Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
C'est donc par un développement libérateur de l'âme hors de cette nature inférieure marquée par les trois gounas et en la suprême nature divine par-delà les trois gounas que nous pouvons le mieux arriver à la perfection et à la liberté spirituelles. Et d'autre part ce qui peut le mieux y amener, c'est un développement antérieur de la prédominance de la plus haute qualité sattwique jusqu'à un point où le sattwa aussi est surpassé, s'élève par-delà ses propres limitations et se dissout dans une suprême liberté, une lumière absolue, un pouvoir serein de l'esprit conscient où il n'existe point de détermination causée par les gounas en conflit. Une foi et un but sattwiques très élevés modelant à nouveau ce que nous sommes en fonction de la plus haute conception mentale que notre libre intelligence puisse former de nos possibilités intérieures, sont changés par cette transition en une vision de notre être réel, en une connaissance spirituelle de nous-mêmes. Une très haute idéalité ou une très haute norme de dharma, une poursuite de la juste loi de notre existence naturelle sont transformées en une perfection existante en soi, libre et assurée, où toute dépendance par rapport aux normes est transcendée et où la loi spontanée du moi immortel et immortel esprit évince la loi inférieure des membres instrumentaux. Le mental et la volonté sattwiques se muent en cette connaissance spirituelle et ce pouvoir dynamique d'existence identique où la nature entière ôte son déguisement et devient une libre expression de soi du Divin qui est en elle. L'exécutant sattwique devient le djîva en contact avec sa source, uni au Pouroushôttama; il n'est plus l'auteur personnel de l'acte, mais un canal spirituel des œuvres de l'Esprit transcendant et universel. Transformé et illuminé, son être naturel demeure afin d'être l'instrument d'une divine action universelle
*Guîtâ, XVIII. 40-48.
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impersonnelle, l'arc de l'Archer divin. Ce qui était action sattwique devient la libre activité de la nature rendue parfaite où il n'existe plus aucune limitation personnelle, rien qui lie à cette qualité-ci ou à celle-là, nulle servitude du péché ni de la vertu, plus de moi ni d'autrui, ni rien qui décide, mais où il n'y a qu'une suprême auto-détermination spirituelle. Telle est la culmination des œuvres qu'élève vers le seul Ouvrier divin une connaissance spirituelle à la recherche de Dieu.
Mais il y a encore une question incidente d'une grande importance dans l'ancien système indien de culture et, même si l'on met à part cette vision antique, d'une importance générale considérable. La Guîtâ nous a déjà fait, au passage, quelques déclarations sur le sujet qui vient maintenant a point nommé. Au niveau normal, toute action est déterminée par les gounas; l'action qu'il faut faire, kartavyam karma, prend la triple forme du don, de l'ascèse et du sacrifice, et l'une de ces trois choses ou bien les trois ensemble peuvent revêtir le caractère de l'un quelconque des gounas. Nous devons donc poursuivre en élevant ces choses au sommet sattwique le plus élevé dont elles soient capables et pousser encore plus loin au-delà, vers une vastitude où toutes les œuvres deviennent un libre don de soi, une énergie du tapas divin, un perpétuel sacrement de l'existence spirituelle. Mais c'est là une loi générale, et des principes très généraux ont été énoncés dans toutes ces considérations, qui se rapportent indistinctement à toutes les actions et à tous les hommes. Par évolution spirituelle, tous peuvent en définitive arriver à cette forte discipline, cette ample perfection, ce suprême état spirituel. Mais tandis que la règle générale du mental et de l'action est la même pour tous les hommes, nous voyons également qu'il existe une loi constante de variation et que chaque individu agit non seulement suivant les lois ordinaires de l'esprit et du mental humains, de la volonté et de la vie humaines, mais suivant sa propre nature; chaque homme remplit des fonctions différentes ou suit une pente différente selon la règle des circonstances, des capacités, de la tournure, du caractère, des pouvoirs qui lui sont propres. Quelle place faut-il attribuer à cette variation, à cette règle individuelle de la nature
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dans la discipline spirituelle?
La Guîtâ a insisté sur ce point et lui a même accordé une grande importance préliminaire. Tout au début, elle a parlé de la nature, de la règle et du rôle du kshatriya comme de la loi d'action caractère, swadharma¹; elle a poursuivi en stipulant avec une surprenante insistance que l'on doit observer et suivre sa nature, sa règle et son rôle fussent-ils défectueux, ils valent mieux que la règle bien appliquée de la nature d'un autre. Mourir sous la loi de sa nature vaut mieux pour un homme que de remporter la victoire en suivant un mouvement étranger. Suivre la loi de la nature d'un autre est dangereux pour l'âme², cela contredit, pouvons-nous affirmer, la voie naturelle de son évolution; c'est une chose mécaniquement imposée et, par conséquent, importée, artificielle et stérilisante pour la croissance vers la vraie stature de l'esprit. Ce qui vient de l'être est la chose juste et saine; le mouvement authentique, non ce qui lui est imposé de l'extérieur, ni ce dont le chargent les astreintes de la vie ou les erreurs du mental. Ce swadharma appartient à quatre genres généraux qui se formulent extérieurement dans l'action des quatre ordres de l'ancienne culture sociale indienne, tchâtour-varnya. Système qui correspond, dit la Guîtâ, à une loi divine et "fut créé par Moi suivant les divisions des gounas et des œuvres" créé dès le début par le Maître de l'existence. En d'autres termes, la nature active comprend quatre ordres distincts, ou quatre types fondamentaux de l'âme dans la nature, swabhâva, le travail et le rôle particulier de chaque être humain correspondant à son genre de nature. Cela est enfin expliqué maintenant en plus ample détail. Les œuvres des brahmanes, des kshatriyas, des vaïshyas et des shoûdras, dit la Guîtâ, se répartissent selon les qualités (gounas) nées de leur nature intérieure, de leur tempérament spirituel, de leur caractère essentiel (swabhâva). Le calme, la maîtrise de soi, l'ascèse, la pureté, la longanimité, la sincérité, la connaissance, l'acceptation de la vérité spirituelle sont le travail du brahmane et
¹Guîtâ, II. 31. swadharmam api tchâvekshya.
