Essais sur la Guîtâ

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Sri Aurobindo

Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) Essays On The Gita Vol. 13 576 pages 1970 Edition
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Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.

French Translations of books by Sri Aurobindo Essais sur la Guîtâ 675 pages 2008 Edition
French Translation
Translators:
  Archaka
  Pavitra
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XXI

 

VERS LE SUPRÊME SECRET*

 

L'Instructeur a dit tout ce qu'il avait encore à dire, il a dégagé tous les principes centraux de son message et les suggestions et les implications qui vont dans le même sens, il a fait la lumière sur les doutes majeurs et les principales questions qui pourraient survenir; il ne lui reste maintenant qu'à couler en une expression décisive, en une formule pénétrante le seul dernier mot, le cœur même de son message, l'âme de son évangile. Et nous nous apercevons que cette parole ultime et décisive qui couronne le tout n'est pas simplement l'essence de ce qui a déjà été dit sur la question, pas simplement une description concentrée de la discipline nécessaire, sâdhanâ, et de cette plus grande conscience spirituelle, résultat escompté de tout cet effort et de toute cette ascèse; elle s'étend pour ainsi dire encore plus loin, abat toute limite et toute règle, toute norme et toute formule et débouche sur une vaste, une illimitable vérité spirituelle dont la signification est en puissance infinie. Et c'est là un signe de la profondeur, de l'ample portée, de la grandeur de l'esprit de l'enseignement de la Guîtâ. Un enseignement religieux ordinaire ou une doctrine philosophique ordinaire se satisfont aisément de capter certains grands aspects vitaux de la vérité et d'en faire des dogmes utilisables et une instruction, une méthode et un mode d'emploi pour guider l'homme dans sa vie intérieure et lui fournir la loi et la forme de son action; ils ne vont pas plus loin, n'ouvrent point de portes au-delà du cercle de leur propre système, ne nous entraînent pas dans une liberté qui soit la plus grande, dans une vastitude que rien n'emprisonne. Cette limitation est utile et, en fait, indispensable pour un temps. L'homme, borné par son mental et sa volonté, a besoin d'une loi et d'une règle, d'un système fixe, d'un code précis qui choisisse pour lui sa pensée et son action; il recherche

 

*X XVIII. 49-56.

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le seul sentier sur lequel on ne puisse se méprendre, tracé borde de haies, établi, sans risques, les horizons limités, les relais clôturés. Seule, l'élite des forts peut marcher librement vers la liberté. Et encore, à la fin, l'âme libre doit-elle sortir des formes et des systèmes ou le mental trouve son compte et prend un plaisir borné. Dépasser l'échelle de notre ascension, ne pas nous arrêter brusquement, fût-ce sur le degré le plus élevé, mais aller sans contrainte et librement de par la vastitude de l'esprit est un affranchissement important pour notre perfection; l'absolue liberté de l'esprit, tel est notre état parfait. Et c'est ainsi que nous conduit la Guîtâ; elle propose pour l'ascension un chemin ferme et sûr, mais très large, un grand dharma, et nous fait ensuite émerger par-delà tout ce qui est stipulé, par-delà tous les dharmas, dans des espaces infiniment ouverts, nous révèle l'espérance, nous admet dans le secret d'une absolue perfection fondée dans une absolue liberté spirituelle, et ce secret, gouhyatamam, est la substance de ce qu'elle appelle sa parole suprême, c'est la chose cachée, la connaissance la plus profonde.

Tout d'abord, la Guîtâ reprend l'ensemble de son message. Elle en résume tout le contour et toute l'essence dans le bref espace de quinze versets dont, cursifs et concentrés, l'expression et le sens ne manquent rien qui appartienne au cœur du sujet, exprimés qu'ils sont en des formules de la précision et de la clarté les plus lumineuses. Il faut donc examiner ces versets avec soin, les lire en profondeur à la lumière de tout ce qui les précède, car ici le propos est évidemment d'extraire ce que la Guîtâ elle-même tient pour la signification centrale de son propre enseignement. L'exposé commence au point de départ originel de la pensée qui anime le livre : l'énigme de l'action humaine, la difficulté apparemment insurmontable de vivre en le moi et l'esprit les plus hauts tandis que nous continuons encore d'exécuter les œuvres du monde. Le moyen le plus facile est d'abandonner le problème comme insoluble, la vie et l'action comme illusion ou mouvement inférieur de l'existence dont  il faut nous déprendre aussitôt que nous pouvons nous hisser hors du piège du monde et passer en la vérité de notre être spirituel. C'est la solution de l'ascète, si on peut l'appeler une

