Les textes publiés dans ce volume sont, pour l’essentiel, des écrits de la Mère sur Sri Aurobindo et sur elle-même, sur l’Ashram, Auroville, l’Inde et le monde.
Les textes publiés dans ce volume sont, pour l’essentiel, des écrits de la Mère sur Sri Aurobindo et sur elle-même, sur l’Ashram, Auroville, l’Inde et le monde. Ce livre comporte en outre une sélection de ses messages, de sa correspondance avec les disciples et de ses notes personnelles.
Juin 1965
Tu as entendu parler d’Auroville?
Pendant longtemps, j’avais un plan de la « ville idéale », mais c’était du temps de la vie de Sri Aurobindo, avec Sri Aurobindo vivant au centre. Après, cela ne m’intéressait plus. Puis, on a repris l’idée d’Auroville (c’est moi qui ai dit « Auroville »), mais c’était par l’autre bout : au lieu de la formation qui devait trouver l’endroit, c’est l’endroit (près du lac) qui a fait naître la formation; et jusqu’à présent, je m’y intéressais d’une façon très secondaire, parce que je n’avais rien reçu de direct. Puis, cette petite A. s’est mise en tête d’avoir une maison là-bas, près du lac, et d’avoir une maison pour moi à côté de la sienne, et de me l’offrir. Et elle m’a écrit tous ses rêves; et une ou deux phrases ont, tout d’un coup, éveillé un vieux, vieux souvenir de quelque chose qui avait essayé de se manifester, une création, quand j’étais toute petite; puis, qui avait recommencé à essayer de se manifester tout au début du siècle, quand j’étais avec Théon. Puis, tout cela avait été oublié. Et c’est revenu avec cette lettre : tout d’un coup, j’ai eu mon plan d’Auroville. Maintenant, j’ai mon plan d’ensemble; j’attends B. pour faire les plans de détail, parce que j’avais dit depuis le commencement : « C’est B. qui sera l’architecte »; et j’ai écrit à B. Quand il était venu ici, l’année dernière, il était allé voir Chandigarh, la ville construite par Le Corbusier, làhaut, au Punjab, et il n’était pas très heureux (ça m’a l’air assez quelconque, je n’en sais rien, je n’ai pas vu; je n’ai vu que des photographies qui étaient détestables), et quand il me parlait, je voyais qu’il sentait : « Oh! si, moi, j’avais une ville à construire... » Alors, je lui ai écrit : « Si tu veux, j’ai une ville à construire. » Il est content. Il arrive. Et quand il arrivera, je lui montrerai mon plan, puis il construira la ville. Mon plan est très simple.
Ça se passe là-haut, sur la route de Madras, en haut de la colline. (Mère prend un papier et commence à dessiner.) Nous avons ici... (naturellement, ce n’est pas comme cela dans la nature, il faudra s’adapter; c’est comme cela là-haut, dans l’idéal). Ici, un point central. Ce point central est un parc, que j’avais vu quand j’étais toute petite, peut-être la plus belle chose du monde au point de vue de la nature physique matérielle; un parc avec de l’eau et des arbres, comme tous les parcs, et des fleurs, pas beaucoup; des fleurs sous forme de plantes grimpantes, des palmiers et des fougères, toutes les espèces de palmiers; de l’eau, si possible, de l’eau courante, et si possible une petite cascade. Au point de vue pratique, ce serait très bien. Au bout, en dehors du parc, on pourrait construire des réservoirs qui serviraient à l’alimentation en eau des résidents.
Alors, dans ce parc, j’avais vu le « pavillon de l’Amour ». Mais je n’aime pas ce mot, parce que les hommes en ont fait quelque chose de grotesque; je parle du principe d’amour divin. Mais c’est changé : ce sera le « pavillon de la Mère »; mais pas ça (Mère se désigne elle-même) : la Mère, la vraie Mère, le principe de la Mère. Je dis « Mère » parce que Sri Aurobindo s’est servi de ce mot, autrement j’aurais mis autre chose, j’aurais mis « principe créateur », ou « principe réalisateur », je ne sais pas... Et ce sera un petit bâtiment, pas grand, avec seulement une salle de méditation en bas, mais des colonnes, et probablement une forme circulaire. Je dis probablement, parce que je laisse ça à la décision de B. En haut, le premier étage sera une chambre, et le toit sera une terrasse couverte. Tu connais les anciennes miniatures indo-mogoles, avec les palais où il y a des terrasses avec des petits toits soutenus par des colonnes? Tu connais ces vieilles miniatures? J’en ai eu des centaines entre les mains... Mais ce pavillon, c’est très, très joli, un petit pavillon comme ça, avec un toit sur une terrasse, et des murs bas contre lesquels on met des divans pour s’asseoir, méditer en plein air, le soir, la nuit. Et en bas, tout en bas, par terre, une salle de méditation, simplement, quelque chose où il n’y a rien. Il y aurait probablement, dans le fond, quelque chose qui serait une lumière vivante, peut-être le symbole en lumière vivante, une lumière constante. Et autrement, un endroit très calme, très silencieux.
Adjacent, il y aurait un petit logis, un petit logis qui aurait tout de même trois étages, mais pas de grande dimension, et ce serait la maison de A., qui servirait de gardienne. Elle serait la gardienne du pavillon. Elle m’a écrit une lettre très bien, mais elle n’a pas compris tout cela, bien entendu.
Ça, c’est le centre.
Tout autour, il y a une route circulaire qui isole le parc du reste de la ville. Il y aurait probablement une porte d’entrée, il faut bien qu’il y en ait une, dans le parc. Une porte d’entrée avec le gardien de la porte. Le gardien de la porte 19 est une nouvelle fille qui est arrivée d’Afrique, et qui m’a écrit une lettre me disant qu’elle voulait être le gardien d’Auroville pour ne laisser pénétrer que les « serviteurs de la vérité » (riant). C’est un très joli plan. Alors je la mettrai probablement comme gardienne du parc, avec un petit logement sur la route, à l’entrée.
Mais ce qui est intéressant, c’est qu’autour de ce point central, il y a quatre grandes sections, comme quatre grands pétales (Mère dessine), mais les coins des pétales sont arrondis, et il y a des petites zones intermédiaires : quatre grandes sections, et quatre zones... Naturellement, c’est seulement en l’air; par terre, il y aura un à peu près.
