Ce volume comporte les réponses de la Mère aux questions des enfants de l’Ashram et des disciples, et ses commentaires sur ses Entretiens 1929.
Tu dis : « Même ceux qui ont la volonté de s’enfuir, quand ils arrivent de l’autre côté, peuvent trouver que la fuite ne sert pas à grand-chose après tout. » (Entretien du 28 avril 1929)
Tu dis : « Même ceux qui ont la volonté de s’enfuir, quand ils arrivent de l’autre côté, peuvent trouver que la fuite ne sert pas à grand-chose après tout. »
(Entretien du 28 avril 1929)
Qu’est ce que tu appelles « l’autre côté » ?
On dit l’autre côté du voile, l’autre côté de l’existence. C’est ne plus être dans le physique : être dans le vital, par exemple, ou dans la partie consciente du vital. On devient conscient des deux côtés et alors on sait ce qui se passe. Il y a des gens qui sortent méthodiquement de leur corps pour avoir l’expérience de la séparation entre les deux. Mais cela, il faut savoir le faire, et il ne faut pas le faire tout seul. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui puisse être là et regarder et surveiller le corps.
Est ce que l’offrande et la soumission au Divin ne sont pas la même chose?
Ce sont deux aspects de la même chose, mais pas tout à fait pareils. L’un est plus actif que l’autre. Ils n’appartiennent pas tout à fait au même plan d’existence.
Par exemple, tu as décidé de faire l’offrande de ta vie au Divin, tu prends cette décision. Mais tout d’un coup, il t’arrive une chose tout à fait désagréable, inattendue, et ton premier mouvement est de réagir et de protester. Tu as pourtant fait l’offrande, tu as dit une fois pour toutes : « Ma vie appartient au Divin », et puis, tout d’un coup, une circonstance extrêmement désagréable arrive (cela peut arriver) et il y a quelque chose en toi qui réagit, qui n’en veut pas. Mais là, si tu veux vraiment être logique avec ton offrande, il faut que tu présentes cette circonstance désagréable, que tu en fasses l’offrande au Divin, en lui disant avec une expression sincère : « Que Ta volonté soit faite; si Tu décides comme cela, ce sera comme cela. » Et il faut que ce soit une adhésion volontaire et spontanée. Alors c’est très difficile.
Même pour la plus petite chose, quelque chose qui n’est pas en accord avec ce que tu attendais, ce pour quoi tu as travaillé, au lieu que ce soit une réaction opposée qui vienne — spontanément, irrésistiblement, il y a un recul : « Non, pas ça » —, si l’on a fait un « surrender » complet, une soumission totale, surrender » complet, une soumission totale, eh bien, ce n’est pas comme cela : on est aussi tranquille, aussi paisible, aussi calme dans un cas comme dans l’autre. Et on a peut-être conçu que ce serait mieux si la chose se faisait d’une certaine manière; mais si elle se fait autrement, on trouve que c’est aussi bien. On peut, par exemple, avoir travaillé très dur pour faire quelque chose, pour que quelque chose arrive, avoir donné beaucoup de son temps, beaucoup de son énergie, beaucoup de sa volonté, et tout cela non pas pour soi-même, mais, par exemple, pour une œuvre divine (cela, c’est l’offrande), et admets qu’après avoir pris tout ce mal, fait tout ce travail et tous ces efforts, cela tombe juste à l’envers, cela ne réussit pas. Si tu es vraiment soumis, tu dis : « C’est bon, c’est bien, j’ai fait ce que j’ai pu, aussi bien que j’ai pu; maintenant ce n’est pas ma décision, c’est la décision du Divin, je me soumets entièrement à ce qu’Il décide. » Tandis que si l’on n’a pas cette espèce de soumission profonde et spontanée, on se dit : « Comment! je me suis donné tant de mal pour faire une chose qui n’est pas une chose égoïste, qui est une chose pour l’Œuvre divine, et voilà le résultat, cela ne réussit pas! » Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent c’est comme cela.