²Ibid., III. 35.
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naissent de son swabhâva. L'héroïsme, l'intrépidité, la résolution, la compétence, la fidélité au poste dans a bataille, le don, la souveraineté (îshwara-bhâva, le tempérament du gouvernant et du chef) sont le travail naturel du kshatriya. L'agriculture, l'élevage, le commerce comprenant le labeur du travailleur manuel et de l'artisan sont l'œuvre naturelle d'vaïshya. Tout travail ayant un caractère de service relève du rôle naturel du shoûdra. Et la tempérament de poursuivre : un homme ai se consacre à son travail naturel dans la vie acquiert la perfection spirituelle, non pas, certes, par le simple acte en soi, mais ':il l'accomplit avec la juste connaissance et pour le motif juste,s'il peut en faire un moyen d'adorer l'Esprit de cette création été dédier sincèrement au Maître de l'univers de qui découle tout (an vers l'action. Tout labeur, toute action et toute fonction, quoiqu'ils soient, peuvent être consacrés par cette dédicace des œuvres, peuvent convertir la vie en une offrande de soi au Divin qui st en nous et hors de nous, et sont eux-mêmes convertis en un moyen de perfection spirituelle. Mais un travail qui n'est pas naturellement nôtre, quand bien même pourrait-il être correctement exécuté, sembler meilleur, vu du dehors et jugé d'après des canons extérieurs et mécaniques, et mener à une plus grande réussite dans la vie, est cependant inférieur comme moyen de croissance subjective, précisément parce qu'il répond à un motif extérieur et à une impulsion mécanique. Notre travail naturel est meilleur, même si, du point de vue de quelqu'un d'autre, il paraît défectueux. On n'encourt ni péché ni souillure lorsque l'on agit dans le véritable esprit de l'œuvre et en accord avec la loi d notre nature. Toute action dans les trois gounas est imparfaite, toute œuvre humaine est susceptible d'erreur, de défaut ou de limitation; cela ne doit Pas néanmoins nous faire abandonner l'œuvre qui nous incombe ni notre rôle naturel. L'action doit être justement réglée, niyatam karma, mais intrinsèquement nôtre, développée de l'intérieur, en harmonie avec la vérité de notre être, agencée par le swabhâva, swabhâva-niyatam karma.
Quelle est à proprement parler l'intention de la Guîtâ? Prenons-la d'abord dans son sens le plus extérieur et, d'après les idées de la race et de l'époque teinte du milieu culturel,
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ancienne signification -, considérons la nuance donnée au principe qu'elle énonce. On s'est emparé de ces versets et des déclarations précédentes de la Guîtâ sur le même sujet pour les jeter dans les controverses courantes sur le problème des castes, et certains les ont interprétés comme une sanction du système actuel, tandis que d'autres s'en servaient pour nier la base héréditaire des castes. En fait, les shlôkas de la Guîtâ n'ont rien à voir avec le système des castes en vigueur, étant donné que celui-ci est fort différent de l'ancien idéal social du tchatour-varna, les quatres ordres nettement délimités de la communauté aryenne, et qu'il ne correspond en rien à la description de la Guîtâ où il est dit que l'agriculture, l'élevage et le commerce de toute sorte sont le travail du vaïshya mais dans le système plus récent, la plupart de ceux qui s'occupent de commerce et d'élevage, les artisans, les petits travailleurs manuels et d'autres sont en fait classés comme shoûdras (quand ils ne sont pas tout à fait rejetés) et, à quelques exceptions près, la seule classe des marchands, et là encore pas partout, a rang de vaïshyas. L'agriculture, le gouvernement et le service sont professions de toutes les classes, depuis le brahmane jusqu'au shoûdra. Et si les divisions économiques de la fonction ont été confondues au point qu'il n'est plus possible de rien rectifier, la loi du gouna, ou qualité, fait encore moins partie du système plus récent. Là, tout est coutume rigide, âtchâra, sans nulle référence au besoin de la nature individuelle. Si d'autre part nous prenons l'aspect religieux de la prétention avancée par les avocats du système des castes, nous ne pouvons certainement pas rattacher aux mots de la Guîtâ une idée aussi absurde que celle qui voudrait que ce soit pour l'homme une loi de sa nature d'embrasser, sans considérations pour ses tendances et ses capacités personnelles, la profession de ses parents ou de ses ancêtres proches ou éloignés, le fils d'un laitier devant être laitier, le fils d'un médecin médecin, les descendants de savetiers demeurer savetiers jusqu'à la fin des temps mesurables, encore moins une idée qui voudrait qu'en agissant ainsi, en répétant sottement et mécaniquement la loi de la nature d'un autre, sans s'occuper de sa propre vocation et de ses propres qualités, un homme ajoute
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pratiquement à sa perfection et parvienne à la liberté spirituelle Les mots de la Guîtâ se rapportent à l'ancien système du tchatour-varna, tel qu'il existait ou tel que l'on supposait qu'il existait en sa pureté idéale il y a, à ce sujet, une controverse, la question étant de savoir s'il fut jamais plus qu'un idéal ou qu'une norme générale plus ou moins mollement appliquée -, et c'est dans ce contexte seul qu'on doit le considérer. Là encore, gît une difficulté considérable quant à l'exacte signification extérieure.
