Ce volume comporte les réponses de la Mère aux questions des enfants de l’Ashram et des disciples, et ses commentaires sur trois œuvres de Sri Aurobindo : Les Bases du Yoga, Le Cycle humain et La Synthèse des Yogas ; et sur une de ses pièces de théâtre, Le Grand Secret.
Cet Entretien est basé sur le chapitre XIV de Le Cycle humain, « La Beauté suprarationnelle ».
Qu’est-ce que tu veux demander là-dessus?
Douce Mère, qu’est-ce qu’une conscience esthétique?
C’est la conscience de la beauté. Esthétique, cela veut dire ce qui concerne la beauté, l’art. Il y a des gens, par exemple, qui circulent dans la vie et qui voient des paysages, qui voient des gens, qui voient des choses, et qui ne sentent absolument pas si c’est beau ou si ce n’est pas beau; et par-dessus le marché, ça leur est tout à fait égal. Ils regardent le ciel, ils voient s’il y a des nuages, s’il pleuvra ou s’il fera beau, par exemple; ou si le soleil est chaud ou si le vent est froid. Mais il y en a d’autres, quand ils lèvent les yeux et regardent un beau ciel, cela leur fait plaisir, ils disent : « Oh! c’est joli aujourd’hui; le lever du soleil est joli aujourd’hui, le coucher du soleil est joli, les nuages ont de belles formes. » Alors les premiers n’ont pas de conscience esthétique, les seconds ont une conscience esthétique.
Qu’est-ce que cela veut dire, « échelle ordinaire de nos facultés » ?
Échelle, cela donne l’idée d’une gradation, depuis les facultés les plus inférieures jusqu’aux facultés les plus élevées; comme la faculté de marcher et la faculté de penser, cela fait une gradation entre les deux ; la faculté de marcher est une chose tout à fait matérielle, la faculté de penser est une chose intellectuelle. Alors, ce sont les différentes gradations de la conscience dont Sri Aurobindo parle là, l’échelle ordinaire de nos facultés. Il ne parle pas de choses spirituelles ni yoguiques. C’est l’échelle de la vie ordinaire, c’est-à-dire pour tout le monde c’est comme ça. Puisqu’il dit que même chez l’homme barbare, le sauvage, il y a quelque chose qui n’est pas tout à fait sauvage, et qu’il a justement, lui aussi, cette échelle. C’est plus rudimentaire, plus fruste, mais elle existe, depuis la chose la plus matérielle jusqu’à un embryon de pensée et de spéculation. Comme dit Sri Aurobindo, il a une opinion du monde et de ce qu’est le monde; il a une idée concernant ces choses; c’est peut-être un peu enfantin, mais il en a une idée. Alors lui aussi a cette gradation. Naturellement, il y a des facultés supérieures à celle de la pensée, mais elles ne sont pas fréquentes, c’est-à-dire qu’on ne les rencontre pas souvent.
C’est tout?...
J’avais dans l’autre paragraphe, le suivant, des choses à demander. Je n’ai pas compris grand-chose.
Le suivant? Mais le suivant c’est pour mercredi prochain, à moins que vous ne vouliez que je vous le lise.
Non, Douce Mère, les autres ont des questions.
Vous avez des questions? Tu as des questions, toi? Là-bas, tu as des questions? Pas de questions?
Est-ce que la beauté peut exister en dehors de la forme?
Il y a une beauté de sentiment; à moins que tu ne penses que les sentiments aussi ont une forme. Ce que tu veux dire, c’est :
« Y a-t-il une beauté en dehors de la forme physique? »
Oui.
Ah! oui, il y a une beauté de pensée, il y a une beauté de sentiment. C’est une chose dont on s’aperçoit très souvent; quand quelqu’un a fait une action très noble, très généreuse, très désintéressée, tout à fait spontanément on dit : « C’est beau! » Et c’est vrai, cela donne le sens de la beauté.
La beauté n’est pas une chose purement physique. Pourtant nous avons dit que la meilleure expression du Divin dans le monde physique, c’est la beauté; mais ce n’est pas exclusif, cela ne veut pas dire que ce soit seulement dans le monde physique.
(silence)
Ça ne va pas?
Douce Mère, Sri Aurobindo a dit ici : « La recherche de la beauté jaillit des sources de notre vie. »
Elle jaillit des sources de notre vie — alors?
