Ce volume comporte les réponses de la Mère aux questions des enfants de l’Ashram et des disciples, et ses commentaires sur ses Entretiens 1929.
« ... le mental est un instrument d’action et de forma tion, non un instrument de connaissance; à chaque moment il crée des formes. Les pensées sont des formes et ont une vie individuelle, indépendante de leur auteur; envoyées par lui à travers le monde, elles y évoluent vers la réalisation de leur raison d’être. Quand vous pensez à quelqu’un, vos pensées prennent une forme et vont le trouver; et si vous avez associé votre pensée à une vo lonté qui la supporte, la forme-pensée qui est sortie de vous, fait un effort pour se réaliser. » (Entretien du 19 mai 1929)
« ... le mental est un instrument d’action et de forma tion, non un instrument de connaissance; à chaque moment il crée des formes. Les pensées sont des formes et ont une vie individuelle, indépendante de leur auteur; envoyées par lui à travers le monde, elles y évoluent vers la réalisation de leur raison d’être. Quand vous pensez à quelqu’un, vos pensées prennent une forme et vont le trouver; et si vous avez associé votre pensée à une vo lonté qui la supporte, la forme-pensée qui est sortie de vous, fait un effort pour se réaliser. »
(Entretien du 19 mai 1929)
Est ce que l’aspiration et les prières prennent des formes, comme les pensées?
Oui. Elles prennent même quelquefois la forme de la personne qui a l’aspiration ou qui fait la prière, souvent. Cela dépend. Les aspirations prennent quelquefois la forme de ce à quoi l’on aspire; mais le plus souvent, surtout les prières prennent clairement la forme de celui qui a prié.
Quelle est la différence entre une prière et une aspiration?
J’ai écrit cela quelque part. Il y a plusieurs genres de prières.
Il y a la prière purement mécanique, matérielle, de mots qui sont appris et que l’on répète mécaniquement. Cela ne signifie pas grand-chose. Et cela n’a généralement qu’un seul effet, celui de calmer la personne qui prie, parce que si l’on répète une prière plusieurs fois, les mots finissent par vous calmer.
Il y a une prière qui est une formule spontanée pour exprimer une chose précise que l’on veut demander : on prie pour ceci ou cela, on prie pour telle chose ou telle autre; on peut prier pour quelqu’un, on peut prier pour une circonstance, on peut prier pour soi-même.
Il y a l’endroit où l’aspiration et la prière se rencontrent, parce qu’il y a des prières qui sont une formulation spontanée d’une expérience vécue : cela jaillit tout prêt du dedans de l’être, comme une chose qui est l’expression d’une expérience profonde, et qui peut rendre grâce pour cette expérience, ou demander sa continuation, ou demander son explication aussi; et alors là, c’est tout près de l’aspiration. Mais l’aspiration ne se formule pas nécessairement en mots; ou si elle se formule en mots, c’est presque un mouvement d’invocation. Vous aspirez à une certaine condition; par exemple, vous avez découvert en vous quelque chose qui n’est pas conforme à votre idéal, un mouvement d’obscurité ou d’ignorance, peut-être même de mauvaise volonté, quelque chose qui n’est pas en accord avec ce que vous voulez réaliser; alors cela ne va pas se formuler en mots : cela va être comme une flamme qui jaillit et comme une offrande faite d’une expérience vécue, qui demande à être agrandie, magnifiée et de plus en plus claire et précise. Tout cela peut se dire en mots après, si l’on tâche de se souvenir et de noter son expérience. Mais l’aspiration jaillit toujours comme une flamme qui monte et porte en elle la chose que l’on désire être, ou que l’on désire faire, ou que l’on désire avoir. J’emploie le mot « désire », mais vraiment c’est là qu’il faudrait employer ce mot « aspirer », parce que cela n’a pas la qualité ni la forme d’un désir.
C’est vraiment comme une grande flamme de volonté purificatrice, et cela porte en son centre la chose qui demande à être réalisée.