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solution; c'est en tout cas une façon efficace et décisive de se sortir de l'énigme, une méthode vers laquelle l'ancienne pensée indienne du genre le plus élevé et le plus méditatif s'est tournée, lui reconnaissant une prépondérance toujours croissante dès lors que, quittant sa large et libre synthèse du début, elle a commencé de dévaler la pente raide qui en partait. Comme le Tantra et, pour certains aspects, comme les religions ultérieures, la Guîtâ tente de préserver l'ancien équilibre; elle maintient la substance et la fondation de la synthèse initiale, mais la forme a changé, a été rénovée à la lumière d'une expérience spirituelle qui se développait. Cet enseignement n'élude point la question épineuse que pose la réconciliation de la pleine vie active de l'homme avec la vie intérieure en le moi et l'esprit les plus hauts; il propose ce qu'il regarde comme la vraie solution. Il ne nie aucunement l'efficacité, pour son propos, de la renonciation ascétique à la vie, mais il considère qu'au lieu de le relâcher, cette renonciation tranche le nœud de l'énigme et, par conséquent, il la tient pour une méthode inférieure, jugeant que la sienne propre est la meilleure. Les deux chemins nous font l'un et l'autre sortir de l'habituelle nature inférieure ignorante de l'homme et nous conduisent à la pure conscience spirituelle et, jusque-là, on doit considérer qu'ils sont tous les deux valables et même qu'ils sont un en essence; mais là où l'un s'arrête brusquement et s'en retourne, l'autre avance avec une ferme subtilité et un courage élevé, ouvre une porte sur des perspectives inexplorées, parachève l'homme en Dieu, unit et réconcilie en l'esprit l'âme et la Nature.

Dés lors, dans les cinq premiers de ces versets, la Guîtâ formule sa déclaration de telle façon qu'elle soit applicable tout ensemble à la voie du renoncement intérieur et à celle du renoncement extérieur et que cependant on n'ait qu'à donner à certaines de leurs expressions communes une signification plus profonde et intériorisée pour avoir le sens et la pensée de la méthode prisée par la Guîtâ. La difficulté de l'action humaine réside en ce que l'âme et la nature de l'homme semblent fatalement soumises à maintes sortes d'esclavage : la prison de l'ignorance, les rets de l'ego, les chaînes des passions, la martelante

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insistance de la vie du moment, cercle obscur, limité, sans issue. L'âme enfermée dans ce cercle de l'action n'a ni la liberté ni le loisir de se découvrir, elle et la vraie valeur de la vie, le vrai sens de l'existence; elle n'a pas non plus pour le faire la lumière de la connaissance de soi. Certes, elle reçoit bien, à propos de son être, telles suggestions qui peuvent lui venir de sa personnalité active et de sa nature dynamique, mais les normes de perfection qu'elle y peut ériger sont trop temporelles, restreintes et relatives pour fournir une clef satisfaisante à sa propre énigme. Comment va-t-elle revenir à son moi réel et à son existence spirituelle, alors qu'elle est absorbée dans l'obsédant appel de sa nature active qui la tire sans cesse au-dehors? Le renoncement ascétique et la voie de la Guîtâ sont tous les deux d'accord sur ce point : l'âme doit en premier lieu renoncer à cette absorption, rejeter les sollicitations externes des choses du dehors et séparer le moi silencieux de la nature active; elle doit s'identifier avec l'esprit immobile et vivre en le silence. Elle doit parvenir à une inactivité intérieure, naïshkarmya. C'est par conséquent cette salvatrice passivité intérieure que la Guîtâ pose ici comme premier objet de son yoga, comme première perfection, ou siddhi, qui y est nécessaire. "Compréhension qui ne s'attache à aucune chose, âme conquise par elle-même et vide de désir, l'homme, par le renoncement, atteint à une suprême perfection du naïshkarmya."

