Dans ces conversations, la Mère confie à un disciple ses expériences sur le chemin du « yoga du corps », au cours des années 1961-1973.
Les choses, non du point de vue ordinaire mais du point de vue supérieur, ont pris nettement un tournant vers le mieux. Mais les conséquences matérielles sont encore là — toutes les difficultés sont comme aggravées. Seulement, le pouvoir de la conscience est plus grand — plus clair, plus précis; et aussi l’action sur ceux qui sont de bonne volonté : ils font des progrès assez considérables. Mais les difficultés matérielles sont comme aggravées, c’est-à-dire que c’est... pour voir si nous tenons le coup!
C’est comme cela.
Il n’y a pas longtemps (c’est depuis hier), quelque chose s’est clarifié dans l’atmosphère. Mais le chemin est encore long — long, long. Ça, je le sens très long. Il faut durer. Durer, c’est surtout cela l’impression — il faut avoir de l’endurance. Ce sont les deux choses absolument indispensables : l’endurance, et garder une foi que rien ne peut ébranler, même une négation apparemment complète, même si l’on souffre, même si l’on est misérable (je veux dire dans le corps), même si l’on est fatigué — durer. S’accrocher et durer — avoir de l’endurance. Voilà.
Mais d’après ce que l’on me raconte, je veux dire ceux qui écoutent la radio, qui lisent les journaux (toutes choses que je ne fais point), le monde tout entier est en train de subir une action... qui, pour le moment, est bouleversante. Il semble que le nombre de « fous apparents » augmente considérablement. Comme en Amérique, par exemple, toute la jeunesse semble être prise par une sorte de vertige curieux, qui serait inquiétant pour les gens raisonnables, mais qui est certainement l’indication qu’une force inaccoutumée est à l’œuvre. C’est la rupture de toutes les habitudes et de toutes les règles — c’est bon. Pour le moment, c’est un peu « étrange », mais c’est nécessaire.
La vraie attitude, actuellement, n’est-elle pas d’essayer d’être aussi transparent que possible?
Transparent, réceptif à la force nouvelle.
Je me pose la question, parce que l’on a l’impression que cette transparence, c’est transparent, mais c’est un peu rien — un « rien » qui est plein, mais c’est quand même rien, on ne sait pas. On ne sait pas si c’est une espèce de tamas1 supérieur, ou...
Surtout être confiant. La grosse difficulté dans la Matière, c’est que la conscience matérielle (c’est-à-dire le mental dans la Matière) s’est formée sous la pression des difficultés — des difficultés, des obstacles, des souffrances, des luttes. Elle a été pour ainsi dire « élaborée » par ces choses, et cela lui a donné une empreinte, presque de pessimisme et de défaitisme, qui est certainement le plus grand obstacle.
C’est cela dont je suis consciente dans mon propre travail. La conscience la plus matérielle, le mental le plus matériel est habitué à agir, à faire effort, à avancer à coups de fouet; autrement, c’est le tamas. Et alors, dans la mesure où il imagine, il imagine toujours la difficulté — toujours l’obstacle ou toujours l’opposition, et cela ralentit le mouvement terriblement. Il lui faut des expériences très concrètes, très tangibles et très répétées, pour le convaincre que derrière toutes ses difficultés, il y a une Grâce, que derrière tous ses insuccès, il y a la Victoire, que derrière toutes ses douleurs, ses souffrances, ses contradictions, il y a l’Ânanda. De tous les efforts, c’est celui qu’il faut répéter le plus souvent : on est tout le temps obligé d’arrêter ou d’écarter, de convertir un pessimisme, un doute ou une imagination tout à fait défaitiste.
Je parle exclusivement de la conscience matérielle.
Naturellement, quand quelque chose vient d’en haut, ça fait brrm! comme ça (geste d’aplatissement), alors tout se tait, tout s’arrête et attend. Mais... je comprends bien pourquoi la Vérité, la Conscience de Vérité ne s’exprime pas d’une façon plus constante, parce que la différence entre son Pouvoir et le pouvoir de la Matière est tellement grande que le pouvoir de la Matière est comme annulé — mais alors, cela ne veut pas dire la Transformation, cela veut dire un écrasement. C’était cela que l’on faisait dans le temps : on écrasait toute cette conscience matérielle sous le poids d’un Pouvoir contre lequel rien ne peut lutter, auquel rien ne peut s’opposer. Et alors, on avait l’impression : « Ça y est! c’est arrivé », mais ce n’était pas arrivé du tout! Parce que le reste, en bas, demeurait tel quel, sans changer.