L'ancien système des quatre ordres avait un triple aspect; il prenait une apparence sociale et économique, une apparence culturelle et une apparence spirituelle. Du côté économique, il reconnaissait quatre fonctions de l'homme social dans la communauté : les fonctions religieuses et intellectuelles, es fonctions politiques, les fonctions économiques et enfin celles de service. Il y a ainsi quatre sortes de travaux : le ministère religieux, les lettres, l'érudition et la connaissance; puis, le gouvernement, la politique, l'administration et la guerre; puis, la production, l'édification de la fortune et l'échange; enfin, le labeur et le service de louage. Un effort fut accompli afin de fonder et de stabiliser tout l'agencement de la société sur la répartition de ces quatre fonctions en quatre classes nettement délimitées. Ce système ne fut pas particulier à l'Inde; il fut, à quelques différences près, le caractère dominant d'une étape de évolution sociale dans d'autres sociétés, anciennes ou médiévales. Les quatre fonctions sont encore inhérentes à la vie de toute communauté normale, mais il n'existe plus nulle part de division nette. Le vieux système s'est partout effondré, faisant place à un ordre plus fluide ou, comme en Inde, à une confuse et complexe rigidité sociale et à une immobilité économique degénérant peu à peu en chaos de castes. À cette division économique, était associée une idée culturelle qui, à chaque classe, donnait sa coutume religieuse, sa loi de l'honneur, sa règle éthique, l'éducation et l'entraînement qui lui convenaient, son genre de caractère, sa discipline et son idéal familiaux. Les réalités de la vie ne correspondaient pas toujours à l'idée il y a toujours une certaine marge entre l'idée mentale et son application
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vitale et physique -, mais il y eut un effort constant et ardu pour maintenir, autant que faire se pouvait, une correspondance réelle. On me peut trop louer l'importance de cette tentative et de l'idéal et de l'atmosphère culturels qu'elle créa jadis dans l'entraînement de l'homme social; mais elle n'a guère plus aujourd'hui qu'une valeur historique de chose passée ayant concouru à l'évolution. Finalement, où que ce système ait existé une sanction religieuse lui fut peu ou prou donnée (davantage en Orient, très peu en Europe), ainsi qu'un usage et un sens plus profonds en Inde. Ce sens spirituel est le véritable cœur de l'enseignement de la réalités
Ce système existait déjà et le mental indien était imprégné de son idéal, ainsi que le réalisa la réalités, qui reconnut et accepta tant l'idéal et le système que leur sanction religieuse. "L'ordre quadruple ;a été créé par Moi, dit Krishna, selon les divisions de la qualité et de la fonction active." Sur la simple foi de ces quelques mots, on ne peut aller jusqu'à conclure que la réalités tenait ce système pour un ordre social éternel et universel. D'autres autorités anciennes ne le faisaient pas; bien plutôt, elles déclaraient nettement qu'il n'existait pas au début et qu'il s'effondrerait en un âge ultérieur du cycle. D'après la phrase, nous pouvons toutefois comprendre que l'on regardait la quadruple fonction de l'homme social comme normalement inhérente aux besoins psychologiques et économiques de chaque communauté et que l'on considérait donc qu'elle était décrétée par l'Esprit qui s'exprime en l'existence humaine collective et individuelle. Le vers de la réalités est en fait une interprétation intellectuelle du fameux symbole que l'on trouve dans le Pourousha-Soûkta védique. Mais que devrait être alors la base naturelle de ces fonctions et quelle forme faudrait-il donner à leur pratique? La base pratique finit, dans l'ancien temps, par résider dans le principe héréditaire. Sans nul doute, la fonction et la position sociales d'un homme étaient à l'origine déterminées comme elles le sont encore dans les communautés plus libres, moins rigoureusement ordonnées par le milieu, l'occasion, la naissance et la capacité. Mais inséré dans une stratification plus rigide, son rang finit pratiquement par être surtout ou
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seulement réglé par la naissance; et dans le système ultérieur des castes, la naissance finit par être l'unique règle pour établir le statut. Le fils d'un brahmane a toujours statut de brahmane, bien qu'il puisse ne rien avoir des qualités ou du caractère typiques d'un brahmane, ne posséder ni éducation intellectuelle, ni expérience spirituelle, ni mérite religieux, ni connaissance, n'avoir aucuns rapports d'aucune sorte avec la juste fonction de sa classe, rien d'un brahmane dans son travail et rien d'un brahmane dans sa nature.
Évolution inévitable, du fait que les signes extérieurs sont les seuls que l'on puisse aisément et commodément identifier et que la naissance était le plus pratique, le plus maniable dans un ordre social de plus en plus mécanisé, complexe et conventionnel. Pendant un temps, on compensa, ou on minimisa la disparité qu'il pouvait y avoir entre la fiction de l'hérédité et le vrai caractère, la vraie capacité innés de l'individu par l'éducation et l'instruction; mais cet effort n'étant finalement plus soutenu, la convention héréditaire fut la règle absolue. Tout en reconnaissant la pratique héréditaire, les anciens législateurs soulignaient que la qualité, le caractère et la capacité constituaient la seule base saine et réelle et qu'à défaut le statut social héréditaire devenait un mensonge anti-spirituel, ayant perdu sa signification véritable. Comme toujours, la gît elle aussi fonde sa pensée sur la signification intérieure. En fait, elle parle dans un seul shlôka de l'œuvre née avec l'homme, sahadjam karma; mais cela n'implique pas en soi une base héréditaire. Selon la théorie indienne de la re-naissance que reconnaît la gît, la nature innée d'un homme et le cours de sa vie sont essentiellement déterminés par ses vies passées, sont le développement de soi déjà effectué par ses actions passées et par son évolution mentale et spirituelle; ils ne sauraient dépendre du seul facteur matériel que représentent ses ancêtres, ses parents, sa naissance physique, toutes choses qui ne peuvent être que d'une importance subordonnée, un signe peut-être effectif, mais non pas le principe dominant. Le mot sahadja signifie ce qui naît avec nous, tout ce qui est naturel, inhérent, inné; dans tous les autres passages, il a pour équivalent swabhâvadja. Le travail ou la
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fonction d'un homme sont déterminés par ses qualités; le karma par le gouna; c'est le travail né de son swabhâva, swabhâvadjam karma, et réglé par son swabhâva, swabhâva-niyatam karma Cette insistance sur une qualité et un esprit intérieurs qui trouvent leur expression dans le travail, la fonction et l'action tel est tout le sens de l'idée que la Guîtâ a du karma.
