Ce volume comporte les réponses de la Mère aux questions des enfants de l’Ashram et des disciples, et ses commentaires sur deux de ses livres, Éducation et Entretiens 1929, et sur La Mère, de Sri Aurobindo.
Mère lit un passage relatif aux calamités naturelles (Entretien du 5 mai 1929), puis demande :
Pourquoi y a-t-il des désastres?
Parce qu’une conscience supérieure veut se manifester dans le monde, et l’homme ou la Nature résiste.
C’est partiellement vrai. Mais je ne crois pas que la Nature ait ce sentiment. Quand il y a un tremblement de terre, par exemple, ou qu’un volcan fait éruption, s’il y a des hommes dans la région et que ces événements causent leur mort, évidemment pour ces hommes c’est une catastrophe, mais on peut très bien concevoir que pour la Nature c’est un amusement! On dit : « Quel vent terrible! » Naturellement, pour les hommes c’est « terrible », mais pas pour la Nature. C’est une question de proportion, n’est-ce pas. Je ne sais pas s’il est nécessaire de faire entrer en ligne de compte une force supérieure qui veut se manifester et une résistance de la Nature; c’est possible, mais ce n’est pas indispensable. On peut très bien comprendre que c’est un jeu de la Nature avec des forces formidables et que, pour elle, ce n’est qu’une distraction ; en tout cas rien de catastrophique. Pour la conscience de la Nature ou la conscience matérielle, les formes physiques et l’humanité sur terre sont comme des fourmis. Vous-même, quand vous marchez, vous ne croyez pas nécessaire de vous déplacer pour éviter d’écraser les fourmis! à moins que vous ne soyez un « non-violent » acharné. Vous marchez, et si vous écrasez quelques centaines de fourmis, tant pis! Eh bien, c’est la même chose pour la Nature. Elle avance, et si au cours de sa marche elle détruit quelques milliers d’hommes, ce n’est pas pour elle d’une grande importance, elle peut en fabriquer encore quelques millions! Ce n’est pas difficile.
Cela me rappelle une histoire qui est arrivée à Paris quand j’avais dix-sept ou dix-huit ans. Il y avait un « Bazar de la Charité ». Le Bazar de la Charité était un endroit où les gens du monde se mettaient à vendre et à acheter toutes sortes de choses, et le produit de la vente allait aux œuvres de charité (c’était plutôt pour s’amuser que pour faire du bien, mais enfin, les œuvres de charité en profitaient). Toute l’élégance, tout le raffinement de la haute société étaient réunis là. Or, le bazar était très beau, mais d’une structure temporaire, parce qu’il devait durer trois ou quatre jours seulement. Le toit était fait d’une toile goudronnée peinte que l’on avait suspendue. Tout était éclairé à l’électricité; le travail était plus ou moins convenablement fait, mais naturellement on pensait que c’était pour quelques jours seulement. Un court-circuit arrive, tout se met à flamber; le toit a pris feu et d’un seul coup est tombé sur les gens. Comme je l’ai dit, toute l’élite de la société était là — pour eux, du point de vue humain, c’était une catastrophe effrayante. Il y avait des gens près de la sortie qui essayaient de se sauver; d’autres, enflammés, essayaient aussi de se sauver et d’atteindre la porte. C’était une véritable bagarre! Tous ces gens élégants, raffinés, qui avaient normalement de si bonnes manières, ont commencé à se battre comme des portefaix. Il y avait même un comte de quelque chose, qui était très connu, un poète, d’une élégance parfaite, qui avait une canne à pomme d’argent, et on l’a surpris en train de taper sur la tête des femmes avec sa canne pour pouvoir passer devant elles! Enfin, c’était un beau spectacle, quelque chose de très élégant! Ensuite, lamentations dans la société, grandes funérailles, et beaucoup d’histoires... Or, on avait demandé à un dominicain, orateur bien connu, de faire un discours sur la tombe des malheureux qui avaient péri dans le feu. Il a dit à peu près ceci : « C’est bien fait pour vous. Vous ne vivez pas selon la loi de Dieu et Il vous a punis en vous brûlant. »
Et chaque fois qu’il y avait un désastre, on répétait cette histoire. Naturellement, il s’est trouvé des gens qui ont protesté et qui ont dit : « Voilà un Dieu dont nous ne voulons pas! » Mais ces idées sont bien de l’humanité courante.
