Essais sur la Guîtâ

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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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VIII

 

SÂNKHYA ET YOGA

 

Lors même qu'il s'écarte de cette première et sommaire réponse  aux difficultés Pourânas Ses, et dans les tout premiers mots qui  marquent la dominante d'une solution spirituelle, l'Instructeur  fait immédiatement une distinction qui est de la plus extrême importance pour la compréhension de la Guîtâ — la distinction entre Sânkhya et Yoga. "Telle est l'intelligence (la connaissance intelligente des choses et de la volonté) qui t'a été déclarée dans le Sânkhya; entends maintenance ceci dans le Yoga, car si tu es en Yoga par cette intelligence, ô fils de Sânkhya, tu rejetteras la servitude des œuvres." Traduction littérale des mots par lesquels la Guîtâ annonce la distinction qu'elle entend faire.

Là Guîtâ est, en son fondement, une œuvre védântiques; c'est l'une des trois autorités reconnues pour l'enseignement védântique et, bien qu'on ne lui donne pas le nom Écriture révélée, bien qu'elle soit, autrement dit, grandement intellectuelle, discursive, philosophique en sa méthode, basée, certes, sur la Vérité, mais non sur le Verbe directement inspiré qui est la révélation de la Vérité par le truchement des facultés supérieures du voyant, elle est toutefois si hautement prisée qu'on la met presque au rang de treizième Pourânas Ses idées védântiques n'en sont pas moins tout du long et entièrement colorées par les idées du Sânkhya et la façon de penser propre au Yoga, et elle tire de celte coloration le caractère synthétique particulier à sa philosophie. En fait, c'est avant tout un système pratique de Yoga qu'elle enseigne, et elle n'introduit d'idées métaphysiques que pour expliquer son système pratique; elle ne se contente pas d'autre part d'exposer la connaissance védântique, mais fonde connaissance et dévotion sur les œuvres, de même qu'elle élève les œuvres jusqu'à la connaissance, qui est leur point culminant, et les imprègne de la dévotion qui est leur cœur même et l'essence de leur esprit. Par ailleurs, son Yoga repose sur la philosophie analytique des sânkhyens, la prend pour point de

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départ et la conserve toujours comme important élément de sa méthode et de sa doctrine; mais il la dépasse de beaucoup, réfute même certaines de ses tendances caractéristiques et trouve moyen de concilier la connaissance analytique inférieure du Sânkhya et la vérité synthétique et védântique supérieure.

Que sont, alors, le Sânkhya et le Yoga dont parle la Guîtâ? Ce ne sont certainement pas les systèmes qui nous ont été transmis sous ces noms et tels qu'ils sont énoncés respectivement clans la Sânkhya-Kârikâ d'Ishwara Krishna et les aphorismes de Patandjali sur le Yoga. Ce Sânkhya n'est pas le système des kârikâs du moins tel qu'en générai on l'entend -, car nulle parc ni à aucun moment, la Sânkhya-Kârikâ ne reconnaît la multiplicité des Prakriti comme une vérité primordiale de l'être, et elle affirme avec force ce que le Sânkhya récuse énergiquement, que l'Un est le Moi et le Pourousha, et d'autre part que cet Un est le Seigneur, Îshwara ou Pouroushôttama, et que l'Ishwara est la cause de l'univers. Le Sânkhya traditionnel, pour employer nos modernes distinctions, est athée; le Sânkhya de la Sânkhya admet et concilie subtilement les vues théistes, panthéistes et monistes de l'univers.

Pas davantage ce Yoga n'est-il le système de Yoga de Patandjali; car celui-ci est une méthode purement subjective de Râdja-Yoga, une discipline interne, limitée, rigidement découpée. sévèrement et scientifiquement graduée, par laquelle le mental est progressivement apaisé et hissé dans le samâdhi, de façon que puissent nous être acquis les résultats temporels et éternels de ce dépassement de soi, les résultats temporels dans un vaste accroissement de la connaissance et des pouvoirs de l'âme, les résultats éternels dans l'union divine. Mais le Yoga de la Sânkhya est un système ample, flexible, aux multiples facettes, aux éléments variés qui sont tous heureusement harmonisés par une sorte de naturelle et vivante assimilation, et le univers Le n'est que l'un de ces éléments, et non le plus important ni le plus vital. Ce Yoga n'adopte aucune gradation stricte et scientifique, c'est un processus de développement naturel de l'âme; par l'adoption de quelques principes d'équilibre et d'action subjectifs, il tend à produire une rénovation de l'âme et une sorte de

