Ce volume comporte les réponses de la Mère aux questions des enfants de l’Ashram et des disciples, et ses commentaires sur son livre Éducation, et sur trois œuvres courtes de Sri Aurobindo : Les Éléments du Yoga, La Mère et Les Bases du Yoga.
Cet Entretien est basé sur le Chapitre III de Les Bases du Yoga, « En difficulté ».
Qu’est-ce que c’est, le témoin mental?
Le témoin, c’est ce dont nous avons parlé déjà plusieurs fois, seulement il est dans le mental.
Il y a des témoins partout. C’est une capacité de l’être de se détacher, de se tenir en arrière et de regarder ce qui se passe, comme quand on regarde ce qui se passe dans la rue, ou qu’on regarde les autres jouer, et qu’on ne joue pas soi-même; on reste assis, on regarde les autres bouger, on ne bouge pas. C’est comme ça.
Dans toutes les parties de l’être, il y a une partie qui peut faire ça : se mettre en arrière, rester tranquille et regarder, sans participer. C’est cela qu’on appelle le témoin. On a beaucoup de témoins en soi, et souvent on est témoin sans même s’en apercevoir. Et si on cultive ça, cela vous donne toujours la possibilité d’être tranquille et de ne pas être affecté par les choses. On s’en détache, on les regarde comme on regarde une scène de théâtre, sans y participer. Ça ne guérit pas beaucoup.
Douce Mère, ici nous avons l’avantage d’apprendre beaucoup de choses; pourtant on n’utilise pas cet avantage.
Non, parce que cela vous est venu trop facilement, tout ça. On apprécie les choses pour lesquelles on a fait un grand effort. Mais enfin, ça vous est venu comme ça, parce qu’il se trouve que vos parents sont venus ici; ce n’est pas vous qui avez choisi de venir. Vous avez été amenés, et vous avez été mis dans cette atmosphère depuis... quelques-uns depuis tout petits, et, n’est-ce pas, vous êtes habitués à ça, ça vous paraît relativement naturel, parce que vous y avez toujours été, et que vous ne vous rendez même pas compte de la différence entre la situation où l’on est ici et celle où l’on est ailleurs, dehors. Peut-être que si la plupart d’entre vous étaient transplantés subitement dans le monde extérieur, ils seraient complètement perdus. Toutes les habitudes sont absolument différentes. Alors, ici, vous êtes tellement habitués que cela vous paraît tout naturel, et certainement vous ne tirez pas autant de profit que possible des avantages que vous avez. Parce que pour tirer profit des choses, il faut les apprécier, n’est-ce pas. Mais cela vous paraît trop naturel pour les apprécier. C’est comme ça. Et comme la nature humaine n’est jamais constamment satisfaite, vous pouvez même trouver beaucoup d’occasions de ne pas être contents, sans même vous apercevoir que si vous étiez dans d’autres circonstances, ce seraient des occasions beaucoup plus sérieuses et beaucoup plus [... 27 ]. Vous n’avez pas de points de comparaison, la plupart d’entre vous. Ce n’est pas que je souhaite que vous en ayez. À personne je ne souhaite une chose pareille. Mais enfin, c’est la raison. Tu me demandes pourquoi? C’est comme ça, c’est la raison. C’est parce que cela vous est venu trop naturellement, sans y penser.
Je ne comprends pas ici : « L’inconvénient est que l’extase devient indispensable et que le problème de la conscience de veille n’est pas résolu, car celle-ci demeure imparfaite. »
« ... conscience de veille n’est pas résolu... » ?