L’humanité « pécheresse » est une idée tout à fait chrétienne, qui fausse notre idée du Divin — un Divin qui punit des pauvres gens parce qu’ils ont le malheur d’être nés « pécheurs », ne serait pas très généreux ! Enfin...
(Mère poursuit sa lecture) « ... la philosophie a toujours été incapable de dévoiler le secret des choses; c’est parce qu’elle a essayé de réduire l’univers à la taille de l’esprit humain. » (Entretien du 5 mai 1929)
(Mère poursuit sa lecture) « ... la philosophie a toujours été incapable de dévoiler le secret des choses; c’est parce qu’elle a essayé de réduire l’univers à la taille de l’esprit humain. »
(Entretien du 5 mai 1929)
« Réduire l’univers à la taille de l’esprit humain », c’est justement ce que tout le monde fait. Et non seulement il juge l’univers, mais il juge les principes divins qui l’ont fait et il s’imagine qu’il peut savoir quelque chose.
Est-ce que la « liberté » veut dire une liberté de tout attachement?
Ce n’est pas seulement une liberté de tout attachement, mais une libération de tout esclavage à la loi des conséquences. Dans le domaine matériel, il y a un déterminisme qui vient de la loi des conséquences, de la loi des causes et effets; par conséquent, la libération intérieure ne vous libère pas seulement de tout attachement, mais de toutes les conséquences. Comme je vous l’ai dit plusieurs fois, par votre libération intérieure, votre conscience s’élève à un niveau très au-dessus du niveau qui régit le monde matériel et, de ce niveau élevé, la Force peut descendre et supprimer toutes les conséquences matérielles.
Si, dans la conscience supérieure, on réalise une certaine vérité et que le mental résiste, faut-il forcer le mental à accepter la nouvelle vérité?
Si vous arrivez à le forcer, très bien. Mais ce n’est pas si facile. Il ne suffit pas de décider de le forcer pour que cela se fasse! il se révolte. Et il n’est pas le seul à se révolter. Alors qu’est-ce que vous allez faire avec ce mental en révolte? Le laisser faire? Épuiser tout cela ? Ce n’est pas très fameux comme procédé!
Le fonctionnement n’est pas le même chez chacun. Il y a des gens qui ont une grande lumière dans le mental (ou croient l’avoir!), ils savent des choses, ils savent comment le monde et les autres doivent se conduire, et, de plus, ils sont sûrs qu’eux, ils sont très loin sur le sentier; mais quand ils commencent à agir, ils sont plus bêtes que le petit garçon qui court dans la rue. Pourquoi? Parce que ce n’est pas le mental qui a décidé, et même s’il a décidé, ce n’est pas lui qui a exécuté; ce qui a exécuté ne reconnaît pas du tout l’autorité du mental, il lui dit : « Laisse-moi tranquille, tu m’embêtes! J’agis selon ma propre inspiration! » Alors qu’allez-vous faire? Essayer de faire une leçon à votre mental? Vous pouvez toujours essayer, mais ce n’est pas sûr que vous réussissiez. Ce n’est pas un problème facile... La nature humaine est très versatile; après avoir pensé d’une manière, elle pense d’une autre; après avoir senti d’une façon, elle sent d’une autre, et ainsi de suite; rien ne persiste : le bon pas plus que le mauvais; le mauvais un peu plus que le bon! Mais enfin, ça ne persiste pas indéfiniment. Alors, si vous avez la patience d’attendre, sûrement ça changera !