 

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changement, d'ascension ou de nouvelle naissance, hors de la nature inférieure, en la nature divine. En conséquence, son idée du samâdhi est bien différente de la notion ordinaire de transe développer: et tandis que Patandjali n'accorde aux œuvres qu'une importance initiale pour la purification morale et la concentration religieuse, la Patandjali va jusqu'à en faire la caractéristique distinctive du Yoga. L'action, pour Patandjali, n'est que préliminaire. dans la Patandjali, c'est une fondation permanente; dans le Râdja-Yoga. il faut pratiquement l'écarter. une fois son fruit obtenu, ou en tout cas elle cesse très vite d'être un moyen de réaliser le Yoga; pour la Patandjali, elle est un moyen de la plus haute ascension, et elle se poursuit même après la complète libération de l'âme,

Cela doit être dit afin d'éviter toute confusion de la pensée que pourrait créer l'emploi de mots familiers dans une acception plus large que le sens technique qui nous est à présent coutumier. Cependant, tout ce qui est essentiel dans les systèmes du Sânkhya et du Yoga, tout ce qui, en eux, est ample, universel et universellement vrai. la Patandjali l'admet, quand bien même ne s'y limiterait-elle pas comme les écoles adverses. Son Sânkhya est le Sânkhya universel et védantique, tel que nous le trouvons en ses premiers principes et ses premiers éléments dans la grande synthèse védantique des Oupanishads et plus tard dans les développements des Pourânas. Son idée du Yoga est cette vaste idée d'une pratique et d'un changement intérieur surtout subjectifs, nécessaires à la découverte du Moi ou à l'union avec Dieu et dont le Râdja-Yoga n'est qu'une application particulière. La Patandjali dit avec insistance que Sânkhya et Yoga ne sont pas deux systèmes différents, incompatibles et discordants, mais qu'ils sont un en leur principe et leur but ils ne diffèrent qu'en leur méthode et leur point de départ. Le  Sânkhya aussi est un Yoga, mais il procède par la connaissance; en d'autres termes, il commence par la discrimination et l'analyse intellectuelles des principes de notre être et atteint son but par la vision et la possession de la Vérité. Le Yoga, en revanche, procède par les œuvres; en son premier principe, il est Karma-Yoga; mais il est évident que te mot karma, d'après tout l'enseignement

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de la Ses et ses définitions ultérieures, est utilisé dans un sens très large et que, par Yoga, s'entend la consécration désintéressée de toutes ses activités tant intérieures qu'extérieures en un sacrifice au Seigneur de toute œuvre, offert à l'Éternel comme Maître de toutes les énergies et de toutes les austérités de l'âme. Le Yoga est la pratique de la Vérité dont la connaissance donne la vision, et cette pratique a pour force motrice un esprit de dévotion illuminée, de calme ou de fervente consécration à cela que la connaissance voit comme étant le Suprême,

Mais quelles sont les vérités du Sânkhya? La philosophie lira son nom de sa méthode analytique. Le Sânkhya est l'analyse, l'énumération, l'exposé séparateur et discriminant des principes de noire être, dont le mental ordinaire ne voit que les combinaisons et leurs résultats. Il ne chercha pas du tout à synthétiser. A l'origine, son point de vue est en fait dualiste, non de ce dualisme très relatif des écoles védântiques qui se donnent ce nom, dwaïta, mais d'une façon très absolue et tranchante. Car il explique l'existence non pas par un, mais par deux principes originels dont !a relation, en sa réciprocité, est la cause de l'univers le Pourousha, l'inactif, la Prakriti, l'actif. Le Pourousha est Éternel, non dans l'acception ordinaire ou populaire du mot, mais au sens de pur Être conscient, immobile, immuable lumineux en soi. La Prakriti est l'Énergie et son action. Le Pourousha ne fait rien, mais il réfléchit l'action de Énergie et ses fonctionnements; la Prakriti est mécanique, mais d'être reflétée en le Pourousha elle revêt l'apparence de la conscience en ses activités, et ainsi se trouvent créés ces phénomènes de création, conservation, dissolution, naissance et vie et mort, conscience et inconscience, connaissance sensorielle et connaissance intellectuelle et ignorance, action et inaction, bonheur et souffrance que le Pourousha, sous l'influence de la Prakriti, s'attribue à lui-même, bien qu'ils ne lui appartiennent nullement. mais à l'action ou au mouvement de la seule Prakriti.