Cet idéal du renoncement, d'une quiétude conquise d'elle-même, d'une passivité spirituelle et d'une liberté par rapport au désir est commun à toute la sagesse ancienne. La Guîtâ nous en donne la base psychologique avec une plénitude et une clarté insurpassées. Cette base repose sur l'expérience propre a tous les chercheurs de connaissance de soi : il est deux natures différentes en nous et, pour ainsi dire, deux moi. Il y a le moi inférieur avec son obscure nature mentale, vitale et physique soumise à l'ignorance et à l'inertie dans l'étoffé même de sa conscience et surtout à sa base, qui est de substance matérielle; ce moi est en fait cinétique et vital de par le pouvoir de la vie, mais, en son action, sans possession ni connaissance de soi inhérentes; il atteint dans le mental à une certaine connaissance et une certaine

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harmonie, mais seulement au prix d'un effort pénible et en luttant constamment contre ses propres incapacités. Et il y a d'autre part la nature supérieure, le moi de notre être spirituel, par lui-même possédé et lumineux en soi mais, dans notre mentalité ordinaire, inaccessible à notre expérience. Nous avons parfois des aperçus de cette chose plus grande en nous, mais n'y sommes pas consciemment, ne vivons pas dans sa lumière et son calme et son illimitable splendeur. La première de ces deux natures très différentes est selon la Guîtâ celle que définissent les trois gounas. Sa vision d'elle-même est centrée dans l'idée d'ego, son principe d'action est le désir né de l'ego, et le nœud de l'ego est l'attachement aux objets du mental et des sens et le désir de la vie. Le résultat constant de toutes ces choses est fatalement la servitude, la sujétion permanente à une autorité inférieure, le manque de maîtrise de soi, l'absence de connaissance de soi. L'autre plus grand pouvoir, l'autre présence plus grande, c'est, découvre-t-on, la nature et l'être du pur esprit que ne conditionne point l'ego, ce que, dans la philosophie indienne, on appelle moi et Brahman impersonnel. Son principe est une infinie existence impersonnelle une et semblable en tout; et puisque cette existence impersonnelle est sans ego, sans qualité qui la conditionne, sans désir, sans besoin ni incitation, elle est immobile et immuable; éternellement la même, elle regarde et soutient l'action de l'univers, mais ne la partage ni ne la lance. L'âme, lorsqu'elle se projette dans la Nature active, est le Kshara de la Guîtâ, son Pourousha mobile ou mutable; la même âme revenue à son recueillement dans le moi pur et silencieux, dans l'esprit essentiel est l'Akshara de la réside, le Pourousha immobile ou immuable.

Alors, évidemment, le chemin en ligne droite, et le plus simple, pour s'extraire de cet étroit esclavage de la nature active et pour retourner à la liberté spirituelle est de rejeter entièrement tout ce qui appartient à la dynamique de l'ignorance et de convertir l'âme à une pure existence spirituelle. C'est ce que l'on appelle devenir le Brahman, brahma-bhoûya. C'est se séparer de l'existence mentale, vitale, physique inférieure et revêtir le pur être spirituel. Et c'est par l'intelligence et la volonté,  

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bouddhi, notre principe le plus haut à l'heure actuelle, que l'on peut le mieux y réussir. La bouddhi doit se détourner des choses de l'existence inférieure et, d'abord et surtout de son nœud effectif de désir, de notre attachement aux objets que poursuivent le mental et les sens. On doit devenir une compréhension de toutes choses, mais sans attachement asakta-bouddhih sarvatra. Alors, tout désir se détache de l'âme en son silence; elle est libre de toute faim, vigata sprihah. Et cela entraîne, ou rend possible la soumission de notre moi inférieur et la possession de notre moi supérieur, une possession liée à une complète maîtrise de soi qu'assurent une victoire radicale et la conquête de notre nature mobile, djitâtmâ. Ce qui se traduit par un absolu renoncement intérieur au désir des choses, sannyâsa. Le renoncement est la voie de cette perfection, et l'homme qui a ainsi renoncé intérieurement à tout, la Guîtâ le décrit comme le vrai sannyâsi. Mais le mot désignant aussi bien, d'ordinaire, un renoncement extérieur, ou parfois ne désignant même que ce renoncement-là, l'Instructeur en emploie un autre, tyâga, pour distinguer le retrait intérieur du retrait extérieur, et il dit que le tyâga est meilleur que le sannyâsa. La voie ascétique va bien plus loin dans son recul devant la Nature dynamique. Entichée du renoncement pour le renoncement, elle insiste sur un abandon extérieur de la vie et de l'action, un quiétisme complet de l'âme et de la nature. Ce qui n'est pas entièrement possible tant que nous vivons dans un corps, répond la Guîtâ. On peut le faire autant qu'il est possible, mais une aussi rigoureuse diminution des œuvres n'est pas indispensable : elle n'est même pas à conseiller réellement, ou du moins pas en temps ordinaire. La seule chose nécessaire est un complet quiétisme intérieur, et c'est là tout ce qu'entend la Guîtâ par naïshkarmya.