La vraie soumission est une chose très difficile.
Pour la soumission, est ce qu’il faut continuer à faire ce que l’on doit faire?
Continuer à faire ce que l’on doit, ce qui est clairement indiqué que l’on doit faire, ce qui est à faire — que l’on réussisse ou que l’on ne réussisse pas, que le résultat soit ce que l’on pense ou ce que l’on espère, ou que cela ne soit pas, cela n’a aucune importance : on continue.
Mais quand on essaye, si l’on fait une faute inconsciem ment, comment comprendre?
Si l’on est tout à fait sincère, on comprend. Ne pas comprendre sa faute est toujours le signe d’une insincérité quelque part. Et généralement, c’est caché dans le vital. Quand le vital consent à collaborer (ce qui est déjà un grand pas), quand il décide qu’il va aussi travailler, qu’il va donner tout son effort et toute son énergie pour que le travail se fasse, il y a malgré tout en dessous, bien caché quelque part, une sorte de — comment pourronsnous appeler cela ? —, un espoir que les choses tourneront bien et que le résultat sera favorable. Et ça voile la complète sincérité. Parce que cet espoir est une chose égoïste, personnelle, et ça voile la complète sincérité. Alors on ne sait pas.
Mais si l’on est tout à fait, absolument sincère, dès que ce que l’on fait n’est pas exactement ce qu’il faudrait faire, on le sent d’une façon très précise — pas violente, mais très précise, très exacte : « Non, pas ça. » Et alors, si l’on n’a pas d’attachement, immédiatement cela cesse, instantanément cela cesse.
Seulement on a de l’attachement, même pour une œuvre désintéressée. C’est cela qu’il faut comprendre. Vous avez donné votre vie pour un but qui n’est pas égoïste, mais l’ego est là tout de même. Et vous avez une façon spéciale, personnelle de faire la chose; et vous avez en vous un espoir (pour ne pas dire un désir) que le résultat sera comme cela, que vous obtiendrez cela, que cela sera fait. Même un travail qui n’est pas fait pour vous mais qui est une œuvre que vous avez entreprise, vous espérez qu’elle réussira, que vous aurez du succès — pas personnellement : pour la chose que vous avez entreprise, l’œuvre que vous êtes en train de faire. Eh bien, cela donne juste un tout petit quelque chose comme ça en dessous, très caché, un tout petit quelque chose qui est un peu... pas très droit, un peu courbe, tordu. Et alors vous ne savez pas. Mais si ce n’était pas là, dès que vous ne faites pas exactement la chose qu’il faut, vous le savez. Vous le savez d’une façon absolument précise. C’est aussi délicat qu’un mouvement qui serait la millième partie d’un millimètre. Oui, il est là, et cela suffit, vous savez : « Je me suis trompé. » Mais il faut avoir cette sincérité absolue qui justement, à tout prix, ne veut pas se tromper soi-même; qui fera n’importe quoi, qui renoncera à tout, tout, tout, plutôt que de vivre dans une illusion quelconque. Mais c’est très difficile; cela prend du temps et beaucoup de travail. Quand on fait une chose, toujours les deux, le mental et le vital, sont là qui essayent de tirer un profit quelconque de ce que l’on fait : un profit de satisfaction personnelle, un profit de contentement, un profit de bonne opinion que l’on a de soi. C’est difficile de ne pas se tromper soi-même.
Quelle est la façon précise de sentir que nous apparte nons au Divin et que le Divin agit en nous?
Il ne faut pas sentir avec sa tête (parce qu’on le pense, mais c’est vague, comme cela), il faut sentir avec sa sensation. Naturellement on commence par vouloir avec sa tête, parce que c’est la première chose qui comprenne. Et puis on a une aspiration ici (geste au cœur), avec une flamme qui vous pousse à réaliser. Mais si l’on veut vraiment que ce soit la chose, eh bien, il faut le sentir.