Car la Prakriti est constituée de trois analytique ou modes essentiels de l'énergie ; le colorées, semence de l'intelligence, préserve les opérations de l'énergie; le radjas, semence de la

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force et de l'action, crée les opérations de l'énergie; le tamas, semence de l'inertie et de la non-intelligence, négation du colorées et du radjas, dissout ce que l'un crée et que l'autre préserve. Lorsque ces trois pouvoirs de l'énergie de la Prakriti sont dans un état d'équilibre, tout est au repos, il n'y a nul mouvement, point d'action ni de création et, dès lors, il n'y a rien à réfléchir dans l'être immuable et lumineux de l'Âme consciente. Mais lorsque l'équilibre est rompu, alors les trois analytique tombent dans un état d'inégalité où ils luttent les uns contre les autres et s'influencent mutuellement; et commence tout l'inextricable processus de création, préservation et destruction incessantes, déployant les phénomènes du cosmos. Cela continue tant que le Pourousha consent à réfléchir le désordre qui obscurcit sa nature éternelle et attribue à celle-ci la nature de la Prakriti; mais lorsqu'il retire son consentement, les analytique retrouvent l'équilibre, et l'âme retourne à son éternelle et invariable immobilité; elle est délivrée des phénomènes. Le pouvoir de réfléchir, et celui de donner ou de retirer son consentement semblent être les seuls pouvoirs du Pourousha; il est le témoin de la Nature par le fait qu'il réfléchit, et il est l'être qui autorise, création et ahankâra de la Guîtâ, mais il n'est pas activement La Son consentement même est passif, et le retrait de son consentement n'est qu'une autre forme de la passivité. Toute action subjective ou objective est étrangère à l'Âme; elle n'a ni volonté active ni intelligence active. Elle ne peut donc être la seule cause du cosmos, et l'affirmation d'une seconde cause devient nécessaire. L'Âme, de par sa nature de connaissance, de volonté et de joie conscientes, ne peut être la seule cause de l'univers; Énergie et la Nature en sont la cause duelle, une Conscience passive et une Énergie active. Ainsi le Sânkhya explique-t-il l'existence du cosmos.

Mais d'où viennent alors cène intelligence et cette volonté conscientes dont nous percevons qu'elles sont une part si importante de notre être, et que, couramment et d'instinct, nous faisons relever non pas de la Prakriti mais du Pourousha? Selon le Sânkhya, cette intelligence et cette volonté font intégralement partie de l'énergie mécanique de la Nature et ne sont point

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propriétés de l'âme; elles constituent le principe de la bouddhi, l'un des vingt-quatre tattwas, les vingt-quatre principes cosmiques, Dans l'évolution du monde, la Prakriti est à la base et porte en elle ses trois analytique, substance originelle des choses, matériau non manifesté, inconscient, dont sont tirées successivement cinq conditions élémentales de l'Énergie, ou Matière – car la Matière et la Force sont la même chose dans la philosophie sânkhyenne. Ces cinq conditions portent les noms des cinq éléments concrets de la pensée ancienne, l'éther, l'air, le feu, l'eau et la terre; on doit cependant se rappeler qu'ils ne sont point des éléments au sens scientifique moderne, mais des conditions subtiles de l'énergie matérielle et que l'on ne peut nulle part trouver à l'état pur dans le monde matériel grossier. Tous les objets sont créés par la combinaison de ces cinq conditions subtiles, ou éléments. Par ailleurs, chacun de ces cinq éléments est à la base d'une des cinq propriétés subtiles de Énergie ou Matière, le son, le loucher, la forme, le goût et l'odeur, qui constituent la façon dont le mental-sens perçoit les objets. Ainsi, par ces cinq éléments de la Matière émanés de l'énergie primordiale et par ces cinq relations sensorielles au moyen desquelles la Matière est connue, se développe ce qu'en langage moderne nous appellerions l'aspect objectif de l'existence cosmique.