Par exemple, si vous avez fait une action que vous regrettez d’avoir faite, si cela a des conséquences qui sont fâcheuses et qui dérangent quelque chose, et que plusieurs personnes soient impliquées; vous ne connaissez pas les réactions des autres, mais vous désirez vous-même que ce qui a été fait tourne pour le mieux, et que, s’il y a une faute, elle soit comprise, et que ce soit pour vous, quelle que soit la faute, l’occasion d’un plus grand progrès, d’une plus grande discipline, d’une ascension nouvelle vers le Divin, d’une porte ouverte sur un avenir que vous voulez plus clair, plus vrai et plus intense; alors cela se rassemble là (geste au cœur) comme une force, et puis cela jaillit et cela monte dans un grand mouvement d’ascension, et quelquefois sans l’ombre de formulation, sans mots, sans expression, mais comme une flamme qui jaillit.
Cela, c’est la vraie aspiration. Cela peut se produire cent fois, mille fois par jour si l’on est dans cet état où l’on veut constamment progresser et être plus vrai et plus totalement conforme à ce que la Volonté divine veut de vous.
La prière est une chose beaucoup plus extérieure, généralement à propos d’un fait précis, et toujours formulée parce que c’est la formule qui fait la prière. On peut avoir une aspiration et la transcrire en prière, mais l’aspiration dépasse de tous côtés la prière. Elle est beaucoup plus proche et beaucoup plus, pour ainsi dire, oublieuse de soi, ne vivant que dans la chose que l’on veut être ou faire, et l’offrande de tout cela que l’on veut faire au Divin. Vous pouvez prier pour demander quelque chose, vous pouvez prier aussi pour remercier le Divin de ce qu’Il vous a donné, et cette prière-là est d’une qualité beaucoup plus grande : on peut l’appeler une action de grâce. Vous pouvez prier en reconnaissance de l’apparence que le Divin a prise pour vous, de ce qu’Il a fait pour vous, de ce que vous voyez en Lui, et les louanges que vous voulez Lui faire. Et tout cela peut prendre la forme d’une prière. C’est évidemment la prière la plus haute, parce qu’elle n’est pas exclusivement occupée de soi, ce n’est pas une prière égoïste.
Certainement, on peut avoir une aspiration dans tous les domaines, mais le centre même de l’aspiration est dans l’être psychique, tandis que l’on peut prier dans tous les domaines, et la prière appartient au domaine dans lequel on prie. On peut faire des prières physiques, purement matérielles, des prières vitales, des prières mentales, des prières psychiques, des prières spirituelles, et chacune a son caractère propre, sa valeur propre.
Il y a une certaine prière, à la fois spontanée et désintéressée, qui est comme un grand appel, généralement pas pour soi personnellement, mais comme ce que l’on pourrait appeler une intercession auprès du Divin. C’est extrêmement puissant. J’ai eu d’innombrables exemples de choses qui se sont réalisées presque instantanément à cause de prières comme cela. Elle implique une grande foi, une grande ardeur, une grande sincérité, et une grande simplicité de cœur aussi, quelque chose qui ne calcule pas, qui n’organise pas, qui ne marchande pas, qui ne donne pas avec l’idée de recevoir en échange. Parce que la majorité des gens donnent avec une main et ils tendent l’autre pour avoir quelque chose en échange — la plus grande majorité des prières sont comme cela. Mais il y en a d’autres qui sont comme je l’ai dit, des actions de grâce, une sorte de cantique, et celles-là sont très bien.
Voilà. Je ne sais pas si je me suis fait comprendre, mais c’est comme cela.