Tu fais quelque chose, admets par exemple que tu fasses de l’exercice, du « weight-lifting 2 ». Et alors tout d’un coup, sans. même savoir comment cela s’est passé, tout d’un coup tu as l’impression qu’il y a une force qui est infiniment plus grande que toi, plus grande, plus puissante, une force qui lève pour toi. Ton corps devient une chose presque inexistante, et il y a cette Chose qui lève. Et alors tu verras; quand cela t’arrivera, tu ne demanderas plus comment il faut faire : tu le sauras. Cela arrive.
Cela dépend des gens, cela dépend de ce qui domine dans leur être. Pour les gens qui pensent, tout d’un coup ils ont l’impression que ce n’est plus eux qui pensent, qu’il y a quelque chose qui sait beaucoup mieux, qui voit beaucoup plus clair, qui est infiniment plus lumineux, plus conscient en eux, qui organise les pensées et les mots; et alors ils écrivent. Mais si l’expérience est complète, ce n’est même plus eux qui écrivent, c’est cette même Chose qui s’empare de la main et qui la fait écrire. Eh bien, on sait à ce moment-là que la petite personne physique n’est plus qu’un tout petit outil bien insignifiant et qui essaye de se tenir bien tranquille pour ne pas déranger l’expérience.
Il faut surtout ne pas déranger l’expérience. Si tout d’un coup on dit : « Oh! tiens, que c’est étonnant! »...
Comment arriver à cet état?
Aspirer, le vouloir. Essayer d’être de moins en moins égoïste, mais pas dans le sens d’être gentil pour les autres ou de s’oublier soi-même, pas cela : avoir de moins en moins la sensation d’être une personne, d’être une entité séparée, d’être quelque chose qui existe en soi, isolé du reste.
Et puis alors, surtout — surtout — c’est cette flamme intérieure, cette aspiration, ce besoin de lumière. C’est une sorte de... comment dire... d’enthousiasme lumineux qui vous saisit. C’est un besoin irrésistible de se fondre, de se donner, de ne plus exister que dans le Divin.
À ce moment-là, on a l’expérience de son aspiration.
Mais ce moment-là doit être absolument sincère et aussi intégral que possible; et pas seulement se passer dans la tête, pas seulement se passer ici, mais se passer partout, dans toutes les cellules du corps. Il faut que la conscience intégrale ait ce besoin irrésistible... Cela dure un certain temps, puis ça s’amoindrit, ça s’éteint. On ne garde pas ces choses très longtemps. Mais alors il arrive qu’un moment après, ou un jour après, ou quelque temps après, tout d’un coup on a l’expérience opposée. Au lieu de sentir cette montée, tout cela, ça n’existe plus, et on a l’impression de la Descente, de la Réponse. Et ce n’est plus que la Réponse qui existe. Ce n’est plus que la pensée divine, la volonté divine, l’énergie divine, l’action divine qui existent. Et vous, vous n’êtes plus.
C’est-à-dire que c’est la réponse à notre aspiration. Cela peut arriver tout de suite après — c’est très rare, ça peut arriver. Si on a les deux simultanément, alors l’état est parfait; généralement ils alternent; ils alternent de plus en plus proches, jusqu’au moment où la fusion est totale. Alors là, on ne fait plus de distinction. J’ai entendu dire à un soufi mystique (qui était d’ailleurs un grand musicien, un Indien) que pour les soufis il y avait un état supérieur à l’état d’adoration et de soumission au Divin, de dévotion, que cela, ce n’était pas la dernière étape : la dernière étape du progrès, c’est quand on ne fait plus de distinction; on n’a plus cette espèce d’adoration, de soumission, de consécration. C’est un état tout à fait simple et où l’on ne fait aucune distinction entre le Divin et soi-même. Ils connaissent cela. C’est même décrit dans leurs livres. C’est un état connu où alors tout devient tout à fait simple. On ne fait plus de différence. Il n’y a plus cette espèce de soumission extasiée devant « Quelque Chose » qui vous dépasse de toutes façons, que vous ne comprenez plus, qui est seulement l’effet de votre aspiration, de votre dévotion. Il n’y a plus de différence. Quand l’union est parfaite, il n’y a plus de différence.