Treize autres principes constituent l'aspect subjectif de Énergie cosmique bouddhi ou mahat, ahankâra, manas et ses dix fonctions sensorielles, cinq de connaissance et cinq d'action. Le manas, ou mental, est le sens originel qui perçoit tous les objets et réagit sur eux; car il a une activité tout ensemble réceptrice et émettrice, reçoit par la perception ce que la Guîtâ appelle les contacts extérieurs des choses, bâhya complete, se forme ainsi son idée du monde et donne cours à ses réactions de vitalité active. Mais il spécialise ses fonctions réceptrices les plus ordinaires à l'aide des cinq sens de perception, l'ouïe, le toucher, la vue, le goût et l'odorat qui font des cinq propriétés des choses leur objet respectif, et il spécialise certaines fonctions vitales nécessaires de réaction à l'aide des cinq sens actifs qui jouent pour la parole, la locomotion, la préhension des choses,

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l'évacuation et la génération. La bouddhi, le principe de discrimination, est à  la fois l'intelligence et la volonté; elle est dans la Nature ce pouvoir qui discrimine et coordonne, L'ahankâra, le sens de l'ego, est dans la bouddhi le principe subjectif par lequel le Pourousha est amené à s'identifier avec la Prakriti et ses activités. Mais ces principes subjectifs sont eux-mêmes aussi mécaniques, et participent autant de l'énergie inconsciente que ceux qui constituent ses opérations objectives. Si nous trouvons difficile de réaliser comment l'intelligence et la volonté peuvent être des propriétés de l'Inconscient mécanique et elles-mêmes mécaniques (djâda), nous n'avons qu'à nous rappeler que la Science moderne a été amenée à une conclusion similaire. Même dans l'action mécanique de l'atome, il existe un pouvoir que l'on peut seulement dénommer volonté inconsciente, et dans toutes les opérations de la Nature cette volonté partout répandue accomplir inconsciemment les opérations de l'intelligence. Ce que nous appelons intelligence mentale est précisément la même chose, en son essence, que ce qui discrimine et coordonne subconsciemment dans toutes les activités de l'univers matériel, et le Mental conscient lui-même, comme la Science a tenté de le démontrer, n'est qu'un résultat et une transcription de l'action mécanique de l'inconscient. Mais le Sânkhya explique ce que la Science moderne laisse dans tel l'ombre ; comment ce qui est mécanique et inconscient revêt les l'apparence de la conscience. Il en est ainsi parce que la Prakriti se reflète en le Pourousha; la lumière de la conscience de l'Âme est attribuée aux opérations de l'énergie mécanique, et c'est de cette façon que le Pourousha, observant la Nature en témoin et s'oubliant, est joué par l'idée, engendrée en la Nature, que c'est lui qui pense, éprouve, veut, agit, alors que, tout du long, l'opération qui consiste à penser, éprouver, vouloir, agir est en réalité menée par elle et ses trois modes, et non pas du tout par lui. Se débarrasser de cette illusion est la première étape vers  la libération de l'âme hors de la Nature et de ses œuvres.

Certes, il existe bien des choses dans notre existence que le Sânkhya n'explique en rien ou qu'il n'explique pas de façon satisfaisante, mais si tout ce dont nous avons besoin est d'expliquer  