Pour être plus clair, nous pouvons dire que la prière est toujours formulée en mots; mais les mots peuvent avoir des valeurs différentes suivant l’état dans lequel on les formule. La prière est une chose formulée et l’on peut aspirer. Mais il paraît difficile de prier sans prier quelqu’un. Par exemple, ceux qui ont une conception de l’univers d’où ils ont plus ou moins chassé la notion du Divin (il y a beaucoup de gens comme cela : cela les gêne, l’idée qu’il y a quelque chose qui sait tout, qui peut tout et qui leur est supérieur d’une façon tellement formidable qu’il ne peut pas y avoir de comparaison; c’est un peu gênant pour leur amour-propre, alors ils essayent de faire un monde sans Divin), ceux-là évidemment ne peuvent pas prier, parce qu’ils prieraient qui? À moins qu’ils ne se prient eux-mêmes, ce qui n’est pas l’habitude! Tandis que l’on peut aspirer à quelque chose sans avoir une foi en le Divin. Il y a des gens qui n’ont pas foi en l’existence d’un Dieu, mais qui ont foi dans le progrès. Ils ont la conception que le monde est en constant progrès et que ce progrès ira indéfiniment, sans cesser, vers un mieux qui sera toujours plus grand que le mieux précédent. Eh bien, ceux-là peuvent avoir une très grande aspiration pour le progrès, et ils n’ont pas même besoin d’avoir aucune notion d’une existence divine pour cela. L’aspiration comporte nécessairement une foi, mais pas nécessairement la foi en un être divin; tandis que la prière ne peut pas exister si on ne l’adresse pas à un être divin. Et quoi prier? On ne prie pas quelque chose qui n’a pas de personnalité! On prie quelqu’un qui peut nous entendre. S’il n’y a personne pour nous entendre, qui et comment pourraiton prier? Par conséquent, si l’on prie, cela veut dire que, même dans les cas où l’on ne se l’avoue pas, on a foi en quelque chose qui nous est infiniment supérieur, qui est infiniment plus puissant que nous et qui peut changer notre destin et nous changer nous-même, si l’on prie de façon à être écouté. Voilà la différence essentielle.
Alors les gens plus intellectuels admettent l’aspiration, et ils disent que la prière est une chose inférieure. Les gens mystiques vous disent que l’aspiration, c’est très bien, mais que si vous voulez être vraiment entendus et que vous vouliez que le Divin vous écoute, il faut prier, et prier avec la simplicité d’un enfant, une candeur parfaite, c’est-à-dire une confiance parfaite : « J’ai besoin de ceci ou cela (que ce soit un besoin moral, un besoin physique ou un besoin matériel), eh bien, je Te le demande, donne-le-moi. » « Tu m’as donné ce que je T’ai demandé, Tu m’as fait toucher du doigt des expériences qui étaient pour moi inconnues et qui sont maintenant des merveilles que je peux atteindre à volonté; eh bien, je Te suis infiniment reconnaissant et je Te fais une prière d’action de grâce pour chanter Tes louanges et Te remercier de Ton intervention. » C’est comme cela. Pour aspirer, il n’est pas nécessaire d’avoir une aspiration pour quelqu’un, vers quelqu’un. On a une aspiration à une condition, à une connaissance, à une réalisation, à un état de conscience; on aspire à quelque chose; mais ce n’est pas nécessairement une prière : la prière s’ajoute.
La prière est une chose personnelle, adressée à un être personnel, c’est-à-dire à quelque chose — une force ou un être — qui puisse vous entendre et vous répondre. Autrement vous ne pouvez rien demander. Tu comprends?
Quand quelqu’un a une mauvaise volonté contre une autre personne, comment cette volonté agit-elle sur cette personne?
La même chose. Par formation, formation mentale. Quand quelqu’un est de très mauvaise volonté et vous veut du mal, sa volonté s’exprime plus ou moins; quelquefois il n’ose pas se le dire à lui-même parce qu’il aurait honte, mais cela peut venir spontanément. Ou alors, ce peut être comme les gens rancuniers, quelque chose qui est enfermé très profond dans la conscience, tout le temps là, comme cela, à remuer sa rancune; et puis il y a les gens violents qui désirent qu’il arrive malheur à ceux qui leur ont fait du mal soi-disant, ou qui leur ont déplu pour une raison quelconque... Enfin voilà, c’est du domaine de la formation; et c’est tellement fort que si vous passez à côté de quelqu’un qui a une mauvaise volonté notoire, vous pouvez tout d’un coup vous sentir très mal à l’aise.
