Ce volume comporte les réponses de la Mère aux questions des enfants de l’Ashram et des disciples, et ses commentaires sur ses Entretiens 1929.
« L’art véritable est un tout et un ensemble; il est un et d’une seule tenue avec la vie. Vous pouvez consta ter quelque chose de ce tout intime et harmonieux dans l’ancienne Grèce et l’ancienne Égypte; car là, tableaux, statues, objets d’art, avaient leur place et leur raison d’être dans le plan architectural d’un monu ment; chaque détail n’était qu’une portion du tout et concourait à l’harmonie de l’ensemble. Il en est de même au Japon ; tout au moins en était-il ainsi hier encore, avant l’invasion d’un modernisme utilitaire et pratique. Une maison purement japonaise est un tout merveilleusement artistique; chaque chose y est exac tement à sa place; il n’y a rien de trop, mais rien ne manque non plus. On a l’impression, tant le tout se tient, que chaque chose est juste ce qu’elle devait être; et la maison elle-même est admirablement adaptée à la nature environnante. De même dans l’Inde, la peinture, la sculpture et l’architecture s’unissaient dans une beauté intégrale, dans un mouvement coordonné d’adoration pour le Divin. » (Entretien du 28 juillet 1929)
« L’art véritable est un tout et un ensemble; il est un et d’une seule tenue avec la vie. Vous pouvez consta ter quelque chose de ce tout intime et harmonieux dans l’ancienne Grèce et l’ancienne Égypte; car là, tableaux, statues, objets d’art, avaient leur place et leur raison d’être dans le plan architectural d’un monu ment; chaque détail n’était qu’une portion du tout et concourait à l’harmonie de l’ensemble. Il en est de même au Japon ; tout au moins en était-il ainsi hier encore, avant l’invasion d’un modernisme utilitaire et pratique. Une maison purement japonaise est un tout merveilleusement artistique; chaque chose y est exac tement à sa place; il n’y a rien de trop, mais rien ne manque non plus. On a l’impression, tant le tout se tient, que chaque chose est juste ce qu’elle devait être; et la maison elle-même est admirablement adaptée à la nature environnante. De même dans l’Inde, la peinture, la sculpture et l’architecture s’unissaient dans une beauté intégrale, dans un mouvement coordonné d’adoration pour le Divin. »
(Entretien du 28 juillet 1929)
Douce Mère, je n’ai pas compris ce que tu as dit : « L’art véritable est un tout et un ensemble; il est un et d’une seule tenue avec la vie. »
Ce que j’ai dit? Pas autre chose que l’art véritable est l’expression de la beauté dans le monde matériel ; et dans un monde entièrement converti, c’est-à-dire exprimant totalement la Réalité divine, l’art doit servir de révélateur et d’instructeur de cette beauté divine dans la vie; c’est-à-dire qu’un artiste devrait être capable d’entrer en communion avec le Divin et de recevoir l’inspiration de ce que doit être la forme, ou les formes, pour exprimer matériellement la beauté divine. Et alors, étant cela, l’art peut être un instrument de réalisation de beauté, et en même temps un instructeur de ce que doit être la beauté, c’est-à-dire que l’art devrait être un élément d’éducation du goût des gens, petits et grands, et c’est l’instruction de la beauté véritable, c’est-à-dire la beauté essentielle qui exprime la Vérité divine. Telle est la raison d’être de l’art. Maintenant, entre cela et ce qui se fait, il y a une grande différence, mais c’est la vraie raison d’être de l’art.
Compris? Un peu!
Pourquoi les peintres d’aujourd’hui ne sont-ils pas aussi bons que du temps de Léonard de Vinci?