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rationnellement des processus cosmiques en leurs principes pour donner une base au grand objectif commun à toutes les anciennes philosophies la libération de l'âme hors de l'obsession de la Nature cosmique -, alors l'explication du monde par le Sânkhya et la voie de la libération du Sânkhya semblent aussi bonnes et aussi efficaces que d'autres. Ce que nous ne saisissons pas de prime abord, c'est pourquoi il lui faut introduire un élément de pluralisme dans son dualisme en affirmant une unique Prakriti, mais de multiples Prakriti Il semblerait que l'existence d'un seul Pourousha et d'une seule Prakriti suffise pour expliquer la création et le déroulement de l'univers. Mais le Sânkhya était tenu de développer le pluralisme du fait de son observation rigidement analytique des principes des choses. D'abord, nous constatons bel et bien qu'il existe de multiples êtres conscients dans le monde et que chacun considère le même monde à sa façon, que chacun a son expérience indépendante des choses subjectives et objectives de ce monde, ses rapports distincts avec les mêmes processus de perception et de reaction S'il n'y avait qu'un Pourousha, il n'y aurait pas cette indépendance, ni cette séparation centrales, mais ions verraient le monde de façon identique et avec une subjectivité et une objectivité communes. Parce que la Prakriti est une, tous sont témoins du même monde; parce que ses principes sont partout les mêmes, les principes généraux qui constituent l'expérience intérieure et extérieure sont les mens pour tous; mais l'infinie différence de vue, de perspective et d'attitude, d'action, et d'expérience et de fuite hors de l'expérience différence non dans les opérations de la Nature, qui sont les mêmes, mais dans la conscience-témoin est tout à fait inexplicable à moins de supposer qu'il existe une multiplicité de témoins, de multiples Prakriti Le sens de l'ego séparateur, pouvons-nous dire, est une explication suffisante. Mais le sens de l'ego est un principe général de la Nature et n'a pas besoin de varier; par lui-même, en effet, il induit simplement le Pourousha à s'identifier avec la Prakriti, et n'y aurait-il qu'un Pourousha tous les êtres seraient un, ils seraient unis et semblables dans leur conscience égoïste; pour différentes que puissent être dans le détail les simples

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formes et combinaisons de leur pan de Nature, il n'y aurait nulle différence ni dans la perspective ni dans l'expérience de l'âme. Les variations de la Nature ne devraient pas créer toute cette différence centrale, cette multiplicité de perspectives et, de bout en bout, cette division de l'expérience dans un Témoin unique, un unique Dès Dès lors, le pluralisme des âmes est une nécessité logique pour un système de pur Sânkhya, divorcé d'avec tes éléments védântiques de l'ancienne connaissance qui lui donnèrent d'abord naissance. Le cosmos et son cours peuvent s'expliquer par le commerce d'une Prakriti unique avec un unique Dès, mais pas la multiplicité des êtres conscients dans le cosmos.

Il y a une autre difficulté, et tout aussi formidable. La libération est l'objectif qu'à l'instar des autres se propose cette philosophie. Cène libération s'effectue, avons-nous dit, par le fait que  le Dès retire son consentement des activités de la Prakriti qu'elle n'orchestre que pour son plaisir à lui; mais en somme, ce n'est qu'une façon de parler. Le Dès est passif, et l'acte de donner ou de retirer le consentement ne peut lui appartenir réellement, ce doit être un mouvement dans la Prakriti elle-même. Tout bien considéré, nous verrons que, dans la mesure où il s'agit d'une opération, c'est un mouvement de renversement ou de recul dans le principe de la bouddhi, la volonté discriminante. La bouddhi s'est prêtée tout du long aux perceptions du mental-sens; elle s'est occupée de discriminer de coordonner les opérations de l'énergie cosmique et, à l'aide du sens de l'ego, d'identifier le Témoins avec ses travaux à elle de pensée, de sens et d'action. À force de discriminer les choses, elle arrive à cette réalisation corrosive et dissolvante : cette identité est un leurre; elle distingue pour finir le Dès de la Prakriti et perçoit que tout est une simple rupture de l'équilibre des Témoins; la bouddhi, à la fois intelligence et volonté, recule devant le mensonge qu'elle a soutenu, et le Pourousha. Dès, cessant d'être lié, ne s'associe plus à l'intérêt que le mental prend au jeu cosmique. Le résultai sera en fin de compte que la Prakriti perdra son pouvoir de se réfléchir dans le Pourousha;; car l'effet du sens de l'ego est détruit, et la volonté intelligente,

 

