Ce volume comporte les réponses de la Mère aux questions des enfants de l’Ashram et des disciples, et ses commentaires sur trois œuvres de Sri Aurobindo : Les Bases du Yoga, Le Cycle humain et La Synthèse des Yogas ; et sur une de ses pièces de théâtre, Le Grand Secret.
Cet Entretien se rapporte au chapitre IV de Les Bases du Yoga, « Le désir, la nourriture, le sexe ».
Douce Mère, ici, il est dit qu’il ne faut avoir aucun attachement pour les choses matérielles; alors quand tu nous donnes quelque chose, si on le perd, et qu’on a du chagrin, est-ce qu’on peut appeler ça attachement?
Il est préférable de ne pas le perdre. (rires) Mais au fond, la chose ne devrait être que... Ce n’est pas la chose elle-même à laquelle il faut être attaché. C’est s’ouvrir à ce qui est dedans, à ce que je mets dans la chose que je donne, ça c’est beaucoup plus important. Et évidemment, un accident peut toujours arriver, mais il est certain que si on donne à une chose sa valeur symbolique ou spirituelle intérieure, il y a beaucoup moins de chances de la perdre; cela crée une sorte de relation qui fait qu’il n’y a pas beaucoup de chances de la perdre. Elle reste près de vous.
J’ai l’impression, quand quelqu’un perd quelque chose que je lui ai donné, qu’il a juste été en contact avec la forme extérieure, la coquille, et pas avec ce que j’ai mis dedans, autrement il ne l’aurait pas perdu; j’ai l’impression qu’il y a un manque de perception profonde. Peut-être qu’on était très attaché à la forme extérieure, mais pas très ouvert à ce qui était derrière.
Mère, on dit ici que surtout pour un athlète, on a besoin de certaines nourritures, pour qu’il y ait certaines vitamines qui sont nécessaires, et tout ceci...
Ça, c’est la science moderne. Oui... eh bien, si tu attends cinquante ans, ils auront trouvé autre chose, et ça changera, et les vitamines seront oubliées... Mais alors, qu’est-ce que tu voulais demander?
Tu as donné la réponse. (rires)
Comment faut-il se servir des choses?
Ah, ça c’est... D’abord, se servir des choses avec la compréhension de leur vraie utilité, la connaissance de leur emploi réel, avec le maximum de soin pour que ça ne se détériore pas et le minimum de confusion.
Je vais vous donner un exemple : vous avez une paire de ciseaux. Il y a des ciseaux de tous les genres, il y a des ciseaux pour couper le papier, et il y a des ciseaux pour couper le fil... alors si vous avez la paire de ciseaux dont vous avez besoin, utilisez-la pour la chose pour laquelle elle est faite. Mais je connais des gens, quand ils ont une paire de ciseaux, ils s’en servent sans aucun discernement pour couper n’importe quoi, pour couper des petits fils de soie, et ils essayent de couper du fil de fer aussi avec, ou bien ils s’en servent comme d’un outil pour ouvrir les boîtes de conserves, n’est-ce pas; dans n’importe quel cas où ils ont besoin d’un instrument, ils se saisissent de leurs ciseaux et ils s’en servent. Alors naturellement, au bout de très peu de temps ils reviennent me dire : « Oh, ma paire de ciseaux est abîmée, j’en voudrais une autre. » Et ils sont très étonnés quand je leur dis : « Non, vous n’en aurez pas d’autre, parce que vous avez abîmé celle-là, parce que vous vous en êtes mal servi. » C’est un exemple seulement. Je pourrais en donner beaucoup d’autres.
On se sert de quelque chose qui se salit, et qui s’abîme en étant sale, on oublie de le nettoyer ou on le néglige, parce que ça prend du temps.
Il y a une sorte de respect de l’objet que l’on a, qui doit faire qu’on le traite avec beaucoup de considération, et qu’on essaye de le conserver aussi longtemps que possible, non pas parce qu’on y est attaché et qu’on le désire, mais parce qu’un objet est quelque chose de respectable, qui a quelquefois coûté beaucoup d’effort et de travail pour être produit, et qu’en conséquence il faut le considérer avec le respect qui est dû au travail et à l’effort qui ont été mis.