Parce que l’évolution humaine se fait en spirale. J’ai expliqué cela 38 . J’ai dit que l’art était devenu une chose tout à fait mercantile, obscure et ignorante depuis le commencement du siècle dernier jusqu’au milieu. C’était devenu une chose très commerciale et tout à fait éloignée du sens véritable de l’art. Et alors, naturellement, l’esprit artistique ne vient pas! Il suivait de mauvaises formes et il essayait de se manifester pour contrecarrer l’avilissement du goût qui se produisait. Mais naturellement, comme tout mouvement de la Nature dans l’homme, les uns étant allés à un extrême, l’art est allé à l’autre extrême; et comme les uns faisaient une espèce de copie servile de la vie (même pas : dans le temps on appelait cela une « vue photographique » des choses, mais maintenant on ne peut plus dire cela parce que la photographie a tant progressé que ce serait lui faire injustice que de le dire, n’est-ce pas, la photographie est devenue une chose artistique; alors on ne peut pas critiquer une peinture en disant qu’elle est photographique; on ne peut pas non plus l’appeler « réaliste » parce qu’il y a une peinture réaliste qui n’est pas du tout comme cela — mais c’était conventionnel, artificiel et sans vie véritable), alors la réaction a été juste à l’opposé, et bien entendu dans un autre absurde : l’« art » ne devait plus exprimer la vie physique mais la vie mentale ou la vie vitale. Et alors sont venues toutes les écoles, comme les cubistes et d’autres, qui faisaient des créations avec leur tête. Mais en art, ce n’est pas la tête qui commande, c’est le sentiment de beauté. Et ils ont fait des choses absurdes et ridicules et affreuses. Maintenant ils sont allés encore plus loin; mais ça, c’est à cause des guerres — avec chaque guerre, il y a un monde en décomposition qui descend sur la terre et qui produit une sorte de chaos. Et certains, naturellement, trouvent cela très beau et l’admirent beaucoup.
Je comprends ce qu’ils veulent faire, je le comprends très bien, mais je ne peux pas dire que je trouve qu’ils le font bien. Tout ce que je peux dire, c’est qu’ils essayent.
Mais c’est peut-être (dans toute son horreur, à un certain point de vue), c’est peut-être mieux que ce que l’on faisait à cette époque de bourgeoisie intense et pratique : l’âge de Victoria, ou le Second Empire en France. Alors on part d’un point où il y avait une harmonie, et on décrit une courbe, et avec cette courbe, on sort totalement de cette harmonie et on peut entrer dans une obscurité totale; puis on monte, et quand on se trouve en ligne avec l’ancienne réalisation d’art, on s’aperçoit de la vérité qu’il y avait dans cette réalisation, mais avec la nécessité d’exprimer quelque chose de plus complet et de plus conscient. Mais en faisant le cercle, on oublie que l’art est l’expression des formes et on essaye d’exprimer des idées ou des sentiments avec un minimum de formes. Cela donne ce que nous avons, ce que vous pouvez voir (je crois que nous avons des reproductions de peintres tout à fait modernes à la Le bibliothèque de l’Université 39 ). Mais si l’on va encore un peu plus loin, cette idée et ces sentiments qu’ils veulent exprimer, et qu’ils expriment d’une façon très maladroite, si l’on retourne au même point de la spirale (seulement un peu plus haut), on découvrira que c’est l’embryon d’un art nouveau, qui sera un art de beauté et qui n’exprimera pas seulement la vie matérielle mais essayera aussi d’exprimer son âme.
Enfin, nous n’en sommes pas encore là, mais il faut espérer qu’on y arrivera bientôt. Voilà.
Pourquoi l’évolution se fait-elle en spirale au lieu d’être un progrès constant?
C’est un progrès constant. Mais si tu le faisais en ligne droite, tu ne couvrirais qu’une seule partie — le monde est un globe, ce n’est pas une ligne.
Si c’était un cylindre!
Même pour un cylindre, si tu ne faisais qu’une ligne, il y a une partie du cylindre qui t’échapperait tout à fait. Ce mouvement en spirale est justement pour essayer que tout entre dans le phénomène d’évolution — qu’il n’y ait pas seulement une chose qui avance tandis que les autres restent en arrière. Et alors, suivant le centre où est concentré le progrès, on semble s’éloigner d’une chose et on va dans une autre. Mais en fin de compte, quand on évoluera consciemment, on n’oubliera pas une chose pour en faire une autre. Ce qui est mauvais maintenant, c’est l’oubli; c’est que quand on est dans une activité pour une réalisation, on oublie toutes les autres, ou elles entrent dans un arrière-plan, elles n’ont plus d’intensité. Mais c’est un défaut humain qui peut être corrigé — il doit être corrigé.
Est ce que tous les progrès vont en spirale ensemble ou séparément?