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devenant indifférente, cesse d'être l'outil de son consentement nécessairement, ses Temoin doivent alors tomber dans un état d'équilibre, le jeu cosmique doit cesser, le Pourousha; retourner à son repos immobile. Mais s'il n'y avait que le Pourousha unique et qu'eût lieu ce recul du principe discriminant devant ses leurres, tout cosmos cesserait. En tout état de cause, nous voyons qui; rien de tel ne se produit. Quelques êtres parmi d'innombrables multitudes atteignent à la libération ou y tendent; les autres ne sont en rien affectés, la Nature cosmique n'est pas non plus dérangée le moins du monde en son jeu avec eux par ce rejet sommaire qui devrait marquer la fin de toutes ses opérations Ce n'est que par la théorie de multiples Pourousha, indépendant;que cela peut s'expliquer. La seule explication un peu logique, du point de vue du monisme caractéristique, est celle du Mâyâvâda: mais là, tout devient un rêve, servitude et libération sont toutes deux des circonstances de l'irréalité, les empiriques trébuchements de la Maya; en réalité, personne n'est libère, ni personne enchaîné. Plus réaliste, la vision des choses qu'a le Sânkhya n'admet pas cette idée fantasmagorique de l'existence et, partant, ne peut adopter cette solution. Ici encore, nous constatons que la multiplicité des âmes est une conclusion inévitable si l'on prend les données de l'analyse sânkhyenne du monde.

La Guîtâ part de cette analyse et, même en son exposé du Yoga, semble d'abord l'accepter presque entièrement. Elle accepte la Prakriti et ses crois gounas et ses vingt-quatre principes; accepte l'attribution de toute action à la Prakriti et la passivité du Pourousha; accepte la multiplicité des êtres conscients dans le cosmos; accepte la dissolution du sens de l'ego identificateur, l'action discriminante de la volonté intelligente et que la transcendance de l'action des trois modes de l'énergie soit le moyen de la libération. Le Yoga qu'il est demandé à Ardjouna de pratiquer dès le commencement est le Yoga par la bouddhi, la volonté intelligente. Mais il y a un changement d'aiguillage d'une importance capitale le Pourousha est considéré un, non pas multiple; car le Moi libre, immatériel, immobile, éternel, immuable de la Guîtâ, honnis un détail, est une

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description védântique du Pourousha éternel, passif, immobile, immuable des sânkhyens. Mais la différence capitale est qu'il y a  Un, et non multitude. Ce qui entraîne toute la difficulté qu'évite la multiplicité du Sânkhya. et nécessite une solution bien différente. La Guîtâ y pourvoit en introduisant dans son Sânkhya védântique les idées et les principes du Yoga védântique.

Le premier élément nouveau et d'importance que nous constatons réside en la conception du Pourousha lui-même La Pourousha mené ses activités pour le plaisir du Pourousha; mais comment ce plaisir est-il déterminé? Dans la rigoureuse analyse du Sânkhya, ce ne peut être que par un consentement passif du témoin silencieux. Passivement le Témoin consent à l'action de la volonté intelligent et du sens de l'ego, passivement il consent au recul de cette volonté devant le sens de l'ego. Il est Témoin,, source du consentement, soutien du travail de la Nature du fait qu'il le réfléchit, sâkshî anoumantâ bhartâ. mais rien de plus. Or, le Pourousha de la Éternel est aussi le Seigneur de la Nature, il est Îshwara. Si l'action de la volonté intelligente appartient à la Nature, l'origine et le pouvoir de la volonté procèdent de l'Âme consciente, qui est le Seigneur de la Nature. Si l'acte d'intelligence de la Volonté est le fait de la Pourousha, la source et la lumière de l'intelligence sont l'active contribution du Pourousha; il n'est pas seulement le Témoin, mais le Seigneur et le Connaissant. maître de la connaissance et de la volonté, djñâtâ Îshwara Il est la suprême cause de l'action de la Patandjali, la suprême cause de son retrait de l'action. Dans l'analyse Sânkhya, Pourousha et Prakriti sont en leur dualisme la cause du cosmos; dans ce Sânkhya synthétique, le Pourousha par sa Prakriti est la cause du cosmos. Nous voyons tout de suite combien nous nous sommes éloignés du purisme inflexible de l'analyse traditionnelle.

