Ce volume comporte les commentaires de la Mère sur le Dhammapada, et le texte, traduit par une disciple.
La vigilance est la voie qui mène à l’immortalité ou Nirvâna. La négligence est la voie qui mène à la mort. Les vigilants ne meurent pas. Les négligents sont déjà morts.
Dans ces textes, le mot Nirvâna n’est pas employé au sens d’anéantissement, comme vous le voyez, mais dans le sens d’une existence éternelle, par opposition à la vie et à la mort telles que nous les connaissons dans l’existence actuelle, terrestre, et qui sont l’une le contraire de l’autre : la vie est le contraire de la mort, la mort est le contraire de la vie. Ce n’est pas de cette vie-là qu’il est question, c’est de l’existence éternelle qui est par-delà la vie et la mort — l’existence vraie.
La vigilance, c’est d’être éveillé, sur ses gardes, sincère — ne pas se laisser prendre par surprise. À chaque moment de la vie, quand on veut faire une sâdhanâ, il y a un choix entre faire un pas vers ce qui mène au but, et s’endormir, ou même quelquefois reculer, se dire « oh! plus tard, pas tout de suite », s’asseoir sur le chemin.
Être vigilant, ce n’est pas seulement résister à ce qui tire vers le bas, mais surtout être en éveil pour ne pas perdre l’occasion de faire un progrès, l’occasion de surmonter une faiblesse, de résister à une tentation, l’occasion d’apprendre quelque chose, de corriger quelque chose, de maîtriser quelque chose. Si on est vigilant, on peut en quelques jours faire ce qui autrement prendrait des années. Si on est vigilant, on change chaque circonstance de la vie, chaque action, chaque mouvement en une occasion d’approcher du but.
Il y a deux sortes de vigilance : une vigilance passive et une vigilance active. Il y a la vigilance qui fait que l’on est averti si l’on va se tromper, si l’on est en train de mal choisir ou d’être faible, de se laisser tenter, et il y a la vigilance active qui est à la recherche de l’occasion de progresser, qui cherche à utiliser chaque circonstance pour avancer plus vite.
Il y a une différence entre s’empêcher de tomber et avancer plus vite.
Et les deux vigilances sont tout à fait nécessaires.
Celui qui n’est pas vigilant, il est déjà mort. Il a perdu le contact avec la vraie raison d’être, de vivre.
Alors les heures, les circonstances, la vie passent en vain sans rien apporter, et on s’éveille de sa somnolence dans un trou d’où il est très difficile de sortir.
17 janvier 1958
Ayant bien compris ce qu’est la vigilance, les sages s’en délectent et se complaisent dans la sphère de la connaissance des vrais disciples.
Tout au long de cet enseignement, il y a une chose à remarquer, c’est que l’on ne vous dit jamais que de bien vivre, de bien penser, soit le résultat d’un effort ou d’un sacrifice, mais au contraire que c’est l’état délectable qui guérit de toute souffrance. En ce temps-là, le temps du Bouddha, vivre la vie spirituelle était la joie, la béatitude, la condition la plus heureuse, celle qui vous libérait de tous les ennuis du monde, de toutes les souffrances, de tous les soucis, qui vous rendait heureux, satisfait, content.
C’est le matérialisme des temps modernes qui a fait de l’effort spirituel un effort douloureux et un sacrifice, un renoncement pénible à toutes les prétendues joies de la vie.
Cette insistance sur l’exclusive réalité du monde physique, des plaisirs physiques, des joies physiques, des possessions physiques est le résultat de toute la tendance matérialiste de la civilisation humaine. C’était impensable dans l’ancien temps.
Au contraire, la retraite, la concentration, la libération de tous les soucis matériels, la consécration à la joie spirituelle, c’est cela qui était le bonheur.