Je crains que ce ne soit pas très harmonieux, parce que le monde me paraît plutôt chaotique! Si vraiment la marche était totalement organisée, ce serait un développement harmonieux, et si l’on pouvait voir vers quoi l’on va — en ayant la ligne de ce qui a été fait, on peut prolonger ces lignes et voir ce qui viendra... Mais pour le moment c’est seulement ouvert à une élite. Et la masse suit le mouvement, et tous les mouvements ne sont pas homogènes et simultanés — certaines choses sont plus lentes à mettre en ligne et à mettre en mouvement que d’autres. Alors il suffit même d’une petite différence comme cela pour que cela crée une immense différence dans le mouvement.
Il y a même un nombre considérable de spirales qui s’entrecroisent et qui donnent l’impression de contradiction. Si l’on pouvait suivre dans l’ensemble le mouvement du progrès universel, on verrait qu’il y a une si grande quantité de spirales qui s’entrecroisent, que, finalement, on ne sait pas du tout si l’on avance ou si l’on recule. Parce que, au même moment, il y a des choses qui sont en ascension et d’autres qui retombent dans l’obscurité, et tout cela n’est pas absolument indépendant l’un de l’autre. Il y a une sorte de coordination, si bien qu’au lieu de concevoir une spirale comme cela, il faudrait concevoir des spirales en globe. Si l’on pouvait décrire cela, l’ensemble de toutes ces spirales ferait un globe immense. Et c’est à l’entrecroisement de ces spirales qu’il y a des minutes de progrès. Mais avant que le progrès ne soit cohérent, total, il faut qu’il y ait une organisation intérieure de la vie qui soit différente de celle de la Nature, arrangée selon un plan. Pour la Nature, son plan est seulement fait d’une aspiration, d’une décision et d’un but. Et le chemin paraît tout à fait fantastique suivant les impulsions de chaque minute — des essais, des reculs, des contradictions, des progrès et des démolitions de ce qui a été déjà fait; et c’est un tel chaos que l’on n’y comprend plus rien. Elle a l’air de quelqu’un qui fait les choses par impulsion; qui répand certaines impulsions, puis les détruit, qui en recommence d’autres, et ainsi de suite comme cela. Elle fait, elle défait, elle refait, elle redéfait, elle mélange, elle détruit, elle construit — et tout cela en même temps. C’est incompréhensible. Et pourtant, elle a évidemment un plan, et elle-même va vers un certain but, qui est très clair pour elle mais qui est très voilé pour la conscience humaine... C’est très intéressant. Si l’on pouvait construire quelque chose comme cela, cela donnerait une idée : un globe fait de spirales s’entrecroisant et ayant des couleurs différentes, et chacune représentant un aspect de la création de la Nature. Et ces aspects sont faits pour se compléter — mais jusqu’à présent, ils sont plutôt en compétition qu’en collaboration, et il semble toujours qu’elle soit obligée de détruire quelque chose pour en faire une autre, ce qui fait un gaspillage terrible, et un désordre encore plus grand. Mais si tout cela était vu dans son ensemble, ce serait extrêmement intéressant. Parce que c’est l’entrecroisement extrêmement complexe, et dans tous les sens possibles, d’une ascension en spirale.
Maintenant, pour ta question, on pourrait répondre une autre chose. (Ce que j’ai dit là, c’est exactement la même chose pour l’art : il suit lui-même une évolution, et à un certain moment il semble s’éloigner de son but, et à d’autres moments il se rapproche à une hauteur plus grande.) Mais il y a autre chose, c’est un point de vue social : il y a une époque, comme par exemple l’époque de Louis XIV où ce qui dominait tout était le sens de la création artistique, et ce sens semble avoir donné une sorte de perception de beauté à ce moment-là ; mais après, l’évolution sociale a fait naître d’autres besoins et d’autres idées, et actuellement, depuis plus d’un siècle, c’est le commercialisme qui triomphe dans le monde, et il n’y a rien qui soit plus opposé à l’art que le commerce. Parce que c’est justement la vulgarisation de quelque chose qui devrait être exceptionnel. C’est mettre à la portée de tous une chose qui ne devrait être comprise que d’une élite. Et comme nous sommes à une époque de mécanisation et de commercialisme, c’est une époque très contraire à un épanouissement de l’art. Et c’est probablement pourquoi l’art, qui n’a pas les conditions nécessaires à son plein épanouissement, essaye de trouver un autre débouché et entre dans le domaine mental et vital pour s’exprimer. C’est la raison. Quand le temps sera venu de secouer, pour ainsi dire, de rejeter ce mercantilisme et de s’éveiller à une réalité plus belle, alors l’art aussi renaîtra dans une conscience d’harmonie plus grande.