Est ce que c’est la fin du progrès de soi?
Il n’y a jamais de fin au progrès — il n’y a jamais de fin, on ne peut jamais mettre un point là.
Est ce que cela peut arriver avant la transformation du corps?
Avant la transformation du corps?... C’est un phénomène de conscience. Par exemple, la conscience physique peut avoir cette expérience même pendant des années avant que les cellules ne changent. Il y a une grande différence entre la conscience physique (la conscience corporelle) et le corps matériel... Cela prend longtemps, parce que c’est une chose qui n’a jamais été faite. Cet état-là, je vous l’ai dit, c’est un état connu, qui a été réalisé par certaines gens — les plus avancés, les plus hauts parmi les mystiques —, mais la transformation du corps n’a jamais été faite, par personne.
Et cela prend terriblement longtemps. Sri Aurobindo disait... Je lui ai demandé un jour : « Combien de temps est-ce que cela prendra pour transformer le corps? » Il n’a pas hésité, il a dit : « Oh! quelque chose comme trois cents ans. »
Trois cents ans à partir de quand ?
Trois cents ans à partir du moment où l’on a cette conscience dont je viens de parler. (rires)
Non, la conclusion, ce qu’il faut arriver à faire, c’est obtenir la prolongation de la vie à volonté : ne quitter son corps que quand on le veut.
Alors si l’on a résolu de transformer son corps, eh bien, il faut attendre avec toute la patience qu’il faut — trois cents ans, cinq cents ans, mille ans, cela ne fait rien —, le temps qu’il faut pour changer. Moi, je vois que trois cents ans, c’est un minimum. Pour vous dire la vérité, avec l’expérience que j’ai des choses, je crois que c’est vraiment un minimum.
Mais imaginez. Vous n’avez jamais réfléchi à ce que c’est, n’est-ce pas? Comment est bâti votre corps? D’une façon purement animale, avec tous les organes et tout ce fonctionnement. Vous êtes absolument dépendant : si votre cœur s’arrête pendant plus d’un millième de seconde, vous vous en allez, et puis c’est fini. Tout cela fonctionne et ça fonctionne automatiquement, sans votre volonté consciente — heureusement pour vous, parce que si vous deviez surveiller le fonctionnement, il y a longtemps que cela aurait marché de travers! Tout cela est là. Tout est nécessaire puisque cela a été organisé comme cela. Vous ne pouvez pas vous passer d’un organe, du moins totalement : il faut qu’il y ait quelque chose qui le représente en vous.
La transformation veut dire que tout cet arrangement purement matériel est remplacé par un arrangement de concentrations de force selon certains genres de vibrations différentes remplaçant chaque organe par un centre d’énergie consciente mû par une volonté consciente et régi par un mouvement venu de tout en haut, des régions supérieures. Plus d’estomac, plus de cœur, plus de circulation, plus de poumons, plus de... tout cela disparaît. Mais c’est remplacé par un ensemble de vibrations représentant ce que ces organes-là sont symboliquement. Parce que les organes sont seulement les symboles matériels des centres d’énergie; ils ne sont pas la réalité essentielle : simplement ils lui donnent une forme ou un support dans certaines circonstances données. Alors le corps transformé fonctionnera par ses centres d’énergie réels et non plus par leurs représentants symboliques tels qu’ils se sont développés dans le corps animal. Par conséquent, il faut d’abord savoir ce que votre cœur représente dans l’énergie cosmique, et la circulation ce qu’elle représente, et l’estomac ce qu’il représente, et le cerveau ce qu’il représente. D’abord, il faut être conscient de tout cela pour commencer. Et puis, il faut avoir à sa disposition les vibrations d’origine de cela qui est symbolisé par ces organes. Et il faut lentement rassembler toutes ces énergies dans son corps, et changer chaque organe en un centre d’énergie consciente qui remplacera le mouvement symbolique par le mouvement réel... Tu crois que cela ne prendra que trois cents ans pour faire cela ? Je crois que cela prendra beaucoup plus de temps pour que l’on puisse avoir