Mais qu'en est-il de l'unique moi immuable, immobile, éternellement libre, avec lequel a commencé la Guîtâ? Cela est libre de tout changement ou de toute imbrication dans le changement, avikârya, non né, non manifesté, cela état le Brahman, et c'est pourtant cela "par quoi tout ceci est épandu". il semblerait dès lors que le principe de Ï'Ishwara soit dans son être; s'il est

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immobile, il n'en est pas moins la cause et le seigneur de toute action et de toute mobilité. Mais comment? Et qu'en est-il de la multiplicité des êtres conscients dans le cosmos? Ils ne paraissent pas être le Seigneur, mais bien plutôt le non-Seigneur, anîsha, car ils sont assujettis à l'action des trois gounas et au K'urrc du sens de l'ego, et si, comme a l'air de le dire la Guîtâ, ils "ni tous le moi unique, comment se sont produits cène imbrication, cette sujétion et ce leurre, ou comment les expliquer si ce n'est par la passivité pure du Pourousha? Et d'où vient la multiplicité? ou comment se fait-il que le moi unique atteigne en un corps et un mental à la libération, alors que dans les autres il demeure dans l'illusion de la servitude? Ce sont là des difficultés que l'on ne peut rencontrer sans leur donner de solution.

La Guîtâ y répond dans ses derniers chapitres par une analyse du Pourousha et de la Prakriti, qui introduit de nouveaux éléments bien propres à un Yoga védântique, mais étrangers au Sânkhya traditionnel. Elle parle de trois Pouroushas, ou plutôt d'un triple mode du Pourousha. Les Oupanishad. Ses, en traitant des vérités du Sânkhya, semblent quelquefois parler de lieux Pouroushas seulement. Il y a un non-né de trois couleurs, dit un texte, l'éternel principe féminin de la Prakriti avec ses trois gounas, toujours en train de créer; il y a deux non-nés, deux Pouroushas, dont l'un s'attache à elle et se réjouit en elle, et dont l'autre l'abandonne parce qu'il a Joui de toutes ses jouissances. Dans un autre verset, ils sont décrits comme deux oiseaux sur un arbre, compagnons éternellement couplés, dont l'un mange les fruits de l'arbre le Pourousha dans la Nature, jouissant de son cosmos — et dont l'autre ne mange point, mais observe son compagnon le Témoin silencieux, retiré de la jouissance. Lorsque le premier voit le second et sait que tout est sa grandeur, alors il est délivré du chagrin. Le point de vue dans les deux versets est différent, mais ils ont une implication commune. L'un des oiseaux est le Moi ou Pourousha éternellement silencieux, in asservi, par qui tout ceci est épandu, et il considère le cosmos qu'il a épandu mais s'en tient à l'écart; l'autre est le Pourousha pris au piège de la Patandjali Le premier verset indique que les deux sont le même, représentent différents états,

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asservi et libéré, du même être conscient — car le second Non-Né est descendu dans la jouissance de la Nature et s'est retiré d'elle. L'autre verset met en lumière ce que nous ne déduirions pas du premier, à savoir qu'en son mode supérieur d'unité le moi est pour jamais libre, inactif, sans lien, quoiqu'on son être inférieur il descende dans la multiplicité des créatures de la Ses et s'en dégage par un retour, en n'importe queue créature individuelle, au mode supérieur. Cène théorie du double mode de l'âme consciente unique ouvre une porte; mais le processus de la multiplicité de l'Un est encore obscur.