Il y a des gens qui n’ont rien, qui n’ont même pas les choses tout à fait indispensables, et qui sont obligés de les fabriquer tant bien que mal pour leur usage personnel. J’ai vu des gens comme ça, qui justement avec beaucoup d’effort et d’ingéniosité avaient réussi à se fabriquer certaines choses qui sont plus ou moins indispensables, au point de vue pratique. Mais la façon dont ils les traitaient, parce qu’ils étaient conscients de l’effort qu’ils avaient mis pour les faire, c’était remarquable — le soin, cette sorte de respect pour l’objet qu’ils avaient produit, parce qu’ils savaient combien de travail ça leur avait coûté. Tandis que les gens qui ont de l’argent plein leurs poches, et qui, lorsqu’ils ont besoin de quelque chose, tournent le bouton de porte d’un magasin, ils entrent et ils mettent de l’argent et prennent la chose, ils traitent ça comme ça. Ils se font du mal à eux-mêmes et ils donnent un très mauvais exemple.
Bien des fois, j’ai dit : « Non, utilisez ce que vous avez. Tâchez d’en faire le meilleur usage possible. Ne jetez pas inutilement, ne demandez pas inutilement. Tâchez de vous arranger avec ce que vous avez, en y mettant tout le soin, tout l’ordre, toute la méthode nécessaires, et en évitant la confusion. »
Ici, n’est-ce pas, il y a un petit carnet 2 , et on écrit tous les mois ce que l’on veut; et puis il se trouve qu’on a été obligé de rationner parce qu’autrement ça devenait quelque chose d’excessif. Mais ce rationnement a souvent tourné au contraire de son mobile.
Je me souviens d’une visite que j’ai faite dans la chambre d’un sâdhak, il y a de ça quelque chose comme vingt-cinq ans. C’est une vieille histoire. Je m’en souviens encore. Il y avait une étagère accrochée au mur, une étagère avec cinq rayons; l’étagère était grande comme ça, et il y avait cinq rayons superposés, et ils étaient tous... tous ces rayons étaient pleins, archipleins de petits morceaux de savon. Alors je lui ai demandé : « Mais diable, qu’est-ce que vous faites avec tous ces morceaux de savon? Pourquoi avez-vous tous ces morceaux de savon qui sont là ? Pourquoi ne pas les utiliser? » Il m’a dit : « Ah, nous avons droit à un savon par mois, alors tous les mois je demande le savon. Il se trouve que je ne le finis pas dans mon mois, je garde les morceaux. »
Et il continuait à le prendre?
C’était comme ça, il faisait une collection; parce qu’il avait droit à un savon, alors il voulait prendre le savon, et pour prendre le savon, il mettait l’autre de côté. C’est une histoire authentique, je ne l’invente pas.
Beaucoup de gens ici sont comme ça. Je ne dirai pas leurs noms, mais je les connais bien. Il y a beaucoup de gens qui sont comme ça. Ils ont droit à ça, ils le demanderont même s’ils n’en ont pas besoin, parce qu’ils y ont droit. Ça c’est... eh bien, enfin c’est... une attitude... nous ne la qualifierons pas.
Il y a aussi l’avare qui remplit sa caisse avec des pièces d’or et qui ne s’en sert jamais. L’or ne pourrit pas, autrement... vraiment moralement il pourrit, parce que quelque chose qui ne circule pas devient très malade. Alors pas de conclusions!
Douce Mère, quelles sont les choses qui sont vraiment indispensables pour notre vie?
Je ne crois pas que ce soient les mêmes choses pour tout le monde. Cela dépend des pays, cela dépend des habitudes, et à dire vrai, si on analyse de très près, je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup. N’est-ce pas, si vous voyagez dans le monde, dans chaque pays les gens ont des habitudes pour se coucher, des habitudes pour manger, des habitudes pour s’habiller, des habitudes pour faire leur toilette. Et tout naturellement, ils vous diront que les choses dont ils se servent sont indispensables. Mais si vous changez de pays, vous vous apercevrez que toutes ces choses-là ne servent à rien pour ces gens-là, parce qu’ils se servent d’autres choses qui leur sont toutes aussi utiles et qui leur paraissent indispensables. Puis vous changez encore de pays, et c’est encore d’autres choses. Alors finalement, si on a un peu voyagé partout, on se dit : « Mais qu’est-ce qui est vraiment utile? » Moi, je considère qu’une brosse à dents est une chose indispensable. Mon voisin me regardera et il me dira : « Qu’est-ce que c’est que ça, votre brosse à dents? Moi, je me sers de mes doigts, et c’est tout à fait très bien. » Et tout comme ça, n’est-ce pas.