Nous avons quatre grandes sections : la section culturelle au nord, c’est-à-dire en allant vers Madras; à l’est, section industrielle; au sud, section internationale; et à l’ouest, c’est-à-dire vers le lac, section résidentielle.
Je m’explique : la section résidentielle, où se trouveront les maisons des gens qui auront déjà souscrit, et de tous les autres, qui viennent en quantité pour avoir a plot in Auroville [un bout de terrain à Auroville] — ce sera du côté du lac.
La section internationale : on a déjà approché un certain nombre d’ambassadeurs et de pays pour que chacun ait son pavillon; un pavillon de tous les pays, c’était une vieille idée; certains ont déjà accepté; enfin, c’est en route. Chaque pavillon a son jardin avec, autant que possible, la représentation des plantes et des produits du pays représenté. S’ils ont assez d’argent et assez de place, ils peuvent avoir aussi une sorte de petit musée, ou d’exposition permanente des œuvres du pays. Et la construction doit être faite selon l’architecture de chaque pays représenté, que ce soit comme un document d’information. Alors, suivant l’argent qu’ils veulent mettre, ils peuvent avoir aussi des logements pour étudiants, des salles de conférences, etc., de la cuisine du pays, un restaurant du pays, ils peuvent avoir toutes sortes de développements.
Puis, la section industrielle : déjà, beaucoup de gens, y compris le gouvernement de Madras (le gouvernement de Madras prête de l’argent), veulent ouvrir des industries qui seront sur une base spéciale. Et cette section industrielle est à l’est, et elle est très grande, il y a beaucoup de place; et elle doit descendre vers la mer. En effet, au nord de Pondichéry, il y a un espace assez grand qui est tout à fait inhabité et inculte; c’est au bord de la mer, en remontant la côte vers le nord. Alors, cette section industrielle descendrait vers la mer et, si c’est possible, il y aurait une espèce de débarcadère; pas exactement un port, mais un endroit où les bateaux peuvent accoster; et toutes ces industries, avec les moyens de transport intérieur nécessaires, auraient une possibilité d’exportation directe. Et là, il y aurait un grand hôtel, dont B. a déjà fait le plan; nous voulions faire l’hôtel ici, à la place des « Messageries Maritimes », mais le propriétaire, après avoir dit oui, a dit non; c’est très bien, ce sera mieux là-bas; un grand hôtel pour recevoir les visiteurs du dehors. Déjà pas mal d’industries se sont inscrites pour cette section; je ne sais pas s’il y aura assez de place, mais on s’arrangera.
Puis, au nord (c’est là où il y a le plus de place, naturellement) en allant vers Madras, la section culturelle. Là, auditorium (l’auditorium que j’ai rêvé de faire depuis longtemps; il y avait déjà des plans de faits), auditorium avec salle de concert et grandes orgues, ce que l’on fait de mieux maintenant (il paraît que l’on fait des choses admirables). Je veux de grandes orgues. Il y aura aussi une scène de théâtre avec des coulisses, la scène rotative, etc., tout ce que l’on fait de mieux.
Donc, un magnifique auditorium, là. Il y aura une bibliothèque, il y aura un musée avec toutes sortes d’expositions; pas dans l’auditorium : en plus; il y aura un studio de cinéma, une école de cinéma ; il y aura un gliding club [un club de vol à voile]; nous avons déjà presque l’autorisation du gouvernement, et la promesse; enfin, c’est déjà très avancé. Puis, vers Madras, là où il y a beaucoup de place : un stadium [un stade]. Et un stadium que nous voulons le plus moderne et le plus parfait possible, avec l’idée... c’est une idée que j’ai depuis longtemps, que douze ans... les Jeux Olympiques ont lieu tous les quatre ans... douze ans après 1968... en ‘68 c’est au Mexique qu’ont lieu les Olympiades... douze ans après, nous aurions les Jeux Olympiques en Inde, là. Alors, il faut de la place.
Entre ces sections, il y a des zones intermédiaires; quatre zones intermédiaires. Une pour les services publics, postes etc. Une zone pour les transports, gare de chemin de fer et, si possible, un aérodrome. Une zone pour l’alimentation; celle-là serait du côté du lac et comprendrait des laiteries, poulaillers, vergers, cultures, etc., cela se répandrait et incorporerait le Lake Estate [le Domaine du Lac]; ce qu’ils voulaient faire séparément serait fait dans le cadre d’Auroville. Puis, une quatrième zone : des magasins, mais il en faut quelques-uns pour avoir ce que l’on ne produit pas. Ce sont comme des quartiers, n’est-ce pas.
Et tu seras là, au centre?
A. l’espère! (Mère rit) Je ne lui ai pas dit non, je ne lui ai pas dit oui, je lui ai dit : « Le Seigneur décidera ». Cela dépend de mon état de santé. Déménager, non. Je suis ici à cause du Samâdhi, j’y reste. C’est tout à fait sûr. Mais je peux aller en visite, ce n’est pas si loin, il faut cinq minutes en auto. Seulement, A. veut être tranquille, silencieuse, loin du monde; c’est très possible dans son parc entouré d’une route, avec quelqu’un pour empêcher d’entrer; on peut être très tranquille, mais si je suis là, c’est fini! Il y aurait des méditations collectives, etc. C’est-à-dire que si j’ai des signes, d’abord des signes physiques, puis l’ordre intérieur de sortir, j’irai en voiture là-bas passer une heure, l’après-midi. Je peux de temps en temps le faire. Nous avons encore le temps parce que, avant que tout soit prêt, il se passera des années.
C’est-à-dire que les disciples resteront ici?
Ah! L’Ashram reste ici. L’Ashram reste ici; moi je reste ici, c’est bien entendu. Auroville, c’est...
Un satellite.
Oui, c’est le contact avec le monde extérieur. Le centre de mon dessin est un centre symbolique. Mais c’est l’espoir de A. ; elle veut une maison où elle serait toute seule, à côté d’une maison où je serais toute seule. La seconde partie est un rêve, parce que moi toute seule!... Il n’y a qu’à voir ce qui se passe! C’est vrai, n’est-ce-pas? Alors ça ne va pas avec le « toute seule ». Il faut trouver la solitude dedans, c’est la seule manière. Mais sur le plan de la vie, je n’irai certainement pas vivre là-bas, parce que le Samâdhi est ici; seulement, je peux y aller en visite. Par exemple, je peux y aller pour une ouverture, ou pour certaines cérémonies. C’est à voir. Ce ne sera que dans des années.
En somme, Auroville est plutôt faite pour l’extérieur?
