Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
C’était en janvier 1907, peu de temps après l’écrasement sanglant du mouvement révolutionnaire en Russie.
Nous étions réunis, quelques amis et moi, en petit groupe d’études philosophiques, lorsqu’on nous annonça la présence d’un visiteur mystérieux qui demandait à être introduit.
Nous allâmes à sa rencontre, et dans l’antichambre nous vîmes un homme dont les vêtements propres mais très usés, les bras collés au corps, la tête pâle obstinément baissée vers le sol et à moitié cachée par un feutre noir donnaient un aspect de bête traquée.
À notre approche, il ôta son chapeau et leva la tête pour jeter sur nous un regard rapide mais franc.
Dans la pénombre du vestibule on pouvait à peine distinguer les traits d’un visage aux tons de cire dont seule l’expression douloureuse apparaissait clairement.
Pour rompre le silence devenu gênant, je demandai : « Vous désirez, Monsieur? » — « J’arrive de Kiev pour vous voir. »
La voix était lasse, profonde, un peu sourde, avec un léger accent slave.
De Kiev pour nous voir! La chose n’était pas banale. Nous, nous fûmes surpris. Dans notre silence il crut lire un doute et ajouta un peu plus bas après une hésitation : « Oui, à Kiev il y a un groupe d’étudiants qui s’intéressent beaucoup aux grandes idées philosophiques. Vos livres nous sont tombés entre les mains, et nous avons été heureux de trouver enfin un enseignement synthétique qui ne se borne pas à la théorie, il pousse à l’action. Alors mes camarades, mes amis m’ont dit : Va leur demander conseil sur ce qui nous préoccupe. Et je suis venu. »
C’était clairement exprimé, en une langue correcte sinon élégante, et nous sûmes de suite que, si par prudence peut-être il nous taisait quelque chose, ce qu’il nous disait, tout au moins, était la vérité.
L’ayant introduit et fait asseoir au salon, nous le vîmes en pleine lumière. Oh! le pauvre visage blêmi par les veillées ou bien par quelque réclusion loin de l’air et du soleil, ravagé par les souffrances, creusé par les soucis, et tout rayonnant encore d’une belle lumière intellectuelle qui auréolait son front et éclairait ses yeux, de tristes yeux pâles, rougis par un travail trop assidu ou par les larmes peut-être...
Troublés nous restions silencieux. Mais au bout d’un moment, pour savoir ce qu’il attendait de nous, nous lui demandâmes quelles étaient ses occupations dans son pays. Il sembla se concentrer, prendre une résolution, puis lentement :
« Je m’occupe de la révolution. »
La réponse sonna comme un glas dans le luxe de cet appartement bourgeois.
Pourtant sans rien laisser paraître de notre émotion, nous reprîmes très admiratifs devant le courage d’une telle sincérité :
« Voudriez-vous nous dire en quoi nous pourrions vous être utiles? »
Notre attitude demeurée la même à son égard lui donna confiance et il commença son récit :
« Vous êtes au courant des événements de Russie, je ne vous en dirai donc rien. Mais peut-être ne savez-vous pas qu’au centre de l’action révolutionnaire se trouve un petit groupe d’hommes qui se disent étudiants et dont je suis. Parfois nous nous réunissons pour prendre des décisions en commun, plus souvent nous sommes dispersés pour ne pas attirer l’attention sur nous d’abord, et puis pour pouvoir diriger l’action nous-mêmes et de plus près. Je suis leur point d’attache; lorsqu’ils veulent se concerter ils se réunissent là où j’habite.
« Pendant longtemps nous avons lutté ouvertement, violemment, espérant vaincre par la terreur. Tous les moyens nous semblaient bons dans notre intense, notre ardent désir de voir triompher la Cause de Justice, de Liberté et d’Amour. Vous auriez pu me voir, moi qui sens dans mon âme des trésors de tendresse et de pitié pour soulager les misères de l’humanité, moi qui me suis fait médecin dans le seul but de pouvoir combattre ses maux et adoucir ses peines, être obligé par les douloureuses circonstances à prendre les décisions les plus sanguinaires. C’est surprenant, n’est-ce pas? et personne ne pourrait croire que j’en souffrais : c’est un fait pourtant. Mais les autres me poussaient, m’accablaient de bonnes raisons et arrivaient parfois à me convaincre.