La nourriture, il vous paraît qu’il y a une certaine quantité de choses qui sont indispensables pour vous donner la force nécessaire, et ce sont ces choses-là parce que vous êtes habitué à ça, mais dans un autre pays c’est tout à fait autre chose.
Alors on ne peut pas faire de règles; et si l’on veut être tout à fait rigoureux, je crois que c’est une affaire purement personnelle, que ça dépend du corps de chacun ; parce que dès qu’on s’élargit dans sa conscience, on s’aperçoit que les choses qui vous paraissent indispensables ne sont pas indispensables du tout, qu’on peut très bien se porter, très bien travailler, avoir beaucoup d’énergie sans avoir aucune des choses qui vous paraissent indispensables. Y a-t-il des choses qui dans le monde entier sont indispensables, je veux dire des choses matérielles? Oui, on peut dire un minimum de nourriture — et on ne peut pas faire une règle générale, cela dépend des climats.
La Nature est assez prévoyante, elle produit dans chaque climat ce qui convient. Naturellement, il ne faudrait pas mettre l’homme au centre, et dire que la Nature a fait ça pour le bien de l’homme; parce que je ne pense pas que ce soit comme ça, parce qu’elle avait inventé tout ça longtemps avant que l’homme ne paraisse sur la terre. Mais c’est une sorte d’harmonie qui se crée entre les conditions climatiques d’un pays et la production de ce pays, comme on a reconnu qu’il y a une harmonie entre la dimension des animaux et la grandeur du pays où ils vivent. Par exemple, les éléphants de l’Inde sont beaucoup plus petits que les éléphants d’Afrique. Et on dit que c’est parce qu’en Afrique les espaces sont immenses, alors les bêtes sont très grandes.
C’est une sorte d’harmonie qui s’établit dans la création, et à mesure que le pays se rétrécit, que les zones où ces animaux vivent se rétrécissent, eh bien, l’animal devient plus petit, jusqu’à ce qu’il disparaisse tout à fait quand il n’y a pas de proportion entre la place libre et sa dimension. Si vous construisez beaucoup de maisons, eh bien, il n’y aura plus d’ours, de loups; naturellement, d’abord les lions et les tigres disparaissent, mais ça je crois que les hommes y sont pour quelque chose... La peur les rend très destructeurs. Mais plus il y a accumulation d’êtres humains et diminution des espaces libres, plus les espèces animales se rétrécissent. Alors comment faire des règles?
Plus on a d’argent, plus on a besoin...
Plus on a d’argent, plus on est dans un état de calamité, mon enfant. Oui, c’est une calamité.
C’est une catastrophe d’avoir de l’argent. Ça vous rend bête, ça vous rend avare, ça vous rend méchant. C’est une des plus grandes calamités du monde. L’argent est une chose qu’on ne devrait avoir que quand on n’a plus de désirs. Quand on n’a plus de désirs, qu’on n’a plus d’attachements, qu’on a une conscience aussi vaste que la terre, alors on peut avoir autant d’argent qu’il y en a sur la terre; ce serait très bien pour tout le monde. Mais si on n’est pas comme ça, tout l’argent que l’on a, c’est comme une malédiction sur vous. Ça, je le dirais à la figure de n’importe qui, même de l’homme qui considère que c’est son mérite d’être riche. C’est une calamité et peut-être que c’est une disgrâce, c’està-dire que c’est l’expression d’un mécontentement divin.
Il est infiniment plus difficile d’être bon, d’être sage, d’être intelligent et d’être généreux, d’être plus généreux, vous m’entendez, quand on est riche que quand on est pauvre. J’ai connu beaucoup de gens dans beaucoup de pays, et les gens les plus généreux que j’ai toujours rencontrés dans tous les pays, c’étaient les plus pauvres. Et dès que les poches sont pleines, on a une espèce de maladie qui vous prend, qui est un attachement sordide pour l’argent. Je vous assure, c’est une malédiction.
Alors la première chose à faire quand on a de l’argent, c’est de le donner. Mais comme il est dit qu’il ne faut pas le donner sans discernement, n’allez pas le donner comme les gens qui font de la philanthropie, parce que ça les remplit du sens de leur bonté, de leur générosité et de leur importance. Il faut agir d’une façon sattwique, c’est-à-dire en faire le meilleur usage possible. Et alors, chacun doit trouver dans sa conscience la plus haute, quel est le meilleur usage possible de l’argent que l’on a. Et l’argent, vraiment il n’a de valeur que s’il circule. Pour chacun et pour tout le monde, l’argent ne vaut que quand on l’a dépensé. Si on ne le dépense pas... Je vous dis, les hommes ont soin de choisir des choses qui ne se détériorent pas, c’est-à-dire l’or — qui ne pourrit pas. Autrement, au point de vue moral, ça pourrit. Et maintenant qu’on a remplacé l’or par des papiers, si vous conservez des papiers pendant longtemps sans en prendre soin, vous verrez, quand vous ouvrirez votre tiroir, qu’il y a des petits poissons d’argent 3 qui se sont régalés avec vos roupies en papier. Alors, ils auront laissé des dentelles que la banque vous refusera...