Maintenant, si vous avez un petit peu de connaissance et de conscience, vous pouvez vous rendre compte de la raison, et alors, quand on se rend compte de la raison, il n’y a qu’à faire comme cela, (geste) comme on fait pour une mouche. Les mouches sont très ennuyeuses et elles reviennent toujours; et les mauvaises formations, il faut faire attention, elles ont la même habitude que les mouches! On les pousse, elles reviennent, on les repousse, elles reviennent. Elles croient que c’est un jeu. Les mouches, vous n’avez jamais remarqué, elles prennent cela pour un jeu : vraiment, comme on les renvoie elles reviennent. Seulement, si à un moment donné vous vous mettez en colère, que vous soyez fâché et que vous fassiez comme cela (geste), même si vous ne la touchez pas, elle ne revient plus. Elle le sent. Essayez, vous verrez.
Mais une mauvaise pensée est une mauvaise action. Il y a des gens qui ne le savent pas, mais vraiment une mauvaise pensée est une mauvaise action, et si l’on pense et l’on veut du mal à quelqu’un, eh bien, on est responsable des malheurs qui lui arrivent tout autant que si l’on avait agi. Mais le malheur est que ce n’est pas reconnu et que jamais on n’intervient pour les mauvaises pensées des gens... Il y a même des individus que cela amuse beaucoup de susciter les mauvaises pensées des autres. J’en ai connu (malheureusement beaucoup trop), quand ils ont quelque chose de désagréable à dire à quelqu’un, ils ne manquent jamais l’occasion de le lui dire : « Vous savez, quelqu’un a dit cela de vous », et puis : « Vous savez, tel autre a dit cela de vous. » Et alors ils produisent autant de mal qu’ils en pensent. Et ils le font quelquefois simplement par stupidité, le plus souvent par vanité, pour avoir l’air de savoir quelque chose. Mais au fond, dans la conscience, il y a — ce qu’en anglais on appelle « mischief-making » — quelque chose qui mischief-making » — quelque chose qui aime bien faire du désordre, des malentendus, faire disputer les voisins, les situations pas jolies, et qui se sent à l’aise là-dedans. Il y a beaucoup de gens qui ont une langue très pointue. On appelle cela en français une langue de vipère. C’est leur grand amusement. Et ils font beaucoup, beaucoup, beaucoup de mal. Mais même sans parler, si on a une pensée forte et que l’on pense du mal des gens, on fait une mauvaise action.
Pourquoi y a-t-il des mauvaises volontés?
Mon petit, c’est comme si tu me demandais pourquoi il y a l’inconscience, l’ignorance, l’obscurité dans la nature! C’est le pourquoi du monde que tu me demandes! Pourquoi le monde est comme cela et pas autrement?... Il y a des érudits qui ont écrit des volumes sur ce sujet. Et chacun l’explique à sa manière et cela ne change rien, en fait. Tu peux me demander : pourquoi il y a de la mauvaise volonté, pourquoi il y a de l’ignorance, pourquoi il y a de la stupidité, pourquoi il y a de la méchanceté, pourquoi il y a tout le mal, pourquoi le monde est un lieu pas très enchanteur?... Tous les philosophes te l’expliquent, chacun à sa manière. Les matérialistes l’expliquent à leur manière, les savants l’expliquent à leur manière — mais personne dans tout cela ne trouve le moyen d’en sortir! Et au fond, la seule chose vraiment importante, c’est, ce serait justement (tu me dis : pourquoi il y a la mauvaise volonté?), ce serait de trouver le moyen pour qu’il n’y ait plus de mauvaise volonté. Cela vaudrait la peine. Si tu me dis : « Pourquoi y a-t-il des souffrances, pourquoi y a-t-il la misère? »... Qu’est-ce que cela peut te faire, le pourquoi, à moins que ce ne soit un moyen de trouver le remède? Mais je ne le crois pas, parce que (nous avons dit cela ici), si vous cherchez le pourquoi, vous trouverez simplement au-dedans de vous toutes sortes d’explications qui seront plus ou moins inutiles et qui ne vous mèneront nulle part.
