Ce volume comporte les réponses de la Mère aux questions des enfants de l’Ashram et des disciples, et ses commentaires sur son livre Éducation, et sur trois œuvres courtes de Sri Aurobindo : Les Éléments du Yoga, La Mère et Les Bases du Yoga.
Ici, tu as dit : « La raison avouée de semblables pratiques [ascétiques] est d’abolir toute sensation, afin que le corps ne fasse plus obstacle à l’élan vers l’esprit. » (La Mère, Les Quatre Austérités et les Quatre Libérations)
Ici, tu as dit : « La raison avouée de semblables pratiques [ascétiques] est d’abolir toute sensation, afin que le corps ne fasse plus obstacle à l’élan vers l’esprit. »
(La Mère, Les Quatre Austérités et les Quatre Libérations)
Dans les spiritualités anciennes, on considérait toujours que le corps était intransformable et que c’était seulement quelque chose d’inerte et d’inutile qui obstruait le chemin — il faut faire sortir l’esprit de son corps pour que, libre, il puisse avoir toutes les expériences possibles. Et alors ils maltraitaient le corps autant qu’ils le pouvaient pour lui enlever sa vitalité, sa force, et qu’il se tienne très tranquille comme quelque chose de tout à fait inutile.
La conscience physique, pour eux, c’est quelque chose à abolir.
C’est cela. Je parle comme ils parleraient eux-mêmes. Je me mets à leur place.
La dernière fois, dans le texte, il était dit : « Ils [ceux qui ont foi en un Dieu, leur Dieu] lui appartiennent intégralement; tous les événements de leur vie sont l’expression de la volonté divine et ils les acceptent non seulement avec une paisible soumission, mais avec reconnaissance, car ils sont convaincus que tout ce qui leur arrive est toujours pour leur bien. » (La Peur de la Mort et les Quatre Méthodes pour la Conquérir)
La dernière fois, dans le texte, il était dit : « Ils [ceux qui ont foi en un Dieu, leur Dieu] lui appartiennent intégralement; tous les événements de leur vie sont l’expression de la volonté divine et ils les acceptent non seulement avec une paisible soumission, mais avec reconnaissance, car ils sont convaincus que tout ce qui leur arrive est toujours pour leur bien. »
(La Peur de la Mort et les Quatre Méthodes pour la Conquérir)
Quelle est la différence entre une soumission paisible et une soumission reconnaissante?
Une soumission paisible et reconnaissante?... Quand vous recevez un ordre, vous pouvez l’exécuter avec résignation, parce que vous avez décidé que vous vous soumettrez; alors vous exécutez cet ordre, sans joie, sans plaisir, juste tout à fait d’une façon sèche et extérieure, et vous vous dites : « On m’a dit de faire ça et je le fais. » C’est-à-dire que l’on n’essaye pas de comprendre et on ne fait aucun mouvement pour adhérer volontairement à ce qui est demandé. Ça, c’est la soumission résignée. On accepte son sort, et si l’on ne se plaint pas, c’est parce que l’on a décidé qu’on ne se plaindrait pas, c’est par une décision, autrement on se plaindrait.
L’autre cas est de comprendre pourquoi un ordre a été donné, d’en saisir la valeur intérieure et de vouloir de toutes ses forces exprimer ce qui a été demandé, avec la connaissance et la joie que c’est quelque chose qui forcément rapprochera du Divin et vous donnera pleine satisfaction. Alors vous êtes heureux, vous êtes content et vous collaborez. Cela fait une différence assez considérable.
Dans une soumission paisible, n’est-on pas heureux ?
On est très fier de soi généralement! On devient très vaniteux. On se dit que l’on fait quelque chose de très remarquable. On ne questionne pas, on ne tâche pas de comprendre : on obéit et puis on est résigné. On ne se demande même pas si c’est bien ou si ce n’est pas bien : on est trop supérieur. On se gonfle d’orgueil. Il y a beaucoup de gens comme ça ici.