À ce point de vue, il est de toute évidence que l’humanité est loin d’avoir progressé; et ceux qui sont nés dans le monde dans ces centres de civilisation matérialiste ont dans leur subconscient cette chose affreuse que seules les réalités matérielles sont réelles et que s’occuper de choses qui ne sont pas matérielles représente un esprit de sacrifice merveilleux, un effort presque sublime. Ne pas être du matin au soir et du soir au matin préoccupé de toutes les petites satisfactions physiques, de tous les plaisirs physiques, de toutes les sensations physiques, les préoccupations physiques, c’est faire preuve d’un esprit remarquable. On ne se rend pas compte de cela, mais toute la civilisation moderne est bâtie sur cette conception : « Ah! ce qu’on touche, on est sûr que c’est vrai, ce qu’on voit on est sûr que c’est vrai, ce qu’on mange on est sûr qu’on l’a mangé, mais tout le reste — pff! nous ne sommes pas sûrs que ce ne soient pas de vains rêves et que nous ne lâchions pas le réel pour l’irréel, la proie pour l’ombre. Après tout, qu’allez-vous y gagner? Quelques rêves! Tandis que, lorsque vous avez de gros sous dans votre poche, vous êtes sûr que vous les avez là. »
Et cela, c’est partout, en dessous de tout. Vous grattez un petit peu les apparences et, dans votre conscience, c’est là ; et de temps en temps, vous entendez cette chose qui chuchote en vous : « Prenez garde, ne soyez pas dupe... » Au fond, c’est lamentable.
On nous dit que l’évolution est progressive et qu’elle suit une progression ascendante, en spirale; je ne doute pas que ce que l’on appelle confort dans les cités modernes soit un degré d’évolution très supérieur au confort de l’homme des cavernes, mais dans les histoires anciennes, on parlait toujours d’un pouvoir de prévision, d’un esprit prophétique, de l’annonce des événements par des visions, d’une intimité de la vie avec quelque chose de plus subtil, qui pour les gens simples de cette époque avait une réalité très concrète.
Maintenant, dans ces belles cités si confortables, quand on veut condamner quelque chose, qu’est-ce que l’on dit? « C’est un rêve, c’est une imagination. »
Et justement, l’homme qui vit dans une perception intérieure, on le regarde un peu de travers, on se demande s’il est tout à fait sain d’esprit. Celui qui ne passe pas son temps à essayer de s’enrichir ou d’augmenter son confort et son bien-être ou d’avoir une belle position ou de devenir une personne importante, l’homme qui n’est pas comme cela, on s’en méfie, on se demande s’il est bien sain d’esprit.
Et tout cela, c’est tellement l’étoffe de l’atmosphère, le contenu de l’air qu’on respire, l’orientation des pensées que l’on reçoit des autres, que cela paraît tout à fait naturel. On ne sent pas que c’est une monstruosité grotesque.
Devenir un peu plus conscient de soi-même, entrer en rapport avec la vie derrière les apparences, cela ne vous paraît pas de tous les biens le meilleur. Quand vous vous asseyez dans un fauteuil, confortable, devant une table bien garnie, et que vous vous remplissez l’estomac de mets délectables, cela vous paraît certainement beaucoup plus concret et beaucoup plus intéressant. Et si vous regardez la journée qui s’est passée, le bilan de votre journée, si vous avez eu quelque avantage matériel, un plaisir quelconque, une satisfaction physique, vous la marquez comme une bonne journée, mais si vous avez reçu une bonne leçon de la vie, si elle vous a donné une tape sur le nez pour vous dire que vous êtes un sot, vous ne remerciez pas la Grâce, vous dites : « Ah! ce n’est pas toujours drôle de vivre! »
Quand je lis ces textes anciens, j’ai justement l’impression qu’au point de vue intérieur, au point de vue de la vie vraie, eh bien, on a terriblement reculé, et que pour l’acquisition de quelques mécanismes ingénieux et de quelques encouragements à la paresse physique, l’acquisition d’instruments ou d’appareils qui économisent les efforts pour vivre, on a renoncé à la réalité de la vie intérieure. C’est ce sens-là que l’on a perdu, et il vous faut un effort pour songer à apprendre le sens de la vie, la raison d’être de l’existence, le but vers lequel nous devons nous avancer — vers lequel toute la vie s’avance, que vous le vouliez ou non. Un pas vers le but, ah! il faut beaucoup d’efforts pour le faire! Et généralement on n’y pense que quand les circonstances extérieures ne sont pas agréables.