Le fait est que c’est, n’est-ce pas, et le second fait, c’est que l’on n’en veut pas, et le troisième, c’est de trouver le moyen que ce ne soit plus. Voilà notre problème. Le monde n’est pas comme nous concevons qu’il devrait être. Il y a dans ce monde beaucoup de choses que nous n’approuvons pas. Eh bien, il y a des gens qui aiment beaucoup ce qu’ils appellent la « connaissance » et qui se mettent à chercher pourquoi c’est comme cela. C’est très bien d’une certaine manière, mais comme je le dis, ce serait beaucoup plus important de chercher comment faire pour que ce soit autrement. C’est justement le problème que le Bouddha s’était posé. Il s’est assis sous un arbre, dit-on, jusqu’à ce qu’il ait trouvé la solution. Mais sa solution, elle n’est pas très bonne. Parce que vous me dites : « Le monde est mauvais. » Bon, sa solution, c’est : « Supprimons le monde. » — « Au bénéfice de qui? » comme Sri Aurobindo l’a écrit quelque part. Alors le monde ne sera plus mauvais parce qu’il n’existera pas? Mais à quoi cela sert qu’il ne soit plus mauvais, puisqu’il n’existera pas! C’est d’une logique très simple. C’est comme ceux qui veulent que le monde tout entier retourne à son Origine; et alors Sri Aurobindo répond : « Vous serez le maître tout puissant de quelque chose qui n’existe plus, un empereur sans empire ou un roi sans royaume. » Voilà... C’est une solution. Mais il y en a d’autres meilleures. Je crois que nous en avons trouvé de meilleures.
Il y a ceux qui disent que la mauvaise volonté vient de l’ignorance (c’était justement ce que le Bouddha prétendait) et que si l’ignorance disparaissait, il n’y aurait plus de mauvaise volonté. Il y en a d’autres qui disent que la mauvaise volonté vient de la division, de la séparation, que si l’univers n’était pas coupé de son Origine, il n’y aurait pas de mauvaise volonté. Il y en a d’autres qui disent que c’est la mauvaise volonté qui est la cause de tout : de la séparation et de l’ignorance. Et alors vient le problème : d’où vient-elle, cette mauvaise volonté? Si elle était à l’origine de tout, elle était donc dans l’Origine de tout. Nous voilà bien embarrassés, mes enfants! Nous pourrons spéculer pendant des années là-dessus, nous n’en sortirons pas. Et alors ceux qui poussent jusque-là, finissent par vous dire : la mauvaise volonté n’existe pas, c’est une illusion. Et c’est simplement parce qu’ils s’arrêtent en route dans leur raisonnement; parce que s’ils allaient un peu plus loin, ils pourraient dire : peut-être que c’est une invention humaine, la mauvaise volonté... C’est possible!
Les animaux n’ont pas de mauvaise volonté?
Je ne crois pas. Je ne puis pas le garantir puisque je ne connais pas toutes les espèces animales! mais j’ai entendu dire des choses qui, pour nous, semblent des monstruosités, mais qui ne sont pas du tout des faits de mauvaise volonté. Par exemple, le monde des insectes. De toutes les espèces animales c’est celle qui contient le plus le sens de ce que nous appelons la méchanceté — et que l’on pourrait appeler de la mauvaise volonté, mais il se pourrait bien que ce soit notre conscience appliquée à leur action, qui voie une action de méchanceté et de mauvaise volonté... Il y a des insectes dont les larves ne peuvent vivre que sur un être vivant. Elles ne peuvent se nourrir que sur un être vivant : la chair morte, pour eux, ne les nourrit pas. Alors le parent insecte qui va déposer ses œufs (qui se changeront en larves), commence par faire une sorte de piqûre à un centre nerveux d’un autre insecte, ou d’un petit animal inférieur qu’il paralyse, et après, gentiment dépose ses œufs à l’intérieur de façon que quand les œufs vont éclore, la larve se nourrira de cet animal paralysé, mais pas mort. C’est machiavélique, n’est-ce pas? Ce n’est évidemment pas l’effet d’un raisonnement, c’est un instinct. Est-ce que l’on peut appeler cela de la mauvaise volonté? Est-ce que c’est de la mauvaise volonté?... C’est simplement un instinct de procréation.
