante interaction des trois gounas, gounâ gounéshou variante. C'est la traïgounyamayî maya, la Maya qu'il est malaisé à l'homme de dépasser, douratyayâ — et pourtant, il est possible de la dépasser en transcendant les trois gounas. En effet, tandis que l'îshwara accomplit tout ceci dans le Kshara au moyen de Sa puissance qu'est la Nature, il est, dans l'Akshara, intouché, indifférent, considère tout également, éployé en tout, néanmoins au-dessus de tout. Dans les trois, il est le Seigneur: le suprême Ishwara dans le plus haut des trois; l'Impersonnalité tutélaire et qui imprègne tout, prabhou et vibhou, dans Impersonnalité; et la Volonté immanente et le Seigneur présent et actif dans le Kshara. Il est libre en son impersonnalité lors même qu'il élabore le jeu de sa personnalité; il n'est ni impersonnel ni personnel simplement, mais un seul et même être sous deux aspects; il est l'impersonnel-personnel, nirgouno gounî, de l'Oupanishad. Par lui, tout a été voulu avant même d'être exécuté comme il le dit des Dhârtarâshtriens qui vivent encore : "Par Moi, ils ont déjà été tués", maya nihatâh poûrvam éva, et l'accomplissement par la Nature n'est que le résultat de  sa Volonté; toutefois, par la vertu de son impersonnalité à l'arrière-plan, il n'est point lié par ses œuvres, kartâram akartâram.

Mais en tant que moi individuel et du fait que, dans son ignorance, il s'identifie avec l'œuvre et le devenir, comme si c'était là toute son âme et non pas un pouvoir de son âme, un pouvoir qui en découle, l'homme est dérouté par le sens de l'ego. Il pense que c'est lui et les autres qui font tout; il ne voit pas que la Nature fait tout et qu'il s'en représente de travers et en déforme les œuvres à ses propres yeux par ignorance et attachement. Asservi par les gounas, tantôt paralysé dans le morne confort du tamas, tantôt emporté par les puissantes rafales du radjas, tantôt limité par les lumières partielles du sattwa, il ne sait nullement se distinguer du mental de la Nature qui, seul, est ainsi modifié par les gounas. Dès lors maîtrisé par la souffrance et le plaisir, le bonheur et le chagrin, le désir et la

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passion, l'attachement et le dégoût, il ne connaît point de liberté.

Pour être libre, il doit se retirer de l'action de la Nature et revenir au statut de Impersonnalité; alors il sera trigounâtîta, au-delà des gounas. Se connaissant comme Impersonnalité Brahman, l'inchangeable Pourousha, il connaîtra qu'il est un moi immuable et impersonnel, l'Atman, qui observe tranquillement et soutient impartialement l'action, mais lui-même calme, indifférent, intouché, immobile, pur, un avec tous les êtres en leur moi, et non avec la Nature et ses opérations. Bien que par sa présence il autorise les œuvres de la Nature, bien que par son existence infuse en tout il les soutienne et les sanctionne, prabhou vibhou, ce moi ne crée pas lui-même les œuvres, ni l'état d'exécutant non plus qu'il ne relie les œuvres et leur fruit, na kartritwam na karmâni sridjati na karma-phala-sañyôgam, mais simplement il regarde la nature en le Kshara accomplir ces choses, swabhâvas tou pravartaté, il n'accepte pour siens ni le péché ni la vertu des créatures vivantes nées à cette vie, nâdatté kasyatchit pâpam na tchaïva soukritam, il préserve sa pureté spirituelle. C'est l'ego fourvoyé par l'ignorance qui s'attribue ces choses parce qu'il se donne la responsabilité de l'auteur et choisit de figurer comme tel et non comme l'instrument d'un plus grand pouvoir, qui est tout ce qu'il est en réalité, adjñânénâvritam djñânam téna mouhyanti djantavah. En retournant dans le moi impersonnel, l'âme revient à une plus grande connaissance de soi et est affranchie de la servitude des œuvres de la Nature; elle est inatteinte par ses gounas, libre de ses démonstrations de bien et de mal, de souffrance et de bonheur. L'être naturel, le mental, le corps, la vie demeurent, la Nature travaille toujours; mais l'être intérieur ne s'identifie pas avec eux et pas davantage, tandis que les gounas jouent dans l'être naturel, ne se réjouit-il ou n'a-t-il de chagrin. Il est l'immuable Moi calme et libre qui observe tout.

Est-ce là le dernier état, l'ultime possibilité, le suprême secret? Non, sans doute, puisqu'il s'agit d'un statut mélangé ou divisé et non pas parfaitement harmonisé, d'un être double et non pas unifié : liberté dans l'Âme, imperfection dans la Nature. Ce ne peut être qu'une étape. Qu'y a-t-il alors au-delà? Il y a la

 

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solution du sannyâsi qui rejette tout à fait la nature, l'action, dans la mesure, du moins, où l'on peut rejeter l'action, de manière que puisse exister une liberté sans mélange ni division; mais cette solution, encore qu'elle l'admette, la Guîtâ ne la préfère pas, qui insiste elle aussi sur l'abandon des actions, sarva-karmâni sannyasya, mais intérieurement, au Brahman. Le Brahman dans le Kshara soutient entièrement l'action de la Prakriti; le Brahman dans Impersonnalité, tout en la soutenant, se dissocie de l'action, il préserve sa liberté; l'âme individuelle, unifiée avec le Brahman dans Impersonnalité, est libre et dissociée, tandis que, unifiée avec le Brahman dans le Kshara, elle soutient mais n'est pas affectée. Ce qu'elle peut faire d'autant mieux lorsqu'elle voit que les deux sont des aspects du Pouroushôttama unique. Le Pouroushôttama, qui demeure dans toutes les existences, en tant qu'Ishwara secret, contrôle la Nature et, par sa volonté qu'à présent ne déforme ni ne travestit plus le sens de l'ego, la Nature exécute les actions au moyen du swabhâva; l'âme individuelle fait de l'être naturel divinisé un instrument de la Volonté divine, nimitta-mâtram. Même dans l'action elle demeure trigounâtîta, par-delà les gounas, libre des gounas, nistraïgounya, elle accomplit enfin entièrement l'injonction initiale de la Guîtâ, nistraïgounyo bhavârdjouna. Certes, tout comme le Brahman, elle est encore celle qui jouit des gounas, bien que cela ne la limite pas, nirgounam gounabhôktri tcha; non attachée,. soutenant tout néanmoins, de même que ce Brahman, asaktam  sarva-bhrit, l'action des gounas en elle est tout autre, est hissée au-dessus de leur caractère égoïste et de leurs réactions. Car elle a unifié tout son être dans le Pouroushôttama, elle s'est revêtue de l'être divin et de la nature divine supérieure du devenir, madbhâva, a unifié jusqu'à son mental et sa conscience naturelle avec le Divin, man-manâ mat-chittah. Ce changement représente l'évolution finale de la nature et l'accomplissement de la naissance divine, rahasyam outtamam. Une fois qu'il est accompli,  l'âme est consciente qu'elle est la maîtresse de sa nature et, devenue une lumière de la Lumière divine et une volonté de la Volonté divine, elle peut changer ses opérations personnelles en une action divine.

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