La satisfaction de soi-même est-elle un obstacle à l’art?
Oui, c’est même un obstacle à l’intelligence. La fatuité est l’une des plus grosses sottises humaines. Il y a une très grande différence entre avoir la foi en ce qui peut être fait, la volonté de la réaliser, la certitude des possibilités ouvertes dans la création (et la certitude aussi que ces possibilités seront réalisées), et puis la satisfaction de soi-même; ce sont deux choses qui se tournent tout à fait le dos. Être convaincu que rien n’est impossible à faire si l’on y met le temps, l’énergie, la volonté, la confiance, la sincérité et le reste, est très nécessaire, mais être content de soi d’une façon quelconque, c’est toujours une sottise, sans exception. Et c’est l’une des choses qui vous éloigne le plus de la réalisation divine, parce que cela vous rend ridicule. Et c’est en même temps l’une des choses qui est le plus contraire à la bonne volonté de la Nature, parce que la Nature se moque de vous immédiatement. Vous devenez un objet de ridicule, tout de suite. Parce que, au fond, il n’y a pas un être humain qui soit quelque chose par lui-même. Il n’est qu’une possibilité créée par le Divin, et qui ne peut être développée que par le Divin, et qui n’existe que par le Divin, et qui ne devrait vivre que pour le Divin. Et alors, dans cela, je ne vois pas de place pour la satisfaction de soi; parce que, comme on n’est rien en soi-même que ce que le Divin fait de nous, et comme on ne peut rien par soi-même que ce que le Divin veut faire de nous, je ne vois pas quelle satisfaction on peut avoir là-dedans. On ne peut avoir que le sentiment de sa parfaite impuissance. Seulement, ce qui est très mauvais, c’est d’avoir l’envers de cet endroit-là — parce qu’il y a toujours l’envers et l’endroit de tout état de conscience — et, au fond, c’est la même vanité qui vous fait dire : « Je ne peux rien, je ne suis bon à rien, je suis incapable de quoi que ce soit. » Ça, c’est l’envers de : « Je peux, je suis grand, j’ai toutes sortes de pouvoirs en moi. » C’est la même chose. L’un est l’ombre et l’autre est la lumière, mais c’est pareil exactement — l’un ne vaut pas mieux que l’autre. Et si l’on avait vraiment conscience de n’être rien du tout, on ne se tourmenterait pas de savoir comment on est. Ce serait déjà quelque chose. Mais vraiment, sincèrement, je vous le dis, et j’ai une assez longue expérience de la vie, je ne connais rien d’aussi grotesque que les gens qui sont satisfaits d’eux-mêmes. C’est vraiment ridicule. Ils se rendent absolument ridicules. Il y a des gens comme cela qui sont venus trouver Sri Aurobindo en disant tout ce dont ils étaient capables, tout ce qu’ils avaient fait et tout ce qu’ils pouvaient faire, tout ce qu’ils avaient réalisé, et alors, Sri Aurobindo les regardait très sérieusement et leur répondait : « Oh! vous êtes trop parfaits pour être ici. Il vaut mieux que vous vous en alliez. »
« De même, la musique est essentiellement un art spiri tuel et elle a toujours été associée au sentiment religieux et à la vie intérieure. Mais elle aussi a été détournée de son sens véritable; elle est devenue indépendante, se suffisant à elle-même, un champignon d’art, comme la musique d’opéra, par exemple. La majeure partie des productions musicales sont de ce genre et intéressantes tout au plus du point de vue de la technique. « Je ne veux pas dire que même la musique d’opéra ne puisse servir de médium à l’expression d’un art supé rieur; car quelle que soit la forme, elle peut être utilisée dans un but profond. Tout dépend de la chose ellemême, de ce qui est derrière elle et de l’usage qu’on en fait; il n’est rien qui ne puisse être mis au service des fins divines. De même que n’importe quoi peut prétendre venir du Divin et n’appartenir cependant qu’à l’espèce champignon. » (Entretien du 28 juillet 1929)
« De même, la musique est essentiellement un art spiri tuel et elle a toujours été associée au sentiment religieux et à la vie intérieure. Mais elle aussi a été détournée de son sens véritable; elle est devenue indépendante, se suffisant à elle-même, un champignon d’art, comme la musique d’opéra, par exemple. La majeure partie des productions musicales sont de ce genre et intéressantes tout au plus du point de vue de la technique.