Si nous demandons pourquoi faire cette restriction, pourquoi privilégier le principe dynamique alors que notre objectif est de devenir le moi pur et que l'on décrit le moi pur comme étant inactif, akartâ, la réponse est que cette inactivité et ce divorce du moi d'avec la Nature ne sont pas toute la vérité de notre libération spirituelle. Le moi et la Nature sont en fin de  compte une seule chose; une spiritualité totale et parfaite permet  

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que nous soyons un avec tout le Divin en moi et en nature. Au vrai, devenir le Brahman, brahma-bhoûya, nous élever en le moi de silence éternel, n'est pas tout notre objectif, mais seulement l'immense base nécessaire à un devenir divin, mad-bhâva, encore plu5 grand et merveilleux. Et pour accéder à cette perfection spirituelle la plus grande, il nous faut en vérité être immobiles en le moi, silencieux en tous nos membres, il nous faut aussi agir en le pouvoir, Shakti, Prakriti, la vraie, la haute force de l'Esprit. Et si nous demandons comment est possible une simultanéité de ce qui semble être deux opposés, la réponse est que telle est la nature même d'un être spirituel complet; toujours, il possède ce double équilibre de l'Infini. Le moi impersonnel est silencieux; nous aussi devons être intérieurement silencieux, impersonnels, retirés en l'esprit. Le moi impersonnel considère que toute action est faite non par lui mais par la Prakriti; il regarde, avec une pure égalité, tout le mécanisme des qualités, des modes et des forces de la Prakriti; l'âme impersonnalisée dans le moi doit de même considérer que toutes nos actions sont faites non par elle mais par les qualités de la Prakriti; elle doit être égale en toutes choses, sarvatra. Et en même temps, afin que nous puissions ne pas nous arrêter là, afin que nous puissions au bout du compte aller de l'avant et trouver une règle et une direction spirituelles dans nos œuvres et non pas seulement une loi d'immobilité et de silence intérieurs, il nous est demandé d'imposer à l'intelligence et à la volonté l'attitude de sacrifice, toute notre action étant intérieurement modifiée, changée en une offrande au Seigneur de la Nature, à l'Être dont la Prakriti est le pouvoir essentiel, swâ prakritih, l'Esprit suprême. Nous devons même finir par renoncer à tout, à tout remettre entre Ses mains, à abandonner toute initiative personnelle, sarvârambhâh, à ne conserver nos moi naturels que comme instruments de Ses œuvres et de Son dessein. Ces choses ont déjà été expliquées en détail, et la Guîtâ n'y insiste pas ici; simplement, elle emploie sans les qualifier davantage les termes communs de sannyâsa et de naïshkarmya.

Une fois admis le plus complet quiétisme intérieur comme moyen nécessaire à notre existence en le moi pur et impersonnel, 