Peut-être, si nous disons que ces insectes sont mus par un esprit de l’espèce qui, lui, est conscient et a une volonté consciente, peut-on dire alors que toutes ces imaginations (je vous donne celle-là mais il y en a des quantités qui sont aussi terribles, aussi monstrueuses pour notre conscience humaine), que tous les êtres, les formateurs qui ont créé ces insectes, devaient être des êtres effroyables, n’est-ce pas, et avoir une imagination perverse et diabolique. C’est très possible, parce que, justement, on dit que l’origine de l’espèce insecte est une origine vitale, que les formateurs sont des formateurs de l’ordre vital, c’est-à-dire des êtres qui, eux, non seulement symbolisent mais représentent et vivent de la mauvaise volonté dans le monde. Ça, ils sont très conscients de leur mauvaise volonté, et c’est exprès. La mauvaise volonté des hommes n’est généralement qu’une espèce de réflexion — une imitation ou une réflexion — de la volonté des êtres du vital, qui est une volonté clairement hostile à la création et qui est une volonté de rendre les choses aussi pénibles, aussi laides, aussi douloureuses, aussi monstrueuses que possible. On dit que ce sont eux qui ont créé les insectes, et alors l’espèce insecte serait peut-être... Mais ils ne représentent pas le mal volontairement, n’est-ce pas : ils sont mus par un instinct inconscient. Ils ne font pas exprès de faire du mal. Ils le font parce que c’est dans leur nature. Moi, ce que j’appelle la mauvaise volonté, c’est vraiment la volonté de mal faire pour mal faire, de détruire pour détruire, de faire du mal pour faire du mal et de prendre plaisir dans le fait de faire du mal. Cela, c’est la mauvaise volonté. L’égoïsme, je crois bien que cela commence avec la naissance du mental (je ne garantis pas, parce que l’on découvre toujours des choses nouvelles). Mais tout ce que j’ai vu de l’espèce animale, surtout de l’espèce animale supérieure, ce peut être l’instinct de conservation, ce peuvent être des violences, des réactions obscures et brutales, mais est-ce vraiment ce que nous appelons de la mauvaise volonté?... C’est possible. Si quelqu’un venait me raconter une histoire qu’il a vue et qui me prouverait le contraire, je suis prête à l’admettre, mais pour le moment je ne l’ai pas vu. Tout ce que je sais des animaux, c’est leur instinct qui les pousse à faire, mais ils n’ont pas cette perversité qui est dans la mentalité humaine. Je crois que c’est avec cette sorte de fonctionnement mental et sous l’influence directe du vital que l’homme est un être de mauvaise volonté. Les Titans sont des êtres de mauvaise volonté, mais les Titans sont des êtres du monde vital manifesté dans des forces de la Nature : ils veulent faire du mal pour le plaisir de faire du mal, détruire pour le plaisir de détruire.
On parle toujours de la méchanceté des chats, par exemple, qui jouent avec la souris avant de la manger. C’est un exemple que l’on donne aux enfants; mais moi, j’ai vu des chats. Je sais ce qu’ils font. Ce n’est pas vrai du tout. Ils ne le font pas du tout par méchanceté. Généralement, c’est comme ceci : la mère fait la chasse pour les petits et elle attrape une souris. Si elle donnait la souris tout de suite à manger aux petits, ils ne pourraient pas la manger, parce que c’est dur, coriace, et ils n’ont pas la capacité de manger une chair si dure et si coriace. Par-dessus le marché, c’est mauvais quand c’est comme cela. Alors ils jouent avec (ils ont l’air de jouer avec), ils l’envoient sauter, ils la roulent, ils l’attrapent, ils la laissent courir, ils lui courent après jusqu’à ce que ce soit bien, bien ramolli. Et alors, quand c’est bien ramolli, que c’est prêt à être mangé, que c’est déjà de la chair un peu travaillée d’avance, alors ils la donnent aux petits, qui peuvent la manger. Mais certainement, ils ne vont pas jouer avec la souris pour le plaisir de jouer! Ils chassent d’abord, n’est-ce pas, et puis ils préparent le dîner. Ils n’ont pas de fourneau ni de feu pour faire cuire et amollir la chose. Il faut qu’ils la préparent pour que ce soit prêt à être mangé.