Comme nous sommes loin du temps où le berger, qui n’allait pas à l’école et qui gardait ses troupeaux la nuit sous les étoiles, pouvait lire dans ces étoiles ce qui allait se passer, communier avec quelque chose qui s’exprimait à travers la Nature, et il avait le sens de la beauté profonde et cette paix que donne la simplicité de la vie.
C’est très malheureux qu’il faille abandonner une chose pour en avoir une autre. Quand je vous parle de la vie intérieure, je suis loin de m’opposer à toutes les inventions modernes, il s’en faut de beaucoup, mais comme ces inventions nous ont rendus artificiels et sots! Comme nous avons perdu le sens de la vraie beauté, comme nous nous encombrons de besoins inutiles!
Peut-être le temps est-il venu de continuer l’ascension dans la courbe de la spirale, et avec tout ce que cette connaissance de la matière nous a apporté, nous pourrons donner à notre progrès spirituel une base plus solide; forts de ce que nous avons appris des secrets de la Nature matérielle, nous pourrons alors joindre les deux extrêmes et retrouver la suprême Réalité au centre de l’atome.
24 janvier 1958
Ceux qui sont intelligents, méditatifs, persévérants, luttant contre eux-mêmes sans relâche, atteignent au Nirvâna qui est la félicité suprême.
Quiconque sait entretenir son zèle, rester pur en ses actions, agir d’une manière réfléchie, restreindre ses passions, vivre selon la Loi ou la morale, celui-là verra grandir sa renommée.
Cette promesse d’avoir une bonne renommée ne me semble pas tout à fait digne de l’enseignement bouddhique. Il est probable que cela voulait dire autre chose. Et vivre selon la morale, il faudrait savoir de quelle morale il s’agit, parce que si c’est la morale sociale, admise et reconnue, cela ne me paraît pas une promesse très alléchante! Ceux qui ont décidé d’abandonner toutes les faiblesses de ce monde n’ont certainement pas le souci de satisfaire à la morale sociale... ni d’acquérir une bonne renommée!
Entretenir son zèle est chose excellente, rester pur dans ses actions est aussi indispensable, agir d’une manière réfléchie, c’est parfait, on ne le fait jamais assez, et restreindre ses passions, cela va de soi, c’est le commencement... mais cette conclusion!
Mais je vois que dhamma a été rendu ici par « Loi » et yasa par « renommée », alors que dhamma signifierait plutôt la vérité intérieure et yasa, la gloire spirituelle. Nous pourrions donc interpréter ainsi le texte : « Quiconque sait entretenir son zèle, rester pur dans ses actions, agir d’une manière réfléchie, restreindre ses passions, vivre selon la vérité intérieure, celui-là verra grandir sa gloire spirituelle. »
Ainsi conçu, ce texte est tout à fait excellent. On ne peut mieux faire que de s’y conformer.
31 janvier et 7 février 1958
Que l’homme intelligent se crée une île qu’aucun flot ne sera capable de submerger et cela par ses efforts, sa vigilance, sa discipline et sa maîtrise de soi.
Les insensés, dans leur manque d’intelligence, s’abandonnent à la négligence. Le vrai sage conserve la vigilance comme son trésor le plus précieux.
Ne vous laissez pas aller à l’insouciance ni au plaisir des sens. Celui qui est vigilant et adonné à la méditation acquiert un grand bonheur.
L’homme intelligent qui par sa vigilance a écarté la négligence, gravit les hauteurs de la sagesse d’où il contemple la foule des affligés comme un montagnard contemple les gens de la plaine.
Vigilant parmi les négligents, parfaitement éveillé parmi les somnolents, l’homme intelligent avance tel un rapide coursier laissant derrière lui la pauvre rosse.