Ah! oui, c’est une ville! Par conséquent, c’est tout le contact avec l’extérieur. Et un essai de réalisation sur la terre d’une vie un peu plus idéale.
Dans l’ancienne formation que j’avais faite, il fallait une colline et une rivière. Il fallait une colline, parce que la maison de Sri Aurobindo était sur le haut d’une colline. Mais Sri Aurobindo était là, au centre. C’était arrangé d’après le plan de mon symbole. C’est-à-dire, un point au milieu, avec Sri Aurobindo et tout ce qui concerne la vie de Sri Aurobindo ; puis quatre grands pétales, qui n’étaient pas les mêmes que dans ce dessin, c’était autre chose; puis douze autour, la ville proprement dite; puis autour de cela, il y avait la résidence des disciples; tu connais mon symbole : au lieu d’une ligne, ce sont des bandes; eh bien, la dernière bande circulaire formait la place de la résidence des disciples, et chacun avait sa maison et son jardin, une petite maison et un jardin pour chacun. Et il y avait des moyens de communication. Je n’étais pas sûre si c’étaient des transports individuels ou des transports collectifs (comme ces petits tramways ouverts dans les montagnes, tu sais), qui passaient dans toutes les directions pour ramener les disciples vers le centre de la ville. Et autour de tout cela, il y avait un mur, avec une porte d’entrée et des gardiens à la porte, et on n’entrait qu’avec autorisation. Et il n’y avait pas d’argent; à l’intérieur des murs, pas d’argent; aux différentes portes d’entrée, on trouvait comme des banques, ou des comptoirs, où les gens déposaient leur argent et recevaient en échange des tickets, avec lesquels ils pouvaient avoir : logement, nourriture, ceci, cela. Mais pas d’argent. Et intérieurement, absolument rien, personne n’avait d’argent. Les tickets, c’était seulement pour les visiteurs, qui n’entraient qu’avec un permis. C’était une organisation formidable. Pas d’argent! Je ne voulais pas d’argent.
Tiens! dans mon plan, j’ai oublié une chose : je voulais faire une cité ouvrière. Mais la cité ouvrière devait faire partie de la section industrielle, peut-être un prolongement en bordure de la section industrielle.
Et en dehors des murs, dans ma première formation, il y avait, d’un côté, une ville industrielle, et de l’autre côté, les champs, les fermes, etc., qui devaient approvisionner la ville. Mais cela représentait un véritable pays, pas un grand pays, mais un pays. Maintenant, c’est très réduit. Ce n’est plus mon symbole, c’est seulement quatre zones, et il n’y a pas de murs. Et il y aura de l’argent. N’est-ce pas, l’autre formation, c’était vraiment une tentative idéale... Mais je comptais beaucoup d’années avant d’essayer de commencer. À ce moment-là, je comptais vingtquatre ans. Mais maintenant, c’est beaucoup plus modeste, c’est un essai de transition, et c’est beaucoup plus réalisable. L’autre plan était... J’ai failli avoir le terrain; c’était du temps de Sir Akbar, tu te souviens, d’Hyderabad. On m’avait envoyé des photographies de l’État d’Hyderabad, et j’avait trouvé là, dans ces photos, mon endroit idéal : une colline isolée, une colline assez grande, et en bas, une grande rivière qui coulait. Je lui ai dit : « Je voudrais cet endroit », et il avait arrangé l’affaire. C’était tout arrangé. On m’avait envoyé les plans, les papiers et tout, comme quoi l’on donnait cela à l’Ashram. Seulement, ils ont mis une condition : c’était de la forêt vierge, des terrains incultes; on donnait l’endroit à condition, naturellement, que nous le cultivions, mais les produits devaient être utilisés sur place; par exemple, les récoltes, les bois devaient être utilisés on the spot [sur place], pas transportés; on ne pouvait rien faire sortir de l’État d’Hyderabad. Il y avait même C. qui était navigateur, et qui avait dit qu’il se procurerait un bateau à voiles d’Angleterre pour remonter la rivière et chercher tous les produits pour les ramener ici. Tout était très bien arrangé! Puis, ils ont mis cette condition. J’ai demandé s’il n’était pas possible de l’enlever. Puis, Sir Akbar est mort, et c’était fini, l’affaire est tombée à l’eau. Après, j’ai été contente que cela ne se soit pas fait parce que, une fois Sri Aurobindo parti, je ne peux plus quitter Pondichéry. Je ne pouvais quitter Pondichéry qu’avec lui, à condition qu’il accepte de venir habiter sa ville idéale. J’avais parlé, à ce moment-là, du projet à D., celui qui a construit « Golconde », et il était enthousiaste; il m’a dit : « Dès que vous commencerez à construire, vous m’appelez, je viens ». Je lui avais montré mon plan; c’était d’après mon symbole agrandi, il était tout à fait enthousiaste, il trouvait cela magnifique.
C’est tombé à l’eau. Mais l’autre, qui est juste une petite tentative intermédiaire, on peut essayer.
Je ne me fais pas d’illusion sur le fait que cela restera dans sa pureté, mais on essaiera quelque chose.
Beaucoup dépend de l’organisation financière du projet?
Pour le moment, c’est E. qui s’en occupe, parce que c’est lui qui reçoit l’argent à travers cette « Sri Aurobindo Society », et qui a acheté les terrains. Il y a déjà pas mal de terrains achetés. Ça va bien. Naturellement, la difficulté, c’est de trouver assez d’argent. Mais par exemple, les pavillons, c’est chaque pays qui fera les dépenses pour son pavillon; les industries, c’est chaque industrie qui met son argent dans l’affaire; les résidents, c’est chacun qui donne l’argent nécessaire pour son terrain. Et le gouvernement (Madras nous l’a déjà promis), donne 60 à 80% : une partie grant [don], c’est-à-dire donnée, une partie loan [prêt] sans intérêt et repayable dans dix ans, vingt ans, quarante ans, un repaiement lointain. E. s’y entend, il a déjà eu pas mal de résultats. Mais, suivant que l’argent rentrera vite ou rentrera seulement petit à petit, cela ira plus ou moins vite.
Au point de vue construction, cela va dépendre de la plasticité de B. Les détails me sont tout à fait égal ; il n’y a que ce pavillon que je voudrais très joli. Je le vois. Parce que je l’ai vu, j’ai eu sa vision; alors, j’essaierai de lui faire comprendre ce que j’ai vu. Et le parc aussi, je l’ai vu. Ce sont de vieilles visions que j’ai eues de façon répétée.