Mais on dit aussi que la première expression de l’amour chez les êtres vivants, c’est le désir de dévorer. On veut absorber, on désire dévorer. Il y a un fait qui tendrait à prouver que ce n’est pas tout à fait faux, c’est que quand le tigre attrape sa victime ou quand le serpent attrape sa victime, il se trouve que, à la fois, la victime du tigre et la victime du serpent s’abandonnent dans une espèce de délice d’être mangées. On raconte cette expérience d’un homme qui était dans la brousse avec des camarades et qui était un peu en arrière, et il a été attrapé par un tigre — un mangeur d’hommes. Les autres sont revenus quand ils se sont aperçus qu’il avait disparu. Ils ont vu les traces. Ils ont couru après, juste à temps pour empêcher que le tigre le mange. Quand il a été un peu remis, on lui a dit qu’il avait dû avoir une expérience effroyable. Il a dit : « Non! figurez-vous, je ne sais pas ce qui m’est arrivé, dès que ce tigre m’a attrapé et comme il me traînait par terre, j’avais pour lui un amour intense et un grand désir qu’il me mange! »
C’est véridique, ce n’est pas une invention. C’est une histoire vraie.
Eh bien, j’ai vu de mes propres yeux... Je crois que je vous l’ai déjà racontée : l’histoire du petit lapin qui avait été mis dans la cage du python. C’était dans la cage du Jardin des Plantes à Paris. C’était le jour du déjeuner. Je me suis trouvée là. On a ouvert la cage, on a mis le petit lapin blanc. C’était un joli petit lapin blanc qui immédiatement s’est enfui à l’autre bout de la cage et qui tremblait comme tout. C’était affreux à voir, parce qu’il savait bien ce que c’était, il avait senti le serpent, il savait bien. Le serpent était simplement tourné en rond sur sa natte. Il avait l’air de dormir et, tranquillement, il allongeait son cou et sa tête, puis il a commencé à regarder le lapin. Il le regardait sans bouger. Simplement il le regardait. Moi, j’ai vu ce lapin, qui a d’abord cessé de trembler, il ne tremblait plus. Il était tout recroquevillé. Il commençait à se remettre. Et puis je l’ai vu lever la tête, ouvrir de grands yeux, regarder le serpent et, lentement, très lentement, il s’avançait vers lui, jusqu’à ce qu’il soit juste à la bonne distance. Alors le serpent, d’un seul coup — il ne s’est pas dérangé, il ne s’est même pas déroulé, il était comme cela —, et hop ! il l’a pris. Et puis, il a commencé à le rouler, à le préparer aussi pour son dîner. Ce n’était pas pour jouer. Il l’a préparé. Il lui a bien écrasé tous les os, il l’a fait craquer; puis il a enduit cela d’une glu pour que ce soit bien glissant. Et quand cela a été bien préparé, il a commencé à avaler lentement, confortablement... Mais il n’a pas eu à se déranger, il n’a pas eu à faire un mouvement, excepté le dernier, rapide, juste pour l’attraper quand il était en face de lui.
C’est l’autre qui était venu vers lui.
Voilà, enfin il y a beaucoup de choses dans la Nature. Il y a ça, il y a peut-être aussi de la mauvaise volonté. Mais je ne suis pas bien sûre que ce ne soit pas l’un des cadeaux que l’activité mentale ait donnés à l’homme. Dès qu’il s’est séparé de son instinct et qu’il a voulu agir d’une façon indépendante...
L’instinct, qu’est ce que c’est exactement?