Quelles sont les sources de notre vie?
Il veut dire que c’est instinctif, que ce n’est pas rationnel, cela ne dépend pas du domaine de la raison, c’est une chose instinctive. On a un sens de la beauté et on aime la beauté sans même savoir pourquoi, et il y a des choses qui donnent le sens de beauté sans savoir pourquoi, sans raisonner. C’est instinctif. Il dit que ça, c’est l’étape infrarationnelle du sens esthétique. Il est tout à fait évident qu’un enfant qui voit une jolie fleur et qui a le sens de la beauté, il ne sait pas pourquoi, il ne pourra jamais vous dire que c’est parce que la forme est équilibrée, que les couleurs sont jolies, il ne peut pas l’expliquer. Par conséquent ce n’est pas rationnel, c’est tout à fait instinctif, c’est une attraction, une impulsion qui vous attire vers quelque chose, une harmonie que l’on sent, sans pouvoir la définir. Mais le plus souvent, c’est comme ça. C’est rare de pouvoir dire : « Cette chose est belle à cause de ceci, à cause de cela », et de faire tout un discours sur la beauté de quelque chose. Généralement, simplement on sent que c’est beau; si on se demande après : « Pourquoi est-ce que j’ai senti que c’est beau? », alors en faisant un effort avec son intelligence on peut arriver à le comprendre; mais au début on ne se préoccupe pas du pourquoi, on sent que c’est beau, et voilà, on est satisfait.
Par exemple, vous entrez dans un monument, et tout d’un coup vous êtes pris par le sens d’une grande beauté. Comment expliquez-vous ça ? Si on vous le demande, vous direz : « Non, je sens que c’est beau. » Mais si un architecte entre dans un monument et qu’il a le même sentiment que c’est beau, il vous dira immédiatement : « C’est parce que les lignes se rencontrent d’une façon harmonieuse, la masse des volumes est en harmonie, la composition tout entière suit certaines lois de beauté, d’ordre et de rythme », et il vous expliquera lesquelles. Mais c’est parce que c’est un architecte; et pourtant, vous pouvez avoir senti la beauté autant que lui sans pouvoir l’expliquer. Eh bien, votre sentiment de la beauté est ce que Sri Aurobindo appelle infrarationnel, et son sentiment de la beauté est ce que Sri Aurobindo appelle rationnel, parce qu’il peut expliquer avec sa raison pourquoi il trouve cela beau.
Mais même quand vous regardez quelqu’un, une personne, et que vous la trouvez belle, sauriez-vous, vous, dire pourquoi? Pas souvent. Si vous faites un effort, si vous regardez attentivement, que vous réfléchissez, alors vous pouvez commencer à vous dire : « Oui, tiens, c’est pour ceci, c’est pour cela », et ce n’est pas tout à fait sûr que vous ayez raison.
Au fond, la beauté est une chose très insaisissable. C’est une sorte d’harmonie qu’on éprouve beaucoup plus qu’on ne la pense, et la vraie relation suprarationnelle avec la beauté, ce n’est pas du tout une relation « raisonnable » (Sri Aurobindo vous le dira à la fin) — cela dépasse complètement la raison, c’est un contact dans un domaine supérieur. Mais ce qu’il nous dit justement dans ce paragraphe, c’est que lorsque c’est un instinct, cela se trouve mélangé à des mouvements d’ignorance et à un manque de culture et de raffinement. Alors, cet instinct est quelquefois très grossier et très imparfait dans son expression. On peut en même temps éprouver un plaisir esthétique (appelons-le ainsi) à voir quelque chose qui est vraiment beau et une autre chose qui n’est pas belle mais qui vous donne un plaisir quelconque — parce que c’est mélangé, parce que votre instinct esthétique n’est pas pur, il est mélangé à toutes sortes de sensations qui sont très frustes et pas éduquées. Alors c’est là, comme il dit, que la raison a son rôle, qu’elle vient vous expliquer pourquoi une chose est belle, pour éduquer votre goût; mais ce n’est pas final, et la raison n’est pas le juge final ; elle peut très bien se tromper, seulement c’est un petit peu supérieur, comme jugement, à celui d’un être tout à fait infrarationnel, qui n’a pas de raison et qui n’a pas de compréhension des choses. C’est une étape. C’est ce qu’il dit, c’est une étape. Mais si vous voulez réaliser la vraie beauté, il faut aller au-delà, très au-delà de cette étape-là ; dans la suite de notre lecture il l’expliquera.