Mais cela, ce n’est pas difficile. La plus grosse difficulté, c’est l’eau, parce qu’il n’y a pas de rivière proche, là-haut. Mais ils sont déjà en train d’essayer de capter des rivières. Il y avait même un projet de capter l’eau de l’Himalaya et de traverser l’Inde. F. avait fait un plan et en avait parlé à Delhi. On lui avait objecté que ce serait un peu cher. Évidemment. Mais enfin, sans faire des choses aussi grandioses, il faut faire quelque chose pour amener l’eau. Ce sera la plus grosse difficulté. C’est cela qui prendra le plus de temps. Pour tout le reste, lumière, force motrice, ce sera fait sur place dans la section industrielle. Mais l’eau ne se fabrique pas! Les Américains ont sérieusement pensé à trouver un moyen d’utiliser l’eau de mer, parce que la terre n’a pas assez d’eau potable pour les hommes... l’eau qu’ils appellent « douce », c’est ironique... la quantité d’eau n’est pas suffisante pour l’emploi qu’en font les hommes, alors ils ont déjà commencé des essais chimiques en grand pour transformer l’eau de mer et la rendre utilisable. Évidemment, ce serait la solution du problème.
Mais cela existe déjà.
Cela existe, mais pas en proportion suffisante.
Si, en Israël.
Ils le font en Israël? Ils emploient l’eau de mer? Évidemment, ce serait la solution, la mer est là... C’est à voir... Puis il faudrait la faire monter.
Un yachting club aussi ne serait pas mal?
Ah! certainement, avec la section industrielle.
Près de ton port, là.
Ce ne sera pas un « port », mais enfin! Oui, l’hôtel des visiteurs avec un yachting club à côté, c’est une idée. Je vais l’ajouter. (Mère note)
Cela aurait sûrement du succès.
Çà ! Tu sais, une pluie de lettres, mon petit! De partout, de tous les pays, les gens m’écrivent : « Enfin! voilà le projet que j’attendais », etc. Une pluie.
Il y a aussi un gliding club [un club de vol à voile]. On nous a déjà promis un instructeur et un planeur. C’est promis. Ce sera dans la section industrielle, sur le haut de la colline. Naturellement, le yacht club sera sur la mer, pas sur le lac ; mais j’avais pensé, parce que l’on parle beaucoup de creuser le lac, il est presque comble, je pensais à une station d’hydravions, là.
On peut faire aussi du bateau sur le lac?
Pas s’il y a des hydravions. Ce n’est pas très grand pour faire du bateau. Mais ce serait très bien pour une station d’hydravions. Mais cela dépendra : si nous avons un aérodrome, ce n’est pas nécessaire; si nous n’avons pas d’aérodrome... Mais déjà, dans le projet du Lake Estate [le Domaine du Lac], il y avait un aérodrome. G., qui est devenu squadron leader [chef d’escadrille], m’a envoyé un plan d’aérodrome aussi, mais pour de petits avions, tandis que nous voulons un aérodrome qui puisse faire le service de Madras régulièrement, un aérodrome de passagers. On en a déjà beaucoup parlé. Il y a eu des discussions entre « Air India » et une autre compagnie, puis ils ne se sont pas mis d’accord, toutes sortes de petites difficultés stupides. Mais tout cela, avec la croissance d’Auroville, tombera tout naturellement, les gens ne seront que trop contents d’avoir un aérodrome.
Non, il y a deux difficultés. Les petites sommes d’argent, on les a. Justement, ce que le gouvernement peut prêter, ce que les gens donnent pour avoir un plot [un bout de terrain], ça vient. Mais ce sont les sommes massives : n’est-ce pas, ce sont des milliards qu’il faut pour une ville!...
Septembre 1966
La mendicité n’est pas autorisée à Auroville. Toutes les personnes ou êtres humains trouvés mendiant dans la rue seront ainsi répartis : les enfants à l’école, les vieillards à l’asile, les malades à l’hôpital, les bien portants au travail.
École, asile, hôpital et lieux de travail spéciaux seront prévus à cet effet. Ils ne seront pas mélangés avec les autres, parce qu’il se peut qu’il y ait des individus qui viennent du dehors et qui se mettent à mendier dans la rue.
Il n’y a pas de police. Nous avons... on n’a pas trouvé le mot... une garde de sauveteurs, une armée de sauveteurs, quelque chose comme les pompiers au Japon qui sont des gymnastes, et ils font tout quand il y a des accidents, n’importe quoi, des tremblements de terre, c’est eux qui font tout. Ils grimpent aux maisons. Au lieu de police, il y aura une sorte d’armée de sauveteurs, et alors ce sont ceux-là qui régulièrement iront dans la ville dans les différents quartiers pour voir si on a besoin d’eux et s’ils rencontrent des gens qui mendient, ces gens seront répartis comme j’ai dit. Il y aura une école pour les enfants, un asile pour les vieillards, un hôpital pour les malades et les impotents et un endroit où on procurera du travail à tous ceux qui... ce sera toutes sortes de travaux possibles; on fera faire du balayage jusqu’à... n’importe quoi, n’est-ce pas, tous les travaux dont on a besoin, on les fera faire selon les capacités. C’est à organiser.
Une école spéciale pour les enfants pour leur apprendre à travailler, justement, pour apprendre les choses indispensables pour travailler.
Pas de prison, pas de police.
30 décembre 1967
À propos de sa conception d’Auroville, Mère lit ses commentaires, notés de mémoire en anglais par un disciple.
« Auroville subsistera par ses propres moyens.
« Tous ceux qui vivront là participeront à la vie de la ville et à son développement.
« Cette participation peut être active ou passive.
« Il n’y aura pas d’impôts en tant que tels, mais chacun contribuera au bien-être collectif par son travail, en nature ou en espèces.
« Les secteurs comme les industries, qui participent activement, attribueront une partie de leurs revenus au développement de la cité.
« Ou bien s’ils produisent des articles utiles aux habitants de la ville (comme les produits alimentaires), ils apporteront leur contribution en nature à la ville qui est chargée de nourrir les habitants.
« Aucune règle ou loi n’est édictée. Les choses se formuleront d’elles-mêmes à mesure que la Vérité latente de la ville émergera et prendra forme peu à peu. Nous n’anticipons pas. »
Je croyais en avoir dit plus que cela, parce que j’en ai dit beaucoup, beaucoup intérieurement, sur l’organisation, la nourriture, etc. On va faire des essais.