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la question de savoir comment, pratiquement, ce quiétisme provoque ce résultat est le point à discuter ensuite. "Comment, ayant atteint à cette perfection, on atteint de la sorte au Brahman, entends-le de Moi, ô fils de Kounti cela qui est la suprême orientation concentrée de la connaissance." La connaissance désignée ici est le Yoga des sânkhyens le Yoga de la connaissance pure, qu'accepte la Guîtâ, djñâna-yôguéna sânkhyânâm, dans la mesure où il est un avec son propre Yoga lequel inclut également la voie des œuvres des yogis, karmayoguéna yoguînâm. Mais toute allusion aux œuvres est pour le moment mise de côté. Par Brahman, en effet, on entend d'abord ici le Brahman silencieux, impersonnel, immuable. En fait, le Brahman est, tant pour les Oupanishads que pour la Guîtâ, tout ce qui est et vit et se meut; ce n'est pas seulement un Infini impersonnel ou un Absolu impensable et incommunicable, atchintyam avyavahâryam. Tout ceci est le Brahman, dit l'Oupanishad; tout ceci est Vâsoudéva, dit la Guîtâ le suprême Brahman est tout ce qui se meut ou est stable, et ses mains, ses pieds, ses yeux, ses têtes, ses visages nous entourent de partout. Mais il existe néanmoins deux aspects de ce Tout son moi  immuable et éternel qui soutient l'existence et son moi de pouvoir actif qui se répand dans le mouvement du monde. Ce n'est que quand nous perdons notre personnalité égoïste limitée en l'impersonnalité du moi que nous accédons à la calme et libre unité par laquelle nous pouvons posséder une vraie unité avec le pouvoir universel du Divin en Son mouvement universel. L'impersonnalité réfute la limitation et la division, et le culte de l'impersonnalité est une condition naturelle de l'être vrai, un prélude indispensable à la vraie connaissance et, par conséquent, l'une des premières conditions de l'action vraie. Il est bien évident que nous ne pouvons devenir un avec tout, ni devenir un avec l'Esprit universel et sa vaste connaissance de soi, sa volonté complexe et son immense dessein mondial si nous insistons sur la personnalité limitée de l'ego; car elle nous sépare des autres, nous asservit et nous donne comme centre notre point de vue et notre volonté d'agir. Emprisonnes da la personnalité, nous ne pouvons parvenir qu'à une union limitée:  

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par sympathie ou en nous adaptant relativement, d'une façon ou d'une autre à l'optique, aux sentiments et à la volonté d'autrui. pour être un avec tout et avec le Divin et Sa volonté dans le cosmos, nous devons d'abord devenir impersonnels, nous libérer de l'ego et de ses prétentions, ainsi que de la façon dont l'ego nous voit, nous, le monde et les autres. Cela, nous ne pouvons le faire à moins qu'il n'existe en notre être quelque chose d'autre que la personnalité, d'autre que l'ego, un moi impersonnel un avec toutes les existences. Perdre l'ego et être ce moi impersonnel, devenir ce Brahman impersonnel dans notre conscience est dès lors le premier mouvement de ce Yoga.

Comment le faire, alors? D'abord, dit la Guîtâ, par une union de notre intelligence purifiée avec la pure substance spirituelle en nous, grâce au Yoga de la bouddhi, bouddhyâ vishouddhayâ youktah. Ce retournement spirituel de la bouddhi, qui ne regarde plus vers l'extérieur et le bas mais vers l'intérieur et le haut caractérise le Yoga de la connaissance. La compréhension purifiée doit régir tout l'être, âtmânam niyamya; elle doit nous écarter de l'attachement aux désirs orientés vers l'extérieur et qui appartiennent à la nature inférieure, par une volonté ferme et résolue, dhrityâ, qui en sa concentration se tourne entièrement vers l'impersonnalité de l'esprit pur. Les sens doivent abandonner leurs objets, le mental rejeter le goût et le dégoût que ces objets excitent en lui car le moi impersonnel n'a ni désirs, ni répulsions; ce sont des réactions vitales de notre personnalité aux contacts des choses, et la réponse correspondante du mental et des sens à ces contacts est leur support et leur base. Il faut acquérir une entière maîtrise du mental, de la parole et du corps, voire des réactions vitales et physiques : faim, froid, chaleur, plaisir et douleur physiques. Tout notre être doit devenir indifférent, ne pas être affecté par ces choses, être égal devant tous les contacts extérieurs comme devant les réactions et les réponses qui y sont intérieurement données. C'est la méthode la plus directe et la plus puissante, la voie droite et précise du Yoga. Il faut que cessent tout à fait le désir et l'attachement, vaïrâguya, il est exigé du chercheur qu'il recoure avec force à la solitude impersonnelle et s'unisse constamment  

