Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
Il y avait une fois, dans un Orient lointain, un petit pays qui vivait en ordre et en harmonie; chacun à sa place jouant le rôle pour lequel il était fait, pour le plus grand bien de tous.
Agriculteurs, artisans, ouvriers, commerçants n’avaient qu’une ambition, qu’un souci : faire leur travail de leur mieux, et cela en vue de leur propre intérêt; d’abord parce qu’ayant choisi librement leur occupation, elle était conforme à leur nature et leur plaisait, ensuite parce qu’ils savaient que tout bon travail trouvait sa juste rémunération leur permettant à eux, leurs femmes et leurs enfants, cette vie calme et paisible, sans luxe inutile, mais avec un large nécessaire qui leur donnait la satisfaction.
Les savants et les artistes peu nombreux mais ayant tous le culte de leur science ou de leur art, leur raison d’être, avaient leur existence assurée par le pays reconnaissant puisqu’il était le premier à bénéficier des découvertes utiles, et à jouir des œuvres ennoblissantes. Ainsi à l’abri des soucis de la lutte pour la vie, ces savants avaient un seul but : que leurs recherches expérimentales, leurs études sérieuses et sincères servent à adoucir les souffrances de l’humanité, à augmenter sa force et son bien-être en faisant reculer le plus loin possible la superstition et la crainte devant la connaissance qui éclaire et réconforte. Les artistes, dont toute la volonté pouvait se concentrer sur leur art, n’avaient qu’un désir : manifester la beauté selon leur conception individuelle la plus haute.
Parmi eux, en amis et en guides, se trouvaient quatre philosophes dont toute la vie se passait en études profondes et en contemplations lumineuses pour augmenter sans cesse le champ de la connaissance humaine et relever un à un les voiles de ce qui est encore mystérieux.
Tous étaient satisfaits puisqu’ils ne connaissaient pas les âpres compétitions et pouvaient se consacrer à l’occupation ou à l’étude qui leur plaisait. Étant heureux ils n’avaient pas besoin de lois nombreuses et le code se résumait à ceci : à tous un conseil bien simple : « sois toi-même», et pour tous une loi unique mais qui devait être rigoureusement observée : la loi de Charité dont la partie la plus haute est la Justice, la charité qui consiste à ne permettre aucun gaspillage et à n’entraver personne dans sa libre évolution. Ainsi, tout naturellement, chacun travaille en même temps pour soi et pour la collectivité.
Ce pays d’ordre et d’harmonie était gouverné par un roi qui était roi simplement parce qu’il était le plus intelligent et le plus sage, parce que lui seul était capable de fournir à tous ce qui leur était nécessaire; lui seul était à la fois assez éclairé pour suivre et même guider les philosophes dans leurs spéculations les plus hautes, et assez utilitaire pour veiller à l’organisation et au bien-être de son peuple dont il connaissait les besoins.
Au moment où commence notre récit, ce souverain remarquable venait d’atteindre un grand âge — il était bicentenaire — et tout en ayant conservé toute sa lucidité et en étant encore vif et alerte, il commençait à penser à la retraite, un peu las des lourdes responsabilités qui avaient pesé sur lui pendant tant d’années. Il appela son petit-fils Méotha auprès de lui. Le prince était un jeune homme en tous points accompli. Il était plus beau que ne le sont en général les hommes, sa charité était si équitable qu’elle atteignait à la justice, son intelligence était aussi lumineuse qu’un soleil et sa sagesse était incomparable, car il avait vécu une partie de sa jeunesse au milieu des ouvriers et des artisans pour connaître par expérience personnelle quelles étaient les exigences et les nécessités de leur vie; et il avait passé le reste de son temps, solitaire ou avec un des philosophes comme maître, en retraite dans la tour carrée du palais, dans l’étude ou le repos contemplatif.
Quand Méotha se fut incliné respectueusement devant son père, celui-ci le fit asseoir à son côté et lui parla en ces termes : « Mon fils, voilà plus de cent soixante-dix ans que je gouverne ce pays, et quoique jusqu’à ce jour tous ceux de bonne volonté aient paru satisfaits de ma direction, je crains que mon grand âge ne me permette bientôt plus de supporter aussi allégrement la lourde responsabilité de maintenir l’ordre et de veiller au bienêtre de tous. Mon fils, vous êtes mon espoir et ma joie; la nature a été très généreuse envers vous, elle vous a comblé de ses dons, et par une sage et normale éducation vous les avez développés de façon très satisfaisante. Le pays tout entier, depuis le plus humble cultivateur jusqu’à nos grands philosophes, a une entière et sympathique confiance en vous; vous avez su vous attirer à la fois leur affection par votre bonté et leur respect par votre justice; ce sera donc tout naturellement sur vous que se portera leur choix quand je demanderai à jouir d’un repos mérité. Mais vous savez que selon un usage toujours respecté, nul ne peut monter au trône s’il n’est en dualité, c’est-à-dire, s’il n’est uni par les liens de l’affinité intégrale à celle qui peut lui donner la paix de l’équilibre par un parfait balancement des goûts et des capacités. C’est pour vous rappeler cette coutume que je vous ai fait venir, et pour vous demander si vous avez rencontré la jeune femme qui est à la fois digne et désireuse d’unir sa vie à la vôtre, selon notre désir. » —
Ce serait une joie pour moi, mon père, de pouvoir vous dire : j’ai trouvé celle que tout mon être attend ; mais, hélas, il n’en est point encore ainsi. Les jeunes filles les plus évoluées du royaume me sont toutes connues; pour plusieurs d’entre elles je ressens une sincère sympathie et une vraie admiration, mais aucune n’a éveillé en moi cet amour qui constitue le seul lien légitime, et je pense pouvoir dire sans me tromper que réciproquement aucune d’elles n’a conçu de l’amour pour moi. Puisque vous êtes assez bon pour faire cas de mon jugement, je vous dirai quelle est ma pensée. Il me semble que je serais plus apte à gouverner notre petit peuple si je connaissais les mœurs et les lois des autres pays; mon désir est donc de parcourir la terre pendant une année pour observer et m’instruire. Je vous demande, mon père, de m’autoriser à faire ce voyage, et qui sait? peut-être reviendrai-je avec la compagne de ma vie, celle pour qui je pourrai être entièrement le bonheur et la protection.