Il y a des choses qui sont vraiment intéressantes, par exemple, je voudrais qu’il y ait... D’abord, chaque pays aura son pavillon, et dans le pavillon, il y aura une cuisine du pays, c’est-à-dire que les Japonais pourront manger du japonais s’ils le veulent, etc., mais dans la ville elle-même, il y aura la nourriture pour les végétariens et la nourriture pour les nonvégétariens, et aussi une sorte d’essai pour trouver la nourriture de demain.
N’est-ce pas, tout ce travail d’assimilation qui vous rend si lourd — ça occupe tellement de temps et d’énergie de l’être —, que ce soit fait avant, que l’on vous donne quelque chose qui soit immédiatement assimilable, comme ils le font maintenant; par exemple, ils ont des vitamines directement assimilables et aussi des protéines, des principes nutritifs qui se trouvent dans telle, telle ou telle chose et qui ne sont pas volumineux — il faut une quantité formidable pour assimiler très peu. Alors maintenant qu’ils sont assez adroits au point de vue chimique, on pourrait simplifier. Les gens n’aiment pas cela, simplement parce que... parce qu’ils prennent un plaisir intense à manger, mais quand on ne prend plus plaisir à manger, on a besoin d’être nourri et de ne pas perdre son temps à cela. On perd un temps énorme : un temps à manger, un temps à digérer et puis le reste. Et là, je voudrais qu’il y ait une cuisine d’essai, une espèce de laboratoire culinaire, pour essayer. Et les gens iraient ici ou là, ou là, suivant leurs goûts, leurs tendances.
Et on ne paye pas la nourriture, mais on doit donner du travail, ou des ingrédients : ceux qui auraient par exemple des champs, donneraient le produit de leurs champs; ceux qui auraient des usines donneraient leurs produits; ou son propre travail en échange de la nourriture.
Cela supprime beaucoup déjà de la circulation monétaire intérieure. Et pour tout on pourrait trouver des choses comme cela... Au fond, ce doit être une ville d’étude — d’étude et de recherche du comment vivre d’une manière à la fois simplifiée et où les qualités supérieures auront plus de temps pour se développer. Voilà.
C’est seulement un petit commencement.
Puis Mère reprend le texte phrase par phrase.
« Auroville subsistera par ses propres moyens. »
Je veux insister sur le fait que ce sera une expérience, c’est pour faire des expériences — des expériences, des recherches, des études.
Auroville sera une cité qui essaiera d’être, ou qui tendra vers, ou qui voudra être « self-supporting », c’est-à-dire...
Autonome?
Autonome, on le comprend comme une sorte d’indépendance qui coupe les relations avec les autres, ce n’est pas cela que je veux dire.
Par exemple, ceux qui produisent de la nourriture, comme « Aurofood » (naturellement, quand on sera cinquante mille, ce sera difficile de subvenir aux besoins, mais pour le moment nous ne sommes que quelques milliers tout au plus), eh bien, une usine produit toujours beaucoup trop, alors elle vendra au dehors et recevra l’argent. Et « Aurofood », par exemple, veut avoir des relations spéciales avec les ouvriers, pas du tout le vieux système, quelque chose qui soit une amélioration du système communiste, une organisation plus équilibrée que le soviétisme, c’est-à-dire qui ne pèche pas trop d’un côté par rapport à l’autre.
Et il y a une chose que je voulais dire; la participation au bien-être et à l’existence de la ville tout entière n’est pas une chose calculée individuellement : tel individu doit donner tant. Ce n’est pas comme cela. C’est calculé d’après les moyens, l’activité, les possibilités de production; ce n’est pas l’idée démocratique, qui découpe tout en petits morceaux égaux, qui est une machine absurde; c’est calculé d’après les moyens : celui qui a beaucoup donne beaucoup, celui qui a peu donne peu; celui qui est fort travaille beaucoup, celui qui n’est pas fort fait autre chose. N’est-ce pas, c’est quelque chose de plus vrai, de plus profond. Et c’est pour cela que je n’essaye pas d’expliquer tout de suite, parce que les gens vont se mettre à faire toutes sortes de protestations. Il faut que cela se crée automatiquement pour ainsi dire, avec la croissance de la ville, dans le vrai esprit. C’est pour cela que cette note est tout à fait succincte.
Par exemple, cette phrase :
« Tous ceux qui vivront là participeront à la vie de la ville et à son développement. »
Tous ceux qui vivront là, participeront à la vie de la ville et à son développement, selon leurs capacités, et leurs moyens, non pas mécaniquement, tant par unité. C’est cela. Il faut que ce soit une chose vivante et vraie, pas une chose mécanique. Et selon les capacités, c’est-à-dire que celui qui a des moyens matériels comme ceux que donne une usine, devra fournir proportionnellement à sa production : pas tant par individu et par tête.
« Cette participation peut être active ou passive. »
Je ne comprends pas ce que veut dire passive (parce que moi, j’ai parlé en français et cela a été mis en anglais). Qu’est-ce que cela peut vouloir dire passive?... Ce serait plutôt à des plans, à des niveaux de conscience différents.
Tu voulais dire que ceux qui sont des sages, au fond, qui travaillent à l’intérieur, n’ont pas besoin...
Oui, c’est cela. Ceux qui ont une connaissance supérieure n’ont pas besoin de travailler de leurs mains, c’est cela que je voulais dire.
« Il n’y aura pas d’impôts en tant que tels, mais chacun contribuera au bien-être collectif par son travail, en nature ou en espèces. »
Alors c’est entendu, il n’y aura pas de taxes ni d’impôts, mais chacun devra contribuer au bien-être collectif par son travail, en nature ou en espèces. Ceux qui n’auront pas autre chose que de l’argent, donneront de l’argent. Mais le « travail », ce peut être un travail intérieur à dire vrai (mais cela ne peut pas se dire parce que les gens ne sont pas assez honnêtes), le travail peut être un travail occulte, tout à fait intérieur, mais pour cela, n’est-ce pas, il faut que ce soit absolument sincère et vrai, et avec la capacité, pas de prétention. Mais ce n’est pas nécessairement un travail matériel.