Mais tout revient!
Mais oui, parce que, de cette façon-là, rien ne changera, c’est seulement le rythme qui changera. C’est comme les roues de couleurs : tantôt on voit une couleur, tantôt une autre, et si l’on attend assez longtemps, on voit le rouge, le bleu, le blanc, le rouge, le bleu, le blanc... indéfiniment. Il y a des gens qui ont une jolie petite théorie comme cela que j’ai entendue plusieurs fois; ils disent qu’il ne faut jamais comprimer son vital, il faut le laisser faire tout ce qu’il veut, il se fatiguera et il se guérira ! C’est d’une bêtise formidable! D’abord, parce que le vital, de par sa nature même, n’est jamais satisfait, et si un certain genre d’activité devient fade, il doublera la mesure : si ses bêtises l’ennuient, il augmentera ses bêtises et ses excès, et si cela le fatigue, dès qu’il sera reposé, il recommencera. Car il ne sera pas changé. D’autres disent que, si vous vous asseyez sur votre vital, il sera comprimé et, un jour, il jaillira comme de la vapeur... et c’est vrai. Donc, comprimer le vital n’est pas une solution. Le laisser faire n’est pas une solution non plus, et, généralement, cela entraîne des désordres assez graves. Il doit y avoir une troisième solution.
Aspirer à ce que la lumière d’en haut vienne le purifier?
Évidemment, mais le problème reste. Vous aspirez à un changement, peut-être au changement d’un point précis; mais la réponse à votre aspiration ne viendra pas immédiatement et, entre-temps, votre nature résistera. Les choses se passent ainsi : à un moment donné, la nature aura l’air d’avoir cédé et vous penserez que vous avez obtenu le résultat voulu. Votre aspiration diminuera d’intensité, parce que vous penserez que vous avez obtenu le résultat voulu. Mais l’autre, qui est très malin, qui attend tranquillement dans son coin, quand vous ne serez pas sur vos gardes, il jaillira comme le diable de sa boîte, et il faudra tout recommencer.
Mais si on peut enlever complètement la racine de la chose?
Ah! il faut se méfier de cela. J’ai connu des gens qui voulaient sauver le monde en le diminuant tant qu’il n’y avait plus de monde! C’est le procédé ascétique — vous voulez supprimer le problème en supprimant la possibilité du problème. Mais ça ne changera jamais rien.
Non, il y a un procédé — c’est sûr —, mais il faut que votre procédé soit très clairvoyant et que vous ayez une conscience très éveillée de votre personne et de ce qui s’y passe et de la manière dont les choses se font. Prenons, par exemple, le cas d’une personne qui a des accès de fureur et de violence. Selon un procédé, on lui dira : « Mettez-vous bien en colère, vous aurez les conséquences de votre colère et cela vous guérira. » C’est discutable. Selon un autre procédé, on lui dira : « Asseyezvous sur votre colère et elle disparaîtra. » C’est aussi discutable. En tout cas, il faudra vous asseoir tout le temps, car si jamais vous vous levez une minute, vous verrez immédiatement ce qui arrivera ! Alors comment faire?