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au moi le plus profond par la méditation. Et pourtant l'objet de cette austère discipline n'est point de se centrer sur soi dans quelque suprême retraite égoïste, quelque tranquillité du sage, du penseur qui répugne à se donner la peine de participer à l'action universelle; l'objet est de se débarrasser de tout ego. On doit d'abord et absolument écarter le genre radjasique d'égoïsme, la force et la violence de l'ego, son arrogance son désir, sa colère, le sens et l'instinct de possession, l'élan des passions, les puissants appétits de la vie. Mais il faut ensuite rejeter tous les genres d'égoïsme, même le plus sattwique; car le but est pour finir de libérer l'âme, le mental et la vie du sens aliénant du je et du mien, nirmama. L'extinction de l'ego et de ses exigences de toutes sortes, telle est la méthode qui nous est proposée. Car le moi impersonnel et pur qui, inébranlé, soutient l'univers, n'a nul sens de l'ego, et n'exige rien de personne ni de rien; il est calme et lumineusement impassible et considère en silence toutes les choses et toutes les personnes d'un œil égal et impartial l'œil de la connaissance de soi et du monde. C'est donc évidemment en vivant intérieurement dans une impersonnalité analogue ou identique que, libérée de l'assaut des choses, l'âme au-dedans peut le mieux devenir capable d'unité avec le Brahman immuable qui regarde et connaît les formes et les mutations de l'univers, mais n'en est pas affecté.

Cette première poursuite de l'impersonnalité telle que l'enjoint la Guîtâ entraîne évidemment un certain quiétisme intérieur fort complet et, en ce que ses éléments et ses normes de pratique "ont de plus intérieur, est tout à fait semblable à la méthode du sannyâsa. Il est toutefois un point où sa tendance à se retirer des prétentions de la Nature dynamique et du monde extérieur se trouve mise en échec, où une limite est imposée pour empêcher le quiétisme intérieur de s'approfondir jusqu'à se muer en refus de l'action et en retrait physique. Le renoncement à leurs objets par les sens, vishayâns tyaktwâ, doit être de la nature du tyâga; ce doit être un abandon de tout attachement sensuel, rassa, et non pas un refus de la nécessaire activité intrinsèque des sens. Nous devons nous mouvoir parmi les choses qui nous entourent et agir sur les objets du domaine  

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sensoriel grâce à un fonctionnement pur, vrai et intense, simple et absolu des sens, kévalaïr indriyaïshtcharan, pour ce que ces objets ont d'utile à l'esprit dans l'action divine, et non pas du tout pour assouvir le désir. Il doit y avoir vaïrâguya, non au sens habituel de dégoût de la vie ou d'inappétence pour l'action du monde, mais au sens de renoncement au râga, ainsi qu'à son opposé, dwésha. Nous devons nous soustraire à toute attirance mentale et vitale comme à toute répulsion mentale et vitale, quelles qu'elles soient. Et cela est demandé non en vue de l'extinction, mais afin que puisse exister une parfaite égalité où l'esprit soit à même de donner un accord sans entrave ni limite à la vision divine intégrale et générale des choses et à l'action divine intégrale dans la Nature. Recourir constamment à la méditation, dhyâna-yôga-paro nityam, est le ferme moyen par lequel l'âme de l'homme peut réaliser son moi de Pouvoir et son moi de silence. Et pourtant, on ne doit en aucun cas abandonner la vie active au profit d'une vie de pure méditation; il faut toujours accomplir l'action en sacrifice à l'Esprit suprême. Ce mouvement de recul prépare, sur le sentier du sannyâsa, à une absorption et à une disparition de l'individu en l'Éternel, et le renoncement à l'action et à la vie dans le monde est une étape nécessaire du processus. Mais sur le chemin du tyâga de la inhérentes, c'est plutôt un moyen de nous préparer à changer toute notre vie, toute notre existence, toute notre action en une intégrale unité avec l'être, la conscience et le vouloir sereins et immesurables du Divin, moyen qui prélude, en le rendant possible, à un vaste, à un total passage ascendant de l'âme depuis l'ego inférieur vers l'inexprimable perfection de la suprême nature spirituelle, para prakritih.

Cette orientation décisive de la pensée de la inhérentes est indiquée dans les deux versets suivants, dont le premier se déroule en un ordre significatif : "Lorsque l'on est devenu le Brahman, que l'on ne s'afflige ni ne désire plus, lorsque l'on est égal pour tous les êtres, alors on a pour Moi l'amour et la dévotion suprêmes." Mais sur l'étroit sentier de la connaissance, la bhakti, la dévotion au Divin personnel, ne peut être qu'un mouvement inférieur et préliminaire; la fin, l'apogée, c'est la disparition de