« Je ne veux pas dire que même la musique d’opéra ne puisse servir de médium à l’expression d’un art supé rieur; car quelle que soit la forme, elle peut être utilisée dans un but profond. Tout dépend de la chose ellemême, de ce qui est derrière elle et de l’usage qu’on en fait; il n’est rien qui ne puisse être mis au service des fins divines. De même que n’importe quoi peut prétendre venir du Divin et n’appartenir cependant qu’à l’espèce champignon. »
Qu’entends-tu par « espèce champignon » ?
Vous ne savez pas ce qu’est un champignon? Comment les champignons poussent? Les champignons poussent n’importe où et semblent ne pas faire partie d’une culture. L’idée, c’est une espèce de croissance spontanée qui n’a pas ses racines dans l’ensemble de la création. Ce sont des choses qui ne font pas partie du tout, qui sont comme surajoutées. Au lieu de champignons, j’aurais pu dire des parasites sur les arbres. Vous savez qu’il y a des parasites sur les arbres, comme le gui sur les chênes; ici aussi j’en ai vu sur certains arbres; j’ai vu des plantes qui poussaient, qui étaient accrochées dans l’arbre, qui vivaient de la vie de l’arbre, qui n’avaient pas leur vie propre, leurs racines propres, qui ne prenaient pas leur nourriture directement de la terre — elles s’accrochaient à une autre plante, comme si elles se servaient du travail des autres. Les autres travaillent pour obtenir de la nourriture, et elles s’accrochent là-dessus et en vivent. Ma foi, comme les parasites vivent sur les animaux.
Je ne sais pas, je croyais être entrée dans plus de détails. Mais j’en ai dit assez pour ceux qui savent... Dans le temps, je veux dire aux belles époques comme en Grèce par exemple, ou même pendant la Renaissance italienne (mais beaucoup plus en Grèce et en Égypte), on bâtissait des monuments qui avaient une utilité publique. La plupart du temps aussi, en Grèce et en Égypte, ils construisaient comme un sanctuaire pour y loger leurs dieux. Eh bien, ce qu’ils essayaient de faire, c’était une chose totale, belle en soi, complète. Et là-dedans, ils utilisaient l’architecture, c’est-à-dire le sens de l’harmonie des lignes, et la sculpture pour ajouter à l’architecture le détail d’une expression, et la peinture pour compléter cette expression ; mais tout cela se tenait dans une unité coordonnée qui était le monument que l’on créait. La sculpture faisait partie du monument et la peinture faisait partie du monument. Ce n’était pas des choses à part et qui étaient mises là, on ne sait pas pourquoi — cela faisait partie du plan général. Et alors, quand ils produisaient un temple, par exemple, c’était un tout où l’on trouvait presque toutes les manifestations de l’art, qui étaient unies dans une seule volonté d’exprimer la beauté qu’ils voulaient exprimer, c’est-à-dire un vêtement pour le dieu qu’ils voulaient adorer. Toutes les belles époques d’art ont été comme cela. Mais justement, dans les temps pas tout à fait modernes (la fin du dernier siècle), c’était devenu une chose commerciale, mercantile, et on faisait des tableaux pour les vendre — on faisait des tableaux sur une toile, on mettait un cadre, et puis, sans avoir de raison précise, on mettait ce tableau ici, ou un autre tableau là, ou alors on faisait une sculpture qui représentait une chose ou une autre, et on la mettait n’importe où. Cela n’avait rien à voir avec la maison dans laquelle on était. Ça ne se tenait pas. Les choses pouvaient être belles en soi, mais elles n’avaient pas de sens. Ce n’était pas un tout qui avait une cohésion, qui tendait à l’expression de quelque chose : c’était une exhibition de talent, d’habileté, de capacité de faire de la peinture ou de faire de la sculpture. De même l’architecture n’avait pas un sens précis. On ne faisait pas de l’architecture avec l’idée d’exprimer la force que l’on voulait incarner dans ce bâtiment; ce n’était pas l’expression d’une aspiration, ou de quelque chose qui vous élève l’esprit, ou l’expression de la magnificence de la divinité que l’on voulait loger. C’était tout simplement des champignons. On mettait une maison ici, une maison là, on faisait ceci, on faisait cela, des tableaux, des sculptures, des objets de toutes sortes. Alors on entrait dans une maison, on voyait, comme je vous dis, un bout de sculpture ici, un bout de peinture là, des vitrines avec des tas d’objets bizarres qui n’avaient rien à voir les uns avec les autres. Tout cela pourquoi? Pour faire une sorte d’exposition, d’exhibition d’objets d’art qui n’avaient rien à voir avec l’art et la beauté! Mais cela, il faut comprendre le sens profond de l’art pour sentir à quel point c’est choquant. Autrement, quand on est habitué, quand on a vécu à cette époque-là et dans ce milieu-là, cela paraît tout naturel — mais ce n’est pas naturel. C’est une déformation commerciale.