— Votre désir est sage, mon fils, allez et que la bénédiction de votre père vous accompagne.
Sur l’océan de l’ouest se trouve une petite île précieuse par ses précieuses forêts.
Par un radieux jour d’été, une jeune fille se promène lentement à l’ombre des arbres magnifiques. Son nom est Liane; elle est belle entre toutes les femmes, son corps souple ondule gracieusement sous les étoffes légères, son visage au teint mat, qu’une bouche carminée fait paraître plus blanc encore, est couronné d’une épaisse torsade de cheveux lumineux à force d’être dorés, ses yeux qui semblent deux portes profondes ouvertes sur l’infini bleu, éclairent sa figure de leur rayonnement intellectuel.
Liane est orpheline et seule dans la vie; pourtant sa grande beauté et sa rare intelligence lui ont attiré bien des désirs passionnés ou des amours sincères. Mais en songe elle a vu un homme, un homme qui doit habiter un pays lointain à en juger par ses vêtements; et le regard doux et grave de l’inconnu a pris le cœur de la jeune fille qui ne peut plus aimer un autre que lui. Depuis lors elle espère et attend; c’est pour être libre de rêver au beau visage apparu dans la nuit qu’elle se promène ainsi dans la solitude des hautes futaies.
Le soleil éblouissant ne peut percer l’épais feuillage; le silence est à peine rompu par le froissement léger de la mousse sous les pas de la promeneuse; tout dort du lourd sommeil des heures Conte saphirin chaudes, et pourtant elle se sent vaguement troublée comme si des êtres invisibles se cachaient dans les taillis, des yeux scrutateurs l’observaient de derrière les arbres.
Tout à coup un chant d’oiseau s’élance clair et joyeux ; tout trouble disparaît, Liane sait que la forêt est bienveillante; si des êtres sont dans les arbres ils ne peuvent pas lui vouloir de mal. Une émotion très douce s’empare d’elle, tout lui paraît beau et bon et des larmes montent à ses yeux. Jamais son espoir n’a été aussi ardent en pensant à l’inconnu aimé; il lui semble que les arbres qui frémissent sous la brise, la mousse qui craque sous ses pas, l’oiseau qui reprend sa mélodie, lui parlent tous de Celui qu’elle attend. À l’idée que peut-être elle va le rencontrer, frémissante elle s’arrête, contenant de ses mains les battements de son cœur, les yeux fermés pour mieux savourer l’exquise émotion; voilà que la sensation devient de plus en plus forte, elle est maintenant si précise que Liane ouvre les yeux, certaine d’une présence. Oh! prodige merveilleux ! Il est là, Lui, lui en vérité tel qu’elle l’a vu dans son rêve... plus beau que ne le sont en général les hommes. — C’était Méotha.
D’un regard ils se sont reconnus, d’un regard ils se sont dit les longueurs de l’attente et la joie suprême de s’être retrouvés; car ils se sont connus dans un passé lointain, ils en ont maintenant la certitude.
Elle met sa main dans la main qu’il lui tend, et tous deux, silencieux d’un de ces silences pleins de pensées échangées, ils s’en vont à travers la forêt. Devant eux la mer apparaît sereine et verte sous le soleil joyeux. Un grand navire se balance près du rivage.
Docile, confiante, Liane monte derrière Méotha dans la barque qui les attendait tirée sur le sable. Deux forts rameurs la remettent à la mer et ont vite fait d’accoster au navire.
Ce n’est qu’en voyant la petite île s’effacer à l’horizon que la jeune fille dit à son compagnon : « Je vous attendais, et maintenant que vous êtes venu je vous ai suivi sans questionner.
Nous sommes formés l’un pour l’autre, je le sens, je le sais, et je sais aussi que maintenant et à tout jamais vous serez mon bonheur et ma protection. Mais j’aimais mon île natale et ses belles forêts, et je voudrais savoir vers quel rivage vous m’emmenez. »
— Je vous ai cherchée à travers le monde, et maintenant que je vous ai trouvée, j’ai pris votre main sans rien vous demander, car dans votre regard j’ai lu que vous m’attendiez. Dès cet instant et à tout jamais, ma bien-aimée sera tout pour moi; et si je lui ai fait quitter sa petite île boisée, c’est pour la mener en reine vers son royaume : le seul pays sur terre qui soit en harmonie, le seul peuple qui soit digne d’Elle.
Octobre 1906
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