Alors ce n’est pas une soumission vraie?
Je crois que l’autre est meilleure. Au moins l’autre a la satisfaction de comprendre pourquoi elle fait les choses; on les fait avec joie et on se sent fortifié par le fait de les faire, tandis que dans le premier cas, on courbe la tête de plus en plus et on se sent comme une pauvre victime de l’autorité despotique qui vous écrase de sa toute-puissance.
Dans les temples, les gens offrent des animaux au Divin. Dans ce cas, est-ce de la cruauté?
Cela ressemble beaucoup plus à de l’ignorance et à de l’inconscience qu’à de la cruauté. Ils ne le font pas parce qu’ils sont cruels — il y a des exceptions, mais enfin, d’une façon générale, ce n’est pas qu’ils éprouvent un plaisir spécial à tuer, mais ils ont peur d’une certaine divinité et ils pensent qu’ils auront ses bonnes grâces en tuant.
Il y a près d’ici, au bord de la mer, un temple de pêcheurs — Virampatnam, je crois; quand on va jusqu’à Ariancouppam et que, de là, on tourne sur la gauche et que l’on se dirige vers la mer, au bout de la route il y a un temple. C’est le temple d’une drôle de divinité... C’est une Kâlî. Eh bien, on raconte des histoires extraordinaires de cette Kâlî, mais enfin l’habitude est de tuer tous les ans une quantité considérable de poulets en son honneur. Je suis arrivée là-bas — je crois le lendemain du jour où la fête avait eu lieu : on voyait encore toutes les plumes éparpillées sur le sable — et il y avait surtout là une atmosphère de crainte très basse et d’ignorance totale, et puis aussi (je ne sais pas la pratique, qui mange le poulet, si c’est celui qui l’a tué ou si ce sont les prêtres — mais là, il y en a vraiment trop! Si les prêtres mangeaient tout cela, ils seraient tout à fait malades! Alors ce doit être aussi probablement les gens qui ont tué le poulet), il y avait cette atmosphère de gourmandise — même pas gourmandise : de goinfrerie, de gens qui pensent à manger. Et il y avait cette Kâlî qui était particulièrement satisfaite de toutes les forces vitales de tous ces pauvres petits poulets : ils étaient exécutés par centaines et centaines; chacun, quand il est égorgé, a un peu de vitalité qui s’échappe, et alors cette Kâlî-là se nourrissait de tout cela, elle était très contente. Et il y avait évidemment, je ne sais pas si l’on peut appeler cela de la cruauté, mais c’était de la gourmandise, gourmandise de force vitale — de force vitale très inconsciente parce que ces pauvres poulets n’ont pas quelque chose de très conscient. Mais le tout faisait une atmosphère très basse, très lourde, très inconsciente et pénible, mais pas d’intensité de cruauté. Alors on ne peut pas dire que cette pratique soit le résultat d’une cruauté, je ne le pense pas. Peut-être même certains de ces gens, quand ils avaient à sacrifier une petite chèvre, un petit mouton qu’ils aimaient bien peut-être, trouvaient cela un peu triste. C’est plutôt une grande inconscience et une grande peur. Oh! la peur! Dans les religions, il y a tant de peur! La peur : « Si je ne fais pas ceci ou cela, si je n’égorge pas une douzaine de poulets, il va m’arriver des choses désastreuses toute ma vie, ou en tout cas dans toute mon année. Mes enfants seront malades; je perdrai ma place; je ne pourrai plus gagner ma vie; il m’arrivera des choses tout à fait désagréables... » Et alors, sacrifions les douze poulets. Mais ce n’est pas par désir de tuer. On ne peut pas dire que ce soit par cruauté : c’est par inconscience.
Qu’est-ce que cette Kâlî a fait quand tu es allée la voir?