Et de cette importance accordée à la vérité intérieure et non à la forme extérieure, naissent le sens et le pouvoir spirituels que l'adhésion au swadharma possède pour la Guîtâ. C'est cela qui compte vraiment dans le passage. On a trop parlé de ses rapports avec l'ordre social extérieur, comme si l'objet de la Guîtâ était seulement de s'en faire le soutien ou de le justifier par une théorie philosophico-religieuse. En fait, elle insiste très peu sur la règle extérieure, et beaucoup sur la loi intérieure que le système du varna tenta de mettre en pratique extérieurement et de façon codifiée. Et c'est sur la valeur individuelle et spirituelle de cette loi que se fixe l'œil de la pensée dans ce passage, non sur son importance dans la communauté et pour l'économie, ou dans tout autre système social et culturel. La Guîtâ accepta la théorie védique du sacrifice, mais lui donna un aspect de profondeur, une signification intérieure, subjective et universelle, un sens et une direction spirituels qui en modifient toutes les valeurs. Ici, encore, et de la même façon, elle accepte la théorie des quatre ordres pour les hommes, mais lui donne un aspect de profondeur, une signification intérieure, subjective et universelle, un sens et une direction spirituels. Et aussitôt, l'idée qui est derrière la théorie change de valeur et devient une durable et vivante vérité que ne lie pas le caractère transitoire d'une forme et d'un ordre sociaux particuliers. Ce qui intéresse la Guîtâ, ce n'est pas la validité de l'ordre social aryen maintenant aboli ou en déliquescence serait-ce tout, son principe du swabhâva et du swadharma n'aurait ni vérité ni valeur permanentes -, mais les relations entre la vie extérieure d'un homme et son être intérieur, le déroulement de son action à partir de son âme et de la loi intérieure de sa nature.
Et nous voyons en fait que la Guîtâ elle-même indique très clairement son intention lorsqu'elle décrit le travail du brâhmane
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et celui du kshatriya non en termes de fonction extérieure, non pas en les définissant comme érudition, prêtrise et lettres, ou bien gouvernement, guerre et politique, mais entièrement en termes de caractère intérieur. Langage qui, à notre oreille, rend un son un peu curieux. Le calme, la maîtrise de soi, l'ascèse, la pureté, la longanimité, la sincérité, la connaissance, l'acceptation et la pratique de la vérité spirituelle ne seraient pas présentés d'ordinaire comme la fonction et le travail d'un homme, ni ce à quoi il occupe sa vie. Et pourtant, c'est précisément ce que veut dire la Guîtâ, et qu'elle dit : ces choses, leur développement, leur expression dans la conduite, leur pouvoir de donner forme à la loi de la nature sattwique sont le vrai travail du brahmane; l'érudition, le ministère religieux et les autres fonctions extérieures n'en sont que le champ le plus commode, un moyen favorable à ce développement intérieur, Lime expression de soi appropriée, une façon de se fixer dans la fermeté d'un type et dans la solidité rendue extérieure du caractère. La guerre, le gouvernement, la politique, le commandement et le droit sont un champ similaire, un moyen analogue pour le kshatriya; mais son vrai travail est de développer-, d'exprimer dans la conduite, la loi de l'esprit royal ou guerrier actif et combatif, et de pouvoir donner forme et rythme dynamique de mouvement à cette loi. Le travail du vaïshya et celui du shoûdra s'expriment en termes de fonction extérieure, et cet aspect tout opposé pourrait bien signifier quelque chose. Carle tempérament incité à produire et à amasser des richesses ou celui qui se confine dans le cercle du labeur et du service, l'esprit mercantile et l'esprit domestique sont d'habitude tournés vers l'extérieur, plus occupés des valeurs extérieures de leur travail que de son pouvoir pour le caractère, et cette disposition n'es-t pas si favorable à une action sattwique ou spirituelle de la filature. C'est aussi la raison pour laquelle une ère ou une société commerciales et industrielles préoccupées de l'idée de travail et de labeur créent autour d'elles une atmosphère plus favorable à la vie matérielle qu'à la vie spirituelle, plus adaptée à l'efficacité vitale qu'à la perfection plus subtile du mental de haut vol et de l'esprit. Néanmoins, ce genre de nature aussi, de même que ses
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fonctions, a son sens intérieur, sa valeur spirituelle, et l'on peut en faire un moyen et un pouvoir menant à la perfection. Comme on l'a dit ailleurs, non seulement le brahmane avec son idéal de spiritualité, de pureté morale et de connaissance, non seulement le kshatriya avec son idéal de noblesse, de chevalerie et d'intrépidité, mais le vaïshya qui cherche fortune, le shoûdra prisonnier du labeur, la femme avec sa vie étroite, circonscrite et soumise, et jusqu'au paria né d'entrailles pécheresses, pâpayônayah, peuvent, par cette route, s'élever d'emblée vers la grandeur intérieure et la liberté spirituelle plus hautes, vers la perfection, vers la libération et l'accomplissement de l'élément divin en l'être humain.