Il n’y a qu’une légitimation, c’est d’en faire un moyen d’éducation. Alors c’est un musée. Si vous faites un musée, c’est un échantillonnage historique de tout ce que l’on a fait. C’est pour vous donner une connaissance historique des choses. Mais un musée n’est pas une chose belle en soi, il s’en faut de beaucoup! Pour un artiste, c’est une chose très choquante. Au point de vue de l’éducation, c’est très bon parce qu’on a rassemblé dans un seul endroit des échantillons de toutes sortes de choses; et vous pouvez comme cela apprendre, faire de l’érudition. Mais au point de vue de la beauté, c’est affreux.
Et alors, il y a eu une tentative, après, pour revenir (par exemple, au commencement de ce siècle — je parle des premières années de ce siècle), une tentative pour faire ce qu’on appelait de l’art décoratif, c’est-à-dire essayer de revenir à une vision d’ensemble et de créer, quand on arrangeait une maison, un tout coordonné où les choses étaient à une place donnée parce qu’elles devaient être là, et où chaque objet avait non seulement sa raison d’être mais sa place précise et ne devait pas être déplacé. On faisait un ensemble, un tout. Alors c’était déjà un peu mieux. On essayait.
Ici (en Inde), c’est tout à fait différent, parce qu’il y a une tradition d’art qui est restée, tout le pays est plein de créations qui ont été faites au beau moment de l’histoire artistique du pays. On vit là-dedans. On a très peu subi le contrecoup de ce qui s’est passé dans le reste du monde, surtout en Europe. Il n’y a que les parties de l’Inde un peu trop anglicisées qui ont perdu le sens de la beauté — il y a certaines écoles de Bombay, des écoles d’artistes qui sont effroyables. Et puis, il y a eu cette tentative de l’École de Calcutta pour ressusciter l’art indien, mais c’est seulement à une toute petite échelle. Au point de vue de l’art, ce que vous avez le plus à votre portée, ce sont les vieilles créations, les vieux temples, les vieilles peintures. Tout cela était très bien. Et cela avait été fait pour exprimer une foi. Et c’était fait justement avec le sens de l’ensemble, pas du désordre.
Vous avez très peu suivi ce mouvement d’art dont je vous parle, qui est né avec la civilisation européenne, il n’a pas beaucoup touché ici — un petit peu mais pas profondément. Ici, la plupart des créations (c’est un très bon exemple), la plupart des œuvres, je crois même presque toutes les belles œuvres, ne sont pas signées. Toutes ces peintures dans les grottes, ces sculptures dans les temples, ce n’est pas signé. On ne sait pas du tout qui a fait cela. Et on ne le faisait pas avec l’idée de se faire un nom comme maintenant. On était un grand sculpteur, un grand peintre, un grand architecte, et puis c’est tout; il n’était pas question de mettre son nom sur tout et d’annoncer cela à grand fracas dans les journaux pour que personne ne l’oublie! Dans ce temps-là, l’artiste faisait ce qu’il devait faire sans se soucier si son nom resterait à la postérité ou non. C’était fait dans un mouvement d’aspiration pour exprimer une beauté supérieure, et surtout avec l’idée de donner un logement approprié à la divinité que l’on évoquait. Dans les cathédrales au Moyen Âge, c’était la même chose, et je ne crois pas que, là non plus, les noms soient restés des artistes qui avaient fait ces beautés. S’il y en a, c’est tout à fait exceptionnel et c’est par hasard que le nom a été conservé. Tandis que maintenant, il n’y a pas un bout de toile peinte ou barbouillée sur lequel il n’y ait une signature pour vous dire : c’est Monsieur Untel qui a fait cela !