« Cependant dans le feu même de l’action, j’étais conscient qu’il y avait mieux à faire, que nos moyens n’étaient pas les meilleurs, que nous gaspillions inutilement nos plus belles énergies, et que malgré l’enthousiasme presque fanatique qui nous animait nous pourrions bien être vaincus.
« Elle est venue, la débâcle, nous fauchant comme un champ de blé; et le malheur nous a obligés à nous ressaisir, à réfléchir. Nous avons perdu les meilleurs d’entre nous. Les plus intelligents, les plus capables de nous guider, de nous diriger ont payé leur courageux dévouement par l’exil ou par la mort. La consternation régnait dans nos rangs, je pus enfin faire entendre aux autres ce que je pensais, ce que je sentais.
« Nous ne sommes pas assez forts pour lutter par la force, parce que nous ne sommes pas assez unis, assez organisés. Nous devrions développer notre intelligence pour mieux comprendre les lois profondes de la nature, et mieux apprendre à agir avec ordre, à coordonner nos efforts. Nous devrions instruire ceux qui nous entourent, les habituer à réfléchir, à penser par eux-mêmes, afin que se rendant compte exactement du but que nous voulons atteindre, ils deviennent pour nous une aide effective au lieu d’une entrave qu’ils sont le plus souvent à l’heure actuelle.
« Je leur ai dit qu’un peuple pour conquérir sa liberté doit d’abord la mériter, s’en rendre digne, se préparer à pouvoir en jouir. Ce n’est pas le cas en Russie et nous aurons fort à faire pour éduquer les masses et les tirer de leur torpeur; mais plus vite nous nous mettrons à la besogne, plus vite nous serons prêts pour une nouvelle action.
« Je suis arrivé à faire comprendre ces choses à mes amis; ils ont eu confiance en moi, et nous nous sommes mis à l’étude. Voilà comment nous avons eu l’occasion de lire vos livres. Et maintenant je suis venu vous demander votre aide pour adapter vos idées à notre cas actuel, pour en tirer un plan de conduite, pour écrire aussi une petite brochure qui deviendra notre nouvelle arme de combat en nous servant à répandre parmi le peuple ces belles pensées de solidarité, d’harmonie, de liberté et de justice. »
Il se tut un moment, pensif, puis il reprit plus bas :
« Pourtant je me demande parfois si mon rêve philosophique n’est pas une utopie, si je n’ai pas tort d’entraîner mes frères dans cette voie, si ce n’est pas une lâcheté, bref, si nous ne ferions pas mieux d’opposer jusqu’au bout la violence à la violence, la destruction à la destruction, le carnage au carnage.
— La violence n’est jamais un bon moyen pour faire triompher une cause telle que la vôtre. Comment pourrait-on espérer conquérir la justice à l’aide de l’injustice, l’harmonie à l’aide de la haine?
— Je le sais. C’est notre avis à presque tous. Quant à moi, j’ai une aversion toute spéciale pour les actes sanglants, ils me font horreur; à chaque nouvelle victime immolée par nous, je sentais un regret cuisant comme si par cela même nous nous éloignions de notre but.
« Mais comment voulez-vous que l’on fasse lorsque les événements vous poussent et que l’on se trouve en présence d’adversaires qui, eux, ne reculent devant aucune hécatombe dans leur espoir de nous dompter? Mais à cela ils ne parviendront jamais! Dussions-nous périr jusqu’au dernier nous ne faillirons pas à la tâche sacrée qui nous est échue, nous ne trahirons pas la cause sainte que devant notre conscience nous avons juré de servir jusqu’à notre dernier souffle. »
Ces quelques mots avaient été prononcés avec une sombre résolution, en même temps le visage de cet obscur héros était empreint d’un si noble mysticisme que je n’eusse pas été surprise de voir la couronne d’épines des martyrs encercler son front.
« Mais comme vous nous le disiez au début, répondis-je, puisque vous avez été vous-mêmes obligés de reconnaître que cette lutte à découvert, cette lutte de désespérés, ne manquant certes pas d’intrépide grandeur, est en même temps d’une témérité folle et inutile, vous devriez abdiquer pour un temps, rentrer dans l’ombre, vous préparer en silence, rassembler vos forces, vous grouper, vous unir toujours davantage, pour vaincre au jour propice, à l’aide de l’intelligence organisatrice, ce levier toutpuissant qui ne saurait subir une défaite comme la violence.