« Les secteurs comme les industries, qui participent activement, attribueront une partie de leurs revenus au développement de la cité; ou bien s’ils produisent des articles utiles aux habitants de la ville (comme les produits alimentaires), ils apporteront leur contribution en nature à la ville qui est chargée de nourrir les habitants. »
C’est ce que nous avons dit. Les industries participeront activement, contribueront. Si ce sont des industries qui produisent des articles dont on n’a pas un besoin constant, et par conséquent en quantité ou en nombre trop grand pour l’utilisation dans la ville et qui vendront au-dehors, ceux-là naturellement doivent participer avec de l’argent. Et je donne comme exemple la nourriture : ceux qui produisent de la nourriture, donneront ce qu’ils font à la ville (en proportion de ce qu’ils produisent, naturellement) et la ville est responsable de la nourriture de tout le monde. C’est-à-dire que l’on n’aura pas besoin d’acheter de la nourriture avec de l’argent, mais il faut la gagner.
C’est une sorte d’adaptation du régime communiste, mais pas dans un esprit de nivellement : suivant la capacité, la position — pas psychologique ni intellectuelle — la position intérieure de chacun.
Ce qui est vrai, c’est que matériellement tout être humain a le droit — mais ce n’est pas un « droit »... L’organisation doit être telle, doit être arrangée de telle façon que les nécessités matérielles de tous soient assurées, non pas selon des idées de droit et d’égalité, mais en se basant sur les nécessités les plus élémentaires; et alors, une fois cela établi, chacun doit être libre d’organiser sa vie selon — non pas selon ses moyens monétaires, mais selon ses capacités intérieures.
Ce que je veux dire, c’est que d’habitude — toujours jusqu’à présent, et de plus en plus — les hommes établissent des règles mentales selon leurs conceptions et leur idéal, et puis ils les appliquent (Mère baisse son poing comme pour montrer le monde sous la poigne mentale), et cela, c’est absolument faux, c’est arbitraire, c’est irréel, et le résultat, c’est que les choses se révoltent ou dépérissent et disparaissent. C’est l’expérience de la vie elle-même qui doit lentement élaborer des règles aussi souples et aussi vastes que possible, de façon qu’elles soient toujours progressives. Rien ne doit être fixe. Ça, c’est l’immense erreur gouvernementale : on fait un cadre, on dit voilà, nous établissons ça et nous devons vivre là-dessous, et alors naturellement on écrase la Vie et on l’empêche de progresser. Il faut que ce soit la Vie elle-même, se développant de plus en plus dans une progression vers la Lumière, la Connaissance, le Pouvoir, qui petit à petit doit établir des règles aussi générales que possible de façon qu’elles soient extrêmement souples et qu’elles puissent se changer avec le besoin, et aussi rapidement que changent les habitudes et les besoins.
(Silence)
Au fond, le problème se réduit presque à ceci : remplacer le gouvernement de l’intelligence par le gouvernement d’une conscience spirituelle.
Février 1968
Il faut être d’une sincérité absolument transparente. Le manque de sincérité est la cause des difficultés rencontrées actuellement. L’insincérité est dans tous les hommes. Il y a peut-être cent hommes sur terre qui soient totalement sincères. C’est la nature même de l’homme qui le rend insincère; c’est très compliqué, car il est constamment en train de tricher avec lui-même, de se cacher la vérité, de s’excuser. Le yoga est le moyen d’arriver à être sincère dans toutes les parties de l’être.
Il est difficile d’être sincère, mais on peut au moins l’être mentalement; c’est ce que l’on peut exiger des Auroviliens.
La force est là, présente comme jamais; c’est l’insincérité des hommes qui l’empêche de descendre, d’être ressentie. Le monde est dans le mensonge; tous les rapports entre les hommes n’ont été, jusque-là, basés que sur le mensonge et la tromperie. La diplomatie entre les nations est basée sur le mensonge. Ils prétendent vouloir la paix, et s’arment d’un autre côté. Seule, la sincérité transparente chez l’homme et entre les nations permettra la venue d’un monde transformé.
Auroville est la première tentative de l’expérience. Il naîtra un monde nouveau, si les hommes veulent faire l’effort d’une transformation et d’une recherche de sincérité; c’est possible. De l’animal à l’homme, des millénaires ont été nécessaires; aujourd’hui, l’homme, grâce à son mental, peut accélérer et vouloir une transformation vers un homme qui sera Dieu.
Cette transformation à l’aide du mental, en s’analysant, est une première étape, ensuite il faut transformer les impulsions vitales; c’est beaucoup plus difficile. Et surtout transformer le physique : chaque cellule de notre corps devra devenir consciente. C’est le travail que je fais ici; cela permettra de vaincre la mort. C’est une autre histoire; ce sera l’humanité du futur, peut-être dans des siècles, peut-être plus rapidement. Cela dépendra des hommes, des peuples.
Auroville, c’est le premier pas vers ce but
Mars 1968
À propos de la Section I de la Charte d’Auroville : « Mais pour séjourner à Auroville, il faut être le serviteur volontaire de la Conscience Divine. »
C’est la grande querelle maintenant à propos d’Auroville : moi, dans la « charte », j’ai mis « Conscience Divine », alors ils disent : cela fait penser à Dieu. J’ai dit (riant) : « Moi, cela ne me fait pas penser à Dieu! »
Alors les uns traduisent « la plus haute conscience », les autres mettent autre chose. Je suis tombée d’accord avec les Russes pour mettre « Conscience parfaite », mais c’est une approximation... Et c’est Cela — qu’on ne peut pas nommer et qu’on ne peut pas définir — qui est le Pouvoir suprême. C’est le pouvoir qu’on trouve. Et le Pouvoir suprême est seulement un aspect : l’aspect qui concerne la création.
10 avril 1968
À propos de l’argent et du gouvernement d’Auroville.
Le conflit autour de l’argent est un conflit entre ce que l’on pourrait appeler des « propriétaires opposés », et la vérité, c’est que cela n’appartient à personne. C’est cette idée de possession de l’argent qui a tout faussé. L’argent ne doit pas être une « possession » : au même titre qu’un pouvoir, c’est un moyen d’action qui vous est donné, mais il faut que vous l’utilisiez selon... on pourrait appeler cela la « volonté du Donateur », c’est-à-dire d’une façon impersonnelle et clairvoyante. Si l’on est un bon instrument de diffusion et d’utilisation, alors cela vient vers vous, et cela vient vers vous en proportion de votre capacité de l’utiliser comme il faut. C’est cela, le vrai fonctionnement.