Ça, c’est le résumé de ce qu’il a dit dans ce paragraphe-là. D’abord, votre sens de beauté est un sens instinctif, impulsif, infrarationnel, qui manque de lumière, qui manque de raison, qui manque de compréhension véritable, tout simplement; et alors, parce que l’origine du sens esthétique est infrarationnelle, il est entendu, on dit toujours : « Des goûts et des couleurs on ne discute pas. » N’est-ce pas, il y a toutes sortes de proverbes populaires pour vous dire que l’appréciation du beau, cela ne se raisonne pas, chacun aime quelque chose, il ne sait pas pourquoi, il a un plaisir à regarder une chose, et ce plaisir ne se discute pas. Eh bien, ça c’est l’étape infrarationnelle du sens esthétique.
Douce Mère, la dernière fois, à la fin de la classe, tu allais raconter quelque chose, mais tu t’es arrêtée parce qu’on n’avait pas le temps.
Ah! si tu crois que je m’en souviens! De quoi s’agit-il?
C’était « La Morale de la Nature ».
Oh! ce n’est pas intéressant.
C’était un groupe de gens que j’ai rencontrés à Paris. Il y avait un monsieur qui avait fondé un groupe qui s’appelait « La Morale de la Nature », et alors il se basait sur tous les mouvements de la Nature pour ériger sa morale. Mais il se trouve que la Nature est... comment dire... une force, une conscience ou un être — appelez-le comme vous voulez — tout à fait amoral, pour qui le sens moral n’existe pas du tout. Alors naturellement, cela avait des résultats un peu désastreux dans la pratique. Et dans cette même réunion où ce monsieur exposait ses théories, il y avait un prêtre catholique qui était un homme très érudit, et qui avait appris beaucoup de choses — il savait beaucoup de choses —, mais qui, lui, immédiatement, a commencé à lui dire que sa morale de la Nature n’était pas morale. Alors l’autre monsieur n’était pas content et lui a dit : « Oh ! oui, vous, vous montez au septième étage de votre tour d’ivoire, et de là vous regardez les choses sans les comprendre. » « Le septième étage de votre tour d’ivoire », c’était très amusant.
Eh bien, lui avait trouvé, selon lui (je ne me souviens plus de son nom), il avait trouvé le moyen d’être heureux, que tout le monde soit content et que les hommes s’aiment les uns les autres. Alors naturellement, les gens qui n’étaient pas d’accord avec lui, lui disaient : « Mais comment se fait-il que quand c’est la loi de la Nature seule qui règne — comme sans même aller jusqu’à l’animal, prenez la vie végétale —, comment se fait-il qu’il y a de constants massacres entre les plantes et qu’il y a la guerre perpétuelle pour vivre? C’est cela que vous appelez une harmonie? » Alors l’autre ne comprenait rien.
Au fond, les gens qui s’intéressent aux questions générales, ceux qui sortent de leurs petites préoccupations quotidiennes qui consistent à naître, à vivre et à mourir, à vivre aussi bien qu’on peut — il y a des gens que cela ne satisfait pas, et qui essayent d’avoir des idées générales et de regarder les problèmes mondiaux —, ces gens-là font un effort intérieur ou un effort mental, et d’une façon ou d’une autre ils entrent en contact avec les grands courants de forces, d’abord courants de force mentale, de lumière supérieure, et quelquefois de force spirituelle. Alors ils reçoivent comme une goutte de cela au-dedans de leur conscience, et cela fait en eux l’illumination d’une révélation, et ils ont l’impression qu’ils ont saisi la vérité. Ils ont une révélation, et alors naturellement ils sont très heureux et ils pensent immédiatement : « Mon bonheur, je vais le passer aux autres », parce que ce sont de très braves gens, ils ont de très bonnes intentions. Alors pour passer leur bonheur aux autres, ils commencent par faire une construction autour de leur révélation ; il faut en faire un système : autrement, comment prêcher aux autres? Alors ils font un système comme ce monsieur. J’en ai rencontré des centaines comme cela dans le monde. Chacun avait eu une révélation et avait construit quelque chose qui lui paraissait être la solution à tous les problèmes. Ils voulaient appliquer ça à tout. Alors ils réunissaient des gens autour d’eux ; suivant la puissance de leur influence, de leur pouvoir, ils réunissaient plus ou moins de gens, depuis trois ou quatre jusqu’à quelques centaines, quelquefois ils avaient des groupes, et ils disaient : « Voilà, si tout le monde fait comme nous, eh bien, le monde sera transformé. » Malheureusement, c’était seulement une étincelle de lumière, et leur construction était purement mentale et n’échappait pas aux lois ordinaires de la vie. Et alors les gens dans les groupes qui devaient prêcher au monde l’harmonie, la beauté, le bonheur et la joie, la paix, etc., ils se disputaient entre eux. Cela enlevait tout pouvoir à leur enseignement.