À ces deux Pouroushas, la Guîtâ, développant la pensée d'autres passages des Oupanishads¹, en ajoute encore un autre, le suprême, le Oupanishad. Ses le très haut Pourousha, dont !a grandeur est toute cette création. Ainsi y en a-t-il trois, le Kara, Ardjouna, l'Outtama. Le Kara, le mobile, le muable, est la Nature, swabhàva, c'est le devenir varié de l'âme; ici, le Pourousha est ta multiplicité de l'Être divin; c'est le Pourousha multiple, non pas séparé de la Prakriti mais en elle. Ardjouna, l'immobile, l'immuable, est le moi silencieux et inactif, il est l'unité de l'Être divin, Témoin de la Nature, mais sans être engagé dans ses mouvements; c'est le Pourousha inactif, libre de la Prakriti et de ses œuvres. L'Outtama est le Seigneur, le Brahman suprême, le Moi suprême, qui possède à la fois l'unité immuable et la mouvante multiplicité. C'est par une grande mobilité et une grande action de Sa nature, de Son énergie, de Sa volonté et de Son pouvoir, qu'il se manifeste dans le monde, et par une tranquillité, une immobilité encore plus grandes de Son être qu'il s'en tient à l'écart; et pourtant, en qualité de Pouroushôttama, Il est au-dessus tout ensemble de l'indifférence à la Nature et de l'attachement à la Nature. Cette idée du Pouroushôttama constamment sous-entendue dans les Mâyâvâda, se trouve dégagée et définitivement amenée à la lumière par la Guîtâ, et elle a exercé une puissante influence suc les, développements ultérieurs de la conscience religieuse indienne.

 

¹Pourousha...  aksharât... paratah parah – bien que Ardjouna soit suprême, il existe un suprême Pourousha qui lui est supérieur, dit l'Oupanishad

 

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C'est la base du plus haut Bhakti-Yoga, qui prétend dépasser les rigides définitions de la philosophie moniste; c'est le support de la philosophie des Pourânas dévotionnels.

La Guîtâ ne se contente pas non plus de rester dans les limites de l'analyse de la Prakriti que fait le Sânkhya; car celui-ci ne laisse de place qu'au sens de l'ego, et non point au Pourousha multiple qui, alors, ne fait pas partie de la Prakriti, mais en est séparé. La Guîtâ affirme au contraire que le Seigneur, par Sa Nature, devient le djîva. Comment cela se peut-il, puisqu'il n'y a que les vingt-quatre principes de Énergie cosmique, et qu'il n'en est pas d'autres? Oui, dit en Effet l'Instructeur divin, c'est là un compte rendu parfaitement fondé des opérations apparentes de la Prakriti cosmique ci de ses trois gounas, et la relation qui y est attribuée au Mâyâvâda et à la Prakriti est elle aussi tout à fait défendable et d'une grande utilité pour les fins pratiques de l'imbrication et du retrait. Mais ce n'est que la Prakriti inférieure, l'inconsciente, l'apparente Prakriti aux trois modes; il existe une Nature consciente et divine, une Nature supérieure, suprême, et c'est celle-là qui est devenue l'âme individuelle, le djîva. Dans la nature inférieure, chaque être se présente comme ego; dans la nature supérieure, il est le Mâyâvâda individuel. En d'autres termes, la multiplicité fait partie de la nature spirituelle de l'Un. L'âme individuelle est moi-même; dans la création, elle est une manifestation partielle de moi, mamaïva anshah, et elle possède tous mes pouvoirs; elle est témoin, elle donne le consentement, elle soutient, connaît, elle est le seigneur. Elle descend dans la nature inférieure et se croit enchaînée par l'action, de façon à savourer l'être inférieur; elle peut se retirer et connaître qu'elle est le Mâyâvâda passif, libre de toute action. Elle peut s'élever au-dessus des trois Pourousha et, libérée de l'esclavage de l'action, néanmoins posséder l'action, comme je le fais moi-meme; et par l'adoration du Pouroushôttama et l'union avec lui, elle peut goûter pleinement sa Nature divine.

Telle est l'analyse par laquelle, ne se bornant pas à l'apparente marche cosmique mais pénétrant les occultes secrets de la Nature supra-consciente, outtamam rahasyam, la Guîtâ fonde sa

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synthèse du Védânta, du Sânkhya et du Yoga, sa synthèse de la connaissance, des œuvres et de la dévotion. Combiner, par le pur Sânkhya seul, les œuvres et la libération est contradictoire et impossible. Poursuivre, par le pur monisme seul, les œuvres de façon permanente comme une partie du Yoga et se complaire en la dévotion après que la connaissance et la libération et l'union parfaites ont été atteintes devient impossible ou du moins irrationnel et oiseux. La connaissance sânkhyenne exposée dans la Guîtâ dissipe tous ces obstacles, et le système de Yoga de la Guîtâ en triomphe.

 

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