Tu connais l’histoire? Non?... Je ne connaissais pas l’endroit, mais il y a un bout de route entre Ariancouppam et ce temple. Et alors, à moitié chemin, j’étais assise tranquillement dans ma voiture et je ne savais rien — je ne savais rien, ni de l’histoire de la Kâlî, ni des poulets, ni rien —, j’étais assise dans ma voiture lorsque, tout d’un coup, je vois arriver un être noir, très échevelé, qui me demande de faire un pacte. Et elle prenait des tons très suppliants, elle me disait : « Ah! si tu veux, si tu veux m’adopter et venir m’aider, combien de gens viendront, comme cela deviendra un endroit glorieux ! » C’était une drôle de petite créature... Elle était noire, elle était échevelée, elle était assez maigre, elle n’avait pas l’air très florissante! On m’a raconté après (je ne sais plus l’histoire au juste, je ne peux pas dire), mais il lui était arrivé malheur : on lui avait coupé la tête. Quelque chose comme ça. (Se tournant vers un disciple) Amrita ! vous connaissez l’histoire de la Kâlî de Virampatnam?... Non, vous ne la connaissez pas? Quelqu’un me l’avait racontée, enfin ce n’était pas très, très intéressant, c’était une Kâlî infortunée. Je lui ai dit qu’elle se tienne tranquille, que je ne comprenais pas ce qu’elle voulait de moi, que je venais... que si elle avait une aspiration sincère, eh bien, il y aurait une réponse à son aspiration. Au bout d’un moment, nous sommes arrivés devant le temple; alors j’ai commencé à comprendre que c’était la personne pour qui le temple avait été construit. Puis nous sommes allés nous promener au bord de la mer sous les filaos, et nous avons vu toutes ces plumes et ces gouttes de sang et ce restant de feu (parce qu’il y avait le feu des gens qui avaient évidemment cuit leurs poulets). Et on a demandé l’histoire. Et j’ai su, après, l’histoire de cette Kâlî, et qu’à cette fête on égorge des poulets en grande quantité.
Alors voilà. Je ne crois pas que cette créature éprouvait une satisfaction très considérable à voir tuer des poulets — je n’en sais rien. Comme je l’ai dit, tout le profit qu’elle pouvait en tirer était l’absorption des quelques forces vitales qui sortaient du poulet. Mais il était évident qu’elle éprouvait une satisfaction énorme à voir une grande foule — plus il y avait de gens qui venaient et de poulets tués, plus c’était un signe de succès. Cela prouvait qu’elle était devenue une personne considérable! Et alors, dans sa candeur, elle était venue me demander mon aide, en me disant que si je voulais l’aider et donner quelque chose de ma force vitale et de ma présence vitale, il y aurait encore beaucoup plus de gens et beaucoup plus de poulets! Alors cela ferait un très grand succès. Je lui ai répondu que cela suffisait comme ça, qu’elle se tienne tranquille.
À quel plan appartenait-elle, Douce Mère?
Vital le plus matériel.
Pourquoi l’appelle-t-on Kâlî?
Je ne sais pas. C’est une Kâlî — j’ai vaguement l’impression qu’elle a eu la tête coupée ou qu’elle était enterrée jusqu’au cou, ou je ne sais quoi. Quelque chose comme ça. Il y a l’histoire d’une tête qui sort du sable, enterrée jusqu’au cou. Mais ça, n’importe qui du pays vous racontera l’histoire, je ne m’en souviens plus. C’est une forme de Kâlî — il y a des quantités innombrables de formes de Kâlî. Chaque fidèle a son image, a sa relation spéciale avec une certaine Kâlî. C’est quelquefois leur propre Kâlî : il y a des Kâlî de famille — des quantités de Kâlî de famille. J’ai connu des histoires innombrables sur les Kâlî de famille. J’ai connu des familles qui avaient des Kâlî très dangereuses; si l’on ne faisait pas ce qu’elle voulait, il arrivait toujours malheur aux membres de la famille. Il y avait une très forte formation (je suppose que c’étaient les membres de la famille qui étaient encore plus responsables que la Kâlî). Et j’ai connu des gens qui, lorsqu’il arrivait un malheur, un vrai malheur dans la famille (quelqu’un qui était mort), ils prenaient l’image de Kâlî et ils allaient la jeter dans le Gange.