C’est la conscience de la Nature. Elle est consciente de son action, mais ce n’est pas une conscience individuelle. Il y a un instinct de l’espèce. Certains ont dit qu’il y avait même des « esprits de l’espèce », des êtres conscients pour chaque espèce. L’instinct dépend de la façon dont la Nature travaille, et la Nature est une force consciente, qui sait ce qu’elle veut, qui le fait à sa manière, qui sait là où elle va et les chemins : c’est elle-même qui les choisit. Pour l’homme, cela paraît incohérent parce que sa conscience à lui est trop étroite (il ne peut pas voir assez l’ensemble; quand on voit les petits détails des choses seulement, ou des petits fragments, on ne peut pas comprendre du tout), mais la Nature a un plan, elle a une volonté consciente, c’est une entité tout à fait consciente — on ne peut pas dire un être, parce que ce n’est pas la même proportion. Quand nous disons un « être » avec notre conscience humaine, nous imaginons tout de suite : peut-être un être humain un peu agrandi ou très agrandi, mais enfin toujours fonctionnant de la même façon. C’est pour cela que je ne dis pas que c’est un être, mais c’est une entité consciente, une volonté consciente qui fait les choses consciemment, volontairement, et qui a des forces formidables à sa disposition.
On dit aussi que les forces de la Nature sont aveugles et violentes. Mais ce n’est pas du tout cela ! C’est l’homme, dans sa proportion avec la Nature, qui juge comme cela. Tenez, prenons cet exemple. Quand il y a un tremblement de terre, il y a des îles qui s’engouffrent et des millions de gens qui sont tués. On dit : « Cette Nature est monstrueuse. » Du point de vue humain, cette Nature est monstrueuse. Qu’est-ce qu’elle fait? Elle fait le cataclysme. Mais figurez-vous qu’en sautant ou en courant ou en faisant n’importe quoi, vous vous donniez un bon coup, ce qu’on appelle un bleu, n’est-ce pas, que cela devienne bien noir. C’est la même chose pour nos cellules qu’un tremblement de terre; vous détruisez une quantité formidable de cellules! C’est la proportion. Pour nous, pour notre petite conscience, toute petite comme ça, cela paraît quelque chose de formidable, mais au fond, c’est tout simplement une contusion quelque part sur la terre (et même pas dans l’univers). Nous ne parlons que de la terre : qu’est-ce que c’est? Rien du tout, un tout petit jouet dans l’univers. Si nous parlons de l’univers, alors la disparition des mondes, ce sont des contusions. Ce n’est rien.
Il faut, si on peut, agrandir sa conscience.
J’ai connu quelqu’un qui voulait agrandir sa conscience; il disait qu’il avait trouvé un moyen, c’était de se coucher sur le dos dans la nuit, dehors, et de regarder les étoiles et de tâcher de s’identifier à elles, et de s’en aller là-dedans dans un monde immense, et alors de perdre tout à fait le sens de la proportion, de l’ordre de la terre et de toutes ces petites choses, et de devenir vaste comme le ciel — on ne peut pas dire comme l’univers parce que nous n’en voyons qu’un tout petit morceau, mais vaste comme le ciel avec toutes les étoiles. Et alors, vous savez, les petites saletés pendant ce temps-là, elles tombaient, et on comprenait les choses à une très grande échelle.
C’est un bon exercice.
Les deux sont un bon exercice. Cherchez à comparer, n’est-ce pas : vous marchez sur une route, il y a une armée de fourmis qui se promènent d’un nid à l’autre (vous ne regardez pas par terre, vous êtes en train de causer), très négligemment vous mettez un pied, et puis un autre pied, et vous écrasez des centaines de fourmis sans même vous en apercevoir. Si vous étiez fourmi, vous diriez : « Quelle force méchante et bête! » Simplement vous marchez. Vous n’avez pas fait attention. Mais admettez qu’il y ait des êtres qui soient comme cela, pour qui nous soyons de toutes petites fourmis. Ils mettent un pied, puis l’autre pied, et des millions de gens sont tués. Ils ne s’en sont même pas aperçus! Ils n’ont pas fait exprès. Ils marchaient, c’est tout. La seule différence que vous pourriez faire (et encore je ne suis pas tout à fait sûre), la seule différence entre la fourmi et l’homme, c’est que l’homme est capable de penser à ce qui lui est arrivé, et peut-être la fourmi n’en est-elle pas consciente? Je n’en sais rien. Je ne le garantis pas. Voilà.
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