Trois propositions s'offrent d'elles-mêmes dès le premier regard, et l'on peut considérer qu'elles sont implicitement contenues dans tout ce que dit la Guîtâ au cours de ce passage. Primo, toute action doit être déterminée de l'intérieur, chaque homme ayant en lui quelque chose qui lui est propre, un principe caractéristique et un pouvoir inné de sa nature. C'est le pouvoir efficient de son esprit, qui crée la forme dynamique de son âme dans la nature; l'exprimer et le parfaire par l'action, le rendre effectif en capacité, en conduite et dans la vie est le travail, le vrai karma de l'homme, auquel il indique la bonne façon de vivre intérieurement et extérieurement et pour le développement ultérieur, dont il constitue le juste point de départ. Secundo, il y a, en gros, quatre genres de nature, chaque genre possédant sa fonction typique, sa règle idéale de travail et son caractère, indiquant la sphère particulière de l'homme et devant tracer pour lui le juste cercle de sa fonction dans l'existence sociale extérieure. Enfin, tout travail qu'un homme exécute, s'il est exécuté en accord avec la loi de son être, la vérité de sa nature, peut être tourné vers Dieu et changé en un moyen efficace de libération et de perfection spirituelles. La première et la dernière de ces propositions suggèrent une vente et une justice évidentes. Le modus vivendi ordinaire de l'homme individuel e,t social semble au vrai contredire ces principes; il est certain, en effet, que nous portons un poids terrible : nécessité, règle et loi extérieures, et que notre besoin de nous exprimer, de
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développer notre vraie personnalité, notre âme réelle, la plus profonde loi caractéristique de notre nature dans la vie est à chaque instant dérangé, contrecarré, violemment détourné par les influences du milieu qui lui offrent une bien faible chance et un pauvre domaine de réalisation. La vie, l'État, la société, la famille, tous les pouvoirs environnants semblent ligués pour mettre notre esprit sous le joug, nous couler de force dans leurs moules, nous imposer leur intérêt mécanique et leur bon plaisir immédiat et grossier. Nous devenons parties d'une machine; nous ne sommes pas, nous n'avons guère le droit d'être dans le vrai sens manoushya, pourousha, des âmes, des êtres mentaux, de libres enfants de l'esprit habilités à développer la perfection caractéristique la plus haute de notre être et à en faire notre moyen de servir la race humaine. Il semblerait que nous soyons non point ce que nous faisons de nous-mêmes, mais ce que l'on fait de nous. Et pourtant, plus nous avançons dans la connaissance, plus la vérité de la règle de la Guîtâ doit apparaître. L'éducation de l'enfant devrait être un moyen d'amener à la lumière tout ce qui, en sa nature, est le meilleur, le plus puissant, le plus intime et le plus vivant; le moule en lequel il faudrait couler l'action de l'homme et son développement est celui de sa qualité et de son pouvoir innés. Il doit acquérir des choses nouvelles, mais il les acquerra le mieux, le plus essentiellement sur la base du développement de son propre type et de sa force innée. Ainsi également les fonctions d'un homme devraient-elles être déterminées par ses dispositions, ses dons et ses capacités naturels. L'individu qui se développe librement de cette manière sera une âme vivante et un mental vivant, et il aura un pouvoir beaucoup plus grand à mettre au service de la race. Et nous pouvons voir aujourd'hui plus clairement que cette règle vaut non seulement pour l'individu mais pour la communauté et la nation, pour l'âme de groupe, pour l'homme collectif. La seconde proposition au sujet des quatre types et de leurs fonctions donne davantage à débattre. On peut dire qu'elle est trop simple et positive, qu'elle ne tient pas suffisamment compte de la complexité de la vie et de la plasticité de la nature humaine : quelle que soit la théorie et quels qu'en soient
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les mérites intrinsèques, sa mise en pratique sur le plan sociale extérieur conduira fatalement à cette tyrannie même d'une règle mécanique, plate contradiction de toute loi du swadharma. Mais elle a, sous la surface, un sens plus profond, qui lui donne une valeur moins discutable. Et quand nous la rejetterions, la troisième proposition conservera néanmoins son sens général. Quels que soient le rôle et le travail d'un homme dans la vie s'ils sont déterminés de l'intérieur ou s'il lui est permis d'en faire une expression personnelle de sa nature, il peut les changer en un moyen de croissance et de plus grande perfection intérieure. Et quel que soit son rôle naturel, s'il le tient dans l'esprit juste s'il l'éclairé au moyen du mental idéal, s'il en tourne l'action pour l'usage du Divin au-dedans, et sert avec lui l'Esprit manifesté dans l'univers, ou en fait une instrumentation consciente pour les desseins du Divin dans l'humanité, il peut le transmuer en un moyen de s'élever vers la plus haute perfection et la plus haute liberté spirituelles.