Et naturellement! Parce que si, pour avoir une méditation ou un rapport avec le monde intérieur, vous êtes obligé d’entrer en samâdhi, votre conscience de veille reste toujours ce qu’elle est, sans jamais changer. C’est ce que j’ai dit, en d’autres mots, quand j’ai dit que les gens ont une conscience supérieure seulement dans une méditation très profonde. Quand ils sortent de leur méditation, ils ne valent pas mieux qu’ils n’étaient auparavant. Tous leurs défauts sont là, qu’ils retrouvent dès qu’ils retrouvent leur conscience de veille; et ils ne font jamais un progrès, parce qu’ils n’établissent pas une relation entre leur conscience profonde, la vérité de leur être, et leur être extérieur. N’est-ce pas, ils enlèvent leur être extérieur comme s’ils enlevaient un manteau, et ils le mettent dans un coin : « Allez, maintenant ne me gêne pas, reste tranquille. Tu m’ennuies. » Et puis alors, ils entrent dans une contemplation, leur méditation, dans leur expérience profonde; et puis alors, ils reviennent, ils remettent le manteau qui, lui, n’a pas changé — qui est peutêtre encore plus sale qu’auparavant —, et ils restent exactement ce qu’ils étaient sans méditation.
Si vous voulez que l’être extérieur change, c’est en étant conscient de lui qu’il faut avoir les autres expériences; et il ne faut pas perdre le contact avec sa conscience extérieure ordinaire si on veut qu’elle profite de l’expérience. Il y a beaucoup de gens... J’ai connu des gens comme ça, qui méditaient pendant des heures, presque tout le temps... Ils passaient leur temps à méditer, et puis quand par hasard... si quelqu’un les dérangeait de leur méditation, qu’ils avaient quelque chose à faire, ils entraient dans des rages, des fureurs, ils injuriaient tout le monde, ils se rendaient plus insupportables que s’ils n’avaient jamais médité, qu’un être ordinaire. Ça, c’était parce qu’ils négligeaient de faire participer leur être extérieur à leur vie profonde. Ils se coupent en deux, alors il y a un morceau au-dedans qui progresse, et un morceau au-dehors qui devient de pire en pire, parce qu’il est tout à fait négligé.
Mère, pour la maîtrise de soi, est-ce que les moyens ascétiques ne sont pas utiles quelquefois?
Non! Vous ne guérissez rien. Vous vous donnez seulement l’illusion que vous avez progressé, mais vous ne guérissez rien... La preuve, c’est que si vous arrêtez vos moyens ascétiques, c’est encore plus fort qu’avant, ça revient « avec une vengeance ».
Cela dépend de ce que tu appelles moyens ascétiques. Si c’est de ne pas te complaire à satisfaire tous tes désirs, ça, ce n’est pas de l’ascétisme, c’est du bon sens. C’est autre chose. Les moyens ascétiques, ce sont les jeûnes répétés, de s’obliger à supporter le froid... au fond, à martyriser un peu son corps. Ça, ça vous donne seulement un orgueil spirituel, rien de plus. Cela ne maîtrise rien du tout. C’est infiniment plus facile. Les gens le font parce que c’est très facile, c’est simple. Justement parce que l’orgueil est tout à fait satisfait, que la vanité peut se gonfler, alors cela devient très facile. On fait une grande démonstration de ses vertus ascétiques, et alors on se considère comme un personnage extrêmement important, et cela vous permet de supporter beaucoup de choses.
C’est beaucoup plus difficile de tranquillement, posément, maîtriser ses impulsions, et les empêcher de se manifester — beaucoup — sans prendre des mesures ascétiques. Il est beaucoup plus difficile de ne pas être attaché aux choses que l’on possède que de ne rien posséder. Ça, c’est une chose qui est reconnue depuis des siècles. Cela demande une vertu beaucoup plus grande de ne pas être attaché aux choses que l’on possède que d’être sans possessions, ou de réduire ses possessions au strict minimum. C’est beaucoup plus difficile. C’est un degré de valeur morale très supérieur. Simplement l’attitude : quand une chose vous vient, la prendre, s’en servir; quand, pour une raison quelconque elle s’en va, la laisser aller, et ne pas la regretter. Ne pas la refuser quand elle vient, savoir s’adapter, et ne pas la regretter quand elle s’en va.
Même si les défauts viennent?
Il ne s’agit pas de défauts, je parle des choses matérielles. Les défauts, ce ne sont pas des choses qui viennent, ce sont des choses que l’on porte en soi. Je parle des choses matérielles. Je parle d’ascétisme, n’est-ce pas.