une forme avec des qualités qui ne seront pas exactement celles que nous connaissons, mais qui lui seront très supérieures; une forme que naturellement on rêve de voir plastique : comme l’expression de votre figure change avec vos sentiments, le corps changera (pas de forme, mais dans la même forme) selon ce que vous voulez exprimer avec votre corps. Il peut devenir très concentré, très développé, très lumineux, très assagi, avec une plasticité complète, une élasticité complète, et puis une légèreté à volonté... Vous n’avez jamais rêvé de donner un coup de pied par terre et puis de partir en l’air, de voler comme cela ? On se promène. On donne un coup d’épaule, on va par ici; on donne un coup d’épaule, on va par là ; et puis on va partout où l’on veut, très facilement; et puis quand on a bien fini, on revient, on rentre dans son corps. Eh bien, il faut pouvoir faire cela avec son corps, et aussi certaines choses qui sont en rapport avec la respiration — mais ce ne seront plus des poumons : un mouvement vrai derrière un mouvement symbolique et qui vous donne cette capacité de légèreté. Vous n’appartenez plus au système de gravitation, vous y échappez. Et ainsi de suite 3 .
Il n’y a pas de fin à l’imagination : être lumineux quand on veut, être transparent quand on veut. Naturellement il n’y a plus besoin d’os aussi dans le système; ce n’est pas un squelette avec de la peau et des viscères, c’est autre chose. C’est de l’énergie concentrée qui obéit à la volonté. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de formes définies, reconnaissables; la forme sera construite par des qualités plutôt que par des particules solides. Ce sera, si l’on peut dire, une forme pratique ou pragmatique; elle sera souple, mobile, légère à volonté, contrairement à la fixité de la forme matérielle grossière.
Alors, pour changer ça en ce que je viens de décrire, je crois vraiment que trois cents ans, c’est très peu. Il semble qu’il faille beaucoup plus que cela. Peut-être qu’avec un travail très, très, très concentré...
Trois cents ans avec le même corps?
Eh bien, on change, ce n’est plus le même corps.
Mais, n’est-ce pas, quand notre petite humanité dit trois cents ans avec le même corps, vous dites : « Voilà, quand j’ai cinquante ans, ça commence déjà à se décomposer, alors trois cents ans, ça va être une chose horrible! » Mais ce n’est pas comme cela. Si c’est trois cents ans avec un corps qui va en se perfectionnant d’année en année, peut-être que quand on arrivera à la trois-centième année, on dira : « Oh! il m’en faut encore trois ou quatre cents pour que je sois comme je veux être. » Si chaque année qui passe représente un progrès, une transformation, on voudra avoir de plus en plus d’années pour pouvoir se transformer de plus en plus. Quand quelque chose n’est pas tout à fait comme vous voulez que ce soit — mettons, par exemple, rien que l’une des choses que je viens de décrire, comme la plasticité, ou la légèreté, ou l’élasticité, ou la luminosité, et que tout cela n’est pas exactement comme on le veut, alors il faut encore au moins deux cents ans pour que ce soit fini, mais on ne pense jamais : « Comment! ça va encore durer deux cents ans! » Au contraire, on dit : « Il faut absolument encore deux cents ans pour que ce soit vraiment fait. » Et puis, quand tout est fait, quand tout est parfait, alors il n’est plus question d’années, parce qu’on est immortel.
Mais il y a beaucoup d’objections que l’on peut faire. On peut dire qu’il serait impossible qu’un corps change sans que quelque chose ne change dans l’entourage. Quelle sera votre relation avec les autres objets si vous avez tellement changé? Avec d’autres êtres aussi? Il semble nécessaire qu’il y ait tout un ensemble de choses qui change, au moins dans certaines proportions relatives, pour que l’on puisse exister, continuer à exister. Et alors cela se complique beaucoup, parce que ce n’est plus une conscience individuelle qui doit faire le travail, cela devient une conscience collective. Alors c’est encore beaucoup plus difficile.
