Dans ces conversations, la Mère confie à un disciple ses expériences sur le chemin du « yoga du corps », au cours des années 1961-1973.
Mère commence par commenter la lettre suivante de Sri Aurobindo :
« ... bien que saint Paul ait eu des expériences mystiques remarquables et, sans aucun doute, une connaissance spirituelle profonde — plus profonde que vaste, je crois — je ne jurerais pas qu’il se réfère ici11 au corps supramentalisé (corps physique). Peut-être s’agit-il du corps supramental ou de quelque autre corps lumineux dans son propre espace et sa propre substance, dont il s’est senti parfois comme enveloppé, et qui abolissait cette enveloppe matérielle qu’il ressentait alors comme un corps de mort. Ce verset — comme bien d’autres — se prête à plusieurs interprétations et concerne peut-être une expérience tout à fait supraphysique. L’idée d’une transformation du corps apparaît dans différentes traditions, mais je n’ai jamais été tout à fait sûr qu’elle signifiait la transformation de notre matière même. Il y avait récemment dans la région un yogi qui enseignait cela, mais il espérait qu’une fois la transformation achevée, il disparaîtrait dans la lumière. Les vishnouïtes parlent d’un corps divin qui remplacera celui-ci quand la siddhi12 sera atteinte.
Mais là aussi, est-ce un corps physique divin ou un corps supraphysique? Rien n’empêche, en même temps, de supposer que toutes ces idées, intuitions, expériences, sans se référer exactement à une transformation physique, vont dans cette direction. »
(Sri Aurobindo, Lettres sur le Yoga, V, p. 176.)
C’est curieux, c’était encore le sujet de mes méditations (pas voulues : qui s’imposent d’en haut), ces jours-ci. Parce que, dans tout ce passage de la plante à l’animal et de l’animal à l’homme (surtout de l’animal à l’homme), au fond les différences de forme sont minimes : la vraie transformation, c’est l’intervention d’un autre agent de conscience. Toutes les différences entre la vie de l’animal et la vie de l’homme viennent de l’intervention du Mental; mais la substance est essentiellement la même et elle obéit aux mêmes lois de formation, de construction. Par exemple, entre un veau qui se forme dans le ventre de la vache et l’enfant qui se forme dans le ventre de la mère, il n’y a pas beaucoup de différence. Il y a une différence, celle de l’intervention du Mental. Mais si nous envisageons un être physique, c’est-à-dire visible comme le physique est visible maintenant et de la même densité; par exemple, un corps qui n’aurait pas besoin de circulation ni d’os (surtout ces deux choses : le squelette et la circulation du sang), c’est très difficile à concevoir. Et tant que c’est comme cela, avec cette circulation du sang, ce fonctionnement du cœur, on pourrait imaginer — on peut imaginer — par un pouvoir de l’Esprit, le renouvellement de la force, de l’énergie... par d’autres moyens que la nourriture, c’est concevable; mais la rigidité, la solidité du corps, comment est-ce possible sans squelette?... Alors ce serait une transformation infiniment plus grande que celle de l’animal à l’homme; ce serait un passage de l’homme à un être qui ne serait plus construit de la même manière, qui ne fonctionnerait plus de la même manière, qui serait comme une densification ou une concrétisation de « quelque chose »... Jusqu’à présent, cela ne correspond à rien de ce 49 Le 30 septembre 1966 que nous avons vu physiquement, à moins que les savants n’aient trouvé quelque chose que je ne connais pas.
On peut concevoir qu’une lumière ou une force nouvelle donne aux cellules une espèce de vie spontanée, une force spontanée.
Oui, c’est ce que je dis, la nourriture peut disparaître; ça, on le conçoit.
Mais tout le corps pourrait être animé par cette force. Le corps pourrait rester souple, par exemple. Tout en ayant son ossature, il pourrait rester souple, avoir la souplesse d’un enfant.
Mais l’enfant ne peut pas se tenir debout à cause de cela ; il ne peut pas faire d’efforts. Qu’est-ce qui remplacerait l’ossature, par exemple?
Ce pourrait être les mêmes éléments, mais qui auraient une souplesse. Des éléments dont la fermeté ne viendrait pas de la dureté, mais viendrait de la force de lumière, non?
Oui, c’est possible... Seulement, ce que je veux dire, c’est que, peut-être, ça se fera encore par une grande quantité de nouvelles créations. Par exemple, le passage de l’homme à cet être, peutêtre se fera-t-il par toutes sortes d’autres intermédiaires... C’est le saut, tu comprends, qui me paraît formidable.
Je conçois très bien un être qui pourrait, par la puissance spirituelle, la puissance de son être intérieur, absorber les forces nécessaires, se renouveler et rester toujours jeune; on conçoit cela très bien; même de donner une certaine souplesse de façon à pouvoir changer la forme, au besoin; mais pas la disparition totale de ce système de construction immédiatement — immédiatement de l’un à l’autre, ça paraît être... Ça paraît nécessiter des échelons.