Mais ici, l'enseignement de la Guîtâ a une signification plus profonde encore si, au lieu de le prendre comme une citation détachée, possédant un sens autonome, comme on le fait trop souvent, nous le prenons, comme nous le devons, en rapport avec tout ce qui a été dit au long de l'œuvre, et particulièrement dans les douze derniers chapitres. La philosophie de la vie et des œuvres selon la Guîtâ est que tout procède de l'Existence divine, de l'Esprit transcendant et universel. Tout est une manifestation voilée du Divin, Vâsoudéva, yatah pravritti bhoûtânam yéna sarvam idam tatam; dévoiler l'Immortel au-dedans et dans le monde, demeurer uni à l'Âme de l'univers, s'élever en conscience, en connaissance, en volonté, en amour, en délice spirituel vers l'union avec le Divin suprême, vivre en la plus haute nature spirituelle, l'être individuel et naturel étant délivre de l'imperfection et de l'ignorance et devenu un instrument conscient pour les œuvres de la divine Shakti, telle est la perfection dont l'humanité est capable, et telle la condition de l'immortalité et de la liberté. Mais comment cela est-il possible, quand en fait nous sommes enveloppés dans l'ignorance naturelle et que notre âme est enfermée dans la prison de l'ego, quand
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nous sommes dominés, assaillis, martelés et moulés par le milieu maîtrisés par le mécanisme de la Nature, dépossédés de la prise sur a réalité de notre secrète force spirituelle? La réponse est celle-ci : pour enveloppée qu'elle soit à présent dans un fonctionnement contraire et voilé, toute cette action naturelle n'en contient pas moins le principe de sa liberté et de sa perfection progressives. Un Divin siège en le cœur de chaque homme et II est 1e Seigneur de cette mystérieuse action de la Nature. Bien que cet Esprit de l'univers, cet Un qui est tout, paraisse nous faire tourner par la force de la Mâyâ sur la roue du monde comme sur une machine, nous façonner en notre ignorance se comme le potier façonne un pot, comme le tisserand tisse une étoffe, par un habile principe mécanique, c'est pourtant cet esprit qui est notre plus grand moi; et c'est suivant l'idée réelle, la vérité de notre être, suivant ce qui grandit en nous et trouve toujours des formes nouvelles et plus adéquates de naissance en naissance, dans notre vie animale et humaine et divine, en cela que nous fûmes, cela que nous sommes, cela que nous serons c'est suivant cette vérité intérieure de l'âme que, ainsi que le découvriront nos yeux ouverts, nous sommes peu à peu façonnés par cet esprit en nous, et selon sa très sage omnipotence. Ce mécanisme de l'ego, cette inextricable complexité des trois gounas, du mental, du corps, de la vie, des émotions, du désir, de la lutte, de la pensée, de l'aspiration, de l'effort, cette rigoureuse interaction de la douleur et du plaisir, du péché et de la vertu, de la tentative et du succès et de l'échec, de l'âme et du milieu, de moi-même et d'autrui, cela n'est que la forme extérieure imparfaite que prend en moi une Force spirituelle supérieure qui, à travers ses vicissitudes, poursuit la progressive expression de soi de la réalité et de la grandeur divines que je suis secrètement dans mon esprit et que je deviendrai ouvertement dans ma nature. Cette action contient en soi le principe de sa réussite, le principe du swabhâva et du swadharma.
Le djîva est une portion du Pouroushôttama s'exprimant lui-même. Il représente dans la Nature le pouvoir de l'Esprit suprême; en sa personnalité, il est ce Pouvoir; il manifeste en une existence individuelle les potentialités de l'Âme de l'univers.
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Ce djîva est lui-même esprit, il n'est pas l'ego naturel; c'est l'esprit, et non la forme de l'ego, qui est notre réalité et le principe intérieur de notre âme. La vraie force de ce que nous sommes et pouvons être est là, en ce Pouvoir spirituel supérieur et la Mâyâ mécanique définie par les trois gounas n'est pas la vérité fondamentale et la plus profonde de ses mouvements; ce n'est qu'une énergie pour le moment exécutive, un dispositif inférieur commode, une combinaison pour s'exercer extérieurement et trouver une application extérieure. La Nature spirituelle qui est devenue cette multiple personnalité dans l'univers para prakritir djîva-bhoûtâ, est le matériau de base de notre existence : tout le reste est dérivation inférieure et formation extérieure depuis une suprême activité cachée de l'esprit. Et dans la Nature, chacun de nous a un principe et une volonté de devenir ce qu'il est; chaque âme est une force de la conscience de soi qui y formule une idée du Divin et, par cette idée, en guide l'action et l'évolution, la progressive découverte de soi, la constante et diverse expression de soi, la croissance apparemment incertaine mais secrètement inévitable vers la plénitude. C'est cela, notre swabhâva, notre nature réelle, cela notre vérité d'être qui ne trouve à présent qu'une expression partielle constante en notre devenir varié dans le monde. La loi d'action déterminée par ce swabhâva est la loi juste qui gouverne notre formation, notre fonction et nos œuvres : notre swadharma.
Ce principe vaut pour tout le cosmos; partout, est à l'œuvre le Pouvoir unique — commune Nature universelle, mais qui, en chaque classe, chaque forme, chaque énergie, chaque genre, chaque espèce, chaque créature individuelle, suit une Idée majeure et des idées et des principes mineurs de variation constante et complexe, lesquels fondent à la fois le Dharma permanent de chacun et ses dharmas provisoires. Ceux-ci établissent pour lui la loi de son être en devenir, la courbe de sa naissance, de sa persistance et de son changement, la force de son autopréservation et de son auto-accroissement, les lignes son expression et de sa découverte de soi qui, stables, évoluent pourtant, les règles de ses relations avec tout le reste de l'expression du Moi dans l'univers. Suivre la loi de son être, swadharma,
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développer l'idée en son être, swabhâva, tel est le terrain où, pour lui' es choses sont sûres, tel est son juste chemin, et sa juste façon d'agir. En fin de compte, cela n'enchaîne l'âme à aucune formulation actuelle; bien plutôt, par ce mode de développement, l'âme s'enrichit le plus sûrement de nouvelles expériences assimilées à sa loi et à son principe, elle peut croître le plus puissamment et, son heure venue, briser les moules présents et s'élancer vers une expression de soi supérieure. Que l'âme ne puisse maintenir sa loi et son principe, ne puisse réussir à s'adapter à son milieu de façon à adapter celui-ci à elle-même et à le rendre utile à sa nature, voilà perdu le moi de l'âme, voilà l'âme déchue des droits de son moi, déviée du chemin de son moi; c'est la perdition, vinashti, c'est le mensonge, la mort, l'angoisse du déclin et de la dissolution et la nécessité d'une douloureuse reprise de conscience, souvent après éclipse et disparition, c'est le vain circuit de la mauvaise route retardant notre progrès réel. Cette loi vaut sous une forme ou une autre dans toute la Nature; elle est sous-jacente dans toute cette action de la loi de l'universalité et de la loi de la variation que nous révèle la Science. La même loi domine la vie de l'être humain, toutes ses multiples vies en de multiples corps humains. Elle a ici un jeu extérieur et une vérité spirituelle intérieure, et le jeu extérieur ne peut revêtir sa pleine et réelle signification que lorsque nous avons trouvé la vérité spirituelle intérieure et éclairé toute notre action avec les valeurs de l'esprit. Cette grande et désirable transformation peut s'effectuer rapidement et puissamment dans la mesure de notre progrès en la connaissance de nous-mêmes.