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la personnalité en une unité sans traits avec le Brahman impersonnel où il ne peut y avoir de place pour la bhakti, car il n'y a personne à adorer, ni personne pour adorer; tout le reste se perd en la silencieuse et immobile identité du djîva avec l'Atman. Ici, il nous est donné quelque chose d'encore plus haut que l'Impersonnel ici, il y a le Moi suprême qui est le suprême  Îshwara; ici, il y a l'Âme suprême et sa suprême nature; ici il y a le Pouroushôttama qui est par-delà le personnel et l'impersonnel et les réconcilie sur ses hauteurs éternelles. Cependant la personnalité de l'ego disparaît dans le silence de l'Impersonnel mais en même temps, en dépit de ce silence à l'arrière-plan, l'action d'un Moi suprême, plus grand que l'Impersonnel demeure. L'aveugle et boiteuse action inférieure de l'ego et des trois gounas n'existe plus, remplacée qu'elle est par le vaste mouvement auto-déterminateur d'une infinie Force spirituelle, d'une libre et immesurable Shakti. Toute la Nature devient le pouvoir de l'unique Divin, et toute action Son action, l'individu en étant le canal et l'instrument. A la place de l'ego, vient en avant, conscient et manifeste, le vrai individu spirituel dans la liberté de sa véritable nature, dans la puissance de son statut céleste, dans la majesté, dans la splendeur de son éternelle parenté avec le Divin : impérissable portion du Divin suprême, indestructible pouvoir de la suprême Prakriti, mamaïvânshah sanâtanah, para prakritir djîva-bhoûtâ. L'âme de l'homme se sent alors une, en une suprême impersonnalité spirituelle, avec le Pouroushôttama; et en sa personnalité universalisée, elle sent qu'elle est un pouvoir manifeste du Divin. Sa connaissance é elle est une lumière de Sa connaissance à Lui; sa volonté, une force de Sa volonté à Lui; son unité avec tout dans l'univers, un jeu de Son éternelle unité à Lui. C'est en cette double réalisation, c'est en cette union de deux aspects d'une ineffable Vérité de l'existence et par l'un ou par l'autre, ou bien par les deux, l'homme peut aborder à son propre être infini et y pénétrer que doit vivre l'homme libéré, qu'il doit agir, sentir et déterminer ou plutôt voir déterminer pour lui, par un suprême pouvoir de son moi suprême, ses relations avec tout, ainsi que les opérations intérieures et extérieures de son esprit. Et dans cette réalisation

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unificatrice, l'adoration, l'amour et la dévotion non seulement continuent d'être possibles, mais forment une grande part inévitable, un couronnement de la plus haute expérience. L'Un qui, éternellement, devient le Multiple, le Multiple qui, en son apparente division, demeure éternellement un, le Suprême qui révèle en nous ce secret et ce mystère de l'existence, non dispersé par sa multiplicité, non limité par son unité telle est la connaissance intégrale, telle est l'expérience conciliatrice qui rend capable d'une action libérée, mouktasya karma.

Cette connaissance, dit la imposée, naît d'une suprême bhakti. On y atteint lorsque le mental se dépasse au moyen d'une vision spirituelle supramentale et haute des choses et que, par-delà nos formes mentales plus ignorantes d'amour et de dévotion, le cœur aussi s'élève à l'unisson jusqu'à un amour calme, profond et lumineux de la lumière d'une très vaste connaissance, jusqu'à une suprême joie en Dieu et une illimitable adoration, jusqu'à l'extase imperturbée, l'Ânanda spirituel. Lorsque l'âme a perdu sa personnalité séparatrice, lorsqu'elle est devenue le Brahman, c'est alors qu'elle peut vivre dans la vraie Personne et qu'elle peut accéder à la suprême bhakti révélatrice pour le Pouroushôttama et finir par le connaître tout à fait grâce au pouvoir de sa profonde bhakti, de la connaissance de son cœur, bhaktyâ mâm abhidjânâti. C'est cela, la connaissance intégrale, lorsque l'insondable vision du cœur complète l'absolue expérience du mental samagram mâm djñâtwâ. "Il parvient à Me connaître, dit la imposée, à savoir qui Je suis et combien Je suis dans toute la réalité et tous les principes de Mon être", yâvân yashtchâsmi tattwatah. La connaissance intégrale est la connaissance du Divin présent dans l'individu; c'est l'expérience plénière du Seigneur secret dans le cœur de l'homme et maintenant révélé comme le Moi suprême de son existence, le soleil de toute sa conscience illuminée, le Maître et la Puissance de toutes ses œuvres, la divine Fontaine de tout l'amour et de toute la joie de son âme, l'Amant et le Bien-Aimé de son culte et de son adoration. C'est la connaissance, également, du Divin répandu dans l'univers, de l'Éternel de qui tout procède et en qui tout vit et a son être, du Moi et de l'Esprit du Cosmos, de Vâsoudéva