L’ascétisme, c’est une discipline tout à fait matérielle. Les défauts, ne crois pas qu’ils viennent du dehors, on en a suffisamment au-dedans de soi sans avoir besoin de les emprunter ailleurs. Et au fond, si on ne les portait pas en soi, on ne pourrait pas s’en apercevoir chez les autres. C’est parce qu’il y a le germe de tout cela en soi-même que l’on est en contact avec. Et quand nous disons que les grandes vagues de passion passent à travers les gens, et que ce n’est pas « généré » en eux, mais que cela passe à travers eux, c’est parfaitement vrai. Mais s’il y avait quelqu’un qui était tout à fait pur de toutes possibilités de passion, cela pourrait passer pendant des siècles, il ne les sentirait même pas. Il pourrait les voir, les voir passer, comme on voit un orage passer dans le ciel, mais il ne sentirait rien du tout. Quand les vibrations au-dedans de soi répondent aux vibrations du dehors, c’est qu’elles sont là ; autrement il n’y a aucune vibration qui puisse entrer.
Il y a d’ailleurs des exemples comme cela. Par exemple, une foule qui est prise de panique; eh bien, il se peut toujours qu’il y ait une personne ou deux personnes qui résistent à la panique, qui ne sont pas touchées, qui sont au-dehors : elles peuvent sauver la situation. C’est arrivé bien des fois. Ce qui fait qu’un mouvement, une vibration, un mouvement de force est contagieux, c’est parce que le terrain de la contagion est là.
Tu as dit que parce que nous sommes ici, que nous avons tout, ça nous paraît très naturel. Pourquoi est-ce que l’effort aussi ne vient pas naturellement?
C’est parce que la nature physique chez les hommes ordinaires est, comme Sri Aurobindo l’écrit, plutôt tâmasique. Naturellement elle ne fait pas d’efforts. Mais le vital fait des efforts. Seulement il fait des efforts généralement pour sa propre satisfaction. Mais il est tout à fait capable de faire des efforts, parce que c’est dans sa nature. Au fond, je ne peux pas dire que vous ne faites pas des efforts, vous faites des efforts pour beaucoup de choses, quand cela vous plaît, ou quand vous avez compris que c’est nécessaire pour une raison ou une autre. Ce que tu veux dire, c’est de faire un effort de yoga continu. Il y a même des gens qui sont venus ici pour le yoga, ou du moins pensant qu’ils venaient pour le yoga, et qui ne font pas beaucoup d’efforts, qui prennent les choses facilement, comme elles viennent. Je ne crois pas que la nature physique laissée à elle-même soit spontanément poussée vers l’effort. Elle a besoin d’une certaine activité, mais c’est très mitigé.
N’est-ce pas, la grande chose, ici, c’est que le principe d’éducation est un principe de liberté, et en somme, toute la vie est organisée sur le maximum de liberté possible dans le mouvement; c’est-à-dire que les règles, les règlements, les restrictions sont réduits absolument au minimum. Si l’on compare cela avec la façon dont les parents usuellement éduquent leurs enfants, avec constamment des : « Ne fais pas ça », « Il est défendu de faire ça », « Fais ceci », « Va faire ça », et, n’est-ce pas, des ordres et des défenses, il y a une différence considérable.
Dans les écoles et les collèges, partout, il y a des règles infiniment plus strictes que nous n’en avons ici. Alors, comme on ne met pas sur vous de condition absolue de faire des progrès, vous en faites quand ça vous plaît, vous n’en faites pas quand ça ne vous plaît pas, et puis vous prenez les choses aussi facilement que vous pouvez. Il y en a — je ne dis pas ça d’une façon absolue —, il y en a qui essayent, mais ils essayent spontanément. Naturellement, au point de vue spirituel, cela a infiniment plus de valeur. Le progrès que vous ferez parce que vous sentez en vous-même le besoin de le faire, parce que c’est une impulsion qui vous pousse en avant spontanément, et non pas parce que c’est une chose que l’on met sur vous comme une règle, ce progrès-là, au point de vue spirituel, est infiniment supérieur. Tout ce qui en vous essaye de bien faire, essaye de le faire spontanément et sincèrement; c’est quelque chose qui vient du dedans de vous-même, et non pas parce qu’on vous a promis des récompenses si vous faites bien, et des punitions si vous faites mal. Notre système n’est pas basé là-dessus.