(silence)
Est ce que l’on ne progresse pas si l’on n’est pas conscient de tout ce que le Divin fait en nous?
On progresse, mais on n’est pas conscient de son progrès; et alors le progrès n’est pas volontaire. C’est-à-dire, c’est un progrès que le Divin fait en vous sans votre collaboration. Cela prend beaucoup plus de temps. Cela se fait, mais cela prend beaucoup plus de temps. Quand on est conscient et que l’on collabore, et que justement on fait consciemment ce qu’il faut faire, cela se fait beaucoup plus vite.
Il y a beaucoup de gens qui ne sont même pas conscients, l’immense majorité des gens ne sont même pas conscients de l’action de la Force divine en eux. Si on leur parle de cela, ils vous regardent avec des yeux ronds, ils croient que vous êtes à moitié fou, ils ne savent pas de quoi vous parlez. C’est l’immense majorité des êtres humains. Et pourtant, la Conscience est à l’œuvre et travaille tout le temps. Elle les pétrit du dedans, qu’ils le veuillent ou non. Mais alors, quand on en devient conscient, il y a des êtres que cela révolte, qui sont tellement bêtes qu’ils commencent par se révolter en disant : « Ah ! non, je veux que ce soit moi! » Moi, c’est-à-dire un imbécile qui ne sait rien. Et puis cela passe aussi. Enfin il y a un moment où l’on collabore, et l’on dit : « Oh ! quel bonheur! » Et on se donne, et on se veut aussi passif, aussi réceptif que possible afin de ne pas faire obstacle à cette Volonté divine, à cette Conscience divine qui agit. On devient de plus en plus attentif, et à mesure justement que l’on est plus attentif et plus sincère, on sent dans quelle direction, dans quel mouvement agit cette Conscience divine, et on se donne tout entier. Cela mûrit plus vite. Et on peut faire vraiment en quelques minutes, de cette façon-là, le travail qui prendrait des années autrement. Et c’est cela, le but du yoga : on peut faire le travail en quelques heures, dans un temps qui est concentré, rétréci ; on peut faire autrement ce que la Nature fait — la Nature le fera, la Nature arrivera à transformer tout cela, mais quand on voit le temps qu’elle a pris pour faire ce qu’elle a fait jusqu’à présent, si l’on veut faire de cela l’autre chose... Évidemment, pour la Conscience divine, le temps est très peu de chose, mais pour la conscience ici, c’est beaucoup. Il y a un point de vue où l’on dit : « Bah ! ça se fera, c’est sûr de se faire, alors c’est bon, il n’y a qu’à laisser faire. » Mais la conscience humaine extérieure alors, ne participe plus, parce que cette petite conscience qui a été formée par le corps (ce corps qui est fabriqué maintenant de cette façon-là), eh bien, elle sera partie longtemps avant que cela ne se fasse. Parce que le progrès de la Nature ne s’effectue tout de même pas d’un siècle à l’autre. Si nous regardons en arrière, on ne peut pas voir qu’il y ait vraiment beaucoup de progrès par rapport à ce que les hommes étaient il y a trois mille ans — un peu, quelque chose; quelque chose qui se passe surtout dans la tête, qui comprend un petit peu mieux ; et puis une espèce de contrôle de ce que la Nature fait, une compréhension de ses procédés, on commence à comprendre ses trucs. Alors, comme on comprend ses trucs, on commence à intervenir. Mais comme on n’a pas la connaissance vraie, quand on interviendra, on peut bien faire des bêtises... Ça, je ne sais pas ce qui arrivera quand les hommes connaîtront tous les secrets de la formation de la matière, par exemple. Ils ont déjà inventé un très bon moyen de se détruire. Nous allons voir ce qui arrivera. Mais cela, c’est une toute petite étape; ça se passe surtout là (geste au front), avec des résultats matériels très relatifs.