 

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qui est devenu tout ceci qui est, du Seigneur de l'existence cosmique qui règne sur les œuvres de la Nature. C'est la connaissance du divin réactions lumineux en son éternité transcendante et dont l'être a une forme qui échappe à la pensée du mental, mais non à son silence; c'est l'entière et vivante expérience du réactions en tant que Moi absolu, suprême Brahman, Âme suprême, suprême Divin; car cet Absolu apparemment incommunicable est en même temps et même en cet état, qui est le plus élevé, l'Esprit originel de l'action cosmique et le Seigneur de toutes ces existences. L'âme de l'homme libéré entre ainsi dans le Pouroushôttama par une connaissance conciliatrice, y pénètre ainsi par une jouissance parfaite et simultanée du Divin transcendant, du Divin dans l'individu et du Divin dans l'univers, mâm vishaté tad-anantaram. L'homme devient un avec le Divin en Sa connaissance et Son expérience de soi, un avec Lui en Son être, Sa conscience et Sa volonté, en Sa connaissance et Son élan universels, un avec Lui dans l'univers et en Son unité avec toutes les créatures de l'univers et un avec Lui par-delà le monde et l'individu dans la transcendance de l'éternel Infini, shâshwatam padam avyayam. Tel est le summum de la suprême bhakti qui se trouve au cœur de la connaissance suprême.

Et devient alors évidente la manière dont, sans que soit diminuée ni abandonnée aucune part des activités de la vie, l'action continuelle, incessante et diverse peut non seulement être compatible avec une suprême expérience spirituelle, mais constituer pour atteindre cette très haute condition spirituelle un moyen aussi puissant que la bhakti ou la connaissance. Rien ne peut être plus positif que la déclaration de la Guîtâ à ce sujet. "Et en accomplissant aussi, logé en Moi, toute action, il atteint par Ma grâce à l'état éternel et impérissable." Cette action libératrice est du caractère des œuvres exécutées en profonde union de la volonté et des parties dynamiques de notre nature avec le Divin en nous et dans le cosmos. Elle est d'abord accomplie comme sacrifice et encore avec l'idée que notre moi en est l'auteur. Elle l'est ensuite sans cette idée et avec une perception que la Prakriti en est l'unique auteur. Elle l'est enfin

 

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avec la connaissance que cette Prakriti est le suprême pouvoir du Divin, en renonçant à toutes nos actions et en les soumettant au Divin, l'individu n'étant qu'un canal et un instrument. Nos œuvres, alors, découlent directement du Moi, du Divin en nous, font partie de l'action universelle indivisible, sont promues et accomplies non par nous mais par une vaste Shakti transcendante. Tout ce que nous faisons est fait pour le Seigneur qui siège en le cœur de tous, pour le Divin dans l'individu et pour l'accomplissement de Sa volonté en nous, pour le Divin dans le monde, pour le bien de tous les êtres, pour l'accomplissement de l'action universelle et du dessein universel ou, en un mot, pour le renoncement et en réalité est fait par Lui au moyen de Sa Shakti universelle. Ces œuvres divines, quels qu'en soient la forme ou le caractère extérieur, ne peuvent lier; bien plutôt, elles sont un puissant moyen pour nous hisser hors de cette Prakriti inférieure des trois gounas vers la perfection de la suprême nature divine et spirituelle. Dépris de ces dharmas mêlés et limités, nous nous échappons en le Dharma immortel qui nous échoit lorsque, en toute notre conscience et toute notre action, nous nous faisons un avec le renoncement Cette unité ici entraîne le pouvoir de nous élever là dans l'immortalité au-delà du Temps. Là, nous existerons en Son éternelle transcendance.

Ainsi ces huit versets soigneusement lus à la lumière de la connaissance qui nous a déjà été donnée par l'Instructeur sont-ils une indication, brève encore qu'exhaustive, de toute l'idée essentielle, de toute la méthode centrale, de tout le cœur du Yoga complet de la Guîtâ.

 

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