Il y a des pays et il y a des religions qui disent toujours que Dieu rend pauvres ceux qu’Il aime. Je ne sais pas si c’est vrai; mais il y a une chose qui est vraie, c’est que certainement quand quelqu’un est né riche, ou est devenu très riche, enfin qu’il possède beaucoup au point de vue des richesses matérielles, ce n’est certainement pas un signe que le Divin l’a choisi pour Sa Grâce divine, et il faut qu’il fasse amende honorable s’il veut marcher sur la route, la vraie route, vers le Divin.
La richesse est une force — je vous l’ai déjà dit une fois —, une force de la Nature; et elle devrait être un moyen de circulation, un pouvoir en mouvement, comme l’eau qui coule est un pouvoir en mouvement. C’est quelque chose qui peut servir à produire, à organiser. C’est un moyen commode, parce qu’au fond ce n’est qu’un moyen de faire circuler les choses pleinement et librement.
Il faudrait que cette force soit entre les mains de ceux qui savent en faire le meilleur usage possible, c’est-à-dire, comme j’ai dit au commencement, des gens qui ont aboli en eux, ou qui se sont débarrassés d’une façon quelconque de tout désir personnel et de tout attachement. Il faudrait y ajouter une vision assez vaste pour comprendre les besoins de la terre, une connaissance assez complète pour savoir organiser tous ces besoins et se servir de cette force par ces moyens-là. Si, en plus, ces êtres ont une connaissance supérieure spirituelle, alors ils peuvent utiliser cette force pour construire petit à petit sur la terre ce qui sera capable de manifester la Puissance, la Force et la Grâce divines. Et alors cette force d’argent, de richesse, cette puissance financière, dont je viens de parler, qui était comme une malédiction, deviendrait une suprême bénédiction pour le bien de tous.
Parce que je crois que ce sont les meilleures choses qui deviennent les pires. Peut-être, ce sont les pires aussi qui peuvent devenir les meilleures. Il y a des gens qui disent aussi que ce sont les pires gens qui deviennent les meilleurs. J’espère que les meilleurs ne deviennent pas les pires, parce que ça, ce serait triste.
Mais enfin, certainement, la plus grande puissance, si elle est mal utilisée, peut être une très grande calamité; tandis que cette même très grande puissance, si elle est bien utilisée, peut être une bénédiction. Tout dépend de l’usage que l’on fait des choses. Chaque chose dans le monde a une place, un emploi, un usage véritable; et si ça sert à autre chose, ça crée un désordre, une confusion, un chaos. Et c’est parce que, dans le monde tel qu’il est, il y a très peu de choses qui soient utilisées pour leur emploi véritable, il y a très peu de choses qui soient vraiment à leur place, et c’est parce que le monde est dans un chaos effroyable qu’il y a toute cette misère et toute cette souffrance. Si chaque chose était à sa place, dans un harmonieux équilibre, le monde tout entier pourrait progresser sans avoir besoin d’être dans l’état de misère et de souffrance dans lequel il est. Voilà.
Alors il n’y a rien qui soit mauvais en soi, mais il y a beaucoup de choses (presque toutes) qui ne sont pas à leur place.
Peut-être dans le corps aussi, c’est comme ça. Il n’y a rien qui soit mauvais en soi; mais il y a beaucoup de choses qui ne sont pas à leur place, et c’est pour ça qu’on est malade. Il y a une désharmonie intérieure qui est créée. Alors le résultat, c’est qu’on est malade. Et les gens croient toujours que ce n’est pas leur faute s’ils sont malades, et c’est toujours leur faute, et ils sont très fâchés quand on le leur dit. « On n’a pas de pitié. » Et pourtant c’est vrai.
Voilà. Ça suffit, non?
C’est tout. Alors nous arrêtons, la dose est complète.
Home
The Mother
Books
CWM
French
Share your feedback. Help us improve. Or ask a question.