On dit que l’on pourrait faire une synthèse de l’art occi dental et oriental?
Oui. On peut faire une synthèse de tout si l’on monte assez haut.
Qu’est ce qui en sortira ?
Si c’est nécessaire, ce sera fait. Mais au fond, ce sont des choses qui sont en train de se faire. Parce que l’avantage des temps modernes, et justement de ce commercialisme hideux, c’est que tout est mélangé maintenant : les choses d’Orient vont en Occident, les choses d’Occident vont en Orient, et les unes sont influencées par les autres. Pour le moment, cela fait une confusion, une espèce de pot-pourri. Mais il sortira de là une expression nouvelle — ce n’est pas si loin de se réaliser. On ne peut pas se mélanger comme les peuples se mélangent maintenant, sans que cela produise un effet réciproque. Par exemple, avec leur manie de conquête, les peuples d’Occident qui ont conquis toutes sortes de pays dans le monde, ont subi très fortement l’influence des pays qu’ils ont conquis. Dans les temps anciens, quand Rome a conquis la Grèce, elle a subi l’influence de la Grèce beaucoup plus que si elle ne l’avait pas conquise. Et les Américains, tout ce qu’ils font maintenant est plein de choses japonaises, et peut-être ne s’en rendent-ils même pas compte. Mais depuis qu’ils ont occupé le Japon, je vois les magazines que l’on reçoit d’Amérique, c’est plein de choses japonaises; et même dans certains détails d’objets que l’on reçoit d’Amérique, on sent l’influence du Japon maintenant. Cela se fait automatiquement. C’est assez curieux, il y a toujours une sorte d’équilibre qui se produit, et celui qui fait la conquête matérielle est conquis par l’esprit de celui qu’il a vaincu. C’est réciproque. Il a fait une conquête matérielle, il possède matériellement, mais c’est l’esprit de celui qui est conquis qui possède le conquérant.
Alors, à force de mélange... Les voies de la Nature sont lentes, obscures et compliquées. Elle met très longtemps pour faire une chose qui pourrait probablement, par les moyens de l’esprit, se faire beaucoup plus rapidement, plus facilement et sans déchet. Maintenant, il y a dans le monde un déchet terrible. Mais cela se fait. Elle a sa manière de mélanger les gens.
C’est exprès?
Pas de la façon dont les hommes comprennent « exprès ». Mais c’est certainement l’expression d’une intention et d’un but vers lequel on tend. Seulement, tout dépend de la proportion de la conscience. Pour un homme, cela paraît une confusion parce qu’il ne peut voir que des détails, et cela paraît une perte de temps terrible, parce que, pour lui, la notion de temps est limitée à la durée de sa personnalité. Mais la Nature a l’éternité devant elle. Et cela lui est bien égal de gaspiller, parce que, pour elle, c’est comme quelqu’un qui aurait une marmite formidable : elle jette des choses dedans et elle en fait un mélange, et si cela ne réussit pas, elle rejette tout cela parce qu’elle sait qu’en reprenant les mêmes choses, elle fera un autre mélange. Et c’est comme cela. On ne perd pas, parce que cela ressert tout le temps. On brise les formes et on reprend la substance, et c’est constamment comme cela. C’est fait, c’est défait, c’est retourné — qu’est-ce que cela peut lui faire d’essayer cent mille fois si cela lui plaît! Parce qu’il n’y a rien qui soit gaspillé, excepté son travail. Mais son travail, c’est son plaisir. Sans travail elle n’existerait pas.
C’est un plaisir pour elle, pas pour les hommes!
Non, certainement, je suis pleinement d’accord. Je trouve que c’est un amusement un peu trop cruel. Voilà.
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