Cette Kâlî n’a aucun rapport avec Mahâkâlî?
Non. Elle a un rapport très étroit avec la mentalité humaine. Je crois que ce sont presque exclusivement des constructions de la mentalité humaine... Mais je me suis aperçue qu’il y avait vraiment un Ganapati (chose que je ne croyais pas, je croyais que c’était une formation purement humaine, cette histoire de tête d’éléphant, mais il y a un être qui est comme cela ; je l’ai vu, il est tout à fait vivant, et ce n’est pas une formation). De même, il y a une Kâlî noire avec sa guirlande de têtes de mort, sa grande langue qui pend... Je l’ai vue. Je l’ai vue les yeux grands ouverts entrer dans ma chambre. Alors je suis sûre qu’elle existe. Et ce n’était pas une formation humaine, c’était un être — un être véritable. Maintenant, il se peut que certains détails soient ajoutés par la pensée humaine. Mais enfin l’être était un être véritable, ce n’était pas une pure formation.
Que fait cette Kâlî noire?
Mais je crois qu’elle fait des choses assez mauvaises! Il est évident qu’elle prend une grande satisfaction à la destruction.
Celle-là, c’était au moment de la Première Guerre, dans les premiers jours de la Première Guerre. J’étais ici. J’étais dans la maison rue Dupleix : « Dupleix House ». De la terrasse de cette maison, on voyait la chambre de Sri Aurobindo, celle du « Guest House ». Sri Aurobindo habitait là. Il avait deux chambres et puis la petite terrasse. Et de la terrasse de la maison Dupleix, on voyait la terrasse du « Guest House » (je ne sais pas si on la voit encore; cela dépend des maisons entre les deux, mais on voyait). Et je m’asseyais sur la terrasse pour méditer tous les matins, en face de la chambre de Sri Aurobindo. Ce jour-là, j’étais dans ma chambre, mais faisant face à la chambre de Sri Aurobindo, devant une petite fenêtre. J’étais en méditation, j’avais les yeux ouverts. J’ai vu cette Kâlî qui entrait par ma porte, je lui ai dit : « Qu’est-ce que tu veux ? » Et elle dansait, une danse vraiment sauvage. Elle m’a dit : « Paris est pris! Paris sera détruit. » Nous n’avions aucune nouvelle, c’était juste au commencement de la guerre. Moi, j’étais en méditation; je me suis tournée vers elle et je lui ai dit : « Non, Paris ne sera pas pris et Paris sera sauvé », tranquillement, comme ça, mais avec une certaine force. Elle a fait une grimace et elle est partie. Et le lendemain, nous avons eu la dépêche (à ce moment-là il n’y avait pas encore de radio, nous avions des « dépêches » qui étaient annoncées, affichées à la porte du gouvernement), on a eu la dépêche que les Allemands marchaient sur Paris, que Paris n’était pas défendu : la route était tout à fait ouverte, ils n’avaient qu’à avancer quelques kilomètres de plus et ils entraient dans la ville. Et quand ils ont vu que le chemin était libre, qu’il n’y avait personne pour s’opposer à eux, ils ont été persuadés que c’était un traquenard, qu’on leur avait tendu un piège! Alors ils ont tourné le dos, ils sont partis. (rires) Et quand les armées françaises ont vu cela, naturellement elles leur ont couru après et les ont rattrapés, et il y a eu une bataille — c’était la bataille décisive. On les a arrêtés. Eh bien, c’était évidemment cela. Ça s’est traduit de cette façon : lorsque j’ai dit à Kâlî « non! », ils ont été pris de panique. Ils ont tourné. Autrement, s’ils avaient continué à avancer, c’était fini.
Comment est Mahâkâlî?