Il faut devenir de plus en plus conscient. Il faut observer par quel procédé la chose arrive, par quel chemin le danger s’approche, et se tenir sur le chemin avant qu’il puisse arriver au bout. Si vous voulez vous guérir d’un défaut ou d’une difficulté, il n’y a qu’un procédé : être parfaitement vigilant, avoir une conscience très éveillée et vigilante. D’abord, il faut voir très clairement ce que vous voulez faire. Il ne faut pas hésiter, être plein de doutes, se dire : « Est-ce que c’est bon de faire ceci ou pas, est-ce que ça entre dans la synthèse ou ne doit pas y entrer? » Vous verrez que, si vous vous fiez à votre mental, il fera toujours la navette : il vacille tout le temps. Si vous prenez une décision, il vous présentera tous les arguments pour vous montrer que votre décision n’est pas bonne, et vous serez ballotté entre le « oui » et le « non », entre le gris et le noir, et vous n’arriverez à rien. Donc, d’abord, il faut savoir exactement ce que vous voulez faire — savoir, non pas mentalement, mais par la concentration, par l’aspiration et par une volonté très consciente. Ça, c’est le point important. Après, il faut, petit à petit, par l’observation, par une vigilance soutenue, réaliser une sorte de méthode qui vous sera personnelle — inutile d’essayer de convaincre les autres d’adopter la même méthode que vous, car ça ne réussira pas. Chacun doit trouver son propre procédé, chacun doit avoir son propre procédé, et à mesure que vous mettrez en pratique votre procédé, il deviendra de plus en plus clair, de plus en plus précis. Vous pouvez rectifier un point, en préciser un autre, etc. Donc, vous vous mettez au travail... Pendant un certain temps, tout ira bien. Puis, un jour, vous vous trouverez en face d’une difficulté insurmontable et vous vous direz : « J’ai fait tout cela et voilà que tout est aussi mauvais qu’avant! » Alors, dans ce cas, il faut, par une concentration encore plus soutenue, ouvrir une porte intérieure en vous et faire entrer dans ce mouvement une force qui n’était pas là auparavant, un état de conscience qui n’était pas là avant. Et là, il y aura un pouvoir, alors que votre propre pouvoir personnel sera épuisé et qu’il n’aura plus d’effet. Quand le pouvoir personnel s’épuise, les gens ordinaires disent : « C’est bon, je ne peux plus rien faire, c’est fini. » Mais je vous dis que, quand vous vous trouvez en face de ce mur-là, c’est le commencement de quelque chose de nouveau. Par une concentration obstinée, il faut passer de l’autre côté du mur, et là, vous viendra une nouvelle connaissance, une nouvelle force, un nouveau pouvoir, une nouvelle aide, et vous pourrez élaborer un nouveau système, un nouveau procédé qui, lui, vous mènera plus loin.
Je ne dis pas cela pour vous décourager; simplement, les choses se passent comme cela. Et la pire de toutes les choses, c’est d’être découragé quand cela arrive. Il faut vous dire : « Avec les moyens de transport à ma disposition, je suis arrivé à un certain point, mais ces moyens-là ne me permettent pas d’aller plus loin. Que faut-il faire?... S’asseoir là et ne plus bouger? Pas du tout. Il faut trouver d’autres moyens de transport. » Cela arrivera souvent, mais au bout d’un certain temps, vous en aurez l’habitude. Il faut s’asseoir un moment, méditer et, après, trouver un autre moyen. Il faut augmenter votre concentration, votre aspiration et votre confiance et, avec la nouvelle aide qui vous viendra, faire un nouveau programme, élaborer d’autres moyens pour remplacer ceux que vous avez dépassés.
C’est ainsi que l’on progresse d’étape en étape.
Mais il faut prendre très grand soin de réaliser à chaque étape, aussi parfaitement que possible, ce que l’on a gagné ou appris. Si vous restez dans un état de conscience interne et que vous n’appliquiez pas matériellement le progrès intérieur, il arrivera certainement un moment où vous ne pourrez plus bouger du tout, car votre être extérieur, inchangé, sera comme un boulet qui vous tirera en arrière et vous empêchera d’avancer. Alors, le point le plus important (ce que tout le monde dit, mais que peu de gens font), c’est de mettre en pratique ce que vous savez. Avec cela, vous avez une grosse chance de succès et, avec de la persévérance, vous arriverez certainement.
Il ne faut jamais se décourager quand on se trouve en face d’un mur, jamais se dire : « Oh! que faire? C’est encore là ! » Comme cela, la difficulté sera encore là et encore là et encore là jusqu’à la fin. C’est seulement quand vous arriverez au but, que tout tombera d’un coup.
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