C’est comme ça, et au fond c’est vrai.
Ce n’est que lorsque quelque chose de tout à fait nouveau et de tout à fait supérieur entrera dans l’atmosphère terrestre et la changera par une sorte de coercition spirituelle, ce n’est qu’à ce moment-là que les consciences humaines changeront suffisamment pour que les circonstances aussi changent.
Moi, je ne me fais pas d’illusion à ce sujet, parce que je sais que Sri Aurobindo a vu la vérité des choses et que, par conséquent, si l’humanité était prête pour être transformée simplement par la vision de la vérité des choses, eh bien, au moins tous ceux qui sont en contact avec cette vérité devraient être transformés. Eh bien, ils ne le sont pas.
Vous savez tous les défauts que vous avez personnellement et collectivement, et que malgré une bonne volonté qui doit être évidente, il y a encore beaucoup à faire pour que ce soit le monde tel qu’on le conçoit quand on sort des conceptions ordinaires — simplement, mettons un monde d’harmonie, de paix, de compréhension, de largeur d’esprit, de bonne volonté, de non-égoïsme, de consécration désintéressée à un idéal supérieur, d’oubli de soi... vous en voulez encore, il y en a encore beaucoup! Il faut commencer par un petit peu d’abord, simplement ça, avoir des idées un peu larges, une compréhension un peu vaste, ne pas être sectaire.
Quel genre de raison guide les artistes réalistes et surréalistes qui sont tellement grossiers?
Quel genre de raison! Mais pourquoi voulez-vous que ce soit une raison? À moins que la raison ne soit une explication que nous donnons de ce qu’ils font! Mais autrement, pourquoi voulez-vous que ce soit une raison!
Parce que Sri Aurobindo a dit dans ce paragraphe que c’est ici que la raison guide.
Mais c’est peut-être justement parce qu’elle ne les guide pas qu’ils font ce qu’ils font et comme ils le font, non?
Mais comment se fait-il qu’après avoir atteint si haut dans l’art de la peinture, cela devienne tellement laid et enfantin?
Mais vous n’avez jamais vu que l’ascension humaine soit une ascension comme ça, en funiculaire, tout droit! Ça tourne tout le temps. Alors si vous admettez qu’il y a des lignes verticales, qui sont des lignes d’un genre de progrès humain, quand vous arrivez là, cette chose-là progresse, mais quand vous vous éloignez, elle dégénère.
Je vous dirai peut-être dans dix ans... je ne sais pas, peutêtre dans dix ans je vous dirai s’il y a quelque chose dans la peinture moderne. Parce que je vais vous dire une chose curieuse : pour le moment je trouve cela carrément laid, non seulement laid mais stupide; mais ce qu’il y a d’effrayant, c’est que cela vous dégoûte complètement de toutes les autres peintures. Quand on voit la peinture telle qu’on la fait maintenant... parce que nous recevons tout le temps des revues d’art dans lesquelles, avec beaucoup d’intelligence, on met des reproductions des tableaux anciens et des reproductions modernes — et ils vous mettent les deux ensemble, ce qui fait que c’est très intéressant, vous pouvez voir les deux et comparer. Je n’arrive pas encore à avoir une très claire notion de la beauté dans ce que les peintres modernes font; ça, j’avoue, je n’ai pas encore compris; mais ce qui est curieux, c’est qu’ils sont arrivés à m’enlever tout le goût de la peinture d’avant; excepté quelques très rares choses, le reste me paraît pompeux, artificiel, ridicule, intolérable.
Alors cela veut dire qu’il y a certainement derrière cette incohérence et ce chaos... il doit y avoir un esprit créateur qui essaye de se manifester.