La vigilance est admirée. La négligence blâmée. Par la vigilance, Indra s’est élevé au plus haut rang des dieux.
Le bhikkhu28 qui se délecte dans la vigilance et qui redoute la négligence avance comme un feu consumant tous ses liens, grands ou petits.
Le bhikkhu qui se plaît dans la vigilance et redoute la négligence ne peut plus déchoir. Il se rapproche du Nirvâna.
Je vous ai lu tout le chapitre parce qu’il m’a semblé que c’est l’ensemble de ces versets qui crée une atmosphère et qu’ils sont faits plus pour être pris en une seule fois que chacun séparément. .
Mais je vous recommande vivement de ne pas prendre les mots employés ici dans leur sens littéral habituel.
Ainsi, par exemple, je suis bien convaincue que la pensée originale ne voulait pas dire qu’il faut être vigilant pour être admiré et qu’il ne faut pas être négligent pour ne pas être blâmé. Et d’ailleurs, l’exemple donné le prouve, car ce n’est certainement pas pour être admiré qu’Indra, le chef des dieux du Surmental dans l’ancienne tradition hindoue, a pratiqué la vigilance. C’est une façon très enfantine de dire les choses. Pourtant, si l’on prend ces versets tous ensemble, ils ont, par leur répétition et par leur insistance, un pouvoir évocateur de la chose qui veut être exprimée; cela vous met en rapport avec une certaine attitude psychologique qui est très utile et qui a un effet assez considérable si l’on suit cette discipline.
Les deux derniers versets particulièrement sont très évocateurs. Le bhikkhu avance comme la flamme ardente de l’aspiration et il redoute la négligence.
La négligence, c’est vraiment ce relâchement de la volonté qui fait que l’on oublie son but et que l’on passe son temps à faire toutes sortes de choses qui, loin de contribuer au but que l’on veut atteindre, vous arrêtent sur le chemin, et souvent même vous en détournent. Alors, la flamme d’aspiration du bhikkhu lui fait redouter la négligence. Il se souvient à chaque moment que le temps est relativement court, qu’il ne faut pas le gaspiller en route, qu’il faut aller vite, aussi vite que l’on peut, ne pas perdre une minute. Et celui-là qui est vigilant et qui ne perd pas de temps, il voit ses entraves tomber, toutes — les grandes, les petites, toutes les difficultés s’évanouissent grâce à la vigilance; et si l’on persiste dans cette attitude, que l’on y trouve sa pleine satisfaction, il arrive au bout d’un certain temps que le bonheur ressenti à être vigilant est si puissant que, bientôt, on se sentirait très malheureux si l’on perdait cette vigilance.
C’est un fait que lorsqu’on s’est appliqué à ne pas perdre de temps en chemin, tout temps perdu devient une souffrance et on ne peut y trouver aucun plaisir d’aucune sorte. Et une fois que l’on est dans cet état-là, une fois que cet effort de progrès et de transformation est la chose la plus importante de la vie, celle à laquelle on pense constamment, alors vraiment on est en route vers l’existence éternelle, la vérité de l’être.
Il y a certainement un moment du développement intérieur où loin d’avoir à faire un effort pour se concentrer, s’absorber dans la contemplation et la recherche de la vérité et de son expression la meilleure — ce que les bouddhistes appellent la méditation —, on éprouve, au contraire, une sorte de soulagement, de détente, de repos, de joie, et d’avoir à en sortir pour s’occuper de choses qui ne sont pas essentielles, tout ce qui peut ressembler à un gaspillage de temps, devient terriblement douloureux. Les activités extérieures se réduisent à la nécessité absolue, et celles qui sont faites comme un service pour le Divin. Tout ce qui est futile, inutile, et qui justement ressemble à un gaspillage de temps et d’effort, tout cela, loin de donner la moindre satisfaction, crée une sorte de malaise et de fatigue; on ne se sent heureux que quand on est concentré sur son but.
Alors, on est vraiment en route.
14 février 1958
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