« Ne prêtez plus d’armes à vos adversaires, soyez impeccables devant eux, donnez-leur l’exemple de la courageuse patience, de la rectitude et de la justice; alors votre triomphe sera proche, car vous aurez le droit pour vous, le droit intégral, non seulement dans le but mais aussi dans les moyens. »
Il m’avait écoutée attentivement hochant la tête de temps en temps en signe d’approbation. Après un silence plein de pensées où l’on sentait planer autour de lui tous les douloureux espoirs, toutes les ardentes aspirations de ses frères de lutte :
« Je suis heureux, madame, dit-il, en se tournant vers moi, de voir une femme s’occuper de semblables questions. Les femmes peuvent tant pour hâter l’avènement des jours meilleurs! Là-bas, elles nous ont rendu des services inappréciables. Sans elles jamais nous n’aurions eu autant de courage, d’énergie, d’endurance. Elles circulent parmi nous, allant de ville en ville, de groupe en groupe, unissant les uns aux autres, réconfortant les découragés, remontant les abattus, soignant les malades et partout apportant avec elles, en elles, un espoir, une confiance, un enthousiasme jamais lassés.
« Ainsi c’est une femme qui est venue me seconder dans mon travail, lorsque mes yeux sont tombés malades à la suite de mes longues veillées passées à écrire à la lueur d’une chandelle. Car dans le jour je devais avoir une occupation quelconque pour ne pas me faire remarquer. C’était le soir seulement que je pouvais dresser nos plans, composer nos brochures de propagande et en recopier de nombreux exemplaires, dresser des listes et faire d’autres travaux du même genre. Peu à peu mes yeux se brûlèrent; maintenant je n’y vois presque plus; alors il y a une jeune fille qui par dévouement pour la cause s’est constituée mon secrétaire et écrit sous ma dictée, aussi longtemps que je le désire, sans jamais manifester la moindre fatigue ou le moindre ennui. » Et son expression s’adoucit, s’attendrit à la pensée de cet humble dévouement, de cette preuve d’abnégation.
« Elle est venue avec moi à Paris et tous les soirs nous travaillons ensemble. C’est grâce à elle que je pourrai écrire la brochure dont nous avons parlé. C’est courageux, savez-vous, de s’attacher aux pas d’un homme dont la vie est aussi précaire que la mienne. Pour conserver ma liberté, partout je dois me cacher comme si j’étais un bandit.
— Au moins êtes-vous en sûreté à Paris?
— Oui et non. On a peur de nous, je ne sais pourquoi. On nous prend pour de dangereux anarchistes, et on nous surveille, on nous espionne presque autant que dans notre pays. Peut-on penser pourtant que ceux dont le but est de faire triompher la justice, même au prix de leur sang, pourraient manquer de reconnaissance envers un pays, comme la France, qui a toujours protégé les faibles et défend l’équité? Et dans quel but troubleraient-ils la paix d’une ville qui leur sert de refuge dans les jours les plus sombres?
— Ainsi vous comptez demeurer ici quelque temps?
— Oui, tant que cela me sera possible, tant que je ne serai pas utile à mes frères là-bas et que je pourrai leur rendre service ici en rassemblant les éléments nécessaires pour reprendre la lutte, mais une lutte aussi intellectuelle et aussi pacifique qu’il sera en notre pouvoir cette fois.
— Revenez donc nous voir, n’est-ce pas? Apportez-nous vos projets et vos plans de brochure. Nous reparlerons avec plus de détails de tout cela.
— Oui, je reviendrai, aussitôt que j’aurai commencé mon travail, le plus tôt possible. Je serai si heureux de vous revoir encore et de continuer à causer avec vous. »
Ses bons yeux tristes nous regardaient pleins de confiance et d’espoir, pendant qu’il pressait avec force nos mains dans les siennes.
Et comme nous le reconduisions vers la porte il se retourna et de nouveau nous serra chaleureusement les mains, disant de sa voix grave :
« C’est bon de rencontrer des gens à qui on puisse se confier, des gens qui ont le même idéal de justice que nous et qui ne nous regardent pas comme des criminels ou des fous parce que nous voulons le réaliser. À bientôt... »
Il n’est jamais revenu.
Par un petit mot hâtif, il s’en excusa. Surveillé de trop près, soupçonné, traqué après avoir maintes fois changé de logis, ce doux, ce juste dut repartir pour son pays, pays terrible où l’attendait peut-être une fin tragique...
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