Il est évident qu’à moins qu’il ne se produise quelque chose (que nous sommes obligés d’appeler un « miracle », parce que l’on ne peut pas comprendre comment), un corps comme le nôtre, comment peut-il devenir un corps entièrement construit et mû par une force supérieure, et sans support matériel? Ça (Mère saisit la peau de ses mains entre ses doigts), comment est-ce que ça peut changer en cette autre chose?... cela paraît impossible.
Ça paraît miraculeux, mais...
Oui, dans toutes mes expériences, je comprends très bien la possibilité de ne plus avoir besoin de manger, que tout ce processus disparaisse (par exemple, changer la méthode d’absorption, c’est possible), mais comment changer la structure?
Mais ça ne me paraît pas impossible.
Ça ne te paraît pas impossible?
Non, c’est peut-être de l’imagination, mais j’imagine très bien une puissance spirituelle qui entre là-dedans et qui produise une espèce de gonflement lumineux, et tout cela s’épanouit tout d’un coup comme une fleur. Ce corps, qui est recroquevillé sur lui-même, il s’épanouit, il devient radieux, il devient souple, lumineux.
Souple, plastique, ça aussi on conçoit que cela puisse être plastique, c’est-à-dire que la forme ne soit pas fixe comme maintenant. Tout cela, on le conçoit, mais...
Mais je vois très bien cela comme une espèce d’épanouissement lumineux : la Lumière doit avoir cette force. Et ça ne détruit rien de la structure actuelle.
Mais visible? que l’on pourrait toucher?
Oui. Simplement, c’est comme un épanouissement. Ce qui était refermé, s’épanouit comme une fleur, c’est tout; mais c’est toujours la structure de la fleur, seulement elle est toute épanouie et elle est rayonnante, non?
(Mère hoche la tête et reste un moment silencieuse) Je manque d’expérience, je ne sais pas.
Je suis absolument convaincue (parce que j’ai eu des expériences qui me l’ont prouvé) que la vie de ce corps — la vie, ce qui le fait mouvoir, changer —, ça peut être remplacé par une force; c’est-à-dire que l’on peut créer une sorte d’immortalité, et l’usure aussi peut disparaître. Ce sont les deux choses possibles : la puissance de vie peut venir et l’usure peut disparaître. Et ça peut venir psychologiquement, par une obéissance totale à l’Impulsion divine, ce qui fait qu’à chaque moment, on a la force qu’il faut, on fait la chose qu’il faut — tout cela, tout cela, ce sont des certitudes; ce n’est pas un espoir, ce n’est pas une imagination : ce sont des certitudes. N’est-ce pas, il faut éduquer et lentement transformer, changer les habitudes. C’est possible, tout cela est possible. Mais seulement, combien de temps faudrait-il pour supprimer la nécessité (prenons seulement ce problème-là) du squelette? Ça, il me semble que c’est encore très loin en avant. C’est-à-dire qu’il faudra beaucoup de stades intermédiaires. Sri Aurobindo avait dit que l’on pouvait prolonger la vie indéfiniment. Ça oui. Mais nous ne sommes pas encore construits avec quelque chose qui échappe complètement à la dissolution, à la nécessité de la dissolution. Les os sont très durables, ils peuvent même durer mille ans si l’on est dans des conditions favorables, c’est entendu, mais cela ne veut pas dire immortalité en principe. Tu comprends ce que je veux dire?
Non. Tu crois qu’il faudrait que ce soit une substance non physique?
Je ne sais pas si c’est non physique, mais c’est un physique que je ne connais pas! et ce n’est pas la substance telle que nous la connaissons maintenant, surtout pas la construction que nous connaissons maintenant.
Je ne sais pas, mais si ce doit être un corps physique (comme Sri Aurobindo l’a dit), il m’avait semblé (mais c’est peut-être une rêverie) que cela pourrait être comme un bouton de lotus, par exemple; notre corps actuel est comme un bouton de lotus, qui est tout petit, fermé, dur, et ça s’épanouit, ça devient une fleur.
Oui, mais ça, mon petit, c’est...
Qu’est-ce que cette Lumière ne peut pas faire des éléments qu’elle a ? Ce sont les mêmes choses, les mêmes éléments, mais transfigurés.
Mais les choses végétales ne sont pas immortelles.
Non, c’est une comparaison seulement.
Eh bien, oui!
C’est seulement cette question. Un perpétuel changement, je le conçois; je pourrais même concevoir une fleur qui ne se fane pas; mais c’est ce principe d’immortalité... C’est-à-dire, au fond, une vie qui échappe à la nécessité du renouvellement : que ce soit la Force éternelle qui se manifeste directement et éternellement, et que ce soit tout de même ça, un corps physique (Mère touche la peau de ses mains).