La vraie attitude est celle-ci : l’argent est une force destinée à faire le travail sur terre, le travail nécessaire pour préparer la terre à recevoir les forces divines et à les manifester, et qui doit venir entre les mains (c’est-à-dire le pouvoir d’utilisation) de ceux qui ont la vision la plus claire, la plus générale et la plus vraie.
D’abord, la première chose (mais c’est élémentaire), c’est de ne pas avoir le sens de la possession — qu’est-ce que cela veut dire « c’est à moi »?... Maintenant, je n’arrive pas très bien à comprendre. Pourquoi les gens veulent-ils que ce soit à eux ? — Pour pouvoir l’utiliser comme ils veulent et en faire ce qu’ils veulent et le manier selon leur conception. C’est comme cela. Autrement, il y a, oui, les gens qui aiment mettre cela en tas quelque part... Mais cela, c’est une maladie. Pour être sûrs d’en avoir toujours, ils l’entassent. Mais si l’on comprenait qu’il faut être comme un poste récepteur-transmetteur; que plus le poste est vaste (juste le contraire de personnel), plus il est impersonnel et général, vaste, plus il peut contenir de forces (de « forces », c’est-à-dire, traduit matériellement : de billets ou de monnaie), et ce pouvoir de contenir est en proportion de la capacité d’utilisation la meilleure — la « meilleure », c’est-àdire au point de vue du progrès général : la vision la plus large, la compréhension la plus large et l’utilisation la plus éclairée, exacte, vraie, non pas selon les besoins falsifiés de l’ego, mais selon le besoin général de la terre pour son évolution et son développement. C’est-à-dire que la vision la plus large doit avoir la capacité la plus large.
Derrière tous les mouvements faux, il y a un mouvement vrai; il y a une joie à pouvoir diriger, utiliser, organiser de façon qu’il y ait le minimum de gaspillage et le maximum de résultat. C’est une vision très intéressante à avoir. Et ce doit être le côté vrai des gens qui veulent accumuler : c’est la capacité d’utiliser à une très grande échelle. Il y a aussi ceux qui aiment beaucoup posséder et dépenser; cela, c’est autre chose, mais ce sont des natures généreuses qui ne sont pas réglées, qui ne sont pas organisées... Mais la joie de mettre à la disposition de tous les vrais besoins, de toutes les nécessités, le moyen de se satisfaire, cela, c’est bien. C’est comme la joie de changer une maladie en bonne santé, de changer un mensonge en vérité, de changer une souffrance en joie, c’est la même chose : changer un besoin artificiel et stupide, qui ne correspond à rien de naturel, en une possibilité qui devient une chose tout à fait naturelle — on a besoin de tant d’argent pour faire ceci et cela et cela, qui est nécessaire, pour arranger ici, réparer là, construire là, organiser là — cela, c’est bien. Et je comprends que l’on aime être le canal conducteur de tout cela pour mettre l’argent juste à l’endroit où il faut. Ce doit être le vrai mouvement des gens qui aiment... traduit en égoïsme stupide : qui ont besoin d’accaparer.
La combinaison du besoin d’accaparer et du besoin de dépenser (les deux, ignorants et aveugles), combinés ensemble, peuvent faire une vision claire et une utilisation ayant un maximum d’utilité. Cela, c’est bien.
Alors lentement, lentement, c’est la possibilité de mettre en pratique qui vient.
Mais on a besoin, naturellement, de cerveaux très clairs et d’intermédiaires très intègres (!) pour pouvoir être partout à la fois et faire tout en même temps. Alors cette fameuse question d’argent serait résolue.
L’argent n’appartient à personne, l’argent est un bien collectif qui ne doit être utilisé que par ceux qui ont une vision intégrale et générale, universelle. Et j’y ajouterais quelque chose : pas seulement intégrale et générale, mais aussi essentiellement vraie, c’est-à-dire qui peut faire la distinction entre une utilisation conforme au progrès universel, et une utilisation que l’on pourrait appeler de fantaisie. Mais ce sont des détails, parce que même les fautes, même, à un certain point de vue, les gaspillages, servent au progrès général : ce sont des leçons à rebours.
Je me souviens toujours de ce que X. disait (X. était tout à fait contre la philanthropie), il disait : la philanthropie perpétue la misère humaine, parce que sans misère humaine, elle n’aurait plus de raison d’être!... Et tu sais, ce grand philanthrope, comment s’appelait-il?... Du temps de Mazarin, celui qui a fondé les « Petites Sœurs de Charité »?
Vincent de Paul.
C’est cela. Mazarin lui a dit une fois : il n’y a jamais eu tant de pauvres que depuis que vous vous en occupez! (Mère rit)
Un peu plus tard.
Je repense à mon affaire monétaire. C’est comme cela que devrait être organisée la vie à Auroville — mais je doute que les gens soient prêts.
C’est-à-dire que c’est possible aussi longtemps qu’ils acceptent la direction d’un sage.
Oui.
La première chose qui doit être acceptée et reconnue de tous, c’est que le pouvoir invisible et supérieur (c’est-à-dire qui appartient à un plan de conscience, qui pour la plupart est voilé, mais que l’on est capable d’avoir; une conscience que l’on peut appeler n’importe comment, de n’importe quel nom, cela ne fait rien, mais qui est intégrale et pure, dans le sens qu’elle n’est pas mensongère : dans la Vérité), que ce pouvoir-là est capable de régir les choses matérielles d’une façon beaucoup plus vraie, heureuse et salutaire pour tous, que n’importe quel pouvoir matériel. Cela, c’est le premier point. Une fois que l’on est d’accord là-dessus...
Et ce n’est pas une chose que l’on peut prétendre avoir; un être ne peut pas prétendre l’avoir : ou il l’a, ou il ne l’a pas, parce que (riant) à n’importe quelle occasion de la vie, si c’est une prétention, cela devient évident! Et par-dessus le marché, cela ne vous donne aucun pouvoir matériel — là aussi, X. avait dit : ceux qui sont (il parlait de la hiérarchie vraie, la hiérarchie selon, justement, le pouvoir de conscience de chacun), celui ou ceux qui sont tout en haut ont nécessairement un minimum de besoins; leurs besoins matériels diminuent à mesure que leur capacité de vision matérielle augmente. Et cela, c’est tout à fait vrai. C’est automatique et spontané; ce n’est pas le résultat d’un effort : plus la conscience est vaste et plus elle embrasse de choses et de réalités, moins les besoins matériels sont grands — automatiquement —, parce qu’ils perdent toute leur importance et toute leur valeur. Cela se réduit à un besoin minimum de nécessités matérielles, qui lui aussi changera avec le développement progressif de la Matière.