Ça, mes enfants, quand vous la verrez, vous me le direz! Elle n’est pas comme ça. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elle n’est pas noire, elle ne tire pas une grande langue, et elle n’a pas un collier de têtes humaines!
>Ici, tu as dit : « L’emploi de la planche à clous du sâdhu ou des verges et du cilice de l’anachorète chrétien est l’effet d’un sadisme plus ou moins voilé, inavouable et inavoué. C’est la recherche maladive ou le besoin subconscient de sensations violentes. »
(Les Quatre Austérités et les Quatre Libérations)
Ah! vous savez qu’il y a des ascètes qui se couchent sur des clous. Vous ne les avez jamais vus? Moi, j’ai vu certaines photographies. C’est une chose qui se fait : ils se couchent sur une planche avec des clous. Tout dernièrement encore j’ai vu une photographie comme ça. Eh bien, ils font cela pour... Je ne sais si c’est pour prouver leur sainteté. N’est-ce pas, quand ils le font en public, on a toujours le soupçon que c’est un peu de cabotinage. Mais enfin il y en a qui peuvent le faire sincèrement, en ce sens qu’ils ne le font pas pour se donner en spectacle. Et alors, ceux-là, si on leur demande pourquoi ils le font, ils disent que c’est pour se prouver à eux-mêmes qu’ils sont détachés de leur corps. Et il y en a d’autres qui vont encore plus loin : ils disent qu’il faut faire souffrir le corps pour libérer l’esprit. Eh bien, moi, je dis que derrière cela il y a un goût vital de la souffrance, et qui impose la souffrance au corps parce que le vital a un goût très pervers de la souffrance. J’ai connu des enfants qui avaient mal ici ou là et qui pressaient tant qu’ils pouvaient pour que ça fasse encore plus mal! Et ils y prenaient plaisir! J’ai connu des grandes personnes aussi... Moralement, c’est un fait tout à fait connu — je passe mon temps à dire aux gens : « Si vous êtes malheureux, c’est parce que vous le voulez. Si vous souffrez, c’est parce que vous aimez la souffrance, autrement vous ne souffririez pas. » C’est ce que j’appelle une chose malsaine, parce que c’est contraire à l’harmonie et à la beauté, c’est une espèce de besoin maladif de sensations fortes.
Je ne sais pas si vous savez que la Chine est le pays où l’on a inventé les tortures les plus épouvantables, des choses impensables. Quand j’étais au Japon, j’ai demandé à un Japonais qui aimait beaucoup les Chinois (ce qui est assez rare) et qui parlait toujours de la Chine avec beaucoup d’éloges : pourquoi est-ce ainsi? Il m’a dit : c’est parce que tous les peuples d’ExtrêmeOrient, y compris les Japonais eux-mêmes, ont une sensibilité très émoussée. Ils sentent très peu; à moins que la souffrance ne soit extrêmement forte, ils ne sentent rien. Et alors, cela les a obligés à employer leur intelligence pour inventer des souffrances extrêmement fortes. Eh bien, tous ces gens qui sont inconscients, plus ils sont inconscients, plus ils sont tâmasiques; plus leur sensibilité est émoussée, plus ils ont besoin de sensations fortes pour éprouver quelque chose. Et c’est généralement ce qui rend les gens cruels, parce que la cruauté donne des sensations très fortes. Cette espèce de tension des nerfs procurée par la souffrance qu’on impose à quelqu’un, cela vous donne une sensation; et ils ont besoin de ça pour sentir, autrement ils ne sentent rien. Et c’est pour cela que des races entières sont particulièrement cruelles. Ils sont très inconscients — inconscients vitalement. Ils peuvent ne pas être inconscients mentalement ou autrement, mais ils sont inconscients vitalement et physiquement — physiquement surtout.
Ceux qui ont un sens de la beauté, peuvent-ils devenir cruels aussi?