Je comprends très bien un changement progressif et que l’on arrive à faire de cette substance quelque chose qui pourrait se renouveler du dedans au dehors et éternellement, et ça, ce serait l’immortalité; mais seulement, il me paraît qu’entre ce qui est 53 Le 30 septembre 1966 maintenant, tels que nous sommes, et cet autre mode de vie, il faudrait beaucoup d’échelons. N’est-ce pas, ces cellules, avec toute la conscience et l’expérience qu’elles ont maintenant, si tu leur demandes, par exemple : « Est-ce qu’il y a quelque chose que vous ne pouvez pas faire? », dans leur sincérité elles répondront : « Non, ce que le Seigneur veut, je peux le faire. » C’est leur état de conscience. Mais dans l’apparence, c’est autrement. L’expérience personnelle est ainsi : tout ce que je fais avec la Présence du Seigneur, je le fais sans effort, sans difficulté, sans fatigue, sans usure, comme cela (Mère dessine un grand Rythme harmonieux), seulement c’est encore ouvert à toute l’influence du dehors et le corps est obligé de faire des choses qui ne sont pas directement l’expression de l’Impulsion suprême; d’où la fatigue, le frottement... Alors, un corps supramental suspendu dans un monde qui n’est pas la terre, ce n’est pas ça !
Non.
Il faut quelque chose qui ait le pouvoir de résister à la contagion. L’homme ne peut pas résister à la contagion de l’animal, il ne peut pas, il a des relations constantes. Eh bien, cet être, comment fera-t-il?... Il semblerait que, pendant longtemps — pendant longtemps — ce sera encore soumis à des lois de contagion.
Je ne sais pas, mais cela ne me semble pas impossible.
Non?
J’ai l’impression que cette Puissance de Lumière étant là, qu’est-ce qui peut la toucher?
Mais tout le monde disparaîtrait! C’est cela, n’est-ce pas.
Quand Ça vient, quand le Seigneur est là, il n’y en a pas un sur mille pour qui ce ne soit pas terrifiant. Et pas dans le raisonnement, pas dans la pensée : comme ça, dans la substance. Alors, admets, admets que ce soit comme cela, qu’un être soit la condensation et l’expression, une formule de la Puissance suprême, de la Lumière suprême — qu’est-ce qui se passerait!
Eh bien, c’est tout le problème.
Oui.
Parce que je ne vois pas la difficulté de la transformation en soi. Ça me semble plutôt la difficulté du monde.
Si tout pouvait se transformer en même temps, ça irait, mais ce n’est visiblement pas comme cela. Si un être se transformait tout seul...
Oui, ce serait insupportable, peut-être.
Mon sentiment (c’est une espèce de sentiment-sensation), c’est qu’il faut des échelons intermédiaires.
Et alors, quand on voit comme l’homme a dû se battre contre toute la Nature pour exister, on a l’impression que ces êtres, ceux qui les comprendront, les aideront, auront avec eux une relation de dévotion, d’attachement, de service, comme les animaux pour l’homme, mais ceux qui ne les aimeront pas... ce seront des êtres dangereux. Je me souviens, une fois, j’avais eu une vision très claire de la situation précaire de ces êtres nouveaux, et j’avais dit (c’était avant 1956, avant la descente du Pouvoir supramental), j’avais dit : « Le Supramental se manifestera d’abord sous son aspect de Pouvoir, parce que ce sera indispensable pour la sécurité des êtres. » Et en effet, c’est le Pouvoir qui est descendu le premier — le Pouvoir et la Lumière. La Lumière qui donne la Connaissance et le Pouvoir.
C’est une chose que je sens de plus en plus : la nécessité des périodes intermédiaires... Il est de toute évidence que quelque chose est en train de se passer, mais ce n’est pas le « quelque chose » qui a été vu et prévu et qui sera l’aboutissement : c’est l’un des stades qui va se produire, ce n’est pas l’aboutissement.
Sri Aurobindo aussi avait dit que, d’abord, viendrait le pouvoir de prolonger la vie à volonté (c’est beaucoup plus subtil et plus merveilleux que cela), mais ça, c’est un état de conscience qui est en train de s’établir : c’est une espèce de relation et de contact constants, établis, avec le Seigneur suprême, et ça abolit le sens de l’usure, ça le remplace par une sorte de flexibilité extraordinaire, une plasticité extraordinaire. Mais l’état d’immortalité spontanée, ce n’est pas possible — pas possible —, du moins pour le moment. Il faut que cette structure se change en quelque chose d’autre, et pour changer en quelque chose d’autre, de la façon dont les choses se passent, il faudra longtemps. Ça pourra aller beaucoup plus vite que dans le passé, mais même en admettant que le mouvement se précipite, tout de même cela prendra du temps (selon notre notion du temps). Ce qui est assez remarquable, d’ailleurs, c’est que pour être dans l’état de conscience où l’usure n’existe plus, il faut changer son sens du temps : on entre dans un état où le temps n’a plus la même réalité. C’est autre chose. C’est très particulier, c’est un innombrable présent. Même cette habitude que l’on a, de penser en avant ou de prévoir ce qui va être, ça gêne, ça raccroche à la vieille manière d’être.
Tant, tant d’habitudes à changer.
La réalisation intégrale ne se produira que quand on pourra être divin spontanément. Oh! être divin spontanément, sans se regarder être, ayant dépassé le stade où on veut l’être.
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