Il se peut qu’à un moment donné quelque chose vienne à vous pour vous donner l’impression que l’on a apprécié votre effort, mais l’effort n’a pas été fait en vue de cela ; c’est-à-dire que ce ne sont pas des promesses qui sont faites d’avance et qui sont compensées, d’ailleurs, par des punitions équivalentes. Ce n’est pas l’habitude ici. Généralement, les choses sont telles, arrangées de telle façon, que la satisfaction d’avoir bien fait paraît être la meilleure des récompenses et que l’on se punit soi-même quand on fait mal, dans le sens qu’on se sent misérable et malheureux et mal à l’aise, et que ça, c’est la punition la plus concrète que l’on ait. Et alors, tous ces mouvements-là, du point de vue de la croissance intérieure spirituelle, ont une valeur infiniment plus grande que quand ils sont le produit d’un règlement extérieur.
Tu parles de l’expérience spirituelle. Qu’est-ce que c’est qu’une expérience et comment peut-on l’avoir?
C’est quelque chose qui vous met en contact avec une conscience supérieure à celle que vous avez d’ordinaire. Tu te sens d’une façon quelconque, tu ne t’en aperçois même pas, c’est pour toi ta condition ordinaire, n’est-ce pas. Eh bien, si tout d’un coup tu deviens consciente en toi de quelque chose qui est très différent et très supérieur, alors, quoi que cela soit, ce sera une expérience spirituelle. Tu peux le formuler avec une idée mentale, tu peux ne pas le formuler, tu peux te l’expliquer, tu peux ne pas te l’expliquer, cela peut durer, cela peut ne pas durer, être instantané. Mais quand il y a cette différence essentielle dans la conscience et quand, naturellement, la qualité qui vient est très... beaucoup plus haute, plus claire, plus pure que celle que l’on a d’habitude, alors on peut appeler cela une expérience spirituelle; ce qui fait qu’il y a des milliers de choses différentes qui peuvent être appelées des expériences spirituelles.
Faut-il aspirer pour avoir une expérience spirituelle?
Je crois qu’il est plus sage d’aspirer à faire un progrès, ou à être plus conscient, ou à être meilleur, ou à mieux faire, que d’aspirer à une expérience spirituelle; parce que cela peut ouvrir la porte à des expériences plus ou moins imaginaires ou falsifiées, à des mouvements du vital qui prennent l’apparence des choses plus hautes. On peut se tromper soi-même, en ayant l’aspiration pour des expériences. Au fond, il faut que l’expérience vienne spontanément, comme le résultat d’un progrès intérieur, mais pas pour elle-même et en elle-même.
Il y avait certaines personnes dans l’histoire qui n’étaient pas des êtres évolutifs...
Qui n’étaient pas...?
... des êtres évolutifs... qui sont venus...
Tu les as connus, toi?
Non, il y avait quelqu’un...
Qui? Qui t’a dit ça ?
Notre professeur d’anglais dit ça.
Je ne peux rien dire. Je ne dis plus rien. Si c’est un professeur, je ne dis plus rien. (rires)
Il a dit de Sri Aurobindo... à propos de Sri Aurobindo...
Ne me parle jamais de ce que vous disent vos professeurs, parce que je ne les contredirai pas, et je me refuse de faire des commentaires sur ce qu’ils disent. Les professeurs, ce sont des gens qu’il faut respecter. Et d’ailleurs, pour ta gouverne, je peux dire que tu as mal posé ta question.
Si tu avais voulu me faire parler, tu aurais pu poser la question d’une façon absolument différente. Maintenant je ne répondrai pas. (rires) Mais si tu avais dit : « Est-ce qu’il y a des êtres qui... », je t’aurais tout naturellement répondu. Peut-être pas ce que tu voulais entendre, mais je t’aurais répondu quelque chose. Mais tu as mal posé ta question. Tu as dit une affirmation pour commencer, alors...
Bien. Alors, c’est tout?
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