Il nous faut d'abord voir que le swabhâva signifie une chose dans la nature spirituelle la plus haute et qu'il prend une tout autre forme et un tout autre sens dans la nature inférieure définie par les trois gounas. Là aussi, il agit, mais sans être en pleine possession de lui-même; il cherche en quelque sorte sa vraie loi dans un demi-jour ou une obscurité et poursuit son chemin à travers maintes formes inférieures, maintes formes mensongères, des imperfections et des perversions sans fin, sans fin se perdant, se trouvant, recherchant norme et règle avant
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d'arriver à la découverte de soi et à la perfection. Notre nature, ici-bas, est une étoffe métissée de connaissance et d'ignorance, de vérité et de mensonge, de réussite et d'échec, de juste et d'injuste, de découverte et de pêne, de péché et de vertu. C'est toujours le swabhâva qui cherche à s'exprimer et à se trouver au moyen de toutes ces choses, swabhâvas tou pravartaté, vérité qui devrait nous enseigner une charité universelle et une égalité de vision, puisque nous sommes tous soumis à la même perplexité et au même combat. Ces mouvements appartiennent non à l'âme, mais à la nature. Le Pouroushôttama n'est pas limité par cette ignorance; il la gouverne d'en haut et guide l'âme à travers ses mutations. Le pur moi immuable n'est pas affecté par ces mouvements; il est le témoin et, par son intangible éternité, le soutien de cette Nature mutable en ses vicissitudes. L'âme réelle de l'individu l'être central en nous est plus grande que ces choses, mais les accepte en son évolution extérieure dans la Nature. Et lorsque nous sommes arrivés à cette âme réelle, à ce moi universel et immuable qui nous soutient et au Pouroushôttama, au Seigneur en nous qui préside à toute l'action de la Nature et la guide, alors nous avons trouvé tout le sens spirituel de la loi de notre vie. Car nous devenons conscients du Maître de l'existence qui, à jamais, s'exprime en sa qualité infinie, ananta-gouna, en tous les êtres. Nous devenons conscients d'une quadruple présence de la Divinité : d'une Âme de connaissance de soi et de connaissance du monde, d'une Âme de force et de puissance qui cherche et trouve et utilise ses pouvoirs, d'une Âme de mutualité, de création, de relations et d'échange entre créature et créature, d'une Âme d'oeuvres qui travaille dans l'univers et sert tous en chacun, et met le labeur de chacun au service de tous les autres. Nous devenons conscients aussi du Pouvoir individuel du Divin en nous, de ce qui utilise directement ces quadruples pouvoirs, donne sa ligne à notre expression de nous-mêmes, détermine notre œuvre divine et notre rôle divin et, au moyen de tout cela, nous élève à son universalité dans la multiplicité jusqu a tant que nous puissions ainsi trouver notre unité spirituelle avec Lui et avec tout ce qu'il est dans le cosmos.
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La notion extérieure des quatre ordres d'hommes dans la vie ne s'occupe que du fonctionnement le plus extérieur de cette vérité de l'action divine; elle est limitée à un seul côté de ses opérations dans le fonctionnement des trois gounas. Il est vrai qu'en cette vie les hommes se rangent d'une façon très générale en quatre catégories : l'homme de connaissance, l'homme de pouvoir, l'homme vital de production, l'homme de rude labeur et de service. Ce sont non pas des divisions fondamentales, mais des étapes dans l'épanouissement de notre qualité humaine. L'être humain commence avec un poids considérable d'ignorance et d'inertie; son premier état est de labeur grossier, qu'imposent à son indolence animale les besoins du corps, l'impulsion de la vie, la nécessité de la Nature et passé un degré de ce besoin une certaine forme d'obligation directe ou indirecte dont le taxe la société; ceux que gouverne encore ce tamas sont les shoûdras, les serfs de la société qui donnent à celle-ci leur labeur et, en comparaison avec des hommes plus développés, ne peuvent rien offrir d'autre, ou très peu, à son multiple jeu de la vie. Grâce à l'action cinétique, l'homme développe le gouna radjasique en lui, et nous obtenons un second type d'homme, mené constamment, celui-là, par un instinct de création, de production, de possession, d'acquisition, d'avoir et de jouissance utiles, l'homme économique et vital moyen, le vaïshya. À un degré supérieur de la qualité radjasique ou cinétique de notre nature unique et commune, nous avons l'homme actif doué d'une volonté plus forte, d'ambitions plus audacieuses, de l'instinct d'agir, de se battre, d'imposer sa volonté et, à son paroxysme, de conduire, de commander, de gouverner, d'entraîner des masses humaines dans son orbite : le combattant, le chef, le maître, le prince, le roi le kshatriya. Et là où prédomine le mental sattwique, nous avons le brahmane, l'homme doué pour la connaissance, qui apporte dans la vie la pensée, la réflexion, la recherche de la vérité et une règle intelligente ou, à son apogée, une règle spirituelle dont il illumine sa conception de l'existence et son mode de vie.