Comment faut-il pratiquer cette conscience?
Il faut établir cette volonté d’être conscient d’une façon constante, et puis changer la volonté mentale en une aspiration. Il faut avoir ce mouvement. Et puis ne jamais oublier. Il faut regarder, se regarder, et alors se regarder vivre avec cette sincérité de ne pas se tromper, ne jamais se tromper. Oh ! comme c’est difficile!
Est-ce qu’il t’est arrivé d’avoir spontanément — spontanément, sans effort — la perception que tu t’es trompé? Je ne parle pas d’une réaction extérieure qui te donne un coup, tout à coup te réveille, et tu dis : « Ah! diable, qu’est-ce que j’ai fait là ! » Je ne parle pas de cela. Quand tu fais une chose, quand tu sens une chose, quand tu dis une chose — prends simplement les petites querelles comme j’en entends au moins une douzaine tous les jours (au moins), idiotes (je me demande comment, ayant sa raison, on peut se quereller pour des choses pareilles), eh bien, est-ce qu’au moment où l’on prononce des mots que l’on ne devrait pas prononcer, qui sont des inepties, est-ce que l’on se rend compte qu’on est vraiment stupide — pour ne pas dire pire — spontanément?... On se donne toujours une excuse. On a toujours le sentiment que l’autre a tort et que l’on a raison et que, ma foi, il faut bien lui dire qu’il a tort, hein? Autrement, il ne le saurait jamais! Non? Je le mets d’une façon un peu grossière, là, comme sous un petit microscope pour que cela se voie un petit peu plus gros. Mais c’est comme cela. Et tant que c’est comme cela, on est à des millions de lieues de la conscience véritable. Quand on ne peut pas immédiatement, instantanément faire un pas en arrière, se mettre à la place de l’autre, comprendre pourquoi il a ce sentiment, avoir un peu la vision de sa propre faiblesse, comparer les deux, et en venir à la conclusion : « Eh bien, c’est cela, la vraie chose », c’est que l’on est encore très loin derrière. Quand on peut faire cela spontanément, instantanément, que cela ne prenne pas de temps, que cela soit le mouvement naturel, alors là, on peut être satisfait qu’on a fait un petit progrès... Tu as l’expérience combien de fois dans ta journée? Même si l’on n’en vient pas à une querelle prononcée, combien de fois il y a la réaction dans la tête, là, quelque chose qui saute dans la tête, au lieu de cette sagesse égale qui, au moment même où les choses se passent et quand elle les voit, comprend comment elles se passent et pourquoi c’est comme cela — et d’une façon suffisamment impersonnelle pour pouvoir toujours sourire et ne jamais avoir de réaction violente, jamais.
Et même, si l’on perçoit la Vérité, qui est bien au-delà et bien au-dessus, la Vérité qui n’est pas réalisée et que l’on veut réaliser, si on en a la vision claire et que l’on puisse voir d’une façon constante la différence entre ce qui est vrai et qui devrait être, et ce qui est faux et déformé et qui devrait céder la place à l’autre, la voir d’une façon si claire, il n’y a plus de réactions, et même les choses qui vous paraissent les plus stupides, les plus idiotes, les plus obscures, les plus ignorantes, les plus vulgaires, les plus grossières, peuvent vous faire sourire, parce que l’on voit tout le chemin qu’il faut parcourir pour que Cela qui est là-haut vienne ici. Et si l’on avait des réactions violentes, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus de monde. Parce que, vraiment, si le monde ne devait exister que s’il était vrai, il y a longtemps qu’il n’existerait plus! Parce qu’il n’a jamais été vrai jusqu’à maintenant.