Maintenant, on veut lui donner la pleine possibilité de changer; eh bien, pour cela, il faut lui laisser son jeu et ne pas faire intervenir un Pouvoir qui l’écrase — cela, je comprends très bien. Mais cette conscience-là a l’obstination de l’imbécillité. Combien de fois, au moment d’une souffrance, par exemple, quand une souffrance est là, aiguë, et que l’on a l’impression qu’elle va devenir intolérable, il y a le petit mouvement intérieur (dans les cellules) d’appel — les cellules envoient leur S.O.S. — tout s’arrête, la souffrance disparaît; et souvent (maintenant de plus en plus) elle est remplacée par un sentiment de bienêtre béatifique; mais cette conscience matérielle imbécile, sa première réaction : « Ah! nous allons voir ce que ça va durer », et naturellement, par ce mouvement-là, démolit tout — il faut tout recommencer.
Je crois que pour que l’effet soit durable — pas un effet miraculeux, qui vient, éblouit et s’en va —, il faut que ce soit vraiment l’effet d’une transformation. Il faut être très, très patient — nous avons affaire à une conscience très lente, très lourde, très obstinée, qui ne peut pas avancer rapidement, qui s’accroche à ce qu’elle a, à ce qui lui a paru la vérité; même si c’est une toute petite vérité, elle s’accroche à elle et ne veut plus bouger. Alors, pour guérir cela, il faut beaucoup, beaucoup de patience — beaucoup de patience.
Le tout est de durer — durer, durer.
Sri Aurobindo a dit cela, plusieurs fois, sous des formes diverses: « Endure and you’ll conquer... Bear — bear and you’ll vanquish2 . »
Le triomphe est au plus endurant.
Et alors, cela paraît être la leçon pour ces agglomérats-là (Mère désigne son corps) — les corps, n’est-ce pas, m’apparaissent simplement comme des agglomérats; et tant qu’il y a une volonté derrière, de garder cela ensemble, pour une raison ou pour une autre, cela reste ensemble... Ces jours-ci, hier ou avant-hier, il y a eu cette expérience : une espèce de conscience complètement décentralisée (je parle toujours de la conscience physique, pas du tout des consciences supérieures), une conscience décentralisée qui se trouvait être ici, là, là, dans ce corps-ci, dans ce corps-là (dans ce que les gens appellent cette « personne-ci » et cette « personne-là », mais cette notion n’existe plus très bien); puis il y a eu comme une intervention d’une conscience universelle vis-à-vis des cellules, comme si elle demandait à ces cellules pour quelle raison elles voulaient garder cette combinaison, si l’on peut dire, ou cet agglomérat?... Justement, on leur faisait comprendre, ou sentir les difficultés qui venaient du nombre d’années, de l’usure, des difficultés extérieures, enfin toute la détérioration causée par le frottement, l’usure — et cela leur paraissait tout à fait indifférent. La réponse était assez intéressante, en ce sens qu’elles semblaient n’attacher d’importance qu’à la capacité de rester en contact conscient avec la Force supérieure. C’était comme une aspiration (pas formulée avec des mots, naturellement), ce qu’on appelle en anglais « a yearning », « a longing », de ce contact avec la Force divine, la Force d’Harmonie, la Force de Vérité, la Force d’Amour. Et c’est à cause de cela qu’elles appréciaient la présente combinaison.
C’était tout à fait un autre point de vue.
Je l’exprime avec des mots du mental, parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement, mais c’était dans le domaine de la sensation plutôt qu’autre chose. Et c’était très clair — c’était très clair et très continu, il n’y avait pas de fluctuations. N’est-ce pas, à ce moment-là, cette conscience universelle est intervenue en disant : « Voilà les obstacles », et ces obstacles étaient clairement vus (cette espèce de pessimisme du mental — un mental informe, qui commence à naître et à s’organiser dans ces cellules), mais les cellules elles-mêmes s’en fichaient complètement! cela leur paraissait être comme une maladie (le mot déforme, mais elles avaient l’impression comme d’un accident ou d’une maladie inévitable, ou de quelque chose qui ne faisait pas partie normale de leur développement et qui leur avait été imposé). Et alors, à ce moment-là, est né une sorte de pouvoir inférieur d’agir sur ces choses (ce mental physique); cela a donné un pouvoir matériel pour se séparer de ça et le rejeter. Et c’est après cela que ce tournant a eu lieu, dont je parlais tout à l’heure, tournant dans l’ensemble des circonstances, comme si, vraiment, quelque chose de décisif s’était passé. Il y a eu comme une joie confiante : « Ah! nous sommes libres de ce cauchemar. »
Et en même temps, un soulagement — un soulagement physique, comme si l’air était plus facile à respirer... oui, un peu comme si l’on était enfermé dans une coque — une coque suffocante — et que... en tout cas, une ouverture s’est faite dedans. Et on respire. Je ne sais pas si c’est plus que cela, mais en tout cas c’est comme si une déchirure s’était faite, une ouverture, et on respire.