C’est un problème psychologique. Cela dépend où se trouve leur sens de la beauté. On peut avoir un sens physique de la beauté, un sens vital de la beauté, un sens mental de la beauté. Si l’on a un sens moral de la beauté — un sens de la beauté et de la noblesse morales —, on ne sera jamais cruel. On sera toujours généreux et on aura le beau geste dans tous les cas. Mais comme les hommes sont faits de beaucoup de morceaux différents... Par exemple, je réfléchissais à tous les artistes que j’ai connus — j’ai connu tous les plus grands artistes du siècle dernier ou du commencement de ce siècle-ci, et ils avaient vraiment le sens de la beauté, mais moralement, il y en avait qui étaient très cruels. Quand on voyait l’artiste à son travail, il vivait dans une beauté magnifique, mais quand on voyait le monsieur chez lui, il n’avait qu’un contact très limité avec l’artiste qu’il était, et il devenait généralement un homme très vulgaire, très ordinaire (beaucoup, j’en suis sûre). Mais ceux qui étaient unifiés, en ce sens que vraiment ils vivaient leur art, ceux-là non : ils étaient généreux et bons.
J’ai le souvenir d’une histoire très amusante que Rodin m’a racontée. Vous connaissez Rodin — pas lui, mais ce qu’il a fait? Rodin m’a posé une question un jour, il m’a demandé : « Comment peut-on empêcher deux femmes d’être jalouses l’une de l’autre? » (rires) Je lui ai dit : « Voilà un problème! Mais voulez-vous me dire pourquoi? » Alors il m’a dit : « Voilà, la plupart de mes travaux, je les fais en terre glaise — en tout cas beaucoup — avant de les tailler dans la pierre ou de les faire en bronze. Et alors il m’arrive ce qui suit. Quelquefois, je m’en vais en voyage pendant un jour, deux jours, trois jours. Je laisse mes terres glaises couvertes de chiffons mouillés parce que si ça sèche, ça craque, et alors tout le travail est perdu, il faut en faire une autre. » Tous les sculpteurs savent cela. Et voilà ce qui arrivait à ce pauvre homme : il avait une femme, et il avait son modèle préféré qui était tout à fait... très intime dans la maison, elle entrait comme elle voulait — c’était le modèle dont il se servait pour faire ses sculptures. Alors la femme voulait être la femme. Et quand Rodin était parti, elle entrait tous les matins de bonne heure dans l’atelier et elle aspergeait tous les chiffons, toutes les têtes ou les corps, tout; c’était recouvert, enveloppé d’un chiffon mouillé (on vaporise de l’eau là-dessus comme on vaporise sur des plantes), alors elle arrivait et elle vaporisait. Et puis, quelque temps après, deux heures ou trois heures après, arrivait le modèle qui avait la clef de l’atelier. Elle ouvrait l’atelier et elle vaporisait. Elle voyait très bien que c’était mouillé, mais elle avait le privilège d’entretenir la sculpture de son sculpteur — et elle vaporisait. « Et alors, me disait Rodin, le résultat, c’est que, lorsque je reviens de voyage, toute ma sculpture coule et il ne reste plus rien de ce que j’avais fait! »
C’était un vieil homme (à ce moment-là il était déjà vieux), il était magnifique. Il avait une tête de faune, comme un faune grec. Il était petit, très trapu, solide, il avait des yeux malins. Il était remarquablement ironique, et un peu... Il s’en amusait, mais enfin il aurait mieux aimé retrouver sa sculpture intacte!
Et quelle a été ta réponse? (rires)
Entretiens 1954 80 Je ne me souviens plus... Peut-être ai-je répondu par une plaisanterie. Non, je me souviens d’une chose, je lui ai demandé : « Mais pourquoi ne dites-vous pas : c’est celle-là qui arrosera ? » Il s’est alors arraché le peu de cheveux qu’il avait sur la tête et il m’a dit : « Mais ce seraient des batailles à coups de couteau. » (rires)
Voilà, bonne nuit.
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