Et cela, c’est facilement reconnaissable, n’est-ce pas, il est difficile de jouer la comédie. Et la seconde chose, c’est le pouvoir de conviction, c’est-àdire que spontanément la conscience la plus haute, mise en contact avec la Matière, a un pouvoir de conviction plus grand que toutes les régions intermédiaires. Par le simple contact, son pouvoir de conviction, c’est-à-dire son pouvoir de transformation est plus grand que celui de toutes les régions intermédiaires. Cela, c’est un fait. Ces deux faits font que toute prétention ne peut pas être durable. Je me place au point de vue d’une organisation collective.
Dès que l’on descend de cette Hauteur suprême, il y a tout le jeu des influences diverses (geste de mélange et de conflit), et c’est justement cela qui est un signe certain : même un tout petit peu de descente (même dans un domaine de mentalité supérieure, d’intelligence supérieure) et tout le conflit des influences commence. Il n’y a que ce qui est vraiment tout en haut, avec une pureté parfaite, qui a ce pouvoir de conviction spontanée. Par conséquent, tout ce que l’on peut faire pour remplacer cela est une approximation, et ce n’est pas bien meilleur que la démocratie, c’est-à-dire le système qui veut gouverner par le nombre le plus grand et le plus bas (je veux parler de la « démocratie sociale », la dernière tendance).
S’il n’y a pas de représentant de la Conscience suprême (cela peut arriver, n’est-ce pas), s’il n’y en a pas, on pourrait peut-être remplacer cela (ce serait un essai à faire) par le gouvernement d’un petit nombre — qu’il faudrait décider entre quatre et huit, quelque chose comme cela, quatre, sept ou huit — d’une intelligence intuitive. « Intuitive » est plus important qu’« intelligence » : d’une intuition manifestée intellectuellement. Cela aurait des inconvénients au point de vue pratique, mais ce serait peut-être plus proche de la vérité que le tout en bas, socialisme ou communisme. Tous les intermédiaires se sont prouvés incompétents : le gouvernement théocratique, le gouvernement aristocratique, le gouvernement démocratique et le gouvernement ploutocratique, tout cela, une « complete failure » [échec total]. L’autre est en train de prouver sa « failure » [échec] aussi, le gouvernement socialiste communiste... Au fond, socialisme ou communisme correspondent à une sorte d’absence de gouvernement, parce qu’ils n’ont pas le pouvoir de gouverner les autres : ils sont obligés de transférer leur pouvoir à quelqu’un qui exerce le pouvoir, comme un Lénine, par exemple, parce que c’était un cerveau. Mais tout cela, tout cela a été essayé et a prouvé son incompétence. La seule chose qui pourrait être compétente, c’est la Conscience de Vérité, qui choisirait des instruments et s’exprimerait par un certain nombre d’instruments s’il n’y en a pas un (« un » n’est pas suffisant aussi, « un » aurait forcément besoin de choisir tout un ensemble). Et ceux qui possèdent cette conscience, peuvent appartenir à n’importe quelle classe de la société : ce n’est pas un privilège qui vient de la naissance, mais le résultat d’un effort et d’un développement personnels. Justement, c’est cela qui est le signe extérieur, un signe évident du changement au point de vue politique, c’est qu’il ne s’agit plus de classes et de catégories ni de naissance — tout cela est périmé. Ce sont les individualités qui sont arrivées à une conscience supérieure, qui ont le droit de gouverner — mais pas les autres —, à n’importe quelle classe qu’ils appartiennent.
Ce serait la vraie vision.
Mais il faudrait que ceux qui participent à l’expérience soient absolument convaincus que la conscience la plus haute est le meilleur juge des choses les plus matérielles. N’est-ce pas, ce qui a ruiné l’Inde, c’est cette idée que la conscience supérieure a affaire aux choses supérieures et que les choses d’en bas ne l’intéressent pas du tout, et qu’elle n’y entend rien! C’est cela qui a été la ruine de l’Inde. Eh bien, cette erreur-là doit être abolie complètement. C’est la conscience la plus haute qui voit de la façon la plus claire — la plus claire et la plus vraie — ce que doivent être les besoins de la chose la plus matérielle.
Avec cela, on pourrait essayer un nouveau genre de gouvernement.
31 mai 1969
La nuit d’avant-hier, j’ai passé plus de trois heures avec Sri Aurobindo et je lui montrais tout ce qui allait descendre pour Auroville. C’était assez intéressant. Il y avait des jeux, il y avait de l’art, il y avait même de la cuisine! Mais tout cela, très symbolique. Et je lui expliquais comme sur une table, devant un grand paysage; je lui expliquais sur quel principe on allait organiser les exercices physiques et les jeux. C’était très clair, c’était très précis, je faisais même comme une démonstration, et c’était comme si je lui montrais en tout petit... une représentation toute petite de ce qui allait se faire. Je bougeais des gens, des choses (geste, comme sur un échiquier). Mais c’était très intéressant, et il était très intéressé : il donnait comme des grandes lois d’organisation (je ne sais pas comment expliquer). Il y avait de l’art et c’était joli, c’était bien. Et comment rendre les maisons agréables et belles, avec quel principe de construction. Et puis la cuisine aussi, c’était très amusant, chacun venait avec son invention... Ça a duré plus de trois heures — trois heures de nuit, c’est énorme! Très intéressant.
Pourtant, les conditions de la terre semblent très loin de tout cela...
(Après une hésitation) Non... C’était juste là, ça ne paraissait pas étranger à la terre. C’était une harmonie. Une harmonie consciente derrière les choses : une harmonie consciente derrière les exercices physiques et le jeu; une harmonie consciente derrière la décoration, l’art; une harmonie consciente derrière la nourriture...
Je veux dire que tout cela a l’air d’être aux antipodes de ce qui est maintenant sur la terre.
Pas...
Non?
J’ai vu X. aujourd’hui et je lui disais que toute l’organisation artistique, sportive, même culinaire, et toutes les autres, étaient prêtes dans le physique subtil — prêtes à descendre et à s’incarner —, et je lui ai dit : « Il n’y a besoin que d’un peu de terre (geste au creux des mains), un peu de terre pour que l’on fasse pousser la plante... Il faut trouver un peu de terre pour faire pousser. »
Home
The Mother
Books
CWM
French
Share your feedback. Help us improve. Or ask a question.