Et c’était une action tout à fait matérielle, cellulaire.
Mais dès que l’on descend dans ce domaine-là, le domaine des cellules, même de la constitution des cellules, comme cela paraît moins lourd ! Cette espèce de lourdeur de la Matière disparaît — ça recommence à être fluide, vibrant. Ce qui tendrait à prouver que la lourdeur, l’épaisseur, l’inertie, l’immobilité, c’est quelque chose qui est ajouté, ce n’est pas une qualité essentielle à... c’est la fausse Matière, celle que nous pensons ou que nous sentons, mais pas la Matière elle-même telle qu’elle est. C’était très sensible.
(silence)
Ce que l’on peut faire de mieux, c’est de ne pas avoir de parti pris, ni d’idées préconçues, ni de principes — oh! les principes moraux, les partis pris de conduite, ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, et les idées préconçues au point de vue moral, au point de vue progrès, et toutes les conventions sociales et mentales... il n’y a pas de pire obstacle. Il y a des gens, je connais des gens qui ont perdu des dizaines d’années pour surmonter une de ces constructions mentales!... Si l’on peut être comme cela, ouvert — ouvert vraiment dans une simplicité, n’est-ce pas, la simplicité qui sait qu’elle est ignorante — comme cela (geste vers le haut, d’abandon), prêt à recevoir tout ce qui vient, alors quelque chose peut se produire.
Et naturellement, la soif de progrès, la soif de savoir, la soif de se transformer, et, par-dessus tout, la soif de l’Amour et de la Vérité — si l’on garde cela, on va plus vite. Une soif, vraiment, un besoin, un besoin.
Tout le reste n’a pas d’importance, c’est de ça qu’on a besoin.
S’accrocher à ce que l’on croit savoir, s’accrocher à ce que l’on sent, s’accrocher à ce que l’on aime, s’accrocher à ses habitudes, s’accrocher à ses prétendus besoins, et s’accrocher au monde tel qu’il est, c’est cela qui vous lie. Il faut défaire tout cela, une chose après l’autre. Défaire tous les liens. Et l’on a dit cela des milliers de fois, et les gens continuent à faire la même chose... Même ceux qui sont très éloquents et qui prêchent cela aux autres, ils s’ac-cro-chent — ils s’accrochent à leur manière de voir, à leur manière de sentir, leur habitude de progrès, qui paraît être pour eux seulement la seule.
Plus de liens — libre, libre. Toujours prêt à tout changer, excepté une chose : aspirer, cette soif.
Je comprends bien, il y a des gens qui n’aiment pas l’idée d’un « Divin », parce que, immédiatement, cela se mélange à toutes ces conceptions européennes ou occidentales (qui sont effroyables), et alors cela complique un peu leur existence — mais on n’a pas besoin de ça ! Le « quelque chose » dont on a besoin, la Perfection dont on a besoin, la Lumière dont on a besoin, l’Amour dont on a besoin, la Vérité dont on a besoin, la suprême Perfection dont on a besoin — et c’est tout. Les formules... moins il y a de formules, mieux c’est. Comme ça : un besoin, que seulement la Chose peut satisfaire — rien d’autre, pas de demi-mesure, seulement Ça. Et puis, allez!... Votre chemin sera votre chemin, ça n’a pas d’importance — n’importe quel chemin, n’importe, même les extravagances de la jeunesse américaine actuelle peuvent être un chemin, ça n’a pas d’importance.
Comme dit Sri Aurobindo : « Si tu ne peux pas avoir l’amour de Dieu (je traduis), eh bien, arrange-toi pour te battre avec Lui. S’Il ne te donne pas l’étreinte de l’amant, oblige-Le à te donner l’étreinte du lutteur3. » Parce qu’Il est sûr de te vaincre.
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