Développé ou non, large ou étroit, étouffé ou venant à la
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surface, il y a toujours dans la nature humaine quelque chose de ces quatre personnalités; mais chez la plupart des hommes, c'est l'une ou l'autre qui tend à prédominer, et elle semble parfois occuper tout le champ d'action de la nature. Et dans toute société, nous devons avoir les quatre types même si par exemple, nous pouvions créer une société purement productrice ou commerciale comme les temps modernes s'y sont essayés, voire une société shoûdra de travail, une société du prolétariat, comme celle qui attire le mental le plus moderne et que l'on tente d'établir dans une partie de l'Europe tandis qu'on la prône dans d'autres¹. Il y aurait encore les penseurs incités à trouver la loi, la vérité et la règle directrice de toute l'affaire, les capitaines et chefs d'industrie qui, de toute cette activité productrice, feraient une excuse pour satisfaire leur besoin d'aventure, de bataille, d'autorité et de domination, les multiples types d'hommes purement producteurs et amasseurs de biens, les travailleurs moyens satisfaits d'un labeur minimum et de la rétribution de leur labeur. Mais ce sont là des choses tout extérieures, et, s'il n'y avait rien de plus, cette économie du type humain n'aurait nulle signification spirituelle. Ou tout au plus voudrait-elle dire, comme on l'a parfois cru en Inde, que nous devons passer par ces étapes de développement dans nos vies, car il nous faut à toute force emprunter la nature tamasique, la nature radjaso-tamasique, la nature radjasique ou la nature radjaso-sattwique pour atteindre peu à peu à la nature sattwique, nous élever et nous fixer en l'état intérieur du brahmane, brâhmanya, et, depuis cette base, chercher alors le salut. Mais en ce cas, il n'y aurait logiquement pas de place pour l'affirmation de la définie, selon laquelle même le shoûdra ou le tchândâla, en tournant leur vie vers Dieu, peuvent directement se hisser à la liberté et à la perfection spirituelles.
La vérité fondamentale n'est pas cette chose extérieure, mais une force de notre être intérieur en mouvement, la vérité du quadruple pouvoir actif de la nature spirituelle. Chaque djîva, en sa nature spirituelle, possède ces quatre aspects, est une âme
¹Ces lignes ont été écrites en 1920. (N.d.T.)
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de connaissance, une âme de force et de pouvoir, une âme de mutualité et d'échange, une âme de travaux et de service, mais un aspect ou l'autre prédomine dans l'action et dans l'esprit expressif, teinte les rapports de l'âme avec sa nature incarnée : cet aspect conduit aux autres pouvoirs, qu'il marque de son sceau et utilise pour la ligne d'action, la tendance, l'expérience principales. Le swabhâva suit donc non pas grossièrement et rigidement comme l'indique la délimitation sociale, mais de façon subtile et flexible la loi de cette tendance et, en la développant, développe les trois autres pouvoirs. Ainsi, à poursuivre l'élan vers les œuvres et le service correctement exécutés, on développe la connaissance, on accroît le pouvoir, on s'exerce au rapprochement ou à l'équilibre de la mutualité, à l'adresse et à l'ordre dans les relations. Chaque face de la quadruple divinité, en agrandissant le principe dominant de sa nature et en l'enrichissant grâce aux trois autres, se meut vers une totale perfection. Ce développement subit la loi des trois gounas. Là, il est possible de suivre même le dharma de l'âme de connaissance d'une façon tamasique et radjasique, de suivre le dharma de la puissance d'une façon brutale tamasique ou d'une haute façon sattwique, de suivre le dharma des œuvres et du service d'une façon énergiquement radjasique ou d'une belle et noble façon sattwique. Parvenir à la façon sattwique du swadharma individuel intérieur et des œuvres vers lesquelles il nous attire sur les chemins de la vie, est une condition préliminaire de la perfection. Et l'on peut noter que le swadharma intérieur n'est lié par aucune forme extérieure, sociale ou autre, d'action, d'occupation ni de fonction. L'âme de travaux qui est satisfaite de servir — ou bien cet élément en nous peut, par exemple, faire de la vie où l'on poursuit la connaissance, de la vie de lutte et de pouvoir, ou de la vie de mutualité, de production et d'échange un moyen de satisfaire l'élan divin qui la pousse à œuvrer et à servir.
Et arriver pour finir à la représentation la plus divine et au plus dynamique pouvoir d'âme de cette quadruple activité, c'est emprunter un vaste passage qui mène au plus vite à la réalité la plus ample de la perfection spirituelle la plus haute. Ce que
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nous pouvons faire si nous changeons l'action du swadharma en un culte du Divin intérieur, de l'Esprit universel, du indique transcendant et que, finalement, nous remettions entre Ses mains toute l'action des trois gounas, mayi sannyasya karmâni. Alors, de même que nous dépassons la limitation des trois gounas, de même dépassons-nous aussi la division de la loi quadruple et la limitation de tout dharma distinctif sarva-dharmân parityadjya. L'Esprit se charge de l'individu dans le swabhâva universel, parachève et unifie l'âme quadruple de la nature en nous et en exécute les œuvres spontanément déterminées selon la volonté divine et le pouvoir accompli de la divinité dans la créature.
L'injonction de la Guîtâ est d'adorer le Divin au moyen de nos œuvres, swa-karmanâ; notre offrande doit consister en les œuvres que déterminent notre loi d'être et notre nature. Car c'est du Divin que proviennent tous les mouvements de création et tous les élans vers l'action, et par Lui que tout cet univers est déployé et pour la cohésion des mondes qu'il préside à tout acte et le modèle grâce au swabhâva. L'adorer au moyen de nos activités intérieures et extérieures, faire de toute notre vie un sacrifice des œuvres au Suprême, c'est nous préparer à devenir un avec Lui en toute notre volonté, toute notre substance et toute notre nature. Notre travail doit se conformer à la vérité qui est en nous, et non pas être un compromis avec les normes extérieures et artificielles : ce doit être une vivante et sincère expression de l'âme et de ses pouvoirs innés. Suivre la vérité vivante et la plus intérieure de cette âme en notre nature présente nous aidera en effet à parvenir finalement à l'immortelle vérité de la même âme en la nature suprême et maintenant supraconsciente. Nous pouvons y vivre en unité avec Dieu, avec notre vrai moi et avec tous les êtres et, rendus parfaits, devenir des instruments sans défaut de l'action divine dans la liberté de l'immortel Dharma.
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