Nous sommes passés d’un certain monde qui avait atteint sa perfection et qui déclinait — ça c’est tout à fait évident —, et alors, pour passer de cette création-là à une création nouvelle (parce que, eh bien, mettez que ce sont les forces de la Nature ordinaire qui agissent), au lieu de passer par une ascension sans chute, il y a eu évidemment une chute dans un chaos, c’est-àdire qu’il faut le chaos pour une nouvelle création.
Les méthodes de la Nature sont comme ça. Avant que notre système solaire n’existe, il y avait un chaos. Eh bien, en passant de cette construction artistique qui était arrivée à une sorte de sommet, avant de passer de ça à une création nouvelle, cela me paraît encore comme ça, évidemment un chaos. Et l’impression que j’ai quand je regarde ces choses, c’est qu’elles ne sont pas sincères, et c’est cela qui est gênant. Ce n’est pas sincère : ou c’est quelqu’un qui s’est amusé à être aussi fou qu’il peut, ou bien c’est quelqu’un qui a voulu tromper les autres ou bien même se tromper lui-même, ou bien une sorte de fantaisie incohérente où l’on met une tache de couleur à un endroit, et puis alors immédiatement on dit : « Tiens, ce serait drôle de mettre ça là, et puis si on mettait ça là, comme ça, et puis si on mettait ça comme ça, et puis... » Voilà, pour le moment c’est l’impression que cela me fait, et je n’ai pas l’impression d’une chose sincère.
Mais il y a un esprit créateur sincère derrière qui essaye de se manifester, qui pour le moment ne se manifeste pas, mais qui est assez fort pour détruire le passé. C’est-à-dire qu’il y avait un temps... quand je regardais les peintures de Rembrandt, les peintures du Titien ou du Tintoret, les peintures de Renoir, les peintures de Monet, j’avais une grande joie esthétique. Cette joie esthétique, je ne l’ai plus. J’ai progressé, parce que je suis tout le mouvement d’évolution terrestre; par conséquent, j’ai dû dépasser ce cycle-là, je suis arrivée à un autre; et cela me paraît vide de joie esthétique. Au point de vue de la raison on peut discuter, dire tout ce qu’il y a de beau et de bien fait, tout ça c’est une autre affaire. Mais ce quelque chose, justement, de subtil qui est vraiment la joie esthétique, c’est parti, je ne l’ai plus. Naturellement, je suis à cent lieues de l’avoir quand je regarde les choses qu’ils font maintenant. Mais c’est pourtant quelque chose qui est derrière ça qui a fait disparaître l’autre. Alors peut-être, en faisant un tout petit effort vers l’avenir, on va pouvoir trouver la formule de beauté nouvelle. Ce serait intéressant. C’est tout récemment que cette impression m’est venue; ce n’est pas vieux. J’ai essayé avec la plus parfaite bonne volonté, en abolissant toutes sortes de préférences, d’idées préconçues, d’habitudes, de goûts passés, tout ça ; tout ça éliminé, je regarde leurs peintures, et je n’arrive pas à avoir du plaisir; ça ne m’en donne aucun, quelquefois ça me donne du dégoût, mais surtout l’impression d’une chose qui n’est pas vraie, une impression pénible d’insincérité.
Mais alors tout dernièrement, j’ai eu tout d’un coup ça, cette sensation de quelque chose de très nouveau, quelque chose de l’avenir qui pousse, pousse, essaye de se manifester, essaye de se faire traduire et n’y arrive pas, mais quelque chose qui sera un formidable progrès sur tout ce qui a été senti et exprimé auparavant; et alors est né, en même temps, ce mouvement de la conscience qui se tourne vers cette chose nouvelle et qui veut la saisir. Ce sera peut-être intéressant. C’est pour cela que je vous ai dit : dix ans. Peut-être que dans dix ans il y aura des gens qui auront trouvé une expression nouvelle. Il faudrait un grand progrès, un immense progrès dans la technique; la technique ancienne paraît barbare. Et alors, avec ces nouvelles découvertes scientifiques, peut-être que la technique d’exécution va changer et qu’on pourrait trouver une technique nouvelle qui alors exprimerait cette beauté nouvelle qui veut se manifester.
Nous en parlerons dans dix ans.
Au revoir!
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