Mais si l’on reste dans cette conscience-là et qu’on regarde, alors on peut commencer à comprendre quelque chose de la vérité. Et cette conscience doit être si totale que même si les choses viennent directement contre vous, même le mouvement matériel de quelqu’un qui vient pour vous battre (il ne faut pas se laisser tuer, non; il faut peut-être faire ce qu’il faut pour ne pas être tué), mais si l’on est soi-même dans cette conscience parfaite et que l’on n’ait plus de réaction personnelle, eh bien, moi, je garantis que l’autre ne peut pas vous tuer. Il ne pourra pas, même s’il essaye. Il ne pourra pas vous battre, même s’il essaye. Seulement, il ne faut pas que vous ayez seulement une vibration violente ou fausse, n’est-ce pas : s’il y a une petite vibration fausse, cela ouvre la porte, cela rentre dedans et tout va de travers. Il faut que vous soyez en pleine conscience, dans la pleine connaissance, la parfaite maîtrise de tout, la vision claire de la Vérité — et une paix parfaite.
Il faut faire un effort tout le temps.
Voilà.
APPENDICE
Extrait d’une conversation de Sri Aurobindo avec un disciple polytechnicien
Le 8 mai 1926
En Occident, les esprits les plus élevés ne sont pas tournés vers la vérité spirituelle, mais vers la science matérielle. Le domaine de la science est très étroit, il n’embrasse que la part la plus extérieure du plan physique.
Et même là, que connaît réellement la science? Elle étudie le fonctionnement des lois, édifie des théories sans cesse renouvelées qui n’en sont pas moins tenues chaque fois comme le dernier mot de la vérité! Nous avions récemment la théorie atomique, maintenant vient la théorie électronique.
Il y a par exemple deux énoncés de la science moderne qui remueraient chez un occultiste des résonances plus profondes :
1) Les atomes sont des systèmes en révolution, comme le système solaire.
2) Les atomes de tous les éléments sont faits des mêmes constituants. Un arrangement différent est la seule cause des propriétés différentes.
Si ces énoncés étaient considérés sous leur aspect vrai, ils pourraient conduire la science à de nouvelles découvertes dont on n’a maintenant aucune idée et à côté desquelles la connaissance actuelle semblerait bien pauvre.
Suivant l’expérience des anciens yogis, la matière sensible était faite de cinq éléments, Bhûtâni : Prithivî, Apas, Agni (Téjas), Vâyu, Âkâsha.
Agni est triple :
1) le feu ordinaire, Jala Agni;
2) le feu électrique, Vaïdyuta Agni;
3) le feu solaire, Saura Agni.
La science n’a pénétré que le premier et le second de ces feux. Le fait que l’atome est semblable au système solaire pourrait la conduire à la connaissance du troisième 4 .
Par-delà Agni est Vâyu dont la science ne sait rien. C’est le support de tout contact, de tout échange, la cause de la gravitation et des champs (magnétique et électrique). Par lui est rendue possible l’action d’Agni, l’élément formel, architecte des formes.
Et par-delà Vâyu est l’éther, Âkâsha.
Mais ces cinq éléments ne constituent que la part la plus grossière du plan physique. Immédiatement derrière est le physique-vital, l’élément de la vie ensevelie dans la matière. J. C. Bose entra en contact avec cet élément dans ses expériences. Par-delà est le mental dans la matière. Ce mental est très différent du mental chez l’homme, mais reste une manifestation du même principe d’organisation. Et plus profond, il y a deux autres niveaux cachés...
Telle est la connaissance occulte concernant seulement le plan physique. La science est très en retard sur cette connaissance.
Les yogis hindous qui étaient arrivés à cette expérience ne s’occupèrent pas de l’élaborer et de la tourner en connaissance scientifique. D’autres champs d’action et de connaissance leur étaient ouverts, et ils ont négligé ce qui, pour eux, n’était que l’aspect le plus extérieur de la manifestation.
Il y a une différence entre la mentalité scientifique et le moule mental d’un occultiste. Sans doute, celui qui pourrait réunir ces deux groupes de facultés, conduirait la science vers de grands progress 5 .
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